La belle Gabrielle — Tome 2
VII
LA PORTE NEUVE
La porte Neuve fermait Paris sur les bords de la Seine, au quai du Louvre, à peu près au point où la rue Saint-Nicaise venait aboutir à la galerie de ce château.
Comme la plupart des portes de Paris, c'était un bâtiment flanqué de tours propres à la défense. La principale de ces tours, à la porte Neuve, s'appelait la tour au Bois; elle était contiguë à une longue et étroite tourelle qui renfermait l'escalier de la grande tour. Les meurtrières et les fenêtres donnaient sur l'eau, assez profonde en cet endroit, encaissée qu'elle était par les fondations de la porte Neuve. Un pont-levis servait de communication, et c'est le terre-plein qui enterrait la porte précédée par ce pont-levis, que Brissac avait fait démolir par ses ouvriers, en sorte que ces hommes n'avaient qu'à se tourner à droite pour jeter la terre de leurs pelles dans la Seine.
La tour, à son rez-de-chaussée, formait une salle ronde de trente pieds de diamètre environ. Au-dessus était le logement du concierge de la porte Neuve, vieux soldat éclopé que les discordes civiles avaient oublié dans ce poste peu fatigant et peu important, puisque la porte Neuve, remblayée comme nous l'avons dit, ne s'ouvrait jamais.
Du logement de ce bonhomme, la vue était belle sur la Seine et la campagne qui se développait sans obstacles dans tout le périmètre d'un horizon de plusieurs lieues.
Quant à la salle ronde qu'il avait sous les pieds, c'était le corps de garde. Les murs tout nus n'avaient pour ornement que des clous énormes destinés à supporter les armes, et la plus indépendante irrégularité avait présidé à la disposition de ces clous, fichés selon le caprice ou suivant la taille du soldat.
Le concierge descendait là par le petit escalier de la tourelle, lorsque la garde, altérée par le voisinage de la rivière, réclamait de lui certaine liqueur fermentée, composé de grain et de miel, qu'il était censé fabriquer et faire cuire au soleil de sa plate-forme, mais qu'il achetait bel et bien au plus prochain cabaretier, après avoir eu la précaution de l'édulcorer par un raisonnable mélange d'eau de Seine.
Dans la nuit dont il s'agit, après que le poste de la porte Neuve eut été composé, comme noua l'avons vu par le duc de Feria et Brissac, le capitaine Castil, en vigilant officier et surtout en officier qui s'ennuie avec ses soldats, monta du rez-de-chaussée chez le concierge pour se rendre compte de la situation exacte de son poste.
Il vit dans un petit taudis l'invalide occupé à transvaser du tonneau dans des pots d'étain la liqueur fameuse que les hôtes du rez-de-chaussée allaient bientôt lui demander. Les parfums de ce breuvage étaient violents, ils saturaient l'air d'une forte odeur d'anis et de poivre, qui eût délicieusement caressé les narines d'un lansquenet allemand.
Mais don José était un homme sobre, il fronça le sourcil en respirant cette vapeur traîtresse.
—Mon capitaine, dit l'invalide employant avec adresse toutes les ressources de la langue française mêlée aux séductions de quelques mots espagnols, vous plaît-il un verre de liqueur, vous en aurez l'étrenne, voyez comme elle est claire, et comme elle mousse en flocons brillants.
—Pouah! on s'enivrerait rien qu'à la respirer, la liqueur maudite! s'écria don José. On suffoque dans ton laboratoire.
En disant ces mots, le capitaine s'approchait du petit balcon fermé par une tenture en lambeaux, par laquelle, lorsqu'il la souleva, s'engouffra une bonne brise fraîche venant de la rivière.
—Tiens, dit José, tu as du monde ici.
En effet, sur ce balcon formé par des ais mal joints que supportaient deux potences de fer, on voyait, l'un assis sur un escabeau, l'autre debout et appuyé sur la balustrade, deux hommes que le reflet de la lumière du concierge fit apparaître aussitôt que Castil eût levé la tapisserie.
Le personnage assis était vêtu d'une robe grise; la tête enveloppée de son capuchon, c'était un moine. Il surveillait avec l'attention la plus profonde le travail des piocheurs qui déblayaient le pied de la tour. Il ne se retourna point au son de la voix du capitaine.
L'autre était un grand jeune homme dont les cheveux blonds flottaient au vent mouillé; l'intérêt qu'il portait aux terrassiers n'était pas des plus vifs, et il parut accueillir avec assez de plaisir l'arrivée d'un nouvel interlocuteur.
—Qui sont ces deux personnes? demanda le défiant Espagnol au concierge.
—Le moine, seigneur capitaine, est un vieil ami à moi, presque un parent.
N'est-ce pas, frère Robert?
Le moine acquiesça imperceptiblement.
—Est-ce que les moines découchent? dit Castil.
Il le faut bien, quand on leur ferme les portes, répliqua le concierge. Frère Robert n'a pu retourner à son couvent ce soir, et m'a demandé asile pour la nuit.
—Et son compagnon, ce grand garçon, est-ce aussi un moine?
Le jeune homme, se tournant vers Castil avec une assurance exempte de bravade:
—Vous faites là, dit-il, monsieur, une question inutile; vous n'avez qu'à regarder mon habit et mon épée pour vous convaincre que je ne suis pas moine.
—Qui êtes-vous alors?
—C'est mon neveu, répliqua le moine d'une voix creuse. Est-ce que nous vous gênons, ici?
Don José, au lieu de répondre, se mit à penser.
Les gens soupçonneux ont toujours beaucoup d'imagination.
L'invalide continuait à faire mousser sa marchandise:
—Vous saurez, dit Castil, que je ne veux pas d'ivrognes à mon poste, et que j'interdis toute espèce de boisson pendant ma garde.
L'invalide, saisi d'étonnement, voulut hasarder l'éloge de sa liqueur, mais l'Espagnol lui ferma la bouche par un mouvement si péremptoire, que le débitant renversa en soupirant tous ses pots d'étain dans le tonneau.
—Quant à vos hôtes, ajouta Castil, je n'entends pas qu'ils restent ici. Un accident peut arriver. Votre lumière peut mettre le feu au plancher, et j'ai au-dessous de la poudre. Vous me ferez donc le plaisir de renvoyer ces deux seigneurs au corps-de-garde. Ils passeront la nuit près de nous.
—Je ne hante pas les soldats, répliqua le moine.
—Une nuit est bientôt passée, mon frère. D'ailleurs les soldats espagnols ne sont pas des païens, et je ne tolère ni jurons ni blasphèmes chez moi.
—Mais moi, monsieur, répliqua le jeune homme avec une certaine hauteur, je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous, et si vos soldats espagnols sont en odeur de bons chrétiens, ils n'exhalent pas moins des parfums de cuir et de vieux oint qui me déplaisent.
—Eh! vous êtes bien dégoûté, beau sire, dit Castil en élevant la voix.
—Je suis comme je suis, seigneur espagnol.
—Allons, mon neveu, allons, dit le moine, ne faites pas la mauvaise tête; monsieur le capitaine a raison: un homme de guerre obéit à des exigences que les étudiants comme vous et les moines comme moi ne comprennent pas assez. Qui dit Espagnol, dit fervent catholique.
—Oui, mais le cuir?
—La feue reine Catherine disait que le corps d'un ennemi mort sent toujours bon; je dis, moi, qu'un bon serviteur de Dieu fleure toujours comme baume.
—Bien répondu, dit Castil; je vous attends en bas ici à une demi-heure.
Et il sortit après ces mots.
A peine fut-il dehors que le jeune homme s'adressant au moine avec une impatience manifeste:
—Vraiment, dit-il, frère Robert, j'admire votre sang-froid. Quoi! vous voyez que je meurs d'ennui au couvent depuis le départ de Pontis et la leçon que vous m'avez faite au sujet de Mme Gabrielle. Je cherche à fuir un danger et un ennui, vous me proposez de me conduire près de M. de Crillon, chez qui je voulais me rendre, et voilà où nous aboutissons; à regarder porter de la terre dans l'eau et à nous faire molester par un rustre espagnol!
—Cher monsieur Espérance, dit le moine, je ne commande point aux événements. J'avais une mission du révérend prieur pour Mme la duchesse de Montpensier, à Paris, je vous voyais dépérir d'ennui. Je vous croyais aussi convoiter par désoeuvrement la femme du prochain.
—Par désoeuvrement! murmura Espérance avec une profonde mélancolie.
—Du prochain, continua le moine qui avait remarqué l'altération des traits d'Espérance, au seul souvenir de Gabrielle. Ce prochain est un des amis de notre couvent, un brave seigneur.
—Un lâche coquin qui se cache pendant qu'on lui prend sa femme.
—Cela ne vous intéresse point, monsieur, dit le moine.
—Mais ce qui m'intéresse, c'est la stupidité de ce bélître qui vient de se vanter à moi d'avoir coupé la corde à laquelle mon brave Pontis avait pendu l'assassin! De quoi se mêlait-il, ce poltron, et que ne laissait-il accroché ce qui était accroché.
—Écoutez donc, un corps tout en travers de ses barreaux, cela gênait sa vue.
—En attendant, voilà un brigand ressuscité, un scélérat qui me tuera encore si je ne le préviens. Oh! votre prochain, comme vous dites, a fait là de bel ouvrage.
—Le fait est qu'il a perdu une corde toute neuve dit le moine. Mais ce n'était pas une raison pour que vous lui prissiez sa femme. Ces choses-là se font dans le monde, mais jamais dans les couvents. Donc, je vous ai emmené.
—Pour voir M. de Crillon.
—Patience.
—Vous êtes allé chez Mme de Montpensier que vous n'avez pas trouvée. Ce n'est pas là que vous espériez rencontrer M. de Crillon, je suppose.
—Est-ce qu'on sait jamais où sont les gens. Mais voilà du monde qui vient à la porte Neuve.
L'invalide, qui s'était penché au balcon:
—M. de Brissac! dit-il.
—Il nous faut descendre, répliqua le moine. Si vous ne voyez pas M. de Crillon, au moins verrez-vous M. de Brissac. C'est toujours un homme de guerre.
L'invalide, en soupirant:
—Si M. de Brissac voulait, dit-il, il autoriserait ma vente pour cette nuit.
—Ne vois-tu pas, compère, répliqua le moine, que cet Espagnol a peur qu'on n'endorme ses soldats ta liqueur.
Ces mots firent réfléchir Espérance, à qui d'ailleurs il n'en fallait pas tant pour se croire dans des circonstances exceptionnelles.
Dans l'escalier, qui criait sous leurs pas, le moine se penchant à l'oreille du jeune homme, de façon que les deux têtes fussent enveloppées sous le capuchon:
—Faites attention, dit-il, qu'avec les Espagnols il faut être prudent.
Regardez, écoutez, et que pas un muscle de votre visage ne parle!…
Espérance fit un mouvement, comme pour demander la raison de ce conseil.
—L'Espagnol est défiant, répliqua le moine en appliquant son doigt sur ses lèvres.
—Tiens, tiens, pensa Espérance, y aurait-il en bas plus de chance de distraction qu'en haut?
Tous deux pénétrèrent dans le corps de garde, sans que leur présence y produisît aucune sensation. Tous les assistants s'occupaient uniquement du gouverneur de Paris qui, de retour, venait de se faire ouvrir, et que ses huit gardes du corps échinés, fangeux, trempés, avaient amené à la porte du poste, n'ayant pas eu l'occasion de le poignarder comme ils en avaient reçu l'ordre.
—Eh bien! capitaine, s'écria Brissac en abordant don José avec cet air d'enjouement qui ne l'abandonnait jamais, nous venons de faire une rude promenade, demandez à vos amis qui m'attendent là dehors. N'est-ce pas, messieurs, que vous en avez assez? Vous êtes libres, allez dire au duc de Feria ce que vous avez vu!
Un multiple grognement du dehors répondit à son interpellation, et les huit
Espagnols ne se firent pas répéter l'ordre; ils disparurent.
—Nous avons fait au moins huit lieues, continua Brissac, sans rencontrer un seul éperon de tous ces cavaliers royalistes, qui, au dire de M. le duc, inondaient la campagne.
—Ah! fit Castil.
—Il fait trop mauvais temps pour les royalistes, poursuivit Brissac. La pluie, la bise, la boue, c'est bon pour les braves Espagnols. En voila des centaures! Ma foi, quant à moi, je suis roué. Je vais dormir, et je vous conseille, señor Castil, d'en faire autant, vous et les vôtres.
L'Espagnol avec un air rogue:
—Ces messieurs de la garde bourgeoise, ronflent déjà, dit-il; écoutez-les.
On voyait, en effet, sur les bancs et la table qu'ils avaient accaparés, les douze bourgeois ensevelis dans un épais et bruyant sommeil.
Le moine avait compté les Espagnols pendant toute cette scène. Il s'approcha de Brissac et de Castil.
—Quoi! dit-il, messieurs, vous n'avez pas même rencontré le grand convoi qui passe à Rueil cette nuit?
—Quel convoi? demanda Brissac en se retournant pour examiner l'étrange figure qui venait de se mêler à la conversation.
—Je croyais bien que vous auriez fait cette capture, continua le moine; et je disais tout à l'heure à mon neveu que voici, au moment où le concierge vous a annoncé, je lui disais: M. de Brissac a de la chance, c'est lui que Mme la duchesse aura envoyé à la découverte, et qui aura pris le convoi d'argent du Béarnais.
—Le convoi d'argent! s'écrièrent à la fois Brissac et Castil.
Le moine, en s'approchant, frôla comme par hasard le bras du gouverneur.
—Seize cent mille livres, dit-il, en écus neufs.
—Peste! le beau denier, s'écria Brissac avec un regard plein de convoitise, et un choc invisible de sa botte contre la sandale du moine. Mais ce convoi est une invention, comme la cavalerie.
—Comment savez-vous cela, d'ailleurs? demanda don José au moine.
—Mon couvent est à Bezons, tout près de Rueil où le convoi doit passer. Il doit passer, puisqu'on a ce matin préparé des relais pour quatre chariots, et qu'à cet effet on nous a même pris nos chevaux.
Les yeux de l'Espagnol devenaient de plus en plus brillants.
—Vous parliez de Mme de Montpensier? interrompit-il.
—Oui, notre révérend prieur, qui est de ses amis, m'avait envoyé la prévenir du passage de ce convoi. Je n'ai pas trouvé la duchesse à son hôtel, mais j'y ai laissé un avis écrit. Voila pourquoi, sachant M. de Brissac dehors, je me disais: Il aura été envoyé au-devant du convoi, et aura eu bonne aubaine.
—Seize cent mille livres! dit Brissac, et la duchesse ne m'en a pas parlé!
—Et c'est en sortant de chez la duchesse que vous êtes venu ici? dit
Castil dont la curiosité redoublait.
—Oui, señor, et la porte était fermée.
—Vous savez bien qu'elle l'est toujours.
—Non, puisqu'on la débouche.
—Mais pourquoi prendre ce chemin pour retourner à votre couvent?
—C'est le plus court.
Toutes les réponses du moine étaient si nettes, si simples, l'accent dont elles étaient prononcées portait l'empreinte d'une si admirable sincérité que l'Espagnol fut troublé jusqu'au fond du coeur.
—Seize cent mille livres! répéta-t-il.
—Je les ai manquées, s'écria Brissac, c'eût été un beau bénéfice.
Et il soupira.
—Allons dormir, dit-il. Quoi qu'il en soit, mon digne frère, je ne vous remercie pas moins de vos révélations. Si en chemin je trouve un ami ayant cheval frais et bourse vide, je lui passe l'affaire. Bonne nuit, messieurs; bonne garde, don José; je vais retourner chez moi.
—Est-ce que vous ne pourriez pas me faire ouvrir la porte, demanda le moine à Brissac, qui se retirait.
—Ah! cela regarde le seigneur capitaine, moi je ne peux rien chez lui.
—Reste encore, glissa Castil à l'oreille de frère Robert, nous allons causer de cela.
—Il n'y résistera pas, il ira chercher le convoi, pensa Brissac, et dégarnira son poste. Brave moine, va!
—Si vous vous ennuyez, mon neveu, dit le moine béatement à Espérance, allez un peu faire la conversation avec ces messieurs de la garde bourgeoise, qui parlent français comme nous.
Espérance obéit au singulier regard de frère Robert, et, parvenu au groupe des miliciens dont la plupart dormaient avec tant d'éclat, il se sentit arrêté au passage par une main qui serra fortement la sienne, sous la table, à droite.
Il tressaillit et faillit pousser un cri en reconnaissant dans l'un de ces prétendus dormeurs, Pontis, dont le bras gauche enveloppait la tête, tout en laissant à découvert, pour l'occasion, cet oeil malin pétillant comme une escarboucle.
Il n'était pas encore revenu de sa surprise quand, à gauche de cette même table, deux genoux saisirent sa jambe comme les deux crampons d'un étau. Et l'officier des bourgeois, soulevant avec effort sa tête alourdie par le sommeil, montra sous la visière au jeune homme un visage à la vue duquel Espérance pensa tomber à la renverse.
Tous les mystères de la nuit lui étaient révélés. Il serra sans affectation la boucle de son ceinturon, et s'assura que la poignée de l'épée était bien à sa main; puis il s'assit près de Pontis, laissant le moine à qui Castil, même avant le départ de Brissac, demandait encore des explications.
Tout à coup un galop rapide retentit; une voix vive et claire comme un son de trompette, appela du dehors: Monsieur de Brissac! monsieur de Brissac est-il ici?
Au même moment, un jeune homme couvert de sueur et trempé de pluie se jetait à bas de son cheval et se précipitait dans le poste en s'écriant:
—Monsieur de Brissac!
—Me voici, dit le gouverneur.
—De la part de Mme la duchesse: alarme! la cavalerie ennemie paraît dans la campagne. Alarme!
—La Ramée! s'écrièrent Espérance et Pontis qui bondirent au son de cette voix et se trouvèrent face à face avec l'aide de camp de la duchesse.
—Eux ici! dit la Ramée, devenu pâle comme un spectre.
Au cri d'alarme, tout le poste avait couru à ses mousquets, à ses hallebardes. Les bourgeois debout s'étaient armés en un clin d'oeil. Tous les visages respiraient la haine et la guerre.
—Messieurs! s'écria la Ramée en désignant son ennemi qui se serrait près d'Espérance, cet homme s'appelle Pontis, c'est un garde du roi! Trahison!
—Misérable! murmura l'officier bourgeois en assénant un coup de poing sur la tête de la Ramée.
—M. de Crillon! hurla celui-ci.
Au nom redouté de Crillon, don José, les Espagnols, le poste entier poussèrent un rugissement de terreur et de rage. On se montrait l'officier bourgeois, on apprêtait les armes.
C'était dans l'enceinte circulaire de la tour un de ces désordres passionnés comme les aimaient Bourguignon et Terburg.
—Harnibieu! oui, je suis Crillon, dit le chevalier d'une voix retentissante en jetant loin de lui, par un geste sublime, le ridicule armet qui cachait sa tête, je suis le brave Crillon! À moi, mes gardes, et nous allons voir!
En disant ces mots, il avait mis l'épée à la main, cette terrible épée qui en jaillissant du fourreau sembla partager la tour en deux morceaux comme l'éclair coupe un nuage.
Derrière lui, à ses côtés, sa petite troupe s'était formée avec un ensemble, un aplomb, une vigueur qui firent reculer les Espagnols jusqu'au centre de la salle.
Le moine, froid et impassible, poussa dehors M. de Brissac qui dégainait comme les autres et ferma les énormes verrous de la porte du corps de garde. Puis il s'adossa à cette porte, les deux mains appuyées sur une hache qu'il avait détachée de la muraille.
—Gardez la fenêtre, dit-il à Espérance, qui courut aussitôt de ce côté.
—Soixante contre douze! s'écria don José en désignant à ses hommes la poignée de Français qui lui barraient le chemin.
—Douze contre soixante! répondit Crillon avec une voix de lion rugissant. Et souvenez-vous, enfants, qu'il ne faut pas qu'un seul de ces coquins sorte vivant de la tour, car il ferait manquer l'entrée du roi! Espérance, je vous ai promis de vous montrer Crillon sur la brèche, regardez!
Une décharge des mousquets espagnols alla cribler la muraille. Crillon et les siens s'étaient jetés à plat-ventre; ils se relevèrent agiles comme des léopards.
—Maintenant, dit le chevalier, en avant! ils sont à nous!
Il s'élança; ses yeux de flamme avaient choisi deux hommes pour ses deux premiers coups d'épée. Les deux hommes roulèrent à ses pieds. Quand ses gardes et lui se retrouvèrent dans la fumée, dix Espagnols jonchaient le plancher de la salle, tous frappés à la gorge ou au coeur, tous tués raides. Pas un Français n'avait été touché.
La Ramée, au milieu des Espagnols, avait une épée à la main comme les autres; mais il ne frappait pas encore; on eût dit que ce spectacle effrayant l'avait privé de sa raison; il restait immobile, hébété, ne pouvant s'accoutumer à cette situation terrible.
Pontis l'appelait dans la mêlée, vociférant son nom, et il ne répondait pas.
Don José ramena les siens à la charge; il était quelquefois brave, le ridicule señor, mais ce jour-là il tremblait comme tout animal qui sent le lion. Sa troupe vint se heurter en tumulte sur les ressorts d'acier des gardes; une nouvelle jonchée de morts s'entassa, la vapeur du sang et de la poudre s'épaissit sous les voûtes lugubres de la tour. Don José tomba expirant, la tête fendue. Les Espagnols hésitèrent.
—Allons, puisqu'ils ne vont plus! s'écria le chevalier en prenant l'offensive, et il fondit de nouveau sur la bande décimée; les uns, effarés, cherchèrent à ouvrir les verrous de la porte, mais ils trouvaient là le moine silencieux qui les assommait de sa masse; d'autres couraient comme des papillons à la fenêtre, d'où Espérance les faisait tomber à coups d'épée.
On en vit grimper le long des barreaux des meurtrières, d'autres cherchaient à s'accrocher aux parois de cette cage formée, d'autres imploraient le vainqueur en jetant leurs armes.
La Ramée, se voyant perdu, prit une résolution sauvage, il avait trois fois reculé devant la porte défendue par l'assommoir du moine; il se jeta sur la fenêtre, croisant le fer avec Espérance; puis, tout à coup, feignant d'être blessé, il tomba. Espérance, généreux, releva son épée. Alors la Ramée le saisit par les jambes et le renversa sur le plancher.
Pendant ce temps, d'autres blessés épouvantés ouvrirent la fenêtre et se précipitèrent dans la Seine, non sans avoir reçu en chemin de nouveaux coups.
Pontis furieux avait tout quitté pour voler au secours d'Espérance: il cherchait dans ces deux corps qui s'entrelaçaient et se roulaient une place pour enfoncer son épée; mais comment frapper l'ennemi sans blesser l'ami? Les têtes seules étaient reconnaissables dans cet affreux bourbier de sang et de débris. Pontis saisit le moment où la tête de la Ramée lui apparaissait bien distincte, et il frappa dessus un effroyable coup du| pommeau de sa lourde épée.
Le misérable, étourdi, lâcha prise. Espérance se releva. Tous deux, Pontis et lui, par un mouvement spontané, saisirent l'ennemi sans connaissance et le précipitèrent par la fenêtre. Puis ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre en murmurant:
—Pour cette lois, il est bien mort.
A partir de ce moment, le combat se changea en massacre. Les rares blessés qui restaient furent poussés par le même chemin, et Crillon fumant de sueur et de carnage put se reposer avec ses compagnons sur un monceau de cadavres.
—Il est quatre heures, je crois que voici Sa Majesté, dit tranquillement frère Robert. Alors, il ouvrit la porte du corps de garde. On entendit au dehors le chant de la trompette, c'étaient les clairons de l'armée royale qui frappaient à la porte Neuve.
Frère Robert, à coups de hache, fit voler en éclats le madrier qui soutenait les chaînes du pont-levis, et d'un revers de cette même masse, il ébranla la lourde porte qui craqua en tournant sur ses énormes gonds.
Aussitôt, un cavalier ruisselant de pluie, une écharpe blanche sur la cuirasse, la physionomie radieuse, l'oeil étincelant, les bras levés au ciel pour lui rendre grâces, poussa le premier sur le pont-levis, son cheval dont les pieds retentirent.—J'y suis! s'écria-t-il; merci, Dieu qui protèges la France!
—Vive le roi! dit d'une vois émue et solennelle le moine en retenant la porte par laquelle se précipita l'héroïque cavalier palpitant de joie.
—Vive le roi! répétèrent au seuil du corps de garde Crillon et ses hommes brandissant leurs épées rouges.
Henri IV entra ainsi dans sa ville, et ses yeux obscurcis par de douces larmes cherchèrent en vain l'ami qui lui avait ouvert la porte.
Frère Robert avait rabattu son capuchon sur ses yeux et repris lentement par la campagne le chemin de son monastère.
VIII
L'ÉCHÉANCE
Ne voyant pas revenir la Ramée, n'entendant plus de bruit autour d'elle, et croyant à une fausse alerte, la duchesse de Montpensier s'était couchée à trois heures, bien fatiguée de sa nuit. Un général d'armée a tant à faire!
Après avoir congédié ses femmes et ses capitaines, elle dormait comme un simple soldat.
Tout à coup un bruit inaccoutumé retentit dans ses antichambres, des rumeurs confuses la réveillent, sa porte s'ouvre et son intendant effaré annonce:
—Un gentilhomme de la part du roi!
La duchesse se souleva.
—Quelle impudence! dit-elle. De quel roi veut-on parler, et pourquoi ce roi, s'il y en a un, se permet-il de troubler mon sommeil?
Mais déjà le gentilhomme était arrivé au seuil de la chambre.
—Ordre de Sa Majesté, dit-il.
La duchesse furieuse s'écria:
—Je veux voir en face l'audacieux qui vient ici prononcer le mot Majesté, accolé à ce mot: ordre, s'adressant à ma personne.
—Madame, dit en saluant profondément le gentilhomme qui n'était autre que Saint-Luc, l'ancien ami du roi Henri III, c'est moins un ordre qu'une prière que j'ai l'honneur de vous transmettre de la part du roi. A peine aux portes de Paris, Sa Majesté a pensé à vous.
—Il est aux portes! s'écria-t-elle, et on ne me le disait pas…. Je m'en doutais!
En disant ces mots, elle se jetait dans sa ruelle, où ses femmes, tremblantes de ce qui allait arriver, l'habillaient précipitamment.
—Dieu merci, j'arriverai à temps, murmura l'amazone. Mon épée!
—Pourquoi faire, madame? dit doucement Saint-Luc.
—Et d'abord, monsieur, retournez d'où vous venez; dites à celui qui vous envoie que je n'ai à entendre aucunes propositions de sa part. Ajoutez que les Espagnols….
—Pardon, madame, mais, vous vous méprenez.
—Assez, vous dis-je, assez! Où sont mes officiers, mes gardes? Comment a-t-on laissé pénétrer ici un envoyé du Béarnais?
—Ni gardes, ni officiers ne répondront, madame, dit Saint-Luc avec un sourire, vous n'en avez plus besoin. Vous serez admirablement gardée. Quant à moi, je suis entré en même temps que mon maître, qui ne s'appelle plus le Béarnais, mais le roi de France, et je viens de son Louvre.
La duchesse pâlit.
—Le Louvre n'est à personne, que je sache, dit-elle.
—Mais pardonnez-moi, madame, il est bien au roi puisque Sa Majesté l'occupe.
La duchesse bondissant:
—Le roi occupe le Louvre? s'écria-t-elle.
—Parfaitement, madame.
—Depuis quand, mon Dieu;
—Depuis quatre heures du matin.
—Le roi est à Paris!…
—Vous pouvez vous mettre à la fenêtre, vous l'allez voir passer se rendant à Notre-Dame.
—Oh! et je n'étais pas là! murmura-t-elle. Je dormais! Mais les Espagnols?
—Vous auriez bien de la peine à en trouver dans ce moment, tant ils sont bien cachés.
—Le roi à Paris! balbutia la duchesse en cherchant un appui comme si elle allait s'évanouir.
Saint-Luc s'avança poliment.
—Je vous comprends, s'écria-t-elle en se redressant avec une énergie sauvage, vous venez accomplir les ordres du vainqueur. Vous venez me demander mon épée, m'arrêter; mais dites bien à votre maître que je resterai dans les tortures ce que doit être une princesse de mon nom. Allons, monsieur, montrez-moi le chemin. Est-ce au Châtelet, est-ce à la Bastille que nous allons! Je vous suis.
—Mais, madame, votre imagination va trop loin, dit Saint-Luc, et au lieu d'une arrestation, c'est une simple invitation que j'ai l'honneur de vous apporter de la part de Sa Majesté.
—Expliquez-vous, monsieur, répliqua la duchesse un peu calmée par la parole d'un homme de cette qualité.
—Madame, le roi vous convie à faire la collation aujourd'hui en son
Louvre, après l'office du soir.
—Quelle raillerie est-ce donc, monsieur de Saint-Luc?
—C'est tout le contraire d'une raillerie, madame.
—Le roi, comme vous dites, et moi nous sommes ennemis mortels, qui ne pouvons faire aucune collation ensemble.
—Ce n'est pas l'opinion de Sa Majesté à ce qu'il paraît, madame, car vous êtes attendue au Louvre, et sa Majesté aurait, m'a-t-elle dit, grand déplaisir si vous n'y veniez.
En disant ces mots avec une courtoisie parfaite, Saint-Luc, sans paraître remarquer le trouble inexprimable de la duchesse, la salua profondément et s'en retourna, tandis que Mme de Montpensier courait comme folle à la fenêtre, l'arrachait plutôt qu'elle ne l'ouvrait, et, voyant l'émotion générale, les écharpes blanches, entendant les cris de joie, les souhaits de gloire et de paix au roi, tombait en une seconde défaillance dans les bras de ses femmes et de ses laquais, les seuls courtisans qui ne l'eussent pas quittée, parce qu'ils craignaient de perdre leurs gages.
Sur ces entrefaites accourut essouflé, défait, le jeune favori de la duchesse, Châtel, qui traversa les antichambres, et vint tomber éploré aux pieds de son auguste souveraine.
—Mon pauvre Châtel, dit la languissante princesse, c'en est donc fait.
—Hélas! madame.
—Vaincus!…
—Non, trahis!
—Par qui donc?
—Par M. de Brissac.
—L'infâme! Mais on n'a donc pas résisté?
—Le poste de la porte Saint-Honoré s'est rendu; les portes Saint-Denis et
Saint-Martin ont été livrées par les échevins.
—Mais nos amis, le duc de Feria….
—En se réveillant il a trouvé son vestibule gardé par les chevau-légers du
Béarnais.
—Qu'avait-on fait des Espagnols?
—Ils étaient enfermés par les soldats royalistes.
—Mais le peuple! mais la Ligue!
—Le peuple a lâchement abandonné la sainte Ligue; il chante, il rit, il crie vive le roi! Veuillez prêter l'oreille.
En effet, on entendait dans le lointain des acclamations formidables mêlées au bruit du canon.
—Mais on se bât! s'écria la duchesse.
—Non, c'est la Bastille qui se rend, et les canonniers royalistes en déchargent les pièces.
—Le roi! le roi! vive le roi! crièrent un millier de voix enthousiastes dans la rue même, sous les fenêtres de l'hôtel.
—Qu'on me cherche M. la Ramée! dit la duchesse d'un air sombre.
—Ah! madame, répliqua le jeune drapier en baissant les yeux, ce pauvre gentilhomme….
—Eh bien?
—Eh bien, madame, vous l'aviez envoyé à la porte Neuve.
—C'est vrai, pour prévenir M. de Brissac.
—Le poste de la porta Neuve a été massacré; les Espagnols qui le composaient, tués par les bourgeois, ont été jetés à la rivière.
—Mais la Ramée?
—S'il n'est pas revenu, c'est qu'il aura partagé leur sort.
—Ah! murmura la duchesse d'un air égaré, c'en est trop, c'en est trop, il faut mourir!
—Madame!
—Il faut mourir! s'écria-t-elle avec rage. Voyons une épée, un poignard!…
—Madame, chère maîtresse, au nom du ciel….
—Quelqu'un aura-t-il pitié de mes souffrances, vociféra la terrible personne, se trouvera-t-il un ami qui m'épargne la honte de voir le vainqueur? Par grâce, c'est un service à me rendre, la mort!
Elle s'animait par degrés, et tous ses nerfs vibraient comme les cordes d'une harpe détendue.
—Tue-moi! comme s'est fait tuer Brutus, comme s'est tué Caton, tue-moi, et je te bénirai; j'implore cette grâce.
En disant ces mots, elle découvrit une poitrine encore plus blanche que son âme n'était noire.
Le naïf jeune homme, électrisé par cette fureur tragique et familiarisé par la lecture de Tite-Live avec les beaux dévouements de l'antiquité, se crut appelé à jouer le rôle d'un affranchi romain.
Il prit la duchesse au sérieux, et ce vacarme de cris lui montant à la tête, il tira sa petite dague et courut sur Mme de Montpensier pour la poignarder à l'antique.
Mais celle-ci, rappelée à la réalité par la vue du fer, repoussa Châtel avec force et le regardant en face:
—J'étais bien folle! s'écria-t-elle. Crois-tu que ce soit moi qui doive mourir!
L'accent dont ces paroles furent prononcées pénétra qu'au fond de l'âme du jeune homme. Il remit son poignard dans le fourreau.
—Vous avez raison, dit-il, madame; je comprends.
Et leurs yeux achevèrent d'interpréter leur pensée.
Soudain, le peuple se ruant sur la place avec une joie qui tenait du délire, annonça l'arrivée du roi.
On vit paraître Henri, la tête nue, sans défense. Il était entouré de ses amis fidèles, Rosny, Crillon, Saint-Luc, Sancy, tous ses capitaines, tous ses conseillers. La foule venait baiser son cheval et ses habits. Le roi se rendait à Notre-Dame pour remercier Dieu de son succès.
Brissac était nommé maréchal de France.
—Il pleut, disaient les ligueurs, mauvais augure.
—Il pleut, disaient les royalistes, c'est une bénédiction du ciel pour éteindre les mèches des mousquetaires ligueurs, qui auraient pu assassiner le roi.
Cependant un magnifique spectacle attendait les parisiens au sortir de la cathédrale; le roi avait voulu en finir avec les Espagnols.
Ceux-ci, rassemblés tumultueusement au nombre de trois mille, leurs chefs perdant la tête, avaient présenté leurs armes et attendaient la mort.
Isolés entre l'immense population qui les haïssait, la puissante armée du roi qui les tenait à sa merci, la moindre bravade pouvait les perdre. On entendit parmi le peuple ces sourdes rumeurs qui précèdent l'accomplissement des grandes vengeances.
Tout Paris savait déjà que les Espagnols réunis près de la porte Saint-Denis allaient enfin recevoir le châtiment dû à leur longue tyrannie, à leur déloyauté contre le prince qui ne les avait jamais combattus qu'en face.
La foule avide des sanglants spectacles se préparaient à celui-là; l'extermination d'une armée, quelles représailles! Aussi les alentours de la porte Saint-Denis étaient-ils assiégés par cent mille spectateurs, qui n'attendaient qu'un signe pour devenir acteurs dans la tragédie.
Les soldats espagnols, appuyés sur leurs piques et sur leurs mousquets, se courbaient sombres, découragés, honteux, sous le poids de tous ces regards irrités. Quelques-uns avaient leurs femmes, leurs enfants auprès d'eux; les bagages rassemblés à la hâte, les chevaux épuisés complétaient le tableau. Sur chaque visage, on pouvait lire la terreur, le désespoir et la faim.
Le duc de Feria, tombé du haut de son orgueil, n'était plus qu'un rebelle, un voleur surpris, dont la grandeur consistait à subir le premier les volontés du vainqueur. Entouré de ses officiers pâles comme lui, il se taisait et ne songeait plus qu'à bien mourir.
On annonça le roi; déjà un long cordon de gardes et d'archers, occupant toutes les issues, cernait la troupe espagnole et l'enfermait dans un cercle de fer et de feu. Devant le roi venait le maréchal de Brissac, escorté par un gros de cavalerie.
A l'arrivée de ces nouvelles troupes, il se fit dans la foule un mouvement pareil au reflux de la mer. Les vagues tourbillonnant et se poussant l'une l'autre laissèrent à sec les rues et les places; les fenêtres seules et les portes et les remparts de la ville s'emplirent de spectateurs dont la plus grande partie étaient armés.
Les Espagnols ne virent plus autour d'eux que les soldats du roi et les pièces d'artillerie toutes prêtes à faire feu.
Le moment était solennel. Tous les coeurs palpitèrent. Les Espagnols recommandaient leur âme à Dieu.
Alors, Brissac s'approchant, la tête nue, du duc de Feria, avec un visage impassible, chacun se figura qu'il lui venait annoncer l'arrêt fatal; et un silence de plomb comprima jusqu'au battement des coeurs.
—Monsieur le duc, dit le maréchal, le roi m'envoie à vous pour vous dire que ce jour de victoire est un jour de pardon. Vous êtes libre. Sortez de Paris sans crainte, vous et les vôtres, avec vos armes et bagages: les portes vous sont ouvertes, partez quand il vous plaira.
A peine eut-il achevé que, passant de la plus profonde terreur à la joie la plus folle, soldats et officiers, qui se croyaient déjà massacrés ou tout au moins prisonniers de guerre, jetèrent leurs chapeaux en l'air et firent retentir le quartier de leurs transports. On voyait les femmes de ces malheureux, avec leurs enfants, s'agenouiller et adresser à haute voix au ciel des prières ferventes pour le monarque généreux qui les sauvait de la plus cruelle extrémité.
Le duc de Feria, touché profondément, s'inclina pour remercier Brissac. La parole expira sur ses lèvres. Toute la multitude des spectateurs oublia sa haine pour admirer la clémence du vainqueur. Si les Parisiens perdaient un spectacle difficile à remplacer, celui d'une extermination, ils gagnaient la certitude d'être gouvernés par le prince le plus magnanime.
On vit Henri IV se placer à l'une des fenêtres de la porte Saint-Denis, celle qui était précisément au-dessus de la porte et plongeait dans toute la longueur de la rue Saint-Denis. Sur un signe des chefs, les soldats de l'armée étrangère prirent leurs rangs et se mirent en route quatre par quatre, les armes bas, les mèches éteintes, les enseignes ployées et les caisses derrière le dos.
Les Napolitains passèrent les premiers sous la porte puis les Espagnols, et enfin les Wallons et les lansquenets; chacun, jusqu'au dernier valet de l'armée en regardant le roi à sa fenêtre, s'inclinait et saluait profondément le chapeau à la main. Quelques-uns, dans l'espoir de la reconnaissance criaient vive le roi de France, et s'agenouillaient avec force souhaits de prospérité.
Lorsque le duc de Feria défila à son tour, il arrêta son cheval pour faire plus d'honneur au brave prince qui lui donnait la vie, et on l'entendit murmurer un compliment, dans lequel il remerciait Henri IV d'avoir épargné ses pauvres soldats.
Le roi toujours riant et spirituel:
—Voilà qui est bien, monsieur le duc, dit-il, recommandez-moi à Philippe
II, votre maître; mais ne revenez plus.
Paroles qui firent fortune, on le comprend, chez le peuple le plus spirituel de la terre.
Les Espagnols furent reconduits, par Saint-Luc, avec plus grande politesse jusqu'au Bourget; de là on les conduisit à la frontière, et ainsi se termina la prise de Paris.
Quant au roi, qui avait hâte de donner quelque distraction à Henri, le soir même, il reçut au Louvre la visite de Montpensier, avec laquelle il joua aux cartes, il lui gagna son argent pour toute vengeance.
Mais si la distraction n'était pas des plus amusantes, du moins la vengeance était-elle assez complète. La duchesse avait vu deux heures après l'entrée du roi, au lieu du massacre et de la terreur qu'elle espérait, se rouvrir toutes les boutiques, se tapisser et se fleurir toutes les maisons, les bourgeois se mêler et causer joyeusement avec les gens de guerre, le peuple rire et chanter avec les bourgeois, la Ligue se fondre comme neige au soleil, et le dernier espoir de l'ambition des Guise s'évaporer comme fumée au vent. Elle rentra chez elle sérieusement malade, et se mit au lit sans que personne s'occupât d'elle; on parla bien plus de la femme d'un boucher ligueur qui était morte de rage en apprenant l'entrée du roi dans la ville.
Vers dix heures du soir, la Varenne s'approcha du roi, lui dit quelques mots à l'oreille, et aussitôt Sa Majesté, avec un rayonnant sourire, quitta l'assemblée et se retira dans son appartement.
Le lendemain matin vers l'aube, dans une des salles du Louvre, bon nombre de gentilshommes autour d'un grand feu, fêtaient joyeusement les restes d'un grand festin et s'entretenaient avec vivacité non plus du passé, mais de l'avenir de la France ainsi régénérée.
C'étaient d'abord les gardes de service, puis quelques courtisans privilégiés, qui avaient obtenu la faveur de garder le roi dans son palais la première nuit qu'il venait d'y passer, après tant d'années d'exil et de combats. Et ces heureux, à voir le nombre des flacons vides, n'avaient pas dû s'ennuyer pendant que le roi dormait.
Parmi les gardes on remarquait Pontis, parmi les courtisans chacun admirait Espérance, que Crillon avait présenté au roi comme un des vaillants champions de la porte Neuve, et à qui sa faveur, sa bravoure et sa généreuse mine avaient fait tout d'abord quantité d'amis.
Mais un autre personnage attirait aussi l'attention: c'était le seigneur de
Liancourt, plus bossu, mais plus enchanté de lui que jamais.
Pontis, un peu agacé par le vin et fatigué d'avoir été discret toute une nuit, décochait à ce digne seigneur des traits que chacun entendait siffler et que lui ne ne sentait pas, bien qu'ils arrivassent tous en plein but.
Le bossu, portant pour la vingtième fois la santé au roi:
—Vous êtes donc bien réconcilié avec Sa Majesté, s'écria Pontis. Il me semblait vous avoir connus mal ensemble.
—Sans doute; mais c'est fini. Le roi a été clément, j'ai été spirituel; nous avons réussi à nous entendre.
—Contez-nous cela, dit Pontis, malgré tous les signaux d'Espérance.
—Je dois mon retour en grâce au bon conseil du révérend prieur des génovéfains, répliqua M. de Liancourt. C'est lui, par interprète, qui m'apprenant hier l'entrée du roi et la générosité de S. M. pour les Espagnols, m'insinua qu'il était temps de ne plus bouder le roi.
—Vous boudiez! s'écria quelqu'un.
—Monsieur s'était retiré dans ses caves; pardon, dans ses terres, s'écria
Pontis.
—Mais pourquoi boudait-il? demanda un curieux impertinent.
—Affaires de famille, dit Espérance, qui tremblait d'entendre profaner le nom de Gabrielle.
—Eh bien! continua le bossu, j'ai suivi le conseil du révérend, et hier soir, à peine délivré, je suis arrivé au Louvre pour saluer le roi. S. M. m'a reçu avec bonté, a souri, et au lieu de me laisser retourner à Bougival, m'a fait la faveur de me retenir à toute force au palais, parmi vous, où j'ai passé une nuit charmante, une nuit comme assurément le roi n'en a point passé une pareille.
Un malin sourire effleura les lèvres de la Varenne qui causait, dans une embrasure, avec le gros financier Zamet.
—Voilà le roi qui prend ce malheureux par la douceur, dit tout bas Pontis à Espérance; c'est bien plus dangereux.
—Heureusement pour lui, répliqua Espérance avec un rire forcé, que sa femme n'a pas encore, comme le roi, fait son entrée à Paris.
Il achevait à peine qu'un capitaine des gardes appela M. de Pontis pour affaire de service. La conversation se trouva ainsi rompue au grand plaisir d'Espérance qu'elle faisait souffrir.
Pontis sortit, mais au bout de quelques minutes il revint, et appela
Espérance, qui s'empressa de courir à lui.
—Qu'y a-t-il donc? demanda le jeune homme.
—Une grande faveur qui m'est faite, mais une corvée: j'ai, de la part du roi, et dans le plus grand secret, quelqu'un à escorter à la campagne.
—Un prisonnier, sans doute?
—Probablement. Ce sera très-ennuyeux. Veuillez m'aider à faire la corvée.
Au moins serons-nous à cheval ensemble, et nous causerons.
—Volontiers.
—Je vais faire seller ton cheval avec le mien; attends-moi dans cette allée, là-bas, près de la rivière; c'est par-là que le prisonnier va sortir. J'amènerai nos deux montures, ne t'occupe de rien.
—Bien, dit Espérance.
Et il s'achemina vers l'endroit désigné, le coeur pénétré du charme secret qui embellissait toute la nature.
Le jour naissait. La pluie de la veille avait cessé; une brise douce et fraîche ridait le fleuve et agitait avec un mystérieux murmure les arbres, qui se penchaient sur l'eau.
Une litière sortit du palais par une porte dérobée; elle était fermée de grands rideaux à fleurs, des mules blanches la firent rouler moelleusement sur le sable.
—C'est un prisonnier pour lequel on a des égards pensa Espérance quand la litière passa près de lui.
Les rideaux s'agitèrent au vent, et il en sortit une vapeur parfumée qui frappa le cerveau d'Espérance comme un soudain ressouvenir.
—Suivez la route jusqu'à Bougival, dit au cocher une voix de femme qui fit tressaillir le jeune homme.
Au même instant le rideau s'ouvrit, et une tête curieuse regarda dehors.
—Gratienne! s'écria Espérance.
—Monsieur Espérance! murmura la jeune fille qui, dans son ébahissement inconsidéré, retenait les rideaux ouverts.
En face d'elle était assise Gabrielle qui, au nom d'Espérance, avait caché son visage empourpré dans ses mains.
Le jeune homme pâlit et s'appuya sur un arbre, comme si la terre manquait sous ses pieds. Un voile noir s'étendit de ses yeux à tout l'univers. Il n'entendit pas Pontis arriver tout courant avec les deux chevaux.
—A cheval! dit le garde tout joyeux. Vois la belle matinée! Après une veille si belle, nous allons faire une promenade enchantée. Eh bien! tu n'es pas encore en selle?
—Je ne suis pas garde du roi, répliqua Espérance d'une voix morne. Fais tout seul ton service. Adieu!
Et il s'enfuit le coeur navré, tandis que la litière se mettait en marche.
Les rideaux en retombant étouffèrent un soupir douloureux comme un sanglot.
—Quel caprice a donc Espérance? se demanda Pontis, forcé de suivre la litière.
Gabrielle avait tenu sa parole au roi.
IX
A PROPOS D'UNE ÉGRATIGNURE
Dix mois s'étaient écoulés depuis la reddition de Paris, l'année touchait à sa fin. Décembre semait sur les campagnes ses plus noirs brouillards, ses neiges les plus profondes. Depuis longtemps l'hiver n'avait sévi en France avec cette rigueur.
De Montereau à Melun, sur la route blanche au bord de laquelle se tordait ça et là, les bras au ciel, un arbre épargné par la hache, on entendait la nuit hurler les loups. Le jour tout était silencieux, les gens de la campagne avaient trop faim pour chanter, trop froid pour sortir; et la crainte de l'Espagnol n'était pas encore effacée. Des loups et des Espagnols à la fois, c'est trop sur une grande route, et l'oeuf de la poule au pot n'était pas encore pondu.
D'ailleurs, le maître était absent pour les affaires de la maison. Henri refoulait en Picardie M. de Mayenne, lutteur découragé. Quant au roi, tout l'encourageait. Partout Dieu lui faisait sentir sa protection: chacun de ses souhaits s'accomplissait à peine formé. Un fils venait de lui naître de Mme de Liancourt, et cet enfant, né au milieu des victoires, allait être baptisé à Notre-Dame aussitôt que le roi serait de retour.
Cette nouvelle, promptement répandue partout, n'était pas accueillie sans commentaires, et, pour quiconque connaît l'esprit français, il est aisé de comprendre qu'elle préoccupait beaucoup plus les peuples que le froid, la disette et la guerre.
Nous ne saurions dire si tel était le sujet de conversation qu'avaient choisi deux bizarres personnages qui s'acheminaient, en décembre, vers les portes de Melun. Tous deux à cheval, enveloppés, ou pour mieux dire ensevelis dans de vastes manteaux rayés semblables au burnous arabe, ils allaient côte à côte, dans la neige, alternant, non pas des distiques de Théocrite ou de Virgile, mais de belles et bonnes imprécations italiennes, qui, basse-taille et soprano aigu, eussent fait fuir tous les loups de France.
La basse-taille s'exhalait des cavernes d'une large et puissante poitrine. Le cheval était petit, mais le cavalier superbe, rien qu'à en juger par l'oeil noir et la barbe de jais que les plis du manteau ne dérobaient pas toujours au vent glacé.
Le soprano était une petite femme au regard tantôt mélancolique, tantôt brûlant comme un éclair. Elle grelottait sur sa mule, ne songeant qu'à se garantir de la bise, et interpellant avec fureur tantôt son compagnon, tantôt la route glissante, tantôt cet abominable pays de France où il gèle, tantôt ces odieuses portes de Melun qui n'arrivaient pas.
Cependant on y arriva enfin à ces portes.
La route, il faut le dire, était moins déserte à l'approche de la ville. Quelques voyageurs dépassèrent les deux Italiens, d'autres demeurèrent derrière, et tous s'accordaient à trouver singulière la figure de ces étrangers. Eux, trouvaient aussi bizarres ces Français curieux et railleurs, ils se le disaient probablement dans leur jargon, et s'ils ne se le disaient pas, les yeux de la jeune femme et son ironique sourire parlaient assez.
Aux portes, il y avait un poste de soldats et un receveur de gabelle qui examinait chaque passant avec plus d'attention qu'il n'en eût fallu pour l'exercice des droits de péage.
La tournure des nouveaux venus frappa cet homme; il arrêta les deux étrangers qui hâtaient le pas de leurs montures, sans doute pour arriver plus vite au feu et au gîte.
—Holà! dit-il, comme nous sommes pressés! Examinons ces valises.
Et sur son geste plusieurs soldats prirent à la bride le cheval et la mule.
—Siamo forestieri! cria la jeune femme en se montrant avec impatience.
—Oh! oh! des Espagnols! dit le percepteur qui prenait pour de l'espagnol ce pur italien.
—Des Espagnols! répétèrent autour de lui les soldats, que l'habitude de la guerre disposait mal en faveur de leurs ennemis ordinaires.
On visita les valises, qui ne renfermaient rien de suspect. Beaucoup de gens s'attroupaient. Les prétendus Espagnols dialoguaient entre eux avec vivacité, sans pouvoir réunir deux mots de français pour les jeter en réponse aux questions du percepteur.
Pendant ce débat, la femme, plus irritable, avait découvert entièrement son visage, qui était, comme nous l'avons dit, régulier, fin et fortement empreint du type méridional.
La malice de ses yeux, la mobilité de sa physionomie, le jeu de ses lèvres, qui laissèrent voir une double rangée de dents magnifiques, ne satisfirent pas le commissaire-percepteur, qui répéta plus opiniâtrement:
—Espagnols! Espagnols! vos papiers!
L'attitude du compagnon de la dame était, pendant toute cette scène, incroyablement calme, imperturbable. Il ne se donnait pas la peine de remuer. Était-ce un effet de la terreur? On a vu souvent les poltrons ou les mauvaises consciences user de l'immobilité comme d'une ressource. Était-ce seulement inintelligence de ce qui se passait? Mais en attendant, il restait roulé dans son manteau, qui lui partageait verticalement en deux le visage, et ne semblait vivre que par un seul oeil, dont la prunelle roulait rapidement de l'un à l'autre des assistants, après qu'elle avait d'abord interrogé l'expression du visage de sa jeune femme.
Tout à coup le percepteur parla bas au chef des soldats, et celui-ci s'écria:
—C'est vrai qu'il cache son oeil.
—Découvrez votre oeil, dit le percepteur à l'Italien, qui ne comprenait pas.
—Il fait semblant de ne pas comprendre, murmurèrent les assistants.
—Votre oeil, votre oeil! répétèrent vingt voix impatientes.
L'Italien étourdi regardait sa compagne et ne bougeait pas. Aussitôt le chef du poste, par un mouvement brusque, déroula les plis du manteau qui cachait la tête de l'inconnu, dont le visage apparut à son tour. Il était beau, assez fier d'expression, malgré certaine trivialité qui n'exclut pas la beauté dans les classes inférieures des races orientales.
—Son oeil est éraillé, cria le percepteur, c'est lui.
—C'est lui! répétèrent plusieurs des assistants qui paraissaient être dans le secret.
—C'est lui! c'est lui! crièrent cent voix qui ne savait pas même de quoi il s'agissait.
En effet, l'Italien avait l'oeil droit sillonné sous la paupière par une excoriation un peu enflammée qui s'étendait jusqu'à la tempe.
Les soldats sautèrent sur cet homme qu'ils mirent bien vite à bas de son petit cheval, et sur la foi des soldats, bon nombre de spectateurs commencèrent à rudoyer et à gourmer le malheureux dont ils ne savaient ni le nom ni le crime.
Ce que voyant, la jeune femme sa compagne se mit à pousser des cris lamentables, perçants, entrecoupés d'interjections italiennes que la foule s'obstinait à vouloir dire espagnoles à cause des désinences.
—Ne le battez pas, disaient les soldats, nous allons le faire rôtir.
—Non pas, non pas, disait le percepteur, il faut qu'il avoue ses complices.
—Ah! scélérat d'Espagnol! criait l'un.
—Ah! misérable assassin! hurlait l'autre.
—Oime! o povero Concini! gémissait la petite femme en disputant bravement à coups d'ongles son infortuné compagnon à tous ces furieux.
Mais elle n'était pas la plus forte, et peu à peu le torrent l'entraînait elle-même vers la petite échoppe du percepteur, qui promettait de se changer pour tous les deux en chambre de torture.
Cependant, un grand jeune homme blond, monté sur un beau cheval turc et suivi d'un valet aussi bien monté que lui, était arrivé à la porte de Melun, et dominait toute cette mêlée dont les anneaux, en se heurtant, venaient battre le poitrail de sa monture.
Lorsqu'il vit cette scène dont le prélude présageait un si triste dénouement, lorsqu'il entendit les cris de détresse de la jeune femme, il fit faire deux pas à son cheval, et frappant sur l'épaule d'un soldat qui tirait par un bras la malheureuse cramponnée aux habits de son compagnon:
—Eh! l'ami, dit-il, vous allez écarteler cette pauvre créature, voyez son petit bras à côté de votre rude poignet.
—Bah! mon gentilhomme, répondit le soldat avec un certain respect pour la majestueuse apparence de l'étranger, il n'y a pas grand mal, c'est une Espagnole!
—Pieta! pieta! signor, cria celle-ci en se raidissant à la vue d'un intercesseur qu'elle devinait.
—D'abord ce n'est pas une Espagnole, c'est une Italienne, répliqua le jeune homme, qui mit pied à terre rapidement et secoua le soldat avec tant de vigueur qu'il lui fit lâcher prise.
—Une Italienne! dit la foule surprise en se groupant du côté le plus nouveau de l'intérêt.
Le soldat, d'autant plus respectueux qu'il avait reconnu des muscles de maître, se rapprocha en disant:
—Voudriez-vous défendre les assassins de notre bon roi?
—Oh! oh! ceci est différent, répliqua le jeune homme.
Mais la petite femme avait compris qu'il lui arrivait un interprète, et se mit à parler vivement en italien à l'étranger qui lui répondit dans la même langue.
La joie de la pauvre accusée fut si expressive, elle battit des mains avec une ivresse si triomphante que la foule en fut touchée et se dit:
—Voici un gentilhomme qui les connaît.
Quant à l'Italien, au premier son des syllabes italiennes, il avait tendu les bras vers l'étranger en criant:
—Qu'ai-je fait? que me veut-on?
Percepteur et soldats furent bien forcés de s'arrêter devant l'incident. Notre jeune homme fut entouré, regardé; ses beaux yeux resplendissaient de franchise, de courage, d'intelligence. Il avait du premier abord conquis toute l'assemblée.
—Monsieur, lui dit le percepteur, est-ce que vous comprenez le baragouin de ces Espagnols?
—Ce sont des Italiens, monsieur, répliqua le jeune homme, et ils parlent le plus pur toscan. Qu'ont-ils fait pour qu'on les malmène si durement?
—Regardez son oeil droit, dit le percepteur.
—Il est un peu écorché, c'est vrai.
—Eh bien! monsieur, c'est le signalement qu'on nous a transmis d'un homme qui doit passer par ici pour aller assassiner le roi à Paris.
—Je ne croyais pas Sa Majesté dans la capitale.
—Le bon roi y est attendu pour le baptême de son fils.
—De quel fils? demanda l'étranger.
—César, monsieur, fils de la belle Gabrielle et du roi.
L'étranger pâlit.
—Fort bien, murmura-t-il, en étreignant avec effort sa poitrine gonflée. Ah! cet homme doit aller assassiner le roi… c'est donc toujours à recommencer?
—Tous les huit jours, monsieur, la vie de notre père est menacée; aujourd'hui c'est le tour du coquin que voici.
—Il vous l'a dit?
—Il n'en a eu garde; d'abord il feint de ne pas nous comprendre, et nous sommes de force à le deviner, Dieu merci! Mais pardon, monsieur, ajouta le percepteur avec défiance, vous défendez trop ces coquins, seriez-vous ligueur ou Espagnol, car vous leur avez parlé leur langue? Avez-vous des papiers?
—Certes oui, monsieur, répliqua froidement le jeune homme, et je ne ferai aucune difficulté de vous les montrer.
—D'où venez-vous?
—Je viens de Venise où j'ai été me promener, monsieur.
—Où allez-vous?
—A Paris, où M. de Crillon m'appelle.
—M. de Crillon! exclama le percepteur avec un saisissement de respect.
—M. de Crillon, répétèrent les soldats en tressaillant à ce nom si cher.
—Voici sa lettre; faites-moi le plaisir de la lire, continua le jeune homme en tendant un papier déplié au péager.
Celui-ci courbant la tête, lut avec de profondes révérences et rendit la lettre au jeune homme, devant qui presque tout le monde se découvrit en murmurant:
—Un ami du brave Crillon!
Cependant les deux Italiens avaient pu respirer, se rajuster. La jeune femme, saisissant le bras de son protecteur, lui parlait avec volubilité.
—Madame, dit le jeune homme en italien, on vous accuse, vous et votre compagnon, de vous rendre à Paris dans de mauvais desseins.
Les deux Italiens pâlirent.
—Lesquels? balbutia la jeune femme.
—On prétend que vous voulez assassiner le roi.
—Nous! s'écria l'Italienne avec explosion. Nous, assassiner le… ah! bien au contraire.
—Qui êtes-vous? Tachez de ne pas hésiter, car tout ce peuple vous observe. Tâchez de ne pas mentir, car moi-même je ne vous pardonnerais pas un mensonge en présence d'une si terrible accusation.
—Je m'appelle Leonora Galigaï, dit-elle, et mon mari que voici s'appelle
Concino Concini.
—Que faites-vous?
Elle hésita.
—Mon mari est fils d'un notaire de Florence.
—Mais vous?
—Moi… je suis sa femme.
—Et que venez-vous faire en France?
—Mais, ce que fera Concino.
—C'est répondre avec esprit, mais ce n'est pas répondre loyalement. Vous me cachez quelque chose, et tant pis pour vous; car j'aime le roi, et pour détourner de lui un malheur, je vous abandonnerai à la colère de cette foule dont vous vous tirerez comme vous pourrez.
Cette menace parut faire grand effet sur les deux Italiens.
—Réfléchissez, continua le jeune homme, qui se rapprocha du percepteur et du chef des soldats en leur disant:
—Ces gens ne me paraissent pas être des malfaiteurs, mais je les croirais volontiers des aventuriers qui se cachent. Je viens de les intimider, ils se consultent et nous allons savoir la vérité.
—Pourquoi a-t-il l'oeil éraillé? demanda l'opiniâtre percepteur.
—C'est vrai, je n'y songeais plus, interrompit le jeune homme qui se tourna vers les Italiens.
—Pourquoi cet oeil écorché? dit-il.
—Signor, dit vivement la petite femme, je suis jalouse. Concino est coquet, il a fait des oeillades hier à une certaine grande dame qui passait en litière, et je lui ai un peu arraché les yeux; mesurez, si vous voulez, l'écartement de mes ongles.
—C'est vraisemblable, répondit le jeune homme en considérant la main de l'Italienne, véritable petite griffe d'oiseau, armée de beaux ongles roses et recourbés comme des serres. Il reste à me dire ce que vous venez faire en France; je vous ai donné le temps nécessaire pour faire une réponse qui concilie vos intérêts avec la vérité. Prenez garde, il y a dans la cabane du percepteur un bon feu, et des fers sont si vite chauffés.
—Per che fare! s'écrièrent les deux Italiens avec angoisses.
—Mais pour vous appliquer à la question, dit le jeune homme. Tout le monde ici est curieux, et je n'aurai pas plus tôt tourné les talons que l'on saura vous faire parler.
—C'est un galant homme, dit l'Italien bas à sa compagne. Montrons-lui la recommandation.
—Essayons de différer encore, répliqua plus bas l'Italienne.
Mais le jeune homme voyait les assistants se fatiguer de tant d'hésitation, et grommeler entre eux. Lui-même se lassait.
—Adieu, dit-il, tirez-vous d'affaire.
Et il se tourna pour prendre la bride de son cheval que les soldats caressaient. L'Italienne bondit pour le retenir, et d'une voix troublée:
—Demandez, dit-elle, qu'on vous laisse entrer avec moi dans un endroit où nous soyons seuls.
—Que de mystères, signora!
—Vous comprendrez pourquoi, répliqua-t-elle.
Le jeune homme dit deux mots au percepteur, qui ouvrit sa porte. L'Italienne entra, vive comme un écureuil. Concino resta dehors impassible au milieu des gardes; le jeune homme avait suivi Leonora dans l'échoppe.
—Tournez-vous un peu, dit-elle en souriant.
Il obéit, mais pas assez vite pour ne pas voir, qu'elle fouillait sous ses robes. Il distingua un caleçon de laine rouge, des jambes un peu fines mais gracieuses, et tout cela apparut et disparut avec la rapidité de l'éclair. L'Italienne se montra, un papier à la main.
—Tenez, dit-elle, voici une lettre de recommandation qu'on m'a donnée à Florence; elle n'est pas fermée. Lisez, et après avoir reconnu qui nous sommes, promettez-moi, foi de gentilhomme, d'oublier ce que vous aurez lu, noms et choses.
—Adressée au seigneur Zamet, dit-il.
—Vous le connaissez?
—Je l'ai vu au Louvre.
—Ah! vous allez au Louvre! s'écria vivement l'Italienne.
—Comme tout le monde y va, pour apercevoir le roi, rit le jeune homme qui s'était oublié. Il lut donc ces mots:
«Je recommande à Zamet ma Leonora et Concino, qui vont pour quelques affaires à Paris. Il faut se fier à eux; ce sont mes serviteurs dévoués.»
«MARIE.»
—Quelle Marie? dit le jeune homme.
—Regardez ces armes si connues.
—Les tourteaux des Médicis.
L'Italienne posa un doigt sur ses lèvres.
—Ainsi, vous êtes au service de Marie de Médicis, nièce du grand-duc régnant de Toscane?
Leonora composant lentement sa réponse:
—Je suis sa soeur de lait, dit-elle, la fille de sa nourrice. J'ai épousé Concino; nous sommes pauvres et nous cherchons fortune. La princesse, qui n'est pas riche elle-même, nous adresse au seigneur Zamet qui roule sur l'or, parce que, nous a-t-elle dit, on fait promptement fortune en France quand on a de bons yeux pour voir et de beaux yeux pour être vue.
—C'est bien, dit le jeune homme rêveur; et il regarda longuement la petite femme qui déjà lui avait arraché la lettre et la cachait de nouveau sous son caleçon et ses jupes.
—Sommes-nous encore des assassins? demanda en riant l'Italienne.
—Non signora.
—Eh bien, veuillez le dire à ces brutes. Mais rappelez-vous votre parole.
Ni noms! ni choses! Vous seul savez, vous seul saurez.
Le jeune homme sortit de l'échoppe.
—Messieurs, dit-il, au percepteur et au chef de poste, qu'il prit à part, ces Italiens sont des marchands chargés de valeurs qu'ils n'osent laisser voir au peuple de crainte des larrons. Je sais leurs noms: Leonora et Concino. Écrivez-les, je vous prie, sur votre registre, ajouté du mien qui leur servira de garant. Je m'appelle, moi, Espérance. Je vous laisserai, si vous le désirez, la lettre de M. Crillon comme caution.
—Je vous remercie, monsieur, dit le percepteur; mais l'oeil….
Espérance raconta le combat conjugal de la veille, et tout le monde daigna rire.
Les deux Italiens, réconciliés avec le peuple de Melun, reçurent même du percepteur le salut gracieux, que l'octroi de tout temps et de tout pays, n'a jamais refusé au voyageur riche.
L'Italien enfourcha son petit cheval, l'Italienne se fit placer sur sa mule par Espérance, dans les bras duquel elle s'était jetée avec toute la familiarité d'une ancienne connaissance. Et le fait est que si quelque chose peut faire marcher promptement l'intimité, c'est la vue d'un caleçon rouge et d'une jolie jambe en des circonstances délicates.
Cet événement avait fait oublier à l'Italienne la fatigue et le froid. On déjeuna dans une belle auberge, et deux bouteilles de vin de France chauffé et sucré achevèrent de dissiper le nuage sinistre suspendu un moment sur la tête des deux voyageurs. Heureux de trouver un interprète, ceux-ci questionnèrent Espérance, qui devenait moins communicatif à mesure que les interrogations se multipliaient.
La petite femme, affolée de ce beau gentilhomme dont elle exaltait les mérites, eût fini par donner de la jalousie à Concino, et, s'il eût été vindicatif, se fût attiré les représailles de plusieurs égratignures. Le nom d'Espérance, qu'elle appelait seigneur Speranza, lui caressait, disait-elle, les lèvres; mais elle eût parlé plus vrai en disant qu'il lui caressait le coeur.
Concino, sans partager le délire de cet enthousiasme, ne tarissait pas sur le service qu'Espérance lui avait rendu.
—J'allais être déchiré, disait-il, mis en lambeaux par cette populace; je sentais déjà leurs ongles et leurs dents… Ce doit être affreux de mourir ainsi! Grâces soient rendues à l'ange que Dieu m'a envoyé.
Et il lui baisait les mains à la mode italienne, tandis que, sous la table, Léonora, non moins reconnaissante, enfermait ses deux petits pieds entre ceux du sauveur Speranza. Il est vrai qu'il fait très-froid en France.
Le sauveur, plus ému qu'il n'eût voulu l'être, se levait pour en finir avec la reconnaissance. Il manifestait le désir d'arriver a Paris avant la fin du jour, et aussitôt Léonora, guérie de ses fatigues, résolut de partir avec lui.
On commanda les chevaux, qui s'étaient reposés, on s'enveloppa de doubles couvertures, et la caravane augmentée, reprit le grand chemin.
Chaque fois que la jambe ou l'épaule purent se rencontrer, Leonora, toujours par gratitude, n'en perdait pas l'occasion. Ses yeux ne quittèrent pas un moment ceux de son nouveau compagnon. Concino rêvait philosophiquement ou admirait le paysage.
L'Italienne demanda mille détails à Espérance sur les coutumes françaises.
Il y répondit avec la galante politesse d'un gentilhomme bien élevé.
Elle passa très-habilement de l'esthétique à la politique, et il se refroidit.
Elle parla du roi. Il ne tarit pas en éloges. Elle questionna sur la vieille femme de Henri IV, la délaissée Marguerite-Margot.
Espérance raconta ce qu'il savait.
Elle en vint à la nouvelle passion du roi pour Mme de Liancourt, et, plus attentive que jamais, amena l'entretien sur le degré d'attachement que le roi pouvait avoir pris pour cette favorite. Espérance ne répondit que des monosyllabes. Leonora voulut savoir si ce feu durerait.
—Je n'en sais rien, dit le jeune homme, j'arrive de Venise.
—Elle est donc bien belle, demanda l'Italienne, qu'on la nomme la belle
Gabrielle?
—Je ne la connais pas, répliqua Espérance, qui rompit ainsi l'entretien.
Après mille et mille circonlocutions des plus adroites, Leonora ne tira
rien d'Espérance sur ce chapitre qui paraissait lui tenir le plus au coeur.
En revanche le jeune homme redevenait aimable et causeur quand la rusée
Italienne lui prodiguait les caresses de son regard et de son langage.
Et comme Concino, enfin réveillé, surveillait d'un peu plus près, en désespoir de cause, on s'entretint des écus du seigneur Zamet.
C'est ainsi qu'on atteignit vers sept heures du soir, par une nuit éblouissante d'étoiles la barrière de Paris.
Espérance voulut conduire les voyageurs jusqu'au logis de Zamet, rue de
Lesdiguières, derrière l'Arsenal.
—Cela vous dérangera peut-être de votre chemin? dit Concino inquiet des frôlements perpétuels du genou de Leonora, qui rencontrait si souvent le genou d'Espérance.
—Nullement, je vais à l'Arsenal, répliqua le Français, c'est le même quartier.
Il leur indiqua la porte du riche financier, et les adieux s'échangèrent, empressés d'une part, polis de l'autre, tandis que Concino levait le lourd marteau.
—A rivedere, murmura Leonora en posant un doigt sur ses lèvres.
X
COMMENT ESPÉRANCE EUT PIGNON SUR RUE
Espérance, en arrivant à l'Arsenal, apprit que M. de Crillon n'était pas encore de retour d'une inspection qu'il avait dû passer de troupes nouvelles. Mais des ordres étaient donnés pour qu'on préparât une chambre à la personne qui se réclamerait de lui.
Le jeune homme vit par là que Crillon ne l'avait pas oublié. Il entra dans la vieille chambre gothique où brûlait un feu d'arbres sciés par la moitié. Son valet bassina les draps, servit le souper auquel il fit fête lui-même après que le maître, harassé de fatigue, se fut mis au lit avec cent chances de bien dormir.
Espérance ne se demanda pas pourquoi Crillon logeait à l'Arsenal. Le lendemain, il était à peine réveillé et s'habillait quand le chevalier entra dans sa chambre les bras ouverts, avec tous les signes d'une joie affectueuse.
—Eh bien, coureur, enfant perdu, ingrat, vous voilà donc, s'écria le héros en embrassant Espérance pour la deuxième fois. C'est donc une rage qui vous tient de fuir ceux qui vous aiment? Comment! vous annoncez un petit voyage de quinze jours, vous nous quittez au milieu des fêtes de l'entrée à Paris, et vous restez dix mois absent? Tenez, mon ami, c'est vouloir nous persuader que vous manquez de coeur et de mémoire, car enfin on vous traitait bien ici.
Espérance, attendri par ces témoignages d'affection et ces reproches trop vrais, essaya d'abord de répondre en faux-fuyants. Il cherchait à maîtriser ou tout au moins à dissimuler son émotion réelle.
—Monsieur, répliqua-t-il, vous savez ce que c'est que le voyage: on se promet de faire cent pas, on en fait mille. La route a des attraits mystérieux, les arbres semblent vous tendre les bras et vous appeler, de sorte que de l'un à l'autre on va très-loin sans s'en apercevoir.
—Je ne vous connaissais pas ce goût pour la pérégrination, vous aimiez vos aises.
—Je les aime, monsieur, mais partout où je les trouve.
—Les avez-vous donc si bien trouvées? Il me semble que votre visage est pâli; vous avez maigri même.
—La chaleur.
—Il gèle à fendre les pierres.
—En France, mais non d'où je viens.
—D'où venez-vous donc? de Chine?
—Comment M. le chevalier, dit Espérance surpris, vous ignorez d'où je viens?
—Puisque je vous le dis.
—Mais, vous m'avez écrit où j'étais.
—J'ai écrit, assurément, mais sans savoir où j'écrirais. Vous avez donc reçu ma lettre?
—Voilà qui est bizarre, s'écria Espérance; vous m'écrivez sans savoir à quel endroit, votre lettre me parvient et vous ne me l'avez pas envoyée.
—Ces choses-là n'arrivent qu'à vous, mon cher Espérance, dit Crillon gaiement. Mais pour ne pas vous intriguer trop longtemps, apprenez comment tout cela s'est fait. Vous aviez pris congé brusquement de Pontis et de moi, sous prétexte d'un voyage. Quinze jours après vous m'écrivez que vous irez plus loin que vous n'aviez projeté. Pendant quatre mois, plus de nouvelles de vous, c'était affreux, car enfin on vous porte intérêt.
—Excusez-moi, j'avais écrit à Pontis.
—Attendez. Pontis courait le monde avec l'armée du roi. Pontis n'était plus à Paris; on se battait ici aujourd'hui, là demain. Votre lettre a d'abord attendu Pontis à Paris, chez moi, pendant deux mois, ce qui fait six. Puis, par un hasard fort heureux, on me l'a envoyée à Avignon, dans ma famille, où j'étais. J'allais la renvoyer à Pontis, qui était en Artois, quand j'ai reconnu l'écriture et décacheté le billet. Malheureux que vous êtes, vous ne donniez seulement pas votre adresse.
—Voilà pourquoi je m'étonne si fort, dit Espérance en souriant, que vous m'ayez répondu, et que votre lettre me soit parvenue. Mais vous êtes si bon et vous avez le bras si long…
—Pas du tout, ne me faites pas meilleur que je ne suis. J'étais courroucé, je n'eusse pas répondu, lorsqu'au moment où je me dépitais le plus, en octobre dernier, je reçus la lettre que voici.
Crillon alla ouvrir un coffre placé sur son buffet chargé d'armes.
«Monsieur le chevalier, il importe de faire revenir M. Espérance de l'endroit ou il est. Il y court de grands dangers. Veuillez le rappeler par une lettre que je me charge de lui faire parvenir. Vous seul avez autorité sur lui: fixez-lui un rendez-vous à Paris vers le mois de décembre. La présente n'a d'autre but que l'intérêt du jeune M. Espérance. Il faut à tout prix le garder près de vous. Je ferai prendre la lettre demain à votre logis.»
—De qui est-ce signé? s'écria Espérance.
—Ce n'est pas signé. L'écriture est belle, mais un peu tremblée comme celle d'un vieillard.
—Et vous m'avez écrit de revenir….
—Sur-le-champ; j'y voyais aussi votre intérêt. Mais où étiez-vous donc pour courir de si grands dangers?
—J'étais à Venise, dit Espérance.
Crillon bondit sur sa chaise.
—A Venise, murmura-t-il, tandis que son sang généreux affluait à ses joues. Mon Dieu, mon ami, qu'alliez-vous faire à Venise?
—Mais, pour voyager, Venise est un but qui en vaut bien un autre.
—Espérance, vous ne me traitez pas en ami, dit Crillon, dont le coeur battait avec violence, vous êtes plein de réticences et de réserves. Parti sans explication, absent, perdu, vous revenez défait, triste, allongé, vous le plus gai, le plus rosé et le plus franchement jeune des jeunes gens que je connais. Je vous interroge, vous balbutiez, j'insiste, vous mentez, oui. Eh bien, soit, ne me dites rien. Parlons d'autre chose. L'amitié de Crillon. Bah!… Qu'est-ce que Crillon? Un vieux soudard qui n'a plus souvenir de sa jeunesse.
—Oh! monsieur, monsieur, s'écria Espérance, quelle cruauté! Vous m'arrachez les secrets du coeur.
—C'est donc bien douloureux?
—Hélas! je serais tenté de le croire. Car moi qui n'ai jamais connu l'ennui, j'ai tellement souffert de m'ennuyer…
—La cause de cet ennui soudain? Venise? C'est une ville monotone, en effet.
—Oh! non, je ne me suis pas ennuyé à Venise, dit lentement Espérance. J'ai vécu heureux, adorablement heureux.
—Le fait est qu'à tout prendre, dit Crillon d'une voix émue, c'est un joyeux séjour pour les jeunes gens.
—J'y ai bien pleuré, continua Espérance avec un charmant sourire.
—Ah! mais vous m'embrouillez horriblement, mon jeune ami, dit le chevalier fort embarrassé de sa contenance, vous étiez heureux et vous pleuriez toujours, comment arrangez-vous cela?
—Monsieur, dit le jeune homme, je n'avais jamais pleuré de ma vie. C'est un plaisir très-grand. Cela m'a pris tout de suite.
—A propos de quoi?
—Oh!… de beaucoup de choses.
—Mlle d'Entragues, la coquine.
—Non, non, s'écria vivement Espérance.
—Je dis cela, parce qu'on l'a vue courir après vous chez les génovéfains, elle voulait vous rattraper, la traîtresse, et moi, qui connais vos faiblesses, je me suis dit: Il en tient toujours, et par un bon effort il cherche à s'en débarrasser, voilà pourquoi il voyage.
—Il y a bien un peu de cela, dit Espérance charmé de voir Crillon interpréter ainsi les choses.
—Mais, ce n'est point une raison pour pleurnicher, harnibieu! il y a assez d'eau à Venise.
—Aussi n'ai-je pas pleuré Mlle d'Entragues, monsieur le chevalier.
—Quoi alors?…
—Eh bien! monsieur, en considérant mon sort, en me voyant isolé sur la terre, privé d'amour, froissé dans mes premières illusions, j'ai conçu un ennui mortel. C'est que j'ai déjà été bien éprouvé, voyez-vous. Mon coeur et mon corps ont reçu de rudes coups. Avec quoi me consoler? dans quel sein me réfugier? Dieu ne peut pas s'occuper de moi; j'ai trop de jeunesse, de santé, de bien-être. On n'a pas le droit de fatiguer Dieu de ses plaintes, lorsqu'on a vingt ans et des muscles pareils aux miens. Il y a bien vous qui m'aimez, mais je serais un bélître d'aller semer mes misérables petites épines dans votre glorieuse carrière, Pontis m'aime aussi, mais c'est un écervelé.—Savez-vous à quoi j'ai pensé?
—Ma foi, je ne me l'imagine pas, dit Crillon.
—J'ai pensé à ma mère.
Nouveau soubresaut du chevalier, qui rendit un regard effaré en échange du regard calme et plein d'innocence que le jeune homme attachait sur lui.
—Votre mère… articula sourdement le digne guerrier. Mais quelle singulière idée, puisqu'elle n'est plus de ce monde.
—C'est pour cela, précisément, que j'ai songé à elle.
—Pour qu'une pareille idée vous vint, il vous a fallu un motif nouveau?
—J'ai relu de nouveau sa lettre d'adieu. Ah! monsieur, un homme heureux a pu ne pas comprendre tout ce qu'il y avait dans cette lettre; mais un coeur brisé l'a compris tout de suite. Voilà pourquoi j'ai été à Venise.
—Je ne saisis pas davantage, poursuivit Crillon. Vous avez donc quelque renseignement qui rattache à Venise le souvenir de votre mère? Il me semblait vous avoir ouï dire que vous ne saviez rien, et cette lettre dont vous me parlez et que vous m'avez fait lire, ne dit pas un mot à ce sujet.
—La mienne, non, répliqua Espérance; mais souvenez-vous que je vous en ai porté une aussi à vous, une de la même écriture.
—C'est vrai; eh bien?
—Celle-là, vous la teniez ouverte à la main, le premier jour que j'eus l'honneur de vous entretenir à votre camp.
—Peut-être; qu'en concluez-vous?
—Mes yeux, en s'y portant par hasard,—oh! sans indiscrétion, je vous jure, ont lu ces mots: de Venise, au lit de la mort.
Crillon tressaillit.
—Et ces mots-là, monsieur le chevalier, je ne les ai jamais oubliés depuis, car ils avaient été tracés par la même main qui m'avait écrit à moi,—la main de ma mère! et ce lit de mort était celui de ma mère…
Crillon garda le silence.
—De sorte que l'envie de pleurer m'ayant pris, ajouta Espérance, j'ai été m'enfermer à Venise, et j'ai cherché avec les yeux du corps, avec ceux de l'âme, l'endroit où s'était exhalé le dernier soupir de ma mère infortunée. Nul ne me connaissait. Je ne voulais interroger personne. Il y avait un mystère sacré pour moi autour de cette tombe. Mais j'ai continué à chercher. Les palais, les églises, les couvents, tout ce qui est silencieux et sombre, tout ce qui est pompeux et bruyant, la basilique peuplée et le cloître désert, la ruine où pend le lierre, le jardin où vient le jasmin et la rose, j'ai tout exploré, tout questionné dans mes épanchements douloureux. Je me suis fait une loi de fouler dalle par dalle toute la place Saint-Marc, toute la Piazzetta, tout le quai des Esclavons jusqu'aux Cantieri, persuadé qu'il n'est pas une âme à Venise qui n'ait promené là son corps, persuadé, par conséquent, que ma mère avait posé le pied là où je marchais. Combien de fois j'ai, le dernier, quand tous les bruits s'éteignent, promené ma gondole par les détours de la lagune, et regardé le ciel, et regardé les palais qui se mirent dans l'eau, et regardé le lion d'airain, ce ridicule mélancolique que ma mère avait regardé aussi. Que de fois, traversant par une belle lune les méandres fleuris des îles voisines, ne me suis-je pas dit que c'était une belle place pour une tombe mystérieuse, que ces oasis de joncs odorants, de grenadiers, d'aloès et de tamarins aux senteurs de miel, et là dans ces solitudes, partout où j'ai vu brûler la lampe tremblotante d'une obscure Madone, partout où j'ai vu monter les cyprès dans l'herbe derrière les contreforts d'une église en ruine, je me suis dit: Cette lumière est peut-être entretenue aux frais de ma mère. Peut-être elle dort sous ces grands arbres noirs! Et je pleurais. Et j'aimais ma mère! c'est si bon d'aimer quelqu'un!
Crillon s'était levé, tournait le dos à Espérance et marchait par la chambre en bousculant du pied, du coude et de l'épaule chaque meuble qui se rencontrait sur son capricieux chemin.
—Vous riez de moi, n'est-ce pas? dit Espérance.
Crillon, sans montrer son visage, sans répondre, haussa deux ou trois fois les épaules, et après s'être enseveli dans la cheminée:
—Il fume beaucoup, dit-il, dans cette chambre; j'en suis aveuglé en vérité.
Et il ouvrit rudement les deux battants de la fenêtre. Apparemment c'était la fumée qui avait rougi les paupières du bon chevalier.
L'air emporta bientôt tout cela, fumée ou souvenir.
—Je suppose que vous avez assez pleuré comme cela, dit Crillon, puisque vous voilà revenu.
—Je reviens parce que vous m'appelez.
—Mais, moi, je vous appelais pour obéir à l'injonction de l'épître anonyme; vous ne me parlez pas des dangers que vous avez courus?
—Moi, s'écria Espérance, je n'en ai couru aucun, et je fusse resté certainement là-bas, sans deux causes qui m'en ont fait partir.
—Ma lettre, n'est-ce pas, et puis?
—Et puis une raison… des plus prosaïques.
—Laquelle?
—Je n'avais plus d'argent.
Crillon se mit à rire.
—Vous avez été volé peut-être?
—Non pas. J'ai cessé de recevoir mes revenus.
—Quoi! cette magnifique régularité dont vous vous émerveilliez chaque mois….
—Évanouie. Voilà trois mois que je n'ai rien reçu. Voulez-vous que je vous dise mon sentiment?
—Un second Spaletta?
—Mieux que cela. Ma fortune était une chimère; le vieillard aux cheveux blancs sera mort, on aura servi mes rentes à quelque autre.
—Allons donc.
—Ruiné en amour, ruiné en finance, je suis ruiné partout, monsieur le chevalier.
—Voilà qui est bon, dit Crillon en lui frappant affectueusement sur l'épaule, n'ayant plus d'argent vous serez moins volage; vous resterez près de moi. Mais que dis-je, vous aurez toujours de l'argent, Espérance, puisque j'en ai toujours.
—Monsieur….
—Ah! je n'y vais pas par vingt mille écus comme le vieillard aux blancs cheveux; mais j'aurai sur lui l'avantage de tenir plus que je n'aurai promis. Ainsi donc, réconfortez-vous un peu; frappez-moi dans la main, et puisez dans ma bourse.
En disant ces mots, le brave Crillon ouvrait son coffre. Espérance l'arrêta.
—Pardon, dit-il, n'allez pas vous fâcher contre moi.
—Pourquoi me fâcherais-je? répliqua le chevalier en remuant ses pistoles.
—Parce que je n'accepterai pas vos offres généreuses, dit froidement
Espérance.
Crillon lâcha la poignée d'écus, et se tournant vers le jeune homme avec un froncement de sourcils significatif:
—Holà! dit-il, vous allez trop loin. Me prenez-vous pour un croquant, mon maître?
—Voyez-vous que vous vous fâchez?
—Harnibieu! si je me fâche. Vous me faites cet affront de me refuser?
—Veuillez me comprendre. Je ne suis ni un grossier lui un sot. Assurément j'accepterai votre première poignée de pistoles.
—Eh bien! c'est tout ce qu'on vous demande.
-Mais je ne prendrai pas la seconde. Vivre dans la paresse aux dépens de celui qui paye de son sang chaque pièce d'or… jamais.
—C'est un bon sentiment, mais que prétendez-vous faire? Ah! j'ai une idée.
Entrez aux gardes. Avant six mois, je vous garantis une enseigne.
—Je n'aime pas la guerre, vous savez, et la discipline me fait peur.
—Je parlerai à Rosny; nous vous aurons un emploi à la cour.
—Merci. Rien de la cour.
—Vous avez tort. Elle est galante. Le roi a pris une jeune maîtresse qui mène fort bien les violons.
Espérance rougit.
—On va banqueter, danser, baptiser perpétuellement à la cour, poursuivit
Crillon.
—C'est si gai que cela? dit funèbrement Espérance.
—C'est trop gai. Cela ne durera pas.
—Pourquoi? si le roi aime tant sa nouvelle maîtresse.
—Lui n'est pas tout le monde.
—Se fait-on un bonheur qui appartienne à tout le monde?
—Quand on est roi, oui.
—Alors la nouvelle maîtresse déplaît à certaines personnes?
—A beaucoup?
—On la disait douce et… charitable.
—Eh, mon Dieu! elle l'est.
—Alors, pourquoi ne l'aime-t-on pas?
—Mon cher ami, ce n'est pas une maîtresse qu'il faut au roi, c'est une femme.
—Mais le roi en a déjà une.
—Oui, mais il lui en faut une autre; et surtout ce qu'il lui faut, c'est un enfant, dix, vingt enfants.
—Il a un fils, ce me semble, murmura Espérance.
—Un bâtard!… la belle avance!
—Allons, dit le jeune homme, ce pauvre roi était heureux à sa guise, et voilà qu'on verse déjà du fiel dans son nectar.
—Bah! des bonheurs comme celui-là, il en aura tant qu'il voudra. Après la belle Gabrielle, une autre.
—Il se séparerait de… cette femme.
—On l'en séparera.
—Mais la pauvre abandonnée?
—Se remariera, pardieu! et bien dotée!
—Mais elle est déjà mariée, monsieur le chevalier.
—Ah bien oui, le roi a fait rompre tout de suite le mariage et elle est libre.
—Sous quel prétexte?
Crillon se mit à rire.
—Ce pauvre monsieur de Liancourt, dit-il, a été déclaré par le tribunal incapable de perpétuer sa noble race.
—Mais il a eu, dit-on, de son premier mariage onze enfants.
—Raison de plus, a dit le juge, pour qu'il n'en puisse plus avoir.
Espérance, malgré son serrement de coeur, ne put résister à cette bouffonnerie.
—C'est pourtant la vérité, dit Crillon, et on en a tant ri par ici que je m'étonne d'en pouvoir rire encore. J'espère que je vous apprends des nouvelles capables de vous remettre en belle humeur.
—Certes, monsieur, balbutia le jeune homme en serrant ses ongles dans ses mains. Mais malgré toute cette hilarité, je vois un roi malheureux et une femme bien à plaindre.
—Oh! le roi n'est pas de nature à se chagriner longtemps, et si l'on en croit les caquets de la cour, il prend déjà des mesures.
—Pour renvoyer Mme de Liancourt?
—Ne l'appelez plus comme cela. Elle est marquise de Monceaux depuis la naissance du petit César, un admirable enfant, après tout. Eh bien! je ne dis pas que le roi veuille la renvoyer, il l'aime passionnément, mais il se distrait un peu ça et là. Pourtant, la marquise est bien belle. Ah! qu'elle est belle! Jamais elle n'a été plus belle.
—Monsieur le chevalier, interrompit vivement Espérance, si nous parlions un peu de ce cher Pontis, m'a-t-il oublié?
—Lui, oh! non pas. Mais depuis que vous n'êtes plus là, le drôle a repris ses allures. Il a beaucoup fait la guerre, c'est une excuse. Car avec le roi la guerre est maigre et nourrit peu le soldat. Il n'y a pas d'eau à boire.
—Pourvu qu'il y ait un peu de vin, dit Espérance.
—Oh! Pontis en trouve toujours. Il en a su trouver en Artois! Il est impayable pour flairer les dames-jeannes. En vérité, ce serait charitable de votre part d'entrer aux gardes, vous feriez de Pontis un sujet parfait. Il vous aime, il vous craint. Entrez aux gardes.
—N'insistez pas, monsieur, je vous prie, dit Espérance avec douceur; mon parti est pris sans retour. Tout ce que vous venez de me dire m'a étonné le cerveau. Je n'aime pas la cour, je n'aime plus le monde; je n'ai qu'un seul désir….
—D'aller pleurer encore?
—Oh! non, c'est fini cela, dit Espérance avec enjouement. Je veux aller chasser dans des pays très-éloignés, des pays entièrement neufs. J'attends que Pontis revienne. Est-ce bientôt?
—Mais avec le roi, ce matin, vers dix heures au plus tard; pour le baptême.
—Très-bien. J'embrasserai donc l'ami Pontis, et aussitôt je reprends ma route.
—Harnibieu! nous verrons cela, s'écria le chevalier. Que vous refusiez mon argent, passe, que vous refusiez une place aux gardes, un poste à la cour, passe encore; mais que vous retourniez en exil, je vous le défends!
—Monsieur le chevalier!
—Je vous le défends, dit Crillon en écrasant de sa botte un tison qui jaillit en myriades d'étincelles, je suis quelque chose, harnibieu! et votre mère vous a laissé à moi.
—Enfin, monsieur, si je suis malheureux!
—Vous serez malheureux à mes côtés tout à votre aise. Vous n'étiez pas un Jérémie quand j'ai fait votre connaissance, et vous voilà maintenant prêt à fondre en larmes comme une nymphe des métamorphoses… Non mais, je vous raffermirai la fibre.
—Faites attention que j'ai souffert.
—Vous avez reçu un coup de couteau, je n'en disconviens pas; j'en ai reçu plus de soixante, sans compter les balles et la menue grenaille; vous avez perdu trois litres de sang, j'en ai perdu un baril, et je ris, cordieu! et je fais les cornes à l'ennui, cordieu! et je danserai au baptême du petit César, harnibieu! nous y danserons ensemble.
Espérance pâlit à faire pitié.
Heureusement, son laquais, après avoir gratté à la porte de la chambre, passa timidement sa tête et son bras armé d'une lettre.
—De quelle part cela? s'écria le chevalier.
—De quelqu'un qui s'est informé si monsieur Espérance était arrivé céans, dit le laquais.
Espérance prit le billet, d'où tomba une petite clé dès qu'il fut ouvert.
—Est-ce déjà votre invitation au bal? demanda Crillon, voyant la stupéfaction se répandre sur les traits du jeune homme.
—Ma foi, monsieur, c'est encore plus extraordinaire, dit Espérance.
—Avec vous, c'est toujours du nouveau, mon cher ami. Mais ce nouveau est-il bon, du moins?
—Jugez-en, monsieur.
Crillon lut à haute voix:
«Monseigneur…
—Il n'y qu'une personne qui m'appelle ainsi, se hâta de dire Espérance, c'est le vieillard dont nous parlions tout à l'heure.
—L'homme aux vingt mille écus de rente; voyons son style:
«Monseigneur, puisque vous voilà dans Paris, qui est le meilleur séjour pour un homme comme vous, je pense que vous allez habiter bientôt la maison que vous venez d'acheter rue de la Cerisaie….
—Vous avez acheté une maison? dit Crillon saisi d'étonnement.
—Il paraît, répondit modestement Espérance. Mais continuez.
»…rue de la Cerisaie, sur vos économies des trois derniers mois. J'espère que vous la jugerez digne de vous, et que vous daignerez approuver les dispositions que j'ai cru devoir y prendre.
»Monseigneur trouvera dans un coffre, sur la cheminée de sa chambre, les titres de sa propriété et ses autres clés qu'y a déposées son fidèle serviteur,
»GUGLIELMO.»
La lecture finie, Crillon laissa échapper le papier. Espérance et lui se regardaient béants.
—Ceci est très-fort, dit enfin Crillon. Est-ce que vous y croyez?
—Ma foi, oui, pourquoi pas? répliqua Espérance en tournant dans ses doigts la petite clé ciselée.
—Au fait, pourquoi pas? C'est égal, la rue de la Cerisaie n'est pas loin d'ici, c'est derrière la rue de Lesdiguières, où Zamet a son hôtel, vous savez, Zamet, le financier italien.
—Je sais, dit Espérance; est-ce que vous auriez envie….
—D'aller voir votre maison; j'en dessèche d'impatience.
—Eh bien, allons-y, monsieur le chevalier.
—Mon chapeau et mon épée, cria le héros d'une voix de stentor; et en route, harnibieu!
XI
JOIE ET FESTINS
La rue de la Cerisaie, dont le nom indique assez l'origine, aboutissait d'une part à la rue du Petit-Musc, de l'autre à une fausse porte de l'arsenal, et, parallèle à la rue Saint-Antoine, se trouvait couper à angle droit la petite rue de Lesdiguières, dans laquelle Zamet, le riche financier, s'était bâti un hôtel d'une magnificence alors célèbre.
Ce quartier, presque perdu aujourd'hui, gardait, en 1594, des restes de splendeur et de vie. Ce n'était pas encore le beau temps de la place Royale, bâtie seulement dix ans après, mais on s'y souvenait du palais des Tournelles, si longtemps habité par Catherine de Médicis, et bon nombre de riches hôtels de la noblesse peuplaient encore les rues Saint-Paul, Saint-Antoine et les environs de la Bastille.
Il était donc parfaitement raisonnable qu'un seigneur opulent choisît ce quartier pour s'y construire une demeure. Les jardins par là étaient nombreux, vastes et plantés de vieux arbres. Air pur, silence et solitude à deux pas du mouvement de la ville, voies assainies, larges pour le temps, étaient de brillants avantages à une époque où les rues s'effondraient souvent sous les pieds du passant, où le coin du mur se changeait plusieurs fois par nuit en coupe-gorge, où bien souvent le piéton était forcé de monter sur la borne pour éviter d'être écrasé par une mule.
Espérance, en pénétrant avec Crillon dans la rue de la Cerisaie, n'y aperçut que deux maisons assez modestes dans le bout qui touchait au Petit-Musc. Ces habitations, déjà vieilles, furent dédaignées par les deux visiteurs.
Mais bientôt, à l'extrémité d'un mur construit en belles pierres et surmonté d'arbres couverts d'une neige brillante, ils virent au fond d'une vaste cour s'élever un palais de style florentin, dont les fines sculptures et les merveilleuses fenêtres à petits vitraux de cristal faisaient l'admiration de quelques passants arrêtés devant ce nouveau chef-d'oeuvre.
L'édifice était relié à la rue par deux ailes formant pavillons avec des balcons de pierre niellée et des balustres de fer forgé dont l'industrieux travail figurait des corbeilles de fruits et de fleurs.
Une porte de chêne massif sculpté dans son épaisseur, et dont chaque panneau à facettes comme celles d'un diamant, était armé d'un clou d'acier poli, porte à l'épreuve du boulet, défendait et ornait l'entrée sous sa niche de pierre à colonnes torses. C'était d'un aspect rassurant et séduisant à la fois.
Crillon et Espérance s'arrêtèrent comme les curieux, et cherchant des yeux aux environs, ne virent plus d'autres maisons dans la rue.
—Si la lettre du vieillard aux vingt mille écus n'est pas une plaisanterie, dit Crillon, ceci est votre château.
Et il se disposait à frapper. Espérance l'arrêta.
—Monsieur, dit-il, voilà le doute qui me prend, cette maison dont parle mon gouverneur, mon homme d'affaires, a été achetée, dit-il, avec les économies de trois mois, soit six mille écus; est-ce que vous pensez qu'on puisse se procurer une habitation pareille pour une pareille somme?
—La porte seule et son cadre ont dû coûter cela, répliqua Crillon. Mais qu'importe, entrons toujours.
—Permettez, dit Espérance, que nous questionnions les honnêtes gens qui contemplent l'édifice.
—Vous avez raison. Holà! monsieur mon ami, à qui appartient cette maison, je vous prie?
—On ne sait pas, monsieur, répondit le bourgeois, cependant nous sommes du quartier.
—Cela va bien, dit tout bas Espérance à Crillon, qui lui poussa le coude.
—Comment ne sait-on pas? continua le chevalier; un pareil monument honore tout un quartier. Il ne s'est point bâti tout seul, que diable!
—Oh! non, dit un autre bourgeois d'un air fin; mais quand bien même on saurait, si l'on ne peut dire ce qu'on sait, n'est-ce pas équivalent?
-Bah! si vous savez, dites toujours, mon cher monsieur, interrompit
Crillon; je suis bon homme, incapable de vous faire tort.
—Vous en avez l'air, monsieur; et d'ailleurs une supposition peut s'émettre sans crime de lèse-majesté.
—Pardieu!
—Où veut-il en venir avec sa majesté lésée? grommela Espérance.
—Eh bien, messieurs, poursuivit le digne bourgeois, qui brûlait de semer sa petite nouvelle, on dit, on prétend, je n'affirme rien, mais on assure que cette maison…
—Vous me faites frire à petit feu, mon brave homme.
—Que cette maison est bâtie pat le roi.
—Aïe! fit Crillon en regardant Espérance.
—Mais le roi a son Louvre, hasarda celui-ci.
—Pas pour y loger ses maîtresses, monsieur, dit le bourgeois, tandis qu'ici, à deux pas de chez M. Zamet, son ami, son compère, son….
—Oui, interrompit Crillon, son compère Zamet.
—Cela va mal, dit-il bas à Espérance.
—Vous comprenez, monsieur, continua le narrateur enchanté d'avoir ébranlé la conviction de son auditoire, le roi entre par la rue de Lesdiguières chez M. Zamet, c'est tout naturel. On croit qu'il va chez M. Zamet, n'est-ce pas, en tout bien tout honneur?
—Eh bien, après….
—Eh bien, il va chez la dame de la rue de la Cerisaie; l'honneur est sauf.
—Mais Mme la marquise de Monceaux loge rue du Doyenné, près du Louvre, s'écria Crillon, quand elle ne loge pas au Louvre même. Vous voyez bien que pour aller chez elle, le roi n'a pas besoin de bâtir rue de la Cerisaie.
—Aussi ne parlé-je pas de la belle Gabrielle, riposta le bourgeois en clignant l'oeil avec malice. Le roi est un vert galant; le roi s'amuse, le cher sire; le roi est capable de se bâtir dix maisons pareilles et de les occuper toutes.
—Si l'on frottait les oreilles à cet imbécile, dit Crillon à Espérance, que cette conversation mettait au supplice.
Mais pendant le colloque, qui avait amené devant la maison comme un rassemblement inusité dans ce tranquille quartier, un homme de haute taille, une sorte de gardien bien vêtu et bien armé, avait ouvert le guichet de la porte et regardait.
A la vue d'Espérance, il poussa un cri de surprise, et sortant précipitamment, vint saluer le jeune homme avec toutes les marques d'un empressement plein de respect.
—Que faites-vous? demanda Espérance?
—J'ouvre à monseigneur, répondit cet homme.
—Pourquoi? balbutia Crillon.
—Pour que monseigneur n'attende pas devant la porte au lieu d'entrer chez lui.
A ce nom, monseigneur, à ce mot _chez lui, les gens groupés se dispersèrent effarés de surprise et de peur, redoutant d'avoir avancé tant de suppositions compromettantes en présence du seigneur propriétaire de la maison.
Crillon et Espérance suivirent le gardien qui, après les avoir introduits, ferma sur eux la porte. Ils se regardaient l'un l'autre, hésitant toujours.
—Ah çà, dit Espérance au gardien, qui suis-je?
—Monseigneur Espérance, notre maître.
—Fort bien; mais, comment me connaissez-vous, je ne vous connais pas.
—Je reconnais monseigneur, parce qu'il ressemble, comme on nous l'a dit, à son portrait.
—Quel portrait?
—Le portrait de monseigneur qui est dans la chambre de monseigneur.
Espérance faisait claquer nerveusement ses doigts l'un contre l'autre, signe précurseur de ses colères.
—Vous êtes bien sûr, dit-il, que vous ne raillez pas?
Le visage du gardien passa du sourire à l'effroi.
—Moi, railler! pourquoi donc?… parce que je prétends reconnaître monseigneur? mais monseigneur va voir si toute sa maison ne le reconnaîtra pas comme moi.
En disant ces mots, il agita une cloche qui fit de tous les points du palais accourir sous le vestibule immense une nuée de serviteurs du plus beau choix et de la plus riche livrée.
Le gardien leur montrant Espérance:
—Monseigneur! s'écrièrent-ils d'une seule voix en saluant et se découvrant.
—Allons, dit Crillon, il n'y a plus à en douter.
—Qu'on me montre ce portrait, demanda Espérance.
Après une montée de vingt marches taillées dans le marbre et couvertes d'un tapis de Perse, il se trouva dans une admirable chambre d'honneur, où son portrait fidèle, irréprochable, vivant, apparaissait au-dessus de la cheminée, dans un cadre à feuillages dorés.
—Je comprends, dit-il, que tous ces gens me connaissent.
—Et moi aussi, ajouta Crillon en extase devant le chef-d'oeuvre.
—Mais ce que je ne devine pas, dit Espérance, c'est qu'on m'ait peint à mon insu. Où, quand, comment le peintre m'a-t-il saisi?
Crillon s'approchant pour examiner la signature:
«François Porbus, lut-il. Venise, 1594.»
—Ah! s'écria Espérance, m'y voici! Un jour, adossé à l'un des piliers de la nef, paresseusement assis sur un banc, j'étais resté plusieurs heures dans Saint-Marc à rêver, à prier. Un peintre, entouré de spectateurs respectueux, dessinait en face de moi. Je crus qu'il peignait le baptistère et j'entendis prononcer par des Vénitiens le nom illustre de Porbus.
—Il faisait votre portrait, dit Crillon. Mais tandis que les valets se sont retirés discrètement à la porte, n'oubliez pas ce que dit la lettre.
—Quoi donc?
—Nous sommes dans votre chambre. Les titres de la propriété doivent se trouver sur la cheminée, dans un coffre, avec vos clés.
Espérance s'approcha en souriant. La petite clé du billet ouvrait le coffre.
Là, Crillon et son ami recueillirent une liasse de parchemins en règle, qui établissaient authentiquement la possession du terrain et des bâtiments.
Sous les parchemins était un trousseau de clés portant chacune son étiquette. Le mot coffre-fort sauta d'abord aux yeux d'Espérance.
—Ce doit être ce bahut en bois de rose, cerclé de fer, dit Crillon.
—Justement, répondit Espérance qui venait d'y appliquer la clé.
Le coffre contenait des sacs couverts de cette inscription: Dix mille écus.
—Harnibieu! s'écria le chevalier dans un transport d'admiration, si le roi en avait autant!
Espérance ne disait pas un mot. Tout cela le suffoquait. Il sortit de la chambre et parcourut avec le chevalier les galeries, la bibliothèque, les salles, les cabinets où tout respirait la splendeur et le haut goût d'un luxe de prince.
Un valet de chambre guidait les deux amis dans leur exploration. Après la maison et ses détails, après la revue des cristaux et de l'argenterie, on passa aux écuries où huit chevaux croquaient le foin et l'avoine sans honorer d'un regard leur maître futur dont sans doute on ne leur avait pas montré le portrait. Sous une remise voisine se prélassait un carrosse doré tapissé de velours. Ce dernier trait de magnificence arracha un cri au chevalier.
—Un carrosse! et le roi n'en a pas! dit-il. Le chevalier d'Aumale avait le seul qui fût dans tout Paris.
Harnais, équipages, chiens au chenil, armes aux crocs et vins à la cave, rien ne manquait; le dîner cuisait sur les immenses fourneaux de la cuisine.
—Passons aux jardins, dit Crillon.
L'hiver n'en avait confisqué qu'une partie. Des lauriers, des pins, des lierres, des buissons de rhododendrons avaient secoué le givre et poli leur feuillage vigoureux comme pour récréer par un aspect printanier les regards du maître. Une longue serre fermée en plaques de verre, coûteuse prodigalité à cette époque, enfermait une allée de citronniers et d'orangers odorants. Le soleil riait sur tout cela; il versait à la cime des grands marronniers des feux qui changeaient les glaçons en opales ou les fondaient en diamants lumineux. Des merles s'échappaient, avec leur cri guttural, des massifs dont ils secouaient la neige; le sable, fraîchement versé sur les allées, offrait partout une moelleuse promenade. Ce jardin, immense d'ailleurs, promettait un paradis au printemps.
Les deux amis étaient arrivés à l'extrémité. Ils virent que la clôture était une haute muraille dont un pan tout entier s'était écroulé sous la morsure de la gelée et le poids des lierres séculaires qui s'y étaient accrochés. Il y avait là une brèche que des ouvriers s'apprêtaient à réparer.
Espérance ayant témoigné son étonnement.
—Monseigneur, dit le jardinier, ce mur menaçait ruine depuis longtemps, mais on le respectait à cause des beaux lierres. Il s'est écroulé il y a deux jours seulement. Pour le réparer, il eût fallu entrer chez M. Zamet, qui habite de l'autre côté, Or, M. Zamet est absent, et ses gens, un peu jaloux de la maison de monseigneur, n'ont pas permis l'entrée à nos ouvriers. Mais on attend, disent-ils, M. Zamet, qui revient ce matin avec le roi, et sans doute il permettra.
—Je me charge d'obtenir sa permission, dit Crillon, et la brèche sera fermée demain. Dans tous les cas, une communication avec Zamet n'est pas bien dangereuse. Il craint les voleurs autant que nous.
—Oh! monsieur! répliqua le jardinier, on le dit bien riche, mais il ne peut pas l'être autant que monseigneur.
—Bon, murmura Espérance en revenant vers la maison, voilà que je vais détrôner l'homme aux dix-sept cent mille écus.
—Mon cher ami, lui dit Crillon, peut-être y a-t-il plus d'écus chez Zamet. Mais ici, cela sent la jeunesse, l'amour et l'art. La maison de Zamet est un coffre-fort, soit; la vôtre est un écrin. Quand vous voudrez séduire une femme, faites-lui voir cette maison-là; jamais on n'aura vu ce que vous réunissez ici… Ah! interrompit-il j'ai vu, moi, autrefois, une certaine chambre…
—Plus belle que celles-ci? demanda naïvement Espérance.
Crillon répondit par un coup d'oeil et un silencieux sourire.
Ils passaient à ce moment devant l'aile du rez-de-chaussée, longue et haute galerie dont toutes les fenêtres et les volets étaient soigneusement fermés. Espérance y attacha machinalement sa vue rassasiée de tant de merveilles.
Un valet parut et offrit au jeune homme une clé nouvelle sur un bassin d'argent doré.
—Qu'est-ce encore? dit Espérance.
—Monseigneur voudra certainement visiter son cabinet de méditation, répliqua le serviteur en indiquant une porte de citronnier incrustée d'ébène.
—Nous n'avons pas vu de ce côté, dit Crillon.
Espérance mit la clé dans la serrure.
Le serviteur salua et disparut.
A peine la porte était-elle ouverte, qu'un délicieux parfum d'aloès envahit jusqu'au vestibule où s'étaient arrêtés les deux amis. Espérance souleva une portière, et ne put retenir un cri de surprise.
Il voyait une vaste salle à boiseries et à colonnettes de cèdre, meublée de fauteuils en frêne sculpté d'un travail bizarre et prodigieux; un lustre de cristal de Murano, à fleurs de verre rose, bleu, jaune et blanc, où brûlaient des cires de pareilles couleurs, des tapisseries inestimables, des tableaux de Bellini, de Giorgion et de Palma le Vieux, des tables d'ébène incrustées d'ivoire, un dressoir garni d'aiguières et de plats d'or ciselé. Toute cette féerie illuminée avait ravi Espérance, qui rayonnait de joie et d'admiration. Mais lorsqu'il voulut faire partager ces sentiments à Crillon, il le vit pâle et tremblant tomber sur un fauteuil, les yeux dilatés, fixes, la sueur au front, comme s'il s'attendait à voir la muraille s'ouvrir en face de lui pour donner passage à une ombre.
—Qu'avez-vous, chevalier? s'écria-t-il; est-ce donc cette admirable Diane au bain, signée Giorgion? est-ce cette Madone de Jean Bellini, ou cette Suzanne de Palma qui vous écrasent?
Crillon respirait à peine et ne répondait pas.
—Vous avez vu, disiez-vous, une belle chambre. Valait-elle ceci?
Crillon se leva, promena un regard enivré sur tout ce qu'il voyait. Un soupir pareil à un sanglot s'échappa de sa poitrine en la déchirant.
—Dans celle que j'ai vue, murmura-t-il, était un trésor qui n'est pas ici et qui ne se retrouvera pas sur la terre! Sortons, sortons d'ici!
En disant ces mots d'une voix entrecoupée, il s'acheminait à grands pas vers la porte. Soudain, se retournant dans un brusque élan du coeur, il saisit Espérance entre ses bras et l'étreignit avec une tendresse passionnée.
—Adieu, dit-il, l'heure a passé. Le roi doit être de retour. Il m'attend.
Adieu.
—Vous reviendrez, j'espère?
—Oh! oui, je reviendrai, balbutia Crillon, qui s'enfuit dans un trouble inexprimable, car il n'avait pu sans frissonner et trembler comme un enfant retrouver vivant dans les meubles de cette chambre son poétique souvenir de Venise.
Espérance, demeuré seul, s'étendit sur les coussins, cacha son front dans ses mains et se demanda si tout cela n'était pas un rêve. Le feu pétillait dans l'âtre, les bougies se consumaient dans leurs girandoles, et quelques heures délicieuses, heures de mémoire et d'oubli tout à la fois, étaient tombées goutte à goutte sur son coeur blessé. Il repassait ainsi sa vie avec la douleur de n'y trouver que dégoût et ténèbres, lorsqu'une voix joyeuse, perçante, accompagnée d'un bruit d'éperons, retentit dans le vestibule. Cette voix appelait Espérance; elle sonnait, comme une fanfare, la déroute de la mélancolie et de l'ennui.
—Ah! s'écria Espérance, c'est Pontis!
Et il s'élança hors du cabinet pour embrasser son ami qui, en l'apercevant, fit voler son chapeau à vingt pieds en l'air.
A peine Espérance était-il rendu à la lumière du jour, aux étreintes jeunes et chaleureuses de son turbulent compagnon, qu'il crut renaître; les yeux pétillants du garde venaient de rallumer la cendre de son coeur.
—Sambioux! tu es donc prince, dit Pontis, embrassons-nous encore.
—D'où viens-tu?
—De partout.
—Comment de partout?
—Oui, j'ai vu les chambres, les corridors, les écuries, le jardin, la cave.
—Quoi tu as déjà….
—M. de Crillon m'a expédié tout de suite après la cérémonie; j'arrive ici, on me répond que tu es dans tes méditations, je ne promène en t'attendant. Je vois, je vois… ô mon ami! le Louvre est bien peu de chose près de ton château.
—Dis près de notre château, car tu en auras ta part,
—Vrai!
—Tu as été un bon ami pour moi, je te serai un ami meilleur.
—J'aurai des chevaux?
—Certes.
—Une de ces chambres?
—Choisis.
—Quelques-uns de ces écus?
—Puise.
Pontis se jeta au cou d'Espérance.
—Tu es un vrai seigneur, dit-il, et Dieu a bien placé ses grâces. On mangera ici, n'est-ce pas?
—Mettons-nous à table, si tu veux.
—Monseigneur est servi, dit le maître d'hôtel à Espérance.
—Marchons, Pontis.
—Tout de suite, et tu me raconteras ce beau voyage où tu as fait fortune.
C'est par héritage, n'est-ce pas!
—Oui, par héritage.
—Je m'en doutais. Sambioux! que la belle Entragues se mordra les lèvres d'avoir perdu un si riche parti.
—A propos, qu'est-elle devenue?
—Elle tend ses gluaux pour prendre une belle proie.
—Peine inutile, n'est-ce pas?
—Eh! eh!… le gros gibier a l'aile téméraire. Si tu avais vu les yeux qu'elle faisait aujourd'hui au roi pendant le baptême c'était scandaleux!
—Tu as vu le baptême?
—J'étais de garde devant les fonts. L'enfant est gros comme un mouton. À propos, tu auras des dragées.
—Es-tu fou?
—Est-ce que l'accouchée n'est pas notre amie? est-ce que la marquise de
Monceaux peut nous faire oublier notre charmante Gabrielle des Génovéfains?
—Tais-toi, tais-toi.
—Fais le dédaigneux tant que tu voudras, mais moi je veux mes dragées, et je les aurai, dussé-je m'adresser à M. de Liancourt. Il en a bien gagné sa part, lui qui a tant manqué d'être le père de l'enfant.
Espérance se mit à rire. Pontis, tout en riant, dévorait un excellent dîner.
—Égaye-moi, dit Espérance, car j'ai le coeur malade.
—Allons donc! avec tous ces trésors, avec ce vin-là?
—Je ne bois pas. Et tant de trésors ne servent de rien à un homme seul.
—Nous sommes deux, et si tu veux que nous soyons trois, tu n'as qu'à parler. Mon cher, j'ai vu aujourd'hui toute la cour. Il y a des femmes superbes! des femmes, vois-tu, à vous faire rêver tout éveillé. Toutes ces femmes-là, tu peux les épouser si tu veux.
—Toutes?
—Tu choisirais au besoin. Oh! quelle gaieté! quel festin perpétuel! quelles promenades! Mon ami, tu as des chevaux étonnants.
—Vraiment?
—Les femmes adorent les chevaux; montre vite tes chevaux aux femmes. Avec une figure comme la tienne, je ne voudrais pas en laisser respirer librement une seule, je voudrais en voir des bataillons s'égorger tous les jours à ma porte. De temps en temps tu inviterais des hommes en l'honneur du vin, on illuminerait la maison, il y aurait bals, mascarades. Ah! dieux! si j'étais à ta place, Espérance, ma maison serait si divertissante, que, dès demain, la belle Gabrielle quitterait pour moi le roi de France.
Espérance se leva tout pâle.
—Malheureux, dit-il d'une voix sombre, tais-toi, tu es ivre.
Pontis stupéfait laissa tomber sa main et son verre.
—Oui, répéta Espérance, vous avez beaucoup trop bu, Pontis. C'est votre défaut, et quand la tête est prise on parle à tort et à travers. Il ne convient pas qu'un garde du roi parle irrévérencieusement de son maître et des personnes qui lui sont chères. J'ai ici des valets qui peuvent vous entendre.
—C'est vrai, balbutia Pontis naïvement, mais je t'assure que je ne suis pas ivre.
—N'en aie donc pas les apparences.
—La preuve que je suis de sang-froid, c'est que je vais achever cette bouteille.
—Non, je t'en prie; M. de Crillon me disait ce matin encore de te surveiller, de t'empêcher de boire.
—Eh, sambioux!…
—Écoute. J'ai besoin de toi: sois raisonnable. Tu sais que nous avons un secret à garder; tu sais que ce secret a failli me coûter la vie et a causé la mort d'un homme.
—Ah! dit Pontis à Espérance, tu veux parler de la Ramée. Il est mort, le beau malheur!
—Enfin, c'était une âme dont nous rendrons compte à Dieu.
—Il n'avait pas d'âme.
—Sois sérieux. Il reste ce billet, tu sais, le billet d'Henriette, la seule arme que j'aie gardée contre cette ennemie mortelle. Voilà dix mois que j'en suis embarrassé de ce billet. Je n'ai pas voulu t'en charger tant que tu tenais la campagne, tu pouvais être tué, on l'eût trouvé sur ton corps. Mais aujourd'hui tu vas le reprendre à ton tour, car aussitôt qu'Henriette me saura revenu, son premier soin sera de me faire voler sa lettre.
—Donne, dit Pontis, je ne suis pas de ceux qu'on vole.
—Tu vois, je l'ai fait enfermer dans cette petite boîte plate comme un reliquaire; c'est commode à porter, à cacher; et la lettre y est restée fraîche comme si elle eût été écrite hier.
—Joli bijou qui parera au besoin les coups d'épée que Mlle d'Entragues nous fera donner. Je les attends, et la boîte sera en sûreté sur ma poitrine, je te le jure. Maintenant, pour achever de te prouver ma raison, je te rappellerai que je suis de garde ce soir, et, tandis que tu resteras bien chaudement en face de ce brasier joyeux, fais-moi reconduire au poste.
—Volontiers.
—Oh! mais en cérémonie! dans le carrosse! Sambioux! je veux aller en carrosse au Louvre. Étrennons le carrosse, mon prince. Et des flambeaux, s'il vous plaît!
—Va pour l'étrenne, dit Espérance rendu à toute sa belle humeur par cette fougue communicative. Va pour les flambeaux.
—Vous entendez! cria Pontis à un valet. Et demain, monseigneur, nous établirons un programme de fêtes qui fera danser hors de terre tous les pavés de Paris.
—Va pour les fêtes et la danse des pavés.
Un quart d'heure après, maître Pontis roulait en carrosse vers le Louvre, au milieu d'un grand concours de populaire, qui, à l'aspect de cette nouveauté, poussait des acclamations comme sur le passage d'un empereur.
Espérance, pour se dégourdir, endossa une pelisse fourrée et se mit à arpenter ses belles allées, au clair de lune.
À ce moment, une litière remonta la rue de la Cerisaie jusqu'au passage de l'Arsenal, et s'alla mystérieusement ensevelir dans l'ombre, à vingt pas de la maison d'Espérance.
XII
LE RENDEZ-VOUS
Dans cette litière bien fermée à cause du froid, il n'y avait que deux femmes dont l'une, enveloppée de fourrures, s'appuyait dans les bras de l'autre. Elles se préparaient à reconnaître la localité déserte où on les avait conduites, lorsqu'un homme de haute taille, svelte, à la démarche hardie, accourut rapidement du bout de la rue et vint, sans hésitation, entr'ouvrir les rideaux de la litière. Il y mit si peu de politesse et de ménagement que les deux femmes ne purent retenir un faible cri.
—Qui êtes-vous? que voulez-vous? demanda l'une d'un ton de voix mal assurée.
—Je suis, madame la marquise, celui qui vous a donné l'avis à la suite duquel vous êtes venue ici, et si je me permets de vous aborder ainsi c'est pour achever mon oeuvre. Assurément ce que j'ai eu l'honneur de vous écrire n'était pas complet et a pu vous paraître obscur.
—En effet, répliqua celle des deux femmes que l'inconnu avait appelée marquise, j'ai mal compris….
—Et cependant vous êtes venue.
—Votre lettre me disait de me rendre rue de la Cerisaie pour une importante affaire concernant le roi….
—Le roi qui trompe la marquise de Monceaux, oui, madame.
—Et vous vous engagiez à le prouver.
—C'est aisé: puisque vous avez bien voulu venir, vous verrez de vos propres yeux.
Il y eut dans la litière un soupir, accompagné d'un geste désespéré.
—Expliquez-vous, murmura une voix émue; mais d'abord quel est votre but?
—Oh! madame, je pourrais vous dire que c'est votre intérêt personnel. Mais je ne mens pas: c'est dans mon intérêt à moi que j'agis, et comme je vous sers en même temps, j'ai pensé que vous me viendriez en aide.
—Où tend votre intérêt, monsieur? n'est-ce pas à quelque machination contre la personne sacrée de Sa Majesté? Je vous avertis qu'en me déterminant à venir ici, j'ai prévenu main-forte, et je n'aurais qu'à appeler….
—Inutile, madame! je n'entreprendrai pas contre la vie du roi, dit amèrement l'inconnu; je ne m'occupe que d'une chose, je ne tends qu'à un but: empêcher une certaine dame, que j'aime, de succomber à la tentation de remplacer Mme la marquise de Monceaux.
—Le roi y pense donc?
—Vous allez vous en convaincre, madame, Le roi a soupé chez la marquise après la cérémonie, n'est-ce pas?
—Ou plutôt il a feint de souper. Je me souviens qu'il n'a touché à rien que des lèvres.
—Il se réservait pour un autre souper, sans doute.
—Le roi a voulu s'aller coucher aussitôt après le repas, fatigué, disait-il. Et quand j'ai voulu pénétrer chez lui, on m'a refusé la porte.
—Sa Majesté avait un rendez-vous chez M. Zamet ce soir. Là on soupera, là on aura bon appétit; là on ne se rappellera plus la fatigue.
—Chez Zamet!…
—Soulevez-vous dans votre litière, madame, et voyez au loin, à travers ces jardins, les fenêtres enflammées de l'hôtel de la rue Lesdiguières; entendez même les flûtes et les violes du concert.
—Le roi viendrait là!…
—Le roi vient d'y arriver, madame. Il est entré masqué, avec un seul gentilhomme; mais je l'ai aussi bien reconnu que j'ai reconnu à son entrée la femme pour laquelle il vient chez Zamet. Cependant elle aussi a pris le masque.
—Le nom de cette femme, monsieur?
—C'est mon secret, pardon, dit assez rudement l'inconnu. Que la marquise de Monceaux se conserve le roi, je le veux bien, mais je ne veux pas qu'elle perde cette femme.
—Hélas! monsieur, si la marquise était plus prompte à la défense, si elle savait haïr et se venger, on la ménagerait plus qu'on ne fait tous les jours. Mais, puisque vous refusez de me nommer la complice du roi, il suffit. En attendant, le roi est au milieu de cette fête avec celle que vous teniez tant à éloigner de lui. Singulier plan que vous avez adopté, monsieur. Il eût été plus simple d'empêcher cette femme d'entrer.
—Je suis arrivé trop tard. Mais la fête sera troublée, madame, je vous en réponds.
—Comment cela? s'écria la jeune femme avec inquiétude; il n'arrivera rien au roi, je suppose.
—Il n'arrivera au roi que le désagrément d'être surpris au rendez-vous. Il craindra un éclat public. Il craindra que le scandale n'arrive jusqu'à vous, il fuira. C'est alors que vous le verrez sortir et pourrez le convaincre d'infidélité.
—Il faut alors me placer en face de l'hôtel de Zamet.
—Rue de Lesdiguières? à l'entrée commune? là où les chevaux, les laquais et les gens de toute sorte abondent en ce moment? là où vous pourriez être reconnue? Non, non, madame; d'ailleurs, ce n'est pas par là que le roi sortira.
—Pourquoi?
—Parce qu'il y a deux autres issues. D'abord une porte dérobée de l'hôtel Zamet. C'est moi qui m'y placerai pour que la dame en question ne s'échappe point par là et n'aille, on ne sait où, retrouver Sa Majesté.
—Quelle est la troisième issue?
—Vous y êtes, madame; c'est la porte de cette belle maison neuve dont vous ne connaissez peut-être pas bien la destination.
—Non, quelle est-elle?
—Le bruit court que c'est une fondation du roi pour assurer le secret de ses infidélités.
—Mon Dieu!
—Et en effet, jusqu'à ce jour on n'a pu encore connaître le propriétaire de ce palais, dont la dépense et la beauté sont tout à fait royales.
—Je comprends: le voisinage de Zamet est le prétexte.
—Précisément; et de chez Zamet, par quelque passage, on va dans la maison nouvelle. Sortir par là est chose facile. Le roi sortira par là. Mais vous en garderez la porte, et, malgré leur masque, vous reconnaîtrez bien ceux qui sortiront.
—Certes!
—Maintenant, la cachette est éventée; engagez Mme de Monceaux à veiller sur son bien.
—J'empêcherai le roi de s'exposer à des dangers mortels pour un bénéfice douteux.
—Ah! le bénéfice est nul! dit l'inconnu avec une sorte de rage injurieuse pour la femme à laquelle il faisait allusion, car le roi trompe une belle et bonne maîtresse pour…. Mais adieu, madame; veillez de votre côté, je retourne à mon poste.
—Il faut que je vous remercie, monsieur.
—Ce que je fais n'en vaut pas la peine, répliqua l'inconnu avec une ironie sauvage, car je vous déchire le coeur; mais le mien est en lambeaux. Cependant, si vous êtes jalouse, vous allez pouvoir savourer à longs traits cet affreux bonheur qui consiste à surprendre la personne qu'on aime en flagrant délit de trahison. Adieu, madame.
En parlant ainsi, ce singulier personnage s'enfuit avec l'agilité d'un cerf poursuivi, et disparut dans la courbure de la rue.
—Madame, madame, du courage, murmura l'autre femme en serrant sur son coeur la marquise tremblante.
—Toute ma vie est perdue, répondit celle-ci. Mais j'aurai du courage, Gratienne. Voyons, de l'endroit où nous sommes, nous plongeons obliquement dans cette rue. Ma vue est troublée par le froid.
—Et par les larmes, chère maîtresse.
—Enfin, je vois confusément. Il faut nous rapprocher.
—Et si le roi nous apercevait! S'il se savait épié par vous, il ne vous le pardonnerait pas! Quel éclat! sans compter les risées de vos ennemis.
—J'ai des ennemis, c'est vrai; et d'ailleurs, il ne faut pas donner au roi la satisfaction de me voir jalouse…. C'est pour moi seule cette satisfaction, interrompit la pauvre femme avec un rire fiévreux; il faut que je voie et ne sois pas vue. Comment faire?
—Me permettez-vous de vous donner un moyen?
—Oui, Gratienne.
—Retournez chez vous, chère maîtresse, couchez-vous, calmez-vous, et vous me croirez bien si je vous dis que j'ai vu ou que je n'ai pas vu sortir le roi.
—Non, Gratienne, je ne te croirai pas, parce que je connais ton coeur. Et la réponse que tu me rapporterais de peur de m'affliger, je la sais d'avance.
—Je vous promets….
—Non, te dis-je, je verrai de mes yeux! Et ce mortel bonheur, comme disait cet homme, je le boirai jusqu'à la dernière goutte!
—Alors, je chercherai une autre idée. Vous ne pouvez, dans votre état de convalescence, rester exposée au froid. Qui sait combien de temps vous allez attendre!
—J'attendrai s'il le faut jusqu'à la mort.
—Quel mot! Laissez-moi descendre; je vois de la lumière dans le pavillon.
Laissez-moi, vous dis-je; j'ai trouvé le moyen.
Elle s'élança légèrement hors de la litière et courut à la porte demeurée entr'ouverte, parce que le gardien attendait pour refermer, le retour du carrosse. Elle se glissa comme une belette par l'étroite ouverture. Quelques minutes après, elle accourait vers la litière.
—Venez, dit-elle, madame; tout est arrangé.
—Quoi?
—J'ai parlé au gardien de cette maison. Je lui ai annoncé une dame effrayée par des voleurs, qui voulait reprendre connaissance près du feu, et surtout n'être pas vue.
—Mais….
—Mais, du coin de ce feu, vous verrez sortir ou entrer tout le monde, car la porte touche au pavillon de ce gardien.
—Allons! dit la marquise qui à son tour pénétra dans la maison, il me verra peut-être, mais moi aussi je le verrai!
L'inconnu n'avait pas menti. C'était bien le roi, qui, sorti du Louvre quand chacun le croyait couché, s'était acheminé vers l'hôtel de Zamet.
Henri avait le coeur troublé comme un malfaiteur! Son escapade l'embarrassait. Le plus tendre et le plus infidèle des amants, il passait son temps à défaire à coups d'épingle les grands bonheurs de sa vie.
Quelque chose de nouveau s'offrait à lui, des yeux noirs après des yeux bleus, un esprit de démon après une âme d'ange, il croyait avoir tout sauvé en n'emportant que son cerveau et en laissant son coeur à la maison.
—D'ailleurs, se disait-il, c'est une heure, c'est une moitié de nuit, c'est quelque gai refrain entre deux baisers folâtres, et tout s'éteindra avec la flamme des bougies de Zamet.
Ce Zamet, quel brave compère! toujours au guet pour distraire son prince. Riche d'imagination plus encore que d'écus, il me rend la royauté amusante. Chacun me croit au lit, dormant; ce Zamet va me faire rire. Demain matin, en me réveillant au Louvre, sous mon dais royal, je croirai avoir fait un charmant rêve…. Et puis après, comme j'aimerai ma douce Gabrielle!
C'est dans de telles dispositions que le roi entra par la porte où l'attendait Zamet, qui lui dit à l'oreille:
—Elle est venue, elle est seule.
Il y avait fête chez Zamet le Florentin. Les danseurs, choisis et peu nombreux, s'escrimaient dans la grande salle à essayer des danses nouvelles. Quelques joueurs s'étaient attablés en un coin. Le masque couvrait la plupart des visages. Quand le roi fit son entrée, masqué aussi, nul ne bougea et ne sentit la présence du maître.
Henri n'était pas un danseur vaillant. Il n'aimait le jeu que pour gagner. Ces deux passe-temps ne lui agréant pas, Henri promena autour de lui des regards découragés. Zamet, qui s'en aperçut, songea bien vite à lui en procurer un troisième.
Une femme masquée, enveloppée dans les fines draperies d'un voile oriental, était assise à l'écart, en face du roi, qui admirait déjà les riches contours de sa taille, sa cambrure hardie, la blancheur de ses épaules, sur lesquelles s'attachait un cou d'ivoire.
Zamet, en passant dans la salle, fit un signe imperceptible à cette femme, pour lui désigner le roi.
Elle se leva, lente et souple. Ses yeux lançaient deux rayons de flamme par les trous du masque. Sa robe, avant de retomber sur ses pieds délicats, laissa voir la cheville d'une jambe de nymphe.
Cette femme vint au roi et le regardant en face avec une fixité qui fascinait.
—Voilà, dit-elle d'une vois assourdie par le bruit des musiques; voilà, si je ne me trompe, un cavalier qui s'ennuie.
—C'est vrai, répliqua le roi, mais je sens que l'ennui s'éloigne à mesure que vous approchez.
—Un cavalier, poursuivit l'inconnue avec une légère ironie, qui sans doute est las de la perfection.
—Hélas! dit Henri, un peu lâchement, existe-t-elle cette perfection dont vous parlez?
—Ce n'est pas à moi de répondre.
—Cependant, vous le pourriez, plus que personne.
—Je n'ai qu'un mérite, c'est de bien vouloir ce que je veux. Si je prends le bras de quelqu'un, je le tiens ferme; si je prends son esprit, je le garde.
—Mais son coeur?
—Ne parlons pas de cela. On saisit un bras, on captive un esprit, mais le coeur, où est-ce?
—Le coeur, dit Henri en abaissant son regard brûlant, doit être sous ces noeuds de rubans brodés d'or que je vois frissonner à votre côté gauche; le satin s'agite: c'est qu'au-dessous bat quelque chose. Appelons cela le coeur.
L'inconnue, troublée par cette galante attaque, baissa la tête, et les noeuds de ruban palpitèrent plus fort que jamais.
—Vous m'avez défié continua le roi. Voici mon bras. Quant à mon esprit, il vous écoute.
—Je prends donc votre bras, s'écria l'inconnue avec une sorte de triomphe. Cela d'abord. Et, pour causer plus librement, quittons, si vous voulez bien, cette salle pour la galerie des fleurs qui y aboutit. Je crois que j'ai à dire à mon cavalier beaucoup de choses qui l'intéresseront.
—Puissiez-vous ne pas mentir!
Ils entrèrent dans cette galerie à peine foulée par de rares promeneurs.
—Mais d'abord, interrompit cette femme étrange avec un regard qui fit courir le frisson dans les veines de Henri, comment convient-il que je lui parle à ce cavalier inconnu? l'appellerai-je monsieur? Il rirait.
—Mais non, je ne rirai pas.
—Si je l'appelle sire, je n'oserai plus être franche.
—Il paraît que je suis reconnu, dit le roi. Eh bien, soit. D'ailleurs je vous connais aussi. Supprimons les qualités et en même temps l'artifice. Sous le masque, mademoiselle, on se doit la vérité.
—Je devrais me jeter aux pieds du roi pour le remercier de la faveur qu'il m'accorde.
—Si nous étions assez seuls, mademoiselle, c'est moi qui me jetterais aux vôtres. Seulement, au lieu de remercier, je demanderais.
—Sire, avant toute chose, pourquoi me haïssiez-vous? Quelqu'un m'avait donc nui près de Votre Majesté?
—Mais, dit le roi embarrassé, je vous assure….
—Oh! vous me haïssiez. Vous affectiez de détourner de moi vos regards. Cette rigueur durerait encore si quelqu'un, à qui j'avais fait confidence de mon chagrin, si M. Zamet n'eût charitablement raconté à Votre Majesté quo sa cruauté injuste me faisait mourir.
—Mademoiselle, j'aurais dû remarquer tant de grâces.
—Oh! ce n'est pas cela qu'il fallait remarquer, s'écria vivement la femme masquée, c'était mon profond respect et mon ardent désir de complaire à mon prince. Cependant vous m'avez refusé toute occasion de vous les déclarer.
—Si cela était, répliqua Henri, tournant habilement cette position délicate, je ne mériterais point de pardon. Mais cela n'est pas. On comptait la maison d Entragues parmi les alliés de la Ligue, et vous savez qu'aujourd'hui il n'y a plus de Ligue, même dans mon souvenir.
—Oh! sire, ce n'est pas un pardon que je demande, c'est bien plus que cela, vous êtes tenu d'aimer vos fidèles, sire!
—Vraiment, s'écria le roi, subissant la brûlante influence de ce contact de plus en plus familier, vous voulez que je vous croie une amie? vous pensiez au roi Henri?
—J'en rêvais! et c'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie, car j'ai
ouvert mon coeur. Pour venir ici, j'ai bravé les plus grands dangers.
Vienne maintenant une séparation douloureuse, vienne le bannissement, que
Votre Majesté ne manquera pas de m'imposer….
—Moi! je vous bannirais!
—Sinon vous, du moins mes ennemis. Vienne, dis-je, mon éternel exil, j'emporte un souvenir qui changera toutes mes heures en fêtes et en triomphes.
—Oh! mais je n'exilerai point ce charmant esprit, ces yeux divins, ce tendre coeur.
—J'ai donc un coeur, moi? Ah! c'est vrai, sire, voilà la première fois que je le sens!
Elle s'était appuyée sur Henri, le dévorant avec ses yeux de flamme. Les parfums de cette éclatante beauté commençaient à enivrer le roi qui, sans s'en apercevoir, avait franchi le seuil de la galerie pour trouver plus de solitude.
Soudain Zamet accourut, troublé, tremblant.
—M. d'Entragues! s'écria-t-il du ton qu'il aurait pris pour dire: Sauve qui peut!
—Mon père!… murmura la jeune fille en se serrant près du roi au lieu de s'enfuir.
Mais Henri se dégageant:
—Oh! oh! dit-il, que vient-il faire?
—Il demande sa fille, il prétend savoir qu'elle est ici. Il s'irrite.
—On m'a trahie, s'écria Henriette; mais le roi est là pour me défendre.
—Moi! balbutia Henri avec un soubresaut de frayeur.
—Le roi est le maître, continua l'arrogante fille, et suffira à me protéger.
—Le roi ne se heurte jamais à l'autorité des pères de famille, répliqua Henri. Un père!… du bruit!… Eh! mademoiselle, cachez-vous au moins pour éviter le premier choc.
Henriette ne bougeait pas; elle semblait provoquer l'orage.
—Ah! compère, dit Henri bas au Florentin, ces gens-là veulent un esclandre, par où puis-je me dérober?
—Sire! dit encore Henriette qui voyait échapper sa proie, ne m'abandonnez point à la colère de M. d'Entragues.
—Mademoiselle, devant des Espagnols on resterait, mais devant un père qui crie, adieu.
—Par le jardin, sire, dit Zamet en dirigeant les premiers pas du roi.
Henri disparut.
Cependant on entendait la voix de M. d'Entragues dans les vestibules; et Zamet, d'un seul coup frappé sur le plancher, avait fait monter une cloison qui tout à coup sépara la galerie de la salle. Lumières, musique, danseurs, jeux, tout disparut et s'éteignit comme touché par une fée. Henriette resta seule, désespérée, humiliée, sur un banc, dans une pénombre lugubre.
—Je me suis en vain perdue, dit-elle en arrachant son masque, et je ne pourrai dire ce qui m'amène ici.
Zamet au lieu de répondre, ouvrit une porte dans la tapisserie, et montra Henriette à une jeune femme au teint pâle, aux yeux noirs, à laquelle il adressa quelques mots en italien. Cette femme s'assit près d'Henriette sans dire une syllabe.
On vit alors apparaître le père Entragues, échevelé, majestueux, se drapant dans son rôle de père. Il s'arrêta au seuil de la chambre, aperçut sa fille, et, quand il ne vit pas près d'elle ce qu'il y comptait trouver, son visage exprima le plus naïf désappointement.
Déjà sa bouche s'ouvrait pour crier: où est le roi?… Mais une lueur de bon sens, un reste de pudeur se firent jour dans son esprit troublé par d'ignobles ambitions; il se contenta de croiser les bras d'une façon tragique et de demander avec solennité:
—Que faites-vous ici, mademoiselle, quand on vous cherche chez votre mère?
Elle ne répondit rien.
—C'est à M. Zamet que je serai forcé de demander raison, ajouta M. d'Entragues, poussé dans ses derniers retranchements.
—Monsieur, répliqua celui-ci, j'ai soixante ans, et ne puis vous inspirer de soupçons pour mon compte. Me demandez-vous sérieusement ce que mademoiselle est venue faire ici?
—Il le faut bien, balbutia le père.
—Alors, monsieur, je répondrai que j'ignorais absolument la présence de mademoiselle. Mes convives sont venus masqués, et mademoiselle n'était pas du nombre de mes convives; je ne l'eusse jamais devinée si elle n'avait pas quitté son masque.
—Dans quel but est-elle venue ici?
—Interrogez-la elle-même. Mais c'est une peine superflue quand vous voyez près d'elle Leonora.
—Qu'est-ce que Leonora?
—La célèbre devineresse italienne qui prédit l'avenir à toutes les dames de la cour.
Leonora froidement étalait des tarots sur la table, et de ses yeux hardis semblait rallumer le courage et la vie sur les traits pâles d'Henriette.
Celle-ci saisit le prétexte. Elle était sauvée.
—En effet, murmura-t-elle, je désirais avoir mon horoscope.
M. d'Entragues aussi se contenta du prétexte. Il se fût contenté à moins.
—A la bonne heure, dit-il en regardant autour de lui avec un soupir étouffé; mais pour satisfaire un caprice innocent, vous ne deviez pas craindre de prévenir votre père. Je ne vous eusse pas privée de cet horoscope.
—C'eût été bien dommage, dit Zamet en montrant au complaisant seigneur l'assemblage des cartes groupées par l'astucieuse Italienne, car il annonce pour mademoiselle une prodigieuse fortune.
—Laquelle?
—Ce seigneur demande quelle fortune est réservée à sa fille, dit Zamet à
Leonora,
—Couronne! dit la Galigaï impassible comme une sibylle sur son trépied.
Sur ce mot magique, elle rentra chez elle par la porte secrète. M. d'Entragues emmena sa fille en lui disant tout bas:
—Avouez au moins que le roi est venu ici et qu'il vous a parlé.
—Bah! répliqua Henriette avec une sourde fureur, avec une ironie farouche, peut-être le roi était-il occupé à placer la couronne sur ma tête; mais la vertu, la morale de la famille a fait irruption, et la couronne est tombée par terre.
—Je t'expliquerai comment j'ai été forcé de faire cet éclat, murmura le courtisan au désespoir.
Ils disparurent.
Cependant Zamet courait à la recherche du roi, qu'il supposait encore dans le jardin en attendant qu'on lui ouvrit la petite porte.
Mais en dehors de cette porte veillait un homme dont la présence effraya Zamet. Le financier se hâta de rentrer pour questionner ses valets et retrouver la trace d'Henri IV.
Quant au roi, troublé par la crainte du scandale et complètement refroidi sur les mérites d'une conquête aussi disputée, il avait gagné à la course la plus sombre allée du jardin.
Il se trouva en face d'un mur ruiné dont la brèche semblait une vaste porte ouvrant sur la liberté. Il franchit cette brèche et courut encore. Il était sans le savoir chez le voisin.
A peine avait-il fait vingt pas, qu'il fut arrêté par Espérance lequel, interrompu dans sa promenade, lui barrait le passage.
Le roi était masqué. Espérance voyant un homme qui ne répondait pas aux questions et cherchait à se dérober, demanda d'une voix ferme de quel droit on s'introduisait chez lui, masqué comme un malfaiteur, et il menaça d'appeler main-forte.
La lune se dégageant d'un nuage éclaira le visage d'Espérance, et le roi, avec un cri de surprise:
—Ventre saint-gris! dit-il, il me semble que je vous connais.
En même temps il arracha son masque.
—Le roi! murmura Espérance, saisi de stupeur.
—Oui, le roi qui est fort embarrassé de sa personne, le roi qui se sauve à toutes jambes et ne veut pas être vu. Avez-vous une sortie sûre, mon gentilhomme?
—Oui, sire, répliqua Espérance avec empressement, quand je devrais démolir toutes mes murailles.
—Merci. Par où va-t-on?
—Veuillez me suivre.
Ils arrivèrent à la cour immense que la lune frappait d'une lumière crue comme celle d'un soleil du pôle.
—Le temps de prendre mon épée, dit Espérance, et je rejoins Votre Majesté.
Henri arrêta le jeune homme.
—Ne m'accompagnez pas, dit-il, trop de respect me ferait reconnaître. Ne mettez pas non plus trop de mystère. Commandez de loin qu'on m'ouvre la porte. Voilà tout.
—J'obéis. Mais quelle imprudence. Sortir seul par la ville, exposé aux poignards… Ah! sire, et les gens qui vous aiment!
—Oh! que ceux-là, dit le roi en soupirant, ignorent ma folie de ce soir; voilà tout ce que je désire.
—Ce n'est pas moi qui parlerai, répondit Espérance en s'inclinant.
Le roi lui tendit la main avec un loyal et affectueux sourire.
—Merci, dit-il, et adieu.
—La porte! cria du dehors le cocher qui ramenait le carrosse vide.
Le roi traversa la cour rapidement en essayant de dissimuler son visage. La porte s'était ouverte, il la franchit comme un trait.
Mais par la fenêtre du pavillon, si rapide qu'eut été son élan, il avait été reconnu au passage.
—C'est bien lui, dit la marquise en étreignant le bras de sa compagne qui la reconduisait à la litière. Ma vie est brisée. Gratienne, mon père avait raison de me maudire, et voila mon pauvre enfant orphelin.
XIII
COEURS TENDRES, COEURS PERCÉS
Le roi arriva heureusement au Louvre, rentra sans être vu par la petite porte do l'ouest, et le lendemain, après le bon sommeil qu'il s'était promis sous le dais royal, il se leva comme d'habitude, aux lumières, pour faire sa part quotidienne du travail immense d'un conquérant organisateur.
Il avait déjà demandé plusieurs fois des nouvelles de Gabrielle et du petit César. La réponse fut que madame la marquise, fatiguée de la cérémonie de la veille, s'était couchée de bonne heure et dormait encore profondément.
Henri s'était frotté les mains avec un sourire et remis de grand coeur à l'ouvrage.
Zamet se présenta aussi. Le roi avait donné ordre de le recevoir, et le financier satisfait du bon visage du prince commençait à s'informer des détails de sa disparition; Henri, de son côté, racontait la brèche, ses tâtonnements, l'heureuse rencontre de ce jeune homme dans le jardin voisin, sa complaisance, sa délicate réserve, et il ajoutait que le secret de l'escapade se trouvait assuré, quand le médecin de service, soulevant la tapisserie, vint avertir le roi que madame la marquise à son lever s'était trouvée mal et désirait entretenir le roi sans perte de temps.
Henri se leva inquiet, congédia Zamet et ordonna que Sully ou Crillon, attendus pour le travail du matin, fussent envoyés chez la marquise aussitôt qu'ils arriveraient.
Le chemin n'était pas long du Louvre à l'hôtel de la marquise et on le pouvait franchir entièrement par des passages ou des ruelles fermées au public. Henri, accompagné de deux serviteurs, fut bientôt près de Gabrielle.
La jeune femme, debout, pâle et portant sur son charmant visage les traces d'une altération profonde, attendait le roi en haut des premiers degrés.
Gratienne et ses femmes, à quelques pas, semblaient ne se tenir là que pour soutenir leur maîtresse dont le corps chancelait pareil à un roseau dans la tempête.
Le roi accourut, vit ce front assombri, ces yeux cernés d'un nuage violet, et aussitôt, s'emparant de la main de Gabrielle, il la conduisit dans son appartement avec la plus touchante sollicitude.
—M'attendre ainsi, s'écria-t-il, au froid, debout, quand vous souffrez!
Elle s'inclina respectueusement.
—Pas tant de révérences pour moi, ma Gabrielle, et plus d'attention pour vous, ajouta-t-il; vous souffrez donc?
Elle congédia d'un signe Gratienne et ses femmes.
—Oui, sire, dit-elle, je souffre; mais ce n'est point ce qui m'occupe le plus. Je fusse allée au Louvre ce matin, si mes jambes affaiblies eussent pu me porter jusque-là. Mais, ajouta-t-elle avec un pâle sourire, elles ont refusé le service.
—Me voici, me voici, ma belle adorée! qu'aviez-vous à me dire? Oh! nous rappellerons bien vite cette fraîche santé. Bonheur et santé ne se quittent guère.
—Voila pourquoi je suis malade, sire, dit Gabrielle; permettez-moi de m'asseoir, approchez-vous et faites-moi la grâce de m'écouter sans m'interrompre, car je suis mauvais orateur, et mon pauvre esprit est fort troublé.
En achevant ces mots, elle s'assit avec un violent effort pour empêcher les larmes d'arriver jusqu'à ses paupières rougissantes.
Ce préambule avait embarrassé le roi, Il étendit les bras pour enfermer sur son coeur la chère affligée; elle écarta doucement ces bras et les contint de sa main glacée.
—Mon Dieu! mais qu'est-il arrivé, Gabrielle? s'écria Henri pâlissant lui-même.
—Sire, j'avais le bonheur do vous connaître lorsque vous luttiez encore pour le maintien de votre couronne, vous m'aviez honorée de votre recherche, vous m'aviez inspiré une tendre affection qu'à cette époque mes ennemis acharnés n'ont pu croire mêlée d'ambition. Alors vous partagiez vos instants entre la guerre et cet amour dont j'étais fière, et je régnais sur vous, je puis le dire, et je pouvais vous rendre malheureux en refusant de vous appartenir.
—C'eût été, en effet, le malheur de ma vie. Mais vous avez été bonne et loyale; votre parole, librement donnée, vous l'avez courageusement tenue.
—N'est-ce pas? J'ai souffert les reproches, la colère, la haine de mon père. J'ai laissé abreuver de mépris un homme dont le nom, parce que je l'ai porté, est devenu ridicule. Enfin, j'ai inscrit le nom de d'Estrées parmi ceux que le peuple ne prononce jamais sans un sourire insultant.
—Ma mie, vous dominez l'insulte.
—Inutile de me consoler, sire. J'avais pris mon parti de tous ces malheurs. Être l'amie, la confidente, la compagne de mon roi; adoucir ses peines, ses souffrances par mon sourire, par ma constante vigilance à lui plaire; faire du bien pour répondre au mal qu'on me faisait, tel était le rôle que je m'étais tracé, avec la volonté inébranlable de n'y point faillir.
—Mais pourquoi tous ces discours, Gabrielle?
—Qu'il me soit permis de faire un peu mon éloge, continua la jeune femme dont le front s'éclaircit sous un rayon moins sombre. Rien ne plaide pour moi que moi-même.
—Je ne vous comprends pas.
—Vous allez comprendre, sire; et d'abord, avant que j'aborde le sujet principal, laissez-moi vous faire remarquer que je ne m'irrite pas, que je ne récrimine pas. On m'a bien dit que votre abjuration, dont j'attribuais l'initiative à mon faible mérite, avait été résolue par vous avant que je vous la demandasse; que, par conséquent, en me livrant à vous comme rançon de ce sacrifice, j'avais été dupe. Mais être dupe de son coeur, c'est un titre de gloire; je ne vous ai jamais inquiété à cet égard. Mes yeux vous sont restés riants et caressants, mon humeur ne vous a point contrarié, ma compagnie fut toujours affable et douce, n'est-ce pas, sire?
—Hélas! hélas! vous m'effrayez avec cette mélancolie s'écria le roi, que l'allusion faite à sa supercherie de l'abjuration avait ému comme un reproche de conscience. Vous ne dites tout cela que pour en venir à un reproche plus sérieux.
-Oui, sire, et le voici. Malgré tout mon espoir de conserver votre affection par ma bonne conduite, il faut que je vous perde. Vous me trompez.
—Moi!
—Et c'est mal. Je n'ai ni défiance ni jalousie. Je crois ce que vous me dites. Comme un chien fidèle je puise chacun de mes sentiments dans vos yeux; triste quand vous souffrez, joyeuse quand vous souriez, toute et toujours à vous, j'avais droit de réclamer une affection réciproque.
—Tout mon amour vous appartient, Gabrielle, dit Henri le coeur plein d'angoisses.
—Non, sire!
—Je vous jure….
—Inutile. Le roi ne doit pas s'abaisser à mentir. Je suis la très humble servante de Votre Majesté, seule je dois souffrir des nuages qui s'élèvent dans notre ciel. Le roi fait selon sa volonté, selon son goût. Ses caprices doivent être sacrés pour tout le monde, pour moi toute la première. Je connais trop mes devoirs pour oser adresser un reproche à mon maître, et Dieu m'est témoin que mes lèvres ne dissimulent rien de ce qui se passe en mon coeur.
—Mais d'où vous vient cette fatale idée?
—La vérité n'est pas une idée, sire.
—Voyons cette vérité, du moins, examinons-la bien tous deux.
—Puisque vous me faites cette grâce, volontiers. Hier, sire, Votre Majesté s'est retirée chez elle de bonne heure?
—Mais, oui… vous avez vu.
—Et s'est mise au lit?
—Immédiatement.
—Seulement vous vous êtes relevé vite, car une heure après Votre Majesté sortit du Louvre.
Le roi était sur les épines.
—Qui dit cela? murmura-t-il.
—Votre Majesté avait rendez-vous hors du Louvre, chez Zamet.
—Marquise….
—Où vous vous êtes rendu fidèlement… Oh! sire, ne niez pas, je vous en supplie!
—Il faut tout vous dire. Oui, j'avais à entretenir Zamet de diverses affaires.
—Votre Majesté est un coeur d'or; elle daigne me ménager encore, pauvre femme, et je ne sens que plus vivement le chagrin d'avoir perdu ce coeur généreux.
—Vous n'avez rien perdu, ma douce Gabrielle.
—Votre Majesté allait trouver chez Zamet une femme….
—Qui pourrait dire?…
—Votre Majesté, au lieu de sortir de chez Zamet, s'est glissée furtivement par une maison voisine….
—On m'espionne donc! s'écria Henri, blessé d'être convaincu.
—A Dieu ne plaise! murmura Gabrielle. Mais est-ce la vérité?
—Qui vous l'a rapportée, madame?
—Oh! une personne bien instruite.
—Une seule a pu savoir….
—C'est celle-là, dit Gabrielle qui pour rien au monde n'eût avoué qu'elle avait guetté elle-même.
—Un jeune homme, n'est-ce pas? dit Henri avec une sourde colère.
—Mettons que c'est un jeune homme, interrompit Gabrielle, désireuse de couper court aux explications qui la gênaient.
—C'est une trahison infâme, murmura le roi.
—Sire, la trahison, c'est vous qui vous en êtes rendu coupable envers moi, qui ne le méritais pas. Vous avez brisé mon coeur, d'où la confiance et la tendresse débordaient à votre seule pensée. Vous avez fait plus que de me tromper, sire, vous avez détruit à jamais le repos de ma vie. Que dis-je? Ma conscience n'est plus tranquille.
—Comment, dit le roi éperdu de gêne, de colère, de douleur, votre conscience?
—Oui; forcé de vous cacher pour me tromper, comme si je vous épiais, vous vous échappez furtivement du Louvre, vous courez seul, sans défense, ce sombre Paris où respirent tant d'ennemis acharnés à votre perte, tant d'assassins! Votre vie en danger, sire, pour moi, parce que vous avez besoin de vous dérober à ma surveillance! Votre précieuse vie mise à la portée du premier bandit qui, pour arracher une bourse, ouvrirait le coeur du roi, ce coeur par lequel respire toute la France!
En disant ces mots, Gabrielle, vraie dans sa douleur, se répandit en larmes et en sanglots déchirants, et se renversa presque mourante sur les coussins de son fauteuil.
—Ah! misérable délateur, grommela le roi, je reconnais jusqu'à ses expressions! Gabrielle, ma vie, mon âme, reviens à toi! Pardonne!
La jeune femme, oppressée, ne pouvait parler.
Le roi s'agenouilla, l'enlaça de ses bras, réchauffa de baisers brûlants ses mains tremblantes de fièvre.
—Veux-tu que je meure de regret, de honte? dit-il. Je m'accuse; je te demande pardon. Un sot orgueil m'a emporté. Je suis un fol, un lâche coeur. Tout me prend: un oeil qui supplie, un sourire qui promet. J'ai une mesquine vanité: je fais le jeune homme. Oh! mais si tu savais le fond de mon coeur! si tu savais comme je t'aime! Est-il un ange plus doux que toi, plus riant, plus digne de tout mon amour! Tu le possèdes sans partage, crois-moi. Mon imagination s'est égarée peut-être, mais je te jure que ce tendre coeur n'a pas même été effleuré. Gabrielle! ma vie! reviens à toi! écoute-moi!
—Oh! sire, que de bontés. Mais le coup m'a trop profondément atteinte.
—Tu oublieras, j'ai oublié moi-même.
—La blessure ne guérira pas.
—Ce n'est pas possible: je n'ai pas même été coupable d'intention. Parti étourdiment, sans but, courant après un caprice, je ne pourrais me reprocher une seule pensée mauvaise contre vous.
—Écoutez, sire, une femme autre que moi vous remercierait et vous dirait qu'elle vous croit et vous pardonne, mais je suis trop vraie pour cacher mon inconsolable douleur.
—Inconsolable?
—Oui, ce que vous dites avoir fait par caprice, sans but et sans réflexion, c'est par nature que vous l'avez fait, sire, et un grand roi, si occupé d'intérêts gigantesques, ne peut travailler à corriger sa nature. D'ailleurs, je vous l'ai dit, vous êtes le maître, et rien ne doit entraver sur terre l'exercice de vos volontés. Vous me promettriez aujourd'hui de vous réformer, vous y essayeriez même, et demain, voyant combien le sacrifice est au-dessus du gain, vous reprendriez le cours de ces infidélités qui me tuent et vous exposent aux plus grands dangers.
—Que concluez-vous donc, Gabrielle, dit le roi très-agité de cette persistance d'un esprit ordinairement sans obstination et sans rancune. Vous voudriez me voir me corriger, indiquez-moi le moyen.
—Je l'ai trouvé, sire, répliqua la jeune femme avec l'accent d'un morne désespoir, il faut laisser dans son ombre, dans son humble condition la femme que vous n'aimez plus, il faut renoncer à toute gêne, partant à tout mystère, il faut me quitter, sire.
—Parlez-vous sérieusement? articula Henri d'une voix tremblante.
—Vous devez voir ma résolution écrite sur mon triste visage, elle s'exhale de mon coeur en sanglots.
—Tu veux me quitter?
—J'y suis résolue, et demain, sans bruit, sans pleurs, sans éclat, j'irai, avec mon fils, me retirer à Monceaux en attendant que j'aie trouvé une retraite inviolable.
Le roi atterré ne put trouver une parole. Il se promenait tout bouleversé dans l'appartement.
—Vous ne m'aimiez pas? dit-il enfin.
—Je ne l'ai point prouvé, sire, murmura-t-elle.
—Une femme qui refuse même les assurances que je lui offre de ma fidélité!
—Qui a le coeur n'a pas besoin de garanties; qui demande des garanties se défie; qui se défie n'aime pas. N'insistez plus, mon cher sire, rentrez dans vos droits, reprenez votre liberté.
—Mais vous pleurez, Gabrielle.
—Vous ne voyez que la moitié de mes larmes.
En ce moment on entendit dans la chambre voisine les faibles cris du petit
César.
Gabrielle se leva chancelante comme pour aller consoler son fils. Mais Henri la retint, courut plus vite qu'elle; il ouvrit la porte, et se baissant vers le berceau où reposait frais et vermeil l'enfant de son amour, il l'embrassa si tendrement que les pleurs lui vinrent aux yeux.
L'enfant étendit ses petites mains d'ange, qui caressèrent la barbe grise du bon roi.
Devant ce spectacle touchant, Gratienne attendrie se détourna et cacha son visage dans les rideaux.
Sully apparut au seuil de la chambre.
Henri se releva les yeux humides. Son coeur défaillit. Il revint à Gabrielle qui, renversée, palpitante, étouffait convulsivement ses sanglots sur un coussin.
—Pardonnez-vous? dit-il en lui tendant doucement la main.
—Vous voyez, Henri, répliqua-t-elle, j'y brise mon coeur sans pouvoir y parvenir. Adieu!
—Adieu donc! balbutia le roi en suffoquant.
Sully fit un pas vers son prince, qui lui dit:
—Tu vois, Rosny, Gabrielle me quitte.
Et il sortit précipitamment, le visage inondé de larmes.
En traversant le vestibule, on entendit Henri répéter entre ses dents, avec une colère exaltée:
—C'est ce jeune homme qui est cause de tout cela! le traître! le lâche! je lui avais serré la main! Mais, Ventre-saint-gris! je me vengerai!…
Sully alla saluer Gabrielle, et suivit son maître.