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La belle Gabrielle — Tome 2

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The Project Gutenberg eBook of La belle Gabrielle — Tome 2

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Title: La belle Gabrielle — Tome 2

Author: Auguste Maquet

Release date: March 1, 2004 [eBook #11678]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Distributed Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net Project by Carlo Traverso and Josette Harmelin This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BELLE GABRIELLE — TOME 2 ***
LA BELLE GABRIELLE

PAR

AUGUSTE MAQUET

II

1891

I

L'ABJURATION

Le dimanche 25 juillet 1593 fut un grand jour pour la France.

Dès l'aube, on entendait au loin dans la campagne les volées mugissantes des cloches de Saint-Denis qui vibraient en passant sur chaque clocher de village, et allaient, jointes au bruit du canon, solliciter Paris et ses faubourgs défiants et silencieux.

Des courriers à cheval se croisant sur toutes les routes, traversant les hameaux et semant des billets aux portes même de Paris, avertissaient le peuple de la conversion du roi et invitaient chacun, de la part de Sa Majesté, à venir assister dans Saint-Denis à cette cérémonie, sans passe-ports ni formalités aucunes, garantissant à tous liberté et sécurité.

Aussi fallait-il voir l'empressement, la surprise, la joie de ceux qui avaient trouvé des billets ou entendu le rapport des courriers royaux.

A Paris, un ordre de Mme de Montpensier avait fait fermer les portes et défendre à tout Parisien, quelqu'il fût, de sortir et d'aller à Saint-Denis, sous les peines les plus rigoureuses. Cependant bon nombre de ces audacieux volontaires, qui ne risquent rien et ne craignent rien, pas même la potence, lorsqu'il s'agit d'un curieux spectacle, s'étaient déterminés à franchir les murs par les brèches, en sorte qu'on voyait courir dans la campagne, de tous les points de l'immense ville, des bandes d'hommes et de femmes qui, une fois dehors, riaient, chantaient, sautaient de joie et narguaient par leur nombre les soldats espagnols et les bourgeois ligueurs qui les regardaient avec rage du haut des murs.

Si l'ardeur d'assister à la cérémonie tenait ainsi les gens de Paris à Saint-Denis, elle n'était pas moindre dans le rayon de pays libre qui s'étendait de Saint-Germain et Pontoise à l'abbaye de Dagobert. Partout, invités par le roi et le soleil du plus beau mois de l'année, les hommes et les femmes, en habits de fête, traînant les enfants sur des ânes ou dans des chariots, désertaient les bourgs, les villages et par tous les sentiers de leurs campagnes s'avançaient au milieu des blés murs, comme des fleurs mouvantes qui diapraient de blanc, de vert, de rouge et de bleu ces immenses tapis d'un jaune d'or.

Au château d'Ormesson, chez les Entragues, dès six heures du matin, les chevaux attendaient, sellés et harnachés dans la grande cour; ils semblaient regarder avec dédain un cheval suant et poudreux qui venait d'arriver et soufflait encore. Pages et valets, richement vêtus donnaient les derniers soins à leur minutieuse toilette. On n'attendait plus pour partir que la châtelaine encore enfermée, dans son cabinet, avec trois femmes acharnées contre les quarante-cinq ans de la maîtresse.

M. d'Entragues, radieux comme un soleil, descend de chez lui le premier pour donner le coup d'oeil du maître aux équipages. Il fut satisfait; sa maison devait fournir de lui bonne idée à Saint-Denis. Alors il se tourna vers le pavillon des marronniers, pour savoir s'il y avait lieu d'être aussi satisfait de sa fille.

Chemin faisant, sous les arbres, à dix pas du pavillon d'Henriette, il se trouva face à face avec la Ramée en habit de chasseur-voyageur, comme toujours. Le jeune homme, plus pâle et plus farouche que d'ordinaire, salua M. d'Entragues sans le regarder.

—Eh! bonjour la Ramée, dit le père d'Henriette. Vous voilà si matin à Ormesson! Vous êtes donc converti aussi, vous, ligueur enragé, puisque vous venez voir la conversion du roi?

La Ramée pinça ses lèvres minces.

—Je ne suis pas converti le moins du monde, répondit-il, et je ne désire point assister à cette conversion dont vous me faites l'honneur de me parler. Mme d'Entragues m'a chargé de lui porter des nouvelles de mon père, et je lui en apporte. J'ignorais absolument que vous allassiez voir la cérémonie du renégat à Saint-Denis.

—Écoutez, la Ramée, dit M. d'Entragues avec colère, vous êtes de nos amis à cause de votre père que ma femme et moi nous aimons, mais je vous préviens que vos expressions sentent le païen et le ligueur d'une façon insupportable.

—J'ai cru, dit la Ramée, verdissant de dépit, que M. d'Entragues était ligueur aussi il y a quinze jours.

—Si je l'étais il y a quinze jours, cela ne vous regarde pas. Toujours est-il que je ne le suis plus aujourd'hui. J'aime mon pays, moi, et je sers mon Dieu. L'opposition que j'ai pu faire à un prince hérétique, je n'ai plus le droit d'en accabler un roi catholique. Maintenant, libre à vous de vous liguer et religuer, mais ne m'en rompez point les oreilles, et ne compromettez pas ma maison par vos blasphèmes.

La Ramée s'inclina tremblant de rage; ses yeux eussent poignardé M. d'Entragues, si le mépris assassinait.

Celui-ci continuait à marcher vers l'escalier d'Henriette.

—Puisque vous cherchez Mme d'Entragues, dit-il à la Ramée, ce n'est point ici que vous la trouverez.

—Je l'ai crue chez Mlle Henriette, murmura la Ramée, pardon.

Et il se retournait pour partir lorsque parut Henriette en haut de l'escalier.

—Bonjour, mon père, dit-elle en descendant avec précaution pour ne pas s'embarrasser dans les plis de sa longue robe de cheval que soutenait un page et une femme de chambre.

Au son de cette voix, la Ramée resta cloué sur le sol, et tous les Entragues du monde, avec leurs injures et leur profession de foi, n'eussent pas réussi à le faire reculer d'une semelle.

Henriette était resplendissante de toilette et de beauté. Sa robe de satin gris perle, brodée d'or, un petit toquet de velours rouge, duquel jaillissait une fine aigrette blanche, et le pied cambré dans sa bottine de satin rouge, et le bas de sa jambe ferme et ronde qui se trahissait à chaque pas dans l'escalier, firent pousser un petit cri de satisfaction au père et un rugissement sourd d'admiration idolâtre à la Ramée.

—Tu es belle, très-belle, Henriette, dit M. d'Entragues; à la bonne heure, ce corsage est galant, penche un peu la coiffure, cela donne aux yeux plus de vivacité. Je te trouve pâle.

Henriette venait d'apercevoir la Ramée. Toute gaieté disparut de sa physionomie. Elle adressa un long regard et un grave salut au jeune homme, dont l'obsession avide mendiait ce salut et ce regard.

—Ta mère doit être prête, allons la chercher, dit M. d'Entragues qui, tout en marchant, surveillait le jeu des plis et chaque détail de la toilette, à ce point qu'il redressa sur l'épaule de sa fille les torsades d'une aiguillette qui s'était embrouillée dans une aiguillette voisine.

Quant à la Ramée, il était oublié. Henriette marchait, inondée de soleil, enivrée d'orgueil, respirant avec l'air embaumé des lis et des jasmins les murmures d'admiration qui éclataient sur son passage dans les rangs pressés des villageois et des serviteurs accourus pour jouir du spectacle.

M. d'Entragues quitta un moment sa fille pour aller s'informer de la mère.
La Ramée profita de ce moment pour s'approcher d'Henriette et lui dire:

—Vous ne m'attendiez pas aujourd'hui, je crois?

Elle rougit. Le dépit et l'impatience plissèrent son front.

—Pourquoi vous eussé-je attendu? dit-elle.

—Peut-être eût-il été charitable de m'avertir. Je me fusse préparé, j'eusse tâché de ne pas déparer votre cavalcade.

—Je n'ai pu croire qu'un ligueur convaincu comme vous l'êtes, se fût décidé à venir à Saint-Denis aujourd'hui.

—Vous savez bien, dit la Ramée avec affectation, que pour vous, Henriette, je me décide toujours à tout.

Ces mots furent soulignés avec tant de volonté, qu'ils redoublèrent la pâleur d'Henriette.

—Silence, dit-elle, voici mon père et ma mère.

La Ramée recula lentement d'un pas.

On vit descendre alors, majestueuse comme une reine, éblouissante comme un reliquaire, la noble dame d'Entragues, dont le costume flottait entre les souvenirs de son cher printemps et les exigences de son automne. Elle n'avait pu sacrifier tout à fait le vertugadin de 1573 aux jupes moins incommodes, mais moins solennelles de 1593, et malgré cette hésitation entre le jeune et le vieux, elle était encore assez belle pour que sa fille, en la voyant, oubliât la Ramée, tout le monde, et redevint une femme occupée de trouver le côté faible d'une toilette de femme. M. d'Entragues enchanté put se croire un instant roi de France par la grâce de cette divinité.

La dame châtelaine fut moins dédaigneuse qu'Henriette pour la Ramée. Du plus loin qu'elle l'aperçut, elle lui sourit et l'appela.

—Qu'on amène les chevaux! dit-elle, tandis que je vais entretenir M. de la
Ramée.

Tout le monde s'empressa d'obéir, M. d'Entragues le premier, qui dirigea lui-même les écuyers et les pages.

Marie Touchet resta seule avec la Ramée.

—Votre père, dit-elle, sa santé?

—Le médecin m'a prévenu, madame, qu'il ne passerait pas le mois.

—Oh! pauvre gentilhomme, dit Marie Touchet; mais si vous perdez votre père, il vous restera des amis.

La Ramée s'inclina légèrement en regardant Henriette qui s'apprêtait à monter à cheval.

—Quoi de nouveau sur le blessé? dit vivement Marie Touchet en lui frappant sur l'épaule de sa main gantée.

—Rien, madame. J'ai eu beau, depuis ce jour, chercher, m'enquérir assidûment, je n'ai rien trouvé. Les traces de sang avaient été, comme vous savez, interrompues par la rivière, et je me suis aperçu qu'à force de questionner sur un blessé, sur un garde du roi, je devenais suspect. On me l'a fait sentir en deux ou trois endroits. Une fois, j'avais rencontré un meunier qui paraissait avoir en connaissance de l'événement. Il avait, dans un cabaret de Marly, parlé d'un jeune homme blessé, de M. de Crillon, d'un cheval boiteux; mais lorsque j'ai voulu faire parler cet homme, il m'a regardé si étrangement et s'est tenu avec tant de défiance sur la réserve, il a même rompu l'entretien si brusquement, que je l'ai soupçonné d'aller chercher main-forte pour m'arrêter. J'ai craint de vous compromettre en me compromettant moi-même, et j'ai retourné au galop chez moi.

—Vous m'avez rendue bien inquiète!

—Vous comprenez ma situation, madame: impossible d'écrire, impossible de quitter mon père, impossible de venir ici, où l'on ne m'appelait pas… car on ne m'appelait pas, et j'avoue que j'étais surpris.

Marie Touchet embarrassée:

—On était bien occupé ici, dit-elle. Et puis, il nous faut prendre grand soin de n'éveiller aucun soupçon: l'affaire a transpiré, malgré toutes mes précautions.

—Oh! cela ne devait pas empêcher Mlle Henriette d'être un peu plus affable envers moi, ajouta la Ramée avec une sombre douleur.

—Pardonnez-lui, ç'a été un grand choc pour l'esprit d'une jeune fille.

—Non, je ne lui pardonne pas, répliqua-t-il d'un ton presque menaçant. Certains événements lient à jamais l'un à l'autre ceux qui s'en sont rendus complices.

Marie Touchet frissonna de peur.

—Prenez garde, dit-elle, voici qu'on vient à nous.

M. d'Entragues s'approchait en effet, un peu surpris de voir ainsi se prolonger l'entretien de la Ramée avec sa femme.

Quant à Henriette, dans sa fébrile impatience, elle torturait sa monture pour l'obliger à faire face aux deux interlocuteurs, dont elle surveillait ardemment la conversation.

—Je demandais à M. la Ramée, se hâta de dire Marie Touchet, pourquoi il ne nous accompagne point à Saint-Denis.

—Bah! monsieur veut faire le ligueur! s'écria M. d'Entragues. D'ailleurs, il est en habits de voyage, et lorsqu'il s'agit d'assister à une cérémonie, l'usage veut qu'on prenne des habits de cérémonie.

La Ramée s'approcha du cheval d'Henriette, comme pour rattacher la boucle d'un étrier.

—Vous voyez qu'on me chasse, dit-il tout bas; mais moi je veux rester!

Et il s'éloigna sans affectation, après avoir rendu son service.

Henriette hésita un moment, elle avait rougi de fureur à l'énoncé si clair de cette volonté insultante. Mais un regard de la mère qui avait tout compris, la força de rompre le silence.

—Monsieur la Ramée, dit-elle avec effort, peut très-bien nous escorter jusqu'à Saint-Denis sans pour cela y entrer ni assister a la cérémonie.

—Assurément, répliqua-t-il avec une satisfaction hautaine.

—Comme vous voudrez, dit M. d'Entragues. Mais partons, mesdames. M. le comte d'Auvergne vous a dit, souvenez-vous-en, qu'il fallait, pour être bien placés, que nous fussions avant sept heures et demie devant l'église.

Toute la cavalcade se mit en marche avec un bruit imposant. Les chiens s'élancèrent, les chevaux piaffèrent sous la porte, pages et écuyers demeurèrent à l'arrière-garde, deux coureurs gagnèrent les devants.

Henriette, par une manoeuvre habile, se plaça au centre, ayant sa mère à droite, son père à gauche, de telle façon que, pendant la route, la Ramée, qui suivait, ne put échanger avec elle que des mots sans importance.

De temps en temps, elle se retournait comme pour ne pas désespérer tout à fait sa victime, qui, se rongeant et contenant sa bile, voulut cent fois s'enfuir à travers champs, et cent fois fut ramené par un fatal amour sur les pas de cette femme qui semblait tirer à elle ce misérable coeur par une chaîne invisible.

A Saint-Denis, il fut laissé de côté pendant que les dames placées par les soins du comte d'Auvergne pénétraient dans la cathédrale. Il eût dû partir. Il resta lâchement perdu dans la foule.

A huit heures sonnant, au son des cloches et du canon, parut le roi vêtu d'un pourpoint de satin blanc, de chausses de soie blanche, portant le manteau noir, le chapeau de la même couleur avec des plumes blanches. Toute sa noblesse fidèle le suivait, il avait Crillon à sa gauche comme une épée, les princes à sa droite. Ses gardes écossais et français le précédaient, précédés eux-mêmes des gardes suisses. Douze trompettes sonnaient, et par les rues tapissées et jonchées de fleurs, un peuple immense se pressait pour voir Henri IV, et criait avec enthousiasme: Vive le roi!

L'archevêque de Bourges officiait. Il attendait le roi dans l'église, assisté du cardinal de Bourbon, des évêques et de tous les religieux de Saint-Denis qui portaient la croix, le livre des Évangiles et l'eau bénite.

Un silence solennel éteignit dans la vaste basilique tous les frissons et tous les murmures quand l'archevêque de Bourges allant au roi lui demanda:

—Qui êtes-vous?

—Je suis le roi! répondit Henri IV.

—Que demandez-vous? dit l'archevêque.

—Je demande à être reçu au giron de l'Église catholique, apostolique et romaine.

—Le voulez-vous sincèrement?

—Oui, je le veux et le désire, dit le roi qui, s'agenouillant aussitôt, récita d'une voix haute, vibrante, et qui résonna sous les arceaux de la nef immense, sa profession de foi qu'il livra écrite et signée à l'archevêque.

Un long bruit d'applaudissements et de vivat éclata malgré la sainteté du lieu, et, perçant les murs de l'église, se répandit au dehors comme une traînée de poudre, enflammant partout la joie et la reconnaissance de la foule. Désormais rien ne séparait plus le peuple de son roi; rien, que les murs de Paris.

Le reste de la cérémonie s'acheva dans le plus bel ordre, avec la même majesté simple et touchante.

Le roi à sa sortie de l'église, après la messe, fut assailli par le peuple qui s'agenouillait et tendait les bras sur son passage, les uns lui criant: joie et santé! les autres criant: à bas la ligue et mort à l'Espagnol! A tous, surtout aux derniers, le roi souriait.

Crillon, les larmes aux yeux, l'embrassa sous le portique de la cathédrale.

—Harnibieu! dit-il, nous pourrons donc désormais ne nous quitter plus! Autrefois quand j'allais à l'église vous alliez au prêche, c'était du temps perdu!… Vive le roi!

Et la foule non plus de répéter, mais de hurler: vive le roi! à faire mourir de rage les Espagnols et les ligueurs qui durent en recevoir l'écho.

Tout à coup, quand le roi rentrait à son logis, envahi par les plus avides de contempler une dernière fois leur prince, Crillon, qui gardait la porte, aperçut le comte d'Auvergne fendant la foule et cherchant à entrer.

Crillon, de son oeil d'aigle, aperçut en même temps Marie Touchet, sa fille et M. d'Entragues qui dominaient la foule du haut d'un perron où les avait placés le comte d'Auvergne pour qu'ils vissent mieux ou fussent mieux vus.

—Monsieur, dit le comte à Crillon, je suis bien heureux de vous rencontrer; j'ai là deux dames fort impatientes de présenter au roi leurs respects et leurs remercîments. Elles sont trop bonnes catholiques pour ne pas être admises des premières à féliciter Sa Majesté.

—Harnibieu! pensa Crillon qui savait bien de quelles dames le comte voulait parler, les pécores enragées veulent déjà manger du catholique! attends, attends!

—Monsieur le comte, dit-il au jeune homme, le roi m'a mis à sa porte pour empêcher qu'on n'entre.

—C'est ma mère et ma soeur….

—Je suis au désespoir, monsieur, mais la consigne est pour Crillon ce qu'elle serait pour vous. Si j'étais dehors et vous dedans, vous me refuseriez, je vous refuse.

—Des dames….

—Et d'illustres dames, je le sais, je dirai même de fort belles dames, mais c'est impossible.

—Plus tard, monsieur, vous m'accorderez bien….

—Vous perdriez le temps de ces dames. Plus tard je serai parti, car j'ai une affaire importante, et le roi part aussi.

Le comte d'Auvergne comprit qu'il échouerait en face de Crillon. Il salua donc et se retira dépité, mais cachant soigneusement sa mauvaise humeur.

Comme il rejoignait les dames fort inquiètes du résultat de ces pourparlers, il se heurta à la Varenne.

—Est-il donc vrai, demanda-t-il, que le roi parte sitôt qu'on ne puisse l'aller saluer?

—Aussitôt qu'il sera botté, monsieur le comte.

—Et l'escorte?… A-t-on des ordres?

—Sa Majesté ne prend pas d'escorte et n'en veut pas prendre.

—C'est dangereux. Où donc va le roi?

—Faire une tournée dans les couvents voisins.

—Il n'y a pas d'indiscrétion à savoir lesquels?

—Nullement. Sa Majesté commence par les génovéfains de Bezons. Puis nous irons à….

—Merci, dit le comte.

Et il s'empressa de rejoindre les dames.

—Nous avons été expulsés par M. de Crillon, dit-il. C'est un brutal, un sauvage qui, je ne sais pourquoi, nous en veut tout bas. Mais raison de plus pour voir le roi aujourd'hui même. Ne manifestons rien. Venez vous reposer quelques moments à mon logis, et quand la chaleur sera passée, je vous conduirai en un endroit où nous verrons Sa Majesté tout à fait à l'aise. Venez, mesdames, au frais et à l'ombre, pour ménager vos toilettes,

—Ce Crillon est jaloux! murmura M. d'Entragues.

—Jaloux où non, dit le cynique jeune homme, il n'empêchera pas le roi de voir Henriette, qui n'a jamais été si belle qu'aujourd'hui.

La Ramée s'était glissé de nouveau derrière les dames, comme un chien battu qui boude, mais revient. Il entendit ces paroles.

—Ah! je comprends, murmura-t-il tout pâle, pourquoi on a mené Henriette à Saint-Denis! Eh bien! moi aussi j'irai chez les génovéfains de Bezons, et nous verrons!

II

OÙ LE ROI VENGE HENRI

Le roi, accompagné seulement de la Varenne et de quelques serviteurs privilégiés, parcourait rapidement la route de Saint-Denis à Bezons. Las d'avoir travaillé pour la couronne, il voulait consacrer le reste du jour à son ami Henri.

Il respirait, le digne prince; après tant de professions de foi et de cérémonies, tant de plain-chant et de clameurs assourdissantes, il se reposait. Tout en lui se reposait, hors le coeur. Ce tendre coeur, épanoui de joie, volait au-devant de Gabrielle, et devançait l'arabe léger que son escorte avait peine à suivre.

Cependant un peu d'inquiétude se mêlait à son bonheur. Chemin faisant, Henri s'étonnait de l'attitude étrangement hostile de M. d'Estrées, qui osait improviser ainsi un mari, brusquer si rudement des accordailles, épouvanter une pauvre fille jusqu'à la forcer d'appeler au secours! En effet, le roi avait reçu la veille le message apporté par Pontis et répondu sur-le-champ par le même courrier, qu'il arriverait le lendemain après son abjuration, que Gabrielle pouvait bien tenir ferme, jusque-là et qu'on verrait.

Pontis, selon le calcul du roi, avait dû revenir au couvent dans l'après-dîner. Gabrielle, forte du secours promis, aurait résisté, ne se serait pas mariée. Rien n'était perdu, et l'arrivée d'Henri allait changer la face des choses, sans compter l'appui secret du mystérieux ami le frère parleur.

Telles étaient les chimères dont le pauvre amant se repaissait en poussant son cheval vers Bezons. Certainement l'absence de M. d'Estrées à la cérémonie de Saint-Denis, celle plus douloureuse de Gabrielle, que les yeux du roi avait partout cherchée, n'étaient point des indices rassurants; mais comme tout peut s'expliquer, le roi s'expliquait facilement la conduite d'un père rigoureux qui ne veut pas rapprocher sa fille de l'amant qu'il redoute pour elle. Ces différentes alternatives de tant mieux et de tant pis conduisirent Henri jusqu'au couvent dans une situation d'esprit assez tranquille.

Comme il arrivait sous le porche, la première personne à laquelle il se heurta fut M. d'Estrées lui-même, qui pour la dixième fois, depuis la veille, sortait pour aller s'enquérir de son gendre disparu. Le comte fut si troublé par l'aspect du roi, qu'il demeura béant, immobile, sans un mot de compliments, lorsque tout le monde s'empressait de saluer et féliciter le prince.

Henri sauta à bas de son cheval avec la légèreté d'un jeune homme, et de son air affable, tempéré par un secret déplaisir, il aborda le comte d'Estrées.

—Comment se fait-il, monsieur notre ami, dit-il, en lui touchant familièrement l'épaule, que seul de tous mes serviteurs et alliés, vous ayez manqué aujourd'hui au rendez-vous que je donnais ce matin à tout bon sujet du roi de France?

Le comte, pâle et glacé, ne trouva point une parole. Il voulait répondre sans colère et la rancune bouillonnait au fond de son coeur.

—Que vous ayez perdu ce beau spectacle, ajouta le roi, c'est d'un ami tiède; mais que vous en ayez privé Mlle d'Estrées, ce n'est pas d'un bon père.

—Sire, dit le comte avec effort, j'aime mieux vous dire la vérité. Mon absence avait une cause légitime.

-Ah! laquelle? je serais curieux de vous l'entendre articuler tout haut, répondit le roi pour forcer le comte à quelque maladresse.

—J'étais inquiet de mon gendre, sire, et je le cherchais.

—Votre gendre! s'écria Henri avec un soupir ironique, voilà un mot bien pressé de passer par vos lèvres. Gendre s'appelle celui qui a épousé notre fille. Or, ajouta-t-il en riant tout à fait, la vôtre n'est pas encore mariée, je suppose?

Le comte répondit en rassemblant toutes ses forces:

—Je vous demande pardon, sire, Mlle d'Estrées est mariée depuis hier.

Le roi pâlit en ne voyant aucune dénégation sur le visage des assistants.

—Mariée hier!… murmura-t-il le coeur brisé.

—À midi précis, répliqua froidement le comte.

Aussitôt le roi entra dans la salle, d'où tout le monde, sur un geste qu'il fit, s'écarta respectueusement.

—Approchez, monsieur d'Estrées, dit-il au comte avec une solennité qui fit perdre, à ce dernier, le peu d'assurance qu'il avait eu tant de peine à conserver.

Henri fit quelques pas dans la salle, et en proie à une agitation effrayante pour l'interlocuteur, si au lieu de s'appeler Henri, le roi se fût appelé Charles IX ou même Henri III, il s'arrêta tout à coup en face du comte.

—Ainsi, Mlle d'Estrées est mariée, dit-il d'une voix brève, et c'est à n'y plus revenir.

M. d'Estrées s'inclina sans répondre.

—Le procédé est étrangement sauvage, dit le roi, et je n'y croirais point si vos yeux incertains et votre voix tremblante ne me l'eussent à deux fois répété. Vous êtes un méchant homme, monsieur.

—Sire, j'ai voulu garder mon honneur.

—Et vous avez touché à celui du roi! s'écria Henri. De quel droit? monsieur.

—Mais, sire… Il me semble qu'en disposant de ma fille je n'offense pas
Sa Majesté.

—Vrai Dieu! dit Henri sans donner dans le piège, allez-vous jouer aux fins avec moi, par hasard? Quoi, je vous ai fait l'honneur de vous visiter chez vous, de vous nommer mon ami, et vous mariez votre fille sans même m'en donner avis! Depuis quand, en France, n'est-on plus honoré d'inviter le roi à ses noces?

—Sire….

—Vous êtes un méchant homme ou un rustre, monsieur, choisissez.

—L'irritation même de Votre Majesté me prouve….

—Que vous prouve-t-elle, sinon que j'ai été délicat lorsque vous étiez grossier, patient quand vous étiez féroce, observateur des lois de mon royaume, quand vous violiez toutes les lois de la politesse et de l'humanité. Ah! vous aviez peur que je ne vous prisse votre fille! Ce sont des terreurs de croquant, mais non des scrupules de gentilhomme. Que ne me disiez-vous franchement: Sire, veuillez me conserver ma fille. Croyez-vous que je vous eusse passé sur le corps pour la prendre! Suis-je un Tarquin, un Héliogabale? mais non vous m'avez traité comme on traite un larron; s'il vient, on cache la vaisselle d'argent ou on la passe chez le voisin. Ventre saint gris! monsieur d'Estrées, je crois que mon honneur vaut bien le vôtre.

—Sire, balbutia le comte éperdu, écoutez-moi!…

—Qu'avez-vous à me dire de plus? Vous avez sournoisement marié votre fille, ajouterez-vous qu'elle vous y a forcé?

—Comprenez les devoirs d'un père.

—Comprenez les devoirs d'un sujet envers son prince. Ce n'est point français, c'est espagnol ce que vous avez fait là. Pousser, le poignard sur la gorge, une jeune fille pour qu'elle aille à l'autel, profiter de l'absence du roi que cette jeune fille pouvait appeler à l'aide…. Monsieur d'Estrées, vous êtes père, c'est bien; moi, je suis roi, et je me souviendrai!

Après ces mots, entrecoupés de gestes furieux, Henri reprit sa promenade agitée dans la salle.

Le comte, la tête baissée, le visage livide, la sueur au front, s'appuyait à l'un des piliers de la porte, honteux de voir dans le vestibule grossir le nombre des témoins de cette scène, témoins bien instruits désormais, tant le roi avait parlé haut dans la salle sonore.

Tout à coup, Henri, dont la véhémente colère avait cédé à quelque réflexion, aborda brusquement le comte par ces mots:

—Où est votre fille?

—Sire….

—Vous m'avez entendu, je pense?

—Ma fille est chez elle, c'est-à-dire….

—Vous êtes bien libre de la marier, mais je suis libre d'aller lui en faire mes compliments de condoléances. Allons, monsieur, où est-elle?

Le comte se redressant.

—J'aurai l'honneur, dit-il, de diriger Votre Majesté.

—Soit. Vous voulez entendre ce que je vais dire à la pauvre enfant? Eh bien! j'aime autant que vous l'entendiez. Montrez-moi la route.

M. d'Estrées, les dents serrées, les jambes tremblantes, s'inclina et passa devant pour ouvrir les portes. Il conduisit Henri du coté du bâtiment neuf.

—Prévenez le révérend prieur, dit Henri à des religieux groupés sur son passage, que je lui rendrai ma visite tout à l'heure.

Gabrielle, depuis les terribles émotions de la veille, avait gardé la chambre, veillée par Gratienne, qui lui rendait compte exactement du moindre bruit, de la moindre nouvelle. C'est par Gratienne qu'elle avait reçu la réponse du roi, apportée deux heures après le mariage par Pontis, et plus que jamais elle avait déploré sa défaite en voyant le roi si tranquille sur sa fidélité. Maintenant, il ne s'agissait plus que de lutter pour demeurer chez les génovéfains, au lieu de retourner, soit chez son père, soit chez son mari. En cela elle avait reconnu la secrète coopération du frère parleur. M. d'Armeval disparu, rien ne la forçait plus d'aller à Bougival, tout l'engageait à rester au couvent, autour duquel M. d'Estrées, effaré, cherchait son gendre, dont il attribuait l'étrange absence à quelque piège tendu par le roi.

Gabrielle ressemblait au patient dont le bourreau ne se retrouve pas à l'heure du supplice. Levée avant le jour, habillée depuis la veille, elle s'était mise à la fenêtre et interrogeait avec anxiété, tantôt la route pour voir si son père ramènerait le mari perdu, tantôt les jardins pour recueillir les signaux ou les messages que pourraient lui envoyer ses nouveaux amis.

L'agitation de Gabrielle envahissait par contre-coup la chambre d'Espérance. Pontis avait trouvé son blessé dans un état de surexcitation si incroyable, qu'il ne voulait pas croire que le mariage improvisé d'une fille inconnue avec un bossu pût amener de pareilles perturbations dans le cerveau d'un homme raisonnable. Il assemblait les plus bizarres combinaisons pour découvrir la vérité. On le voyait, sautant et ressautant par la fenêtre, courir en quête d'un éclaircissement, comme un renard en chasse; et son ami, au contraire, restait couché, la tête ensevelie sous les oreillers, comme pour étouffer une secrète douleur.

Ce fut Pontis qui, au point du jour, apprit à Espérance que le petit mari n'était pas encore retrouvé.

Pourquoi Espérance se redressa-t-il avec une joie manifeste? pourquoi, ranimé par cette nouvelle, se leva-t-il allègre, souriant? pourquoi accabla-t-il de sarcasmes et de bouffonnes malédictions le seigneur Nicolas, indigne pourtant de sa colère? c'est ce que Pontis chercha vainement à deviner. Espérance y eût peut-être été fort embarrassé lui-même.

En attendant, les deux amis, après leur repas, s'allèrent installer sous les arbres de la fontaine, où Espérance sous prétexte de faire une plus heureuse digestion, se plongea dans l'engourdissement d'une rêverie mélancolique, tandis que Pontis, taillant des pousses de tilleuls, s'en confectionnait des petits sifflets destinés, disait-il, à fêter le retour de M. de Liancourt.

Sans doute, la nuit, cette mère féconde des songes, avait soufflé sur Espérance et Gabrielle quelques-uns de ces rêves qui, lorsqu'ils éclosent simultanément sur deux âmes, les font soeurs et amies malgré elles, par la mystérieuse intimité d'un commerce invisible. Car pendant toute cette matinée, Espérance regarda par une éclaircie des arbres la fenêtre de Mlle d'Estrées, et son regard eut la force d'attirer là Gabrielle, qui, à partir de ce moment, ne détourna plus les yeux de la fontaine.

Elle y était encore, pensive et larmoyante, pareille à la fille de Jephté, quand un bruit de voix dans l'allée principale changea tout à coup l'attitude des jeunes gens sous le berceau. Ils se levèrent avec des marques de surprise et de respect qui furent aperçues de Gabrielle; et au même moment Gratienne accourut en s'écriant;

—Le roi!

Gabrielle vit dans le parterre M. d'Estrées qui s'avançait lentement; le roi venait à sa suite, et derrière eux, quelques religieux et les serviteurs de Henri formaient un groupe, discrètement écarté d'environ trente pas.

La jeune fille, oubliant tout, se précipita par les degrés, et vint, folle d'émotion, jusqu'à la séparation des deux jardins. Là, elle tomba agenouillée aux pieds d'Henri, en s'écriant avec un torrent de larmes:

—Oh! mon cher sire!…

Le roi si tendre et si affligé ne put tenir à un pareil spectacle, il releva Gabrielle en larmoyant lui-même et murmura:

—C'en est donc fait!

Qu'on se figure l'attitude de M. d'Estrées pendant ces lamentations. Il en mordait de rage ses gants et son chapeau.

—Mademoiselle, dit le roi, voilà donc pourquoi vous n'êtes pas venue à
Saint-Denis aujourd'hui, joindre vos prières à celles de tous mes amis!

—Mon coeur a dit ces prières, sire, répliqua Gabrielle, et nul en votre royaume ne les a prononcées plus sincères pour votre bonheur.

—Pendant que vous étiez malheureuse! car vous l'êtes, n'est-ce pas, du mariage que l'on vous a fait faire.

—J'ai dû obéir à mon père, sire, répliqua Gabrielle en redoublant de soupirs et de larmes.

—Un roi, reprit Henri d'un air courroucé, ne violente pas les pères de famille dans l'exercice de leurs droits. Mais quand les femmes sont malheureuses et qu'elles se viennent plaindre à lui, le roi est maître d'y porter remède. Adressez-moi vos plaintes, mademoiselle. Hélas! je dois dire madame… mais telle a été l'incivilité de cette maison que j'ignore jusqu'au nom de votre mari.

M. d'Estrées crut devoir intervenir.

—C'est un loyal gentilhomme, serviteur dévoué de sa Majesté. D'ailleurs, je crois pouvoir hasarder que vous le connaissez maintenant, sire.

—Je ne vous comprends pas, monsieur, dit le roi avec hauteur.

—Mon père veut dire que M. de Liancourt a disparu depuis le mariage, s'écria Gabrielle, dont l'excellent coeur voulait à la fois rassurer l'amant et protéger le père.

—Disparu! dit le roi charmé.

—Et monsieur d'Estrées, ajouta Gabrielle avec un malicieux sourire, semble supposer que Votre Majesté pourrait en savoir quelque chose.

—Qu'est-ce à dire? demanda Henri.

Le roi sait toujours tout, dit M. d'Estrées, fort gêné.

—Quand je sais les choses, monsieur, je ne les demande pas. A présent, grâce à madame, je sais que son mari s'appelle Liancourt, qui est, si je ne me trompe, une maison picarde.

—Oui, sire, dit M. d'Estrées.

—Mais le seul Liancourt que je connaisse est bossu.

—Précisément, s'écria Gabrielle.

—Je m'en attriste, dit Henri, cachant mal sa mauvaise humeur; mais ce dont je me réjouis, c'est qu'il ait eu le bon goût de disparaître pour ne point gâter, papillon difforme, une si fraîche et si noble fleur.

M. d'Estrées grinçant des dents:

—J'oserais pourtant, dit-il, supplier Votre Majesté de donner des ordres pour que monsieur de Liancourt soit retrouvé. Une pareille disparition, si elle vient d'un crime, intéresse le roi, puisque la victime est un de ses sujets; si elle n'est que le résultat d'une plaisanterie, comme cela peut être, la plaisanterie trouble et afflige toute une famille; elle porte atteinte à la considération d'une jeune femme. C'est donc encore au roi de la faire cesser.

—Ah, par exemple! s'écria Henri, vous me la baillez belle, monsieur. Que je m'inquiète, moi, des maris perdus, des bossus égarés!… Dieu m'est témoin qu'en un jour de bataille je cherche moi-même, bien bas courbé, bien palpitant, mes pauvres sujets, couchés blessés ou morts sur la plaine. Et je ne m'y épargne pas plus que le moindre valet d'armée. Mais, quand vous avez marié votre fille sans dire gare, me forcer à fouiller le pays pour retrouver votre gendre, moi qui suis enchanté de le savoir à tous les diables, ventre-saint-gris, vous me prenez pour un roi de paille, monsieur d'Estrées. Si je savais où est votre favori, je ne vous le dirais pas; ainsi, allumez toutes vos chandelles, bonhomme, et cherchez!

Gabrielle et Gratienne, entraînées par cette verve irrésistible, ne purent s'empêcher, l'une de sourire, l'autre de rire immodérément. M. d'Estrées, plus pâle et plus furieux que jamais:

—Si c'est là, dit-il, une réponse digne de mes services, de ceux de mon fils et de notre infatigable dévouement, si c'est là ce que je dois rapporter à tous mes amis qui attendent dans ma maison, où je n'ose retourner de peur des railleries….

—Si l'on vous raille, monsieur, répliqua le roi d'un ton de maître irrité par ces imprudentes paroles, vous n'aurez que ce que vous méritez, vous qui vous êtes défié du roi de France, d'un gentilhomme sans tache ni tare! Quant à vos services, que vous me reprochez, c'est bien, gardez-les! A partir de ce moment, je n'en veux plus! Demeurez chez vous; je vous enverrai demain votre fils, le marquis de Coeuvres, qui pourtant est un honnête homme, et que j'aimais comme un frère, tant à cause de son mérite, que par amitié pour sa soeur. Restez tous ensemble, monsieur, vous, votre fils et votre gendre. Je suis né roi de Navarre sans vous, devenu roi de France sans vous ni les vôtres, et je saurai m'asseoir sur mon trône en mon Louvre, sans votre service si mesquinement reproché.

—Sire! s'écria M. d'Estrées en se prosternant éperdu, car il voyait s'écrouler, ruinés à jamais, la fortune et l'avenir de sa maison, vous m'accablez!…

—Çà! dit le roi, livrez-moi passage. C'est rompu entre nous, monsieur.

Le comte s'éloigna suffoqué par la honte et la douleur.

—Et entre nous? demanda plus bas Henri à Gabrielle.

—Loyal vous avez été sire, dit la pâle jeune femme; loyale je serai. Vous avez tenu votre parole, et vous voilà catholique; je tiendrai la mienne, je suis vôtre; seulement, gardez votre bien.

—Oh! gardez-le-moi, vous! s'écria Henri avec les transports d'un amour passionné. Jurez-moi encore fidélité, en notre commun malheur! Si votre mari se retrouve, ne m'oubliez pas!

—Je me souviendrai que j'appartiens à un autre maître. Mais abrégez mon supplice, sire!

—Soyez bénie pour cette parole…. Votre main.

Gabrielle tendit sa douce main, que le roi caressa d'un baiser respectueux.

—Je pars cette nuit même pour entreprendre contre Paris, dit le roi; avant peu vous aurez de mes nouvelles. Mais comment avez-vous pu me donner des vôtres, et par un de mes gardes encore?

—C'est l'un des deux jeunes gens logés au couvent, dit Gabrielle, deux coeurs généreux, deux amis pleins de courage et d'esprit.

—Ah! oui. L'un d'eux est ce blessé amené par Crillon, un beau garçon dont j'aime tant la figure!

Gabrielle rougit. Espérance, debout, devant une touffe de sureaux, la regardait de loin, immobile et pâle, un bras passé autour du col de Pontis.

Le roi se retourna pour suivre le regard de Gabrielle, et apercevant les jeunes gens:

—Je les remercierais moi-même, dit-il, si ce n'était vous trahir.
Remerciez-les bien pour moi.

Et il fit un petit signe amical à Pontis dont le coeur tressaillit de joie.

—Sire, dit Gabrielle, autant par compassion pour son père que pour détourner l'attention du roi, dont un mot de plus sur Espérance l'eût peut-être embarrassée, vous ne partirez point sans pardonner à mon pauvre père. Hélas! il a été dur pour moi, mais c'est un honnête et fidèle serviteur. Et mon frère! souffrirait-il aussi de mon malheur? Le priveriez-vous de servir son roi?

—Vous êtes une bonne âme, Gabrielle, dit Henri, et je ne suis point vindicatif. Je pardonnerai à votre père d'autant plus volontiers que le mari est plus ridicule. Mais je veux qu'il vous doive mon pardon, et que ce pardon nous profite. Laissons-lui croire jusqu'à nouvel ordre que j'ai conservé mon ressentiment. D'ailleurs, j'en ai, du ressentiment. Le coup vibre encore dans mon coeur.

—Ce sera vous honorer aussi, continua la jeune femme, que de ne point faire de mal à ce pauvre disgracié, mon mari. Continuez à le retenir loin de moi sans qu'il souffre autrement, n'est-ce pas?…

—Mais ce n'est pas de mon fait qu'il est absent! s'écria le roi, j'ai cru que vous lui aviez joué ce tour.

—Vraiment? dit Gabrielle, j'en suis innocente; que lui est-il donc arrivé alors?

Elle fut interrompue par l'arrivée de frère Robert qui, pour venir à la rencontre du roi, avait laissé quelques personnes qu'on apercevait de loin sous le grand vestibule du couvent.

—Il est bien triste, dit le roi, d'être forcé de partir à jeun lorsqu'on venait dîner chez des amis.

—Le révérend prieur, répliqua frère Robert, a préparé une collation pour Votre Majesté. Ai-je eu raison de la faire servir sous le bel ombrage de la fontaine?

—Ah, oui! s'écria Henri, en plein air, sous le ciel! On se voit mieux, les yeux sont plus sincères, les coeurs plus légers. Vous me ferez les honneurs de cette collation, n'est-ce pas, madame, ce sera votre premier acte de liberté.

—Permettez, sire, ajouta Gabrielle, que j'aille un peu consoler mon père.

—Bien peu!… revenez vite, car mes instants sont comptés.

Gabrielle partit. On vit des religieux dresser une table sous le berceau, d'où Espérance et Pontis s'était discrètement éloignés à leur approche.

Le roi s'avança vers le moine et le regarda d'un air d'affectueux reproche.

—Voilà donc, murmura-t-il en désignant du doigt Gabrielle, comment l'on m'aime et l'on me sert en cette maison! J'avais un trésor précieux, on le livre à autrui! oh! frère Robert, j'ai décidément ici des ennemis!

—Sire, répliqua le moine, voici ce que répondrait notre prieur à Votre
Majesté:—C'est un crime odieux d'enlever une jeune fille à son père.
C'est seulement un péché d'enlever sa femme à un mari; et lorsque la femme
à été mariée par force, le péché diminue.

—Alors, à tout péché miséricorde, répliqua le roi en soupirant; mais en attendant, Gabrielle est mariée.

—Votre Majesté ne l'est-elle pas?

—Oh! mais moi, je ferai rompre quelque jour mon mariage avec madame
Marguerite.

—Si vous en avez le pouvoir sur une grande princesse soutenue par le pape, à plus forte raison pourrez-vous rompre l'union de madame Gabrielle avec un petit gentilhomme. Jusque-là, tout est pour le mieux.

—Si ce n'est qu'un mari est un mari, c'est-à-dire un danger pour sa femme.

—Présent, c'est possible, mais absent?

—Oh! celui-là reviendra.

—Croyez-vous, sire? Moi je ne le crois pas.

—La raison?

—Votre Majesté est trop en colère, et si ce malheureux se présentait il sait bien qu'il serait perdu.

—Il se cache, s'écria le roi dans un élan de gasconne. Où cela? dis.

—Ouais!… déclama le moine avec un sérieux comique, pour que je le livre à votre vengeance, n'est-ce pas? C'est là une question de tyran. Mais j'ai promis de sauver la victime, et je la sauverai, dussiez-vous me demander ma tête!

En disant ces mots avec majesté, il remuait un formidable trousseau de clés à sa ceinture.

—Oh! frère Robert! que vous êtes bien toujours le même! murmura le roi, riant et s'attendrissant à la fois.

—J'oubliais d'annoncer à Votre Majesté, interrompit le moine, que M. le comte d'Auvergne attend votre bon plaisir avec des dames et des cavaliers….

—Le comte d'Auvergne, que me veut-il? demanda le roi surpris.

—Il vous le dira sans doute, sire, car le voilà qui vient avec sa compagnie.

III

COUPS DE THÉATRE

Sur un signe du frère parleur, les dames qui accompagnaient M. d'Auvergne s'avancèrent. Dieu sait la joie; elles étaient au comble de leurs désirs.

Henri se sentait trop heureux pour ne pas faire bon visage. Il accueillit gracieusement le comte d'Auvergne et salua les dames par un: «Voilà de bien aimables dames!» qui acheva de lui conquérir M. d'Entragues, déjà fort disposé au royalisme le plus ardent.

—J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté madame ma mère, ajouta le comte en désignant Marie Touchet.

Le roi connaissait l'illustre personne, il salua en homme qui sait pardonner.

—Mon beau-père, M. le comte d'Entragues, poursuivit le jeune homme.

Le beau-père se courba en deux parties égales.

—Et mademoiselle d'Entragues, ma soeur, acheva le comte en prenant par la main Henriette, toute frémissante sous l'oeil attentif du roi.

—Une personne accomplie, murmura Henri, qui parcourut en connaisseur la toilette et les charmes de la jeune fille.

M. le comte d'Auvergne se rapprochant du roi avec un sourire:

—Votre Majesté, dit-il, la reconnaît-elle?

—Non, je n'avais jamais vu tant de grâces.

Le comte se pencha à l'oreille d'Henri, et lui dit tout bas:

—Votre Majesté ne se souvient donc pas du bac de Pontoise et de cette jolie jambe qui nous occupa si longtemps.

—Si, pardieu! s'écria le roi, voilà que je me rappelle. Eh bien, est-ce que cette charmante jambe….

—Ce jour-là, sire, Mlle d'Entragues, revenant de Normandie, eut l'honneur de se rencontrer à Pontoise sur le chemin de Votre Majesté.

—Vous ne me l'avez pas dit, d'Auvergne.

—Je ne connaissais point encore ma soeur.

Pendant toute cette conversation, pour le moins singulière, Henriette, les yeux baissés, rougissait comme une fraise. M. d'Entragues faisait la roue, et Marie Touchet, dans sa gravité majestueuse, feignait de ne rien entendre, pour être moins gênée et n'être pas gênante.

Le roi, que deux beaux yeux enivraient toujours, comme certains vins capiteux qu'on fuit et qu'on aime, s'écria:

—Vous avez bien fait, d'Auvergne, de ne pas être avare de vos trésors de famille; d'autant mieux que la présence de ces dames ici dément certains bruits de ligue mal sonnants avec les noms d'Entragues et de Touchet.

Ce fut au tour des grands parents à rougir.

—Sire, balbutia M. d'Entragues, Votre Majesté pourrait-elle soupçonner un seul instant notre respectueuse fidélité?

—Eh! eh!… en temps de guerre civile, dit le roi avec un sourire, qui peut répondre de soi?

—Sire, répondit Marie Touchet solennellement, le roi catholique est le roi de tous les bons Français, et nous avons fait quatre lieues à cheval pour venir le déclarer à Votre Majesté.

—Eh bien, s'écria gaiement Henri, à la bonne heure; j'aime cette réponse, elle est franche. Hier, je n'étais pas bon à jeter aux Espagnols; aujourd'hui, Vive le roi! Ventre saint-gris! vous avez raison, madame; et mon abjuration, ne m'eût-elle valu que d'être reconnu et salué des belles dames, je m'en réjouirais encore. Allons, allons, aujourd'hui n'est plus hier; enterrons hier, puisqu'il ne plaisait point à mes belles sujettes.

—Vive le roi! s'écria M. d'Entragues en délire.

—Oh! le roi, d'un seul mot, gagne les coeurs, dit Marie Touchet d'un air précieux qui eût donné de la jalousie à Charles IX, et contraria Henriette.

—Mademoiselle ne parle pas, fit remarquer le roi.

—Je pense beaucoup, sire, répliqua la jeune fille avec un regard près duquel ceux de sa mère n'étaient que feux follets.

Le roi, que toutes ces escarmouches galantes transportaient d'aise, remercia Henriette par un salut plus que courtois.

—Il me semble que nous allons bien, murmura le comte d'Auvergne à l'oreille de M. d'Entragues.

Frère Robert, qui pendant cette scène avait tout vu sans paraître rien voir, détacha un des religieux pour annoncer au roi que le couvert était mis.

—C'est vrai; j'oubliais la faim dit Henri avec une galanterie à double adresse. La collation attend; venez mesdames; la route doit vous avoir bien disposées. Nous goûterons le vin du couvent.

Cette invitation faillit suffoquer les Entragues. L'orgueil, l'avarice et la luxure se regardèrent radieux suant la joie par tous les pores. Déjà ils se croyaient couronnés.

—Et voici une charmante hôtesse qui nous en fera les honneurs, continua Henri en désignant Gabrielle qu'on voyait s'avancer splendidement belle sous l'allée ruisselante d'un soleil qu'elle effaçait.

La scène changea, les Entragues pâlirent; Henriette fit un pas involontairement, comme pour combattre cette rivale qui arrivait. Elle en dévora les traits, le maintien, la taille, les mains, les pieds, la parure en un seul coup d'oeil, empreint de toute sa haine intelligente et, de pâle qu'elle était, Henriette devint livide, car tout ce qu'elle venait de voir était incomparable, inattaquable, parfait.

M. d'Entragues, effrayé, dit tout bas à son beau-fils:

—Qui est celle-là?

—J'ai bien peur que ce ne soit la nouvelle passion du roi, dit le comte, cette d'Estrées dont je vous parlais.

—Elle est bien aussi, murmura M. d'Entragues, n'est-ce pas, madame?

—Elle est blonde répliqua Marie Touchet avec un dédain qui ne rassura pas ces messieurs.

Le roi était allé prendre la main de Gabrielle et l'avait amenée à table. Les dames frissonnèrent de rage lorsque Henri, au lieu de leur présenter Gabrielle, les présenta elles-mêmes à la jeune femme, qui salua la compagnie avec une grâce modeste et une sécurité plus désespérante encore que sa beauté.

Le roi s'assit, plaçant Gabrielle à sa droite, Marie Touchet à sa gauche. Henriette s'alla mettre en face, entre son père et son frère. Elle avait la ressource de plonger ses regards comme des coups d'épée dans l'âme de cette inconnue, qui venait lui voler sa place à la droite du roi.

Henri, s'étant fait verser a boire:

—Je bois, dit-il d'abord, au bonheur de la nouvelle marquise de Liancourt, qui s'appelait hier mademoiselle d'Estrées.

Chacun dut imiter le roi; mais Henriette ne toucha pas même son verre de ses lèvres.

—Il va falloir déraciner cette fleur avant qu'elle n'ait pris croissance, murmura le comte d'Auvergne bas à sa mère, tandis que le roi souriait à Gabrielle, brusquez, et tranchez!

—Sire, dit Marie Touchet, notre visite avait un double but. Il s'agissait non-seulement de présenter nos humbles félicitations à Sa Majesté,—c'était là nous obliger nous-mêmes,—mais d'offrir au roi nos services au moment de la campagne qui va s'ouvrir. Il se répand partout que Votre Majesté marche contre Paris, or le roi n'a ni camp formé, ni quartier général digne d'un si grand prince.

—C'est vrai, dit Henri, sans comprendre encore le but de ce discours.

—J'ai souvent ouï dire, poursuivit Marie Touchet, à des hommes expérimentés dans la guerre, qu'une des meilleures positions autour de Paris est l'espace compris entre la route de Saint-Denis et Pontoise.

—C'est encore vrai, madame.

—Nous y avons une maison assez simple, mais commode et fortifiée naturellement, à l'abri de toute insulte. Quel honneur pour nous si Sa Majesté daignait la choisir pour asile!

—Ormesson, je crois? dit Henri.

—Oui, sire. Comblez de joie toute notre famille en acceptant. C'est une maison historique, sire: le feu roi Charles IX s'y plut quelquefois, et bon nombre d'arbres ont été plantés de ses mains royales…. Dîtes un mot, sire, et cette maison sera à jamais illustre.

Henri regardait les yeux ardents de mademoiselle d'Entragues, qui le fascinaient sous prétexte de le supplier.

—De là, s'écria M. d'Entragues, pour décider le roi, on a le pied sur toutes les routes.

—On vient même ici en une heure et demie, ajouta le comte d'Auvergne.

—Sans compter que le roi étant chez lui, s'il daigne accepter, reprit Marie Touchet, trouvera des appartements à Ormesson pour toutes les personnes qu'il y voudra loger.

Cette dernière phrase contenait tant de choses! Elle promettait si poliment une complaisance que réclament trop souvent les fausses positions amoureuses, que déjà Henri flottait, en interrogeant du regard Gabrielle.

Soudain il vit derrière Henriette, à quelques pas, osciller lentement le capuchon du frère parleur, comme si ce triangle de laine grise eût dit: Non! non! non!

Il regarda plus fixement, comme pour interroger le moine, et le capuchon répéta: Non! non! non!

—Chicot ne veut pas que j'aille à Ormesson, se dit Henri avec surprise. Il doit avoir ses raisons.

—Impossible, madame, répliqua-t-il avec un gracieux sourire. L'ordre de mes plans ne me permet point de faire ce que vous désirez. Je n'en reste pas moins votre obligé.

—Bien, fit le capuchon en s'inclinant de haut en bas jusque sur la poitrine du moine.

—Allons, se dit le roi avec un sourire que nul ne put comprendre, me voilà réduit au rôle du prieur Gorenflot, avec cette différence que je parle pour le frère parleur.

Le désappointement qui se peignit sur tous les visages eût pu montrer à Henri combien était avancé déjà l'édifice que son refus venait de faire crouler.

—Encore battus cette fois; nous chercherons autre chose, se dit le comte d'Auvergne.

Gabrielle promenait autour d'elle, dans sa naïve innocence, des regards affables, caressants, qui eussent adouci de leur seul reflet tous ces fauves coups d'oeil de tigres. Henriette allait se décider à battre en brèche l'esprit du roi puisque rien ne pouvait ébranler son coeur.

Et déjà elle commençait un de ces entretiens tout saccadés, où son génie brillant de malice et d'audace allait lui conquérir un triomphe. Déjà le roi, plus attentif, ripostait à ce bombardement, lorsque le frère parleur, s'approchant d'Henriette, lui dit avec bonhomie:

—N'est-ce point vous, madame, qui auriez perdu quelque chose?

—Moi? s'écria Henriette surprise.

—En route… un joyau.

—Mon bracelet peut-être. Mais qu'importe?

—Il vous est rapporté par un gentilhomme qui l'a trouvé.

—Un gentilhomme? demanda le roi.

—Je ne sais pas son nom, dit naïvement frère Robert.

—Eh bien! qu'il entre et rende le bracelet, dit Henri.

Frère parleur fit un signe au religieux, et l'on vit s'approcher à grands pas quelqu'un dont la présence arracha à Henriette et à sa mère un mouvement de colère bientôt réprimé.

C'était la Ramée, le bracelet à la main.

—Qu'a donc cet éternel la Ramée, murmura le comte d'Auvergne à l'oreille de M. d'Entragues, on dirait une mouche altérée qui suit nos chevaux depuis ce matin.

—Voilà une mauvaise figure, dit le roi tout bas à Gabrielle, en considérant le pâle jeune homme. Savez-vous à qui il ressemble?

—Non, sire.

—Vous allez voir! N'est-ce pas, madame, ajoute étourdiment Henri s'adressant à Marie Touchet, que ce jeune homme ressemble à feu mon beau-frère Charles IX?

—En effet…quelque peu, répondit Marie Touchet en se pinçant les lèvres.

La Ramée ne s'avançait plus; il restait à moitié caché par les arbres, tenant toujours le bracelet que Mlle d'Entragues ne lui redemandait pas. Ce qu'il avait tant souhaité il l'avait enfin! Surveiller Henriette, même dans l'endroit où elle se fût le moins attendue à le voir.

Et en effet, l'obsession victorieuse de ce gardien infatigable commençait à épouvanter la jeune fille, qui cherchait du secours dans l'oeil froid et impénétrable de sa mère.

Ce petit malaise passa pourtant inaperçu, grâce à l'habitude de dissimuler qui fait partie de toute éducation mondaine. La Ramée remit le joyau à Henriette, qui n'eut pas pour lui, même un remercîment. Le roi s'entretint encore quelques secondes de la ressemblance du personnage avec le feu roi. Les dames se rassurèrent, le comte d'Auvergne prit un parti, M. d'Entragues se promit de jeter à la porte sans rémission le malencontreux jeune homme qui se permettait d'avoir avec Charles IX un air, ou même un faux air de famille et, enfin, la Ramée profita de cette pause pour s'éloigner de quelques pas, et continuer, sans être remarqué, son rôle d'observateur.

Henriette, comme si, en se retirant d'elle, ce mauvais génie lui eût rendu l'esprit et la vie, commença ses saillies; plus hardie parce que le danger était plus grand, elle déploya tant de finesse et de méchanceté divertissante que le roi, piquant et gascon comme quatre, se mit à rire et rendit coup pour coup, épigramme pour épigramme, folie pour folie à cette sirène toujours l'oeil alerte, toujours prête à la riposte, victorieuse souvent, vaincue jamais, et qui, plus sûre de son terrain, commençait, comme tout bon général après une heure d'équilibre dans la bataille, à faire charger sa réserve pour relever la position et déloger l'ennemi.

Gabrielle avait ri d'abord comme tout le monde; elle avait fourni son mot sensé, délicat, tendre à la conversation générale; mais l'affaire dégénérant en un duel où Henriette et le roi s'engageaient seuls, elle se tut comme font les esprits doux et graves auxquels le bruit fait peur, elle sourit des lèvres, puis ne sourit plus, et se contenta d'écouter, éblouie, fatiguée, gênée même par cet intarissable volcan d'explosions et d'étincelles.

—La blonde est battue, murmura Marie Touchet à l'oreille de son fils.

Tout à coup l'ombre du frère parleur s'interposa entre le soleil et
Henriette.

—Sire, dit-il, ces jeunes gens que vous avez mandés sont là-bas qui attendent.

—Quels jeunes gens? demanda Henri tout à fait distrait par l'enchanteresse, et qui peut-être même en voulut à frère Robert de l'avoir troublé, je n'ai mandé personne que je sache.

—Ceux que Votre Majesté voulait remercier, continua le frère sans s'effaroucher de l'étonnement du roi.

—Ah! je sais, moi, dit tout bas Gabrielle rougissante à l'oreille d'Henri
IV, ce garde, son ami….

—Très-bien! très-bien! s'écria Henri, oui, nos amis, appelez-les, frère Robert, ils ne sont pas de trop, et je les verrai volontiers avant mon départ.

Un religieux partit au signe du frère parleur.

Henri se retourna vers Mme d'Entragues et Henriette:

—Je veux que vous les voyiez; l'un d'eux, surtout, dit-il; l'autre est dans mes gardes, et n'a rien que très-ordinaire; mais le blessé est ce qu'on peut appeler un charmant garçon.

—Le blessé? dirent à la fois plusieurs voix, il est blessé?

—Oui; Crillon qui l'aime et le protège,—entre nous, c'est une excellente recommandation,—l'a fait conduire ici, où ces dignes religieux l'ont guéri et rétabli comme par miracle. Et vraiment, c'est une bénédiction du ciel qu'il ait échappé ainsi à la mort, car la blessure était, dit-on, affreuse; n'est-ce pas, frère Robert.

—Un grand coup de couteau dans la poitrine, dit le moine qui, froidement, promena ses regards autour de lui, sans paraître remarquer ni le tressaillement d'Henriette, ni la rougeur de sa mère, ni le soubresaut convulsif que fit la Ramée derrière l'arbre qui l'abritait.

—Tenez, mesdames, ajouta le roi, voici ces jeunes gens qui arrivent; jugez vous-mêmes si celui dont je parle n'est pas d'une beauté à rendre les femmes jalouses.

—Voyons cette merveille, dit Marie Touchet.

—Admirons ce phénix, dit Henriette avec enjouement.

Tout à coup Marie Touchet pâlit et laissa tomber le verre qu'elle tenait à la main. Henriette, qui s'était retournée pour voir plus tôt, se leva comme à l'aspect d'un danger terrible. Elle poussa un cri, et ses doigts crispés se cramponnèrent convulsivement à la table qui retenait tout son corps cambré en arrière.

Espérance et Pontis, conduits par un servant, débouchaient de l'allée, et venaient d'entrer sous le berceau. Espérance, qui marchait le premier, s'était incliné pour saluer son hôte illustre. Lorsqu'il se redressa, il vit en face de lui, à trois pas, la figure livide d'Henriette, dont la terreur roidissait les lèvres et dilatait les yeux. Il saisit la main de Pontis et resta cloué au sol.

Au cri de la jeune fille, une rauque exclamation avait répondu sous les arbres. La Ramée aussi venait de reconnaître le fantôme d'Espérance et le couvait d'un regard épouvanté, comme Macbeth regarde l'ombre de Banquo, comme le remords regarde le châtiment.

Ni M. d'Entragues, ni M. d'Auvergne ne semblaient rien comprendre à cette scène. Quant au roi, après quelques mots vagues adressés à Espérance, il avait, pour s'instruire, attaché ses yeux sur le moine qui, en ce moment, rejeta son capuchon en arrière, pour mieux dévorer chaque détail du spectacle, et sa physionomie curieuse et maligne fit dire à Henri:

—Il faut qu'il se passe ici quelque chose d'extraordinaire, car notre ancien ami vient d'oublier un instant le rôle de frère Robert.

Henriette, après avoir essayé vainement de dominer son émotion, après avoir tenté de repousser l'apparition par toutes les forces de sa volonté, de sa nature énergique, ne résista plus au feu terrible qui jaillissait des prunelles d'Espérance. Elle chancela, la main qui lui servait d'arc-boutant fléchit, tout le corps s'affaissa, et sans le secours des deux bras de son père, elle fût tombée à la renverse.

La pâleur de Marie Touchet s'expliqua aussitôt par l'état douloureux de sa fille, et Gabrielle s'étant avec une vive compassion emparée de Mlle d'Entragues pour lui faire reprendre connaissance, le comte d'Auvergne ne s'occupa plus que de remettre en bonne voie l'esprit du roi qui faisait déjà des questions embarrassantes.

—Que peut avoir cette jeune fille? disait Henri en regardant frère Robert.
Serait-ce la vue de notre Adonis qui l'aurait ainsi férue d'amour?

—Mademoiselle a vu sans doute quelque énorme araignée, dit tranquillement le moine, ou bien une chenille de celles que nous appelons hirsuta; elles sont communes dans nos jardins.

—C'est cela, s'écria M. d'Entragues en essayant de redresser sa fille et sa femme, n'est-ce pas, madame, que c'est cela?

—A la bonne heure! dit le roi de plus en plus défiant à la vue du trouble général.

Marie Touchet balbutia quelques mots sans suite.

—Laissons les dames prendre soin des dames, ajouta Henri. Je vais remonter à cheval. Que nul ne se dérange. Tout le monde est trop occupé ici.

—Nous accompagnerons au moins Votre Majesté jusqu'aux portes, dirent le comte et son beau-père en se faisant force clins d'yeux désespérés.

Henri baisa tendrement la main de Gabrielle et se mit en route suivi des deux Entragues et du frère parleur.

Espérance et Pontis, les bras entrelacés, se montraient l'un à l'autre la
Ramée immobile à distance, comme un serpent tenu en arrêt par un lion.

Deux traits de plume suffiront pour expliquer la position de chacun des personnages de ce tableau.

Gabrielle suivant des yeux le roi, et regardant avec curiosité soit Mlle d'Entragues, soit Espérance; Marie Touchet empressée de faire revenir sa fille; Henriette plus à l'aise depuis que le départ du roi empêchait toute explication.

Au fond du berceau Espérance et Pontis, et en face d'eux la Ramée.

—Voilà bien le scélérat, dit Pontis à son ami; il nous brave!

—Tu te trompes, répliqua Espérance; il est à moitié mort de peur.

—Il faudrait qu'il fût mort tout à fait, M. Espérance.

—Ah! souviens-toi de nos conditions. Pas un mot qui révèle jamais le secret d'Henriette. Vois sa pâleur; vois cet évanouissement, et avoue qu'elle m'a pris pour un fantôme. Crois-tu que je me venge!

—Médiocrement, dit Pontis.

—Cela me suffit, compagnon.

—Pas à moi, murmura le garde. En tout cas, si vous n'avez rien à demander à la demoiselle, j'ai encore un compte à régler avec le garçon. Il a voulu me faire pendre, moi!

—Vous me ferez le plaisir, Pontis, dit sévèrement Espérance, de laisser votre épée au fourreau! C'est une affaire qui me regarde seul. Ah! pas de discussion, pas de coup de tête,—l'épée au fourreau!

—Soit, répliqua Pontis; il sera fait comme vous le désirez.

—Tu le promets?

—Je le jure!

—Eh bien! suis-moi, nous allons prendre le drôle dans quelque coin, je lui dirai deux mots qu'il n'oubliera de sa vie.

Pontis, que les pourparlers impatientaient dans cette circonstance, où les coups lui paraissaient le seul dénoûment possible, haussa les épaules en grommelant une diatribe contre ces généreux absurdes qui sont l'éternelle pâture des lâches et des méchants.

Espérance lui prit le bras et commença de marcher avec lui vers la Ramée, dont les joues devenaient plus pâles à mesure que ses ennemis s'approchaient de lui.

Mais avant qu'ils se fussent joints, Henriette, qui avait compris sans l'entendre chaque nuance de ce dialogue, s'arracha des bras de sa mère et de Gabrielle. Elle courut à Espérance, lui saisit la main et l'entraîna, par un geste rapide comme la pensée, hors du berceau où l'intelligente Marie Touchet retint Gabrielle. Le champ demeura libre de cette façon à toutes les explications possibles.

Espérance essaya bien de résister, mais Henriette, cette fois encore, fut irrésistible. Pontis ne se sentit pas plus tôt libre, qu'il traversa le jardin à la course et disparut dans le rez-de-chaussée du couvent, en se disant avec une sombre ironie:

—J'ai mon idée, Espérance n'aura rien à dire et l'épée restera au fourreau!

Ce qu'il allait faire si vite et si loin, nous le verrons tout à l'heure. Il est certain que la Ramée ne s'en doutait pas, et qu'Espérance en le voyant fuir si vite ne s'en fut jamais douté non plus quand même son attention n'eût pas été absorbée tout entière par Henriette. Celle-ci, une fois hors de la portée des voix, arrêta Espérance, et le regardant avec des yeux noyés de larmes, qui n'étaient pas feintes:

—Pardon! s'écria-t-elle. Oh! pardon, monsieur, vous ne m'accusez point, n'est-ce pas de l'horrible aventure qui a failli vous coûter la vie.

—Je ne vous accuse, assurément, mademoiselle, dit Espérance d'un ton calme, ni de m'avoir assassiné vous-même, ni de m'avoir jeté sous le couteau.

—De quoi m'accuserez-vous alors?

—Mais il me semble que je ne vous ai rien dit, mademoiselle. Je suis en ce couvent pour me rétablir. Je ne vous y ai pas appelée; vous arrivez par hasard, vous me voyez, c'est tout simple, puisque j'y suis.

—Vivant! Oh! Dieu merci, ce remords va donc cesser d'empoisonner mes nuits.

—Enchanté, mademoiselle, d'avoir involontairement contribué à vous rendre le sommeil meilleur. Mais, puisque vous êtes rassurée, et que désormais vos nuits, comme vous dites, vont devenir charmantes, nous n'avons plus rien à nous raconter. Saluons-nous donc poliment. Pour ma part, je vous tire ma révérence.

Tenez, voilà madame votre mère qui regarde de ce côté comme si elle vous rappelait.

—Ma mère! ma mère! il s'agit bien de ma mère. Elle doit être trop heureuse que je réussisse près de vous! s'écria Henriette avec furie.

—Comme vous y allez! Une mère si sévère, aux yeux de qui vous vous compromettez à me parler!

Cette ironie fit bondir Henriette comme un coup d'éperon.

—Par grâce! dit-elle, ne m'épargnez point la colère, les reproches, l'insulte même, cela se pardonne chez un homme aussi cruellement offensé; mais le sarcasme, le mépris…oh! monsieur!

—Et pourquoi donc vous honorerais-je de ma colère? répliqua Espérance. Jalouse, un poignard à la main, vous m'eussiez troué la poitrine, bien, je vous redouterais, je ne vous mépriserais pas. Mais vous rappelez-vous cette femme, cette hyène, cette voleuse, qui s'est penchée sur mon cadavre? Vous l'avez peut-être oubliée, je m'en souviens toujours. Je ne veux, plus avoir rien de commun avec cette femme. Allez de votre côté, madame, laissez-moi vivre du mien.

—J'ai été lâche, j'ai été vile, j'ai eu peur.

—Que m'importe, je ne vous demande point de justification. Ma blessure est cicatrisée, ou à peu près; tenez.

Il ouvrit sa poitrine dont la blanche et douce surface était sillonnée par une cicatrice encore rouge et enflammée.

Elle frissonna et cacha son visage dans ses mains.

—Vous voyez bien, reprit-il, que je n'ai plus le droit de garder rancune à l'assassin. Souffrance du corps, morsures dévorantes, brûlure amère, douze à quinze nuits de fièvre, de délire, qu'est-ce que cela?…c'est le payement des heures de volupté, d'ivresse, que ma maîtresse m'avait données. Nous sommes quittes. Quant à l'âme, oh! c'est différent. Effaçons, effaçons.

Il salua de nouveau et chercha une allée de traverse, elle le retint avidement.

—Et si je vous aime! s'écria-t-elle, si je vous trouve beau, juste, sublime, si je m'humilie, si je me dénonce et que je vous avoue, si toute ma vie est suspendue à votre pardon, si, depuis que vous m'avez quittée, oh! quittée, comment, hélas! si depuis le terrible moment où je me suis réveillée, quand on n'a plus trouvé votre corps, quand ma mère et ce la Ramée maudissaient, menaçaient, si, depuis cette infernale nuit, Espérance, je n'ai pas dormi. Riez, riez…. Si je n'ai pensé qu'à vous retrouver vivant ou mort. Mort, pour aller me rouler à deux genoux sur votre tombe et vous jeter mon coeur en expiation; vivant, pour vous prendre les mains comme je fais et vous dire: Pardonne, j'ai été infâme! Pardonne encore, j'ai été ambitieuse, j'ai caressé les chimères qui dessèchent le coeur, pardonne, je suis tantôt un démon, tantôt une femme frivole, tantôt une créature capable de tout le bien que ferait un ange. Fais plus que pardonner, Espérance, toi qui n'es pas composé de fiel et de boue comme nous autres, aime-moi encore, et je m'élèverai par l'amour à une telle hauteur, que de ces sphères nouvelles nous ne verrons plus la terre où j'ai été criminelle, où j'ai failli mériter ta haine et ton mépris. Espérance, je t'en supplie, le moment est solennel! Demain, ni pour toi ni pour moi il ne serait plus temps. Oubli, espoir, amour!

Il tenait ses yeux fixés sur le gazon comme l'ombre de Didon que suppliait
Enée.

—Tu répondras, n'est-ce pas? dit-elle. Tu me fais attendre, tu veux me punir, mais tu répondras.

—A l'instant, répliqua le jeune homme d'une voix ferme, et avec un lumineux regard qui effraya Henriette tant il pénétrait dans les abîmes de sa pensée qu'elle venait de lui ouvrir. L'amour que vous me demandez, vous ne l'éprouvez pas vous-même. Ne m'interrompez point. C'est un reste de jeunesse, un des derniers attendrissements de la fibre que l'âge n'a pas encore eu le temps de pétrifier tout à fait. Cet amour n'est autre chose que votre repentir d'avoir causé la mort d'un homme. Cet attendrissement, c'est le résultat de la peur que vous a causée mon fantôme.

—Oh! vous abusez de mon humiliation.

—Nullement, je vous dis la vérité; c'est un droit que j'ai payé cher. Je n'en profiterais même pas, croyez-le bien, si je n'espérais que le miroir brutalement présenté attirera votre attention sur la réalité désolante de votre image, et vos progrès dans le bien, si vous en faites, serviront à d'autres, je m'en applaudirai de loin. Quant à moi, que vous dites aimer, et que vous sollicitez de vous aimer encore, j'en suis pour le moins aussi incapable que vous-même. Cet amour que j'avais, était une sève exubérante qui a tari avec mon sang. Peut-être eût-il survécu, si quelque racine en eût été plantée dans le coeur, mais, je vous le déclare,—et cela sans chercher des mots qui vous choquent, je les évite au contraire soigneusement,—en appuyant la main sur ce coeur tant de fois joint au vôtre, je ne sens rien qui batte, rien que le mouvement régulier et banal d'une vie tenace, il faut le croire, puisqu'elle a résisté à un si rude assaut. Je ne vous aime plus, mademoiselle, et je ne crois pas en conscience que vous soyez fondée à me le reprocher.

Henriette, les sourcils contractés par une souffrance inexprimable, tenta pourtant un dernier effort.

—Au moins, dit-elle, puisque vous me réduisez à demander l'aumône, au moins faut-il que je fasse valoir mes titres à votre charité. Tout à l'heure vous évoquiez des souvenirs qui m'ont fait tressaillir. Ce temps à jamais évanoui de l'amour, ces heures d'étreintes où votre coeur, glacé aujourd'hui, battait si fort, ne plaideront-ils pas pour moi? Et au lieu de répéter avec moi: Oubli et amour; ne consentirez-vous pas à me tendre la main en répétant: Oubli et amitié!

Espérance attacha son regard sincère sur l'oeil noir et profond d'Henriette. Il y lut une sorte d'avidité sinistre. Peut-être cette femme était-elle en ce moment sincère comme lui; mais Dieu, qui lui avait donné le pouvoir de brûler, d'entraîner les coeurs, lui avait refusé la douceur qui persuade, le charme qui endort les défiances. Si Espérance n'eût pas été l'esprit noble et choisi par excellence, on eût pu croire qu'il ne pardonnait pas à Henriette d'avoir tant surfait l'amour pour arriver à l'amitié.

—Eh bien, répliqua-t-il lentement, j'ai le regret de ne pouvoir encore vous satisfaire, je ne suis pas de votre opinion quant aux degrés que vous établissez; l'amitié vaut à mes yeux autant que l'amour, sinon plus; elle n'est pas le reste usé, fané, racorni de l'autre. Pour accorder de l'amitié à quelqu'un, il faut que je sois absolument sûr de cette personne. Pour aimer d'amour, je ne prends mes informations que dans des yeux, une taille, un pied, un sein qui me séduisent. Je vous ai aimée, je ne m'en repens point, mais je ne serai jamais un ami pour vous, n'y pensons pas plus qu'à l'autre chose.

Elle pâlit et se redressa.

—Cette fois, dit-elle, vous ne ménagez même plus en moi la position ni le sexe. Vous m'insultez comme si j'étais un homme.

—Vous n'en pensez pas un mot. Ma nature n'est ni provocante ni hargneuse, vous le savez.

—En quoi mon amitié peut-elle vous nuire?

—En quoi la mienne peut-elle vous servir?

—Ne fût-ce que pour les jours où le hasard nous rapprochera.

—Oh! ces jours-là, mademoiselle, deviendront de plus en plus rares. Nos astres ne gravitent pas dans le même sens. Et puis, c'est chose facile: lorsque nous nous rencontrerons, comme vous savez que je ne suis pas mort, vous n'aurez plus cette émotion désagréable; je n'aurai plus cette première surprise assez naturelle, nous nous tournerons civilement le dos ou nous nous saluerons plus civilement encore, si vous y tenez.

—Je n'y tiens pas, si j'y tiens seule, dit Henriette avec une hauteur qui prouva bien vite à Espérance que le vernis de douceur n'était point épais sur cette rude écorce. Ainsi, je suis refusée, bien refusée, monsieur? |

Espérance s'inclina.

—Sur tous les points?

Il s'inclina encore.

—Il ne nous reste plus, dit Henriette les dents serrées, qu'à causer d'affaires.

Il la regarda d'un air surpris.

—Oui, monsieur. Un refus d'amitié signifie promesse de haine. Vous me haïssez, soit!

—Je n'ai pas dit cela, mademoiselle, et j'ai dit tout le contraire. Je répète ma profession de foi: Pas d'amour, pas d'amitié, pas de haine….

—Phrases! subterfuges! subtilités auxquelles je suis intéressée à ne me pas méprendre. Ne me regardez pas de cet oeil étonné. Vous n'êtes pas plus étonné que je n'étais amoureuse tout à l'heure. Nous jouons une partie, n'est-ce pas? eh bien, cartes sur table. Puisque vous allez être libre, puisque je renonce bien complètement à vous, votre intention ne saurait être de me retenir votre esclave?

—Mon esclave?

—Je la suis. Vous tenez un bout de chaîne qui gênera perpétuellement mes allures, ma liberté, ma vie, une chaîne qui me déshonore! Rompez-la, monsieur, lâchez-la!

—Je fais tous mes efforts pour comprendre, dit Espérance, et je n'y parviens pas.

—Je vais vous aider. L'amant qui conserve des gages de sa liaison avec une femme, peut perdre cette femme, n'est-ce pas?

—Ah! s'écria Espérance, je comprends.

—C'est heureux.

—Votre billet, n'est-ce pas?

—Vous allez me répondre que vous ne l'avez pas sur vous.

—D'abord.

—Je le crois. Envoyez quelqu'un à Ormesson avec ce billet. Je remettrai en échange les diamants que vous avez oubliés chez moi.

—Inutile, mademoiselle, dit froidement Espérance, je n'enverrai pas chercher ces diamants, jetez-les dans la rivière, égrenez-les par les chemins, renvoyez-les-moi pour que je les donne aux pauvres, faites-en ce que bon vous semblera. Quant au billet….

—Eh bien!

—Vous ne le reverrez jamais. Il me plaît non pas de vous tenir esclave, comme vous disiez, ou de vous faire rougir à mon passage. Oh! je vous promets, je vous jure de tourner à droite quand je vous verrai à gauche. Mais, mademoiselle, il me plaît de garder contre vous cette arme terrible.

—C'est lâche! s'écria Henriette avec, un regard effrayant.

—Si j'en crois vos yeux, c'est plutôt téméraire.

—Vous ne voulez pas me rendre ce billet?

—Non.

—Eh bien! je vous le prendrai.

—Tant que vous ne m'aurez pas fait assassiner, tant que je serai debout, tant qu'il me restera une goutte de sang pour me défendre, je vous en défie.

—Encore une fois, réfléchissez! Espérance haussa les épaules.

—N'ayez donc pas peur de moi, dit-il avec sérénité; vous voyez bien que je n'ai pas peur de vous.

—Oh! malheur, murmura la jeune fille avec un geste terrible. Adieu! je ne vous dirai plus qu'un mot. Espérance, je vous hais! prenez garde!

—Vous en avez dit deux de trop, répondit Espérance, tandis qu'Henriette regagnait rapidement le berceau.

Elle prit le bras de sa mère, ne salua pas même Gabrielle qui s'informait de sa santé, et traînant avec une vigueur inouïe la majestueuse Marie Touchet à la rencontre de M. d'Entragues et du comte d'Auvergne, qui revenaient au berceau après avoir assisté au départ de Henri IV, elle répéta plus de dix fois:

—Partons! partons!

Cependant elle jetait à droite et à gauche des regards inquiets.

—Que cherchez-vous dit le comte d'un ton bourru, est-ce que votre syncope va vous reprendre?

—Maladroite syncope! murmura M. d'Entragues.

—Je cherche la Ramée, dit Henriette d'un ton farouche.

—Il s'agit bien de la Ramée, répondirent les deux courtisans de mauvaise humeur. Demandez-nous donc plutôt ce qu'a pensé le roi de votre évanouissement.

—Le roi, dit vivement Marie Touchet, sait bien qu'une jeune fille peut avoir des crises nerveuses.

—Et d'ailleurs, qu'importe, interrompit fiévreusement Henriette. Il me faut la Ramée.

Un jardinier qui travaillait dans le parterre entendit la question. Il avait vu le jeune homme attendre et guetter longtemps près du berceau tandis qu'Henriette causait avec Espérance.

—Ne cherchez-vous pas le gentilhomme en habit vert qui était là tout à l'heure? dit-il.

—Précisément.

—C'est qu'on est venu l'appeler voilà dix minutes.

—Qui donc?

—M. de Pontis, le garde du roi, qui loge ici.

—Ah! murmura Henriette.

—Oui, le jeune homme pâle regardait là-bas au fond, du côté du berceau; alors M. de Pontis s'est approché, lui a frappé sur l'épaule. L'autre s'est retourné vivement, je ne sais pas ce qu'ils se sont dit, mais ils sont partis ensemble et d'un bon pas encore.

—C'est bien, c'est bien, dit Marie Touchet en serrant le bras de sa fille, on le retrouvera. Partons.

Toute la famille disparut sous le portique.

Espérance, à bout de forces, était tombé sur un banc.

Il cherchait des yeux Pontis, car il se sentait défaillir.

Gabrielle était retournée auprès de son père.

Soudain, un bruit pareil à celui du sanglier qui écrase un taillis réveilla le pâle jeune homme; il vit ou plutôt il devina Pontis sous les traits d'un fou égaré, essoufflé, écorché, en haillons, trempé de sueur, qui faisait irruption dans le berceau par la charmille, et qui, l'embrassant à l'étouffer, lui dit d'une voix rauque:

—Adieu…à bientôt, mille compliments aux bons frères.

Et il s'enfuyait. Espérance le saisit par un des lambeaux de son pourpoint et s'écria:

—Au nom du ciel! qu'y a-t-il, et dans quel état t'es-tu mis?

IV

CHIEN ET LOUP

Voici à quoi Pontis avait employé son temps.

Après sa conversation avec Espérance, nous l'avons vu disparaître. Cependant la Ramée, d'abord menacé par les regards hostiles des deux amis, s'était trouvé tout à coup libre et seul, à partir du moment où Henriette avait pris le bras d'Espérance.

Le jardinier ne s'était pas trompé. La Ramée suivait avec une anxiété bien grande chaque mouvement de la jeune fille chaque geste d'Espérance. De quoi pouvaient-ils parler? Comment s'était-elle si vite remise de son émotion, elle, une femme, tandis que lui, fort et hardi, tremblait encore à l'aspect de sa victime échappée à la mort?

La tête de la Ramée se brouillait dans la contexture de toutes ces intrigues. Il ne pouvait suivre à la fois ni le génie astucieux des Entragues, ni le génie primesautier de la turbulente Henriette, et lorsque tout cela se compliquait de la présence d'Espérance, des serrements de mains que lui prodiguait la jeune fille, de la patiente complaisance de Marie Touchet, la Ramée n'y comprenait plus rien. Le comte d'Auvergne, le roi, Espérance, Ormesson, Saint-Denis, Bezons, dansaient comme des visions de fièvre dans son cerveau vide, et, réellement, c'était trop d'impressions diverses pour la force d'une seule créature. La jalousie, la haine, la peur et le fanatisme religieux eussent suffi isolément à tourner quatre cervelles.

Le jeune homme s'appuyait donc à son arbre comme un captif à son poteau, et il attendait que le jour et le calme pénétrassent en maîtres dans son intelligence, déjà même une idée lui apparaissait distincte, celle de marcher vers les deux interlocuteurs, Henriette et Espérance, de ramener celle-là près de sa mère, et d'en finir avec celui-ci par une explication décisive. Ce parti souriait à ses instincts de brutale domination. Henriette, subjuguée par la peur d'un scandale, céderait facilement, elle y serait contrainte par sa mère. Quant à Espérance, on lui proposerait d'effacer ce coup de couteau par un coup d'épée lorsqu'il serait tout à fait guéri.

Soudain une main s'appuya sur l'épaule du jeune homme. Il se retourna et vit à un pied de son visage le visage souriant et narquois de Pontis.

C'était la seconde fois qu'il voyait en plein soleil cette pâle et bizarre figure. Dans leur rencontre nocturne à Ormesson, l'ombre les avait empêchés de se bien saisir l'un l'autre. Tout à l'heure au bras d'Espérance, Pontis n'avait été aperçu qu'à travers un rideau de feuillage. Ils ne s'étaient donc bien réellement trouvés face à face qu'au camp de Vilaines et dans le jardin du couvent des Génovéfains.

Ce que disait à la Ramée la figure de Pontis, beaucoup de lignes ne réussiraient pas à l'exprimer, cependant un seul regard le traduisit.

La Ramée se retourna la main sur la garde de l'épée.

—Je vois, lui dit Pontis, que vous m'avez compris tout de suite: c'est un plaisir d'avoir affaire aux gens d'esprit.

—Monsieur, répliqua la Ramée, je n'ai pas d'esprit du tout, et ne veux pas perdre de temps à essayer d'en faire. Vous avez à me parler, je suis prêt.

—Cette phrase vaut toutes les oraisons et harangue de l'antiquité, dit
Pontis.

—Mais, interrompit l'autre, vous ne supposez pas que je vais tirer l'épée comme cela, en plein air, à deux pas des dames.

—Bon! Cela vous gêne-t-il? Monsieur de la Ramé, vous seriez donc bien changé depuis le dernier jour où nous nous sommes vus. Ce jour-là, sans reproche, vous avez tiré le couteau dans la poche même de deux dames.

La Ramée avec son regard venimeux:

—Criez cela bien haut, dit-il, vous me prouverez que vous cherchez à être entendu, pour qu'on nous empêche de nous battre.

—Erreur! il ne peut y avoir entre nous de scandale, monsieur; mon ami, qui est là-bas, me l'a défendu absolument. Il n'y aura qu'une muette explication. Si cependant vous refusiez de me suivre, oh! alors je prendrais un parti violent.

—Je vous répète que le lieu est mal choisi.

—A qui le dites-vous. Aussi j'en ai choisi un autre.

La Ramée tressaillit.

—Marchons! dit-il.

Puis, se ravisant:

—Où allons-nous?

—Vous aurez remarqué, répliqua Pontis, que tout à l'heure, au lieu de venir droit à vous, j'ai pris le travers du jardin.

—Je l'ai vu.

—A la façon dont je courais, vous avez dû vous dire: que Pontis n'est pas un sot, il va préparer quelque chose pour moi.

—J'ai eu cette idée.

—Je vous répète que vous êtes plein d'esprit. Venez donc sans avoir l'air de rien. Tenez, marchons comme deux amoureux qui devisent; comme les deux amoureux de là-bas; chemin faisant, je vous expliquerai mes petites finesses.

La Ramée frissonna d'être obligé de quitter Henriette dont l'entretien avec Espérance atteignait en ce moment le maximum de l'animation. Mais Pontis le tenait galamment par le bras et le conduisait vers les bâtiments du couvent. Il fallait marcher.

—Voyez-vous, dit Pontis, j'habite ce couvent depuis assez de temps pour en avoir sondé, visité, éventé tous les bons coins et les cachettes; je ne saurais vous détailler tout ce qu'il m'a fallu d'artifices pour me glisser soit dans les offices, soit dans la cuisine, afin de dérober, à l'insu du frère parleur, les potages, bouillons, cuisses ou blancs de volaille, qui m'ont ainsi redressé, fortifié, enluminé le pauvre Espérance. Vous lui avez tiré tant de sang!

—Vous pourriez bien marcher sans tant de verbiage, grommela la Ramée.

—C'est pour que la route vous semble moins longue. Je réponds d'ailleurs à votre question: Où allons-nous? eh bien, nous allons gagner un petit degré derrière la cuisine, tourner le long de l'office, puis autour de la chapelle, descendre à l'étage souterrain où se trouvent les bûchers. Rassurez-vous, les caves sont plus bas. Le couvent est supérieurement bâti, monsieur; il y a trois étages de caves.

A ce moment, en effet les deux jeunes gens pénétraient dans le corridor où commençait l'escalier annoncé par Pontis, et que peut-être nos lecteurs se rappelleront pour y avoir vu descendre le frère parleur et M. de Liancourt.

C'était, en effet, un endroit désert, sans communication utile, et qui prenait son jour ou plutôt son crépuscule par les soupiraux d'une cour intérieure.

La Ramée s'arrêta sur le point de descendre.

—Comme nous n'allons pas sans intention dans cet endroit, monsieur, dit-il à son guide, comme ces intentions ne sont pas caressantes, vous trouverez bon que je prenne mes précautions.

—Comment donc, monsieur, lesquelles?

—Je tire d'abord mon épée.

—Comme vous voudrez, moi je laisse la mienne au fourreau.

—Ensuite, vous, passez le premier.

—Oh! mais, monsieur, c'est beaucoup exiger, dit Pontis. Car enfin, je suppose que le pied vous manque, et que sans mauvaise volonté aucune, vous tombiez sur moi, vous étendrez la main pour vous retenir, et cette diablesse d'épée que vous tenez à la main m'entrera dans le corps, ce qui vous chagrinerait et moi aussi. Non, prenons d'autres arrangements.

—Sais-je, moi, si vous n'avez pas préparé quelque piège dans cette obscurité?

—Vous avez raison, cela peut se supposer. Eh bien, gardez votre épée nue si bon vous semble. Mais pour vous prouver mon désir de vous être agréable, partageons le différent par la moitié: vous aurez les deux épées, voici la mienne, et vous descendrez le premier. Cela vous va-t-il? Si l'escalier était assez large nous descendrions de front, mais il ne l'est pas.

La Ramée prit les deux épées avec une satisfaction féroce, et il se mit à descendre à reculons, les épées sous le bras, l'oeil avidement fixé sur le moindre mouvement de son adversaire.

Ils arrivèrent ainsi dans un corridor long et sablé de sable fin; il y régnait une fraîcheur charmante. Le jour qui descendait par les guichets était bleuâtre, et se jouait en tons blafards sur les vieux murs.

—Voyez! s'écria Pontis, si l'on n'est pas ici à merveille. La porte que vous voyez là, et dont l'imposte est garnie de barreaux de fer, c'est sans doute une cave à vins fins.

—EU bien, faisons vite, dit la Ramée; Mais le corridor est trop étroit, nos épées toucheront les murailles à chaque parade.

Pontis, avec un sourire étrange:

—C'est assez large pour ce que j'en veux faire, s'écria-t-il. Mesurons d'abord les épées.

—Que de formalités, dit la Ramée; on dirait que vous cherchez à gagner du temps; les voici, ces épées, mesurez.

Il les tendait en disant ces mots. Pontis les saisit toutes deux ensemble et les jeta derrière lui à plus de dix pas.

—Que faites-vous? s'écria la Ramée, reculant effrayé.

—Ah! lui dit Pontis, qui tout d'un coup changea de physionomie et de langage, tu crois que je tirerai l'épée contre toi! Parce que je t'ai appelé homme d'esprit, tu t'es laissé amener ici, triple imbécile! Des épées!…ah! bien oui! As-tu ton petit couteau sur toi?

—Monsieur! s'écria la Ramée, je vais appeler.

—Essaye, dit Pontis, qui d'un bond lui sauta à la gorge et le colla sur la muraille.

Mais la Ramée était vigoureux, la frayeur doublait ses forces, il fit un effort surhumain et s'échappa des poignets nerveux qui avaient commencé à l'étrangler.

—De près ou de loin, dit Pontis en marchant sur lui les mains crispées, je t'atteindrai! Tu as beau reculer, le corridor n'a pas d'issue.

La Ramée, effrayant à voir, se pelotonna comme un chat sauvage qui prépare son élan.

—Je ne te prends pas en traître, ajouta Pontis; regarde cette porte et les barreaux de fer. Tu les vois; remarque la corde qui s'y balance. Eh bien! je suis venu l'attacher là tout à l'heure. C'est la surprise dont je te faisais fête.

—Misérable! hurla la Ramée.

—De quoi te plains-tu, tu as vingt ans, moi aussi; je suis petit, tu es grand, nous n'avons pas d'épée ni l'un ni l'autre; tu m'as voulu faire pendre, je veux te pendre à mon tour; seulement tu as une chance que je n'avais pas au camp; si le prévôt m'eût tenu, je ne pouvais faire résistance, tandis que si tu veux bien résister, tu peux avoir la satisfaction de m'accrocher à la corde que je te destinais. Je t'avoue que je n'en crois rien, et j'espère bien que je serai le plus fort comme à Ormesson tu as été le plus traître. Allons! tiens-toi bien! défends ton cou! allons! égratigne, mords…c'est le combat du chien Pontis contre le loup la Ramée!

Il n'avait pas achevé que son adversaire s'était précipité sur lui avec la rage et la vigueur du loup auquel on l'avait comparé. Ce fut un terrible spectacle. Ces deux hommes enlacés, tordus, égaux en courage, sinon en vigueur, luttèrent pendant quelques minutes qui épuisèrent leurs forces et ne firent qu'accroître leur fureur. Cependant la Ramée, plus grand et peut-être plus industrieux, roula sous lui Pontis qu'il maintint terrassé, grâce à l'appui que ses longues jambes et ses poignets surent prendre sur les deux murailles. Mais alors Pontis se ramassa en boule, saisit la Ramée par le milieu du corps, le lança en l'air comme eût fait une catapulte, et le voyant étourdi du choc, il le traîna vers la corde à laquelle il l'accrocha par le noeud qu'il avait préparé. Ni ongles, ni dents, ni coups de pieds désespérés, ne rebutèrent le garde. En vain le vaincu lui arracha-t-il des poignées de son épaisse crinière, en vain lui déchira-t-il les flancs et le visage à coups d'éperon, Pontis tira la corde et hissa jusqu'à l'imposte le misérable la Ramée, qui perdit bientôt la vue et la parole.

Mais alors, n'en pouvant plus, et arrivé à cet état d'exaltation nerveuse où les sens perçoivent toute impression décuple, Pontis entendit des pas dans l'allée du jardin que longeait ce corridor, il crut voir une ombre se pencher à l'un des soupiraux, il crut même entendre sortir de la porte un cri ou un frémissement d'horreur, et c'est alors qu'il remonta l'escalier en trébuchant à chaque marche, et nous l'avons vu arriver aveugle, sourd, brisé, sanglant, jusqu'au berceau où son ami l'attendait.

Espérance, en voyant ce désordre affreux, fut frappé de la seule idée qui pût l'expliquer à ses yeux.

—Tu as rencontré la Ramée? dit-il.

—Sambioux! je crois bien.

—Qu'en as-tu fait? Où est ton épée?

—Nous causerons de cela plus tard. Dépêche-toi de m'embrasser; donne-moi une ou deux pistoles, et dieu! Il ferait mauvais ici pour moi.

—Parle, au nom du ciel! tu t'es battu avec ce misérable?

—Moi, pas du tout, c'était défendu.

—Il t'a battu alors?

—Allons donc, non; c'est un petit malheur qui m'est arrivé; nous discutions ensemble….

—Au sujet d'Henriette?

—Jamais, c'était encore défendu; nous discutions sur je ne sais plus quoi, tout à coup il s'est pris dans quelque chose qui traînait….

—Dans quoi donc, mon Dieu?

—Je crois que c'était une corde. Il est entêté, je le suis, il a tiré de son côté, moi du mien, de telle façon que j'aime mieux m'en aller. Adieu.

—Tu l'as tué, malheureux!

—J'en tremble. Adieu. Excuse-moi près de cet excellent frère Robert; dis-lui que j'ai horreur des confrontations, des interrogatoires, des procès-verbaux.

—Tu me laisses?

—Tu es grand garçon, et la nouvelle mariée te servira de garde-malade.
Embrassons-nous.

En achevant ces mots il s'enfuit. Puis ayant couru dix pas fit une glissade pour s'arrêter et revint dire:

—Je retourne près de M. de Crillon, je me confesserai à lui et il aura de l'indulgence.

Trois minutes après, il avait sauté par dessus une haie, puis par-dessus le mur et n'était plus dans le couvent.

Espérance, demeuré seul, se demandait avec effroi quel parti lui restait à prendre; il voulait aller trouver le frère Robert, il voulait tout lui dire et tout excuser lorsque Gabrielle revint et poussa un petit cri à l'aspect du bouleversement qu'elle remarqua sur les traits du jeune homme.

—Je suis sûre, s'écria-t-elle, que la conversation de Mlle d'Entragues vous a fait plus de mal que de bien.

—Je crois que oui, madame, dit Espérance, à qui le son de cette douce voix et l'enjouement de ce suave regard fit l'effet d'une musique après l'orage, d'un rayon de lune après l'éclair.

—Je voudrais être assez votre amie, ajouta Gabrielle, pour savoir ce qu'elle vous disait avec tant de véhémence. Vous étiez bien pâles tous les deux.

—Moi, d'abord, je suis toujours pâle.

—Sans doute; mais elle? Enfin, je sens que ma curiosité vous gêne; excusez-moi.

—Oh! madame, répondit Espérance en serrant avec reconnaissance les doigts effilés qui venaient de presser les siens, vous n'êtes ni curieuse, ni gênante; mais vos yeux sont si limpides, votre âme s'y reflète si pure que je craindrais de souiller ce beau cristal en y versant mes noirs chagrins.

—Vos chagrins! cette femme vous fait souffrir!

—Elle m'a fait souffrir, mais c'est fini.

—En partant, elle semblait vous menacer. Tenez, je m'accuse, mais tout en feignant d'écouter sa mère, c'est elle que j'ai écoutée; elle vous a dit: Prenez-garde!

—Il est vrai.

—Eh bien! j'ai eu peur pour vous, et je me suis promis, aussitôt que j'aurais fait ma paix avec mon père, de revenir pour que vous me rassuriez.

—Merci, madame.

—Car nous sommes amis, n'est-ce pas? Vous m'avez rendu un service….

—Un si grand service, madame, dit Espérance en souriant, qu'il doit à jamais me mériter votre reconnaissance. Et malgré le serment que je m'étais fait de ne plus jamais sourire aux gracieusetés d'une femme, votre offre me séduit, je l'avoue, et je tenterai une dernière épreuve. J'accepte. Toute mon âme vole au-devant de votre amitié.

—C'est conclu. Vous me direz toujours la vérité; vous me donnerez des conseils. Lorsque je souffrirai aussi, vous me consolerez.

—Hélas! dit tristement Espérance, vous aurez peut-être bien besoin que je vous console.

—Pourquoi? demanda Gabrielle, effrayée.

—Parce que…parce que vous êtes entrée dans le même chemin que cette femme dont nous parlons! parce que vous lui faites obstacle, et que tout ce qui la gêne….

—Eh bien!

—Elle le foule aux pieds, sans daigner dire comme à moi: prenez garde!

—Oh! alors vous me défendrez!

—Je ne serai plus là, madame; il faut que j'aie quitté cette maison ce soir.

—Vous! dit Gabrielle en pâlissant, car elle venait de sentir son coeur habitué à cette amitié d'un jour.

—Où va mon ami il faut que j'aille, répliqua le jeune homme, pour éviter d'épouvanter une femme par ses terribles confidences.

—Mais il part donc, M. de Pontis?

—Il est parti.

—Oh! mon Dieu! murmura Gabrielle. En tous cas, on se retrouve, nous nous retrouverons.

—Je n'irai pas où vous serez. Vous allez briller, vous allez régner, madame; l'éclat qui vous attend éblouirait mes yeux.

Elle baissa la tête en rougissant.

—Quoi, dit-elle d'une voix faible et harmonieuse comme un chant lointain, cette belle amitié promise tout à l'heure est morte déjà! Oh! monsieur, c'est qu'elle n'était pas née!

Espérance fit un mouvement pour répondre; mais comme il rencontra les yeux de Gabrielle et que ces yeux lui eussent arraché plus de paroles qu'il n'en voulait dire, il se détourna et ne répondit rien.

Soudain il vit au bout de l'allée apparaître frère Robert toujours enfoui sous son capuchon.

—Madame! s'écria-t-il, il faut que je vous quitte; je dois tout avouer à ce bon religieux, et après, il me faudra partir, trop heureux si l'on ne me chasse point d'ici avec horreur.

—Mon Dieu! mais qu'est-il arrivé? dit Gabrielle en suivant Espérance à la rencontre de frère Robert.

—Une dernière grâce, madame, n'écoutez pas ce que je vais dire.

—Vous m'effrayez tout à fait, murmura-t-elle.

—Pourquoi vous effrayer? dit la voix perçante de frère Robert qui, à cette distance, avait entendu.

—Monsieur prétend qu'il veut partir d'ici, répondit Gabrielle.

Espérance tremblait.

—A quel propos? dit tranquillement le moine. Monsieur n'est pas guéri, et nos soins lui sont encore nécessaires.

—Voyez-vous! s'écria Gabrielle, vous restez! nous restons!

Le moine saisit cette parole au passage.

—Madame, vous retournez ce soir à Bougival, dit-il. M. d'Estrées vient d'en faire prévenir notre révérend prieur. Les chemins sont libres et vous ne devez plus avoir aucune raison de rester ici.

Gabrielle pâlit à son tour.

—Mais mon père ne m'en a rien dit, balbutia-t-elle; mais le roi me croit ici. mais si M. de Liancourt revenait….

—M. de Liancourt ne revient pas, interrompit gravement le moine. Quant aux dangers que vous pourriez courir, je crois qu'ils ne sont plus à Bougival.

En disant ces mots, frère Robert laissa tomber son vague regard comme un rayon lumineux qui fit rougir Espérance et Gabrielle.

Ils se saluèrent. L'un, suivi du moine, retourna vers sa petite chambre; l'autre regagna le bâtiment neuf. Leurs deux soupirs n'en firent qu'un à l'oreille du frère parleur.

V

LES BILLETS D'ABSOLUTION

Les amis du roi ne s'étaient pas trompés. Son abjuration avait enlevé aux ligueurs leur dernier prétexte. Le peuple de Paris, sachant le roi catholique, ne se gêna plus pour témoigner hautement combien il préférait le joug d'un roi français à l'occupation espagnole.

Cette ville affamée, épuisée, avait dépensé depuis cinq ans toute sa force et tout son esprit. À Paris, quand on a si longtemps crié, chanté, promené des épigrammes et des anagrammes, on se demande si le sujet en valait la peine; on cherche en quoi Mayenne vaut mieux que Crillon, Philippe II que Henri IV, et le procès est perdu pour les mousquets devant les chansons.

Mais l'Espagnol ne voulait pas perdre le procès; Mme de Montpensier non plus. C'étaient donc à Paris de grandes agitations depuis le coup retentissant que le roi venait de frapper.

Un matin, Paris se réveilla cerné par de nouvelles troupes espagnoles, wallonnes et italiennes. On annonçait fastueusement l'arrivée de chariots remplis de doublons, pour allécher les rentiers et les pensionnaires. Et c'était entre les Espagnols triomphants et les ligueurs enchantés un échange de civilités et des accolades à n'en plus finir.

M. de Brissac, qui tenait soigneusement les portes fermées, reçut bientôt la visite du duc de Feria, chef des troupes espagnoles, suivi d'un cortège trop nombreux pour être rassurant.

Le gouverneur de Paris, derrière ses rideaux, avait vu entrer dans la cour de sa maison cette troupe empanachée, brodée et pommadée, dans laquelle se faisait remarquer notre vieille connaissance, le seigneur José Castil, capitaine de l'une des portes de Paris.

Au premier mot que lui rapportèrent ses huissiers, il donna ordre qu'on introduisit les Espagnols.

Nous savons que M. de Brissac avait soulevé des défiances, que sa dernière aventure avec José Castil avait encore envenimées. Cette visite matinale, dont il soupçonnait le but, le trouva néanmoins poli et impassible.

Il alla recevoir gaiement les Espagnols et les introduisit dans sa salle de cérémonie, feignant de ne remarquer ni l'air embarrassé du duc de Feria, ni les sournois coups d'oeil que don José, resté en arrière, échangeait avec l'état-major espagnol.

—Eh bien! s'écria-t-il, messieurs, que dit-on? qu'il arrive du renfort?

—Et de l'argent, monsieur, répondit le duc en s'approchant de Brissac.

—L'un et l'autre sont les bienvenus.

—Vos portes cependant sont fermées, dit M. de Feria.

—On les ouvrira, s'écria Brissac gaiement. Ce que nous avons à craindre, c'est que le convoi d'argent ne soit un peu écorné, s'il faut qu'on nourrisse tout ce peuple qui a faim.

—Ce n'est point à nourrir les Parisiens, monsieur, que le roi Philippe prétend employer les doublons d'Espagne, répondit M. de Feria d'un ton presque sec. Mais Brissac était décidé à ne pas se formaliser.

—Tant pis, répliqua-t-il, des estomacs creux se battent mal, et vous savez qu'il faudra en découdre. Le roi de Navarre approche, il resserre chaque jour ses lignes autour de Paris. Il va l'assiéger.

—Nos renforts suffiront à contenir les assiégeants et même à donner du courage aux assiégés, interrompit le duc.

—Vous me réjouissez avec toutes ces bonnes paroles, dit le gouverneur; mais voudriez-vous me faire la grâce de me confier à quoi est destiné l'argent qui nous arrive?

—A deux choses: la première à payer nos soldats; la seconde à lever les derniers scrupules de quelques membres du parlement.

Brissac fit un mouvement de surprise qui fit dire à l'Espagnol:

—Qu'éprouvez-vous donc, monsieur?

—J'éprouve un étonnement des plus vifs. Vous avez l'intention d'acheter le parlement et vous promenez comme cela l'argent devant tout le monde? Vous avez donc l'intention que votre négociation ne réussisse pas?

—Pourquoi échouerait-elle?

—Parce qu'un homme qu'on achète n'aime pas que la vente de son honneur et de sa conscience soit affichée en pleine rue. Moi j'aurais cru plutôt autre chose.

—Quoi donc?

—J'aurais cru que cet argent, ainsi promené, servirait à ameuter la populace contre le parlement qui résiste.

—Je ne comprends pas bien, dit le duc troublé par l'habile manoeuvre de
Brissac.

—Je vais me faire comprendre, ajouta de son air souriant le gouverneur, sûr d'avoir touché juste. Le parlement de Paris est plein d'honneur, de loyauté, de patriotisme à sa façon, monsieur, à sa façon. Il prétend que le véritable maître de la France doit être un Français. Utopie de robins, monsieur. Il en résulte qu'il a fait traîner jusqu'ici toutes les négociations de l'Espagne tendant à donner la couronne à l'infante. Vous n'êtes pas sans avoir remarqué cela.

—Eh bien, monsieur, que concluez-vous?

—Je conclus que le temps se passe, que l'argent de votre gracieux maître est dépensé, puisqu'il a fallu en faire venir d'autre. Bon nombre d'Espagnols gisent plus ou moins enterrés sur tous les champs de bataille de France, il a fallu aussi en faire venir d'autres. Cependant, au lieu d'avancer, votre but se recule; l'ennemi, c'est le roi que je veux dire, fait chaque jour des progrès: il a été vainqueur assez brillamment dans plusieurs rencontres. Son abjuration n'est pas d'un maladroit: il vient, il vient peu à peu. Que faire?

—Comment, que faire? s'écria le duc de Feria avec une raideur de blaireau qui se prend le col dans un piège.

—Pardon! vous ne saisissez pas bien ma pensée, l'expression vous échappe.
En français, que faire signifie: Que ferez-vous?

—C'est ce que dirait un politique, un royaliste; mais moi, Espagnol, je ne puis dire cela. Je sais bien ce que je ferai.

Brissac se mordit les lèvres et se gratta le nez; ce fut sa seule concession à la dévorante démangeaison qu'il éprouvait de jeter ce fanfaron gourmé par les fenêtres.

—Si vous savez ce que vous ferez, mon cher duc, dit-il, moi je ne le sais pas, et j'ai cru un moment que vous me faisiez l'honneur de me visiter pour me le dire.

—Je venais vous demander pourquoi les portes de Paris sont fermées?

—Elles le sont toujours, monsieur, vous le savez mieux que personne, puisque vous y avez des Espagnols.

—Vos Français ont refusé de les ouvrir.

—C'est une loi absolue de l'état de siège, vous ne devez pas l'ignorer davantage. Si une troupe française se fût présentée ce matin pour entrer, vos Espagnols l'eussent empêchée d'entrer, comme mes Français l'ont fait pour vos Espagnols.

—Je vous demande passage, alors.

—Voici les clefs, monsieur le duc, et vous ne ferez jamais entrer chez nous autant d'Espagnols que je le désire.

—Voilà une excellente parole, dont j'ai l'honneur de vous remercier, dit le duc froidement.

On apporta les clefs à l'Espagnol; c'était le congédier, mais il était loin d'avoir rempli sa tâche.

—Vous m'avez dit tout à l'heure, reprit-il plus bas en tirant Brissac à l'écart, quelques mots qui m'ont frappé.

—Bah! pensa Brissac.

—Cette attitude du parlement est inquiétante, et pourtant il faut que les volontés de mon maître s'exécutent.

Le grand mot était lâché, Brissac sentit qu'il n'était plus temps de jouer aux fins.

—Quelles volontés? dit-il.

—Il faut, dit l'Espagnol en fixant sur le visage du gouverneur des regards pénétrants, il faut, entendez-nous, qu'aujourd'hui même le parlement ait accepté notre infante.

—Et s'il ne l'accepte pas, demanda tranquillement Brissac.

—On lui donnera douze heures pour se décider.

—Et après ces douze heures?

—Il faudra qu'il accepte, dit le duc.

—Le parlement fera peut-être appel à la garnison parisienne?

—Ce n'est pas impossible, monsieur.

—Et la garnison naturellement obéira à son gouverneur.

Le duc, regardant Brissac en face:

—Le gouverneur, à qui obéira-t-il?

Brissac comprit alors plus que jamais pourquoi M. de Feria était venu chez lui si bien accompagné, pourquoi il avait demandé la clef des portes.

—J'obéirai à monseigneur le duc de Mayenne, répliqua-t-il d'un air dégagé.

—Eh bien, monsieur, c'est au mieux. Veuillez être assez bon pour achever de vous habiller. Pendant ce temps, je vais faire entrer nos renforts, et dans une heure environ nous irons trouver ensemble M. de Mayenne, qui s'expliquera devant vous catégoriquement.

Brissac salua le duc avec sa courtoisie ordinaire et le reconduisit jusque sur le palier.

—Et d'un! dit-il en le voyant descendre l'escalier avec ses gardes. Il poussa même la bonne grâce jusqu'à envoyer un petit salut particulier à don José qui répondit par un sourire assez ironique.

Brissac s'était remis à son observatoire derrière les rideaux, lorsqu'il vit une litière qui entrait dans sa cour avec un cortège de soldats ligueurs et de pages. Les armes de Lorraine brillaient aux tapisseries de cette litière. Mme de Montpensier en descendit, de sorte que le duc de Feria et la duchesse purent échanger leurs compliments, l'un, descendant les degrés du perron, l'autre les montant appuyée sur son jeune favori, M. Jean Châtel.

Cette rencontre donna, il faut le croire, quelques soupçons au duc; car il laissa dans la cour du gouverneur don José Castil avec un détachement. L'oeil vigilant de Brissac y compta jusqu'à douze hommes.

Ce qui ne l'empêcha pas de courir à la rencontre de la duchesse, et de lui épargner, avec l'adresse exquise qu'il mit à la soutenir, le désagrément de boiter d'une manière visible.

La duchesse aussi, laissa en bas douze hommes qui se mêlèrent amicalement aux Espagnols.

—Mon cher Brissac, dit-elle lorsqu'ils furent seuls, je viens vous ouvrir mon coeur. Nous sommes de vieux amis, nous autres.

—Pas si vieux, dit le comte avec une oeillade assassine, car il y avait longtemps qu'il n'avait payé ses redevances à Mme de Montpensier.

—Le Béarnais nous gagne, l'Espagnol nous amuse, les Parisiens sont indécis: il s'agit aujourd'hui de frapper un grand coup.

—Elle aussi, pensa Brissac.

—I1 faut m'aider à forcer le parlement d'asseoir mon neveu de Guise sur le trône.

—Eh! eh! dit-il.

—Est-ce que ce n'est pas votre avis?

—Vous savez bien, duchesse, que mon avis est toujours le vôtre; mais c'est difficile. Les Espagnols en veulent aussi, de ce trône de France!

—Ce n'est pas là le plus difficile, car les Espagnols nous secondent sans s'en douter avec leur fantaisie de marier l'infante; mais c'est M. de Mayenne qu'il va falloir faire consentir à couronner son neveu. Il ne s'y prête guère et on ne peut pourtant se passer de lui.

—Je le crois bien, c'est le maître de Paris.

—Il est si maître que cela? demanda la duchesse.

—Tellement, duchesse, que sans lui pas un des ligueurs ne marchera.

—Eh bien! j'ai prévu cela: vous allez me faire le plaisir de le venir trouver avec moi. Vous êtes pour moi, n'est-ce pas? et non pour lui.

—Pardieu!

—Vous êtes indépendant, vous, et vos troupes n'obéissent qu'à vous.

—Ventrebleu! je voudrais bien voir qu'il en fût autrement.

—Cela me suffit. Déclarez purement et simplement à mon frère ce que vous venez de me dire là en quatre mots.

—Et il cédera?

—Que ferait-il, pris entre vous et l'Espagnol?

—Vous êtes un ange d'esprit. Je m'habille.

—Je vous attends, dit la duchesse en passant avec un sourire galant dans la pièce voisine.

—Et de deux, murmura Brissac.

Brissac était à peine sur pied que le duc de Feria survint. Il fut surpris de trouver encore la duchesse et bien plus surpris quand Brissac lui déclara que Mme de Montpensier leur faisait l'honneur de les accompagner chez M. de Mayenne.

Le duc fronça le sourcil et voulut adresser quelques questions à Brissac; mais ce dernier avait offert déjà sa main gantée à la duchesse. Il la conduisit à sa litière, monta à cheval, et les trois troupes se dirigèrent vers l'hôtel de Mayenne.

Nous disons les trois troupes uniquement par politesse pour le parti parisien, car ce dernier n'était représenté que par Brissac, un laquais et un soldat.

Chemin faisant, Brissac causa librement, soit avec le duc, soit avec la duchesse, clignant de l'oeil à celle-ci, souriant à celui-là de manière à les enchanter tous les deux.

On arriva chez M. de Mayenne. Là, un spectacle singulier s'offrit aux yeux des trois partis.

Force valets, sellant les chevaux, descendant des coffres et des portefeuilles, force gens affairés se croisant dans l'escalier, toutes les portes ouvertes, un désordre, une activité, un pêle-mêle général.

—Qu'est-ce que cela signifie? dit le duc de Feria.

—Nous l'allons savoir, s'écria Mme de Montpensier en montant précipitamment les degrés qui conduisaient à l'appartement de son frère.

Elle trouva le duc tout habillé, son ventre énorme serré dans le ceinturon, le chapeau sur la tête: il achevait de fermer un petit coffret dont son valet de chambre allait prendre la poignée. Le duc de Mayenne, malgré son prodigieux embonpoint, était alerte, agile, et ses yeux brillaient d'un feu intarissable sous les épais sourcils qui les ombrageaient.

—C'est ma soeur! s'écria-t-il avec une feinte surprise en voyant entrer la turbulente duchesse. Tiens! Le duc de Feria…. Bonjour, ma soeur. Monsieur, je vous salue. Ah! c'est toi, Brissac.

Tout en parlant ainsi, M. de Mayenne se faisait agrafer son manteau et mettait ses gants.

—On dirait que vous allez sortir, mon frère, dit la duchesse.

—Nous ne vous retiendrons pas longtemps, ajouta l'Espagnol.

—Oui, dit tranquillement M. de Mayenne, je sors.

—Désirez-vous que nous attendions votre retour? s'écria le duc.

—Vous attendriez trop longtemps, monsieur, répliqua M. de Mayenne avec le même calme.

—Où donc allez-vous, monseigneur, dirent les deux visiteurs avec anxiété.

—En Artois.

—Vous partez! s'écria la duchesse.

—Vous quittez Paris! s'écria le duc.

—Comme vous voyez, répliqua l'énorme seigneur, tandis que Brissac, dans un coin, dévorait cette scène curieuse.

—Mais c'est impossible! ajouta Mme de Montpensier.

—Vous ne pouvez abandonner vos alliés! dit l'Espagnol, blême de saisissement.

—Je n'abandonne personne, répliqua Mayenne, vous êtes assez forts ici pour vous passer de moi, tandis que la province a besoin de ma présence. Vous ne savez donc pas que M. de Villeroy a rendu Rouen au roi, que Lyon vient de se rendre lui-même. Si Paris allait en faire autant, messieurs, écoutez donc!

—Oh! jamais, hurla la duchesse.

—Nous sommes là, dit l'Espagnol avec furie.

—Si vous y êtes, interrompit Mayenne froidement, raison de plus pour que j'aille ailleurs.

—Mais enfin, mon frère, vous m'expliquerez….

—Je le veux bien, ma soeur.

—Monseigneur, ajouta le duc de Feria, au non du roi, mon maître….

—J'ai l'honneur de vous répondre, monsieur, dit sèchement Mayenne, que le roi votre maître fait comme il veut, et moi comme je peux. Je ne suis pas Espagnol, que je sache.

—Mais il y a ici une garnison espagnole, votre alliée.

—On s'est bien passé de moi dans le cabinet, on s'en passera bien sur le champ de bataille, dit Mayenne.

—Monseigneur, entendons-nous.

—Je m'entends parfaitement. Serviteur!

L'Espagnol furieux:

—Monseigneur! vous désertez donc?

—Je vous trouve un plaisant personnage, s'écria M. de Mayenne, rougissant de colère, d'oser parler un langage dont vous vous servez si mal.—Déserter? dites-vous…. Apprenez qu'en France on appelle déserter celui qui abandonne le service de France. Çà, défendez vos portes, vos murs et vos casernes; vous avez de l'argent et des soldats pour faire vos affaires. Quant à moi, je pars avec ma femme et mes enfants. Gardez-vous bien, je me garderai aussi.

Le duc de Feria se tournant vers M. de Brissac:

—Monsieur, dit-il, souffrirez-vous que le prince nous quitte en un tel embarras.

—Que voudriez-vous que je fisse, répliqua le gouverneur avec bonhomie.
Monseigneur est mon maître.

—Représentez-lui du moins….

—Épargnez les discours à Brissac, ce n'est pas un orateur, et demandez-lui ce qu'il sait faire. Or, je l'ai nommé gouverneur de Paris, qu'il le gouverne.

Puis se tournant vers la duchesse:

—Vous avez désiré des explications, dit-il, les voilà.

—J'en attends d'autres, murmura-t-elle outrée de rage.

Le duc de Feria comprit qu'on le congédiait. Il se trouvait dans la plus horrible perplexité. Le départ de M. de Mayenne, c'était un coup mortel pour la Ligue. Comme elle se composait de deux éléments, le français l'espagnol, dont le premier seul faisait tolérer le second aux ligueurs de bonne foi, cet élément retiré de la question changeait la Ligue en une occupation étrangère. Il n'y avait plus en présence des Français contre des Français: la France se dessinait d'un côté, l'Espagne de l'autre. Philippe Il n'avait pas prévu cette solution.

La duchesse elle-même ne l'avait pas soupçonnée; la pâleur et son tremblement nerveux l'indiquaient suffisamment. Lorsque le duc espagnol, vacillant, hébété, tournait et retournait sans pouvoir se décider à sortir, malgré le triple salut que venait de lui adresser Mayenne:

—Veuillez, monsieur le duc, dit-elle tout bas, me laisser causer seule avec mon frère; je le ramènerai.

Brissac s'inclinant fit mine de partir pour entraîner M. de Feria.

—Oh! vous pouvez rester, s'écria-t-elle, monsieur le gouverneur.

L'Espagnol, piqué au vif, sortit sans dissimuler son trouble et sa colère.

Brissac, qui flairait l'orage, se mit dans le plus petit coin qu'il put trouver.

—Mon frère! s'écria la duchesse avec l'impétuosité d'un torrent, vous êtes bien dans votre bon sens, n'est-ce pas?

—Si bien, ma soeur, répliqua Mayenne, que je vais vous dire des choses qui vous surprendront.

—Si elles me prouvent qu'en partant vous ne laissez pas la couronne au
Béarnais, j'accepte.

—Oh! loin de là! Mais, entre nous, en famille, je peux bien être franc.
Oui, je laisse la couronne au Béarnais; mais, qu'importe?

—Comment, qu'importe! vociféra la duchesse, c'est un Guise qui parle ainsi?

—Pardieu! qu'ont fait toujours les Guise? Ils ont voulu régner, n'est-ce pas? Mon grand-père y a tenté, mon père aussi, moi aussi, vous aussi, ma soeur, et votre neveu aussi. Chacun pour soi, en ce monde. Tant que j'ai travaillé pour moi, j'allais bravement; mais depuis qu'il s'agit de faire mon neveu roi de France, je renonce. Écoutez donc, j'ai des enfants, moi, et je ne me soucie pas qu'ils soient au-dessous de leur cousin.

—Ah! voilà donc le motif, murmura la duchesse avec un sombre dédain.

—Assurément le voilà; je n'en ai pas d'autre. Vous vous en étonnez?

—J'en suis honteuse.

—Vous devriez garder cette pudeur pour vos propres intrigues. Que vous conspiriez contre un roi pour venger votre frère, passe encore; mais que vous vendiez à l'Espagnol votre frère mille fois trahi, mille fois sacrifié pour assouvir cette rage que vous avez de gouverner sous un enfant, je ne vous le passerai point. Vous complotiez avec l'Espagnol; tirez-vous d'affaire avec lui.

—Vous vous repentirez.

—Moi? jamais.

—Je triompherai seule.

—A votre aise.

—Et je prouverai qu'en notre famille il y a toujours un héros. Tant pis pour vous, ce sera moi!

—Je vous laisse mon casque et ma cuirasse.

—Le casque est trop petit, la cuirasse trop large.

—Je vous abandonnerais bien mon épée, mais elle est trop lourde, duchesse.

—J'ai mes armes, répliqua-t-elle avec une éclatante fureur.

—C'est vrai, le couteau de frère Clément. Adieu, ma soeur.

La duchesse, écrasée par ce mot terrible, ne trouva qu'un regard de serpent pour y répondre. Elle passa fièrement devant Mayenne et sortit la mort dans le coeur.

Brissac s'approcha du prince.

—Que ferai-je, moi? dit-il.

—Tu feras qu'on ne m'arrête point au passage, répliqua Mayenne en rentrant.

—Vous pouvez y compter, dit Brissac.

Le duc rentra chez lui pour donner l'ordre de son départ.

—Et de trois! fit Brissac en rejoignant lentement l'Espagnol et la duchesse, qui tenaient conseil dans la cour, où tout le monde s'était tumultueusement assemblé.

Sur l'escalier désert, il aperçut Arnault, ce fidèle agent du roi, qui l'attendait, déguisé en laquais.

—Ah! dit-il; tu arrives bien. Que veux-tu?

—Quel jour le roi peut-il venir?

—Demain.

—A quelle heure?

—Trois heures du matin.

—Par quelle porte?

—Par la porte de l'École.

Arnault se glissa dans les groupes et disparut.

—Et de quatre! au dernier les bons, murmura Brissac.

V

LES BILLETS D'ABSOLUTION

Le duc de Mayenne était parti. Paris frémissait agité de souffles opposés. La Ligue décontenancée par l'abandon de son chef, murmurait tout bas le mot trahison. Les royalistes ou politiques, comme on les appelait, relevaient la tête, et semblaient se dire les uns aux autres: les temps sont proches!

Quant aux Espagnols, livrés à leurs propres ressources, ils avaient redoublé de vigilance. C'était pour eux une question de vie ou de mort. Désignés par leurs habits, par leur langage, par la longue habitude du peuple parisien, ils se sentaient à la merci du premier caprice de l'émeute; l'indécision, la division des Parisiens avaient jusque-là fait toute leur puissance.

Le duc de Feria et ses capitaines, concentrant leurs défiances et leur colère, faisaient la cour à Mme de Montpensier, qu'au fond peut-être ils soupçonnaient de complicité avec son frère, et que, d'ailleurs, ils avaient pour but de sacrifier comme lui à l'ambition de Philippe II. De son côté, la duchesse, n'ayant que Brissac pour appui, cajolait aussi les Espagnols pour qu'ils l'aidassent à éviter le malheur qu'elle craignait par-dessus tout, c'est-à-dire l'entrée à Paris du nouveau roi catholique.

Il fallait la voir levée avant le jour, parcourir les rues de Paris à cheval, avec un cortège de capitaines. Partout, sur son passage, des ligueurs s'empressaient d'aller chercher un peu d'espoir. Elle criait à s'enrouer: «Je reste avec vous, Parisiens!» Elle agitait des écharpes, inventait des devises, elle se donnait enfin plus de mouvement qu'il n'en fallait pour que les tièdes ligueurs la trouvassent souverainement ridicule.

Brissac l'animait à cette dépense d'activité. Il courait à son côté, les Espagnols couraient du leur; et c'était un curieux spectacle que de les voir tous trois se rencontrer tout à coup nez à nez sur quelque place à laquelle, arrivés chacun par un chemin différent, ils se heurtaient au grand rire des badauds qui attendaient l'événement sans se donner autant de mal.

Telle fut une de ces rencontres le lendemain du départ de Mayenne. La duchesse venait de déboucher de la rue Saint-Antoine sur la place de Grève. Brissac arrivait par les quais, le duc de Feria venait avec son état-major par la rue du Mouton. Un grand peuple était rassemblé sur la place, car l'on allait y pendre un homme.

La potence était dressée. On n'attendait plus que le patient.

Brissac s'étant informé de ce qui se passait, le duc de Feria lui répondit que le coupable était probablement un émissaire du roi de Navarre pris une heure avant, et sur lequel on avait saisi un billet destiné à jeter l'alarme et la discorde dans Paris, à l'aide de promesses faites par le Béarnais.

—C'est bien imaginé, s'écria la duchesse. Qu'on le pende!

—Mais, dit Brissac, qui se voyait entouré d'une foule considérable dans laquelle il savait distinguer certaines figures plébéiennes peu bienveillantes pour l'Espagnol, a-t-on interrogé cet homme?

Le groupe se rapprocha, chacun voulait entendre le dialogue des maîtres de
Paris.

—Je l'ai interrogé, moi, dit le duc de Feria, et j'ai vu le billet.

—Bien, mais qui l'a condamné?

—Moi, ajouta l'Espagnol d'un ton hautain. Est-ce que le crime n'est pas flagrant?

—Pardieu! dit la duchesse.

—C'est que, répondit Brissac avec un petit coup d'oeil à des robes noires qu'il voyait sur la place, l'usage de Paris est que tout criminel soit interrogé par ses juges naturels.

—Voilà bien des subtilités, dit l'Espagnol surpris, et autour duquel commençaient à murmurer les gens du petit peuple.

—Quelle chicane cherchez-vous donc au duc? dit tout bas la duchesse à
Brissac.

—Laissez-moi faire, répliqua ce dernier du même ton.

Au même instant parut à l'angle du quai le patient entouré d'une escouade de gardes wallons, et espagnols.

C'était un brave bourgeois tout pâle, tout larmoyant; une honnête figure bouleversée par le désespoir.

A la vue de la potence, il joignit les mains et se prit à gémir si pitoyablement en appelant sa femme et ses enfants, qu'un long frémissement de compassion courut dans la foule.

—Mordieu! c'est triste à voir! dit Brissac tout haut en se détournant comme si le spectacle eût été au-dessus de ses forces.

Les robes noires et quelques gros bourgeois s'étaient pendant ce temps rapprochés de lui et touchaient pour ainsi dire son cheval.

—N'est-ce pas, monsieur, dit un de ceux-ci, que c'est à fendre le coeur?
Voir pendre un honnête homme innocent!

—Innocent? s'écria le duc de Feria pâlissant de colère; qui a dit cela?

—C'est moi, répliqua l'homme qui venait de parler, et qu'à son costume noir, méthodiquement attaché, brossé et compassé, le peuple reconnut vite pour un de ses magistrats; c'est moi, Langlois, échevin de cette ville.

—Langlois! Langlois! répéta le peuple en s'attroupant autour de son échevin, dont le calme et la froideur, en présence du furieux Espagnol, ne manquaient ni de noblesse ni de cette signification que le peuple saisit toujours dans les moments de crise.

—Innocent! répéta le duc, l'homme qui colporte des promesses du Béarnais.

—Quelles promesses donc? demanda Brissac avec bonhomie, il faut pourtant tirer cela au clair.

Le duc chercha vivement dans sa manche un billet imprimé qu'il passa à
Brissac en lui disant:

—Voyez!

Le comte, entouré d'une foule innombrable, qu'il dominait du haut de son cheval, et dont le silence était si profond qu'on entendait au pied de la potence les lamentations du patient à qui le bourreau laissait du répit pour ses prières, Brissac, disons-nous, déplia le billet et lut à claire et intelligible voix:

«De par le roi,—Sa Majesté désirant de retenir tous ses sujets et les faire vivre en bonne amitié et concorde, notamment les bourgeois et habitants de Paris, veut et entend que toutes choses passées et avenues depuis les troubles soient oubliées….»

—Monsieur! monsieur, interrompit le duc en grinçant des dents, assez!

—Il faut bien que je sache, continua Brissac dont chaque parole était avidement recueillie par la foule. Et il reprit:

»Oubliées… hum… défend à tous ses procureurs et autres officiers d'en faire aucune recherche, même à l'encontre de ceux qu'on appelle vulgairement les Seize.»

—Quoi, murmura le peuple, il pardonne même aux Seize!

—Par grâce, comte, dit la duchesse, cessez.

—Laissez donc faire, répliqua Brissac, qui achevait sa lecture.

»Promettant, Sadite Majesté, en foi et parole de roi, de vivre et mourir en la religion catholique, apostolique et romaine, et de conserver tous sesdits sujets et bourgeois de ladite ville en leurs biens et privilèges, états, dignités, offices et bénéfices.»

«Signé HENRI.»

La fin de cette lecture souleva comme un enthousiasme dévorant parmi le peuple.

—Si c'était vrai pourtant! s'écrièrent cent voix.

—Voilà donc ce billet, dit Brissac, le fait est qu'il est incendiaire, et s'il était répandu, je pense qu'il ferait tort à la Ligue.

—Vous en convenez un peu tard, répliqua le duc, je dis donc qu'il faut pendre le coquin qui l'a voulu propager.

En achevant, il fit signe au bourreau de saisir la victime.

Langlois, l'échevin, se jetant à la bride du cheval de Brissac:

—Mais, monsieur, s'écria-t-il, il faut nous pendre tous alors.

—Pourquoi? dit Brissac.

—Parce que nous avons tous de ces billets.

—Comment! s'écrièrent le duc et la duchesse.

—Tenez!… tenez!… dirent les échevins en tirant de leurs poches le pareil billet qu'ils élevaient en l'air.

—Tenez! tenez! tenez! s'écriaient les bourgeois et force gens du peuple, montrant le même billet et l'agitant de façon à éblouir l'Espagnol et Mme de Montpensier.

—C'est pourtant vrai qu'ils en ont tous, dit tranquillement Brissac, et je ne sais moi-même si je n'en ai pas un dans ma poche.

M. de Feria faillit s'évanouir de rage.

—Raison de plus, murmura-t-il.

—Non pas! non pas! dit l'échevin; ce brave homme qu'on veut pendre était dans la rue comme moi, comme nous, lorsque s'est faite la distribution de ces billets, on lui en a donné un comme à moi, comme à mes collègues, comme à tous ceux qui sont là.

—Oui, oui, dirent mille voix tumultueuses.

—Il n'est donc pas coupable, continua l'échevin, ou bien nous le sommes tous. Qu'on nous pende avec lui.

—Ce serait trop de potences, dit Brissac, qui, allant au duc, lui glissa à l'oreille:

—Laissons cet homme, sinon on va nous le prendre.

—Demonios! bégaya l'Espagnol ivre de fureur.

—Qu'on lâche ce brave homme, cria Brissac, dont la voix fut couverte par dix mille acclamations.

—Vous aviez bien besoin de lire tout haut ce billet, dit l'Espagnol.

—Pourquoi non, puisque tout le monde l'a lu tout bas? Tenez, monsieur, vous prenez au rebours le peuple de Paris. Faites-y attention! Voyez-les emmener ce bourgeois pour le rendre à sa femme. Il y a là vingt mille bras, monsieur!

Le duc, sans lui répondre, se tourna vers la duchesse, à laquelle il dit:

—Tout cela est bien étrange; causons-en, madame, si vous voulez bien.

Et tout deux commencèrent à voix basse une conversation animée qui ne promettait pas grande faveur à Brissac.

Celui-ci se sentit toucher le bras par l'échevin Langlois qui lui dit:

—Après ce que vous venez de faire là, monsieur, je crois comprendre qu'on pourrait vous parler.

—Je le crois, dit Brissac.

—Quand?

—Tout de suite.

—Où?

—Au milieu même de cette place qui est vide. Allez m'y attendre avec vos amis que je reconnais, et qui sont, si je ne me trompe, M. le procureur général Molé et le président Lemaître?

—Oui, monsieur.

—Allez-y donc, au beau milieu. De là, nul ne pourra nous entendre; on pourra nous voir, c'est vrai, mais les paroles n'ont ni forme ni couleur.

Le président et les échevins obéirent, et sans rien feindre de ce qu'ils voulaient, s'allèrent promener au milieu de la place, que toute la foule avait désertée pour suivre le patient délivré; le peu de peuple qui était resté entourait les chevaux du duc et de la duchesse. Les soldats espagnols eux-mêmes, à qui on avait arraché leur proie, se tenaient confus et dépités sous l'auvent du cabaret de l'Image Notre-Dame.

Brissac, après avoir donné quelques ordres à la garde bourgeoise, voyant que le colloque dirigé contre lui durait toujours, mit pied à terre et alla joindre les trois magistrats parisiens au milieu de la place.

Ce fut une scène étrange, et que ceux-là même qui la virent n'apprécièrent point selon son importance.

L'échevin et les deux présidents s'étaient placés en triangle, de telle sorte que chacun d'eux voyait et tenait en échec un tiers de la place.

—Me voici, messieurs, dit Brissac, qu'avez-vous à me dire?

Molé commença.

—Monsieur, il faut sauver Paris. Nous y sommes résolus. Et dussions-nous vous livrer nos têtes, nous venons vous supplier comme bons Français de nous aider dans notre entreprise.

—Je me livre comme otage, ajouta le président Lemaître.

—Je vous supplie de me faire incarcérer, dit l'échevin Langlois, car je conspire pour faire entrer le roi dans la ville.

Brissac regarda fixement ces trois vaillantes probités qui s'abandonnaient ainsi à son honneur.

—Eh bien, dit-il, quels sont vos moyens?

—Nous voulons ouvrir au roi une porte, et notre garde bourgeoise est prévenue à cet effet.

Brissac regardait autour de lui du coin de l'oeil.

—On est inquiet de nous là-bas? demanda-t-il.

—Oui, monsieur, et je crois qu'on va nous envoyer des espions. Mais nous les verrons venir.

—Faisons vite, dit Brissac; la porte qu'il faut ouvrir à Sa Majesté, c'est la porte Neuve.

—Pourquoi? dirent les trois royalistes.

—Parce que c'est celle que je lui ai fait désigner hier et vers laquelle il se dirigera cette nuit.

Les trois magistrats étouffèrent un cri de joie et éteignirent sur leurs traits la reconnaissance dont leur coeur était inondé.

—Voici des Espagnols qui viennent, dit Langlois.

—Ils ont encore deux cents pas à faire, répliqua Brissac. Sachez ce soir, quand vous assemblerez vos miliciens pour garder ma porte, me réserver quelques places dans leurs rangs, pour des hommes à moi que j'ai fait entrer dans Paris.

—Bien! dit Molé.

—Des vaillants? demanda Lemaître.

—Vous les verrez à l'oeuvre.

—Silence!

Brissac se retourna tout à coup: don José Castil s'approchait avec six gardes wallons.

—Oui, messieurs, dit le comte tout haut aux magistrats, je n'aime pas ces masses de terre qu'on a jetées ainsi devant les portes de Paris. Ce sont des remparts bons à rassurer des enfants.

—Quelles masses et quelles portes? dit l'hidalgo en plongeant dans cette conversation comme une fouine dans un nid de lapins.

—Ah! bonjour, cher capitaine, s'écria Brissac, j'explique à ces messieurs, dont l'état n'est point la guerre, que Paris n'est pas défendu par ces ridicules amas de terres qu'on a fait entasser devant les portes. Trente pionniers du Béarnais avec des pelles et des pioches auront mis bas vos fortifications en deux heures. Faites-moi déblayer toutes ces terres inutiles et que, cette nuit même, on me bâtisse en belles pierres, avec du bon ciment, des enceintes capables de résister au canon. Demandez au seigneur don José Castil, qui s'y connaît, s'il ne dormirait pas plus tranquille derrière un mur de pierre que derrière ces gabions à moitié écroulés.

—Certes, dit l'Espagnol, dont la défiance n'était pas encore endormie.

—Eh bien! à l'oeuvre, monsieur l'échevin, envoyez vos piocheurs, vos terrassiers.

—Où? dit l'Espagnol.

—A toutes les entrées qu'on a protégées par de la terre, à la porte
Saint-Jacques, à la porte Saint-Martin, la porte Saint-Denis, à la porte
Neuve….

—Fort bien, monsieur, répliqua Langlois en s'inclinant, et qui partit suivi de ses deux collègues.

—M. le duc de Feria tient conseil avec la duchesse et voudrait avoir votre avis, dit l'hidalgo en désignant le groupe formé par ces deux illustres à l'extrémité de la place.

—Je m'y rends, dit Brissac. Ah! don José, quels ânes que les échevins.

—Vraiment? dit l'Espagnol avec ironie. Cependant vous avez mis de la complaisance à les entendre.

—Oh! pensa Brissac en couvant le capitaine d'un regard oblique, tu as trop d'esprit, toi, tu ne vivras pas!

Et il aborda d'un air dégagé la duchesse et son allié.

—Nous disions, monsieur le comte, dit Mme de Montpensier, que vous avez bien imprudemment agité cette foule.

—Et moi, dit Brissac, j'ajouterai que vous la provoquez bien impudemment.

—Plaît-il?

—Je dis que vous êtes fous, je dis que vous feignez de ne pas voir que vous êtes dix mille contre cinq cent mille, et que vous y succomberez si vous ne remplacez point la force par l'adresse.

—Oh! nos dix mille hommes battront vos cinq cent mille Parisiens.

—Vraiment? Essayez donc! Vous ne savez donc pas qu'ici tout le monde conspire?

—Ah! dit le duc ironiquement avec un sourire malicieux à l'adresse do don
José.

Brissac saisit l'intention et le regard.

—Vous ne savez donc pas, continua-t-il que vous êtes trahis?

—Par qui?

—Par tout le monde, vous dis-je. Je quitte trois magistrats, n'est-ce pas, trois zélés ligueurs à ce qu'on pourrait croire, eh bien! ils vous trahissent!

José Castil dressa l'oreille.

—Oui, poursuivit Brissac, et sans la crainte où je suis de soulever une sédition, je les eusse fait mettre en prison sur l'heure.

—Que savez-vous de nouveau? dirent vivement le duc et la duchesse.

—Je sais qu'on veut livrer une porte au roi de Navarre.

—Laquelle, dit froidement le duc.

—Si je le savais… répliqua Brissac.

—Eh bien, moi, je le saurai, répliqua l'Espagnol.

—Et moi aussi, dit la duchesse.

—Et je saurai de même, ajouta M. de Feria, le nom de tous les traîtres quels qu'ils soient.

En disant ces mots, il regardait Brissac qui lui répondit avec calme:

—Faites votre liste, je ferai la mienne.

—Et demain matin, continua l'Espagnol, je ferai arquebuser beaucoup de gens qui ne s'en doutent guère.

—Et moi, dit Brissac en souriant et en lui touchant familièrement l'épaule, je ferai rouer quantité de gens qui ne s'en doutent pas.

—Pour commencer, dit l'Espagnol, je change ce soir tous les postes.

Brissac répondit:

—J'allais vous le proposer, monsieur.

—Je ne me fie qu'à mes Espagnols.

—Et vous avez raison. Ils y sont bien intéressés, car si le roi entrait, quel hachis d'Espagnols! les cheveux m'en dressent sur le crâne. Tandis que, vous avez vu le billet du roi: quartier pour tous les Français!

—Je suis très-heureux de vous voir en ces dispositions, dit M. de Feria, et je vais distribuer mes ordres à l'effet d'exclure des postes toute la troupe française.

—A merveille! à merveille! s'écria la duchesse tandis que le duc parlait bas à ses capitaines.

—Seulement, dit Brissac à l'oreille de Mme de Montpensier, vous voilà dans le panneau, ma belle amie. Demain, vous vous réveillerez Espagnole.

—Comment cela, comte?

—Ah! vous vous défiez de moi au point de vous livrer toute à cet insolent!
Vous êtes folle et vous perdez la partie belle!

—Mais….

—Vous ne savez donc pas ce que me disaient les échevins tout à l'heure quand vous m'avez fait interrompre par l'espion Castil.

—Ma foi non, mais vous aviez bien l'air de conspirer tous ensemble.

—Ils me disaient: prendre un roi français, bien, Prendre M. de Guise, puisque M. de Mayenne nous abandonne, très-bien; mais que ce soit tout de suite, et qu'on nous délivre des Espagnols.

—Ils disaient cela?

—Faites-les venir, et ouvrez-vous-en à eux. Voilà les gens que vous dégoûtez en les éloignant. Souvenez-vous donc que vous êtes Française. La Lorraine est en France, duchesse!… Moi aussi, je suis Français, et vous vous liguez contre moi avec l'Espagnol.

—Écoutez donc, s'il est vrai que vous vouliez favoriser ce Béarnais….

—Propos de Feria! Eh bien! admettons cette absurdité. Mais lui, cet Espagnol, il va faire nommer son infante reine de France et coffrer votre neveu.

—Oh! nous verrons.

—Avec quoi le défendrez-vous, malheureuse aveugle quand toute la garnison sera espagnole? Comment! vous ne comprenez pas que je me tue à lui faire peur du fantôme de Henri IV, pour qu'il ait besoin de vous et de la Ligue? et voilà que d'un côté M. de Mayenne quitte Paris, et que de l'autre vous en livrez les clés à l'Espagne. Allons, faites comme vous voudrez; et puisque nous ne sommes plus amis, moi sans rien dire, je vais imiter M. de Mayenne, je vais faire mes paquets, et, une fois dehors, s'en tirera qui pourra.

En disant ces mots qui firent une impression profonde sur la duchesse, il tourna les talons et s'en alla rejoindre les quelques gardes qui l'accompagnaient.

Mme de Montpensier ayant réfléchi, poussa son cheval vers celui du duc, à qui elle dit:

—Monsieur, nous ne pouvons exclure les Parisiens de la garde de leur ville.

—Pourquoi?

—Parce que ce serait leur déclarer la guerre.

—Et pourquoi non? dit le duc.

—C'est votre politique, monsieur, s'écria la duchesse; mais ce n'est pas la mienne. Aussi vous voudrez bien faire en sorte que les portes soient gardées cette nuit par des Espagnols et des Parisiens.

Le duc fut saisi de surprise.

—On voit bien que vous venez de causer avec M. de Brissac, dit-il.

—Oh! je n'ai pas besoin d'une conversation avec Brissac pour prendre le bon parti.

—Vous croyiez l'avoir pris tout à l'heure, madame; mais, comme disait le roi François Ier, notre prisonnier: souvent femme varie!

Brissac s'était approché.

—Ce n'est pas poli, ce que vous dites là, monsieur, s'écria-t-il.

—Laissez, Brissac, laissez! interrompit la duchesse; je vois bien que je contrarie monsieur le duc, et il se défend. Mais je tiendrai bon, et Paris sera gardé par les parisiens comme par les Espagnols.

—A la bonne heure! murmura Brissac.

—Vous entendez, monsieur, répéta la duchesse enivrée du plaisir de commander.

—J'ai entendu, dit l'Espagnol en prenant congé plus promptement que ne l'eût voulu la politesse.

—A ce soir, aux postes, que j'irai visiter moi-même, s'écria la duchesse.

—A ce soir! répliqua le duc en s'éloignant.

—Soyez calme, Brissac, dit Mme de Montpensier en serrant la main du gouverneur. Ce n'est pas cette nuit qu'il proclamera son infante.

—J'en réponds! répondit Brissac.

À ce moment, un page de la duchesse s'approcha d'elle et lui annonça qu'un gentilhomme arrivait de la campagne pour lui remettre une lettre importante.

—Connaît-on ce gentilhomme? demanda-t-elle.

—Il s'appelle la Ramée, répondit le page.

VI

LA PATROUILLE BOURGEOISE

Le soir était venu après cette journée agitée. Les bourgeois paisibles, ceux qui n'ont d'autre souci que de dormir leurs dix heures, s'étaient retirés chez eux.

Il en était de même des ligueurs, qui, déjà émus par la distribution des billets d'absolution, avaient été prévenus amicalement de rester dans leurs logis et de se bien barricader, attendu que les promesses du Béarnais cachaient quelque piège—une Saint-Barthélémy, peut-être.

Toute l'activité belliqueuse des Parisiens se déployait autour des portes. C'était l'heure à laquelle rentraient les retardataires, ceux qui, appelés par la promenade ou le négoce dans la banlieue, reviennent chaque soir avant le couvre-feu.

Et pour un observateur qui eût pu planer sur la ville le spectacle eût été bizarre. Les figures qui rentrèrent ce soir-là par les différentes portes de Paris ne se fussent certainement par hasardées à se présenter au grand jour.

C'étaient des tournures si raides sous l'habit bourgeois, des femmes d'une si prodigieuse hauteur, bien qu'elles marchassent courbées sous un fardeau; c'étaient des meuniers montant de si beaux chevaux de guerre ou des colporteurs manoeuvrant des caisses de formes si étranges, que le défiant Espagnol ne les eût pas laissés passer en plein jour sans un examen approfondi.

Tous ces visiteurs bizarres se dirigèrent par des routes bien différentes vers l'Arsenal, quartier désert, et prirent position en silence, comme des gens qui installeraient un marché, au bord de la rivière, au delà des contrescarpes de la Bastille.

Un marché à pareille heure et dans un pareil endroit, était peu vraisemblable; aussi trouvèrent-ils dès leur arrivée un échevin préposé à l'ordre des subsistances et denrées qui les séparait en petits groupes et les envoyait à une petite maison située en face l'Île Louvier.

Là, chose singulière, ils disparaissaient, et pour chaque groupe de douze hommes ou femmes qui étaient entrés, il sortait, une demi-heure après, une troupe de douze soldats de la garde bourgeoise, vêtus et équipés plus ou moins grotesquement, selon les traditions de cette respectable milice. Ces pelotons avaient chacun leur officier qui les guidait vers un poste quelconque, où ils prenaient position.

Quand l'échevin qui présidait à toutes ces opérations mystérieuses eut achevé sa tâche, il prit avec lui le dernier groupe de douze miliciens, qu'il conduisit à la porte neuve.

Chemin faisant, il regardait marcher au pas ces singuliers soldats qui, malgré eux, imprimaient à leur allure une telle régularité, un tel aplomb que, partis en trébuchant et se marchant sur les talons l'un à l'autre, ils avaient fini, au bout de cinq minutes, par ne plus former qu'un seul corps marchant sur vingt-quatre jambes dont le compas s'ouvrait d'un seul coup, dont le pas donnait d'un seul coup sur le pavé.

Ils étaient pourtant bien ridicules pour marcher si bien! Les uns, maigres, vêtus d'un pourpoint de velours, portaient dessus une énorme cuirasse qui eût tenu deux poitrines comme la leur; les autres, enterrés dans une vaste salade, semblaient n'avoir plus de tête sur le cou; d'autres pliaient sous les brassards et les cuissards d'une armure antique; quelques-uns avaient la rondache du temps de Charlemagne; aucun n'avait su attacher son épée à la longueur voulue; ceux-ci avaient l'arquebuse, ceux-là une hache ou une masse d'armes. Les enfants, s'il y eût eu des enfants à cette heure par les rues, n'auraient pas manqué de suivre cette troupe avec des cris de carnaval.

Mais l'officier surtout était remarquable. Son casque contemporain de la dernière croisade, était orné d'une visière qui, détraquée, retombait perpétuellement sur le nez du patient. Les larges épaules et le ventre rond de ce digne bourgeois faisaient craquer un pourpoint jaune, à noeuds de rubans verts et rouges. Il portait le colletin et le baudrier de buffle brodé. C'était le plus bouffon des ajustements, la plus triviale tournure qui parfois, quand l'homme se redressait sous ce harnais grotesque, s'ennoblissaient soudain par le vigoureux élan des bras, et la fière cambrure de ses reins puissants.

Cet officier marchait sur le flanc de sa colonne et l'échevin venait immédiatement derrière lui. Tout à coup une patrouille espagnole déboucha d'une rue latérale et cria: que viva!

Il eût fallu voir se redresser ces douze bourgeois par un mouvement électrique, et leurs mains saisir l'arme, et leurs poitrines s'effacer, et leurs têtes prendre la fierté rapide du commandement à l'exercice.

Le chef espagnol et le chef bourgeois échangèrent le mot d'ordre, et les deux troupes continuèrent à marcher en sens inverse, non sans que l'Espagnol se fût retourné plus d'une fois pour admirer la tenue si militaire de ces gardes bourgeois.

L'échevin s'approcha vivement de l'officier milicien:

—Oh! monsieur, lui dit-il, prenez bien garde, vous êtes trop noble sous les armes, on vous reconnaîtra.

—Vous croyez, cher monsieur Langlois, répliqua le gros homme.

—Certes, monsieur.—Et vos soldats qui emboîtent le pas comme des gardes du roi! Pour des bourgeois, c'est invraisemblable.

Le gros officier sourit avec satisfaction.

—C'est que les Espagnols se retournent, monsieur, poursuivit l'échevin, et je ne serais pas surpris qu'ils vous fassent suivre.

—Je les défie bien de me reconnaître sous ce bât de bête de somme, murmura l'officier; je dois être abominable à voir.—Et ces malheureux, ajouta-t-il en regardant obliquement sa troupe, sont-ils humiliés!… Vous les avez habillés en Carême-prenant. Je les trouve ignobles.

—Mais non, mais non, dit Langlois.

—Nous sommes bientôt arrivés, n'est-ce pas? continua l'officier. J'ai assez de ma visière; elle me scie le front et finira par me couper le nez…. Je suis tout écorché, harni….

—Chut!… fit l'échevin. Nous y voici.

—Rompez donc le pas! coquins, dit l'officier à voix basse.

Les douze hommes se mirent aussitôt à s'entre-choquer les uns les autres.

—A la bonne heure, dit Langlois.

On était arrivé sur une petite place entre la rue du Coq et la rue
Saint-Honoré.

Là étaient rangés, d'un côté, environ cent hommes de la garde bourgeoise, et de l'autre un bataillon espagnol tout entier, au nombre d'environ deux cents hommes armés de mousquets et d'épées.

Sur le milieu de la place se promenaient le président Lemaître et la procureur général Molé avec don José Castil, capitaine commandant le bataillon.

—J'amène du renfort, s'écria Langlois.

Lorsque parurent les douze miliciens amenés par Langlois, ce fut dans les rangs de ce bataillon un fou rire inextinguible qui gagna même les miliciens bourgeois rangés en face.

Il faut dire que jamais la parodie n'avait été poussée à un si haut degré de perfection. Les files en zigzags, le cliquetis des fourreaux d'épée contre les canons des mousquets, la démarche vacillante, le bruit des cuirasses entre-choquées formaient un spectacle rare qui attira bientôt l'attention de don José.

—En voici de curieux, dit-il.

—Il faut leur pardonner, répliqua l'échevin Langlois, ce sont des apprentis tanneurs et quincailliers que j'ai fait armer pour la première fois et qui ne sont pas encore des Césars.

—Et voilà sur quoi vous comptez pour défendre votre ville? ajouta l'Espagnol avec un sourire de pitié.

Langlois plia humblement les épaules.

—S'il fallait que ces gens-là fissent feu, ils se massacreraient les uns les autres, dit le président Lemaître.

—J'ai donné ce que j'avais de mieux, répliqua Langlois en achevant de placer ses hommes à la suite des cent autres.

Soudain on entendit un piétinement de chevaux du côté de la rue Saint-Honoré, et le duc de Feria débouchât sur la place, suivi de ses gardes et de plusieurs des seize, qui ne le quittaient pas depuis l'annonce d'une attaque.

Brissac arriva, lui par la Croix-du-Trahoir. Il était à cheval aussi et armé comme pour la bataille. Son premier regard fut pour Langlois, qu'il aperçut devant ses douze hommes.

L'Espagnol, à l'arrivée de Brissac, courut à lui, et d'une voix émue:

—Que viens-je de voir, dit-il, on démolit les remparts de terre qui formaient la porte Neuve, et les ouvriers prétendent que c'est par vos ordres?

—Oui, monsieur, répliqua Brissac. J'en ai averti ce matin le capitaine Castil. Je veux des pierres à la place de cette terre, et vous avez dû voir arriver déjà le ciment et la chaux que MM. les échevins y ont expédiés.

—Je trouverais cette mesure excellente, dit tout bas le duc de Feria à
Brissac, si elle ne venait pas précisément aujourd'hui.

—En quoi aujourd'hui ne vaut-il pas hier ou demain?

—C'est qu'aujourd'hui, à ce que l'on m'annonce, le roi de Navarre doit faire une entreprise contre Paris.

En parlant ainsi, l'Espagnol regardait Brissac jusqu'au fond de l'âme.

Monsieur, lui dit le comte, vous avez une habitude des plus désobligeantes; vous dévisagez les gens avec vos yeux comme un chat ferait avec ses griffes. En France ce n'est pas l'usage; j'excuse votre qualité d'étranger.

—Oh! ne l'excusez pas si vous voulez, dit insolemment le duc.

—Bien, monsieur le duc, nous nous en expliquerons quand j'aurai fini mon service; et je ne serai pas fâché de voir si votre épée entre aussi avant que vos regards, mais ne nous fâchons point pour le présent.

—Monsieur, on commencera par interrompre le travail de l'enlèvement des terres.

—Monsieur, on n'interrompra rien du tout.

—J'ai Paris à garder, monsieur, et j'en réponds.

—J'en réponds bien plus que de vous, répliqua Brissac, puisque j'en suis le gouverneur.

—Et quand je devrais employer la force pour chasser les travailleurs….

—N'y essayez pas, dit Brissac froidement, car je vous avertis que si l'on touche à un seul de mes piocheurs je fais sonner le tocsin et jeter tous vos Espagnols dans la rivière.

—Monsieur!… s'écria le duc blanc de colère.

—Tenez-vous pour averti; et ne vous avisez jamais de me menacer, car si je ne servais la même cause que vous, si je ne redoutais plus que vous l'approche du Béarnais, contre lequel j'ai besoin de votre garnison, il y a déjà longtemps que vous seriez tous enterrés dans les plus vilains endroits de ma ville.

Le duc, grinçant des dents:

—Nous verrons plus tard, dit-il.

—Bah! nous sommes d'excellents amis, et plus tard nous oublierons tout cela. Voyons, pensons au service de nuit, et ne donnons pas à nos hommes qui nous observent, le spectacle d'une querelle entre les chefs. Nous sommes ici à la porte Neuve. Que mettons-nous ce soir pour garder la porte Neuve?

Le duc essuya son front mouillé de sueur.

—Je verrai, murmura-t-il.

—Mettez-y beaucoup de monde, puisque vous avez de l'inquiétude à cause de cet enlèvement des terres.

—J'y mettrai beaucoup d'Espagnols, monsieur le gouverneur.

—Soit. Mais dépêchons-nous. Il y a seize portes à Paris, et si nous allons de ce train, la clôture de nuit ne se fera pas avant le jour.

—Je vais me consulter avec mes capitaines.

—Fort bien. Et moi avec mes bourgeois.

Le duc appela don José et ses officiers; Brissac alla trouver Langlois et les deux magistrats.

—Tout notre monde est-il entré? dit-il.

—Oui, monsieur.

—Sans soupçons nulle part?

—Aucuns.

—À quelle heure le roi viendra-t-il avec ses troupes?

—Vers trois heures et demie du matin.

—Pas avant?

—Il ne part de Saint-Denis qu'à deux heures.

—Il suffit.

Brissac se retourna au bruit d'un commandement militaire. Le duc de Feria venait de désigner le détachement chargé de garder la porte Neuve.

—Soixante hommes, compta Brissac.

—Commandés par don José, dit Langlois.

—Hors les rangs, soixante hommes! s'écria Brissac à ses bourgeois.

Le duc de Feria s'approcha vivement.

—Monsieur, dit-il, c'est trop.

—Vous avez mis soixante des vôtres, monsieur le duc.

—Mais je vous prie de me laisser la supériorité du nombre. Cette porte aura un grand service à faire.

—Raison de plus pour que j'y envoie autant d'hommes que vous.

—Tenez, monsieur, dit l'Espagnol, cédez-moi sur ce point.

—À cause de votre défiance éternelle, monsieur le duc. Eh bien! soit, je n'enverrai que quarante hommes.

—C'est encore trop; il n'en entre que soixante-douze dans le poste de la porte Neuve.

—Eh! monsieur de Brissac, dit Langlois présent à ce colloque, prouvons à M. le duc toute notre sincérité: n'envoyons que douze hommes, puisqu'il le désire.

—Je choisis les derniers venus, s'écria don José en désignant avec un rire moqueur la troupe amenée par l'échevin.

—Va pour les derniers venus, dit Langlois en poussant le coude à Brissac au moment du défilé de ces douze hommes.

En effet, l'officier au gros ventre souleva sa visière en passant devant Brissac, et le comte, à l'aspect de ce visage, ne put retenir un tressaillement de surprise.

—Peste! dit-il à don José qui épluchait au passage chaque tournure et chaque accoutrement de ces douze bourgeois, vous avez eu la main heureuse, mou cher capitaine.

—N'est-ce pas, répliqua Castil, qu'il n'y en a pas de pareils dans tout
Paris?

—Ni ailleurs, dit Brissac.

Les douze hommes, suivis du capitaine espagnol, entrèrent dans le poste de la porte Neuve, dont les grilles se fermèrent sur eux.

Langlois et les deux magistrats échangèrent avec Brissac un coup d'oeil furtif qui voulait dire aussi que don José avait eu la main bien heureuse.

À peine cette opération était-elle achevée que la duchesse de Montpensier apparut sur la place; elle faisait piaffer un cheval ardent, et traînait après elle une armée de serviteurs et d'officiers de toute espèce.

—Eh bien! dit-elle à Brissac, partage-t-on la garde comme je l'avais ordonné?

—C'est fait pour la porte Neuve, répliqua le comte, et nous allons passer aux autres.

—Vous savez qu'on parle d'une alerte pour cette nuit?

—On dit tous les jours la même chose.

—Comment sommes-nous avec le duc?

—Au mieux.

—À propos, comte, si j'avais quelque message à vous transmettre, je vous enverrais mes aides de camp. En voici un nouveau; regardez-le bien pour le reconnaître.

—Qui est monsieur?

M. de la Ramée, un gentilhomme qui vient de perdre son père, et m'est arrivé tantôt avec un zèle et une foi admirables pour la Ligue.

—Très-bien, dit Brissac.

—Il était aussi recommandé aux Entragues, mais il paraît que les Entragues sont devenus plus royalistes que le roi. M. de la Ramée a donc préféré venir me trouver à Paris, au centre de l'action. C'est d'un bon augure.

—Nous donnerons de l'ouvrage à monsieur, répliqua Brissac, dont le coup d'oeil observateur avait toisé le nouveau venu des pieds à la tête.

—Surveillez bien l'Espagnol, dit tout bas la duchesse au comte; j'ai ouï dire qu'il voulait vous jouer un tour.

—Merci, répliqua Brissac.

La duchesse caracolant disparut dans la rue Saint-Honoré, au milieu d'un tourbillon de canailles qui criaient à s'étrangler: Vive Guise!

—Elle s'enivre avec ce gros vin! murmura Brissac en dirigeant son cheval du côté de la porte Saint-Denis.

Mais il fut rejoint par le duc de Feria, qui guettait tous ses mouvements et lui barra le passage.

—Qu'y a-t-il encore? demanda Brissac.

—Deux mots, comte. Est-il bien nécessaire que nous nous promenions tous deux dans Paris, lorsque le danger est à la fois dedans et dehors?

—Non, dit Brissac, il y a de la besogne pour de bons chevaux.

—D'autant plus, ajouta l'Espagnol, qu'il court un bruit très-grave.

—Bah! lequel?

—On assure qu'on a vu force cavalerie ennemie du côté de Saint-Ouen et de
Montrouge.

—Voilà des chimères!

—L'homme que voici, dit froidement le duc en désignant un soldat wallon, a vu cette cavalerie.

Le soldat affirma.

—C'est différent, répliqua Brissac, et la chose mériterait examen.

—Voilà pourquoi je vous ai consulté, monsieur le comte. La chose mérite examen, et il faudrait l'examiner.

—Vous avez raison, monsieur le duc.

—Eh bien! dit vivement l'Espagnol, est-ce que vous auriez de la répugnance à pousser une reconnaissance autour des remparts extérieurement?

—Moi? répliqua Brissac un peu troublé, car il voyait clairement le piège de cette proposition. Je n'ai jamais de répugnance à faire ce qu'il faut pour le service.

—Eh bien! monsieur, soyez donc assez bon pour faire cette ronde.

—Très-volontiers.

—Je ne vous dissimulerai pas ce qu'on dit.

—On dit encore quelque chose?

—On assure que nous sommes trahis.

—C'est moi-même qui vous en ai averti tantôt, monsieur le duc.

—Et si réellement il y a de la cavalerie ennemie dans la campagne, c'est que la trahison existe, n'est-il pas vrai?

—Assurément.

Le duc écouta attentivement cette réponse, et parut la faire écouter aux hommes qui l'environnaient.

—Il n'y a pas de temps à perdre, continua-t-il, et puisque vous avez l'obligeance de faire cette ronde en personne, il est l'heure de partir, je crois.

—Partons, dit Brissac, dont le coeur battait. Mais je ne la ferai pas tout seul, je suppose, et il faut que j'aille chercher une escorte.

—Voici huit hommes sûrs que je vous donne, monsieur le gouverneur.

—Huit Espagnols!

—Castillans, tous gentilshommes, tous d'une bravoure et d'une fidélité dont je réponds; tous gens qui ont la trahison en horreur.

Brissac examina ces huit physionomies assombries par le soupçon, ces huit regards tout brillants du feu d'une résolution inébranlable.

—Diable! murmura-t-il, mais le vin est tiré, il faut le boire.

On était arrivé à la porte Saint-Denis, les huit hommes attendaient leur nouveau chef pour sortir derrière lui. La nuit était noire et pluvieuse. Un mauvais falot du corps de garde éclairait seul les figures d'un reflet rougeâtre.

—Eh bien! adieu, dit Brissac au duc; faut-il que je vous dise au revoir?

Le duc conduisit la troupe hors des murs, et là s'étant arrêté dans l'obscurité, le silence et la solitude:

—Au revoir, dit-il, si vous ne rencontrez pas en chemin la cavalerie du roi de Navarre; autrement, adieu.

—Ah! ah! fit Brissac, je comprends, c'est-à-dire que si je la rencontre….

—Ces huit gentilshommes vous tueront, répliqua froidement le duc en revenant vers la ville.

Brissac, après trois secondes do réflexion, haussa les épaules et poussa résolûment son cheval dans la campagne. La troupe sinistre l'escorta sans prononcer une parole.

La cloche de Notre-Dame sonna lugubrement douze coups que le vent portait dans la plaine sur ses ailes humides.

—C'est égal, pensa Brissac, si l'armée du roi n'est pas disciplinée comme une phalange macédonienne, ou si l'horloge de Sa Majesté avance sur celle de Notre-Dame, mon bâton de maréchal de France est bien aventuré.

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