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La belle Gabrielle — Tome 1

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XXIII

COMMENT HENRI ÉCHAPPA AUX HUGUENOTS ET COMMENT GABRIELLE ÉCHAPPA AU ROI

Le silence régnait chez le prieur. Mme la duchesse était déjà hors du couvent, que le roi et Crillon, penchés sur le parquet de la chambre haute, écoutaient encore, stupéfaits.

Crillon se tordit la moustache. Henri s'assit dans un fauteuil.

—Je crois bien, sire, dit le chevalier, que j'aurais encore le temps de rattraper cette scélérate et de lui rompre sa bonne jambe. A quoi pensez-vous, harnibieu, que vous ne parlez pas?

—Je pense que voilà de bons moines, dit le roi attendri, et que les hommes valent mieux qu'on ne pense.

—Les hommes, peut être; mais les femmes, non. Je suppose, sire, que nous n'allons pas nous endormir pendant que les ligueurs agissent?

—Oui, il faudra vérifier ce qu'elle a dit des projets de mon escorte… Allons au plus pressé.

Le roi achevait à peine, lorsqu'on frappa vivement à la porte du corridor. Crillon ouvrit, et Pontis parut.

Il était agité, rouge. Pour qu'il n'aperçût pas le roi, Crillon tint la porte entre-baillée et intercepta au garde la vue de l'intérieur de la chambre.

—Eh bien, dit-il, cette escorte vient-elle?

—Monsieur, elle vient. Mais, ce n'est pas seulement une troupe de huit hommes, c'est une armée, si je ne me trompe.

—Comment, une armée? s'écria le chevalier, tandis que le roi attentif prêtait l'oreille et se rapprochait de la porte pour mieux entendre.

—Monsieur, continua Pontis, j'ai compté au moins quatre-vingts cavaliers, marchant par petits groupes sur le bord de la rivière.

—De nos cavaliers à nous?

—Oui, monsieur. Mais, voila qui est bizarre. Tous huguenots! comme si on les avait appareillés.

Crillon tressaillit et envoya un regard furtif au roi.

—Mais la Varenne?

—Il n'y était point.

—Qu'as-tu dit alors?

—J'ai prié le premier piquet de se diriger vers le couvent, de votre part. Aussitôt un cavalier que je ne connais pas s'est écrié: Si M. de Crillon y est, le roi pourrait bien s'y trouver aussi. Est-ce que c'est vrai, monsieur le chevalier, ajouta Pontis, que le roi se trouve au couvent?

—Que t'importe! continue.

—Il y a eu des pourparlers parmi les huguenots; j'ai entendu prononcer des noms: la Chaussée, Bougival, M. d'Estrées. On se querellait, on s'échauffait; bref, tout le détachement s'est mis en marche, en sorte qu'au lieu d'une escorte de huit hommes, vous allez dans une demi-heure en avoir plus d'un cent.

Une légère pâleur passa sur le front du roi. Crillon, sans changer de couleur, s'arracha deux on trois poils de barbe en réfléchissant.

—Est-ce tout, monsieur, dit Pontis, car j'ai hâte d'aller voir mon blessé, mon pauvre Espérance, qui se plaignait d'avoir faim tout à l'heure. Y puis-je aller?

Crillon, touchant du doigt la manche de Pontis, comme si par le contact du plus brave homme de l'Europe il eût voulu centupler la valeur de son unique soldat:

—Tu as une bonne épée? demanda-t-il.

—Je crois que oui, monsieur, dit Pontis surpris.

—Tu vas la tirer du fourreau. Tu te planteras au bout de ce corridor, au débouché de l'escalier.

—Oui, monsieur.

—Le passage est facile à défendre, puisqu'il n'y peut passer qu'un homme à la fois.

—C'est vrai.

—Eh bien, tout homme qui voudra passer là, et qui ne sera pas bon catholique….

—Je l'arrêterai?

—Tu le tueras.

—Tiens! c'est donc une Saint-Barthélémy! s'écria Pontis avec une de ces joies fébriles, vieux charbon des haines religieuses que tant de pleurs et de sang n'avaient pas éteintes.

—Une Saint-Barthélémy, si tu veux, dit Crillon.

Le garde s'inclina sans répondre et s'alla placer au poste indiqué par le colonel. Son épée flamboya aux reflets pourprés qui embrasaient la fenêtre du corridor.

—Que prétends-tu faire? dit le roi rêveur que Crillon était venu retrouver. Ce garde, à lui seul, n'abattra pas cent hommes?

—Il n'est pas seul, répondit Crillon, et moi donc? et vous? est-ce que nous n'avons pas souvent croisé le fer avec cent hommes dans nos mêlées? ne l'avez-vous pas fait seul à la journée d'Arques, où je n'étais pas?

—Écoute, dit le roi, évitons, soit la honte d'une défaite, soit le scandale d'une pareille victoire. Tuer mes soldats, c'est faire les affaires de Mme de Montpensier, négocions.

—Et pendant ce temps-là les huguenots, ces enragés, entreront ici et vous dicteront leurs conditions. Harnibieu!…

—Crillon, mon ami, sommes-nous les plus forts?

—Non, ce dont j'enrage.

—Eh bien! il faut être les plus fins. J'ai une idée.

—Cela ne m'étonne pas, sire.

—Nous avons quelque garnison ici près?

—Trois cents hommes à Saint-Denis.

—Huguenots?

—Harnibieu non! Ce sont des catholiques.

—Au lieu de rester ici, fais-moi le plaisir d'aller prévenir ces catholiques de ce que veulent faire les huguenots. Ceux-ci veulent m'empêcher d'aller à la messe, mais ceux-là ont bien le droit de m'y conduire.

—Le fait est que c'est admirable! s'écria le chevalier, vous êtes un grand roi!

—N'est-ce pas?

—Je cours. Mais j'y pense, pendant ce temps, que se passera-t-il? Je serais coupable de vous abandonner ainsi!

—Il ne peut rien se passer, les huguenots, que peuvent-ils faire? Me mener au prêche, j'y ai été mille fois déjà. Une fois de plus n'y ajoutera rien. On bien ils me tiendront prisonnier dans ce couvent. Mais je saurai m'en échapper. J'ai ici des intelligences. Ou bien encore ils m'emmèneront, mais les catholiques que tu amèneras leur feront lâcher prise. Gagnons du temps, Crillon, et ne versons pas une goutte de sang.

—On en versera des flots, sire; la moitié de votre armée détruira l'autre, s'il faut vous tirer de la forteresse où les huguenots vous auront mis.

—Crois-tu donc que je me laisserai prendre et enfermer?

—Votre Majesté se fera tuer plutôt, je le sais bien.

—Pas du tout, mon Crillon. Ma Majesté va tout à l'heure se faire indiquer par les génovéfains une porte dérobée.

—Vous fuirez….

—Pardieu! si c'était devant des Espagnols qui me menacent, jamais. Devant des amis trop zélés, qui veulent me faire faire une sottise, toujours!… Va donc m'attendre à Saint-Denis, au milieu des catholiques; je t'y aurai rejoint avant ce soir.

—Sire, je pars. Et chemin faisant, je veux dérouter ces huguenots, et leur faire supposer que vous êtes ailleurs, par cela même que je serai sorti d'ici, où ils ne voudront jamais croire que je vous laisse seul. Tout au moins, je leur remontrerai la nécessité de respecter un couvent, la trêve, et je les réduirai à vous bloquer chez les génovéfains, tandis que vous courrez les champs en liberté.

—A la bonne heure, voilà parler, mon Crillon.

—On apprend à l'école de Votre Majesté, répondit le chevalier.

Ce dernier alla lever la consigne de Pontis, descendit, fit seller son cheval et sortit du couvent. Henri le vit se diriger vers l'escadron des huguenots qui s'approchait peu à peu. Sans doute on le reconnut, on l'entoura, Henri le perdit bientôt de vue dans la foule.

—Oui, je parle bien, murmura le roi, dont le visage était collé sur les vitres du corridor; mais quelqu'un parle encore mieux que moi … digne frère parleur!

Un léger froissement d'étoffe au seuil de la chambre le fit retourner. Frère Robert, modelant toujours sa cire, était adossé au chambranle de la cheminée. Le roi courut à lui et ferma la porte: ils demeurèrent seuls.

—Quelqu'un est en bas pour M. de Crillon, dit tranquillement frère
Robert, sans lever les yeux de dessus son ouvrage.

—C'est bon, qu'il attende! répliqua le roi. Mais vous ne devez pas attendre, vous que j'ai à remercier si cordialement.

Frère Robert ne bougea pas, ne parla point.

—Vous, continua le roi, qui m'avez rendu aujourd'hui un service si grand, qu'il efface peut-être celui que vous me rendîtes hier.

Le moine garda son silence et son active immobilité.

—C'est vous, n'est-ce pas, qui, hier, m'avez fait tenir la copie du traité conclu entre Philippe II et la duchesse?

Les yeux de frère Robert exprimèrent l'étonnement, et il répondit:

—Quel traité?

—Vous nierez, c'est logique, puisque vous me servez dans l'ombre; mais c'est vous encore, tout à l'heure, qui m'avez placé de façon que j'entendisse l'entretien du prieur avec Mme de Montpensier; les complots, les menaces de ma mortelle ennemie. Ce nouveau service, je vous défie de le nier comme l'autre.

—Il était trop naturel de supposer que la présence de Mme de Montpensier ne serait pas agréable au chevalier de Crillon, voilà pourquoi je vous ai fait passer dans ma chambre.

—Vous savez bien que je ne suis pas le chevalier de Crillon! s'écria le roi. Vous me connaissez comme je vous connais. Voyons, par grâce! jetez ce masque. Un seul homme est capable de faire tout ce qui s'est fait ici; un seul homme possède cette finesse, cette habileté, cette vigueur; un seul homme au monde est de force à jouer ce rôle.

Le moine resta impassible, les sourcils froncés.

—Chicot! s'écria le roi avec une expression de tendresse indéfinissable. Chicot! mon vieil ami, je t'ai deviné, je t'ai reconnu. Pardonne-moi; j'ai été ingrat, dis-tu, ce n'est pas ma faute. Il y a dans ma tête tout un univers dont les détails, en se heurtant, font tant de bruit qu'ils m'empêchent parfois d'entendre les battements de mon coeur. Si je t'ai paru oublier, si je ne t'ai pas réchauffé près de moi, comme tu le méritais, je t'en supplie encore, pardonne; tu t'es assez vengé en ne m'embrassant pas dès que tu m'as vu, tu m'as assez puni. Sois un grand coeur, ouvre-moi tes bras.

Frère Robert se détourna. Une contraction douloureuse crispa un moment ce visage de bronze. On eût dit que de chacun des pores allait jaillir du sang ou une larme.

—Chicot, continua le roi en écartant le capuchon du moine, c'est bien toi; tu le nierais en vain; tiens, je sens à ton front la cicatrice de ta blessure. Avoue.

—Quoi? dit frère Robert, d'une voix étranglée.

—Que tu es mon ami, que tu n'as jamais cessé d'aimer Henri.

—Ce serait pour moi un trop grand honneur d'être l'ami du brave
Crillon. Quant à aimer Henri IV, c'est mon devoir.

—Encore une fois, tu m'offenses, je suis ton roi, et je t'ordonne de m'embrasser.

—Si vous êtes le roi, sire, un pauvre moine vous manquerait de respect en vous touchant.

—Oh! murmura Henri en reculant avec tristesse, plus que jamais, dans cette opiniâtreté, dans cette rancune, je reconnais Chicot, dont la mémoire de fer n'a jamais oublié ni un bienfait, ni une injure. Eussé-je encore douté que tu fusses mon vieux compagnon, je n'en douterais plus, à te voir aussi implacable. Ne sois pas mon ami, si tu veux, mais tu es bien Chicot!

—Chicot est mort, répliqua solennellement le moine, et Votre Majesté sait bien que les morts ne reviennent pas.

—En tout cas, ils parlent, dit le roi, et ils rendent des services. Ils font même des portraits… Qu'as-tu fait du mien, de cet ingénieux conseil en cire, par lequel tu m'avertissais tout à l'heure de mettre mes habits de cérémonie, de m'agenouiller devant un autel catholique, un livre de messe à la main et d'embrasser la religion catholique… C'était une statue charmante.

—Je l'ai remplacée par ceci, répondit le moine en montrant à Henri IV une nouvelle figurine qu'il venait d'achever.

—Un jeune homme … d'une aimable figure.

—N'est-ce pas?

—Je ne le connais point.

—Puissiez-vous toujours en dire autant.

—Tu lui as mis un couteau à la main, s'écria Henri! pourquoi?

—Pour que vous le reconnaissiez, si vous le rencontrez jamais dans cette attitude.

—Qu'est-ce donc que ce jeune homme?

—Un petit Parisien qui promet, répondit Robert en plaçant la figurine entre les mains du roi. Pour le moment c'est un fournisseur de Mme la duchesse.

—Bien, murmura le roi en regardant la figurine avec émotion. Je me rappellerai ces traits et ce couteau. Merci, Chicot!

—Plaise à Votre Majesté me laisser mon véritable nom, dit Robert avec un accent de volonté immuable qui fit frissonner Henri comme le souffle d'un être surnaturel. Pour un caprice de prince, caprice bienveillant d'ailleurs, et qui m'honore puisque vous me comparez à un brave homme, je ne veux perdre ni mes derniers jours de repos en ce monde ni mon éternité de salut en l'autre. J'ai eu l'honneur de dire à Votre Majesté qu'une personne attendait en bas, apportant des nouvelles intéressantes au chevalier de Crillon.

Le roi, frappé du ton avec lequel frère Robert venait de lui parler, comprit que la décision du moine était irrévocable.

—Soit, ajouta-t-il. Quelle que soit ma peine de n'avoir pu ressusciter un ami si regretté, je n'insisterai plus. Il y a peut-être au fond de cette opiniâtreté des raisons que je n'ai pas le droit d'approfondir. Vous êtes frère Robert, c'est bien, mais rien ne m'empêchera de reporter sur frère Robert l'affection et la reconnaissance inaltérables que je vouais à celui dont je vous ai parlé. J'attends de vous un dernier service: indiquez-moi une issue par laquelle je puisse sortir du couvent sans être découvert.

—Rien de plus aisé. Suivez-moi. Nous avons une porte sur les champs, elle sera peut-être gardée dans une heure, maintenant elle ne l'est pas encore.

—Partons … Mais d'abord, frère Robert, embrassez-moi.

Le moine se pencha lentement. Henri, dans un élan de tendresse, s'appuya sur les épaules de cette bizarre créature, qu'il sentait frémir et palpiter entre ses bras.

La sonnette retentit dans le corridor.

—C'est M. le comte d'Estrées qui s'impatiente sans doute, dit frère
Robert en s'écartant bien vite pour dissimuler son émotion.

—M. d'Estrées! s'écria le roi, qui ne put entendre froidement ce nom chéri. Est-il donc ici? qu'y vient-il faire?

—Je vous l'ai dit, parler au chevalier de Crillon.

—Oh! mon Dieu! serait-il arrivé quelque malheur à Gabrielle? dit le roi éperdu d'inquiétude.

—Aucun, à moins que ce ne soit depuis dix minutes, répliqua flegmatiquement le moine; car il y a dix minutes je l'ai vue fraîche et belle à miracle.

—Tu l'as vue?… Elle est donc en cette maison?

—Sans doute, puisque son père y est.

—Courons! courons la voir, cher frère! dit Henri qui avait déjà tout oublié pour ne songer qu'à son amour.

—Peut-être Votre Majesté ferait-elle sagement de ne pas paraître, dit Robert. M. d'Estrées est venu demander l'hospitalité en notre maison, la sienne étant, je crois, envahie par des gens de guerre qui vous cherchent. Peut-être même a-t-il encore d'autres raisons pour placer sa fille ici. Le révérend prieur, qui aime fort M. d'Estrées, lui a fait donner les clefs du bâtiment neuf au fond du jardin, et, en ce moment, Mlle d'Estrées s'y installe avec ses femmes. Or, si Votre Majesté se montrait avant la fin de l'installation, peut-être M. d'Estrées emmènerait-il sa fille.

—Par défiance de moi! s'écria Henri, c'est vrai.

—Sinon par défiance, sire, du moins par respect, et pour ne pas déranger le roi en logeant sous le même toit que lui.

—Qu'il me dérange ou non, je ne partirai certes pas à présent que je suis près de Gabrielle.

—Et je crois, moi, dit tranquillement frère Robert, que le roi n'en partira que plus vite; car il ne voudrait pas perdre sa couronne et ruiner ses amis pour une oeillade. Il ne voudrait pas rendre les génovéfains suspects à M. d'Estrées, qui a pleine confiance en eux. Enfin le roi et Mlle d'Estrées ne peuvent habiter ici en même temps.

—Vous avez raison, frère Robert, Henri oublie toujours qu'il s'appelle roi! Je pars, mais un dernier adieu à Gabrielle; où logera-t-elle, je vous prie?

—Là-bas! dit le moine.

Henri s'approcha alors de la fenêtre qui donnait sur les jardins. A l'extrémité du potager, c'est-à-dire à cent pas environ, s'élevait, au milieu des arbres, un pavillon octogone à deux étages, dont les contrevents venaient de s'ouvrir, et que le soleil radieux inondait de lumière et de chaleur.

Par les fenêtres béantes, Henri vit s'empresser Gratienne et une autre fllle de service qui secouaient les tentures ou emplissaient d'eau des vases pour lesquels Gabrielle, assise au balcon de la fenêtre principale, préparait des roses et des jasmins fraîchement cueillis dans le parterre.

Le coeur d'Henri s'emplit d'une tristesse amère quand il se vit si près de sa belle maîtresse dont, grâce à ce beau temps sans souffle et sans nuages, il entendait la douce voix se mêler dans les feuillages au chant des pinsons et des fauvettes.

—0 mon trésor d'amour! s'écria-t-il, je reviendrai! et je reviendrai catholique! ajouta-t-il avec un significatif sourire.

Déjà frère Robert avait devancé le roi. Ils passèrent devant une porte entr'ouverte par laquelle, au bruit de leurs pas, sortit une voix qui criait:

—Pontis! j'ai faim.

—N'est-ce pas le blessé de Crillon qui parle ainsi? demanda le roi.

—Lui-même.

—Pardieu! il faut que je profite de l'occasion pour voir ce fameux lit des Guise.

Henri passa sa tête par la fente de la porte et dit:

—Il y a dedans un beau garçon, ma foi, et qui a l'oeil excellent. Il n'a pas envie de mourir, le compère.

Cinq minutes après, frère Robert revenait seul. Le roi était hors du couvent. Mme de Montpensier avait perdu la partie.

XXIV

QUERELLES

M. d'Estrées, las d'attendre Crillon qui ne revenait pas et ne pouvait pas revenir, était allé rejoindre sa fille. Il la trouva au milieu de ses fleurs et de ses dentelles, riant à Gratienne pour dissimuler aux yeux de son père la profonde inquiétude que lui causait un déménagement si précipité.

Ne pas questionner M. d'Estrées, c'eût été une imprudence; les jeunes filles s'accusent souvent par ce qu'elles ne disent pas aussi bien que par ce qu'elles avouent. Se taire à propos des événements qui intéressaient le roi devenait donc impossible, Gabrielle interrogea.

—Monsieur, dit-elle au comte, vous avez vu dom Modeste, n'est-ce pas? est-il mieux instruit que nous? Qu'a-t-il dit de ces rassemblements de huguenots qui ont entouré notre maison de la Chaussée.

—Il a pensé qu'il se préparait quelque expédition de ce coté, et que j'avais bien fait de quitter la maison où vous eussiez été exposée.

Gabrielle, piquée de la réserve que son père gardait avec elle, répondit:

—Mais ces huguenots sont les troupes royales.

-Assurément.

—Et nous sommes bons serviteurs du roi.

—Qui en doute?

—Tout le monde en doutera, quand on nous verra fuir devant les royalistes comme devant des Espagnols pillards ou des ligueurs.

M. d'Estrées frappé de cette réponse faite avec tant de calme et de sens:

—C'est bon, c'est bon, dit-il, ma fille, votre père sait ce qu'il a à faire, et nul ne lui en remontrera pour remplir un devoir.

—Dès que vous le prenez ainsi, monsieur, ajouta Gabrielle devenue plus sérieuse, dès qu'il ne s'agit plus de raisonner avec un père, mais d'obéir à un maître, je me tais et j'obéis. Mes oeillets, Gratienne!

M. d'Estrées aimait cette charmante fille, et redoutait précisément de lui paraître un tyran. Mais la faiblesse paternelle luttait en ce moment contre une impérieuse nécessité de se montrer surveillant sévère: cette nécessité l'emporta.

—Vous voulez me forcer à vous parler du roi, dit-il, et je le sens bien; mais comme je découvre chaque jour que pour parler du roi, ou même pour parler avec lui, vous n'avez aucun besoin de votre père, il est inutile que je me fasse votre interprète ou que je vous apporte les nouvelles. Vous les apprendrez bien sans moi.

Gabrielle rougit.

—Monsieur, murmura-t-elle, voila encore vos soupçons.

—Osez me dire que vous n'étiez pas avec le roi au moulin, quand je vous ai tant appelée du bord de l'eau?

Gabrielle devint pourpre et baissa la tète.

—Si vous aviez du moins la pudeur de mentir.

—Eh! monsieur, refuse-t-on d'entendre un roi qui parle? Chasse-t-on un roi qui vous rencontre?

—On fait tout pour obéir à son père, mademoiselle. Le père est au-dessus du roi.

—D'accord, monsieur. Je ne l'ai jamais contesté. Je ne crois pas vous avoir jamais prouvé que je fusse mauvaise fille et désobéissante.

—Je sais à quoi m'en tenir à cet égard. Au temps où nous vivons, beaucoup d'époux et de pères font aussi bon marché de l'honneur de leurs familles que les filles et les femmes, pour peu que le galant soit riche et titré. Un roi, c'est la fleur des galants, n'est-ce pas? même lorsqu'il est marié, même lorsqu'il est fameux par ses aventures, même lorsqu'il grisonne? Eh bien, mademoiselle, que le roi vous agrée ainsi, je m'en soucie peu. Je ne suis pas le père de Marie Touchet, moi, je ne suis pas un complaisant, et vous l'éprouverez: que dis-je? vous l'éprouvez déjà.

Gabrielle regarda son père avec des yeux pleins de larmes.

—Pour un bon serviteur du roi, dit-elle, vous traitez mal Sa Majesté.

—Il y a en moi un père et un sujet. Le père est libre de juger la prud'homie du prince qui menace l'honneur de sa fille. Quant au sujet, il est dévoué, il est fidèle.

Gabrielle secoua sa tête charmante.

—Beau dévouement, murmura-t-elle, qui se cache au jour du danger! belle fidélité qui déserte la maison où peut-être un roi fugitif eût trouvé son plus sûr asile!

M. d'Estrées commençait à s'irriter. L'oeil brillant, la main tremblante:

—Je vous trouve hardie, s'écria-t-il, de blâmer votre père en ses desseins.

—Mon père ne m'avait pas accoutumée à traiter le roi comme un ennemi.

—Il fallait m'obéir quand je vous ai défendu de le recevoir.

—Il fallait que vous eussiez le courage de chasser le roi quand il nous a fait l'honneur de sa visite.

—Peut-être aurai-je ce courage plus tard. Mais pour n'avoir pas besoin de recourir à de pareilles extrémités, j'ai pris mes mesures.

—Nous nous cachons dans un couvent d'hommes!

—J'irai, moi, mademoiselle, prendre place aux côtés du roi, s'il y a bataille. Mais au moins le surveillerai-je en le défendant. Et tandis que nous sommes en paix, je défends mon honneur contre ce roi lui-même. J'amène ma fille en un couvent, d'où elle ne sortira….

—Que le roi mort, peut-être, dit Gabrielle essuyant ses larmes.

—Que mariée! s'écria M. d'Estrées, en observant la portée du coup sur sa malheureuse fille.

Le coup fut terrible, Gabrielle se leva comme si elle eût été frappée au coeur.

—Mariée … balbutia-t-elle, est-ce possible!

—C'est certain. Votre mari se défendra du roi comme il pourra. Si vous le secondez, tant mieux pour lui; s'il vous abandonne, cela le regarde.

—Oh! monsieur, dit Gabrielle en s'approchant les mains jointes de son père, qui arpentait la chambre à grands pas, aurez-vous cette cruauté de sacrifier votre fille. Me marier! mais je n'aime personne.

—Si vous n'aimez personne, il vous sera indifférent de vous marier.

-Voilà votre morale?

—Chacun pour soi; je sacrifie tout à mon honneur.

—Ayez pitié de votre enfant.

—C'est parce que j'en ai pitié que je la marie.

—Vous me réduirez au désespoir.

—Votre désespoir me fera moins souffrir que votre honte.

—J'en mourrai.

—Mieux vaut que vous mouriez de cette douleur que de mourir de ma main, ce qui fût arrivé si je vous eusse convaincue d'ignominie.

Gabrielle se redressa, blessée.

—Un père Romain, dit-elle; c'est beau. Mais la fille est Française.

—Elle se vengera à la française, n'est-ce pas?

—Elle se vengera comme elle pourra.

—Cela regarde votre mari, mademoiselle.

—Le mari sera-t-il aussi Romain?

—Non, il est Picard. Il ne vaut pas un roi, mais c'est un seigneur de mérite. Il ne vous plaira peut-être pas, mais il me convient.

—Il s'appelle?

—Il s'appelle de Liancourt, seigneur d'Armeval, gouverneur de Chauny.

Gabrielle poussa un cri d'épouvante. La délicatesse de la femme se révoltait.

—Il est bossu, monsieur, dit-elle.

—Il se redressera à votre bras.

—Il a les jambes de travers.

—Et vous l'esprit.

—Les enfants le suivent quand il marche.

—Il ira à cheval.

—Monsieur, c'est un crime, c'est une atrocité. Il est veuf et a onze enfants.

—Autant que de mille pistoles de revenu.

Gabrielle, indignée, se dirigea vers la porte de la chambre voisine.

—Ce n'est plus mon père le gentilhomme qui parle, dit-elle avec un dédain superbe, c'est Zamet le prêteur et le financier. Je pouvais discuter avec M. d'Estrées au sujet du roi de France, mais je n'ai rien à dire à Zamet sur les pistoles et les turpitudes de M. de Liancourt.

En achevant ces paroles, elle poussa la porte, et entra toute pâle chez elle.

—Soit, dit le père en la suivant, révoltez-vous, mais vous obéirez! et dès ce soir vous recevrez la visite de M. de Liancourt.

—Vous me mépriseriez vous-même, si j'obéissais, dit-elle.

—Pas de bruit, pas de scandale ici, ajouta M. d'Estrées un peu inquiet, car Gabrielle avait élevé la voix, et quelques éclats de cette scène avaient pu franchir les limites du parterre attenant au bâtiment neuf. Commencez par fermer les fenêtres.

—Bien, faites-les mûrer, dit Gabrielle.

M. d'Estrées grinça des dents, Gabrielle continua:

—Si l'on demandait à dom Modeste une place pour moi dans l'in pace du couvent?

Et après cette surexcitation qui avait brisé ses nerfs, la pauvre
Gabrielle s'assit, toute pantelante et ruisselant de larmes.

Gratienne s'élança, la prit dans ses bras, et la couvrit de ses baisers en grommelant mille malédictions contre le tyran qui faisait mourir sa chère maîtresse.

M. d'Estrées, après s'être rongé les doigts et avoir mis ses manchettes en pièces, sortit furieux contre sa fille et plus encore contre lui-même.

—Allons, dit-il, voilà que tout le monde se met aux fenêtres, il ne me manquait plus que cela. Du scandale dans un couvent où l'on me reçoit par faveur!

Plusieurs fenêtres s'étaient ouvertes, en effet, soit dans les chambres des religieux, donnant sur les jardins, soit dans le corridor, où l'on vit apparaître çà et là une figure de génovéfain curieux.

Mais ce qui contraria le plus M. d'Estrées, ce fut d'apercevoir en compagnie d'un jeune homme, à l'une des fenêtres du premier étage, la sévère et longue silhouette du frère Robert, dont on devinait sous le capuchon le regard inquisiteur.

Le père féroce rougit, se sentit mal à l'aise et s'enfonça dans le taillis qui avoisinait le bâtiment neuf, pour cacher sa confusion et dévorer en paix sa mauvaise humeur.

Ce jeune homme qui regardait de loin avec Robert, c'était Pontis, distrait des soins qu'il prodiguait à Espérance par l'éclat des voix qui se querellaient dans le bâtiment neuf.

Frère Robert fit son profit de cet incident, et questionné par le garde, lui répondit quelques banalités avec la plus parfaite indifférence. Puis il sortit de la chambre.

Pontis fut questionné à son tour par Espérance.

—Qu'y a-t-il là-bas, demanda le blessé, et qu'as-tu été voir avec le frère à la fenêtre?

—Rien, des femmes qui disputent.

—Il y a donc des femmes en ce couvent? dit Espérance.

—Malheureusement oui. A ce qu'il paraît, il faut qu'on en trouve partout.

—Et elles disputent?

—Est-ce que cela ne dispute pas toujours. Quelle espèce!

Espérance sourit tristement.

—Vous êtes payé pour en penser du bien, des femmes, ajouta Pontis.
Hein! comme vous allez les aimer!

—Le fait est que je m'y sens peu de penchant.

—Sambioux! rien que la vue, rien que l'idée d'une femme me met en fureur.

Pontis ferma violemment la fenêtre.

—Pourquoi me prives-tu d'air et de soleil? dit Espérance.

—Tiens, c'est vrai. Eh bien, c'est encore la faute de ces enragées créatures.

—Là! là! ne crie pas si haut; tu me fais mal à la tête, elle est vide, ma tête, vois-tu, puisque par crainte de la fièvre, mes chirurgiens me refusent à manger.

—Ils ont raison. Fuyons la fièvre comme nous fuirions une femme. La fièvre est femme! Sambioux! dit Pontis en approchant sa chaise du chevet d'Espérance, causons des crimes de la femme; j'en sais quelques abominables scélératesses que je vais vous raconter pour vous entretenir dans de bonnes dispositions. Allons! allons! vous riez, c'est bon signe!

C'était bon signe en effet, Henri avait pronostiqué juste. Espérance ne se sentait aucune envie de mourir, et il vécut. Les soins combinés du frère chirurgien et du frère parleur éloignèrent de lui la fièvre, et à mesure que celle-là fuyait, la faim arrivait à grands pas. Les élixirs de l'infirmerie que prodiguait Robert et les blancs de poulet que Pontis allait voler à la cuisine rétablirent peu à peu la poitrine et restaurèrent l'estomac. La flamme revint dans les yeux, une vapeur rosée remonta sur les pommettes jaunes.

A quelques jours delà, Crillon reparut chez les génovéfains. Il raconta de la part du roi au frère Robert l'enthousiasme des catholiques qui gardaient Henri et faisaient tendre la cathédrale de Saint-Denis. Il raconta la rage des huguenots qui rôdaient toujours autour de leur proie, et la fureur de Mme de Montpensier dont le premier coup avait échoué.

Puis il alla vers son malade qu'il trouva en voie de guérison.

—Grâce aux bons soins de Pontis et des frères génovéfains, dit Espérance, grâce à l'intérêt dont m'honore M. le chevalier de Crillon; cela seul suffirait pour ressusciter un mort!

Crillon était pressé, il combla d'amitiés le blessé, remercia militairement Pontis et leur dit à tous deux:

—Dépêchons-nous de guérir; il faut être sur pied bientôt pour une belle occasion. Entre nous, et bien bas, il s'agit d'aider Sa Majesté à entrer dans Paris! Chut… Rétablissez-vous bien vite, Espérance, car vous priveriez ce garçon qui vous veille, de l'honneur du premier assaut que je réclame ce jour-là pour mes gardes. Ce sera un grand spectacle, Espérance, et je veux que vous en jouissiez. Je veux que vous voyiez Crillon, l'épée à la main, sur une brèche! Chacun dit que c'est beau à voir. Rétablissez-vous!

Le coeur du vieux soldat palpitait d'orgueil à l'idée d'un nouveau triomphe qu'il remporterait devant le fils de la Vénitienne.

Pontis, en songeant à cette prise de Paris, bondissait comme un jeune lion.

—Oui, dit-il, oui; rétablissez-vous bien vite, monsieur Espérance.

—Ah çà, dit Crillon au blessé, vous êtes toujours content de ce drôle?

Espérance prit la main de Pontis en souriant.

—Il ne crie pas? il ne boit pas? il est sage comme une fille?

—Sambioux! s'écria Pontis, si j'étais sage comme de certaines filles, ce serait joli!

Espérance lui ferma la bouche d'un regard que surprit Crillon.

—Mes coquins s'entendent à ce qu'il paraît, se dit-il; nous allons bien voir….

—Allons, allons, s'écria-t-il d'un air dégagé, tout va bien. Adieu, Espérance; à bientôt. Venez, Pontis, me tenir l'étrier. J'ai bien ici la Varenne, qui m'a accompagné au couvent par ordre du roi, mais le porte-poulets de Sa Majesté est sans doute occupé quelque part. Venez.

Pontis suivit Crillon l'oreille basse; il se doutait bien du motif qui poussait le chevalier à le mener à l'écart. Dès qu'ils furent au fond du corridor, dans un endroit bien désert:

—Et ma commission? dit Crillon.

—Quelle commission, monsieur?

—Ce billet, que je t'avais chargé de prendre….

—Ah! oui, dans les habits de M. Espérance. Eh bien, monsieur, je n'en ai pas trouvé.

—Tu mens! dit Crillon.

—Je vous assure, monsieur….

—Tu mens!

—Enfin, monsieur, il se peut qu'en chemin ce billet ait été perdu.

—Je te dis que tu es un menteur et un maraud! tu as été conter à
Espérance ce que je t'avais ordonné de lui taire. Le généreux
Espérance t'a fait promettre de me dépister comme un vieux limier.

—Mais, monsieur….

—Assez! je n'aime pas les gens qui me bravent ou qui me trahissent.

—Trahir, monsieur le chevalier, moi!

—Sans doute, puisque tu as révélé ce que je t'avais confié; tu me devais deux fois obéissance, comme à ton colonel, comme à ton protecteur; tu me devais ta vie si je te l'eusse demandée, et je te croyais assez brave homme pour payer ta dette à l'occasion.

—Ah! monsieur, épargnez-moi.

—Si nous étions au camp, dit Crillon s'animant par degrés et tortillant sa moustache, je te ferais arquebuser. Ici, de gentilhomme à gentilhomme, je te blâme; de maître à serviteur, je te chasse! Ramasse tes hardes, si tu en as, et sors!

—Oh! monsieur de Crillon, dit Pontis pâle et décontenancé, ayez pitié d'un pauvre garçon sans défense!

—Je le veux bien. Donne-moi ce billet.

Pontis baissa la tête.

—Donne, ou non-seulement tu perdras le poste de confiance que je t'avais fixé ici, mais tu perdras encore ta pique de garde. Je suis ton colonel et je te casse! Tu n'es plus au service du roi!

Pontis s'inclina humblement, les traits bouleversés par le désespoir.

—Le billet? demanda encore une fois Crillon.

Pontis se tut.

—Monsieur de Pontis, ajouta Crillon furieux de cette résistance, je vous donne huit jours pour avoir regagné votre province. Je vous donne cinq minutes pour avoir quitté le couvent!

Les larmes débordèrent des yeux du jeune homme, et il put à peine murmurer ces mots:

—Permettez au moins que j'embrasse M. Espérance pour la dernière fois.

Crillon ne répondit pas.

—Une seule minute et je reviens, ajouta Pontis en se dirigeant vers la chambre du blessé.

Il entra le coeur gonflé, se pencha sur le lit de son ami.

—Qu'as-tu donc? s'écria Espérance.

—Rien … rien … dit Pontis d'une voix entrecoupée. Reprenez votre billet, reprenez-le vite, cachez-le bien.

—Pourquoi? demanda Espérance en se soulevant.

—M. de Crillon me chasse, s'écria Pontis, éclatant comme un enfant en soupirs et en sanglots.

Espérance poussa un cri et serra Pontis entre ses deux mains tremblantes.

—Eh non! animal, dit tout à coup le chevalier, qui apparut en poussant la porte d'un coup de poing; non, je ne te chasse pas. Reste … tu es un honnête garçon. Voilà-t-il pas qu'ils pleurent tous les deux, les imbéciles. Gardez vos petits papiers, puisque cela vous convient. Harnibieu! que ces garçons-là sont bêtes!

Et il s'enfuit à grands pas, honteux de sentir lui-même une vapeur humide au bord de ses paupières. Après qu'Espérance eut tout fait raconter à Pontis, les deux amis demeurèrent longtemps embrassés.

—Oui, je me rétablirai vite, dit Espérance, pour bien t'aimer d'abord, pour assister au siège ensuite.

—Et pour nous venger des femmes! dit Pontis.

XXV

LE SEIGNEUR NICOLAS

Le lendemain, Pontis, qui était tout rêveur et singulièrement préoccupé, demanda au frère Robert, lorsqu'il rendit sa visite à Espérance, s'il ne serait pas possible d'échanger la chambre du premier étage contre une autre au rez-de-chaussée, attendu que le blessé auquel on permettrait bientôt quelques pas dans le jardin, n'aurait plus d'escalier à descendre.

Frère Robert répondit que précisément au-dessous, au rez-de-chaussée, se trouvait une chambre moins belle sans doute et dont le lit n'était pas historique, mais qui offrirait à ces messieurs la facilité qu'ils désiraient.

La journée fut employée au transport d'Espérance dans cette nouvelle chambre. Le soir, Espérance venait de se remettre au lit, après quelques heures passées sur un fauteuil; c'était la première faveur de son médecin. Il était un peu las, un peu étourdi. Il avait besoin de repos, et, ni les charmes puissants de la soirée, si belle et si fraîche, ni l'attrait d'une collation préparée par Pontis ne réussissaient à le distraire des promesses d'un bon sommeil.

—Tu souperas seul, près de mon lit, dit-il à son compagnon; tu me conteras quelque bonne histoire, pendant laquelle je m'endormirai. Allons, installe toi à table, et fais honneur au bon vin du couvent, toi qui n'as pas été blessé par M. la Ramée.

Pontis posa un doigt sur ses lèvres.

—Silence! dit-il; à présent que nous sommes au rez-de-chaussée, il faut parler bas. Non, dit-il, je ne souperai pas: merci.

Espérance le regarda, étonné.

—Je vous demanderai même, ajouta Pontis, la permission de rester à la fenêtre, et par conséquent de tenir la fenêtre ouverte. Tâchez de vous garantir du frais pour ce soir, mais il faut que la fenêtre reste ouverte.

—Je ne comprends pas, mon cher Pontis.

—Plus tard, plus tard, dit le garde.

—Ah çà, mais, s'écria Espérance en se soulevant, tu as depuis hier des allures de mystère qui m'étonnent. Hier soir, tu regardais déjà comme aujourd'hui par la fenêtre de notre ancienne chambre; tout à coup je t'ai vu te pencher, observer, puis faire le plongeon, puis éteindre la lampe et recommencer à guetter.

—C'est vrai, dit Pontis agité.

—Et aujourd'hui, ton refus de souper, cette demande d'ouvrir la fenêtre….

Pontis prit la lampe qu'il cacha tout allumée dans l'alcôve d'Espérance, de façon à tenir la chambre obscure, sans se priver pour cela de lumière à l'occasion.

—Voilà que tu recommences ton manège … Il y a quelque chose,
Pontis!

—Sambioux! s'il y a quelque chose, répliqua le garde à voix basse. Mais il y a des choses qui ne regardent pas les gens blessés, les gens à qui les émotions peuvent nuire.

—C'est donc bien terrible, ce qu'il y a?

—Cela peut le devenir.

—Serait-ce pour cela que tu as demandé au frère Robert de nous déménager, car le prétexte de l'escalier m'a paru un peu frivole.

—Il y a un fait, monsieur Espérance, c'est qu'au premier étage on a plus de chemin à faire qu'au rez-de-chaussée, si l'on veut tout à coup sauter dans le jardin.

—Eh! mon Dieu! sauter dans le jardin! Vite, vite, conte-moi ce dont il s'agit.

—Plus tard! après l'événement.

—Tu vois bien qu'en me tenant ainsi en haleine, tu me fais cent fois plus de mal; l'impatience est une fièvre. Tu me donnes la fièvre.

—Eh bien! voici, monsieur Espérance.

Espérance l'arrêta.

-Avant tout, nous sommes convenus que puisque je t'appelle Pontis, tu m'appelleras Espérance; pas de monsieur.

—C'était le respect… Mais puisque vous le voulez absolument, j'en raconterai plus vite.

—Qu'y a-t-il?

—Il y a que, depuis deux jours, chaque soir, un homme se glisse dans le parterre.

—Quel homme?

—Si je le savais, je vous prie de croire que je n'aurais ni ce frisson, ni cette incertitude.

—Il faut prévenir les frères….

—Ah! bien oui, pour me faire manquer mon coup. Non pas, non pas!

—Quel coup!

—L'homme apparaît là-bas, tenez, au bout du petit mur. Vous saisissez bien la topographie, n'est-ce pas?

—Parfaitement. J'ai passé aujourd'hui toute la journée derrière la fenêtre, et j'ai vu, j'ai admiré ces beaux jardins.

—Vous savez que nous avons en face le bâtiment neuf.

—Où l'on se querelle?

—Oui, ces oiseaux méchants qu'on appelle femmes. Eh bien! ce bâtiment est tout a fait séparé du couvent par un mur, ce mur couvert de ces beaux pêchers….

—Fort bien. Mais cependant une porte ouvre dans ce mur pour communiquer de la cour aux bâtiments neufs.

—Porte fermée du côté des habitants du pavillon. Ce ne peut être par là que se glisse l'homme en question. Non. Il vient de droite, comme s'il entrait par le couvent.

—Mon Dieu, tu te tourmentes bien vainement. Partout où il y a des femmes, il vient des hommes. Qui dit femme dit intrigue. Qui dit homme, dit papillon nocturne, phalène. Quelque lumière brille dans ce bâtiment neuf, ne fût-ce que dans les yeux de ces femmes, vite une phalène arrive, et s'y mire en attendant qu'elle s'y brûle.

—Oh! je me suis fait tous ces raisonnements-là, répondit Pontis, et avec des variantes beaucoup moins flatteuses pour les femmes. Mais il faut bien se rendre à l'évidence. Si l'homme en question venait pour les gens du bâtiment neuf, c'est au bâtiment neuf qu'il irait, n'est-ce pas?

—Je crois que oui.

—Eh bien! pourquoi l'ai-je vu hier sous nos fenêtres à nous?

—Ah! fit Espérance.

—Regardant, marchant comme un chien d'arrêt qui sent le gibier, faisant le gros dos et choisissant les touffes de lilas ou les orangers pour s'y cacher.

—C'est bizarre.

—Vous croyez que cet homme vient pour le bâtiment neuf, et moi je crois qu'il vient pour nous.

Espérance se redressa.

—Cherchez bien, dit Pontis, si quelqu'un n'a pas intérêt à savoir ce qu'est devenu M. Espérance depuis son singulier départ d'un certain balcon caché sous les marronniers.

—Mais, oui; tu as raison.

—Cherchez bien si quelqu'un n'a pas un intérêt plus cher encore à finir ici ce qui a été si bien commencé là-bas; c'est-à-dire à défaire tout le bel ouvrage de nos bons génovéfains, et à remplacer M. Espérance, le ressuscité, par un beau jeune homme tout à fait et à jamais couché dans la bière.

—Pontis! murmura Espérance, tu n'as pas eu en ce cas une bien heureuse idée en nous logeant à la portée du bras de ce misérable.

—C'est que j'ai voulu le mettre à la portée du mien. Or voici mon idée. Si le rôdeur nocturne est, comme je le suppose, la Ramée ou un de ses complices, il reviendra, il s'embusquera au même endroit, il aura même fait quelque amélioration à son plan, afin de se rapprocher de nous. Tout à coup je lui tombe sur le dos par cette fenêtre, qui n'est qu'à trois pieds du sol. Ce sera un joli coup d'oeil, mon bon monsieur, mon cher Espérance! un coup d'oeil qui ne vaudra pas certainement le spectacle de Crillon sur la brèche, mais tant vaut l'homme, tant vaut la terre; tout est relatif, du creux de votre lit vous aurez de l'agrément.

—Oh! j'en serai, dit Espérance, avec une sombre colère.

—Vous me ferez le plaisir de rester coi, calme, et de ne pas seulement accélérer d'une pulsation les battements de votre coeur. Je ne cours pas le moindre danger; je n'y mettrai pas la moindre courtoisie. Quand on a affaire à un pareil assassin, on ne met pas des gants de gentilhomme. Voici la marche: boum! je saute; crac! je le saisis à la gorge pour bien constater son identité; prrr! je lui passe mon épée au travers du corps jusqu'à la garde. Et je ne vous demande qu'un quart de minute pour faire tout cela.

—D'ailleurs, ajouta Pontis, il faut tout prévoir. Si dans ce combat, le malheur voulait que je fusse vaincu—c'est difficile, c'est impossible,—mais avec les lâches il faut toujours redouter quelque trahison: le pied peut me glisser; je puis m'enferrer dans quelque couteau dont ces coquins ont toujours plein leurs poches; en ce cas, prenez ma dague; vous aurez toujours bien assez de force pour la tenir droite de vos deux mains comme un clou. Le bandit, après m'avoir terrassé, viendrait vous achever. Il rencontrera la pointe et terminera ses destins, comme on dit, entre vos bras. Si je respire encore, avertissez-moi par un cri, et mon dernier souffle sera un joyeux éclat de rire.

—Que d'imagination! allait répondre Espérance.

Neuf heures sonnèrent à la chapelle du couvent.

—Chut! dit Pontis, silence absolu d'abord! c'est à peu près l'heure.

Pontis s'agenouilla devant la fenêtre ouverte, après avoir enveloppé Espérance dans ses rideaux et lui avoir mis le poignard dans les mains.

La nuit était magnifique. Les fenêtres du bâtiment neuf scintillaient des premiers rayons de la lune; tout le jardin attenant au couvent était plongé dans une obscurité d'autant plus profonde.

La tête seule de Pontis dépassait l'appui de la croisée; encore l'avait-il cachée derrière un gros vase de faïence à fleurs qui contenait des plantes grasses.

Espérance, lui aussi, passait sa tête curieuse par l'ouverture de ses rideaux, et avait allongé hors du lit son bras armé.

Pontis, comme un braconnier à l'affût, étendit derrière lui sa main droite, ce qui voulait dire à Espérance:

—Je vois quelque chose.

En effet, un homme dont les longues jambes arpentaient le sentier près du mur, dont le gros dos se courbait comme pour laisser moins de prise à la lumière du ciel, traversa le parterre et entra dans l'allée bordée d'orangers, qui longeait le bâtiment du couvent.

Il vint s'arrêter à vingt pas de la fenêtre où guettait Pontis.

On eût pu entendre craquer ses pas sur le sable.

Le coeur des deux jeunes gens battait de telle force qu'en dépit de toutes les précautions de Pontis, la santé d'Espérance ne devait pas s'en trouver meilleure.

L'homme s'accroupit derrière un oranger dont la vaste caisse le cachait tout entier, puis, après des regards multipliés qu'il adressait, tantôt devant, tantôt derrière, soit au zénith, soit au nadir, comme font les passereaux qui craignent d'être pris en flagrant délit de vol, il se rapprocha de la maison, à une distance de cinq ou six pas de la fenêtre.

Pontis, bouillant d'impatience, de colère, de toutes les passions féroces qui allument chez l'homme la soif du sang naturelle aux tigres, n'attendit pas plus longtemps. Son épée nue dans les dents, se ramassant pour prendre un élan plus nerveux, il alla sauter presque sur le dos du mystérieux visiteur, le saisit d'une main à la gorge, selon son programme, de l'autre à la ceinture, et l'élevant en l'air, l'apporta et le jeta comme une masse dans la chambre d'Espérance. En un clin d'oeil il ferma la fenêtre, et approchant ses yeux ardents du visage de l'ennemi dont sa pointe menaçait la coeur:

—Nous te tenons, brigand! murmura-t-il.

Espérance dégagea promptement la lampe de l'alcôve. et alors s'offrit à leurs yeux un bien curieux spectacle.

—Ce n'est pas lui! s'écria Espérance en apercevant une maigre et bizarre figure, hideuse de pâleur et d'effroi, un dos voûté, des genoux cagneux qui s'entre-choquaient avec épouvante.

—C'est un bossu! dit Pontis.

—Sans armes! ajouta Espérance.

—Oui, sans armes, messieurs, sans armes et sans mauvaises intentions, articula faiblement une voix chevrotante, tandis que les jambes se redressaient, que l'homme se relevait et que les deux amis le considéraient, prêts à éclater de rire en présence de cette cigale qu'ils trouvaient à la place de l'hydre.

Pontis mit son épée sous son bras, ajusta ses cheveux hérissés, et dit à l'étranger:

—D'abord, qui êtes-vous?

—Un honnête gentilhomme, monsieur.

—Il me semble que les honnêtes gens ne se promènent pas la nuit en rampant dans les jardins. Vous me faites plutôt l'effet d'un voleur.

L'étranger tira de sa poche une énorme bourse dont la rotondité, la sonorité métallique firent dire à Pontis:

—Ce n'est point en effet la bourse d'un voleur; mais cependant, vous ne méditiez pas une bonne action en rôdant ainsi sous nos fenêtres!

—Vos fenêtres, dit l'étranger… Ah! monsieur, ce n'était pas à vos fenêtres que j'en voulais.

—Cependant, vous étiez dessous.

~-Parce que, monsieur, c'est d'ici qu'on peut le mieux guetter l'endroit où je guettais.

—Quel endroit?

—La petite porte du bâtiment là-bas, celle qui donne dans le jardin.

—Le bâtiment neuf? dit Espérance, se mêlant pour la première fois à l'entretien, celui où il y a des femmes?

—Précisément, monsieur, répliqua l'étranger en adressant un salut courtois au malade, qui le lui rendit civilement.

—Quand je te disais, ajouta Espérance en regardant Pontis. Monsieur vient pour….

—Bah!… interrompit Pontis brutalement, car il lui en coûtait trop
d'abandonner ainsi tout de suite ses beaux rêves de vengeance.
Monsieur ne nous fera pas accroire qu'il muguettait au bâtiment neuf.
Un amant, avec ce dos et ces jambes!

—Pontis!… dit Espérance.

L'étranger fit la grimace pour essayer de bien prendre la plaisanterie et répondit:

—Ce n'est pas comme amant, monsieur, que je viens, c'est comme mari.

—Ah! s'écrièrent les deux jeunes gens, dites-nous donc cela tout de suite.

—Vous guettez votre femme? ajouta Pontis.

—Ma future femme.

—Une personne qui criait l'autre jour très-fort contre un homme assez vieux?

—Mon futur beau-père, le comte d'Estrées, dit l'étranger. Quant à moi, messieurs, je ne suis pas un voleur, comme vous avez pu vous en convaincre, ni un homme de mauvaises moeurs; je m'appelle Nicolas d'Armeval de Liancourt.

—Très-bien! très-bien! monsieur; prenez donc la peine de vous asseoir, s'écria Pontis en offrant un siège à l'étranger.

—Et recevez tous nos regrets, ajouta Espérance. Nous vous avions pris pour un malfaiteur.

—Nous avions formé le projet de vous massacrer, monsieur, dit Pontis. Ce m'est une joie sensible de vous voir sain et sauf. Une seconde de plus vous étiez mort.

Nicolas d'Armeval de Liancourt se frotta, en souriant, les genoux et le dos.

—Vous êtes peut-être froissé? demanda Espérance.

—Je le crains. Mais cela se passera. Il me restera, messieurs, l'éternel plaisir d'avoir fait votre connaissance.

Et il se frotta la peau de plus belle.

—M. de Pontis, dit Espérance en présentant son ami, garde de Sa
Majesté, favori de M. le chevalier de Crillon.

Nicolas d'Armeval se leva pour saluer.

—Le seigneur Espérance, l'un des plus riches gentilshommes de France, dit Pontis à son tour.

—Qui regrette que sa blessure ne lui permette pas de vous saluer debout, ajouta Espérance avec sa riante et séduisante physionomie. Mais maintenant que nous vous connaissons mieux, pourrions-nous faire quelque chose qui vous fût agréable?

Le seigneur de Liancourt se tournant vers les deux amis alternativement:

—Oui, messieurs, vous pourriez d'abord me laisser accomplir paisiblement la tâche que je m'étais imposée.

—De surveiller votre future femme? dit Pontis. Faites, monsieur, faites, et prenez-la en faute, monsieur, je vous le souhaite de tout mon coeur.

Nicolas d'Armeval salua gracieusement.

—Mais, dit Espérance, je ne vois pas bien ce que monsieur pouvait surveiller derrière cette caisse d'oranger. Le bâtiment où loge mademoiselle sa future est très-loin. De loin on voit mal.

—Messieurs, vous me paraissez de si aimables jeunes gens, dit le seigneur de Liancourt, que je me sens pour vous plein de confiance.

Il se frotta l'épaule avec une grimace de douleur.

—Nous la justifierons, dit Pontis.

—Il faut vous dire d'abord que M. d'Estrées et moi, nous désirons vivement ce mariage, mais que la future ne paraît pas aussi enchantée.

—Les jeunes filles ont parfois des caprices, dit Espérance.

—Mais savez-vous pourquoi Mlle d'Estrées me refuse?

Espérance et Pontis, après avoir toisé M. de Liancourt de la tête aux pieds, échangèrent un regard qui signifiait:

—Nous le devinons bien!

—Elle refuse, poursuivit le futur mari, parce qu'en ce moment quelqu'un lui fait la cour.

—Bah!

—Un très-grand personnage qui lui envoie des messagers, des billets.

—Êtes-vous bien sûr?

—L'autre jour j'en ai surpris un.

—Un billet?

—Non, un messager. Un homme trop connu, messieurs, pour qu'on ne le reconnaisse pas….

M. de Liancourt poussa un soupir.

—M. de la Varenne, dit-il.

—Le porte-poulets du roi? s'écria Pontis.

—Lui-même, dit piteusement le futur.

—Eh bien! alors le galant serait donc….

—Chut! dit M. de Liancourt en se tournant vers le jardin.

—Qu'y a-t-il?

—Pendant que nous causons, la chose que je voulais empêcher s'est faite.

—Quelle chose, cher monsieur Nicolas? demanda Espérance.

—Mlle d'Estrées avait dit au messager: « Demain, à neuf heures et demie, ma réponse à la petite porte! »

—Eh bien!

—Eh bien, j'avais projeté de m'embusquer, de surprendre la Varenne. Or, il est neuf heures et demie, la petite porte vient de se refermer et la réponse est donnée; je suis perdu.

—Bon! Cher monsieur, dit Pontis, vous rattraperez cela. Est-ce que vous vouliez tuer la Varenne, par hasard?

—Non, oh! non. Tuer un officier de Sa Majesté! non, certes, telle n'était pas mon intention.

—Je comprends, dit Espérance, vous vouliez profiter de la surprise pour tout rompre avec votre beau-père.

—Oh! pas davantage! rompre avec M. d'Estrées, perdre Mlle d'Estrées! une si charmante fille, un si beau parti!

—Alors, que vouliez-vous donc faire, demanda Pontis, voyant Espérance froncer le sourcil.

—Je voulais être sûr … bien sûr: cela m'eût servi plus tard.

Les deux jeunes gens se regardèrent.

—Ne vous affligez donc pas, répliqua Pontis, c'est comme si vous l'étiez.

—Je recommencerai mon épreuve, dit le seigneur d'Armeval, et maintenant que nous sommes amis, vous m'aiderez au besoin.

—Pour être désagréable à une femme, dit Pontis, il n'est rien que je ne fasse.

—Merci, merci, mon cher monsieur; et vous, seigneur Espérance?

—Moi, je suis blessé, je ne puis bouger de mon lit, dit Espérance d'un ton sec.

—Ainsi, je circulerai tant que je voudrai dans le jardin, la nuit, vous n'y ferez pas obstacle?

—Pas le moins du monde, répliqua Pontis

—Alors donc je m'en retourne pour cette fois, je serai plus heureux demain. Adieu, messieurs, adieu. Bonne santé, seigneur Espérance; gardez-moi le secret, n'est-ce pas?

—Oh! sambioux! je le jure, dit Pontis.

—Et moi non, murmura Espérance, tandis que le garde faisait repasser obligeamment le seigneur Nicolas par la fenêtre.

Pontis rentra en se frottant les mains.

—Bonne affaire, s'écria-il, voilà déjà que nous nous vengeons des femmes. Et d'une!

—Viens ici, Pontis, dit Espérance, tu parles comme un croquant, comme un bélître, comme un Nicolas d'Armeval, mais non comme un gentilhomme; assieds-toi près de moi, je vais te le prouver en deux mots.

—Tiens! dit Pontis surpris et calmé dans ses transports.

Et il s'assit au chevet d'Espérance.

XXVI

SERVICE D'AMI

Pontis semblait ne pas comprendre pourquoi Espérance avait interprété autrement que lui la scène précédente.

—Nous étions résolus, dit-il, à profiter de toutes les occasions pour rendre aux femmes ce qu'elles nous ont fait.

—Et d'abord, répliqua Espérance, que t'ont-elles fait, à toi, les femmes?

—Elles m'ont tué mon ami, ou à peu près.

—Ceci est une raison; mais toutes n'ont pas commis ce crime, et, du jour où je leur pardonnerai, force te sera bien de leur pardonner aussi.

—Ainsi vous pardonnez! s'écria Pontis avec un grognement de colère, dites-nous cela tout de suite, et alors, au lieu de garder dans notre âme cette mémoire du mal qui fait l'homme fort et respectable, nous nous mettrons à écrire des rondeaux, des triolets et des virelais en l'honneur de ces dames; nous leur ferons des guirlandes entrelacées, nous broderons le chiffre d'Entragues avec celui de la Ramée, un couteau en sautoir, sambioux!

—Tu es ridicule, mon pauvre garçon, dit Espérance, et si tu t'en vas toujours ainsi aux extrêmes, nous ne nous rencontrerons jamais. Oui, je hais les femmes, oui, j'en suis las, oui, je me vengerai lorsque l'occasion se présentera, mais la bonne occasion, entends-tu? Et pour réparer le dommage que l'une d'elles a fait à ma peau, je n'irai pas endommager mon honneur, ma conscience. D'ailleurs, apprends une chose, si tu ne la sais pas, un gentilhomme se laisse battre par les femmes, mais il ne bat que les hommes.

—Ah! grommela Pontis, voilà une théorie que ces dames mettront à la mode si vous la produisez. L'impunité! Très-bien!

—Qui te parle d'impunité? Impunie la femme qu'on méprise? Oh! tu verras si celle dont nous parlons ne se trouve pas cruellement punie.

—Si elle a fait ce qu'elle a fait, c'est qu'elle ne vous aimait pas.
Admettez-vous?

—Soit. Eh bien?

—Eh bien, si elle ne vous aime pas, que lui importe que vous la méprisiez?

Espérance frappa doucement sur l'épaule de Pontis.

—Gageons, dit-il, que dans ta province tu n'as connu que des chambrières?

Pontis fit le gros dos.

—Des couturières, allons, ajouta Espérance, je veux bien faire cette concession à ton juste orgueil. Mon cher, il en est de certaines femmes comme de certains chevaux. Pour punir ceux-ci, tu prends ton plus gros fouet, ton plus lourd bâton, un nerf de boeuf; mais cette bonne jument que j'avais, qu'on m'a volée là-bas, Diane, essaye de la battre!… Je n'avais pour la mettre au désespoir, qu'à dire: Voilà une bête paresseuse, je la vendrai. Diane eût fait alors le tour du monde. C'est qu'elle est de race noble et qu'elle sent l'outrage. Proportionne donc toujours la peine à la créature.

—Belle créature que celle d'Ormesson.

—Il a été dit, mon maître, qu'on n'en parlerait jamais, reprit Espérance avec une sorte de hauteur qui témoignait chez lui d'un vif déplaisir. Ainsi, plus un mot. Parlons de la dame qui habite le bâtiment neuf, et à laquelle un bossu tend des pièges nocturnes, ce qui est laid et indigne d'un homme. Je n'ai jamais aimé l'affût, même à la chasse. Il me faut la lutte. Je veux que mon ennemi, fût-ce un sanglier, me voie en face et choisisse parmi ses chances de salut ou de défense celle qui lui paraît la meilleure. Ici, la bête est inoffensive. Le chasseur est un petit monstre dont l'âme, j'en ai peur, est difforme comme l'échine. Mais, la partie est inégale entre ces deux adversaires. Rétablissons l'égalité.

Pontis allait s'écrier, gesticuler, Espérance lui saisit les bras.

—Je sais ce que tu vas dire, je vois les mots s'arranger sur tes lèvres: Ce brave bossu est sur le point d'épouser une femme, et on le trompe.

—Précisément.

—Mais triple Pontis que tu es, il veut épouser de force, puisque la future ne veut pas de lui.

—Elle a un amant.

—Raison de plus pour qu'elle refuse ce bossu.

—Elle le refuse par vanité, par ambition, car, entre nous et bien bas, le roi n'est pas un beau seigneur: il a le nez prodigieux, les jambes sèches, le cuir basané; il est gris de poil comme un hérisson. Toujours à cheval et suant sous le harnais; c'est un étrange mignon de couchette. Il a quarante ans….

—Je donnerais cent écus pour que M. de Crillon fût caché dans un coin, s'écria Espérance, il t'écorcherait vif, et tu l'aurais bien mérité, petit Iscariote qui trahis ton maître.

—Oh! dit Pontis confus et effrayé, bien que le ton d'Espérance n'eût pas annoncé la colère, ce n'est point trahison, c'est raillerie; mon coeur est bon, si ma langue est mauvaise.

La boiserie craqua comme un fugitif éclat de rire.

Pontis, effaré, fit un bond dans la chambre. Espérance, égayé par cette terreur, eut toutes les peines du monde à empêcher le garde d'aller sonder tous les coins et recoins.

—Cela t'apprendra, dit-il, à proférer des blasphèmes qui révoltent jusqu'aux murailles. Chaque fois qu'on dit du mal d'une femme ou d'un roi, il y a là une oreille pour entendre. Tu disais du mal de cette demoiselle du bâtiment neuf, et elle t'a peut-être entendu.

—Impossible, dit Pontis avec une crainte naïve. C'est plutôt du roi que j'aurai dit certaines choses qui ne sont pas du tout l'expression de ma pensée.

—A la bonne heure! s'écria Espérance en riant aux larmes.
Rassure-toi, je vais te fournir l'occasion de réparer tout cela.
Demain matin, tu vas aller au bâtiment neuf.

Pontis ouvrit de grands yeux.

—Tu demanderas à parler à Mlle d'Estrées. Tu es un garçon d'esprit, tous les gens de ton pays sont orateurs. Tu raconteras à la demoiselle purement et simplement la scène de ce soir. Tu ne nommeras pas M. Nicolas de Liancourt. Tu ne diras pas non plus qu'il est bossu. Tu ne feras aucune allusion à Fouquet la Varenne, ni par conséquent à celui qui l'envoie.

—Mais alors, que dirai-je, s'écria Pontis, si vous me défendez tout?

—Tu ne peux nommer M. de Liancourt, parce qu'il est incivil de paraître savoir à fond les affaires d'une demoiselle qui va se marier. Tu ne diras pas qu'il est bossu, parce que si elle l'épouse, c'est qu'elle ne s'en est pas aperçue jusqu'à présent. Quant à la Varenne et au roi, si tu en parles, c'est que décidément tu ne tiens pas à ce que ta tête reste sur tes épaules.

—Eh bien! alors, monsieur Espérance, interrompit Pontis piqué, dictez-moi ce qu'il faudra dire.

—Voici: Mademoiselle, j'habite dans ce couvent une chambre avec un gentilhomme, mon ami; nous avons remarqué que chaque soir un homme vient observer ce que vous faites, et que son attention se dirige particulièrement sur cette porte de communication. (Tu lui désigneras la porte.) Cet homme est petit, il a le dos un peu voûté, et il fait sa ronde à neuf heures et demie précises. J'ai pensé que ces renseignements pourraient vous être de quelque utilité. Veuillez les prendre en bonne part, et me croire, mademoiselle, votre bien respectueux serviteur.—Là-dessus, tu feras la révérence et t'en reviendras.

—Respectueux! murmura Pontis … respectueux pour la future de M.
Nicolas! J'aime mieux les laisser démêler leur écheveau de fil?

—Respectueux cent fois, mille fois, un million de fois pour la femme que ton prince honore de son amitié. Ne vois-tu pas, malheureux, combien d'affreuses catastrophes sont suspendues à ton silence? Si le roi vient en ce couvent! si on le guette! si le bossu, qui t'a paru un niais et à moi aussi, est un traître; si sous couleur de punir un rival, l'esprit religieux, l'esprit politique, ces furies altérées de sang, armaient le bras d'un assassin… Pontis! tu n'as donc ni coeur ni intelligence! Tu n'aimes donc et ne devines donc rien! Je voudrais avoir deux jambes capables de me porter, je voudrais qu'il fût jour, je donnerais la moitié de ma vie pour que ces mots que je t'ai dictés fussent déjà parvenus à l'oreille de cette demoiselle.

—Sambiouxl s'écria Pontis, voilà qui est vrai! Le roi….

—Eh bien! puisque tu es convaincu, observe qu'on gagne toujours quelque chose à ne pas accabler les femmes. Souhaite-moi le bonsoir et dormons vite, afin que, demain, tu sois plus tôt debout pour faire ta commission.

—Dès que l'aurore sera levée, dit Pontis.

—Non pas l'aurore, mais la demoiselle, répondit Espérance qui s'endormit bientôt d'un doux sommeil.

Et la nature réparatrice avait prolongé ce sommeil jusqu'à neuf heures du matin, et le blessé ouvrait des yeux brillants et tout chantait autour de lui, oiseaux, zéphyrs et cascades, lorsqu'il aperçut Pontis, le coude sur son genou, le menton sur sa main, près de la fenêtre, sur laquelle les orangers versaient la neige odorante de leurs pétales trop mûrs.

Espérance avait le teint si reposé, si uni, un coloris incarnat vivifiait si heureusement sa poétique physionomie, que Pontis s'écria en le voyant:

—Lequel de nous deux a été blessé, mon maître?

—J'ai faim, dit Espérance, j'ai soif, j'ai envie de me promener, je chanterais volontiers avec les bouvreuils et avec l'alouette. Mon âme est légère et nage dans ce beau ciel bleu.

Pontis ouvrit la porte par laquelle deux religieux apportèrent la petite table garnie du déjeuner de malade qu'on permettait à Espérance.

Celui-ci dévorait, avec le regret de ne pas faire plus pour son estomac irrité, lorsque le frère parleur entra, regarda silencieusement son blessé, et tirant de sa manche un flacon assez long et assez rond pour charmer l'oeil d'un convalescent, fit signe à l'un des frères servants de lui donner un verre.

Le verre était d'un cristal mince et gravé. Svelte, s'évasant comme une campanule, il reposait sur un pied tordu en fine spirale. Déjà le soleil en dorait les facettes et y allumait ses feux prismatiques, lorsque le frère parleur versa lentement dans le cristal un vin jauni, velouté, qui changea l'opale en rubis, et embrassa de ses reflets les lèvres d'Espérance, à qui on présenta le verre.

Les yeux de Pontis brillèrent comme des escarboucles, mais le frère parleur reboucha soigneusement son flacon, le remit dans sa manche, et sortit après avoir admiré l'effet de son vieux vin de Bourgogne sur les joues du convalescent.

—Je ferais bien un marché avec le frère parleur, dit Pontis: un verre de mon sang pour un verre de ce généreux nectar!

—Le vin est plus vieux que votre sang, mon frère, répondit un des religieux en souriant de voir le garde promener sa langue sur ses lèvres.

—Et s'il est aussi rare que les paroles du frère parleur, ajouta Pontis, je n'ai pas de chance d'y goûter jamais. Quelle singulière idée a-t-on eue, dans le couvent, d'appeler parleur un homme qui n'ouvre jamais la bouche!

Les religieux desservirent, et nos deux amis restèrent.

—Eh bien! s'écria Espérance tout aussitôt, qu'en penses-tu?

—Je pense que ce doit être du pommard, dit Pontis.

—Je te parle de la future. Qu'a-t-elle dit?

—Ah! oui… Eh bien elle n'a rien dit. Je suis arrivé juste au moment où elle se querellait avec son père. Il paraît que c'est leur habitude. En sorte que je n'ai vu qu'une camériste.

—Jolie?

—Ah! très-jolie, la misérable, répondit Pontis. Il est à remarquer que beaucoup trop de femmes sont jolies, c'est l'appât que le diable nous présente.

-Nécessairement. Et cette camériste?

—M'a caché aux premiers mots que je lui ai dits. Ces rusées sont tellement habituées aux intrigues! Elle m'a fourré tout de suite sous un escalier pour causer plus à l'aise; et quand j'ai eu annoncé de quelle part je venais…. Figurez-vous qu'elles nous connaissent.

—Nous?

—Est-ce que les femmes ne savent pas tout. «Ah! s'est écriée la jolie scélérate, c'est de la part du blessé. Très-bien!… Et vous dites que l'affaire est grave?—Des plus graves. Un homme rôde, vous observe, il y a piège… » Enfin, je lui ai fait une peur si épouvantable qu'elle a répondu ceci: « En ce moment et pour toute la journée impossible de causer avec mademoiselle, son père la garde, mais tantôt, à la brune, vers neuf heures, neuf heures et demie… » C'est leur heure, à ce qu'il paraît.

—Tu pourras y retourner?

—Inutile, on viendra.

—Comment, on viendra? la camériste?

—Il ne manquerait plus que ce fût la maîtresse. Au fait, je n'en répondrais pas.

—Tu es fou!

—A neuf heures et demie, on s'approchera de la fenêtre; il fera nuit; on entendra ce que tu as à dire, et voilà ma commission faite.

Espérance baissa la tête.

—Tu trouves cela bien aimable, n'est-ce pas? dit Pontis ironiquement, ces demoiselles qui se dérangent pour que nous ne nous dérangions pas!

—Je trouve cela très-aimable et très-prudent, dit Espérance d'un ton sec. Cette demoiselle sait que je suis blessé, que je ne puis me remuer. Et puis elle ne veut pas qu'une lettre indiscrète promène ainsi sa confidence. Eh mais! s'écria-t-il tout à coup, je ne sais vraiment pourquoi je m'évertue à défendre cette demoiselle. Elle n'en a pas besoin. Qui t'a donné rendez-vous? Est-ce elle? Si tu trouves la démarche inconsidérée, à qui la faute? N'est-ce pas la suivante qui t'a parlé? Cette invention est de la camériste… N'est-ce pas la camériste qui viendra? Quelle nature sévère, bon Dieu!

—Voilà que j'ai tort, murmura Pontis; allons j'ai tort.

Ils passèrent la journée à essayer les forces d'Espérance, soit dans la chambre, soit devant la maison, sous les orangers en fleurs. L'expérience fut heureuse. S'asseyant à chaque instant, humant l'air à longs traits, donnant quelques minutes au sommeil quand les forces s'épuisaient trop vite, ils atteignirent ainsi la soirée. Le mal de tête inséparable des premiers efforts du convalescent avait à peu près disparu. Espérance se sentit assez frais et robuste pour s'étendre sur deux chaises devant la fenêtre, au lieu de reprendre le lit.

Quand l'obscurité fut assez profonde pour que tous les détails se fussent éteints, soit dans le parterre soit dans les bâtiments, les deux amis attendirent paisiblement auprès de leur lampe, sur laquelle venaient tourbillonner les mouches de nuit et les papillons roux.

Il leur sembla entendre un pas léger dans l'allée voisine; ce pas s'approcha rapidement, et Pontis dit tout bas à Espérance:

—La voici.

Gratienne accourait en effet, se glissant derrière les arbustes. Elle arriva devant la fenêtre et dit d'une voix presque fâchée:

-Mais, si vous avez de la lumière, mademoiselle ne pourra pas approcher.

—Mademoiselle! s'écria Pontis. Elle est donc là?

—Tenez, entre ces deux caisses.

Espérance aperçut une ombre. D'un revers de main il aplatit la lampe.
Gratienne retourna vers sa maîtresse.

—Eh bien! quand je le disais, murmura Pontis, les femmes sont des serpents.

—Et vous, Pontis, un imbécile, répliqua Espérance, qui se releva sur ses coussins.

Les deux femmes s'arrêtèrent devant la fenêtre. L'une, plus près, c'était Gratienne; l'autre à moitié cachée par sa compagne, sur l'épaule de laquelle elle s'appuyait.

—Allons, dit Espérance à Pontis immobile, offre un siège.

Pontis enleva une chaise qu'il fit passer par-dessus l'appui de la croisée, et qu'il déposa devant la tremblante visiteuse.

—Veille, Gratienne, dit celle-ci.

Gratienne s'avança avec précaution dans le jardin.

—Veille, Pontis, dit Espérance au garde qui, enjambant la fenêtre, rejoignit la jeune camériste à quelque distance du bâtiment, et on eût pu les voir tous deux, pareils à deux statues, se dessiner en noir sur le fond gris de l'horizon.

Espérance, voyant que Gabrielle n'avait pas encore osé s'approcher:

—Mademoiselle, dit-il, veuillez vous asseoir, on vous verra moins que si vous demeuriez debout. Je vous prie de m'excuser si je ne vais à vous; mais le froid du soir est mauvais pour les blessures, et je reste bien à regret dans la chambre.

L'ombre était si épaisse, que le jeune homme ne put rien distinguer sous la mante dont Gabrielle enveloppait sa tête.

—Ah! monsieur, murmura une si douce voix qu'elle pénétra jusqu'au coeur d'Espérance, c'est donc vous qui voulez m'avertir d'un danger? Vous vous intéressez donc à une pauvre jeune fille sans défense? Votre secours imprévu m'a donné bien du courage. Il peut me sauver, le voulez-vous, monsieur?

—Oui, mademoiselle; mais je vous prie, asseyez-vous.

—M'asseoir!… oh! je ne sais pas même si j'aurai le temps d'achever ce que je voulais vous dire! Vous trouvez ma démarche bien hardie, n'est-ce pas? Si vous saviez combien je suis malheureuse!

Espérance se rapprocha d'elle attendri par ces accents qui n'avaient rien d'humain.

—Je devine, dit-il.

—Oh! non, vous ne pouvez pas deviner. Mon Dieu! qui vient là? n'est-ce pas mon père?

—Non, ce n'est personne; ne craignez rien, vos gardiens veillent.

—C'est que mon père vient de me quitter seulement pour quelques minutes. Il est allé voir sur la route si ces détachements de huguenots occupent toujours les environs, et il pourrait revenir à l'improviste. Voyons, que je rassemble mes idées.

Gabrielle cacha son visage dans ses mains. Espérance eût donné beaucoup pour voir si les traits étaient aussi doux que la voix.

—Je voulais vous instruire, dit-il, de l'espionnage qu'une certaine personne dirige contre vous.

Et en peu de mots il conta ce qu'il savait à Gabrielle: il énuméra les dangers qu'il avait entrevus. Elle l'interrompit.

—Oui, dit-elle avec précipitation, oui, ce sont des dangers, mais j'en cours bien d'autres encore, et de bien plus terribles. Ce mariage dont mon père m'a menacée, ce n'est plus dans quinze jours, dans huit jours que M. d'Estrées veut me l'imposer, c'est tout de suite!

Gabrielle, en prononçant ces paroles, fut prise d'un tremblement nerveux, et suffoquée par les larmes.

—Du courage! mademoiselle, s'écria Espérance, ne pleurez pas ainsi, vous me déchirez le coeur. Vous disiez tout à l'heure que mon secours pourrait vous sauver. Comment? Quand? Quel secours? Parlez, ne pleurez pas.

La jeune fille, s'approchant à son tour, s'assit ou plutôt se pencha sur l'appui de la fenêtre, et joignant les mains:

—Promettez-moi de m'écouter favorablement, dit-elle avec véhémence, sinon je suis perdue, car tout m'abandonne et me trahit.

—Oh! de toute mon âme. Mais qui donc vous trahit?

—Jugez-en. Mon père m'a déclaré aujourd'hui qu'il avait tout préparé pour mon mariage. Éperdue, j'ai couru consulter mon vieil ami dom Modeste, le prieur, assisté de l'excellent frère Robert, qui a tant de fois été ma providence. Je leur ai expliqué ma triste situation. J'espérais en eux; ils ont tant de pouvoir sur l'esprit de M. d'Estrées!

—Eh bien! mademoiselle?

—Ils m'ont abandonnée! Ils m'ont déclaré qu'ils n'iraient jamais contre la volonté d'un père! J'ai eu beau prier, supplier, ils sont demeurés inflexibles. Alors, le désespoir m'a inspiré de venir vous trouver, vous, monsieur, protecteur inconnu qui ce matin m'aviez fait donner un avis par Gratienne. J'ai su que vous êtes gentilhomme, que vous êtes garde du roi.

—Pas moi, mon ami, interrompit Espérance.

—N'importe, j'ai su que vous étiez ami de M. de Crillon, le plus loyal et le plus généreux chevalier qui soit au monde. Un ami de Crillon, me suis-je dit, ne laissera jamais une pauvre femme dans la douleur, dans l'embarras, et au lieu de vous envoyer Gratienne, je suis venue vous demander avec franchise un service qui peut seul me sauver. Promettez-moi de consentir.

—Si ce que vous demandez est possible.

—C'est facile. Toutefois il faudrait bien du secret et de la diligence. Je n'ai qu'un seul ami, mais c'est un ami puissant. Il est absent et ignore à quelle extrémité je suis réduite. S'il le savait, il accourrait ou m'enverrait délivrer. Il peut tout, lui!…

—Ah!… le roi? dit Espérance, avec une légère nuance de froideur qui n'échappa point à Gabrielle.

—Oui, monsieur, le roi, dit-elle en baissant la tête.

—Je croyais qu'hier M. de la Varenne était venu en ce couvent.
N'a-t-il point apporté des nouvelles de Sa Majesté?

—Hier, balbutia Gabrielle, il n'était pas question de précipiter ainsi ce mariage. Et d'ailleurs, M. de la Varenne ne reviendra plus ici avant que le roi n'y vienne lui-même. Quand sera-ce? Le roi est tout entier aux préparatifs de son abjuration. Si j'allais être mariée pendant son absence! pauvre prince!

Espérance étouffa un soupir,

—Que ne résistez-vous? dit-il.

—Je l'ai tenté, mais la lutte m'a brisée. Je n'ai plus de force. On ne résiste pas à son père, quand il s'appelle M. d'Estrées. Et si le roi ne vient pas à mon aide, c'est fait de moi.

—Que faut-il faire, mademoiselle? demanda Espérance.

—J'ai écrit à la hâte quelques lignes qu'il faudrait faire tenir à Sa Majesté sur-le-champ. Ah! monsieur, quel service! et comme je vous bénirai toute ma vie!

—Ce sera peut-être un bien mauvais service, mademoiselle, murmura Espérance; mais je n'ai pas le droit de vous faire part de mes observations. Vous aimez le roi.

—C'est un si grand prince! un héros!

—Je comprends votre enthousiasme, votre amour….

—Mon admiration pour Sa Majesté.

—Vous n'avez pas à vous en défendre, mademoiselle. Pour moi, je partirais sur-le-champ porter au roi votre billet. Mais je suis blessé, mademoiselle, souffrant. Je ne saurais me tenir debout, à plus forte raison monter à cheval; mais mon ami est libre et capable de galoper à cent lieues si vous voulez lui confier le billet. Je réponds de sa discrétion, de sa promptitude.

—Oh! comment jamais payer tant d'obligeance? Voici le billet. Je vous souhaite la santé, monsieur.

—Mademoiselle, je vous souhaite le bonheur.

On entendit aboyer des chiens du côté du bâtiment neuf; les deux surveillants se replièrent avec précipitation comme des sentinelles sur le poste.

Les tremblantes mains de Gabrielle assurèrent, par une affectueuse pression, la petite lettre dans la main d'Espérance.

Déjà les deux jeunes filles s'étaient envolées comme des hirondelles, et la tiède pression, au lieu de s'effacer, dégénérait en une brûlure dévorante qui montait du bras au coeur.

—Ce billet, murmura Espérance surpris, c'est donc du feu qu'il renferme!

Il se souvint alors qu'avant de passer dans sa main le papier s'était échauffé sur le sein de Gabrielle.

Le lendemain matin, Espérance s'habillait mélancoliquement, roulant mille pensées ternes dans son esprit qui lui paraissait plus malade que son corps; soudain la porte s'ouvrit et un capuchon apparut.

Il n'y avait qu'un seul capuchon au monde qui eût cet air pédant et ces balancements majestueux. Espérance reconnut frère Robert, qui apportait le cordial accoutumé.

Celui-ci promena ses regards dans la chambre comme quelqu'un qui cherche.

—Je ne vois pas, dit-il, votre aimable compagnon, mon cher frère?

—Pontis est sorti, mon cher frère, répliqua Espérance.

—Ah! sorti … je le regrette. Il y a ici pour faire les commissions de nos hôtes des servants et des valets. On eût épargné un dérangement à monsieur votre ami.

Espérance se tut. Il ne savait pas mentir.

—D'autant mieux, ajouta frère Robert, que M. de Pontis a dû monter à cheval. Car, en faisant ma ronde aux écuries, c'est le jour de provision, je n'ai plus vu son cheval au râtelier.

Frère Robert attachait en parlant ainsi un regard pénétrant sur
Espérance, toujours muet.

—Il paraîtrait qu'il va loin, dit le moine.

—Assez loin, cher frère.

Le moine s'assit sur la fenêtre, à l'endroit où la veille Gabrielle avait serré la main d'Espérance.

—M. de Crillon, ajouta frère Robert, lui avait bien recommandé de ne vous pas quitter. N'est-ce pas un tort que la désobéissance aux ordres de M. de Crillon?

Espérance rougit.

—Souvent, poursuivit le moine, les jeunes gens font bien des fautes, par trop peu d'esprit ou par trop de coeur. Ne va droit que qui va simplement.

Espérance, fort embarrassé, répliqua:

—Croyez, mon cher frère, que Pontis ira toujours droit.

—Tout dépend du chemin, dit frère Robert.

Espérance tressaillit.

—Vous savez tout? demanda Espérance, à qui le secret pesait, et qui eût voulu en être soulagé.

-Je ne sais absolument rien, dit froidement le moine, sinon que M. de Pontis est parti à cheval, mais je conjecture que pour vous avoir abandonné ainsi, il devait avoir de sérieux motifs.

—Très-sérieux!

—Tant pis! répéta le moine, mauvais ouvrage!

—Jugez-en, cher frère, dit Espérance, heureux de se dégager d'une part de responsabilité, plus heureux encore de ne pas mentir: deux gens de coeur pouvaient-ils voir de sang-froid les injustices qui se commettent ici.

—Il se commet des injustices? demanda frère Robert avec candeur.

—Vous y êtes bien pour quelque chose, vous qui les avez sinon conseillées, du moins interprétées; vous qui pouviez sauver cette jeune fille et qui la laissez sacrifier.

—Je ne comprends pas un mot, mon cher frère….

—Au malheur de Mlle d'Estrées? A la violence qu'on lui fait?

—J'ignorais que vous connussiez cette demoiselle, dit le moine avec un regard qui fit encore rougir Espérance.

—Je la connais maintenant.

—Et vous blâmez son père?

—Moins que son futur mari. Se faire l'instrument avec lequel un père torture sa fille, c'est odieux!

—Un remède qui sauve n'est jamais trop amer.

—Soit; mais un mari est quelquefois trop bossu.

Frère Robert prit un air béat et répondit:

—Voilà des distinctions trop mondaines pour de pauvres moines comme nous, dont le devoir est de ne pas prendre parti dans les affaires d'autrui.

—Heureusement, s'écria Espérance, que je ne suis pas moine.

Frère Robert leva la tête comme s'il avait mal entendu.

—A l'heure qu'il est, continua Espérance, bien des choses que vous avez nouées se dénouent, et je vous en fais l'aveu sans remords, persuadé qu'au fond du coeur vous m'approuvez, car vous êtes un digne religieux, humain, charitable, spirituel, et votre capuchon ne sait qu'à moitié votre pensée sur nos faiblesses mondaines. Cependant, dussiez-vous me blâmer, je répondrai que j'ai eu compassion d'une pauvre jeune fille sacrifiée, et que j'ai fait un petit complot contre la bosse de son futur mari.

—Un complot?

—A l'heure qu'il est, Pontis a prévenu quelqu'un, quelqu'un de très-puissant, qui prend ses mesures.

—Il faudra qu'elles soient promptes, dit laconiquement frère Robert.

—Elles le seront, et décisives aussi.

—N'avez-vous besoin de rien ce matin, mon cher frère; pour remplacer près de vous votre compagnon, vous faut-il de la société?

—Merci, dit Espérance, qui devina le désir du moine et laissa tomber la conversation.

Tout à coup on heurta la porte et une voix aigrelette cria du dehors:

—Cher frère Robert, êtes-vous là?

—Entrez, dit Espérance.

Le seigneur Nicolas d'Armeval entra, tout sautillant, tout effarouché.

—Ah! je vous trouve enfin, cher frère, dit-il au moine; j'ai couru depuis une demi-heure, ce que j'ai à vous dire était si grave … Non, ne sortons pas. Bonjour, monsieur Espérance, comment va, ce matin?… Très-bien! j'en suis charmé. Et votre ami aussi? Allons, c'est à merveille. Non, cher frère Robert, ne sortons pas pour causer, nous ne saurions avoir de plus aimable compagnie que celle de monsieur; monsieur est de mes amis. Il faut donc vous dire, mon très-cher frère, que nous avons découvert un complot, quand je dis nous, c'est M. d'Estrées … ce n'est pas même M. d'Estrées, c'est un ami anonyme qui lui a fait donner avis,—je soupçonne ce cher prieur,—un avis de la plus haute importance. Ce doit être le révérend dom Modeste, l'homme qui sait tout et qui est pour moi une Providence! Enfin, je vous cherchais, je vous trouve, tout est arrangé.

Ce flux de paroles et cette bruyante pantomime n'arrachèrent au moine ni un geste ni un mot. Il regarda et attendit.

—Qu'y a-t-il d'arrangé, demanda Espérance?

—Cela se devine, nous agissons: on attaque, nous parons. Allez, cher frère Robert, donner les derniers ordres, je vous prie.

—Quels ordres, demanda le moine.

—M. d'Estrées a été de grand matin trouver le prieur; mais dom Modeste n'était pas visible. M. d'Estrées lui a fait remettre alors l'avis mystérieux, en demandant un conseil sur la situation qui est critique. En effet, si le donneur d'avis est bien renseigné, si l'on nous enlève mademoiselle d'Estrées avant le mariage….

Espérance fit un mouvement que le futur époux interpréta comme un geste de condoléance.

—Oui, monsieur, dit-il, rien que cela! On veut nous l'enlever! Et sans l'ami inconnu, c'était fait!

Espérance regarda le moine impassible sous son capuchon.

—Qu'a fait répondre le prieur? dit Espérance dont le coeur battait.

—Deux mots seulement; mais quels mots! Avancez l'heure! Et nous l'avançons!

Espérance se leva effrayé.

—Les brusques mouvements sont nuisibles, dit frère Robert en contenant le jeune homme par le simple contact de son doigt.

—Ah! ajouta-t-il en se tournant vers le seigneur d'Armeval, nous l'avançons?

—Et je viens au nom du prieur et au nom de M. d'Estrées vous prier de tout ordonner à cet effet.

—J'obéirai au révérend prieur, dit frère Robert. Venez, monsieur de
Liancourt.

—Je voudrais dire deux mots à monsieur, s'écria Espérance en arrêtant le futur époux. Mais je ne vous retiens pas, cher frère.

—J'attendrai que vous ayez fini, dit le moine tranquillement.

—Avez-vous aussi un avis à me donner? demanda le seigneur d'Armeval à
Espérance.

—Peut-être.

—Je vous écoute.

—C'est un bon avis, en effet, ajouta Espérance, que d'engager un gentilhomme à réfléchir au moment de prendre une si dure résolution.

M. de Liancourt ouvrit des yeux étonnés.

—Il y va de votre honneur, continua le jeune homme.

—N'est-ce pas, s'écria le futur, n'est-ce pas qu'il y va de mon honneur? Figurez-vous que tous mes amis attendent la fin de cette ridicule affaire. On me sait fiancé à mademoiselle d'Estrées; on peut avoir deviné les poursuites du roi. Chacun se dit en raillant, vous savez, l'épousera-t-il? l'épousera-t-il pas? C'est fatigant. Au moins, quand ce sera fini nous verrons.

—Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, dit Espérance; il y va de votre honneur si vous épousez une femme qui refuse votre alliance.

—Oh! par exemple! dit le petit homme, voilà qui m'est bien égal! C'est toujours de même avec les jeunes filles. Monsieur, ma première femme a fait les mêmes difficultés; il a fallu la contraindre à se marier. Un mois après elle se serait jetée dans le feu pour me suivre. Allons, frère Robert, allons faire nos préparatifs.

—Je vous supplie encore une fois de réfléchir, dit Espérance, il se pourrait que vous vous fissiez des ennemis mortels.

—Nous avons des lois! dit le petit homme avec emphase.

—Les lois ne vous sauveront pas du mépris public, dit Espérance indigné.

—Monsieur! si vous n'étiez pas blessé, malade! s'écria Nicolas d'Armeval en se dressant sur ses ergots avec une pantalonnade toute gasconne.

Espérance allait s'irriter. Frère Robert intervint, arrêtant le petit homme d'un regard.

—Mon frère, dit-il au futur, vous ne comprenez point les sages paroles de M. Espérance. C'est un gentilhomme trop bien élevé pour provoquer des querelles dans une sainte maison dont il est l'hôte. Il veut vous dire seulement que si, par hasard, votre femme se vengeait plus tard, il en résulterait pour votre considération un ou plusieurs échecs….

—Très-bien! très-bien! dit le petit homme, vaincu par l'attitude calme et inoffensive que venait de prendre Espérance. Oh! plus tard comme plus tard, je réponds de la seconde madame de Liancourt comme de la première. Et puisque M. Espérance n'a que de bonnes intentions pour moi, rien ne m'arrête plus pour lui dire en ami:—Venez ce soir souper avec nous à Bougival chez le beau-père, où nous nous rendrons après la cérémonie. Pour ne point attirer imprudemment l'attention, nous aurons peu d'amis à l'église, beaucoup au festin de noces; on rira, c'est moi qui en réponds, on rira et l'on narguera les envieux! C'est convenu, monsieur Espérance, vous êtes des nôtres, vous et l'autre gentilhomme, le garde du roi! Ah! j'aurai à ma noce un garde du roi c'est piquant. Je ne le vois pas, ce gentilhomme, où est-il donc?

—En courses, dit vivement frère Robert.

—Il n'est pas moins bien invité. Vite, cher frère, obéissons au
révérend prieur, et que dans une heure tout soit terminé. Monsieur
Espérance, au revoir. Ne vous fatiguez pas à venir à la chapelle.
Réservez vos forces pour la soirée.

Il partit en disant ces mots. Frère Robert attacha sur Espérance un long regard, comme pour lire au fond de son âme, et il suivit le futur époux.

—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour elle, se dit Espérance lorsqu'il fut seul. C'est au roi de la secourir. C'est à elle de se défendre, de gagner du temps. Oh! elle saura s'en tirer, les femmes ont toujours quelque ressource.

Il n'avait pas achevé qu'un léger coup frappé sur les vitres de sa fenêtre le fit tressaillir; il regarda, vit Gratienne qui montrait sa tête derrière une caisse d'orangers. Aussitôt il ouvrit et un petit paquet vint tomber au milieu de la chambre. Déjà Gratienne fuyait dans l'allée ombreuse, et il la perdit de vue en un moment.

Espérance ouvrit d'abord une enveloppe qui renfermait une lettre; l'écriture heurtée, trempée de larmes, lui révéla les angoisses du coeur qui l'avait pensée, le tremblement de la main qui l'avait écrite. Il lut avidement:

«J'ai été trahie. Pour m'enlever ma dernière ressource, après une nouvelle discussion violente et décisive, mon père me traîne à l'autel. Je fusse déjà morte, si je n'avais à expliquer ma conduite à quelqu'un qui a reçu mes serments. Merci, monsieur, pour votre générosité. Remerciez votre ami qui aura pris une peine inutile. Je n'ai plus à vous demander qu'une grâce. Tout à l'heure, à cette chapelle où Dieu même m'abandonnera, ne m'abandonnez pas. Que j'aie près de moi un ami dont la compassion soulage ma peine. Et comme je n'ai jamais vu votre visage, comme je veux vous connaître pour ne jamais vous oublier, tâchez de vous trouver sur mon passage dans le jardin que je vais traverser; que je vous voie assis au banc de la fontaine, mes yeux en pleurs vous diront tout ce qu'il y a de reconnaissante amitié dans mon coeur.»

Au fond de l'enveloppe, Espérance trouva un bracelet sur l'agrafe duquel était écrit en petites perles le nom de Gabrielle.

—Moi non plus, pensa-t-il, je ne l'ai jamais vue, faut-il que nous nous connaissions en un si triste jour!

Déjà la cloche tintait, le jeune homme attendri se dirigea vers le lieu du rendez-vous, et s'assit rêveur sur le banc de la fontaine.

A peine avait-il laissé s'engourdir sa pensée au murmure de l'eau, que des voix retentirent dans le parterre du bâtiment neuf. La porte s'ouvrit, et l'on vit s'avancer par la grande allée dont cette fontaine formait le centre, tout le cortége qui accompagnait les époux à la chapelle.

M. d'Estrées donnait la main à sa fille. Il était soucieux, inquiet. On lisait sur son visage la fatigue du combat dont il était sorti vainqueur.

Gabrielle pâle, les yeux brillants de colère et de désespoir, regardait autour d'elle, soit pour chercher un secours inattendu, un miracle du ciel, soit au moins pour trouver l'ami qu'elle avait convoqué. Elle atteignit enfin la fontaine que masquait un massif d'églantiers et de lierres.

Espérance se leva pour qu'elle le vit mieux. Mais alors il l'aperçut lui-même. Tous deux, en échangeant leurs regards furent frappés du même coup. Jamais elle n'avait soupçonné cette beauté noble, cette expression de douleur touchante, cette grâce majestueuse de tout le corps.

Quant à lui, la femme qui resplendissait à ses yeux était au-dessus de tout les rêves d'un poëte: l'ensemble parfait de cette divine créature ne s'était jamais rencontré depuis la création. Ébloui, éperdu, il fit un pas vers elle. Elle s'arrêta sous son regard, fascinée, ravie. Ses yeux désolés avaient voulu dire: Adieu! Ils s'épanouirent pour dire: Au revoir!

M. d'Estrées emmena sa fille qui, la tête tournée, regardait toujours en arrière. Espérance, entraîné par ce regard, ne s'aperçut pas même que M. de Liancourt le conduisait par les mains vers la chapelle.

Une demi-heure après, Gabrielle s'appelait madame de Liancourt.
Espérance priait, la tête cachée dans ses mains.

Le beau-père et le gendre se félicitaient avec effusion.

—Maintenant, s'écria M. d'Estrées, l'honneur est sauf. A vous de le maintenir, mon gendre!

—Maintenant, disait le gendre, qu'on nous l'enlève! qu'on y vienne!

Gabrielle éplorée, appuyée sur un des piliers de la chapelle, échangeait avec le frère parleur quelques mots qui la ranimèrent peu à peu comme la rosée redresse les fleurs.

—Allons, mes amis! s'écria le seigneur d'Armeval, de la joie! et faisons tant de bruit autour de la nouvelle épouse, qu'elle oublie tout à fait les petits chagrins de la jeune fille.

—Ma fille, dit M. d'Estrées à Gabrielle, il n'était qu'un moyen de vous sauver l'honneur, je l'ai employé. Pardonnez-moi. Je vous aimais trop pour supporter votre honte. Maintenant vous ne me devez plus l'obéissance. Accordez-moi toujours votre amitié. L'estime publique vous dédommagera de quelques songes ambitieux…. Retournons à notre maison de Bougival.

Le frère parleur s'approcha de M. d'Estrées.

—Pas encore! lui dit-il tout bas avec mystère. On a vu des cavaliers suspects rôder autour du couvent. Attendez d'avoir parlé au prieur et gardez soigneusement votre fille au bâtiment neuf.

Et il s'éloigna lentement, après avoir fait un signe à M. de
Liancourt, qui le suivit hors de la chapelle.

—Qu'y a-t-il donc? demanda ce dernier, papillonnant autour de frère
Robert.

—Presque rien, sinon que les cavaliers du roi sont arrivés.

—Quels cavaliers? dit le petit homme, fort ému au nom du roi.

—Ceux qui devaient enlever mademoiselle d'Estrées.

—Ils arrivent trop tard! s'écria M. de Liancourt en riant du bout des dents.

—Pour l'enlever, elle, oui, mais assez à temps pour vous enlever, vous.

—Moi!

—Sans doute! c'est leur plan, et ils vous cherchent à cet effet.

—Ils me cherchent! s'écria le bossu épouvanté; mais alors, je vais m'enfuir, et je gagnerai la maison de Bougival par certains détours que je connais.

—J'ai bien peur qu'une fois dehors ils ne vous saisissent, dit tranquillement frère Robert.

—Mais c'est odieux!

—C'est abominable.

—Que faire?

—A votre place, je serais embarrassé.

—Si je demandais au révérend prieur de me cacher ici? Un couvent, c'est un asile.

—L'idée est bonne mais ne manifestez rien, car il y a peut-être des espions ici!

—Cachez-moi! cachez-moi! dit le seigneur Nicolas éperdu de terreur.

—Je le veux bien, puisque vous le demandez, dit frère Robert en marchant devant le petit homme qui le poussait pour accélérer son pas.

Arrivés dans un couloir sombre, derrière la chapelle, ils descendirent quelques degrés et le moine ouvrit la porte d'un réduit obscur.

—Comme c'est noir! murmura le petit homme grelottant d'avance.

—Noir, mais sûr, répondit frère Robert en y poussant le marié. Tenez-vous coi, je vous apporterai à manger moi-même jusqu'à parfaite sécurité.

—Vous êtes un ange! balbutia le petit homme, dont les dents claquaient d'épouvante.

Frère Robert ferma sur lui la porte à triple tour et monta les degrés avec un silencieux sourire.

FIN DU PREMIER VOLUME

TABLE

I. Famine au camp.

II. D'un lapin, de deux canards, et de ce qu'ils peuvent coûter dans le Vexin.

III. Comment la Ramée fit connaissance avec Espérance.

IV. Comment M. de Crillon interpréta l'article IV de la trêve.

V. Pourquoi il s'appelait Espérance.

VI. Une aventure de Crillon.

VII. Ce qu'on apprend en voyageant.

VIII. Mauvaise rencontre.

IX. La maison d'Entragues.

X. D'un mur mal joint et d'une fenêtre mal close.

XI. Or et plomb.

XII. Les habitudes de la maison.

XIII. Le roi.

XIV. De deux conversions célèbres.

XV.

XVI. Le moulin de la Chaussée.

XVII. Comment, dans le moulin, Henri tira deux moutures du même sac.

XVIII. Les génovéfains de Bezons.

XIX. Visites.

XX. Qui veut la fin veut les moyens.

XXI. Le frère parleur.

XXII. La duchesse Tisiphone.

XXIII. Comment Henri échappa aux huguenots et comment Gabrielle échappa au roi.

XXIV. Querelles.

XXV. Le seigneur Nicolas.

XXVI. Service d'ami.

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