La belle Gabrielle — Tome 2
XIV
BATAILLE GAGNÉE
Henriette était rentrée chez elle la rage dans le coeur. Pendant le chemin, muette, concentrée, rudoyant M. d'Entragues, qui s'épuisait en sollicitations avides, en lâches excuses, elle l'avait dominé par l'ascendant de sa mauvaise nature. Depuis qu'elle avait deviné les ignobles calculs du comte, elle n'éprouvait plus auprès de lui ni crainte ni respect. Il était devenu pour elle un instrument, et comme l'instrument avait mal obéi, mal servi en cette circonstance, elle le punissait.
Le misérable père baissa la tête, et accepta cette humiliation nouvelle.
Henriette se mit au lit; mais elle ne put dormir. Déjà cette enfant connaissait l'insomnie du remords; il ne lui manquait plus que celle de l'ambition déçue.
Elle recommanda soigneusement à sa camériste, fille dévouée comme il en faut aux femmes d'intrigue, de lui apporter tout message, de quelque nature qu'il fût sous quelque forme qu'il se présentât. Elle ne pouvait s'imaginer que le roi, chevalier courtois, ne la dédommagerait pas de ce qu'elle avait dû souffrir pour lui.
Elle s'estimait à un prix trop élevé pour ne pas attendre un regret ou une espérance de Sa Majesté. Les rois sont puissants, ingénieux, soit par eux-mêmes, soit par leurs serviteurs. Et la maison d'Entragues n'était pas fermée pour un billet ou même pour une visite de quelque mandataire.
Mais, de toute la nuit, rien ne parut. Henriette en fut pour son insomnie, qu'obscurcirent çà et là des rêves fugitifs, pareils à ces vapeurs sinistres qui marchent détachées en tons livides sur le fond noir d'un ciel d'orage.
Le lendemain, elle était encore au lit, quand son père entra dans sa chambre. Il prit un siège et s'approcha du chevet d'Henriette. Son visage avait perdu l'humilité de la veille. Sur son front, moins bas, on eût pu distinguer quelque énergie semblable à un reflet de colère. A lui aussi, la nuit avait porté conseil.
Henriette, qui s'était préparée à continuer le rôle de plaignante, comprit qu'il fallait écouter avant de s'irriter. Elle écouta. M. d'Entragues débuta par le ton solennel.
—Vous ne m'avez pas bien expliqué, dit-il, le but de votre visite chez M. Zamet. L'horoscope est une invention plus ou moins adroite dont je ne suis pas dupe. Car, pour avoir un horoscope, on n'a pas besoin, jeune fille, de se compromettre par des allures équivoques, de courir les rues au risque d'être insultée, de donner lieu à des scandales.
—Que fait-on, je vous prie? interrompit Henriette, blessée de ce ton sévère.
—On fait ce que j'ai fait, mademoiselle, on écrit à M. Zamet qu'on le prie d'envoyer sa devineresse au domicile de M. le comte d'Entragues, attendu que ces sortes de femmes font payer leurs consultations, et que, lorsqu'on paye, on a le droit d'attendre tranquillement chez soi.
—Vous avez écrit à M. Zamet? s'écria Henriette.
—Oui, mademoiselle.
—Pour faire venir Leonora?
—Oui. M. le comte d'Auvergne, votre frère, à qui j'ai raconté, en tremblant, il est vrai, votre équipée, a jugé aussitôt, avec son tact parfait, que tout cela produirait un bruit fâcheux pour votre réputation, et, afin de perdre ce bruit dans un autre, il m'a engagé à convoquer chez nous la devineresse, de sorte que peu de gens seront tentés de vous reprocher ce qui se sera passé en présence de votre père et de votre frère.
—Qu'a dit ma mère? demanda Henriette.
—Madame votre mère ne sait rien, Dieu merci. J'ai prié M. votre frère de se rendre au Louvre par la même occasion, et d'y recueillir, tant de la part des courtisans que de celle du roi, les bruits et les impressions de la nuit. Ainsi, votre faute sera palliée, et vous ne demeurerez plus coupable qu'envers moi d'un manque de confiance qui, réitéré, pourrait vous perdre à jamais. Une jeune fille, si heureusement douée qu'elle puisse être, n'a point la maturité dans ses desseins, la précision dans ses plans et combinaisons. Elle court aveuglément là où reluit son but, but frivole et trompeur le plus souvent. Tandis que si elle acceptait les conseils, les idées d'un guide, rien de ce qu'elle entreprend n'échouerait.
Cette abominable morale, débitée sérieusement, n'était pas perdue pour la jeune fille. Elle sentait bien que le père Entragues cherchait à reprendre sur elle l'autorité de la direction; mais elle comprenait sa propre faiblesse, son insuffisance en des démarches difficiles; et d'ailleurs elle ne voulait pas repousser une composition qui lui assurait un allié pour son plan de campagne.
—Je suis loin, dit-elle, de refuser vos conseils, monsieur; mais vous ne me les avez pas offerts. C'est vous qui avez manqué de confiance envers moi; on m'a inspiré dans votre maison un violent amour pour quelqu'un, et des espérances… Puis on m'abandonne à moi-même.
—Le chemin où vous marchez, où nous marchons, est semé d'obstacles et de périls. La personne que vous aimez n'est pas libre, c'est de sa volonté qu'elle n'est pas libre. Obstacle! En vous obstinant, vous risquez de rencontrer des rivalités qui vous perdraient. Danger!
—Oh! murmura la jeune orgueilleuse avec un sourire de dédain, ces obstacles, ces dangers sont bien peu de chose, tout au plus effrayeraient-ils des coeurs pusillanimes. Mais moi!… La personne en question n'est pas libre, dites-vous? Mais c'est parce qu'on l'a confisquée. Cette personne se laissera toujours prendre par quiconque osera. Osons. Quant aux rivalités, permettez-moi de sourire encore. Si mince que soit ma valeur personnelle, je m'en connais une cependant. C'est une question de préférence, la préférence résulte nécessairement d'une comparaison. J'allais obtenir cette comparaison quand vous m'avez interrompue. J'allais essayer si l'esprit, le feu des reparties, la véhémence de passion, secondés par quelques avantages physiques, peuvent combattre avec avantage la torpeur, la langueur, la douceur, soutenues par une certaine beauté, que les uns appellent blonde, les autres dorée, et que moi j'appelle fade. Quelque chose me dit que j'allais faire partager mon opinion à la personne dont il s'agit, lorsque mon prétendu allié a chargé sur moi et a tout mis en déroute. Et l'on dit maintenant que je manque de maturité, je m'en pique; de combinaison, je le nie.
—Cela, dit froidement M. d'Entragues, nous ramène tout droit à l'explication de ce qui s'est passé hier. Comme je ne veux pas non plus être accusé par vous d'une faute, comme cette faute je ne l'eusse pas commise, comme il m'était facile, voulant vous surveiller et vous empêcher de tomber en quelque piège, comme il m'était facile, dis-je, de vous guetter sous le masque, de suivre vos entretiens et chacune de vos démarches, si j'ai crié, forcé les portes et fait esclandre, j'avais ma raison et la voici:
En disants ces mots, le comte d'Entragues jeta sur le lit de sa fille une lettre que celle-ci se mit à parcourir avidement.
«Monsieur, disait ce billet, votre fille Henriette est sortie du logis. Elle est allée chez M. Zamet à un rendez-vous du roi. Peut-être a-t-elle envie d'illustrer votre famille par une royauté pareille à celle de sa mère. Peut-être fermez-vous les yeux sur ce noble dessein. Mais j'ai moins d'indulgence et vous déclare que si vous n'allez de ce pas la retirer du gouffre, je signalerai votre complaisance à toute la cour; faites du bruit, sinon j'en vais faire.»
»UN AMI.»
Henriette atterrée, rejeta la lettre.
—Veuillez me dire ce que vous eussiez fait, dit le père.
—Quel est l'infâme délateur qui me poursuit ainsi? s'écria-t-elle.
—Ne pas faire ce que j'ai fait, reprit M. d'Entragues, c'était nous déshonorer. L'avouez-vous?
—Oh! rugit Henriette, en reprenant le papier maudit, quelle est cette écriture?
Cependant, la porte s'était ouverte, et Marie Touchet, déjà plâtrée, vermillonnée et zébrée des nuances de la jeunesse, s'approchait majestueusement du lit de sa fille.
A son aspect, M. d'Entragues se leva; Henriette voulut cacher la lettre.
Mais sa mère l'arrêtant d'un geste:
—Je sais tout, dit-elle avec placidité. Mon fils m'a raconté l'événement.
—Et vous connaissez cette lettre aussi? demanda Henriette avec un regard d'intelligence qui sollicitait de sa complice un plus attentif examen.
—La lettre aussi, ma fille. M. d'Auvergne avant de se rendre chez le roi, m'a consultée, selon son habitude, sur le parti qu'il fallait prendre.
—Et, qu'avez-vous arrêté, demanda M. d'Entragues, à qui cette solennelle assurance imposait toujours malgré lui, car cette lettre émane d'un ennemi, elle semblerait indiquer une vengeance. J'y devine comme la suite de quelque intrigue.
Henriette pâlit. Marie Touchet interrompit son époux.
—Vous jugez sainement, dit-elle, c'est un ennemi, c'est une vengeance, voilà pourquoi M. le comte d'Auvergne a dû ce matin même aller rendre visite à la personne.
—A qui, madame?
—Cela est simple à deviner. Cherche à qui il importe, dit l'axiome. A qui importe-t-il de garder la personne du roi?
—La marquise de Monceaux! s'écria M. d'Entragues.
—Précisément.
—Vous avez raison, je n'y avais pas songé.
—C'est vrai, murmura Henriette, trompée elle-même au calme de sa mère, oui, elle seule a intérêt à m'éloigner.
—Sait-elle….
—Elle sait tout.
—Elle avait donc des soupçons?
—Demandez à Henriette de quel visage farouche elle nous accueillit dans cette rencontre aux Génovéfains.
—Lorsqu'elle força le roi à refuser notre hospitalité, ajouta Henriette.
—C'est possible, dit le comte. Elle a des espions. Voilà qui serait sérieux.
—C'est pour cela que j'ai envoyé mon fils près d'elle; il verra le roi en même temps, et nous rapportera les impressions des deux parties. N'ai-je pas raison?
M. d'Entragues approuva sans réserve.
—Le comte d'Auvergne, dit Marie Touchet, m'a aussi instruite du désir que vous aviez eu de mander ici la devineresse. J'approuve. Recevez-la vous-même. Vous entendez l'italien, je crois, Henriette?
—Vous me l'avez appris, madame.
—Veuillez, comte, dès que cette Italienne arrivera, l'envoyer à ma fille, en ma présence, et que nos gens voient bien que nous n'en faisons pas mystère. Et puis, s'il venait quelque messager de la part de mon fils, qu'on me prévienne et qu'on l'introduise.
Le complaisant époux salua, et sortit.
A peine fut-il dehors que Marie Touchet, perdant un peu de sa gravité, alla s'assurer que nul n'écoutait aux portes. Puis, revenant près du chevet d'Henriette.
—Vous n'êtes pas dupe, j'imagine, dit-elle tout bas, de ce que j'ai assuré à votre père?
Henriette la regarda avec des yeux effarés.
—Vous ne supposez pas, continua Marie Touchet, que cette lettre vienne de
Gabrielle d'Estrées?
—Et de qui viendrait-elle? murmura Henriette.
—Elle est terrible cette lettre, mademoiselle.
—Certes… ma mère.
—Elle est d'un ennemi mortel. Elle promet une implacable vengeance. Elle annonce un espion invisible, vivant dans votre maison, habitant pour ainsi dire votre pensée.
—Mon Dieu!
—N'avez-vous pas quelqu'un qui vous haïsse à ce point? Cherchez bien dans votre passé, Henriette, dans votre passé déjà sanglant et sombre.
—Ma mère!
—Cherchez bien! vous dis-je.
Henriette baissa la tête, et ses yeux trahirent par leur douloureuse fixité l'effroi d'une conscience où passaient lugubrement des fantômes.
—Vous ne trouvez pas? Eh bien! je vais aider votre mémoire. Ce jeune homme blessé?
—Oh! il est trop généreux pour avoir écrit ces lignes! s'écria la jeune fille, qui rendit hommage involontairement à la noblesse de sa victime. D'ailleurs il a disparu; il est parti à jamais.
—Alors, si ce n'est pas celui-là, pourquoi ne serait-ce pas….
—Celui dont vous voulez parler, madame, serait peut-être capable d'une menace infâme, mais il est mort.
—Il faut croire que j'ai l'esprit troublé, mademoiselle, car hier, pas plus tard, en rentrant au logis, j'ai cru voir, comme on verrait une ombre, passer la figure de ce malheureux.
—Madame, il s'était jeté dans le parti de Mme de Montpensier, ne l'oubliez pas. Elle l'avait fait son secrétaire, M. de Brissac nous l'a dit, et, le jour de l'entrée du roi à Paris, il s'est trouvé enfermé dans la Tour du Bois à la Porte-Neuve, parmi tous ces Espagnols que M. de Crillon a massacrés et jetés a la rivière.
—Je sais cela, mais….
—Mais s'il eût survécu, madame, nous ne l'eussions pas ignoré longtemps.
Celui-là n'est pas de ceux qui se laissent oublier.
Elle parlait encore lorsque derrière la tapisserie on entendit la camériste annoncer que M. le comte d'Auvergne venait d'entrer dans la maison.
La mère se leva. Henriette se jetant dans sa ruelle, dont les rideaux retombèrent, fut en un moment vêtue de sa robe de chambre; elle pouvait se présenter quand le comte d'Auvergne entra chez elle suivi de M. d'Entragues:
—Eh bien? demanda Marie Touchet.
—Eh bien! mesdames, grand événement. Toute la cour est révolutionnée.
—Quoi donc?
—Le roi quitte la marquise.
—Est-il possible? s'écrièrent les deux femmes.
—Il y a eu bruit, larmes. On ne sait lequel a commandé, lequel a obéi. Mais ce qu'on sait, à n'en plus douter, c'est que le roi s'est enfermé chez lui, la marquise chez elle, et que les ordres sont donnés pour que ses équipages partent demain pour Monceaux.
Henriette et sa mère se regardèrent avec ravissement.
—Ajoutez, je vous prie, les commentaires, dit M. d'Entragues.
—Les commentaires, les voici. Le roi a un nouvel amour en tête. Il a été aidé par quelque ami fidèle. Un rendez-vous aurait eu lieu que la marquise a voulu troubler: colère du roi; je rapporte les on dit, vous comprenez; colère de la marquise; scène violente.
—Et puis? dit Henriette.
—Et puis conseils de M. de Rosny. La marquise a contre elle le ministre. On prétend même que le roi a sacrifié sa maîtresse à M. de Rosny. Toujours est-il que le Louvre est plein de gens affairés, circonspects, encore flottants, mais tout prêts à prendre parti.
—Nomme-t-on quelqu'un pour ce rendez-vous? demanda M. d'Entragues.
—Eh! eh!…
—Et pour ce nouvel amour du roi? demanda Henriette.
—Eh! eh!…
—Ne faites pas le caché, mon frère.
—Instruisez-nous, mon fils.
—Un peu de confiance, monsieur le comte.
—Eh bien! oui, on nomme… mais tout bas…
—On nomme! murmura M. d'Entragues rayonnant. Mais qu'on ne nomme pas trop tôt, grand Dieu!
—Et M. Zamet, quel rôle joue-t-il dans ces commentaires? dit Henriette.
—On dit que le rendez-vous a eu lieu chez lui.
—Mais le roi se renferme, dit Marie Touchet, c'est donc qu'il a du chagrin.
—Oh! pour cela, oui; il ne faut pas se le dissimuler; oui, le roi a du chagrin.
Henriette fronça le sourcil.
—C'est preuve de son excellent coeur, de son noble coeur! s'écria M. d'Entragues. Mieux vaut qu'il ait de l'attachement, le digne prince.
—Elle n'est pas encore partie, murmura Marie Touchet.
—Quelque démarche serait nécessaire, ajouta Henriette; il faudrait voir M.
Zamet.
—Oh! prudence! prudence! dit M. d'Entragues.
—Ce qu'il faudrait, dit Marie Touchet, ce qui sauverait tout, ce serait l'éloignement du roi pendant vingt-quatre heures. Pendant ce temps, pas de réconciliation possible.
—Si l'on consultait la devineresse? dit M. d'Entragues. Ce serait le moyen de voir en même temps M. Zamet.
—Je l'attendais presque ce matin, murmura Henriette.
—Vous comprenez combien en ce moment il craint de se compromettre, dit le comte d'Auvergne. Allons le trouver, M. d'Entragues et moi, comme pour le remercier des explications qu'il a données hier, comme pour le prier de garder le silence sur la soirée. Il est possible que Zamet ait le pouvoir d'éloigner le roi de Paris jusqu'à ce que la marquise soit partie elle-même.
—Et puis, n'oublions pas, dit Henriette, que lui-même a fait remarquer hier que l'horoscope de Leonora signifiait: Couronne!
—Allez, messieurs, dit Marie Touchet, et rapportez-nous des nouvelles. Cependant Henriette va achever de s'habiller et sera prête à tout événement.
Le comte d'Auvergne et M. d'Entragues étaient partis, et les deux femmes dans leur joie infâme avaient oublié tout ce qui n'était pas le succès. La maison entière était encore troublée, émue, lorsque, par le corridor mal gardé, un homme s'avança jusque sur le seuil de la chambre d'Henriette. Il put voir la mère embrasser la fille, cette dernière prendre et froisser dédaigneusement, pour la jeter au feu, la lettre, leur effroi naguère. Alors, il heurta brusquement la tapisserie et entra dans la chambre.
Les deux femmes se retournèrent au bruit:
—La Ramée! s'écrièrent-elles ensemble.
—Moi-même, répliqua le jeune homme, dont le pâle visage faisait ressortir l'oeil étincelant de tous les feux d'une résolution implacable.
XV
BATAILLE PERDUE
Les deux dames n'étaient pas encore bien revenues de leur stupeur, elles regardaient encore la Ramée avec une crainte superstitieuse lorsqu'il leur dit:
—Je vous parais une ombre, n'est-ce pas, mesdames?
Marie Touchet, la première, retrouva son sang-froid.
—Il faut avouer, dit-elle, monsieur, que si vous êtes bien une créature réelle et vivante, la façon dont vous vous êtes présenté annoncerait plutôt un fantôme.
—Voilà le véritable ennemi, murmura Henriette assez haut pour que la Ramée l'entendît.
Mais au lieu de répondre, il continua à s'adresser à Marie Touchet.
—Vous dites cela, madame, à cause de ma longue absence, de ma disparition.
—En effet, monsieur, on vous disait mort.
—J'aurais dû mourir si je n'eusse reçu en partage qu'une dose ordinaire de vitalité. Mais, ajouta-t-il avec un effrayant sourire, j'appartiens à la classe des êtres surnaturels. Tout ce qui suffirait à tuer un autre homme me régénère et me rajeunit; ne me trouvez-vous point rajeuni, madame?
Marie Touchet prenait peu de goût à ce badinage, et d'autres sujets de conversation, des sujets plus sérieux lui convenaient mieux en un tel moment. Mais, au fond de cette plaisanterie sarcastique, elle sentait l'inimitié, la menace, et de la part de la Ramée, une menace avait sa valeur.
—Oui, continua-t-il, je suis de fer, d'airain, je suis sinon invulnérable, du moins immortel. Et je m'en réjouis, exposé comme je l'ai été, comme je le serai encore à tant de catastrophes. Mes amis s'en réjouissent avec moi.
—Vous nous expliquerez bien un peu cette absence et cette résurrection, dit Marie Touchet en redressant d'un coup d'oeil Henriette abattue par l'inquiétude.
—Volontiers, madame. On vous aura dit que j'avais été jeté avec les mourants et les morts par une fenêtre de la Tour du Bois?
—On nous l'a dit, et votre silence nous avait confirmées dans cette triste conviction.
La Ramée se tut. Il regardait ou plutôt dévorait des yeux Henriette.
—J'avais, dit-il enfin, plusieurs motifs pour ne plus reparaître. Le premier de tous, celui-là eût pu suffire, c'était le soin de ma guérison. En tombant, je m'étais heurté la tête sur un pilotis à fleur d'eau, une affreuse blessure, mortelle pour tout autre. Pendant six mois j'ai été presque fou.
—Il en a gardé quelque chose, se dirent la mère et la fille du regard.
—Ensuite, lorsque je fus guéri, continua la Ramée, je ne m'appartenais plus. Je me devais à la généreuse qui m'avait couvert de sa protection.
—Ah! quelqu'un vous avait protégé! dit Marie Touchet.
—Vous ne supposez pas que je sois sorti seul de l'eau avec une tête fendue comme une grenade trop mûre, répliqua la Ramée brutalement. Certes oui, j'ai été protégé efficacement et grandement.
—Tout ce que vous dites, interrompit Marie Touchet, soulève en nous un intérêt profond. Vous savez combien nous avons d'amitié pour vous.
—Je le sais, dit la Ramée avec un étrange sourire, dont Henriette et sa mère furent visiblement embarrassées. Aussi n'ai-je donné au silence et à la retraite que le temps strictement nécessaire. Aussitôt qu'il m'a été permis de revenir à Paris j'y suis revenu.
—Vous revenez aujourd'hui?
—J'y suis venu plusieurs fois en secret déjà. Oh! sans que vous vous en doutassiez, je veillais sur vous.
—Comment, demanda Marie Touchet avec un vif sentiment d'orgueil froissé, vous veilliez?…
—Sans doute. N'est-il pas naturel de s'occuper des gens qu'on aime, des amis qu'on regrette?
—Vous n'eussiez rien risqué à vous montrer, monsieur la Ramée, dit la mère en se pinçant les lèvres. Vous nous eussiez empêchées de regarder comme mort un vivant, et cette amicale préoccupation que vous aviez à notre sujet, nous vous en eussions été reconnaissantes.
—Je ne pouvais, madame, dit sèchement la Ramée, et je ne devais pas me montrer.
—Votre protecteur se cache, peut-être?
—A peu près, madame; ou du moins sans se cacher on peut désirer de rester à l'écart. Madame la duchesse, vous le savez, n'est pas bien vue à la cour nouvelle.
—Quelle duchesse? demanda tranquillement Marie Touchet, qui savait bien, mais voulait paraître ignorer.
—Madame la duchesse de Montpensier, répondit la Ramée avec une certaine emphase, ma protectrice!
—Vous avez là une illustre protection, monsieur la Ramée.
—N'est-ce pas, madame? Illustre et dévouée. J'en attends de grands avantages sous tous les rapports.
La façon dont il appuya sur ces derniers mots donna beaucoup à penser aux deux femmes. Elles en cherchèrent mentalement le sens. La Ramée jouissait de leurs angoisses. La conversation tomba tout à plat.
—Il vous reste à nous apprendre, reprit courageusement Marie Touchet, ou pourquoi vous nous avez si longtemps oubliées, ou pourquoi vous vous souvenez de nous aujourd'hui.
—Ah! voilà, dit la Ramée avec son aplomb cynique, nous touchons à la question, à la brûlante question.
—Expliquez-vous, monsieur, car, en vérité, je ne comprends plus rien à vos manières, à votre langage. Je vous ai connu très-réservé, très-civil, plutôt obéissant que libre avec nous.
Elle faisait allusion à l'état d'infériorité, de vasselage dans lequel la Ramée avait toujours vécu par rapport aux Entragues; situation qu'il acceptait, on l'a vu, malgré sa complicité dans la plupart des secrets de famille.
—Il est vrai, répondit-il, que j'ai toujours été discret et soumis, madame; je m'y étudiais. J'espérais alors, je sentais ma jeunesse, j'en avais la patience et la timidité. Je me disais: mon tour viendra.
Il ponctua cette phrase d'un sinistre éclat de rire.
Henriette frémit.
—Pour avouer que vous n'êtes plus avec nous l'homme d'autrefois, monsieur, reprit la mère, vous nous accusez donc d'avoir changé pour vous? En un mot, répondez à ma question: pourquoi revenez-vous aujourd'hui plutôt qu'il y a quatre mois?
—Parce qu'aujourd'hui le moment est favorable à mes desseins. Mais, ainsi que je vous le disais tout à l'heure, ce n'est pas d'aujourd'hui que je suis revenu.
En parlant ainsi, il accablait Henriette du poids de son insoutenable regard.
Fascinée, écrasée, elle prit une résolution désespérée: elle fit comme les coursiers fous de terreur qui se jettent sur le fer des piques.
—Comprenez donc, ma mère, s'écria-t-elle en serrant la main de Marie Touchet, monsieur veut dire que c'est lui qui a envoyé à M. d'Entragues la lettre d'hier.
De la main gauche elle tendit au jeune homme le papier froissé tout à l'heure.
Il y jeta un coup d'oeil indifférent et répondit:
—C'est moi, en effet.
On peut se faire une idée de l'attitude que prirent les deux femmes en entendant cette déclaration de guerre.
—Ah! c'est vous, murmura Marie Touchet toute pâle, vous qui commettez un pareil guet-apens!
—Et qui venez l'avouer, ici! dit Henriette.
—Et qui signez: Un ami, la dénonciation la plus mortelle pour l'honneur d'une femme!
—Jamais ami sincère n'a rendu un plus grand service, jamais on n'a maintenu plus fermement une femme dans son honneur.
—Cette lettre est un tissu de mensonges et d'injures.
—Cette lettre est pleine de vérités, que j'ai adoucies.
—Monsieur la Ramée!…
—Est-il vrai que mademoiselle ait été hier chez M. Zamet?
Les deux femmes voulurent placer une exclamation.
—De même, interrompit la Ramée, que je savais votre dessein d'aller rue de Lesdiguières, de même je vous ai vue entrer chez Zamet. Ah! je crois qu'ici une bonne réponse serait difficile.
—Si j'allais chez M. Zamet, mon père et ma mère en savent le motif.
—Et nous l'avons approuvé, dit Marie Touchet avec sa dignité de reine.
—Voilà qui est exemplaire, madame! Vous savez que Mlle d'Entragues allait chercher le roi, lui faire sa cour; vous savez les habitudes de cette barbe grise, qu'une vieillesse prématurée n'a pas refroidie pour le péché; vous savez qu'une jeune fille à qui le roi parle deux fois de suite, est corrompue et perdue; vous savez tout cela, dites-vous! Mais, madame, c'est invraisemblable; si vous le saviez, vous ne l'approuveriez pas.
—Calomnie! injure! s'écria Henriette.
—Lèse-majesté! dit Marie Touchet.
—Là! là! diminuez les mots, interrompit sourdement la Ramée; plus gros, ils font plus de bruit, mais ne sont pas moins vides. D'ailleurs, votre déclaration est trop positive, vous venez de flétrir trop énergiquement cette spéculation pour que je ne rétracte pas mon écrit et mes paroles. Je m'étais trompé, vous êtes la plus honorable des mères, madame, comme mademoiselle est la plus vertueuse demoiselle de la cour. Voilà qui est entendu, je vous fais réparation d'honneur.
Marie Touchet ne comprit-elle pas, feignit-elle de ne pas comprendre l'amertume cachée sous cette palinodie. Toujours est-il qu'elle répliqua:
—Ce n'était pas la peine, monsieur, de soulever un pareil ouragan pour aboutir à des soupirs de doléance. Nous savons mépriser les attaques, comme nous savons nous passer de justifications. Je m'applaudis que vous n'ayez pas rencontré ici M. d'Entragues ou mon fils M. le comte d'Auvergne; car ils n'eussent pas pris aussi patiemment que nous, la scène d'incroyable démence que vous venez de nous faire subir. Retournez donc croyez-moi, près de votre protectrice qui est femme et vous apprendra peut-être les égards qu'on doit à des femmes. Oubliez-nous puisque vous êtes heureux. Ce sera tout à la fois d'un galant homme et d'un esprit prudent. Adieu, monsieur la Ramée.
Au lieu d'obéir à ce congé, la Ramée fit deux pas en avant.
—Mais, dit-il, ce que vous venez de me déclarer, madame, me ferait rester éternellement près de vous. Depuis que je suis certain de la probité de la famille, de la pureté de cette jeune personne, rien ne s'oppose plus à la démarche que j'étais venu faire.
—Quoi donc? murmurèrent les deux femmes.
—Madame, continua la Ramée avec un cérémonial funèbre, j'aime passionnément mademoiselle Henriette de Balzac d'Entragues, votre fille aînée, et j'ai l'honneur de vous la demander en mariage.
Un coup de foudre éclatant sur la tête d'Henriette l'eût moins épouvantée que ces terribles paroles. Elle se jeta dans les bras de sa mère comme dans un asile sacré. Marie Touchet tremblait de fureur et d'effroi. Ni l'une ni l'autre ne répondit.
—Ai-je eu l'honneur d'être entendu? dit la Ramée après un long silence.
Marie Touchet, s'armant de toute son énergie, regarda fixement l'audacieux provocateur.
-Votre tête blessée, dit-elle, n'a donc pas été guérie complètement?
—Complètement, madame.
—Alors c'est une insulte que vous venez nous faire, en face, dans notre logis?
—Où est l'insulte? Me dites-vous cela parce que je suis le fils de M. la
Ramée, obscur gentilhomme? mais il me semble qu'un la Ramée vaut une
Entragues!
—Oh! comme vous abusez lâchement de notre faiblesse de femmes.
—J'ai eu affaire plus d'une fois à des hommes, et je ne me suis pas montré timide, vous le savez!
—Encore une lâcheté! vous faites allusion à nos secrets.
—Oui, madame.
—Vous vous en servez pour nous dicter vos lois.
—Je n'ai que ce moyen, je l'emploie.
—C'est une infâme noirceur!
—Non, c'est un infâme amour! Je vous dis que j'aime Henriette. Pourquoi? je n'en sais rien. On comprendrait mieux que je ne l'aimasse point. Toute enfant je l'aimais. Après avoir adoré sa beauté, j'ai admiré sa vigueur, son énergie, j'ai admiré l'élan qui la poussait au crime. Je suis une étrange créature, moi, et le démon a pétri mon âme du soufre et du feu les plus violents de son enfer! Henriette avilie, Henriette criminelle, ressemble mieux à l'ange déchu; son amour m'a rendu coupable, mais notre crime commun nous a liés l'un à l'autre. C'est une chaîne qu'elle essayerait en vain de rompre. Je l'ai tenté, moi, sans y pouvoir réussir. Et cependant, si vous saviez ce que j'ai fait! Si vous m'aviez vu pleurant, hurlant de rage, la maudire, l'exécrer, hacher à coups de poignard ses images, son nom même que j'écrivais sur les arbres de ma solitude!… Si vous pouviez voir repasser devant vous tous les songes de mes nuits haletantes, où elle m'apparaissait souriant à mes victimes, les caressant, tendant ses lèvres à ces beaux jeunes gens que je tuais dans ses bras, l'un d'une balle, l'autre d'un coup de couteau. Oui, madame, vous avez raison, un misérable homme devrait être devenu fou cent fois à l'idée seule des tortures que m'a infligées cet épouvantable amour. Mais je suis debout, je vois mon but, je vous dénonce clairement ma résolution, ma volonté. Cet amour, j'en boirai le poison jusqu'à ce qu'il m'enivre, jusqu'à ce qu'il me tue. Donnez-moi donc votre fille, madame, je l'ai payée assez cher, elle est bien à moi! Je la veux!
Marie Touchet et Henriette avaient reculé livides devant l'explosion de ce coeur brisé.
—Oh! n'hésitez pas, reprit la Ramée, ce serait inutile. Quand on a dit ce que je viens de dire, c'est qu'on a tout prévu, c'est qu'on n'a plus rien à ménager. Henriette ne sera pas malheureuse, ou si elle doit l'être, eh bien, elle subira sa destinée. J'ai bien subi la mienne. Vous êtes effrayées du visage que je viens de vous montrer; mais rassurez-vous, je reprendrai le masque. J'étendrai comme un fard joyeux, mon sourire de bonheur sur l'épouvantable ulcère qui s'est trahi un moment à vos yeux. Le protégé de Mme la duchesse deviendra un honnête mari, zélé pour la fortune et l'honneur de sa nouvelle famille; n'hésitez pas, vous ne pouvez faire autrement. Si vous continuez à hésiter, vous me laisserez croire que j'avais deviné vos projets sur le roi.
—Et quand cela serait? dit follement Henriette, qui espéra un moment faire reculer la Ramée par la menace d'un déshonneur nouveau.
Il sourit de pitié.
—Cela ne sera pas, répliqua-t-il. Vous voyez bien que je l'ai empêché une fois déjà; je l'empêcherai toujours!
—Vous? dit-elle avec un rire de défi.
—Cette fois, Henriette, je m'étais contenté de prévenir votre père et la marquise de Monceaux….
Les deux femmes tressaillirent.
—Mais à la prochaine occasion je préviendrai le roi lui-même.
—Oh!…
—Je dirai au roi tout ce que je sais, tout ce qu'il ignore; je lui expliquerai vers quels nuages s'est exhalée la fraîcheur de votre premier baiser.
—Misérable! le roi saura que mon dénonciateur est un assassin.
—Oh! je le lui dirai moi-même, car c'est une page de votre histoire. Et quand j'aurai convaincu le roi, je parlerai à la cour, à la ville; j'apprendrai le nom d'Henriette à l'écho des places publiques, à l'écho des carrefours; je ferai retentir de mes cris, de mes accusations, de mes blasphèmes, tout l'espace infini qui s'étend de la terre au ciel.
—Et moi, rugit Henriette avec un regard dévorant, je….
—Vous me tuerez? Non, vous ne me tuerez pas, car je vous connais et je suis sur mes gardes. Ainsi, pas de projets chimériques, pas d'espoir insensé. Ce qui est fait est fait. Nous n'en pouvons rien changer. Flétrie, perdue, impossible pour tout autre que pour moi, vous serez à moi. Nul homme ne vous touchera la main, nul ne vous adressera deux fois des paroles d'amour. Vous ne serez ni la femme d'un Liancourt quelconque, ni la maîtresse d'Henri IV. Vous n'aurez pas même recours à votre père qui ignore votre passé; pas même à votre frère qui exagérera bientôt pour vous le dégoût du roi. Tout à l'heure, vous me menaciez de leur vengeance. Qu'ils viennent, je suis prêt, je les attends.
Enfermées dans cette main de bronze, les deux misérables femmes palpitaient et passaient des sueurs de l'épouvante aux frissons de la colère.
—Eh bien, dit Marie Touchet à bout de forces, ce n'est pas la peine de lutter; puisque vous voulez nous perdre, soit. Nous préparerons à cet événement étrange M. d'Entragues, mon fils et le monde.
En disant ces mots, elle serrait la main d'Henriette pour lui communiquer un peu de courage.
—Ah! vous voudriez gagner du temps, répondit la Ramée. Mais je n'en ai pas à perdre, moi. Vous aurez, s'il vous plaît, préparé ces messieurs pour ce soir, car, ce soir, j'épouserai Mlle Henriette et l'emmènerai chez moi.
—Ce soir! Mais c'est de la démence, s'écria Marie Touchet.
—Ce soir, je serai morte, dit Henriette, avec un inexprimable désespoir.
—Vous, mourir!… Je vous en défie, répliqua la Ramée. Tant que vous aurez l'espoir que je vous connais, vous ne mourrez pas, et vous l'avez encore, ce fol espoir. Ce soir donc, je reviendrai vous prendre pour vous conduire à l'autel. De là nous partirons. Si MM. d'Entragues et d'Auvergne n'ont pas été prévenus avant, ils le seront après, peu importe.
—Ordonnez, monsieur, bégaya Henriette, aux yeux de laquelle venait de luire une chance de salut.
—Je vous devine bien, interrompit la Ramée; vous essayerez de la fuite. Mais ce serait encore inutile. Je vous l'ai dit, toutes mes mesures sont prises. Vous avez vu si je savais toutes vos démarches, toutes vos pensées. Je les saurai de même jusqu'à ce soir. Votre maison est entourée de gens à moi. J'ai des amis, mesdames; vous ne ferez ni un geste ni un pas que je ne le sache et que, par conséquent, je n'en prévienne les conséquences. Au surplus, essayez. L'épreuve vous convaincra mieux que tous mes discours. Essayez!
Après ces derniers mots, qui achevèrent de briser la malheureuse Henriette, il salua la mère et gagna lentement la porte. Arrivé sur le seuil, il se retourna, et d'une voix fatiguée, mais vibrante encore de son inextinguible passion:
—Rappelez-vous bien mes paroles, dit-il. Sur cette terre, moi vivant, vous ne serez à nul autre qu'à moi, je le jure! Résignez-vous. Peut-être ne vous ferai-je pas attendre aussi longtemps que vous le redoutez. Cela regarde, non pas vous ni les vôtres, mais Dieu et moi. A ce soir nos noces!
En achevant de parler, il souleva la tapisserie et disparut.
—Pour cette fois, murmura Henriette, je crois que je suis perdue. Qu'en dites-vous, ma mère?
—Je cherche? dit Marie Touchet.
XVI
L'HÉRITIER DES VALOIS.
La Ramée, après son départ, se mit à organiser la soirée selon le programme qu'il en avait tracé à ses deux amies.
Il fit préparer les chevaux, distribua les consignes à ses agents et prévint le desservant d'une chapelle voisine.
Enfin allait s'opérer la réalisation de son rêve. Son visage rayonnant trahissait le triomphe; on eût dit que son mauvais génie, protecteur ce jour-là, le soulevait par les cheveux et l'empêchait de toucher trivialement la terre. Cependant il finit par se lasser et rentra chez lui pour se reposer un moment, c'est-à-dire rentra dans l'appartement qu'il occupait chez la duchesse, dont l'hôtel était alors inhabité.
Mme de Montpensier, depuis l'entrée du roi à Paris, ne s'y sentait plus à l'aise. La bonté généreuse du vainqueur l'avait médiocrement rassurée. Elle ne pouvait croire qu'on pardonnât tout à fait, elle qui ne pardonnait pas. Aussi, après les premières grimaces, fatiguée de s'incliner, ayant dépensé tous ses sourires, elle avait prétexté les beaux jours, sa faible santé, des affaires en province, et, à petit bruit, s'était retirée dans ses terres.
En ce temps là, le royaume de France s'administrait péniblement. La politique était difficile à faire en pratique à cause des difficultés matérielles. Recouvrements pénibles, distances infranchissables, division entre les provinces, mélange de royalisme et d'espagnolisme d'une localité à l'autre, partage des villes entre différents suzerains, constituaient à chaque pas une impossibilité pour la surveillance. La duchesse de Montpensier, retirée en Lorraine ou dans le Blaisois, était bien plus éloignée de la main d'Henri IV qu'un ennemi politique ne le serait aujourd'hui de son ennemi par une distance de mille lieues.
Aussi la duchesse, à l'abri d'un coup d'État, s'était-elle repris à respirer. Les griffes limées avaient retrouvé leurs pointes. La sécurité d'une campagne semblable a un petit gouvernement, avait ramené chez la soeur de M. de Mayenne Espagnols, ligueurs, mécontents de toute sorte. On avait commencé, en se retrouvant, par se regarder avec des soupirs. Puis, comme les soupirs n'étaient pas assez éloquents, on avait gémi, puis on avait critiqué, puis on avait menacé, puis, après s'être compté, on avait conspiré comme de plus belle.
C'était là-bas un concert qui eût empêché Henri IV de dormir si le héros n'eût pas dormi chaque soir au bruit du canon de l'ennemi.
Divisant les catholiques de France en vieux et en nouveaux, la duchesse, aidée des bons pères jésuites, avait inventé force arguments ingénieux pour établir que tout catholique nouveau était un hérétique. L'abjuration du roi se trouvait supprimée par ce sophisme, et de là, liberté pleine et entière à tout bon ligueur de recommencer la Ligue et de courir sus à l'hérétique converti.
Il va sans dire que, dans ces combinaisons nouvelles, figuraient avantageusement tout ce que Philippe II avait pu lancer sur la France d'Espagnols gangrenés par l'avarice et le fanatisme. On avait renoué avec M. de Mayenne, dont l'esprit flottant et l'ambition instinctive n'avaient jamais su dire leur dernier mot. Enfin, depuis que le roi était rétabli en France, tous ces ennemis rampants, volants, glissants, insectes furieux, reptiles affamés, féroces rongeurs, avaient chacun fait leur trou dans ce trône auguste, que les boulets de dix batailles n'avaient pas réussi à entamer.
De temps en temps, la duchesse expédiait à Paris un espion. La Ramée, dont nous savons la faveur près d'elle, avait obtenu ce poste et se servait de l'autorité supérieure pour surveiller ses petites affaires privées. On sait comment il les avait conduites, et son dénoûment approchait, parallèlement à celui que la souveraine maîtresse avait ménagé à ses intrigues politiques.
Donc, la Ramée était rentré à l'hôtel par la petite porte dont il avait la clef, et qui, ouvrant l'allée d'une maison adossée à l'hôtel, communiquait sans que nul le sût avec le quartier général de la duchesse. En ces temps d'astuce et de guet-apens, c'était une ressource familière aux grands conspirateurs d'acheter la plupart des maisons qui avoisinaient la leur. Ils avaient ainsi autant d'entrées secrètes qu'il leur en fallait pour admettre les initiés, autant de portes inconnues pour les faire échapper en cas d'investissement ou d'alarme: Mme de Montpensier n'avait pas négligé cette intéressante précaution.
La Ramée voulait, disons-nous, se reposer un moment, rassembler toutes ses ressources, et, lorsqu'il en aurait fini avec les Entragues, lorsqu'il aurait épousé Henriette, emmener sa femme, la conduire auprès de la duchesse, la lui présenter et prendre un congé définitif.
—J'ensevelirai quelque temps, pensait-il, mon bonheur dans une solitude où rien ne le puisse troubler. Puis, lorsque s'éveilleront les regrets et les instincts ambitieux d'Henriette, lorsque ma folle passion sera bien assouvie, lorsque le délire m'aura quitté, alors nous reparaîtrons, moi guéri, elle domptée.
Le malheureux comptait sans la destinée. Les impies, les scélérats, appellent ainsi les actes de la Providence quand elle frappe. Que deviendrait un criminel s'il avait la conscience ou la crainte de Dieu?
La Ramée pénétra dans son appartement. La nuit, qui vient vite en décembre, tombait rapidement sur Paris du haut d'un ciel sombre et bourré de neige. La Ramée comptait trouver à l'hôtel obscurité, silence et solitude. Il fut bien surpris d'entendre des bruits de pas dans les corridors, et en ouvrant la porte qui communiquait avec l'intérieur, il fut plus surpris encore de trouver l'hôtel aussi éclairé en dedans qu'il était noir et fermé à l'extérieur.
Les corridors, les vestibules, les antichambres s'empilaient peu à peu de visiteurs silencieux, introduits sans doute par ces issues secrètes dont nous venons de parler; car la grande porte de l'hôtel était fermée et verrouillée en dedans. La Ramée regarda dans la cour d'honneur et la vit sillonnée de groupes noirs, au sein desquels reluisait çà et là, sous les manteaux, un fourreau d'épée ou le canon d'une arme à feu.
Majordome, valet de pied, huissier étaient à leur poste dans l'intérieur.
—Qu'est-ce que cela signifie? pensa le jeune homme, est-ce que la duchesse serait revenue?
—Son Altesse vient d'arriver, répliqua mystérieusement l'huissier, à qui la Ramée avait adressé la question.
—Il faut que je lui parle, se dit le jeune homme, et que je sache pourquoi elle revient de cette façon. Est-il arrivé quelque nouvelle? Se trame-t-il quelque chose? Je le saurai, il faut aussi que j'instruise la duchesse de mes projets, car les lui taire serait un manque d'égards. Fermons d'abord la porte par laquelle je suis entré.
La Ramée, en s'approchant de cette porte, la vit gardée par plusieurs hommes qui s'étaient postés aux différents étages de l'escalier.
—Voilà qui est étrange, pensa-t-il. Avertissons la duchesse de cette nouvelle singularité.
Il assura son manteau, prit ses gants, et s'achemina vers l'autre porte de son appartement.
Là il trouva l'huissier, qui, d'un ton respectueux, l'invita, de la part de la duchesse, à se rendre dans la grande salle.
Chemin faisant, il voyait affluer aux environs de l'appartement ducal les mystérieux visiteurs qu'un même signal avait attirés au même rendez-vous.
La Ramée entra dans la grande salle où Mme de Montpensier tenait ses audiences solennelles.
Cette salle immense, garnie des portraits de l'illustre maison de Lorraine, avait ce soir-là, aux flambeaux, un caractère de majesté sombre que la Ramée ne lui avait jamais connu jusqu'alors. On eût dit que les murs chargés de figures menaçantes, d'armes aux feux sinistres, préparaient leur écho à quelque terrible événement. La princesse, assise près de la cheminée, les yeux tournés vers la flamme, attendait, le front dans ses mains. Les reflets rouges du brasier se jouaient sur les rubans violets et le jais de sa robe. L'huissier annonça M. de la Ramée, et la duchesse se leva aussitôt avec un étrange empressement.
—Vous ici! madame, s'écria le jeune homme; faut-il que vos amis se réjouissent ou s'alarment de ce retour imprévu?
—Ils peuvent se réjouir, dit-elle.
—Dieu soit loué. Alors, les alarmes que m'avait causées tout ce que je vois….
—Dissipez-les.
—Et la présence de ces hommes dans l'escalier dérobé par lequel j'arrive à mon appartement?
—Ces hommes sont placés là par mon ordre.
—Pardon, madame, je n'en fais mention que parce qu'ils semblaient me garder et me fermer le passage.
—Ils vous gardent en effet, répliqua la duchesse avec la même affectation de courtoise déférence qui bouleversait toutes les idées de la Ramée depuis le commencement de l'entretien.
Pourquoi le gardait-on? Pourquoi ne l'appelait-on ni la Ramée, comme d'habitude, ni monsieur, ni mon cher? Cent questions se pressaient sur les lèvres du jeune homme, qui n'osait en formuler une.
Mais le temps marchait et ne permettait ni hésitation, ni scrupules de diplomatie. La Ramée sentait approcher l'heure à laquelle il devait se rendre chez Henriette.
—Madame, dit-il à la duchesse, quand vous m'avez fait appeler, je me disposais à vous demander audience.
—Vous ne saviez pourtant pas que je fusse à Paris, répliqua-t-elle.
—Je venais de l'apprendre, et le devoir me commandait de vous dire ici ce que je fusse allé vous communiquer à la campagne.
—Parlez.
—J'ai besoin d'un congé pour ce soir, madame, et vous prie de vouloir bien me l'accorder.
—Pour ce soir, impossible, dit la duchesse.
La Ramée tressaillit.
—Il me le faut pourtant, madame; car j'ai des engagements qui ne souffrent pas de retard.
—Je vous connais des engagements près desquels ceux dont vous me parlez ne sauraient compter.
—Madame, je me marie.
La duchesse tressaillit à son tour.
—Vous vous mariez!… Est-ce possible?
—Dans une heure, madame.
—Avec qui donc, bonté divine?
—Avec Mlle Henriette de Balzac d'Entragues.
—Mais, vous êtes fou.
—Je le sais bien, madame, mais je me marie.
—Je vous ai laissé, à votre aise, courtiser, épier, assiéger cette fille, mais parce que je croyais qu'il ne s'agissait, de vous à elle, que d'une amourette, d'un passe-temps.
—Un passe-temps! de Mlle Henriette d'Entragues à moi! d'une fille de noblesse, d'une fille de grande maison à un pauvre petit gentilhomme de province… un passe-temps! Non, non, madame, c'est bel et bien une passion sérieuse, qui ne peut avoir de satisfaction que par le mariage, et encore!
—Je vous répète que c'est une folie, dit froidement la duchesse, et je ne vous laisserai pas faire une folie.
—Enfin, madame, répondit la Ramée, je sais ce que je fais peut-être!
—Non!
—J'ai engagé à madame la duchesse mes services et mon épée, elle peut disposer de moi comme instrument, comme serviteur: bras, esprit, âme, je lui ai tout promis, mais non mon coeur.
La duchesse haussa les épaules.
La Ramée avec une sourde irritation:
—Peut-être suis-je utile en ce moment, murmura-t-il, et mon absence peut paraître une désertion, quand tous les serviteurs de votre maison sont assemblés; mais daignez songer, madame, que je ne demande qu'une heure; dans une heure je serai marié, tous mes préparatifs sont faits à l'avance. Dans une heure, après la célébration, je comptais partir et emmener ma femme, mais je ne partirai pas, je ne l'emmènerai pas; dans une heure je serai de retour ici, aux ordres de Votre Altesse… Seulement, je le déclare, il faut que je sois marié ce soir et je le serai!
La duchesse, au lieu d'éclater avec colère, comme c'était son habitude quand on lui tenait tête, et comme La Ramée s'y attendait après cette déclaration, ne s'émut pas, ne cria pas. Regardant fixement le pâle jeune homme:
—Je vous ai dit, articula-t-elle avec calme, que vous n'épouseriez pas Mlle d'Entragues. Vous ne l'épouserez pas, pas plus demain que tout à l'heure, pas plus dans un an que demain.
—Parce que? dit insolemment la Ramée.
—Parce que c'est impossible.
—Vous appelez impossible toute chose que vous ne voulez pas, s'écria-t-il tremblant de colère.
—Non, dit-elle de plus en plus tranquille. Ce mariage ne se fera pas, parce que vous-même le refuserez tout à l'heure.
—Voilà ce qu'il faudra me persuader, madame.
—C'est ce que je vais faire; aussi bien le moment en est venu, et je ne vous mandais auprès de moi que dans ce dessein.
La duchesse frappa sur un timbre qui emplit la vaste salle de sa vibration argentine.
La Ramée, maîtrisé par ce sang-froid inouï, resta immobile, muet, dans l'attente de l'événement que ces bizarres préludes lui promettaient.
Au son du timbre, les tapisseries du la salle se soulevèrent, et l'on vit entrer par les trois portes colossales une quantité d'hommes dont les visages et les noms étaient bien connus de la Ramée.
C'étaient les principaux chefs ligueurs un moment dispersés sous le souffle de la réaction royaliste; quelques-uns de ces prédicateurs fanatiques chassés de Paris par le retour du roi et trop généreusement épargnés par sa clémence; c'était un jésuite professeur du collège où la duchesse avait fait entrer Jean Châtel; c'étaient des Espagnols délégués par le duc de Feria ou par Philippe II lui-même; c'était enfin, avec quelques bourgeois incurables et deux ou trois membres de la faction des Seize, tout l'état-major de la révolution que Mme de Montpensier tenait sans cesse suspendue comme un nuage destructeur sur la France, à peine remise de tant d'orages surmontés!
Devant ce flot de puissants personnages, la Ramée avait reculé jusqu'à la porte que gardaient plusieurs hallebardiers et mousquetaires de Lorraine; la duchesse remarqua son mouvement, et d'un coup d'oeil ordonna aux gardes de serrer leurs rangs.
—Approchez-vous, je vous prie, dit-elle à la Ramée qui fut contraint d'obéir.
Quand le silence se fut établi dans la salle, Catherine de Lorraine, orateur prétentieux comme elle était général d'armée, fit un pas vers l'assistance, s'appuya d'une main au dossier de son fauteuil, et après s'être recueillie:
—Seigneurs, dit-elle, et vous, messieurs, qui composez la véritable force de notre religion et de notre patriotisme, vous savez pour la plupart nos desseins puisque vous partagiez notre douleur et nos espérances mais vous ignoriez comment et sous quelle forme ces espérances pourraient se réaliser.
Nous ne nous dissimulons ni les uns ni les autres combien est précaire le nouveau règne sous lequel la France s'est courbée. Bien des circonstances le peuvent abréger: la guerre a ses hasards, la politique d'usurpation a ses dangers, le nouveau roi peut tomber sur un champ de bataille; il peut tomber aussi frappé par le ressentiment public. Je ne parle pas des chances de mort que fournit une vie dissolue, aventureuse: on meurt aussi vite, et plus sûrement peut-être, d'un excès, d'une orgie que d'une balle ou d'un coup de poignard.
Dieu m'est témoin et vous l'avez tous vu, plusieurs même m'en ont blâmée, que pour le bien du pays j'ai fait taire mes inimitiés, oublié les malheurs de ma famille, et reconnu le nouveau roi. Cependant je ne puis m'aveugler sur l'avenir: le roi n'a pas d'héritier, un enfant bâtard ne compte pas; si le roi mourait, que deviendrait la France? S. M. Philippe II, dans un sentiment de glorieuse générosité, a renoncé à ses droits au trône. M. de Mayenne aussi abdique. Je renonce pour mon neveu de Guise, qui n'a pas rallié la majorité des voeux du peuple français. Mais, du sein de cet abandon général, la bonté divine a suscité un miraculeux et providentiel moyen de salut. Messieurs, écoutez religieusement la parole qui va sortir de mes lèvres. Il existe un rejeton de la branche royale, messieurs; la France possède un légitime Valois!
A ces mots, on entendit frémir l'assemblée, dont les têtes oscillèrent sous un ouragan de passions mal contenues. Çà et là, quelques visages sérieux, ceux des principaux initiés, du jésuite, entre autres, examinaient avec soin l'attitude générale.
—Un Valois! murmura-t-on de toutes parts.
—Vous savez, continua la duchesse, que du mariage du roi Charles IX avec Élisabeth d'Autriche, naquit, à Paris, le 27 octobre 1572, un enfant présumé être Marie-Élisabeth de France. Le roi attendait, espérait un fils, ce fut une fille que lui présenta sa mère Catherine de Médicis, une fille qui ne vécut même pas et dont la mort fut déclarée le 2 avril 1578. Eh bien, seigneurs, eh bien, messieurs, ce n'était pas une fille qui était née au roi Charles IX, mais bien un fils, que par jalousie et pour assurer le trône à son fils favori, le futur Henri III, Catherine de Médicis avait soustrait et fait disparaître en l'échangeant contre une fille.
Un silence glacé s'étendit sur l'assemblée après les paroles de la duchesse. Pour ses partisans, qui la connaissaient si bien, le moyen providentiel dépassait les limites du prodige.
—Oh! reprit-elle en profitant habilement de ce silence, vous vous taisez, vous êtes atterrés; le crime énorme de cette substitution vous épouvante! Que sera-ce lorsque vous aurez sous les yeux les preuves complètes, irréfragables, les documents minutieusement naïfs qui établissent, sans une ombre de doute possible, tout le complot de Catherine de Médicis contre la postérité de son propre fils, un attentat, messieurs, qui, sans le secours de la Providence, éteignait à jamais une des plus illustres races qui aient paru dans le monde.
Tenez, messieurs, tenez seigneurs, dit la duchesse en dénouant sur la table une liasse de parchemins, de lettres et de mémoires; approchez-vous, prenez connaissance de ces titres. Habituez-vous à l'idée qu'il vous reste un maître légitime, un véritable roi Très-Chrétien, et quand la conviction se sera fait jour dans vos âmes, remerciez Dieu qui vous sauve de l'usurpation et de l'hérésie.
On vit s'approcher, en effet, avec une crainte superstitieuse ou plutôt avec une salutaire défiance les ligueurs et les prêtres fanatiques. Les Espagnols, le jésuite, dans le secret, se tenaient à distance.
—Ceci, dit la duchesse, en désignant un mémoire, est le récit de la substitution, et révèle le lieu obscur où Catherine alla chercher la fille destinée à remplacer le jeune prince. Cet autre document vous montre Catherine faisant porter l'enfant mâle chez un gentilhomme du Vexin, son affidé, son féal, lequel gentilhomme éleva l'enfant parmi les siens, dans sa maison de Vilaines, aux environs de Medan.
La Ramée, jusqu'alors immobile, frissonna.
—Lisez maintenant, poursuivit la duchesse, lisez la déclaration du gentilhomme à son lit de mort, et toutes les preuves qu'il fournit, et, à l'appui de ces preuves, le témoignage du prêtre auquel il avait confié le terrible secret. Lisez et confrontez!… Ne craignez rien… Pénétrez-vous de la conviction sacrée!
—En effet, murmurèrent des voix auxquelles d'autres faisaient écho; en effet, les preuves sont éclatantes, irrécusables.
—Et, les ayant vérifiées, contrôlées, vous n'hésiterez plus à dire comme moi: Miracle!
—Miracle! s'écrièrent les fanatiques, dont le principal but était de renouer la guerre civile.
—Ainsi, seigneurs, ainsi messieurs, vous sentez pourquoi le roi d'Espagne, pourquoi l'illustre maison de Lorraine se sont désistés de leur prétentions, en face des droits acquis d'un Valois.
—Vive Valois! cria l'assemblée.
—Désormais, acheva la duchesse, dont le front ruisselait de sueur après cette furieuse harangue, désormais il vous reste à connaître le prince miraculeusement sauvé, la victime de Catherine de Médicis, le fils de Charles IX, votre maître et le mien! car il vit, seigneurs, car vous l'avez près de vous, messieurs! car il a déjà versé son précieux sang pour notre cause, et il s'ignorait lui-même. Dieu permet que je le tire de son ombre et que je présente son front à la couronne de ses pères! Hier, il n'était rien; aujourd'hui, il est roi de France. Apparaissez, mon roi! votre nom d'hier était la Ramée.
—Je rêve!… balbutia le jeune homme ivre, éperdu fou de voir s'agenouiller devant lui la duchesse et toute l'assemblée.
Il sentit le sang abandonner ses tempes et affluer à son coeur. Il pâlit, et, dans la morne majesté de l'éblouissement et de la démence, il apparut vivante image de ce sombre Charles IX, dont la capricieuse fortune lui avait légué quelques traits, et dont le souvenir se dressait encore à la pensée de la plupart des assistants.
—Le roi chancelle! s'écria la duchesse, qu'on le conduise à son appartement!
—Et qu'on l'y garde bien, dit-elle tout bas à ses Espagnols.
—Le peuple, ajouta l'héroïne en s'adressant au reste des conspirateurs, ne niera pas en le voyant qu'il soit le fils de son père. Maintenant, messieurs, à partir d'aujourd'hui, tenez-vous prêts. Depuis longtemps chacun de vous connaît son poste et a choisi son rôle. Quelque chose me dit que l'événement est proche. Voilà votre chef. Et derrière celui-là, j'espère, nul Français ne refusera de marcher pour le triomphe de la bonne cause! Je vous connais assez pour n'avoir pas besoin de vous dire qu'une indiscrétion est le signal de notre mort. Adieu, messieurs, et vive le vrai roi!
—Vive le vrai roi! répétèrent les ligueurs en défilant devant la duchesse.
Le jésuite passa le dernier, et, pendant qu'il faisait la révérence:
—Et notre écolier? demanda tout bas la duchesse, est-il prêt aussi?
—C'est pour demain, dit le jésuite, qui se perdit dans la foule des conjurés.
XVII
AMBASSADES
Le lendemain, jour fixé par Gabrielle pour son départ, le soleil apparaissait à peine que deux hommes enveloppés de manteaux se promenaient en long et en large dans le parterre qui précédait la maison de la marquise.
Il faisait froid, un froid brillant qui blanchissait la terre. On l'entendait résonner sous l'éperon de ces deux cavaliers qui causaient ensemble d'un ton aussi échauffé que leurs mains et leurs figures étaient froides. De temps en temps, l'un ou l'autre levait la tête vers l'appartement de la marquise où rien encore ne remuait.
—Je vous assure, monsieur Zamet, que le roi notre maître m'a donné une triste commission, dit le plus petit et le plus gelé des deux personnages. Empêcher une femme de faire un coup de sa tête!
—Il y va donc aussi de la tête du roi, monsieur de Rosny, répliqua le florentin Zamet.
—On le dirait, monsieur, et je vous ai mandé pour que nous en causions sérieusement. Je sais tout votre zèle pour la personne de Sa Majesté, et vous remercie de vous être dérangé si matin pour venir me trouver ici, où j'étais envoyé par le roi. Oh! le cas est grave.
—Si grave que cela?
—Le roi a le coeur tendre, monsieur Zamet, et depuis que sa maîtresse menace de le quitter, il ne vit plus. A propos, vous qui avez la vue excellente, ne voyez vous rien bouger chez la marquise?
—Rien encore, monsieur de Rosny.
—Nous aurons le temps de causer un peu avant qu'elle ne s'éveille.
—Mais pourquoi quitte-t-elle le roi?
—Oh! vous le savez mieux que personne, vous qui êtes involontairement la cause de cette rupture.
—Bien involontairement, monsieur, s'écria Zamet comme s'il eût redouté qu'on n'entendît l'accusation des étages supérieurs. En conscience, je ne suis pas responsable de ce que fait le roi.
—Eh! ne vous en défendez pas tant, monsieur Zamet. Ce ne serait pas un si grand mal que le roi sût et pût se distraire.
Rosny, après avoir lancé ces paroles, regarda obliquement Zamet pour en apprécier l'effet. Mais Zamet était Italien, c'est-à-dire rusé. Il ne laissait pas lire sur son visage à première vue.
—Certes, continua Rosny, la marquise est une charmante femme, la meilleure des femmes. Jamais le roi ne saurait trouver une plus raisonnable maîtresse. Elle ne fait pas trop de dépenses, elle n'a pas trop de morgue ni d'ambition….
—Voilà bien des qualités, monsieur.
—Eh mordieu! j'aimerais mieux qu'elle en eût moins, j'aimerais mieux que le roi eût affaire à quelque diable incarné qui se ferait maudire trois ou quatre fois par jour. Le roi s'attache trop facilement, voyez-vous, et il lui faudrait des cahots, des tempêtes dans le ménage. Est-ce que vous ne connaîtriez pas cela, monsieur Zamet, un diable féminin assez joli pour que notre cher sire s'en laissât charmer d'abord, assez méchant pour qu'il le chassât ensuite, cela nous rendrait service?
—Mais, monsieur de Rosny, si le roi est féru d'amour pour la marquise de
Monceaux….
—Puisqu'elle le quitte.
—Est-ce bien sûr? demanda Zamet en regardant fixement Rosny. Votre présence ici, ce matin, indique des projets de réconciliation.
—Vous avez deviné juste. Le roi m'a prié de fléchir sa cruelle.
—Et vous la fléchirez; vous êtes si éloquent.
—Voilà précisément ce que je me demande. Faut-il être éloquent? Est-ce un service à rendre au roi?
—Au coeur du roi, oui.
—Mais à ses intérêts?
—C'est autre chose. Il n'y a d'intérêts que ceux de l'amour pour un homme amoureux.
—Je ferai de mon mieux, dit Rosny, afin de contenter le roi. Mais enfin, il faut prévoir le cas où Mme de Monceaux serait inflexible. Elle a du caractère.
Sully prononça ces mots avec un accent qui promettait peu de zèle pour la négociation.
—En ce cas, monsieur?…
—En ce cas il faudrait distraire le roi bien vite avec quelque idée divertissante.
—Eh! eh!… c'est plus aisé à dire qu'à faire.
—Cependant j'ai compté sur vous, monsieur Zamet, pour deux raisons.
—Parlez, monsieur.
—La première, c'est que le nerf de toute distraction est comme celui de la guerre, l'argent. Nous n'en avons pas.
Zamet fronça le sourcil.
—Et vous, vous en avez beaucoup, continua Sully.
—Oh! je vous assure que la moitié au moins de ce que je possède….
—Est placée à Florence, chez le grand-duc, je le sais. Ce qui vous met très-bien avec ce prince, je suppose.
—Comment, s'écria Zamet avec inquiétude, vous savez….
—Je sais toujours où est l'argent, répliqua Sully; ce que je ne sais pas, c'est la façon de l'attirer chez nous. Oui, vous avez un million d'écus là-bas. Que ne sont-ils ici!
—Monsieur, je vous assure….
—Ah ça! monsieur Zamet, si vous tombiez malade, ne laissez pas tout cet argent à Florence. J'en ai trouvé un placement bien plus avantageux pour vous.
—Lequel donc?
—Supposez que le roi soit tout à fait séparé de madame la marquise; supposez qu'il se divertisse un peu çà et là, tandis que l'on romprait son mariage avec la reine Marguerite; supposez encore que le roi se remarie….
—Ah! ah! dit Zamet en regardant de nouveau Sully qui grattait de sa canne avec indifférence les corbeilles semées de givre.
—Est-ce que vous auriez quelque chose contre un mariage du roi? reprit
Sully.
—Mais, selon… dit le Florentin en promenant ses yeux autour de lui, dans la crainte des espions.
—J'entends un bon mariage, cher monsieur Zamet, avec une princesse jeune, belle, si c'est possible, et riche surtout.
—Cela peut se rencontrer.
—Vous n'avez personne en vue?
—Mais….
—Il y a une infante d'Espagne.
—Une moricaude, une guenuche.
—Il y a une princesse de Savoie.
—Les sept péchés capitaux, plus la misère.
—Il y a… ma foi, il y a la reine Elisabeth d'Angleterre.
—Voilà soixante ans que les médecins exigent qu'elle meure vierge.
—Peste! ce n'est pas le roi qu'il lui faut pour mari. Nous avons passé en revue toute l'Europe plus ou moins nubile, n'est-ce pas?… Eh! mais non, mais en vérité non, cher monsieur Zamet, nous oublions quelqu'un.
—Qui donc? demanda le Florentin avec une naïveté qui faisait honneur à sa diplomatie.
—Mais quelqu'un de votre pays même… Est-ce qu'à Florence vous n'avez pas une princesse?
—Il est vrai.
—La fille du grand-duc de Médicis.
—La princesse Marie.
—Qui doit avoir, cette année?…
—Quelque vingt ans.
—Et qui est belle?
—Oh! une merveille.
—Un bon État; un peuple dodu, que la maison de Médicis a su engraisser à point.
—Les Médicis sont habiles.
—Je le crois bien; des gens qui ont un million d'écus à M. Zamet!… A propos, quel caractère a-t-elle cette belle princesse-là!
—Je ne sais, et n'oserais dire.
—Vous devez savoir. Quelqu'un me racontait hier que vous avez chez vous sa soeur de lait, la fille de sa nourrice.
En parlant ainsi, Rosny attachait sur Zamet son oeil gris, d'une trempe à fouiller jusqu'au fond d'une âme.
—Vous savez tout, monsieur, répliqua le Florentin en s'inclinant.
—Tout ce qui peut intéresser mon maître, oui, cher monsieur Zamet. Ainsi, voyez comme tout cela s'enchaîne sans effort. Mettez les unes au bout des autres nos suppositions de tout à l'heure: la rupture du roi avec la belle Gabrielle, ses passe-temps avec tous les masques qu'on lui fera trouver; car on peut lui faire trouver de jolis masques, n'est-ce pas? Puis la dissolution du mariage avec Mme Marguerite; puis, nécessairement, un nouveau mariage. Et admirez comme votre princesse florentine vient s'adapter à tout cela avec ce million d'écus qui vous rapporteraient, soit un marquisat, soit un duché, soit de bons gros intérêts hypothéqués sur de bonnes terres.
—J'aime trop le roi, dit Zamet palpitant de joie, pour repousser toutes ces suppositions. Mais que de difficultés à vaincre.
—On dit votre petite compatriote un peu magicienne.
—C'est la maladie de notre pays.
—Il faudra que je me fasse faire par elle mon horoscope, dit Sully.
—A vos ordres, monsieur.
—Il suffit; vous pouvez être certain, monsieur Zamet, que je vous tiens pour un galant homme, bon ami de notre bon roi.
Zamet s'inclina encore.
—Vous prêterez bien cinquante mille écus à la fin de ce mois, n'est-ce pas? Il va falloir distraire Sa Majesté soit par la guerre, soit autrement.
—Je chercherai la somme, monsieur.
—Grand merci. Cette nouvelle va réconforter un peu le cher sire, qui ne sort pas de tristesse ou de colère depuis avant-hier; c'est la première fois quo je l'ai entendu parler de se venger.
—Se venger de qui?
—Mais de celui qui a prévenu la marquise. Je crois, Dieu me pardonne, que le pauvre hère payera pour tout le monde; mais, bah! si cela a pu divertir le roi, qu'importe! Monsieur Zamet, nous voilà au 27 décembre, j'ai bien envie d'envoyer chercher demain nos cinquante mille écus.
—Oh! demain, c'est bien tôt.
—Voilà la marquise qui appelle ses gens. Je vous quitte, monsieur Zamet. Eh bien! à demain soir, le prêt, en attendant tous ces intérêts que vous savez.
—Bien, monsieur.
—N'oubliez pas mon horoscope. Au revoir!
En disant ces mots, Sully, qui avait serré la main à Zamet d'un air significatif, se fit annoncer chez la marquise de Monceaux.
Il était temps. Gabrielle, levée depuis le jour et habillée, avait déjà commencé ses préparatifs, et, sans être vue, derrière les rideaux, guettait le ministre absorbé par son entretien avec Zamet.
Lorsqu'il entra chez elle, tout était fini. Gabrielle donnait ses ordres pour qu'on attelât les mules.
Le ministre après avoir exprimé ses regrets et son étonnement par quelques mots de politesse, expliqua la commission qu'il avait reçue du roi, et plaida la cause de son maître, mais ce fut bien languissamment et son éloquence tant vantée ne fit pas de frais ce jour-là.
Gabrielle, radieuse d'une beauté mélancolique, ne cessa, pendant que Sully parlait, de caresser et d'embrasser son fils. Puis, après le discours du ministre:
—Je me sépare du roi, dit-elle, l'aimant toujours d'une très-tendre amitié. C'est pour son bonheur que je le quitte; peut-être si je le voulais, pourrais-je rester encore, mais le roi a besoin d'être libre et tout le monde désire sa liberté et me reprocherait son esclavage. Je supporterais avec peine qu'on me congédiât plus tard, c'est pourtant ce qui ne manquerait pas de m'arriver; j'aime mieux prendre les devants. Êtes-vous de ceux qui me diront que j'ai tort?
Sully était net lorsqu'il le voulait bien. Les harangueurs le trouvaient harangueur et demi; mais, avec les gens d'exécution, il se montrait laconique comme au bon temps de Lacédémone.
—Non, madame, répliqua-t-il, je ne vous dissuaderai qu'autant que la bienséance l'exige.
—En politique, monsieur de Rosny, la bienséance ne compte pas.
Conseilleriez-vous au roi de m'arracher mes habits pour me retenir?
—Eh bien, dit-il, non. Ce n'est pas que je n'aie pour vous une amitié, une estime que vous pourrez mettre à l'épreuve, mais….
—Mais vous m'aimez mieux à Monceaux qu'au Louvre?
—Oh! madame, ce n'est pas vous qui gênez: c'est la maîtresse du roi.
—Je n'ai pourtant pas été gênante depuis mon avènement à la couronne, dit mélancoliquement Gabrielle. J'ai tenu bien peu de place sur le trône, et je souhaite que le roi et ses ministres ne soient jamais plus incommodés désormais qu'ils ne l'ont été par ma présence. Adieu, monsieur de Rosny. Je perds le roi parce que je fus amie tendre. Il me remplacera, mais ne me retrouvera pas. Je fus douce au pauvre peuple, qui ne maudira pas ma mémoire. Adieu, monsieur de Rosny, acheva-t-elle en sanglotant, au moins m'avez-vous assez estimée pour n'être pas hypocrite avec moi. Adieu.
Cette angélique bonté fit plus d'impression sur l'austère huguenot qu'il ne s'y était attendu lui-même. En regardant la généreuse créature essuyer ses larmes, dont pas une n'était mêlée de fiel, il se dit en effet que jamais Henri ne retrouverait un ange comme celui-là, et se reprocha vivement de n'avoir pas été plus prodigue de baume pour guérir une si noble plaie.
Il se trouva brutal, il chercha le moyen de revenir sur ses paroles, il s'avoua qu'il avait fait tout le contraire de ce que le roi l'avait chargé de faire chez Gabrielle. Mais comme sa conscience le félicitait d'avoir rendu service à l'État et au prince, comme elle ne lui reprochait qu'un peu de dureté, il s'arrêta au moment de réparer sa faute.
—Je m'en vais donc, madame, acheva-t-il avec un respect qui n'avait rien d'affecté, rapporter à Sa Majesté que je n'ai pas réussi à vous retenir.
—Allez, monsieur, dit-elle avec un sourire, et ne vous vantez pas trop du mal que vous vous êtes donné.
Ce fut sa seule vengeance. La douce femme tendit sa main blanche à cet exécuteur qui s'échappa précipitamment, emportant la victoire et un remords.
Il n'était pas dans l'antichambre où Gabrielle l'avait reconduit, qu'on entendit monter un homme essoufflé qui criait:
—Hé là!… les mules, ne sonnez pas si haut, vous n'êtes pas encore parties, harnibieu!
C'était Crillon, que le roi venait de dépêcher à son tour, devinant bien, le pauvre Henri, que son premier ambassadeur pourrait manquer d'enthousiasme.
—Ah! monsieur de Rosny, dit-il en joignant le huguenot sur le palier. Eh bien! madame est-elle convertie?
—Non, monsieur, répliqua Rosny, dépité de voir surgir ce nouveau champion.
Madame persiste et va descendre.
Gabrielle, s'armant de courage:
—C'est vrai, dit-elle, je pars.
—Oh! mais non, madame, interrompit Crillon. Il faut d'abord que vous m'écoutiez, j'ai aussi mon discours à faire.
Rosny était revenu vers l'appartement, curieux de surveiller cet orateur dont la verve et les saillies imprévues ne laissaient pas de lui causer quelque inquiétude.
—Mon cher monsieur, lui dit Crillon en le repoussant doucement dehors, le roi vous attend avec grande impatience; vous lui manquez. Il veut que vous preniez le galop, s'il vous plaît. Pendant ce temps-là, je vais donner un nouvel assaut à madame.
Rosny hésitait encore.
—Ah! mais vous n'avez donc pas de charité, lui dit-il; le roi est là-bas qui vous attend et qui pleure.
Rosny, mâchonnant sa moustache, alla retrouver son cheval.
—Oui, continua Crillon en prenant les mains de la marquise, et la conduisant près de la fenêtre, oui, il pleure! il se désole, cela fend le coeur, harnibieu, est-ce que vous souffrirez cela? Un roi de France avec des yeux rouges!
—Et moi! ai-je les yeux secs?
—Bah!…une femme: et pourquoi toute cette colère, tout cet esclandre, parce que le roi a été au bal masqué, parce qu'il vous a trompée. Mais, madame, il vous a peut-être trompée déjà trente fois, et vous ne vous êtes pas fâchée pour cela… Bon! je dis de belles sottises, reprit-il en voyant s'assombrir encore le visage de Gabrielle. C'est de l'invention pure. Le roi ne vous a jamais trompée, pas même avant-hier. Il m'a raconté cela en détail. Cela ne vaut pas un froncement de sourcils! Harnibieu! quand votre fils sera grand, est-ce qu'il ne trompera pas les femmes, et vous en rirez… Riez donc!
Gabrielle balbutia quelques mots entrecoupés de soupirs. C'étaient les mêmes plaintes, les mêmes résolutions toujours empreintes de cette douce opiniâtreté qui distingue les bons coeurs, injustement froissés.
—Si c'est par amour-propre que vous partez, dit Crillon, vous avez tort. Qu'a fait le pauvre roi? il vous a priée lui-même, il vous a fait prier; votre amour-propre est cent fois à couvert. Mais prenez-y garde, vous exagérez!… Quoi! ce cher sire a un enfant, un beau petit enfant tout frais baptisé. Il s'est déjà habitué à ses caresses, et voilà que vous lui ôteriez cet enfant, son petit compagnon!… Harnibieu! c'est dur, c'est mal! Ne faites pas cela, car je vous appellerais un méchant coeur.
—Cher monsieur de Crillon, n'augmentez point ma peine. N'ébranlez pas ma résolution. Il ne me reste plus que mon enfant et Dieu….
—Et moi, donc! s'écria le brave chevalier attendri; çà! j'ai promis au roi que vous resteriez; et quand je devrais coucher en travers de la porte, vous ne sortirez pas.
Crillon parlait encore, qu'au bas de l'escalier retentit une voix haletante qui criait:
—Je veux parler à M. de Crillon.
—Au diable l'animal, grommela le chevalier dérangé dans sa péroraison.
—Dites que je suis un de ses gardes.
—Qu'est-ce que cela me fait, pensa Crillon.
—Que je m'appelle Pontis, et que je viens pour un très-grand malheur.
—Il n'en fait jamais d'autres, ce coquin-là, dit Crillon à Gabrielle; mais son grand malheur attendra.
—Ajoutez, hurla la voix, que c'est de la part de M. Espérance.
Crillon bondit jusqu'à la rampe de l'escalier, se pencha en dehors et cria d'une voix de tonnerre.
—Monte, bélître!
—Espérance, murmura Gabrielle, dont un souvenir innocent et frais traversa l'esprit fatigué par tant de larmes.
Crillon et Pontis étaient déjà face à face.
—Monsieur, dit le Dauphinois, rouge, tremblant et suffoquant à chaque mot, où est Espérance?
—Pardieu, est-ce que je le sais?
—Comment, vous ne le savez pas? Mais, monsieur, hier au soir des archers sont venus chez lui.
—Des archers? pourquoi faire?
—Des archers, répéta Gabrielle en s'avançant.
—Oui, madame, des archers, au nom du roi.
—Eh bien, après? demanda Crillon.
—Après, ils ont emmené Espérance.
—Où? cria le chevalier.
—Puisque je vous le demande, monsieur!
—Mais, tu t'es informé; continua Crillon en secouant son garde qu'il tenait par le buffle.
—Pardieu!
—Aux gens, aux voisins, à Zamet?
—Il est voisin de Zamet, demanda Gabrielle.
—Oui, madame, rue de la Cerisaie.
—Rue de la Cerisaie, se dit la jeune femme, frappée d'une idée subite.
—Mais, reprit Crillon, pourquoi ces archers? que lui voulaient-ils? qu'a-t-il fait?
—Rien.
—Qui a-t-il vu, reçu?…
-Personne… qu'un homme enveloppé d'un manteau, qu'on l'a vu reconduire avant-hier du jardin dans la cour à neuf heures et demie du soir.
Gabrielle tressaillit.
-Au moment, continua Pontis, où je paradais dans son carrosse.
—Mais cet homme, quel est-il?
-Eh! le sait-on!
—Je crois que je le sais, interrompit Gabrielle saisie d'un tremblement nerveux… Cette maison qu'habitait M. Espérance, elle est belle?
—Oui.
—Neuve?
—Toute neuve.
—Une grande cour, un jardin qui communique….
—Avec ceux de Zamet. Eh bien?
—C'est là que M. Espérance a reconduit un homme avant-hier?
—Oui, madame.
—Eh bien, cet homme c'était le roi.
—Ah! je comprends! s'écria le chevalier, le roi sortait de chez Zamet par la brèche du mur.
—Et le roi, dit Gabrielle, s'est figuré que j'avais été avertie par le pauvre Espérance, et il s'en est vengé.
—Je ne comprends plus.
—Vous comprendrez plus tard.
Crillon allait répondre lorsqu'un valet se précipita dans la chambre de Gabrielle, en lui offrant un paquet de forme étrange et en lui disant à l'oreille.
—Tenez, madame, examinez vite ceci d'où dépend, dit-on, la vie du roi!
Gabrielle déchira à la hâte l'enveloppe qui recouvrait une figurine modelée en plâtre; à la statue était attachée un billet qu'elle dévora en pâlissant.
—Ah! monsieur de Crillon, dit-elle, vite, vite, courez au Louvre chez le roi!
—Que lui dirai-je?
—Que je reste à Paris, que je ne le quitte plus, que je vais le trouver…
Allez, allez, je vous suis!
—Le roi ne pleurera plus, et il me dira en même temps ce qu'est devenu Espérance, s'écria le chevalier en descendant l'escalier avec la célérité d'un jeune homme.
XVIII
AU LOUVRE, LE 27 DÉCEMBRE 1594
La salle du roi, au Louvre, était pleine de gens affairés, inquiets: gens d'épée, gens de robe, qui s'entretenaient, en arpentant la galerie, de cette disparition du roi et de sa tristesse depuis sa rupture avec Gabrielle.
Cet événement avait pris les proportions d'une catastrophe. Mille bruits circulaient qui annonçaient, les uns le départ de la marquise, les autres la consolation prochaine du roi. Tout à coup M. de Rosny traversa cette salle, pour entrer dans le cabinet de Sa Majesté.
Sa froide et impénétrable physionomie fut curieusement interrogée. Mais nul n'y put lire la vérité. Sully eût été fort embarrassé lui-même de dire ce qu'il pensait en ce moment.
Il ne croyait pas que Crillon pût réussir à retenir Gabrielle, mais il ne voulait pas non plus annoncer à Henri le refus définitif de sa maîtresse. Ainsi perplexe, il marchait lentement, pour se donner le temps de trouver une réponse mixte.
Mais le roi ne lui en laissa pas le loisir. À peine l'aperçut-il sous la tapisserie de son cabinet qu'il courut à lui, et de la voix, des yeux, de l'âme, il l'interrogea sur le résultat de son ambassade.
—Elle vous a refusé! s'écria-t-il en voyant les traits du ministre.
—Il faut que je l'avoue, sire, répliqua celui-ci.
Henri découragé laissa retomber ses bras.
—Ce coup m'est douloureux, murmura-t-il, et sera mortel. J'aimais tendrement cette ingrate. Que dis-je, ingrate! C'est moi qui fus ingrat. Elle se venge de ma trahison, elle fait bien.
—Tout cela, pensait Sully, ne va pas trop mal et l'explosion est raisonnable. Je n'en ai dit ni trop ni trop peu. Si la marquise persiste à partir, c'est annoncé. Si elle cédait à Crillon, je ne me suis pas avancé de manière à reculer honteusement. Mais pour éviter en ce cas le premier choc, éloignons le roi.
—Sire, dit-il alors, du courage. Votre Majesté ne restera pas en cette prostration.
—Non, certes, s'écria Henri, et ma résolution est prise.
—Vraiment? dit Rosny avec une certaine joie.
—Oui. Je vais de ce pas dire à la marquise tout ce que j'ai sur le coeur.
—Mais, sire, vous exposez la dignité royale à un échec. Il était sans importance que je ne réussisse point, que M. de Crillon ne réussît pas….
—Oh! mais j'ai réussi, s'écria le chevalier en faisant irruption dans le cabinet, sur les pas de l'huissier qui l'annonçait.
A la vue de Crillon, au bruit de ces douces paroles, le roi poussa une exclamation de joie et embrassa son heureux ambassadeur, tandis que Rosny se mordait les lèvres.
—Elle reste? mon Crillon, elle reste? demandait le bon roi dans un transport difficile à décrire.
—Elle fait plus, elle vient!
—Ah! dit le roi éperdu de bonheur, allons à sa rencontre. Viens, Crillon, venez, Rosny.
—Sire, par grâce, de la modération, dit le huguenot retenant Henri par une main.
—Un moment, sire, dit le chevalier le retenant par l'autre. Mme de Monceaux sera au Louvre dans quelques minutes, et j'ai fait vos affaires en conscience, n'est-ce pas?
—Oui, oui, mon Crillon.
—Faites donc un peu les miennes.
—Que veux-tu?
—Vous avez envoyé arrêter un jeune homme, rue de la Cerisaie?
—Oui; un drôle qui m'avait brouillé avec Gabrielle; un traître à qui je m'étais confié pour sortir sans être vu de chez Zamet, et qui m'a dénoncé à la marquise.
—C'est impossible, dit Crillon.
—Comment?
—C'est plus qu'impossible, c'est faux! Ce jeune homme est un garçon loyal, et non un traître.
—Tu le connais donc?
—Harnibieu! si je connais Espérance!
—Au fait, c'est vrai; je me souviens, maintenant, ce blessé des Génovéfains, ce beau blessé, je savais bien que cette figure-là ne m'était pas inconnue. Eh bien! mon Crillon, ton protégé m'a trahi! et je lui avais serré la main! Ah! vois-tu, si j'eusse été comme lui un gentilhomme, je lui eusse fait avaler sa félonie à la pointe de mon épée; mais je suis roi et j'ai dû me venger en roi!
—Votre Majesté, dit Crillon tout pâle de colère, trouve donc ma garantie mauvaise?
—Ta garantie?
—Je réponds que ce jeune homme ne vous a pas plus trahi que moi-même, et je somme ses accusateurs de me prouver en face….
—Tu seras satisfait, car c'est Gabrielle qui me l'a dit, et puisqu'elle vient, elle te le répétera.
—A-t-on vu pareille duplicité! s'écria le chevalier. Tout à l'heure elle m'a dit à moi qu'il n'était pas coupable. En vérité, la cour est un repaire de fourbes et de méchants.
—La voilà! interrompit le roi en soulevant de sa main la portière du cabinet pour voir plus tôt la marquise, qu'un murmure flatteur des courtisans accueillait à son entrée dans la galerie.
Gabrielle, dont l'émotion doublait la beauté, marchait rapidement, et sur son passage toutes les plumes balayaient la terre.
Le roi ne put se retenir plus longtemps. Il lui tendit la main, puis les bras, et l'attira dans le cabinet avec une physionomie où la joie éclatait par le rire et les larmes.
Sully, dont la retraite pouvait s'appeler discrétion, sortit en étouffant un soupir. Crillon laissa un moment le roi se repaître de la vue de son idole. Il laissa s'exhaler les tendres reproches de Henri, ses soupirs, ses protestations et ses promesses; puis, prenant le bras de Gabrielle:
—Pendant que vous êtes heureux, dit-il, un innocent souffre par votre faute. Voyons, madame, il faut de la franchise: vous avez accusé Espérance; persistez-vous?
—Mon Dieu! s'écria Gabrielle, j'oubliais; oh! c'est excusable, dans le trouble où je suis et avec tout ce que j'ai à dire au roi. Mais je vais me souvenir.
—Vous m'avez dit, reprit le roi, que vous aviez appris tout par ce jeune homme.
—Je vous ai dit, sire, tout ce qu'une femme peut dire quand on lui ment et qu'elle ment elle-même. Le fait est que j'étais instruite de votre sortie, avant votre sortie, par la lettre d'un homme que je ne connais pas. Le fait est que, pour vous épier, je m'en accuse, je m'étais cachée rue de la Cerisaie, et que c'est moi qui de mes yeux vous ai vu sortir. Enfin, je dois à la vérité de n'accuser que moi; j'ai appris seulement aujourd'hui que M. Espérance demeurait rue de la Cerisaie et que Votre Majesté lui avait parlé avant-hier au soir.
—Quand je vous disais, sire! s'écria le chevalier en baisant la main de Gabrielle. Maintenant, qu'avez-vous fait de ce pauvre garçon, loyal, innocent et calomnié?
—C'est honteux à dire, répliqua le roi avec embarras, je l'ai fait enfermer au Châtelet.
—Harnibieu!… dit Crillon, en prison! comme un coquin!… mon brave Espérance! Ah! madame, il est capable d'en être tombé malade, d'en être mort! en prison! voilà ce que c'est! les femmes mentent et cela retombe toujours sur quelqu'un.
—C'est un désespoir pour moi, répliqua Gabrielle.
—Mettons-le en liberté, dit le roi.
—Pardieu! cela ne sera pas long, s'écria le chevalier, qui s'enfuit comme un trait, laissant les deux amants ensemble.
—Sire, n'avez-vous pas, comme moi, un remords, dit Gabrielle, dont Henri pressait passionnément les mains.
—Je n'ai dans l'âme que tendresse et joie, depuis que je vous ai revue.
Ah! mon Dieu, interrompit le roi avec un soubresaut.
—Qu'y a-t-il? demanda-t-elle, effrayée.
—Il y a que ce fou de Crillon est parti sans ordre signé de moi et que le gouverneur du Châtelet ne lui rendra pas le prisonnier à lui seul, tout Crillon qu'il est.
—Écrivez promptement cet ordre, sire, nous l'allons expédier par un page.
Puis Votre Majesté voudra bien écouter ce que je venais lui dire.
Le roi se mit à écrire. Il tenait encore la plume quand Sully reparut, essayant de sourire à Gabrielle.
—Sire, dit-il, la galerie est pleine de monde, et j'annonce à Votre
Majesté une bonne nouvelle.
—C'est un effet du retour de l'ange gardien, dit galamment le roi, qui signait l'ordre d'élargissement que Gabrielle couvait des yeux. Mais de quelle nature, cette nouvelle?
—MM. de Ragny et de Montigny, gentilshommes picards, viennent faire leur soumission. C'est une économie de canons et de poudre. Ils attendent le moment d'embrasser les genoux de Votre Majesté.
—Des rebelles?… Mais, mon cher Rosny, j'ai là tout près de moi une rebelle qui vient de se soumettre aussi; je lui dois bien quelques instants pour faire mes conditions.
—Le véritable soumis, je crois que c'est Votre Majesté, répondit gravement le ministre.
—Et par conséquent c'est moi qui ai des conditions à faire, interrompit non moins sérieusement Gabrielle, Oh! vous pouvez les entendre, monsieur de Rosny.
—Madame….
—La première, c'est que le roi ne quittera plus le Louvre… sans moi.
—Madame la marquise va devenir jalouse, dit Sully, et la jalousie exagère même ses triomphes.
—Je ne suis jalouse que du salut du roi, monsieur, et comme sa vie est menacée s'il sort du Louvre….
—Qui dit cela? fit en souriant un peu dédaigneusement le ministre.
—Ceci, répliqua Gabrielle en montrant la lettre qu'elle venait de recevoir chez elle.
—De qui?
—Lisez la signature.
—Frère Robert: je ne connais pas.
—Oh! mais je connais, moi, s'écria le roi, en s'emparant du billet, qu'il lut à haute voix:
«Ma chère fille, ne quittez point le roi, ne le laissez point sortir du Louvre, et ne laissez pas approcher de lui la figure que voici, au cas où vous la rencontreriez sur votre chemin.»
—Voici la figure, ajouta-t-elle en tirant de dessous sa mante la statuette de plâtre peinte avec une merveilleuse vérité.
—Ventre Saint-Gris! s'écria le roi, frère Robert m'avait déjà fait voir cette figure.
—Armée d'un couteau, dit Sully. Mais c'est un épouvantail, une vraie invention de moine.
—Le moine qui a inventé cela, répliqua le roi pensif, n'est pas de ceux qu'on épouvante ou qui cherchent à semer la peur.
Rosny haussa imperceptiblement les épaules.
—Soit, dit-il. Sa Majesté ne sortira pas du Louvre; et quant à la figure signalée, on veillera. Mais en attendant, madame, le roi a des affaires urgentes. Bien des gens réclament sa présence dans la galerie; la galerie est dans le Louvre; nous ne sortons pas de vos conditions en nous y rendant.
—J'y vais, interrompit le roi. Rosny, vous allez sceller ici même cet ordre que je viens d'écrire pour le gouverneur du Châtelet, et madame le prendra.
—Je l'attends, sire.
—Moi, je vais faire le tour de la galerie.
—Et vous revenez!
—Sur-le-champ.
—Vous me jurez que vous ne sortirez pas!
—Je suis trop intéressé à vous obéir, dit le roi en serrant la jeune femme sur son coeur, tandis que le ministre préparait flegmatiquement cire et cachet.
Henri souleva la tapisserie.
L'huissier de service frappa du pied, selon la coutume, pour avertir le capitaine des gardes qui, à ce signal, cria dans la salle:
—Le roi, messieurs!
Henri parut, le sourire sur les lèvres, le front radieux, l'oeil étincelant de bonheur comme en un jour de victoire.
Il s'avança vers les courtisans, dont le nombre avait grossi et qui l'entourèrent bientôt avec une respectueuse familiarité.
Gabrielle le suivait des yeux. Elle le vit se diriger vers le groupe des gentilshommes picards, dont Sully lui avait annoncé la soumission. L'un de ceux-ci adressa au roi une courte harangue, au nom de ses amis. Henri répliqua par quelques mots d'oubli et de clémence. La scène était touchante et intéressa Gabrielle, qui la contemplait de loin.
Sully venait, dans le cabinet, de sceller l'ordre et le tendit à la marquise, dont l'attention fut distraite un moment. Mais aussitôt qu'elle eut pris l'enveloppe, elle retourna à son observatoire. Les gentilshommes remerciaient le roi, le front courbé, le genou ployé. L'assemblée louait Henri de sa générosité par un murmure de reconnaissance.
Tout à coup, un cri partit du fond de la salle, au seuil de laquelle accourait un moine, les bras étendus, les habits en désordre.
—Prenez garde! il est ici! cria-t-il d'une voix lugubre qui fit gémir les voûtes.
—Frère Robert! s'écria Gabrielle, dont les yeux cherchèrent Henri. Mais le roi se baissait pour relever les suppliants, et au-dessus de lui, sur sa tête même, brillait un couteau dans la main d'un jeune homme pâle.
Gabrielle poussa un cri déchirant. Elle venait de reconnaître dans l'assassin la figure annoncée par le génovéfain. Jean Châtel s'était glissé dans le groupe, et, profitant de l'occasion, avait frappé.
Le coup adressé à la gorge du roi le rencontra plus haut, près de la bouche. Il se releva blessé, étourdi, au milieu de la foule pâle et muette d'horreur à la vue du sang qui inondait le visage du roi.
Gabrielle tomba inanimée sur le parquet. L'assassin, pendant ce tumulte, allait s'échapper. Frère Robert le saisit au cou, l'enleva d'un bras nerveux et le jeta aux gentilshommes et aux gardes, dont les épées étaient déjà tirées.
—Gardez-vous de le tuer, dit-il; il faut qu'il parle!
Cependant Sully, tremblant, livide, faisait emporter le roi dans son cabinet. L'assemblée se lamentait, c'était une confusion, une douleur, une rage inexprimables. Frère Robert pénétra dans le cabinet où Sully, dans son trouble, eût laissé entrer tout le monde.
Henri essayait de rassurer ses amis. Il demandait des nouvelles de la marquise, qu'on venait d'amener près de lui. Il souriait à la pauvre femme qui, revenue à elle, pleurait de voir couler le sang.
Derrière les portes on entendait bruire la foule émue. Frère Robert, gardien sombre et inflexible, avait fait fermer les portes par un cordon de gardes, et lavait la blessure du roi, et de ses doigts tremblants rapprochait les chairs tranchées.
—Oh! la statue! murmura Gabrielle, oh! frère Robert.
—Je n'ai pu arriver à temps! répondit le moine d'une voix sourde.
—Qu'est-ce que c'est que cette blessure? demanda Henri, qui voyait que personne autour de lui n'osait adresser cette question.
—Légère, n'est-ce pas? dit Sully les larmes aux yeux.
—Oui, dit le moine.
—Eh bien! s'écria le ministre, il faut se hâter de l'aller annoncer partout!
En disant ces mots, il courut vers la porte. Frère Robert le saisit au passage et l'arrêta de sa main de fer.
—Vous êtes fou, mon frère! demanda Rosny, peu habitué à se voir ainsi contrarié.
—Restez! dit froidement le moine.
—Mais, sire, s'écria Rosny, entendez toutes les voix qui gémissent, la ville est dans le deuil, dans l'angoisse; c'est faire courir un danger réel à l'État que de tarder une seconde à proclamer la bonne santé du roi. Mêlez-vous de vos prières et de vos compresses, et laissez-nous gouverner les affaires publiques.
—Je vous dis, répondit le moine, qu'il faut que le bruit sinistre circule dans la ville: je vous dis qu'il y a danger pour l'État à faire croire que le roi n'est pas mourant. Je vous dis que la blessure est mortelle, que le couteau était empoisonné.
En parlant ainsi il serrait tendrement la main du roi et lui souriait ainsi qu'à Gabrielle, qui comprenaient bien tous deux le sens de la pression et du sourire.
—Mais cet homme est fou! dit Rosny dans le paroxysme de la colère.
—Vous êtes plus fou que moi, vous qui criez si fort, repartit à demi-voix et précipitamment frère Robert. Quoi, vous êtes homme d'État et vous ne comprenez pas ce qui se passe! Vous ne comprenez pas que Mme de Montpensier vient de jouer sa seconde partie, et que vous allez l'empêcher de jouer sa troisième et sa dernière! Regardez le roi, il ne dit rien, il ferme les yeux, vous voyez bien qu'il est mort.
Cette sombre figure éclairée du feu du génie n'avait en ce moment rien d'humain: on eût dit l'un de ces sublimes prophètes dont la pensée et la parole illuminaient comme l'éclair et ébranlaient comme le tonnerre les multitudes béantes devant leurs sinistres révélations.
Sully regarda le roi, qui de son doigt posé sur sa lèvre ensanglantée lui commandait la soumission et le silence. Après quoi il se laissa doucement aller dans les bras de Gabrielle.
Alors le moine entr'ouvrit les portes, que les serviteurs d'Henri refermèrent sur lui. Il entra dans la galerie, et toute la foule se porta à sa rencontre pour obtenir quelque nouvelle.
—Que dit-on?… qu'y a-t-il?… le roi!… le roi!… comment va le roi?… demandèrent cent voix haletantes.
—On dit que le roi est mort! murmura le moine avec un accent de délire qui fit courir des frissons de terreur dans toute l'assemblée.
—Le roi est mort!… répéta la foule… avec des gémissements et des larmes.
En même temps, les gardes faisaient sortir de la galerie la noblesse et le peuple ivres de désespoir.
On entendit courir sous le balcon, et s'étendre par les rues, comme un souffle lugubre, ce lamentable cri: Le roi est mort! Et frère Robert, silencieusement voilé par son capuchon, sortit du Louvre, suivant avec avidité cette trace funèbre qui s'allongeait devant lui à chaque pas envahissant la ville immense!
XIX
PARADE ET RIPOSTE
Nous avons laissé Marie Touchet et sa fille dans une situation difficile. Peut-être ne serait-il pas inutile de retourner vers elles pour voir comment leur industrie essaya d'en sortir.
D'abord elles ne virent aucune ressource. La Ramée les avait enfermées dans l'alternative infranchissable d'un silence qui les livrait à lui, ou d'une révélation qui les déshonorait sans retour et terminait à jamais les rêves d'ambition de la famille.
Sortir de ce cercle était la première condition. Mais ni la mère ni la fille, l'une avec la rage du désespoir, l'autre avec le flegme de sa vindicative réflexion n'y put parvenir.
Elles virent qu'en effet la maison était gardée, que la fuite était impossible, que d'ailleurs eussent-elles fui, leur persécuteur les retrouverait tôt ou tard et que ce serait à recommencer.
Un éclat, une révélation, qui eût averti le roi et appelé l'attention sur la conduite d'Henriette, elles n'en supportèrent pas l'idée un seul moment. Marie Touchet, au bout d'une heure de lutte et de tâtonnements douloureux dans cet obscur labyrinthe avoua, humiliée, à sa fille qu'elle n'avait rien trouvé; que la position n'avait pas d'issue et que le seul moyen, non pas de parer les coups de l'agresseur mais de les amortir, c'était de tout avouer à MM. d'Entragues et d'Auvergne, lorsqu'ils reviendraient de chez Zamet et du Louvre.
Nouvelle source de désespoir pour Henriette. Mais dans les circonstances extrêmes la douleur extrême devient acceptable. Tout, dans les plus débiles organisations, s'élève alors à une puissance jusque-là inconnue. La fière Henriette courba la tête devant cette nécessité.
Et quand son père et son frère reparurent, le sacrifice était résolu. Marie Touchet prit la parole, et dans les plus ingénieuses subtilités de son éloquence, avec les plus adroites circonlocutions de l'euphémisme, elle raconta aux deux gentilshommes stupéfaits la demande en mariage de la Ramée et les causes de cette hardiesse inouïe.
Pendant ce récit, qui fut sommaire, on le conçoit, et qui n'attribua que deux légèretés de jeune fille à Henriette, celle-ci, la tête ensevelie dans ses mains, sanglotait et essayait d'émouvoir les auditeurs par cette pantomime du suppliant que Cicéron recommande à l'orateur comme un des plus efficaces arguments d'un plaidoyer.
Tandis que Marie Touchet parlait du page huguenot et de l'inconnu de Normandie, M. d'Entragues, en deuil de ses illusions sur l'innocence de sa fille, arpentait la chambre en se rongeant les ongles avec colère. M. d'Auvergne, le sourcil froncé, regardait les boucles noires et brillantes des petits cheveux frisés qui paraient le col si blanc et si rond d'Henriette. Et il se disait qu'il avait là une petite soeur gaillardement lancée dans la carrière des aventures.
Marie Touchet finit son discours. Un silence plus cruel que la colère en couronna la péroraison. Henriette qui comprit ce silence, redoubla de soupirs et de larmes, cachant de plus en plus son visage.
—Il résulte, dit enfin le comte d'Auvergne, que ce la Ramée veut profiter de la mauvaise position de mademoiselle.
—Oui, mon fils.
—Il sait donc tout, ce la Ramée? Vous avez donc confié ou laissé voir à ce drôle….
—Nous y avons été contraintes, dit solennellement Marie Touchet.
—Contraintes! répéta le comte en haussant les épaules, comme si jamais on était contraint à faire une sottise.
Le mot était aussi peu filial que fraternel. Mais, dans les grandes occasions, qu'est-ce qu'un sentiment?
—Ce n'était pas une sottise, dit Marie Touchet, puisqu'il s'agissait d'une vengeance.
—C'est différent, reprit le comte. Eh bien, que fera-t-il, voyons, ce la
Ramée?
—Je le crains déjà moins depuis que j'ai eu le courage de tout vous avouer, s'écria habilement Marie Touchet, car mon principal chagrin venait de l'ignorance où vous étiez sur ce qui concerne Henriette.
—J'eusse aimé mieux l'ignorer toujours, murmura le père Entragues d'une voix sombre.
—Eh! monsieur, par grâce! n'accablez pas une coupable qui se repent, lui répondit la mère avec un coup d'oeil suppliant à son fils.
—C'est vrai, reprit le comte; sortons d'embarras ces pauvres femmes. Vous craignez, n'est-ce pas, que, si vous refusez ce coquin, il n'aille tout dire au roi, et que le roi ne se dégoûte?
—Voilà tout.
—Eh! alors le moyen est facile! s'écria le père Entragues. Il faut faire prendre ce misérable, et on le tuera comme un chien, n'est-ce pas, monsieur?
—Mon Dieu, je ne vois que cela, répondit M. d'Auvergne. Une fois mort, il ne dira rien au roi.
—Oh! monsieur, murmura Marie Touchet, ce la Ramée est un homme bien adroit. Il s'est arrangé sans aucun doute pour que son secret surnage. Il aura déposé quelque écrit bien détaillé, bien appuyé de preuves, entre les mains d'un complice qui le viendra produire après sa disparition.
—Ah! si vous craignez cela, dit M. d'Auvergne un peu découragé.
—Mais, hasarda le père, un papier n'est jamais fort quand un homme n'est plus là pour l'appuyer. Je persiste dans mon dire. Se débarrasser de la Ramée, c'est d'abord détruire un ennemi, et surtout c'est détruire celui qui veut épouser mademoiselle. Ses complices, s'il en reste après lui, ne seront pas des épouseurs; ils demanderont de l'argent, ou toute autre chose possible, on les satisfera, tandis que satisfaire la Ramée en lui donnant Henriette, c'est monstrueux.
—Soit: qu'on le tue, répliqua tranquillement M. d'Auvergne. Cela d'ailleurs arrange tout momentanément.
Marie Touchet prit un air encore plus désolé.
—Eh, messieurs, ce moyen même ne saurait être employé, dit-elle.
—Pourquoi? demandèrent les deux hommes.
—Parce que la Ramée le connaît bien, il le connaît trop.
—Il sait que vous voulez le tuer? vous le lui avez donc annoncé?
—J'avais oublié de vous dire, balbutia Marie Touchet, que dans les deux fatales circonstances dont j'ai eu à vous faire part, ce la Ramée nous avait prêté son bras.
Henriette s'affaissa de plus en plus.
—Quoi! s'écria M. d'Auvergne, le page huguenot et le gentilhomme normand… tous deux….
Et son geste termina sa phrase.
—Oui, monsieur, dit modestement la mère.
—Mort de ma vie! murmura le jeune homme en regardant avec admiration le tableau de famille qui s'offrait à sa vue, vous faites bien les choses, mesdames.
—Tout pour l'honneur, répliqua Marie Touchet avec emphase.
M. d'Entragues se retournait sur lui-même comme un serpent sur des charbons ardents.
—Je conçois, reprit le comte après une minute de réflexion, que ce la Ramée se défie. Il sait vos façons. Peste!… Ah! mais vous allez avoir là un dangereux adversaire.
Marie Touchet leva les yeux aux ciel.
—Si dangereux, poursuivit le comte se refroidissant à vue d'oeil, que je ne vois pas bien clairement l'issue d'une pareille lutte.
—Bah! s'écria M. d'Entragues, on a beau se défier de la mort, on a beau connaître ses ennemis, il faut toujours que l'on succombe.
—Ce n'est pas mon avis, monsieur d'Entragues, et je vous jure bien que si je me défiais de quelqu'un comme la Ramée doit se défier de ces dames, ce quelqu'un-là ne me tuerait pas.
—Que feriez-vous, je vous prie?
—D'abord je ne viendrais pas chercher moi-même ma future épouse dans sa maison. Je la ferais venir, par un billet, à la chapelle où je dois l'épouser, et il faudrait bien qu'elle y vînt. En sorte que si l'on me tuait, du moins ne serait-ce qu'après le mariage. Et croyez-le bien, c'est ce que va faire la Ramée.
—Puisqu'il a dit qu'il viendrait, murmura Henriette.
—Bon! il a dit cela, et il fera ce que je viens de vous dire.
—Mais Henriette n'ira pas à cette chapelle, s'écria M. d'Entragues, et il faudra que la Ramée arrive ici lui-même.
—Oh! mais alors, c'est du bruit, du scandale, c'est un échange de lettres ou de messagers, c'est la divulgation du secret, et, ma foi, quant à moi, je ne me mêlerai pas dans ce chaos.
—Oh! monsieur! s'écrièrent les dames avec un profond désespoir, en tendant vers le comte des mains suppliantes comme les Ichétides d'Eschyle.
—Monsieur, vous ne nous abandonnerez point, dit M. d'Entragues avec humilité.
—Si, par la mordieu!… je vous abandonnerai parfaitement. Que dirait le roi en apprenant qu'il y a dans votre maison tous ces amours, tous ces assassinats, tous ces complots, et que chaque jour en allant le voir au Louvre, je lui porte un pareil bagage enveloppé dans mon manteau?
—Le roi ne saura rien, monsieur, dit Marie Touchet, si nous vous avons pour guide, pour appui. Oh, monsieur, ne réduisez pas à cette extrémité une jeune fille plus légère que coupable.
—Deux hommes tués et un troisième condamné à mort, quelle légèreté!
—Pour la famille, monsieur, pour vous-même, secourez-nous!
—Ah! pour moi, c'est différent. Oui, pour moi, je ne dis pas. Car je risque de me compromettre, et, à vrai dire, je ne vois que moi d'un peu intéressant dans toute cette affaire. Mais le moyen?
—La Ramée viendra, dit Henriette, j'en répondrais, il m'aime, et, fût-ce au prix de sa vie, il ne perdra pas une occasion de me voir. Et puis, il ne croit pas que nous osions jamais, madame et moi, vous instruire de la vérité. Il nous croit donc sans appuis, sans ressources.
—Vous l'êtes pardieu bien, mademoiselle; car lui mort je ne saurais empêcher le secret d'aller au roi.
—Pourquoi le tuer? dit Henriette. Il m'aime, vous ai-je dit, et vous voyant uni à nous… Tenez, monsieur, daignerez-vous me permettre, à moi, pauvre esprit indigne, de vous faire part d'une idée?
—Parlez! parlez! Votre idée doit être bonne! Sachez que je professe dès aujourd'hui la plus grande estime pour vos lumières!
—Voyons votre idée, mademoiselle, dit M. d'Entragues.
—J'oserais proposer, messieurs, qu'au lieu de menacer M. la Ramée quand il viendra, on le reçût poliment; qu'au lieu de le désespérer, on lui donnât de la confiance; qu'au lieu de le tuer, en un mot, on l'éloignât!
—C'est fort judicieux, dit aigrement Marie Touchet, mais comment l'éloigner? Est-ce un homme à se contenter de l'ombre?
—J'avais ouï dire, murmura Henriette que tout mariage fait par violence pouvait être annulé; or, si jamais violence fut manifeste, c'est dans cette occasion.
—Mais, ma chère demoiselle, si vous êtes une fois mariée, dit le comte avec un rire cynique, il n'y aura plus à s'en dédire.
Henriette rougissant:
—Le mariage à la chapelle satisferait M. la Ramée, dit-elle.
—Bah! répondit le comte riant de plus en plus, ce n'est pas cela qu'il faut à votre homme. Du diable si je m'en contenterais, moi! Non, ce n'est pas tout cela qu'il faut faire.
—Écoutons! dit M. d'Entragues avec empressement.
—Vous dites qu'il viendra vous chercher, reprit le jeune homme. Je l'admets. Ne paraissons ni M. d'Entragues ni moi. Soyez toutes les deux, seules; ayez l'air de l'attendre et d'être préparées.
—Bien, murmurèrent les trois auditeurs.
—Je vais vous envoyer quatre de mes gardes qui happeront le drôle….
—Permettez que je vous interrompe, dit Marie Touchet. Il a, lui, des agents cachés autour de la maison, des espions qui guettent chacune de nos démarches. Ils verront entrer vos gardes et empêcheront la Ramée de paraître, ou, s'il vient, il y aura lutte, et une lutte, c'est du bruit, c'est une chance qui peut être défavorable.
—J'enverrai vingt, trente gardes, cinquante, s'il le faut, qui n'entreront qu'au moment où la Ramée sera monté ici, et contre lesquels il n'y aura pas de résistance possible. Laissez-moi achever. Il essayera de faire du scandale, et il révélera, il accusera. Nous verrons alors. Ce la Ramée est un protégé de Mme de Montpensier, disiez-vous, nous irons trouver Mme de Montpensier. On s'expliquera, mais on n'épousera pas.
—J'ai un moyen meilleur, dit Marie Touchet.
—Voyons.
—Les espions de la Ramée sont dans la rue. Ils ne sont que dans la rue. Faisons ouvrir dans le mur qui nous sépare du bâtiment voisin une brèche par où M. d'Auvergne fera entrer ses hommes. La Ramée est trop amoureux pour ne pas craindre la mort, ou pour ne pas se rattacher à la vie si on lui laisse quelque espoir de posséder Henriette. Les gardes de M. d'Auvergne occuperont notre maison par ce passage secret. Ils saisiront la Ramée lorsqu'il se présentera. Celui-ci se verra tout à coup en face de la mort, d'une mort stérile, et capitulera peut-être, ou tout au moins nous fera gagner du temps.
—Et puis, s'il faut qu'on le tue, dit M. d'Entragues, on le tuera; car, je le répète, lui mort, toutes ses révélations perdront la moitié de leur valeur.
—Voilà qui est convenu, interrompit M. d'Auvergne; j'enverrai les hommes nécessaires. Mais par où entreront-ils?
—L'hôtel n'est séparé que par une maison de la petite rue de la Vannerie; les gardes entreront déguisés par cette maison dont M. d'Entragues fera prévenir les maîtres. La brèche de notre mur sera faite tantôt, dussions-nous l'ouvrir de nos mains.
—A merveille. Maintenant, sortons, M. d'Entragues et moi, le visage calme, la mine insouciante, et rendons-nous à nos affaires. Je ne dis pas que le moyen soit parfait et qu'il réussisse; mais enfin, dans la triste position où je vous vois, mieux vaut un à peu près que rien. Et ne dussiez-vous gagner à cela que d'être débarrassées de la Ramée, ce sera une consolation.
Les deux femmes se précipitèrent sur les mains du comte. Marie Touchet en serra une noblement, Henriette baisa l'autre avec reconnaissance.
Tel était le plan combiné dans la maison d'Entragues. Nous savons comment il fut annihilé par le plan combiné chez Mme de Montpensier.
Le soir se passa, les gardes furent introduits en vain. La Ramée ne parut pas. Toute la nuit se passa pour les deux femmes dans des angoisses mortelles.
M. d'Entragues acheva d'y perdre le peu de cheveux qui lui restaient. Non seulement la Ramée ne parut pas, mais on observa avec surprise que ses espions et agents disparurent du quartier. Cette désertion, ce silence qui eussent dû combler de joie ces misérables femmes, redoublèrent leurs appréhensions; dans tout, même dans le salut, elles voyaient un nouveau piège.
Après la nuit, qui les favorisait de son ombre épaisse, le jour revint. La matinée s'écoula encore sans nouvelles. Un billet de M. d'Auvergne reçut pour toute réponse; Rien!
Cette inexplicable absence de la Ramée inquiéta M. d'Entragues à tel point qu'il n'y put tenir, et s'en alla chez Mme de Montpensier pour s'informer de ce qui se passait.
Sur ces entrefaites eut lieu l'événement que nous avons raconté, au Louvre, et déjà, se répandait par tout Paris l'horrible nouvelle, lorsque M. d'Auvergne, presque pâle, égaré, accourut au logis de sa mère pour lui annoncer la mort du roi.
Qu'on juge de l'effet produit sur ces ambitions par le seul coup qu'elles n'eussent pas prévu. Le roi mort! Tous les plans renversés, la fortune des Entragues évanouie. Désormais, qu'importait le passé d'Henriette, qu'importait la colère de la Ramée; qu'était-il cet obscur, cet imperceptible atome? A quoi bon tant de rage amassée, tant d'armes aiguisées? Le roi était mort.
M. d'Auvergne raconta comment, dans la galerie du Louvre, où toute la cour venait de voir rentrer la marquise de Monceaux, l'assassin avait frappé à deux pas de lui le malheureux prince qui venait de lui sourire.
Il raconta le deuil, l'horreur, qui suivirent cette scène, et l'épouvantable désolation qui fit déserter le Louvre après qu'un moine inconnu, un génovéfain qui avait donné les premiers soins au roi, fut venu annoncer que tout était fini et que le trône était vide.
La stupeur, la muette consternation des deux femmes, rien ne saurait l'exprimer. Elles passèrent de la surexcitation la plus violente à la prostration la plus inerte. On eût dit que chez elles le faisceau complet des nerfs qui sont la vie venait de se briser d'un seul coup.
Le comte, lui non plus, ne pouvait s'en remettre. Le roi l'avait protégé, élevé. Avec le roi, il perdait tout. Qui allait régner en France? Qui combattrait l'Espagnol, qui proclamerait ou repousserait la Ligue? Jamais nation ne s'était trouvée dans un si douloureux veuvage de tant d'espoir, de tant de prospérités, de tant de gloire promises par ce règne.
Le comte, pour rafraîchir son front brûlant, s'approcha de la fenêtre. Les cris lamentables montaient de la rue de la Coutellerie jusque dans les maisons; le peuple, disséminé comme les fourmis éperdues, pleurait, criait, se signait; déjà les boutiques commençaient à se fermer, on entendait le bruit des verrous et des barres à l'aide desquelles les plus prudents ou les plus peureux se barricadaient précipitamment.
Soudain, de grands coups retentirent à la porte de l'hôtel, un cavalier se précipita dans la cour, c'était M. d'Entragues qui revenait de chez Mme de Montpensier où on ne l'avait pas reçu, et qui, arrêté dix fois en route par le peuple parce qu'on le prenait pour un courrier tant il se hâtait, aiguillonnait sa monture sous la double impression de la terreur et de la curiosité.
Les deux dames, le comte s'empressèrent autour de lui. Il parlait à peine, il était haletant, il tremblait.
—Eh bien! eh bien! lui dit-on, vous savez?…
—Oui, oui; mais vous, savez-vous?
—Quoi?
—Savez-vous qui va succéder au roi?
—Non.
—Un prince de la maison de Valois, que Mme de Montpensier gardait caché, prêt à tout événement.
—Un Valois… mais lequel?
—Un fils de Charles IX.
—Vous êtes le seul, mon fils, s'écria Marie Touchet en saisissant le bras du comte d'Auvergne.
—Non, madame, dit M. d'Entragues, pâle de rage, non! Je l'ai cru d'abord, mais on parle d'un fils légitime de Charles IX et de la reine Élisabeth.
—Légitime?
—Oui, ce bruit court déjà dans toute la ville, et l'on assure que le nouveau prince va être montré au peuple et conduit en grande pompe par les Guise au parlement.
À ce moment, un bruit confus, vibrant comme le fracas des houles marines avant l'orage, ébranla tout le quartier, du sol au faîte des maisons.
XX
OÙ CRILLON FUT INCRÉDULE COMME THOMAS
Ce bruit annonçait au peuple l'approche du nouveau maître que la Providence lui avait miraculeusement conservé.
Ce cortège parti on ne sait d'où, escorté par des ligueurs et gentilshommes de la maison de Lorraine, recrutait chemin faisant un grand concours de peuple, et l'on n'eût su dire si tous ceux qui faisaient partie de l'escorte étaient des curieux ou des partisans. Les rumeurs de surprise dans la foule, l'immobilité absolue et le silence des gentilshommes qui s'avançaient, formaient un contraste bizarre avec la douleur bruyante et les mouvements tumultueux de gens qui apprenaient pour la première fois la mort du roi.
Au milieu du cortège, à cheval, venait la Ramée, dont le visage, plus pâle que de coutume, rappelait d'une manière frappante celui de Charles IX. Ses partisans avaient eu soin de l'habiller de manière à rendre plus sensible encore cette ressemblance, et en dépit de la mode, ils promenaient devant le peuple le pourpoint long et serré comme une taille de guêpe, la fraise gaufrée et le toquet à plume du célèbre auteur de la Saint-Barthélémy.
Quelques émissaires, habilement répandus dans la foule, faisaient ressortir cette ressemblance du fils avec le père; et dans ces flots de populace superstitieuse où bouillonnait encore l'écume du fanatisme religieux, le nouveau prétendant récoltait déjà quelque faveur en sa qualité d'héritier d'un prince qui avait voulu extirper l'hérésie en France.
La Ramée avait pris sa route par la place de Grève pour traverser la rue de la Coutellerie, où demeurait la femme dont plus que jamais il eût voulu devenir le maître. L'ardeur de sa passion s'accroissait de l'ivresse d'un succès inespéré. On eût pu voir monter à son cerveau cette double flamme dont les reflets coloraient parfois son visage d'une teinte sinistre.
Il traversait, disons-nous, la place de Grève, au milieu du concours immense de peuple qui se ruait là de toutes les extrémités de la ville, et ses yeux, brillant d'un feu contenu, dévoraient déjà la maison d'Henriette, qu'il cherchait de loin à son balcon.
Il la vit enfin; elle aussi l'aperçut; Marie Touchet, le père Entragues et le comte d'Auvergne reconnurent aussi ce sombre cavalier environné d'un respect étrange comme sa royauté. Leur stupeur, leurs bras levés au ciel, l'expression et le mouvement de toutes ces physionomies qui contemplaient son triomphe, causèrent à la Ramée la plus poignante joie qu'il eût ressentie de sa vie. Cette surprise, cette exclamation des Entragues vengeaient toutes ses humiliations passées, effaçaient tous ses chagrins. Encore un instant, et il serait sous la fenêtre d'Henriette, et celle qui, la veille, le chassait fiancé obscur, allait le saluer illustre et roi.
Mais tandis que la Ramée s'engageait avec son escorte dans la rue de la Coutellerie par la petite rue Jean de l'Épine qui la précède, un grand mouvement s'opérait en sens inverse, c'est-à-dire à l'autre extrémité de la rue, à l'endroit où elle bifurque avec celle de la Vannerie. Là était une foule assez compacte, assez vacillante, et dont les hésitations formaient un engorgement, une sorte de remous tournant autour des premières maisons, au lieu d'aller joindre le grand courant qui entraînait la multitude à la rencontre du triomphateur.
Au centre de ce groupe était un homme à cheval, gesticulant, se démenant, communiquant à ses auditeurs le feu qui éclatait dans ses regards et dans ses paroles. Cet homme c'était Crillon, Crillon, qui du Louvre avait couru au Châtelet pour délivrer Espérance, et qui, sans ordre du roi, n'ayant pas trouvé le gouverneur, occupé pour lors à l'hôtel de ville avec les architectes, allait chercher ce gouverneur et lui redemander son prisonnier.
Mais chemin faisant, le brave chevalier venait de voir courir les effarés qui criaient: «Le roi est mort!» Il avait vu la consternation rouler et grossir devant lui comme un tourbillon, et ces mots: «Le roi est mort!» l'avaient arrêté dans sa course en le frappant au coeur.
Çà et là fuyaient des gens pâles, les yeux pleins de larmes, d'autres couraient vers le Louvre, et pas un de tous ces gens ne doutait de la réalité. Jamais l'homme n'est incrédule à l'avertissement lugubre des plus grandes calamités. C'est en cela surtout que se révèle sa nature craintive et éphémère.
—Le roi est mort! se dit Crillon comme les autres en arrêtant son cheval à la rue des Arcis, mais c'est impossible, je quitte le roi; il était plein de vie et de santé: c'est impossible.
Le chevalier, en songeant ainsi du haut de sa selle, pareil à une statue, ne s'apercevant pas qu'il parlait haut, et qu'un groupe se formait auteur de lui, un groupe d'honnêtes bourgeois, saisis de respect et de compassion pour cette noble figure, pour ces cheveux gris et cette épaisse moustache du gentilhomme que tout Paris connaissait, admirait et adorait.
Il ne s'apercevait pas non plus, le digne guerrier, qu'en parlant seul, en réfléchissant à la possibilité de cet affreux malheur, il avait peu à peu laissé tomber ses bras, pencher sa tête, et que le vent venait d'enlever son chapeau.
Une femme tout en pleurs s'approcha du cheval immobile, qui flairait la terre durcie, elle appuya sa main sur l'arçon, et dit au chevalier:
—Hélas! M. de Crillon, ce n'est que trop vrai, notre bon roi est mort!
—Qui l'a dit? murmura Crillon encore engourdi par la stupeur.
—Tenez, voici mon mari et mon fils, qui sont au service de M. de Ragny.
Elle montrait deux hommes dont les yeux rougis annonçaient le désespoir.
—Ils ont vu le coup, mon bon monsieur.
—Je vous répète que je quitte le roi, il y a une demi-heure.
—Il y a un quart d'heure qu'un écolier scélérat a poignardé le roi dans son Louvre.
—J'étais avec mon maître au bout de la galerie, dit l'un de ces hommes; j'ai vu tomber Sa Majesté; on l'a emportée. Tenez, voici de son sang que j'ai recueilli sur le parquet.
Il montrait une large tache rouge sur son mouchoir.
—Du sang de ce bon roi! gémirent tous les assistants avec un redoublement de pleurs et de sanglots. Qu'allons-nous devenir!
Crillon poussa un soupir si douloureux qu'on eût dit que son âme allait s'échapper avec. Puis brisé, anéanti, il pâlit et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux sur ses joues mâles.
—Ah! pauvre sire! murmura-t-il, pauvre cher ami! il faut que je le voie encore.
En parlant ainsi, le chevalier tournait son cheval pour regagner le Louvre.
—Et l'on pense déjà, dit un des bourgeois, à lui donner un successeur.
—Comme si c'était possible! ajouta un autre.
Crillon fit volte-face à ces mots.
—Quel successeur? demanda-t-il.
—Vous entendez ces cris, monseigneur? dit une femme.
—Oui certes.
—Eh bien, ils annoncent l'arrivée du nouveau roi qui se rend au parlement.
—Quel roi?
—Le fils de Charles IX.
—Ah çà, braves gens, que me dites-vous là? s'écria le chevalier se remettant peu à peu. Quoi! l'on nomme roi M. le comte d'Auvergne?
—Oh! non, monseigneur; celui-là est un bâtard, tandis que l'autre est le vrai fils de la reine Élisabeth, conservé par Mme la duchesse de Montpensier.
—Oh! oh! mes enfants, vous battez la campagne, dit Crillon; et votre fils de Charles IX ainsi conservé commence à me faire douter de la mort de notre roi.
—Voyez au bout de la rue, on l'annonce, il vient; regardez tout le monde qui se précipite!
—Ah! je suis curieux de voir cela, et, pour mieux voir, je vais à lui.
En disant ces mots, Crillon poussa son cheval dans la rue de la
Coutellerie, qu'envahissait la tête du cortège à son autre extrémité.
Crillon ne pouvait encore rien voir, mais déjà il avait conçu des doutes: son coeur, solide comme celui du lion, s'était retrempé; sa tête fière se redressait.
—Mes amis, disait-il à ceux qui marchaient autour de son cheval, on dit que le roi est mort, mais moi je n'en sais rien. On m'a montré de son sang; mais si vous saviez tout ce que j'en ai versé, moi, de sang riche et vermeil, et pourtant je ne suis pas mort, comme vous pouvez voir. Harnibieu! quelque chose me dit que si le roi, mon bon ami, avait cessé de vivre, son âme avant de partir m'en aurait donné la nouvelle. Nous nous aimions trop pour qu'il ne me dit pas adieu! Harnibieu! mes enfants, le roi ne peut pas être mort.
Ce discours, vigoureusement coupé de gestes hardis, de vaillants regards, d'attendrissements que comprenait la foule idolâtre du héros, avait amassé autour de Crillon une troupe déjà réconfortée par ses paroles.
—Non, disait le chevalier, tant que je n'aurai pas vu mort celui que tout à l'heure j'ai tenu vivant dans mes bras, tant que je n'aurai pas vu ses yeux éteints, sa bouche muette, je dirai le roi est vivant, mes amis, et je ne connais pas d'autre roi que lui. Allons un peu regarder l'autre en face.
—Suivons Crillon! vive Crillon! répétait la foule, qui portait l'homme et le cheval dans la rue étroite, et s'avançait lentement à l'encontre de la troupe du prétendant caché alors par le coude que faisait la rue à cet endroit.
Mais après le détour de cette courbe les deux partis se trouvèrent face à face. Les yeux enflammés de Crillon cherchèrent et découvrirent sur-le-champ le triomphateur, au centre de son groupe, qui s'essayait déjà à crier: Vive le roi fils de Charles IX!
—Harnibieu! s'écria d'une voix tonnante le chevalier, en se dressant sur ses étriers, qui est-ce qui crie vive un autre roi que le roi Henri IV, le vôtre et le mien?
Cet éclat, cette apparition, cette formidable catastrophe étouffa tout murmure. On vit la Ramée blêmir au son de cette voix, comme le chacal tremble au rugissement du lion. Mais il était sous le balcon d'Henriette; elle le voyait; il eût bravé le ciel et l'enfer.
—Je suis le fils du roi Charles IX, dit-il de sa voix stridente et hautaine…. Je suis roi, puisque le roi est mort.
La foule, qui le suivait, applaudit à ses paroles.
—Oh! s'écria le chevalier d'un accent d'ironie insultante, c'est là votre roi à vous autres? Mais je le connais. Ah! voilà le champion de la Ligue! Eh bien! il est galant!… Et vous suivez ce drôle, tas de bélîtres que vous êtes, et vous donnez du vive le roi à ce larron! Attends, attends, Crillon est tout seul, mais il va te montrer comment on défait les rois de ta trempe! Ça, vous autres qui m'entourez, suivez-moi au nom de notre maître. Quant à vous, traîtres ou idiots, qui entourez le vôtre, haut la main, et qu'on vous voie!… Aux épées! harnibieu! et vive le vrai roi!
A ces mots, dont rien ne saurait rendre l'irrésistible élan, la dévorante énergie, Crillon fit jaillir du fourreau son épée, et voulut prendre du champ pour lancer son cheval. Mais la rue était tellement gorgée de peuple, que le cheval ne pouvait avancer.
On vit les femmes, les enfants fuir et se cacher dans les allées, sous les portes. La Ramée mit bravement l'épée à la main. Mais une troupe de ses partisans, qui s'étaient concertés depuis l'arrivée de Crillon, l'entraîna, l'enleva de cheval et lui fit rebrousser chemin pour sauver ses jours ou pour ne pas compromettre sa dignité nouvelle par un conflit qui pouvait ne rien amener de bon.
En effet, autour de Crillon, nombre de bourgeois reprenant courage s'étaient armés à la hâte. Les bâtons ferrés, les hallebardes, les mousquets commençaient à briller dans la rue. Un combat était imminent.
—Mais, monseigneur, disait-on au chevalier, si le roi est vraiment mort, il lui faut bien un successeur.
—Harnibieu! je ne veux pas que ce soit celui-là. D'ailleurs, voyez comme ses partisans déménagent, voyez comme ils disparaissent! Son armée a déjà fondu. Et lui, où est-il? où le mène-t-on? se cacher dans quelque cave! Ah! malheur! faut-il que cette rue soit ainsi! encombrée! Oui, le lâche, il s'abrite derrière des murailles…. Il s'est sauvé dans une maison, et je ne puis courir le reprendre!
En effet, après s'être un moment consultés, les Entragues avaient conclu que le roi était bien mort, puisque M. d'Auvergne l'avait vu assassiner, que la Ramée n'était plus un homme à tuer ou à laisser tuer pat cet écervelé de Crillon, et qu'en bonne politique il fallait lui ménager une retraite. Telle avait été l'inspiration de Marie Touchet, appuyée par le père Entragues et par M. d'Auvergne lui-même, lesquels, à la vue de Crillon, s'étaient hâtés de quitter le balcon pour n'être point remarqués et compromis.
Il résulta de la délibération, que M. d'Entragues envoya prévenir les partisans de la Ramée qu'on lui offrait un asile dans une maison voisine. L'offre, on le conçoit, fut acceptée d'autant plus volontiers, que dans la maison, la Ramée savait trouver Mme d'Entragues et Henriette.
C'est ainsi que l'héritier de Charles IX disparut aux yeux de Crillon, lequel, plus animé que jamais, lança toute sa troupe au siège de cette maison maudite.
Cependant la Ramée, une fois dans l'hôtel d'Entragues, avait pu entendre les portes résonner sous l'effort des assiégeants. Guidé par ses amis, il arriva sans s'en douter au fond des cours, à vingt pas tout au plus de la brèche faite la veille dans le mur pour donner accès aux soldats chargés de le prendre ou même de le tuer.
La fortune tant de fois capricieuse à son égard lui offrait aujourd'hui pour moyen de salut ce qu'hier elle lui préparait comme chance infaillible de ruine et de mort.
Mais la Ramée voulait expliquer à Henriette et son absence de la veille et sa nouvelle position. Il n'en trouva pas le temps, pressé qu'il était par les gentilshommes commis à sa garde.
Ceux-ci lui représentaient l'instabilité du souffle populaire, le danger de séjourner dans une maison que dix minutes suffisaient à prendre d'assaut. Les gens de l'hôtel lui expliquaient qu'en restant, il perdait sans retour les maîtres de la maison, qui lui avaient donné asile.
—Crillon ne ménage rien, disait-on, et la foule qui seconde son aveugle colère saccagera, pillera et tuera tout ce qui va lui tomber sous la main.
La Ramée appelait opiniâtrement Mlle d'Entragues; rien ne le détournait de cette idée, ni le craquement des gonds qui cédaient peu à peu aux coups des assaillants, ni les cris du chevalier, dont la terrible voix dominait le tumulte de mille voix. Il voulait, disait-il, rester ou mourir jusqu'à ce qu'il eût vu Henriette.
Celle-ci apparut enfin, pâle et tremblante, entraîna par la main le jeune homme incertain, le conduisit à la brèche cachée par une tapisserie, sous l'escalier, l'y poussa, secondée par un nouvel effort de ses partisans.
—Là-bas, dit-elle, est un jardin, puis une cour, puis la rue de la Vannerie. Allez!… allez, et n'oubliez pas que vous êtes sauvé par celle que vous vouliez perdre!
—Bien, répliqua-t-il, bien! je payerai ce service, je le payerai d'une couronne. Le passage que vous m'ouvrez, Henriette, je l'accepte comme le plus court chemin pour me rendre au Parlement. Là m'attendent mes amis, mes sujets. C'est là qu'il faut arriver, dussé-je franchir à pieds joints tous les obstacles, même la honte.
—Une couronne! pensa la jeune fille illuminée par ce mot prestigieux. La devineresse me l'a prédite. Pourquoi ne me viendrait-elle pas aussi bien de la Ramée que de celui qui est mort?
—Adieu, prince, s'écria-t-elle, au revoir!
—Merci, murmura-t-il radieux eu lui serrant les mains.
Il mit dans cette pression d'une main perfide tout le feu de son âme à jamais désarmée par ce qu'il croyait être une preuve d'amour. Le malheureux! Il valait mieux que sa complice, puisqu'il la croyait meilleure que lui!
Cependant, après l'évasion de la Ramée, les Entragues, embarrassés, avaient à se justifier près de Crillon. Le père Entragues parut à une fenêtre basse aux treillis de fer, et appela près des barreaux le chevalier, qui accourut.
—Ah! mordieu! s'écria celui-ci en voyant M. d'Entragues, j'eusse dû m'en douter. Il y a trahison, puisque vous êtes ici.
—Monsieur, dit le rusé gentilhomme, ne perdez pas de temps à nous calomnier, nous avons été envahis chez nous, malgré nous; une troupe de ces partisans du prétendant a forcé nos portes et escaladé nos murs, ils ont pratiqué un trou dans la muraille pour faire fuir leur maître, hâtez-vous, hâtez-vous, sinon nous sommes perdus.
Tout à coup, une clameur auprès de laquelle tous les bruits de la matinée n'étaient que des bourdonnements, s'engouffra dans la rue du côté de la place de Grève. Crillon, dans la crainte d'une attaque dirigea en queue sur sa troupe, dont il était tout au plus sûr, se retourna pour faire face aux nouveaux flots de peuple qu'il voyait s'amonceler dans les environs.
—Vive le roi! hurlait la foule avec des trépignements et des élans indéfinissables.
On vit alors déboucher de la place de Grève un carrosse dont les rideaux et mantelets levés laissaient tout l'intérieur à découvert.
Quatre chevaux traînaient d'un pas pesant la lourde machine entourée de gardes françaises, de gardes suisses, et d'une foule éblouissante de pages, de gentilshommes et d'officiers.
Au fond du carrosse, vêtu de noir, le cordon bleu au col, la tête nue, les joues pâles, était assis Henri IV, souriant malgré sa lèvre fendue, que les chirurgiens avait recousue et pansée. Il tendait ses mains au peuple, qui, de chaque côté du carrosse, se ruait entre les pieds des chevaux, entre les mousquets des gardes, et bénissait Dieu du bonheur inespéré qui lui rendait son roi.
L'air ébranlé par les applaudissements et les cris d'allégresse alla porter cette nouvelle à Crillon, qui, tout frissonnant d'orgueil et de joie, s'alla jeter avec la foule à la rencontre d'Henri IV.
—Quand je vous disais, s'écria-t-il en s'adressant aux bourgeois qui lui avaient prêté main-forte. Vous voyez bien que le voilà et qu'il n'est pas mort!
Ce spectacle, tout imposant, tout merveilleux qu'il fût, n'approchait pas cependant de celui qu'un observateur intelligent eût trouvé sur le balcon des Entragues.
A la vue du roi ressuscité, du vrai propriétaire de la couronne, Marie Touchet et son mari faillirent s'évanouir de peur. Le comte d'Auvergne s'élança par les degrés pour aller complimenter Henri. Henriette poussa un grand cri qui attira l'attention de tous, et tomba sans connaissance aux bras do son père, dans une attitude des plus scéniques.
—Ma fille en mourra de joie, s'écria le père…. Mais vive le roi! vive le roi!…
Henri, en passant, ne perdit pas un seul détail de cette scène et salua gracieusement le balcon, malgré les mouvements de colère et les haussements d'épaule de Crillon, à qui ses gardes venaient de faire place dans le cortège.
XXI
OÙ LE ROI S'ENDORT, OÙ GABRIELLE SE SOUVIENT
Lorsque le roi rentra au Louvre après cette promenade qui avait rassuré toute la ville et confondu ses ennemis, Sully l'attendait avec les principaux de son conseil, et l'on vit arriver bientôt le génovéfain qui, lui aussi, avait fait sa promenade et se tenait modestement à l'écart, derrière les plis épais de la tapisserie.
Le roi, un peu souffrant, envoya de sa main au moins un baiser en forme de bonjour gascon, silencieux salut qu'eux seuls comprirent. C'était le payement mystérieux de cet immense service si mystérieusement rendu par l'ami invisible.
Sully, triomphant et nageant dans la joie, vint à la rencontre de son maître, l'aida dans sa marche un peu pesante, en même temps que Gabrielle, accourue aux premiers bruits du retour d'Henri, présentait son front et son bras, une caresse et un appui.
Crillon ne tarda pas à se joindre au groupe, et son bon sens accoutumé lui fit dire à Sully:
—Je pense qu'il y aura quelque chose à faire pour vous.
—Oui, mes amis, interrompit le roi; mais, vous le voyez, je parle si difficilement, et les médecins m'ordonnent si impérieusement le silence, que, ce qu'il y aurait à faire vous allez être forcés de le deviner.
Nous devinerons! s'écria Sully. Applaudissons-nous d'abord du succès de cette sortie que j'avais conseillée au roi.
Henri, regardant son ami le moine, qui souriait de loin sans répondre.
—Applaudissez-vous d'abord, dit-il, du conseil que le père génovéfain m'a donné de faire le mort. Sans cette heureuse inspiration, le complot du faux Valois n'eût pas éclaté.
—C'est vrai, harnibieu! s'écria le chevalier. Mais où est-il, ce brave génovéfain? est-ce qu'on ne le remerciera pas un peu? J'ai des amis, moi, aux génovéfains de Bezons.
Henri indiqua du doigt le capuchon sauvage qui, plus que jamais, cherchait l'ombre. Mais Crillon l'y poursuivit, et, transporté de joie:
—C'est mon brave compère de la Porte-Neuve! c'est mon frère Robert! s'écria-t-il. Oh! nous sommes en bonnes mains; et s'il prête au roi un peu de son élixir pour les blessures, le roi parlera beaucoup demain, et trop après-demain. Ça, messieurs, remercions frère Robert; n'est-ce pas, M. de Sully?
—Ne me remerciez pas tant, murmura le moine, car, moi, je ne me sens pas de force à vous faire des compliments.
—Qu'y a-t-il? bégaya le roi, à qui Gabrielle posait sa douce main devant la bouche.
—Notre frère génovéfain n'est pas encore content dit Sully avec une légère
nuance d'aigreur; nous avons cependant suivi ses conseils, ses ordres.
C'est un moine qui aujourd'hui a gouverné le royaume de France.
Aujourd'hui, Henri IV s'est presque appelé Henri III.
—On avait quelque esprit sous Henri III, répliqua frère Robert avec une froide gravité, et lorsque le roi se laissait conseiller de bonnes choses par les moines au moins trouvait-il des serviteurs qui exécutait l'ordre qu'ils avaient reçu et l'exécutaient avec intelligence.
—Qu'est-ce à dire? demanda le ministre avec émotion, car l'allusion lui semblait trop directe pour qu'il n'y répondit pas.
—Je veux dire, répondit le moine en attachant sur Rosny son regard ferme et lumineux, que Sa Majesté avait ordonné qu'on écoutât mes avis et qu'on exécutât mes ordres; cependant on y a manqué.
—Oh! oh! messire génovéfain, vous êtes amer. Voyez comme l'autorité est enivrante, elle vous a monté tout de suite à la tête; qu'ai-je négligé, s'il vous plaît de ce que vous aviez prescrit? Vous avez voulu qu'on épargnât ce misérable écolier, ce petit Châtel, il est en bonnes mains au Fort-l'Évêque. Vous avez voulu que le roi passât pour mort, on l'a cru mort, qu'il sortit et se montrât, il est sorti, que faut-il de plus?
—Je voulais, répliqua frère Robert, que la mine creusée par les ennemis du roi se découvrit tout à fait et que ces ennemis fussent convaincus.
—Ne le sont-ils pas? N'est-il pas acquis que le traître imposteur la
Ramée, soi-disant Valois, a conspiré contre l'État?
—Où est-il?
—On le cherche.
—Où sont ses complices et instigateurs?
—Patience, messire génovéfain, messieurs du parlement feront leurs enquêtes, et on vous répondra.
—Eh! monsieur, si vous eussiez fait ce que je disais au roi, l'enquête serait finie. Si vous eussiez fait envahir l'hôtel de Mme de Montpensier….
—Il était vide.
—Oui, quand vous vous êtes décidé à y envoyer vos gentilshommes gantés et confits en politesses. Ils ont frappé, n'est-ce pas, montré dents blanches et patte de velours aux portiers. On leur a dit que madame n'était pas revenue de ses terres.
—Précisément.
—Il fallait envoyer-là M. de Crillon avec cent gardes comme je lui en connais quelques-uns. Il fallait emmener tout le quartier dans un réseau d'épées et de mousquets; entrer par les fenêtres, enfoncer les portes, et se jeter dans chaque cave par le soupirail; et alors, monsieur, vous eussiez trouvé la dame au fond de quelque alcôve avec ses papiers, ses grimoires et ses acolytes; vous lui eussiez demandé ce qu'elle faisait-là, cachée, avec des jésuites. Au lieu de cela, tandis que vous grattiez à ses portes comme on fait pour les reines, elle s'est sauvée par des issues secrètes; elle se moque de vous; elle vous défie de la convaincre, et, tout à l'heure, vous la verrez arriver de province avec des officiers poudreux, un glaçon à chaque poil de la moustache, car elle a des moustaches, la noble dame, et quand vous l'accuserez, elle vous dira que vous la prenez pour une autre. Voilà ce qui ne fût pas arrivé sous le roi Henri III, monsieur; et j'en appelle au souvenir de M. de Crillon, qui a eu l'honneur de servir ce prince.
—Harnibieu! murmura le chevalier, tout ce que vient de dire ce révérend frère est d'une vérité flamboyante. Nous avons fait une sottise, monsieur de Rosny! et voilà le roi qui ne peut pas parler, c'est vrai, mais qui rit sous cape. Allons, allons, c'est une balourdise.
—Eh! monsieur, répliqua Rosny, je n'accepte pas votre expression, j'attendrai pour me condamner moi-même.
—Vous n'attendrez pas longtemps, murmura le moine en rabattant son capuchon jusque sur sa barbe. Et, en effet, il avait à peine achevé ces mots, que le capitaine de service accourut empressé, pour annoncer au roi que Mme la duchesse arrivait à Paris, et désirait offrir ses compliments à Sa Majesté.
Rosny rougit, Crillon frappa dans ses mains, le moine ne bougea pas.
—Ah! mon cher Rosny! dit le roi bas au ministre, en lui montrant frère
Robert. C'est qu'il la connaît bien, allez. Qu'on fasse entrer la duchesse!
Reste ici, Crillon.
Le moine s'inclina aussitôt devant le roi et se retira par une porte latérale. Gabrielle le suivit.
—Voilà une impudente princesse, grommela Crillon, et je ne suis pas fâché de voir comment elle expliquera son Valois devant un Bourbon.
—Oh! elle l'expliquera, répliqua Henri. Mais ce n'est pas moi qui parlerai. J'ai la lèvre heureusement fendue. Rosny, vous qui êtes un Démosthènes, vous parlerez!
—Je vais prendre ma revanche, se dit Rosny en s'assurant de la flexibilité de sa voix.
On annonça Mme de Montpensier.
Frère Robert ne s'était pas trompé. La dame était couverte de cette poussière fine que soulève la grande gelée sur les routes. Les glaçons promis avaient dû fondre au feu de ses yeux ardents. Quand elle traversa rapidement la longue galerie, en essayant de donner l'équilibre à ses deux jambes inégales, on vit les plus braves gentilshommes s'écarter du tourbillon de ses jupes traînantes comme d'une atmosphère chargée de peste. Mais elle, insensible à ce mépris mêlé de crainte, poursuivit sa route, faisant baisser les yeux aux plus hardis. Le roi lui-même fut embarrassé de sa contenance, quand les portières de son cabinet se furent refermées derrière la duchesse.
—Eh quoi! sire, s'écria de loin la duchesse, c'était donc vrai!… Votre
Majesté a donc couru un grand danger!
Henri montra le taffetas noir qui fermait sa plaie.
—Ne parlez pas, ne parlez pas! se hâta-t-elle de dire; oh! l'horrible assassinat!
—Montrez le couteau, murmura tout bas la roi à ses serviteurs.
Sully s'en saisit, et s'approchant de la duchesse, le couteau de Châtel à la main:
—Voici le couteau, dit-il.
—Comme il ressemble à celui de Jacques Clément! dit froidement Crillon, dont le regard fier et provocateur parlait plus clairement encore que sa voix.
La duchesse voulut aussi braver ce regard, mais ce fut en vain; elle abaissa les yeux sur la calme et railleuse figure du roi.
—C'est moi, madame, dit alors Rosny, qui aurai l'honneur de vous entretenir, au nom de Sa Majesté à qui les médecins ordonnent le silence, et d'abord, si vous ne fussiez venue, j'allais vous mander de la part du roi.
Henri fit un signe; on apporta un tabouret à la duchesse, que ces derniers mots ne semblaient pas avoir effrayée.
—J'en suis honorée, monsieur, dit-elle, mais je vous demanderai d'abord des détails sur l'événement.
—N'en savez-vous pas?
—En route… oui… j'ai recueilli quelques paroles çà et là; mais des bruits.
—Vous connaissez l'assassin, madame.
—Moi, monsieur?
—Sans doute, puisqu'il a été votre familier pendant six mois.
La duchesse contracta ses sourcils et ses lèvres.
—Vous faites allusion, je pense, aux étoffes que m'a vendues le petit
Châtel.
—Tous les jours?
—Mais, monsieur, on dirait que vous m'interrogez?
—Parfaitement, madame, et je pense que c'est aussi l'avis du roi.
La duchesse regarda Henri en pâlissant. Celui-ci faisant un effort:
—Il le faut, ma cousine, murmura-t-il, pour que vous nous aidiez à dénouer chaque fil du complot.
—Ah! s'écria la duchesse, s'il en est ainsi, je suis prête à subir tous les interrogatoires possibles. Nous en étions au petit Châtel?
—Qui ne vous quitta pas durant six mois, reprit Rosny.
—Mais que j'ai renvoyé il y a un an.
—Pour le placer aux Jésuites?
—Je crois que oui. Ai-je mal fait?
—Peut-être, madame, car on prétend que déjà Châtel avoue beaucoup de choses qui compromettent….
—Qui donc?
—Les jésuites, répliqua Rosny tranquillement. Mais nous ferions mieux de laisser un moment ce Châtel, qu'on saura bien faire parler assez pour nous éclairer, et de parler un peu du conspirateur son complice.
—Il a un complice?
—Ce prétendu Valois.
—La Ramée, n'est-ce pas, monsieur?
—Vous savez déjà?
—Oui, l'on m'a conté cette bizarrerie.
—Harnibieu! vous appelez cela une bizarrerie, madame la duchesse, s'écria le chevalier; une bizarrerie qui fera brûler l'un et rouer l'autre, sans compter qu'il pourrait y avoir un certain nombre do décapités.
—Monsieur de Crillon, dit sèchement la duchesse en soutenant cette fois le regard de son loyal ennemi, je suis venue ici pour parler au roi. A défaut de Sa Majesté, je parle à M. de Rosny, mais je ne vous parle pas et vous prie de ne m'y pas contraindre.
—Oh! oh répondit Crillon avec une ironie dédaigneuse, quand j'adressais la parole à votre frère de Guise, il n'était pas toujours aimable, mais il savait être toujours poli. Mais, par la mordieu! puisque vous n'en voulez pas, moi je n'y tiens guère et ne recommencerai plus. Je me tais, seulement, j'écoute.
Henri appela le chevalier près de lui d'un petit signe, et pour le calmer s'appuya sur son épaule.
—Le roi, dit vivement la duchesse, est fatigué de ce verbiage, sans doute, et nos discussions….
—L'éclairent! reprit Sully, en la retenant doucement sur son siège. Nous disions, s'il vous plaît, que vous avez ouï parler du crime de cet imposteur.
—On m'a tout conté. Oui, monsieur.
—La Ramée aussi était au nombre de vos serviteurs?
—Je le nierais vainement.
—C'est un malheur étrange, madame, et là, réellement, je remarque une bizarrerie: voilà deux hommes accusés, l'un d'avoir assassiné le roi… il fut à vous six mois; l'autre, de vouloir détrôner Sa Majesté, il était des vôtres encore hier.
—N'est-ce pas, ma cousine, que c'est singulier? murmura le roi.
—C'est douloureux, sire.
—Vous devez en être au supplice.
—J'en tomberai malade.
—Eh! eh! moi, j'en ai failli mourir, dit Henri, incapable de résister au plaisir de lancer une gasconnade.
—Sire!… silence! cria le chevalier du ton d'un huissier de la Tournelle.
—Eh bien! madame, reprit Sully, dans le procès qui va résulter de ces événements, il sera impossible que vous ne figuriez pas.
—Monsieur!… interrompit la fière Lorraine.
—Comme témoin, madame. Ainsi ne direz-vous pas d'avance à Sa Majesté ce que vous savez?
—Mais je suis prête.
—Et d'abord, ce prétendu Valois, qui l'a inventé?
—Mais il s'est inventé seul, je suppose. D'ailleurs, vos juges le lui demanderont.
—Harnibieu! s'écria le chevalier, elle sait bien que… mais pardon, sire, je me tais.
—M. de Crillon voulait dire, madame, que cet imposteur a échappé.
—Ah! dit-elle froidement, mais vous le rattraperez sans doute?
—On fera tout pour cela. Quel peut être son plan? De se jeter dans les provinces, où, trouvant plus d'ignorance, de besoins, de crédulité, il exploitera quelques misérables et soulèvera des séditions.
—Cela est possible; la province est mal confirmée dans le devoir.
—Mais ne pensez-vous pas, madame, que son imposture doive tomber devant l'examen de ses titres?
—Je pense que vous vous trompez sur ce point, dit la duchesse en regardant tranquillement Henri et Crillon. L'examen de ses titres soulèverait plus de faveur que de répulsion.
—Vous les connaissez? demanda vivement le roi malgré la douleur de sa blessure.
Cette question renfermait tout le procès. La duchesse l'accepta bravement.
Avec de tels ennemis, elle ne pouvait faire longtemps la petite guerre.
—Sire, répondit-elle, connue pendant longues années pour une adversaire des rois de France, je ressemble à ces aimants qui attirent, dit-on, et le fer et l'orage, on oublie que j'ai eu le bonheur de me réconcilier avec Votre Majesté, on m'apporte tout ce qui est une plainte, un grief, une arme contre vous.
—Et elle s'en sert vilainement, harnibieu! grommela Crillon dans sa moustache.
—Il résulte, continua la duchesse sans feindre de remarquer l'étonnement où son audace jetait Sully et Henri lui-même, que ce la Ramée m'a communiqué, l'autre jour, toutes ses idées de race, toutes ses prétentions à la royauté. D'abord, je traitai cela de rêverie.
—D'abord, dit le roi. Mais ensuite?
—Je commence par affirmer au roi que ce la Ramée m'était étranger, que je m'intéressais à cette figure à cause de sa ressemblance avec un prince que j'ai connu, mais qu'en dehors de ce vague intérêt, je traitais la Ramée comme tous mes serviteurs et officiers de troisième ordre. Cependant, aussitôt qu'il m'eut révélé sa condition, qu'il m'eut fait voir ses titres….
—Il a des titres! s'écria Rosny.
—Sans doute, répondit froidement la duchesse. Sans cela, comment le croirait-on?
—-C'est juste, murmura Henri.
—Oui, harnibieu! il a des titres, s'écria l'incorrigible chevalier. Il en a; je les connais, moi! Il est voleur, assassin, et des plus fieffés.
—Silence! dit le roi à son tour. Laisse parler ma cousine, qui a vu les preuves.
—Je dois avouer, sire, qu'elles ébranleront beaucoup d'esprits.
—Le vôtre, peut-être, madame la duchesse? demanda Rosny en contenant
Crillon qui trépignait.
—Je ne le nie pas absolument, sire; mais j'ai promis fidélité à Votre
Majesté, et je ne m'en croirai dégagée que….
—Que quand je serai mort, ma cousine.
—Elle s'est crue dégagée ce matin, murmura Crillon.
—Oui, sire, dit l'audacieuse, je vous dois fidélité jusqu'à la mort. C'est ce qui fait que malgré les apparences, je n'ai pas même écouté les prétentions de la Ramée, et je défie qu'il se dise autorisé par un mot de moi qui étais encore dans mes terres quand il a commencé son entreprise.
Crillon, Sully et Henri IV se regardèrent en mémoire du frère Robert, qui leur avait prédit l'effronterie de la duchesse.
—Il résulte aussi de tout cela, dit Rosny, que les preuves dont dispose cet imposteur sont brillantes et peuvent éblouir, et que, sans l'immuable fidélité de madame à son roi, elle eût accueilli ce prétendant.
—Pourquoi non? si c'eût été un Valois! et que le malheureux événement de cette matinée nous eût enlevé Henri IV, qui n'a pas d'héritier.
—Oh!… s'écria Sully entraîné par la colère et par le sentiment du danger que venaient de lui révéler ces paroles, le roi n'a pas d'héritiers légitimes, non! mais je jure Dieu qu'il en aura!
—C'est ce que je souhaite de tout mon coeur, répondit la duchesse en se levant. De cette façon, je ne serai plus soupçonnée d'ambitionner une couronne que Dieu n'a pas daigné mettre dans ma famille; de cette façon, au premier péril du roi, mes ennemis ne m'accuseront pas de collusion ou même de complicité, comme certains audacieux se permettent de le faire.
Crillon haussa ses puissantes épaules pour secouer cette flèche féminine.
—Et de cette façon, répliqua-t-il, personne ne sera tenté, par disette, de greffer des Valois sur des la Ramée. Oui, harnibieu! sire, ayez des enfants! ayez-en de quoi faire reculer tous les Châtel qui se présenteraient.
—Cette fois, monsieur parle d'or, dit aigrement la duchesse. Je termine en souhaitant à Sa Majesté toute la prospérité qu'elle mérite.
La duchesse salua et se dirigea vers la porte du cabinet, puis, après une nouvelle révérence, traversa, aussi majestueusement qu'à son arrivée, la galerie pleine de murmures et de regards sombres.
—Vous voilà battu, Rosny! dit le roi épuisé de fatigue, en se renversant sur son fauteuil. Cette scélérate nous cache encore quelque trame.
—Oui, il y a péril, murmura le ministre; mais je me charge de l'intérieur.
—Et moi de l'extérieur, s'écria le chevalier; je monte à cheval pour suivre la bande de ce coquin de Valois, dont la duchesse paye certainement les relais. Je cours donc et le ramène ici perdu ou pendu.
—Allez, mes bons amis, allez, dit le roi tout pâle. Moi, je suis las, je suis triste de toutes ces horreurs. Qu'on prie madame la marquise de vouloir bien venir me réjouir un peu les yeux par sa bonne présence. Et puis je dormirai, et demain, j'espère me retrouver un homme.
En effet, dix minutes après, Sully parcourait la ville avec ses gens, et
Crillon courait la campagne avec ses gardes.
Le roi s'endormit doucement, après avoir vu son petit César, et reçu les tendres soins de Gabrielle.
Celle-ci quitta la chambre royale, et, secouant sa tête alourdie par tant d'événements:
—Tout va mieux, murmura-t-elle: les ministres pensent à la tranquillité des peuples, Crillon au châtiment des coupables, il est temps que je songe, moi, au pauvre innocent que tout le monde oublie en cette bagarre.
Elle prit sur sa table l'ordre signé le matin par le roi pour la mise en liberté d'Espérance, et qui, depuis le matin, était resté là, oublié.
—Il souffre par moi, murmura-t-elle, c'est par moi qu'il sera guéri.
XXII
LE PRISONNIER DU ROI
Le Petit-Châtelet, où le roi avait envoyé son prisonnier, était situé au bout du Petit-Pont, dans la Cité, un peu plus loin que l'endroit où depuis nous avons vu l'Hôtel Dieu.
Sa tour massive fermait le Petit-Pont, et sous la voûte qui traversait cette tour s'ouvrait un passage qui servait de porte à la ville.
Le Petit-Châtelet, sombre édifice, tout empreint de cette lèpre hideuse qui est comme la pâleur des monuments, n'avait cependant point la triste réputation de son aîné le Grand-Châtelet. Les prisons de ce dernier étaient, disait-on, tellement affreuses que l'imagination des plus hardis coquins reculait devant une captivité dans ces tombes. On y parlait d'un certain cachot nommé la Chausse d'Hypocras, où la victime était descendue par une poulie, comme un seau dans le puits. Et là, les pieds dans une eau glacée, le corps brisé par la forme conique de ce réceptacle où l'on ne pouvait se tenir ni couché ni debout, le prisonnier expirait fatalement dans la première quinzaine.
Au Petit-Châtelet, les prisons, quoique plus humaines, devaient toutefois offrir de bien tristes séjours, à en juger par la partie de l'édifice consacrée à la liberté. En effet, les appartements habités par le gouverneur ne recevaient d'air et de jour que par d'étroites fenêtres avarement percées dans les massifs de pierre. Et chacun, disent les historiens de ce temps, détournait la tête avec effroi en passant devant l'antique forteresse.
C'était là que les gens du roi avaient conduit Espérance. Le gouverneur, après avoir lu l'ordre royal et considéré attentivement la figure sereine et charmante du prisonnier, qui marquait plus d'étonnement que de crainte, plus de curiosité que de colère, se contenta de lui désigner une chambre de la prison ordinaire; et tandis que les archers sortaient avec un geôlier pour exécuter cet ordre, Espérance demanda au gouverneur, avec sa politesse persuasive, s'il voudrait lui faire la grâce de répondre à quelques questions, notamment à celles-ci:
—Où suis-je, et pourquoi y suis-je?
Le gouverneur, qui était un petit vieillard affable, gentilhomme huguenot, répondit tranquillement:
—Vous êtes au Petit-Châtelet, prison d'État; quant à la cause de votre arrestation, vous la devez savoir mieux que personne.
—Monsieur, je l'ignore absolument.
—Alors le roi la sait, cela suffit.
Et le gouverneur, après avoir écrit le nom du prisonnier sur son registre, lui tourna poliment les talons.
Espérance, abasourdi malgré sa fermeté habituelle, ne trouva plus rien à demander ou à objecter. Son geôlier vint le prendre et le conduisit dans une sorte de chambre carrée, noire, sale, et meublée de quelques débris honteux, échappés à la fureur des Bourguignons, lorsqu'en 1418 ils égorgèrent les prisonniers du Petit-Châtelet.
Le geôlier tenait à la main une lampe dont la fumeuse clarté avait seule permis à Espérance de distinguer ces affreux détails. Mais quand il eut emporté avec lui cette pauvre lumière, le jeune homme se trouva plongé dans la plus horrible obscurité. Il frappa aussitôt à la porte pour rappeler le geôlier qui s'éloignait. Celui-ci revint.
—Pardon, mon ami, dit Espérance, vous oubliez de me laisser la lampe.
—Si c'est pour cela que vous me rappelez, mon jeune seigneur, répliqua le geôlier, c'était bien inutile. On n'a pas de lampe en prison; une lampe c'est du feu.
—Excusez-moi; c'est que je voulais écrire, et pour cela il faut voir clair.
—Écrire! Est-ce qu'on écrit ici?
—Eh bien! mon ami, répliqua tranquillement Espérance, s'il est défendu d'écrire, je n'écrirai pas. Mais il ne vous est pas défendu à vous de me rendre service, un service bien simple et qui sera bien payé.
—Cela dépend, monsieur. De quoi s'agit-il?
—D'aller trouver M. de Crillon.
—Le brave Crillon? s'écria le geôlier.
—Lui-même.
—Vous le connaissez?
—C'est mon ami. Dites-lui seulement que je suis au Petit-Châtelet. Vous vous rappellerez bien mon nom: Espérance.
—Un beau nom de prisonnier, dit le geôlier avec un sourire railleur.
—N'est-ce pas? répondit Espérance, sans témoigner ni chagrin ni amertume.
Eh bien, ferez-vous ce que je vous demande?
—Je verrai, dit le geôlier, qui sortit pensif, car tant de patience, de douceur et de beauté l'avaient frappé d'un respect involontaire.
Cet homme n'alla pas trouver Crillon, mais il conta au gouverneur sa conversation avec le prisonnier, et le gouverneur, en qui déjà la figure du prisonnier avait éveillé quelque sympathie, arriva quelques heures après dans la chambre d'Espérance.
—Vous vous dites ami de M. de Crillon? dit-il.
—Oui, monsieur.
—Mais alors vous êtes un grand coupable, car M. de Crillon vous abandonne, puisque vous voilà en prison, et ce n'est pas un homme à laisser ses amis dans l'embarras. Je le connais, moi, qui ai fait la guerre avec lui pendant dix ans.
Espérance raconta ce qu'il savait, ce qu'il faisait, qui il était, il mit dans son récit la sincérité, la pureté de son âme tout entière. Il s'étonnait d'une arrestation sans motif et l'attribuait à un malentendu qui ne pouvait manquer de s'éclaircir aux premières explications.
—En attendant, ajouta-t-il, je vous supplie, monsieur, de ne pas me laisser ici dans ce taudis noirci nauséabond. Je quitte le grand air, le soleil, et si j'étais une femme, je vous dirais que j'ai peur ici. D'ailleurs, le logement que vous me donnerez je ne l'occuperai pas longtemps, et sitôt que M. de Crillon sera prévenu….
—Mais, jeune homme, il ne le sera pas. Tout prisonnier d'État entre ici inconnu. Je n'ai pas le droit de révéler sa présence à qui que ce soit; car ce peut être un secret entre le roi et ce prisonnier, un secret que le roi me fait l'honneur de me confier et que je n'ai pas le droit de trahir. Ici, je n'ai affaire qu'au roi, puisqu'il a signé l'ordre de votre arrestation.
Espérance baissa la tête. Il lui sembla que la porte un instant ouverte, et par laquelle il revoyait le jour et la liberté, se refermait plus lourdement que jamais.
—Comme il vous plaira, monsieur, murmura-t-il. Je ne veux point vous causer de gêne ou heurter vos scrupules. Je souffrirai, et ne dirai plus rien.
Le vieux gentilhomme se connaissait en prisonniers, il savait distinguer la résignation d'avec l'hypocrisie, la patience d'avec la lâcheté.
—Voilà un aimable caractère, pensa-t-il. C'est peut-être un enfant gâté que le roi veut redresser par quelques jours d'abstinence. Ne forçons point la dose. Il a déjà pris son parti le pauvre garçon; il s'est installé sur le grabat.
Il frappa du poing sur la porte, le geôlier reparut.
—Conduis monsieur au comble, dit-il.
Espérance se leva, et devinant qu'une faveur venait de lui être accordée, remercia le gouverneur avec effusion. Il serra la main du vieillard qui lui dit en se dégageant doucement:
—La chambre du comble est bonne. J'y mettais mon fils en pénitence. C'est une prison paternelle.
—Vous avez un fils, monsieur?
—J'en avais un… qui serait de votre âge.
—Vous l'avez perdu?
—À dix-huit ans, d'un coup de mousquet… après la bataille d'Aumale. M. de Crillon le connaissait bien, car il l'avait pris dans ses gardes. Mon pauvre Urbain!…
—Urbain, s'écria Espérance, Urbain du Jardin peut-être?
—Vous l'avez connu?
—Oh! le page huguenot assassiné par la Ramée, pensa le jeune homme.
—Monsieur, murmura-t-il, M. de Crillon m'en a parlé quelquefois.
Le vieillard, ému, se hâta de répondre:
—C'est le brave Crillon qui a relevé Urbain expirant et a reçu son dernier soupir. Qu'il ne soit pas dit que le nom de Crillon a été devant moi invoqué en vain. Allez, monsieur, allez avec le guichetier.
Et il redescendit sans ajouter une parole laissant Espérance plongé dans sa surprise douloureuse. Quoi! lui, victime échappée au couteau dirigé par Henriette, il allait remplacer dans sa chambre la victime tombée sous le plomb du même assassin.
Cette prison du comble, effrayante pour un enfant rebelle, sembla un paradis à Espérance, après l'enfer qu'il venait d'habiter. La voûte en était basse, le carreau glacé, mais l'air y circulait librement, largement, le soleil couchant l'emplissait de ses rayons rouges, et par deux fenêtres semblables à des yeux de pierre, le prisonnier, en se haussant, voyait à travers les barreaux ce magnifique panorama de la ville antique, et ses collines, que la brume du soir commençait à baigner, et, sur la droite, Notre-Dame qui dominait, et la Seine, charriant ses glaçons sous les arches.
Espérance poussa un cri de joie. Son palais, trouvé la veille, lui avait fait moins de plaisir.
Ce fut bien autre chose encore, lorsque le guichetier, désormais aussi empressé à plaire qu'il l'avait été peu d'abord, leva les barres d'une porte massive qui donnait sur un petit balcon entièrement fermé de barreaux comme une cage. De là la vue était admirable et facile, pour peu que le prisonnier s'assît sur le banc formé par la saillie circulaire. Le treillage de ce balcon était disposé de façon que nul du dehors ne pût voir a l'intérieur; mais l'habitant du donjon, suspendu au-dessus du vide, voyait et respirait sans danger et sans gêne.
Espérance fouilla dans sa poche et donna au guichetier la moitié des pistoles qu'elle renfermait.
Cet homme prépara le lit, alluma le feu dans la cheminée, déposa sur une table assez propre un souper raisonnable, et se retira en fermant les verrous dont Espérance charmé ne remarqua pas même le grincement lugubre.
La nuit était venue. Un silence glacé montait de la ville au faite du Châtelet. Le jeune homme, après avoir rempli ses poumons d'air pur, ferma la porte du balcon et vint s'asseoir devant le feu, dans un fauteuil où le pauvre Urbain avait sans doute passé plus d'une nuit de pénitence.
Et là, malgré l'odeur du souper qui fumait dans un grand plat de terre, malgré la bonne apparence d'une bouteille aux flancs larges, au long col, malgré la douce influence du feu qui pétillait joyeusement et ronflait dans l'âtre sonore, Espérance perdit peu à peu son humeur sereine, et sa gaieté, retrouvée un instant, s'envola par bouffées avec les tourbillons gris de la fumée qui escaladait le ciel.
Il pensait, le pauvre enfant, à cette punition si prompte que lui envoyait Dieu après un bonheur exagéré. La compensation ne s'était pas fait attendre. On n'atteint pas impunément le sommet des prospérités humaines, à plus forte raison, quand on le dépasse, doit-on s'attendre à recevoir tous les éclats de la foudre.
Espérance, cherchant à creuser les causes de sa disgrâce, ne trouvait obstinément que ceci: Une imposture lui avait donné la jouissance du palais de la Cerisaie, cette imposture, qui cachait peut-être un crime, avait été découverte. Le roi, instruit de tout et honteux d'avoir été un moment protégé par ce faux propriétaire, s'en vengeait en réduisant le fanfaron à l'état d'un simple voleur.
Quant au silence de Crillon, comment l'interpréter, sinon par le même motif? Crillon aussi avait pu se considérer comme le jouet d'une supercherie destinée à usurper sa protection, et convaincu par le roi, il se taisait. Quant à Pontis… hélas! le noble Espérance accusa Pontis d'ingratitude ou de faiblesse!
Mais ce qui domina toutes ses douleurs, ce qui résista aux luttes que soutenait le jeune homme contre sa mauvaise fortune, ce fut l'idée qu'il allait être raillé, méprisé partout, et que le bruit de son écroulement parviendrait aux oreilles d'Henriette et de Gabrielle. Henriette rirait et se réjouirait. C'était une vengeance. Gabrielle se dirait que l'aventurier Espérance ne valait plus un souvenir. Alors, du haut de sa grandeur, de sa beauté bienheureuse, elle laisserait tomber la sentence infamante qui, à jamais, exclurait Espérance de son esprit et de son coeur. Cette figure du blessé de Bezons, auquel pendant trois jours elle s'intéressa, auquel, naïvement tendre, elle demanda et offrit une éternelle amitié, cette figure s'effacerait souillée, et Gabrielle chercherait autour d'elle d'autres amis, dans cette foule de beaux gentilshommes moins délicats qu'il ne l'avait été à ménager les amours et l'amour-propre du roi.
Cette idée arracha non pas des larmes mais du sang aux yeux gonflés du pauvre jeune homme, car il s'avoua, en présence de cet affreux malheur, que depuis une année son coeur n'avait pas battu sans qu'un seul battement n'eût répété comme écho une syllabe du nom de Gabrielle. Cette immense douleur, cette soif de mouvement et de sanglots, c'était la maladie d'amour: le besoin d'appeler une mère à jamais perdue, c'était le tourment de l'âme en peine; et cette folle joie de revoir Paris après une absence volontaire, c'était l'espoir mal dissimulé de retrouver la femme qu'il avait fuie par-delà les mers.
Un moment, il s'était dit en se mirant dans l'or et le marbre de son palais, que Dieu semblait compatir à ses chagrins d'amour; que Gabrielle, dans sa cour du Louvre, dont les rayons éblouissaient, ne serait pas plus brillante ni plus recherchée que lui; qu'elle entendrait parler de sa richesse, du goût de sa maison, du bien qu'il ferait aux pauvres, et que le concert des louanges et des bénédictions arrivant aux oreilles de cette femme adorée, conserverait à son âme le doux et poétique souvenir qu'elle avait dû garder de son ami d'un jour.
Il s'était bercé de ces rêves charmants, s'excusant de son orgueil sur la complaisance de Dieu, qui les lui avait envoyés, et voilà que d'un revers terrible de sa main, Dieu renversait l'édifice et l'architecte, et tout cela s'en allait, poussière et fumée, rejoindre dans l'éternité passée tous les rêves d'ambition qu'a fait naître et qu'a détruits l'amour.
Plus de palais, plus de louanges, plus de richesse, plus de bruits caressants pour l'oreille de Gabrielle. Rien que le silence de la honte ou le bruit d'un écroulement scandaleux, que couvrent d'ordinaire les éclats de rire de la foule.
Telles étaient les pensées d'Espérance. Cependant les heures marchaient. La braise sifflait avec de petits murmures et se couvrait de flocons blancs, précurseurs d'une extinction prochaine. Déjà la lampe exhalait ses dernières lueurs; bientôt l'obscurité, le froid, allaient envahir la chambre.
Espérance demanda pardon à Dieu de sa vanité, se recommanda pieusement à sa miséricorde, et s'étendit sur le lit en songeant au pauvre Urbain du Jardin, dont l'ombre mélancolique venait peut-être chaque nuit visiter cet asile heureux de ses premières années. Le sommeil succéda à ces agitations, et le seigneur de la Cerisaie oublia sous la voûte de pierre le velours, l'ébène et les franges d'or de son lit de prince.
Le lendemain fut un jour malheureux. Espérance après avoir reçu son déjeuner et sa provision de bois vit disparaître le guichetier qui ne reparut pas, même à l'heure du dîner. Il vit comme un mouvement étrange dans les rues éloignées, car il ne pouvait voir que loin, tout ce qui avoisinait le Châtelet lui étant caché par la convexité de la tour. Il remarqua des gens qui levaient les bras au ciel, d'autres qui semblaient s'essuyer les yeux; il entendit un bruit d'armes dans la forteresse; d'autres bruits également belliqueux autour des portes. Bon nombre de cavaliers, à la tête desquels il crut reconnaître vaguement M. de Rosny, traversèrent le quai à l'extrémité du Petit-Pont, et se perdirent dans la Cité. Que signifiaient ces bruits, ces promenades militaires? Que signifiait surtout l'oubli dans lequel on le laissait, sans feu, sans vivres, sans nouvelles, sans amis, même irrités? M. de Crillon, Pontis, que ne lui faisaient-ils traduire au moins leur mécontentement?
La journée parut bien longue au pauvre prisonnier; tous ses fantômes noirs que le jour avait dissipés revinrent lorsqu'il sentit que dans une ou deux heures la nuit allait revenir. Cette vie serait-elle donc sa vie? Dormir, souffrir, c'était donc désormais pour lui le chemin et le but! Peu s'en fallut qu'il ne tombât dans le désespoir quand il vit le soleil, tournant derrière le Louvre, abaisser ses rayons de pourpre sur les cheminées des maisons et venir caresser de son adieu quotidien les treillis de fer et le balcon de sa chambre.
—Quoi! s'écria-t-il, personne ne m'aimait donc en ce monde? Quoi! des pierres entassées suffisent à séparer un homme de tous ceux qui l'ont connu, et pas un coeur n'aura eu la force de lancer un soupir qui franchisse ces murailles et parvienne jusqu'à mon coeur! Je fais bien voler, moi, mes voeux et mes prières par delà l'horizon; ne se trouvera-t-il personne qui me le rende?
En disant ces mots, il s'assit découragé sur le banc, derrière le treillage du balcon, et appuya dans ses mains, en la serrant bien fort pour qu'elle n'éclatât point en sanglots, sa tête lourde de douleurs qu'il n'avait pas méritées.
Cependant, les verrous avaient grincé, la porte s'était ouverte, le guichetier avait traversé toute la chambre pour venir frapper sur l'épaule du prisonnier.
Ce contact de la grosse main qui voulait être caressante réveilla
Espérance.
—Ah! s'écria-t-il, vous voilà enfin.
—Un peu tard, n'est-ce pas, monsieur? mais j'avais bien d'autres soucis, allez!
—C'est peu poli, dit Espérance en souriant.
—Vous ne savez donc pas, vous, qu'on a failli tuer le roi?
—Mon Dieu! s'écria le jeune homme avec consternation, est-ce possible!
—Un roi si bon!
—Oh! oui, dit le généreux Espérance, la perle des rois!
—Et vous comprenez qu'en apprenant cela, je n'avais pas le coeur à nourrir les prisonniers, ajouta naïvement le guichetier.
—Pas plus que les prisonniers n'auraient eu de coeur à manger. Mais, le roi, comment va-t-il?
—Trêve de détails… on monte, et vous en saurez assez long tout à l'heure.
—On monte?… ici?… quelqu'un vient me voir?
—Le gouverneur.
—Ah! dit Espérance désappointé, le gouverneur.
—Oui, il accompagne naturellement les visites qui arrivent.
—Il m'en arrive donc, des visites?
—Pardieu! sans cela notre seigneur se dérangerait-il? Le donjon est trop élevé pour ses vieilles jambes.
—Oh! mon ami, laissez-moi aller au-devant de ceux qui viennent.
—Inutile, dit le geôlier, ils sont arrivés.
Espérance dévorait des yeux l'entrée de sa prison. Il y vit apparaître le gouverneur, et puis derrière le vieillard, une femme dont la mante de velours cachait la tête, dont un masque couvrait le visage. Cette femme, à l'aspect du triste réduit, fit un geste d'effroi et de compassion. Elle s'arrêta comme si ses petits pieds eussent refusé de la porter plus loin.
Le gouverneur s'avança, le visage riant, vers Espérance, qu'il amena par la main en face de la dame inconnue. Celui-ci se laissait guider, le coeur doucement ému de reconnaissance et de curiosité. Lorsqu'il fut à deux pas de la visiteuse, le vieillard salua, et partît laissant le cachot ouvert, tandis que le guichetier, sur un signe de l'inconnue, s'asseyait au seuil de la porte.
—Vous êtes libre, monsieur Espérance, dit la dame d'une voix tremblante qui fit courir un frisson dans les veines du prisonnier.
Il s'avança, les bras étendus; elle ôta son masque dont la pression, sans doute, avait rougi légèrement son visage d'ange.
—Gabrielle!… s'écria Espérance en joignant les mains… Oh! pardon, madame!
Et il recula éperdu devant son rêve, qui surgissait vivant et embaumé du sol de l'obscur cachot.