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La belle Gabrielle — Tome 2

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XXIII

UN DES MILLE COUPLETS DE LA CHANSON DU COEUR

Espérance et Gabrielle se regardèrent un moment en silence, cédant, l'un et l'autre à l'irrésistible attrait d'une beauté que ni l'un ni l'autre n'avait jamais trouvée aussi complète ailleurs.

Le jeune homme revoyait Gabrielle femme accomplie après l'avoir laissée jeune fille parfaite. Rien de plus suavement pur que les lignes de son visage, dont la pensée et les soucis avaient, s'il eût été possible, ennobli l'expression. Quant au corps, type autrefois irréprochable de grâce et de finesse virginales, il avait gagné en se développant, ce charme voluptueux qui change en frénésie chez l'amant les mélancolies de l'amour. Espérance en voyant ces cheveux dorés aux riches tresses de soie, cette peau d'un blanc frais et moelleux sous laquelle courait l'existence en longs rameaux d'azur, l'oeil bleu dont la langueur fascinait, les lèvres rouges comme un fruit, le sein palpitant qui repoussait la dentelle, Espérance recula, nous l'avons dit, et appuya ses deux mains sur sa poitrine où s'allumait le triple amour de l'imagination, de l'âme et des sens.

Elle aussi, avait admiré dans le prisonnier cette douce noblesse des traits, leur éloquente pâleur, l'expression de tristesse amère qui avait plissé un instant les coins délicats de sa bouche. La vigueur élégante de cette mâle jeunesse lui rappelait les images des dieux anciens, dont le seul aspect révélait la céleste origine.

Espérance ayant rejeté en arrière les cheveux magnifiques qui ombrageaient son front, ce mouvement gracieux et fier remua le coeur de Gabrielle comme tremblait l'Olympe dans Virgile au simple geste de Jupiter.

Le jeune homme rompit le silence.

—Vous ici, madame, murmura-t-il, dans une prison!

—C'était mon devoir, dit-elle vivement. Si je me fusse contentée de vous envoyer délivrer, si je ne vous eusse donné moi-même des explications, peut-être la faute que j'ai commise se fût-elle à bon droit appelée d'un autre nom…. Or, vous avez déjà assez de sujets de m'en vouloir.

—Moi, madame?

—Je suis donc venue: la faute subsiste, mais j'espère que vous voudrez bien me la pardonner.

—J'ignore absolument, madame, dit Espérance, de quelle faute vous voulez parler.

—Mettez-y de la discrétion, monsieur, je mérite cette réserve, mais n'exagérez pas, je vous prie, car sans méchanceté vous blesseriez un coeur, ami malgré tout ce que vous pouvez croire.

—Je ne crois rien, je vous jure.

—Oh! vos yeux parlent un langage contraire. Je sais combien ces yeux disent franchement votre pensée…. Vous m'en voulez. Je vous assure cependant qu'en répondant au roi, j'ignorais que vous fussiez établi dans cette maison de la rue de la Cerisaie; j'ignorais plus: j'ignorais même votre retour à Paris, et, à propos de ce retour, je pourrais parler aussi de votre départ, départ étrange, brusque, mystérieux; mais ce sont des affaires qui ne regardent que vous, monsieur, ainsi, je n'insisterai pas.

—Mon Dieu! madame, s'écria Espérance, je proteste devant vous que je ne comprends pas un mot à ce que vous me faites l'honneur de me dire. Vous daignez vous accuser de torts que je n'eusse jamais songé à vous reprocher. Ces torts, je vous demanderai même de vouloir bien me les expliquer, si toutefois ils existent.

—Mais, dit Gabrielle embarrassée, car elle croyait encore cette ignorance affectée, je veux parler de votre arrestation.

—Elle n'est pas votre fait, je suppose, le roi aura eu des motifs que je ne connais pas, mais qui doivent vous être absolument étrangers.

Gabrielle raconta au jeune homme le malentendu qui avait irrité le roi et l'avait poussé à la vengeance. Elle s'accusa de n'avoir pas éclairci ce quiproquo, source de la désagréable aventure d'Espérance.

—Mais, ajouta-t-elle, à partir du moment où votre nom a été prononcé, où j'ai su que vous étiez celui à qui le roi avait parlé, celui que la colère royale avait injustement frappé, oh! à partir de ce moment je n'ai plus rien à me reprocher, pas même un retard. En effet, je fusse venue plus tôt sans l'horrible événement qui a failli enlever le roi à son État.

—J'ignore même cet événement, dit Espérance, un prisonnier ignore tout.

Gabrielle fit le récit de l'assassinat et des troubles qui l'avaient suivi. Elle glissa sur le prétendant, sur le faux Valois, tout au plus quelques mots. Ce n'était là que de la politique, et Gabrielle semblait chercher un sujet de conversation.

—Eh bien! dit Espérance en remuant tristement sa tête, voilà comment, soit qu'on habite une prison, soit qu'on parcoure des pays lointains, on vit, le temps passe et change tout sans que nous le sachions, fortunes, existences, affections.

Il étouffa un soupir, et prenant un visage indifférent:

—Enfin, madame, continua-t-il, bénissons le ciel, le roi est sauf, et vous êtes plus heureuse et plus belle que jamais.

Elle ne répondit pas. Elle avait penché sa tête charmante. D'un bras elle s'appuyait au dossier de la grande chaise; l'autre retombait languissant.

—Vous venez de prononcer, reprit-elle, des paroles que j'ai trouvées amères.

—Moi, madame!

—Oui, le sens ne m'en a pas échappé. Vous venez de dire que, dans l'absence, les coeurs sur lesquels on comptait sont changés.

—L'ai-je dit?

—Je l'ai entendu. Ce n'est pas à moi, je suppose, que ce reproche s'adresse?

—Oh! madame… et pourquoi aurais-je la témérité de vous adresser même l'ombre d'un reproche? De quel droit? dans quel but? Un reproche!… Mais j'étais pour vous tout respect, et depuis que je sais votre bonté pour moi, je suis toute reconnaissance.

—Monsieur, dit-elle avec une angélique douceur, le temps me manque pour subtiliser avec vous sur ce texte; je suis d'ailleurs trop ennemie des circonlocutions en usage à la cour. Tenez, regardez le soleil qui se couche et qui jette sur nous ses dernières clartés; il m'avertit que j'ai un moment au plus à passer ici, et qu'après ce moment je ne retrouverai peut-être jamais l'occasion de vous convaincre.

—De quoi? madame.

—De mon regret de vous avoir causé tant d'ennuis.

—Ils sont oubliés! s'écria Espérance; votre démarche eût comblé les voeux d'un prince, d'un empereur. Moi, pauvre étranger obscur, vous m'en voyez ébloui de joie et d'orgueil.

Il mit peut-être à ces mots une véhémence dont elle s'étonna, car aussitôt, se repliant avec la réserve habituelle des femmes qui se sont laissé entraîner par le coeur, elle reprit:

—Je devais à M. de Crillon de vous voir et de vous faire mes excuses. Il m'a reproché mon étourderie. Il a couru, ce matin, pour vous chercher, sans rencontrer le gouverneur, et, en ce moment, forcé par le service de vous négliger encore, il me saura gré de ne pas avoir oublié toute l'amitié qu'il vous porte. Allons, monsieur, vous êtes libre. Tout le grand air de cette ville vous appartient. Retournez à votre petit palais; soyez heureux…. Eh bien! vous hésitez? Ressembleriez-vous déjà à ces prisonniers dont j'ai ouï parler, qui regrettaient leur cachot et refusaient la liberté?

Ce ton d'enjouement affecté fit froncer le sourcil à Espérance. Il s'assombrit.

—Voilà, dit-il, madame, que vous vous repentez d'avoir été trop bonne et trop familière avec moi. Vous vous excusez de la grâce que vous m'avez faite. Cependant, je ne voulais pas en abuser. Je vous écoutais, je me payais par chaque syllabe tombée de vos lèvres des heures tristes que j'ai passées ici. Mais puisque vous l'ordonnez, je suis prêt à sortir.

Elle reprit sa douce humeur à mesure qu'Espérance perdait la sienne. Rêveuse, souriante, le visage illuminé par les feux roses du soleil mourant, elle fit quelques pas vers la fenêtre, en franchit le petit seuil, et trouvant le banc de pierre qui, l'instant d'avant, servait de siège à Espérance, elle s'y plaça les mains pendues au treillis de fer, la tête adossée à la muraille. Puis son visage changea graduellement d'expression. Il pâlit, les prunelles s'éteignirent.

Alors le jeune homme qui la suivait comme si elle eût été l'âme et lui le corps, s'arrêta près d'elle et s'agenouilla sur le seuil en la regardant, les mains jointes.

—Vous vous dites, n'est-ce pas, madame, que l'on peut être bien heureux en prison?

—Oui, c'est précisément cela que je pensais, répondit-elle.

—Et cette idée vous est venue….

—En regardant ma prison à moi….

Elle lui montra le Louvre profilant sur l'eau glacée sa colonnade noire, abandonnée par le soleil.

—Vous allez sortir de celle-ci, murmura-t-elle, et moi je vais rentrer dans celle-là!

Il poussa un soupir douloureux, et dit:

—On n'est pas reine sans être un peu esclave.

—Je ne suis pas reine, s'écria-t-elle amèrement, mais esclave, oh! oui, je le suis bien!

—Par votre volonté, ajouta-t-il le coeur palpitant.

—C'est vrai.

—Vous ne vous repentez pas, j'espère?

—Non, dit-elle si bas et d'une voix si brève que les lèvres seules parlaient.

Mais se remettant avec effort:

—Vous avez une délicieuse habitation, monsieur Espérance, reprit
Gabrielle.

—On vous l'a dit, madame!

—Je l'ai vue.

—Vous?

—Sans doute, ne vous ai-je pas expliqué tout à l'heure que pour mieux surprendre le roi, j'étais entrée chez vous.

—Je n'avais pas bien compris.

—Je vous ai dit que j'avais surpris le roi dans votre maison.

—C'est-à-dire sortant de chez moi.

—C'est-à-dire sortant par votre maison, tandis qu'il était entré par la rue Lesdiguières.

—Je ne sais d'où Sa Majesté venait.

—Pas de délicatesse. Il l'a avoué lui-même. Il venait de voir chez Zamet une femme.

—Ah! madame, si vous laissez pénétrer dans votre coeur ce serpent qu'on nomme la jalousie!

—Je ne suis pas jalouse! s'écria-t-elle.

—Alors, pourquoi vouliez-vous surprendre le roi?

—Vous avez raison, dit-elle froidement.

Et son regard vacillant chercha l'Arsenal comme pour découvrir derrière les arbres de la Cerisaie.

—Je cherche votre maison, interrompit-elle, la voit-on d'ici?

—Non, madame.

—Vous allez être bien heureux, là, n'est-ce pas? C'est riche, c'est charmant.

—On le dit.

—Le jardin est-il beau?

—Très beau.

—Vaut-il celui des Génovéfains? Vous savez… à Bezons?

Espérance tressaillit.

—Avec ses lis qui semblent de grands cierges la nuit, avec ses roses et ses jasmins qui embaument au soleil, et ces oeillets enivrants qui retombaient dans les bordures de thym, où vers midi bourdonnaient tant d'abeilles. Vous rappelez-vous ce beau jardin?

—Oui, madame, dit Espérance, frissonnant.

—J'oubliais les grands orangers, dans l'allée, près du couvent; je ne me promenais pas de ce côté-là sans être inondée de leurs fleurs. Un soir, en revenant à ma chambre, j'en trouvai qui étaient tombées dans mes cheveux et dans ma gorgerette. Ce fut le soir où vous me rendîtes service. Vous étiez bien souffrant, alors; je vous trouvai fort bon pour moi et très-délicat.

Espérance se renversa derrière l'angle de la porte. Il était devenu si pâle, qu'il le sentait et ne voulait pas laisser voir sa pâleur.

—On était heureux dans ce temps-là, dit Gabrielle.

—Ne l'êtes-vous plus? murmura-t-il. Vous avez, dit-on, un fils beau comme vous?

—Un petit ange! dit-elle en rougissant.

—C'est plus qu'il n'en faut pour être heureuse.

—Voilà trois fois que vous me répétez le même mot, dit Gabrielle en se retournant vers Espérance, et vous savez pourtant que vous me faites mal.

—Moi?

—Me croyez-vous heureuse? est-ce possible? Appuyez la main sur votre coeur, et répondez.

—Oh! madame, je ne sais pas, moi.

—Puisque vous ne savez pas, ne dites pas que je suis heureuse. Si je vous ai parlé de votre bonheur à vous, c'est que j'ai la certitude qu'il n'est troublé par aucun nuage, c'est que je sais….

—Que savez-vous, vous-même, je vous prie?

—Que vous avez voyagé gaiement, insoucieusement, au point d'oublier tous ceux qui s'inquiétaient de vous à Paris. M. de Crillon l'a dit souvent en ma présence. Et au retour, vous avez trouvé toute prête la maison que vous vous étiez bâtie. Riche, jeune, libre, que manquait-il? La liberté, je vous la rends. Et si désormais je passe encore devant votre porte, je me dirai avec certitude: Là demeure un homme heureux.

—Vous venez de parler comme je parlais tout à l'heure, dit Espérance, et vos calculs vont être bien dérangés, madame, car si vous passez encore devant ma maison, ce n'est pas cela que vous direz.

—Pourquoi?

—Parce que, d'abord, je n'y demeurerai pas.

—Qu'est-ce à dire?

—J'y coucherai ce soir pour la dernière fois, ajouta Espérance.

—Je ne vous comprends pas, monsieur. Quel logis plus charmant trouverez-vous dans Paris?

—Demain, poursuivit-il, j'aurai quitté Paris.

—Par exemple!…

—Je m'y ennuie. Oui, madame, l'homme heureux par excellence s'ennuie.

—Ah!… et… vous retournez à vos voyages, peut-être.

—Probablement, madame.

—Pour longtemps?

—Mais pour toujours.

Elle fit un mouvement plein de trouble et d'inquiétude.

—À votre âge, dit Gabrielle, a-t-on des affaires si sérieuses qu'elles prennent toute la vie?

—Je n'ai pas d'affaires, non.

—Ah! je comprends… Pardon, c'est qu'en vérité, j'ai l'air de vous questionner. Mais, si je suis curieuse, c'est un peu par amitié. Nous avions fait certain pacte d'amitié, autrefois; vous l'avez oublié, sans doute?

—Non, assurément, murmura Espérance.

—Je disais donc que cette absence éternelle ne peut avoir pour cause qu'un établissement… éternel aussi.

—Je ne saisis pas bien.

—Peut-être vous vous mariez, voilà ce que je veux dire, ajouta-t-elle d'un ton bref.

—Nullement.

—Il est vrai que sans se marier on peut aller rejoindre pour ne les plus quitter des personnes qu'on aime.

—La personne que je veux rejoindre, dit gravement Espérance, je l'aime en effet; mais c'est ma mère et elle est morte.

—Oh! alors, s'écria Gabrielle en lui prenant les mains, alors vous ne pouvez partir, car rien ne vous y force et tout vous le défend.

—Qui donc, madame, m'ordonnerait de rester en une ville où chaque bruit, chaque voix m'apporte une souffrance nouvelle. Je vous ai dit que je suis malheureux ici, que j'y mourrais de douleur. Pourquoi donc y resterais-je?

—Mais vous y êtes revenu, mais vous y étiez installé hier?

—Hier, c'était possible… Aujourd'hui plus.

—Mais vous avez des amis ici!

—M. de Crillon et Pontis: un protecteur et un protégé, deux mémoires éphémères.

—N'en avez-vous pas d'autres?

—Qui ne pensaient pas à moi hier, qui m'auront oublié demain.

Elle baissa la tête avec une mélancolie profonde.

—Vous avez raison, dit-elle. Il faut savoir se passer d'appui en ce monde.
Elle est rude, mais salutaire, votre leçon!

—Vous ne dites point cela pour vous, madame, vous toute-puissante, vous que le monde invoque, et qui n'avez besoin de personne.

—Ah! s'écria-t-elle le coeur brisé, nommez-moi donc un seul ami!… nommez! je n'ai pas même mon fils, car ses yeux sont encore fermés pour moi comme son coeur. Tout le monde m'attaque, tout le monde me hait. Nul ne me défend, nul ne peut même faire cet effort de mentir poliment pour m'offrir un peu d'amitié. Vous qui me l'aviez jurée, vous reprenez votre serment!

—Ah! madame, dit Espérance d'une voix éteinte, il est des serments qui engagent au delà de notre puissance, et l'homme est parfois une créature trop faible pour tenir ce qu'il promet.

—Quoi! vous m'abandonnerez! vous me verrez souffrir et vous ne me tendrez pas votre main?

—Si je voyais ce triste spectacle, je ne le supporterais pas, aussi refusé-je de le voir.

—Ainsi, quelqu'un de vos amis serait menacé de mort, vous craindriez ce triste spectacle; et pour ne pas le voir, vous partiriez, abandonnant au lieu d'aider. Je vous croyais un coeur.

—J'en ai un, madame, que vos reproches injustes déchirent. En effet, pourquoi resterais-je, à quoi puis-je vous servir? Est-ce vous qui désirez de me voir souffrir?

—Souffrir… de quoi?

—Par grâce, ne m'arrachez pas une parole de plus. Vous voyez combien je lutte.

—Dites-moi votre souffrance, et vous verrez si je suis lâche et faible pour vous seconder ou vous guérir.

—Eh bien! s'écria-t-il, vaincu par la passion, vaincu par la généreuse opiniâtreté de Gabrielle, je vais vous le dire, puisque vous m'y forcez; aussi bien, après m'avoir entendu, ne pourrez-vous plus m'arrêter dans mon dessein, ni me reprocher ce que vous m'aurez contraint de faire. Si je suis parti brusquement, étrangement, l'année dernière, c'est que je vous avais vue sortir de chez le roi le lendemain de la prise de Paris, c'est que mon courage était épuisé, c'est que je vous accusais de trahison et de mensonge, c'est que je vous maudissais de m'avoir promis l'amitié et de ne pas m'avoir donné l'amour; je sais bien qu'en parlant ainsi je me sépare à tout jamais de vous; mais la destinée m'entraîne, ce que je vous dis, je ne le répéterai plus, mon coeur y perdra tout son sang, mais avec le sang la douleur s'échappe. Oui, je suis parti malheureux, et plus malheureux je suis revenu. Si je vous eusse trouvée heureuse, enivrée, sans mémoire, oh! je l'espérais, j'avais préparé à mon coeur la consolation de l'oubli, celle du mépris… Oui du mépris… pardonnez-moi si je me perds tout à fait, madame…. Mais au lieu de cela, vous m'apparaissez douce, tendre et bonne; je vous vois malheureuse; tout en vous intéresse mon coeur et mon âme; je sens que je vais vous aimer si follement que j'en perdrai le respect comme j'en ai perdu le repos. Or, vous n'êtes pas libre et vous aimez le roi, c'est donc pour moi deux fois la mort au bout de chaque pensée; et qui sait si ma mort même ne vous perdrait pas? J'ai fini; mon coeur est vide; encore un jour, et peut-être j'y sentirais entrer le désespoir. Ne vous irritez pas, plaignez-moi; faites-moi la grâce de me laisser ensevelir ma folie dans un coin du monde où vous ne m'entendrez pas si je soupire, où vous ne saurez pas si je vous aime.

Gabrielle, pâle et la tête renversée, avait fermé les yeux. On eût dit que cet ouragan de passion l'avait brisée, qu'elle ne respirait plus, qu'elle était morte.

Espérance, honteux de sa faiblesse, cachait son visage dans ses mains. Il ne vit pas la jeune femme se ranimer peu à peu, passer une main glacée sur son front, et se tourner vers lui pour lui dire:

—Vous m'aimiez donc, à Bezons?

—Oui, madame.

Elle leva les yeux au ciel et soupira. Sans doute elle se disait que des deux routes ouvertes alors devant ses pas, elle avait choisi la moins heureuse. Mais cette âme ne savait pas composer avec la loyauté.

—Je m'étais promise au roi, répondit-elle simplement, comme pour se répondre à elle-même.

—Oh! voudriez-vous dire, s'écria Espérance, que sans cela vous m'eussiez aimé?

—Oui, et il y a plus, je vous aime tendrement.

—L'amitié, toujours!

—Je ne sais pas si c'est de l'amitié ou de l'amour, je n'y cherche point de différence. Je ne savais même pas que je vous aimais. Seulement, quand vous m'avez dit que vous alliez partir pour ne plus revenir, je m'en suis aperçue. Ne partez point.

—Vous m'avez entendu, et vous parlez ainsi?

—Pourquoi non? Que vous m'aimiez à mille lieues ou ici, qu'importe? C'est mon âme que vous aimez, puisque ma personne ne vous appartient pas. Oh! rien ne vous empêchera d'aimer mon âme. Quant aux souffrances dont vous avez peur, est-ce que mon sourire, est-ce que la pression de ma main ne vous guériront pas? Quand vous serez sûr d'être mon ami le plus cher, d'occuper ma pensée, d'embellir ma triste vie, quand vous me consacrerez toute la vôtre, m'aidant, me conseillant, me défendant, n'aurez-vous point assez de plaisir et de peine pour défrayer les journées? Ne me quittez pas, je n'ai plus de père; le mien m'a reniée, il ne m'aime plus, il ne m'estime même pas, puisqu'il use de ma protection pour avoir une charge à la cour. J'ai le roi, me direz-vous. Eh bien, il me trompe, vous le savez mieux que personne, et sans mon enfant, à qui je me dois, sans la blessure faite par l'assassin d'hier, j'allais me séparer à jamais du roi et m'ensevelir dans une retraite éternelle. Maintenant, voyez tout ce qui m'entoure, des ambitieux que je gêne, ou des ambitieux que je sers, des femmes qui m'envient ma place, des prétendus amis du roi qui lui conseillent de me quitter; ici des perfidies, là des embûches, plus loin des coups de poignard ou du poison, voilà ma vie en attendant la mort…. Oh! ne jugez-vous pas que j'ai besoin d'un ami qui soutienne mon coeur et m'empêche de désespérer à mon âge? J'ai lu, dès le premier jour, dans vôtre âme, et vous avez cru comprendre la mienne, vous ne vous êtes pas trompé; je suis tendre, je suis fière, j'ai de la force pour aimer. N'êtes-vous pas de même, et ne donnerons-nous pas à Dieu le spectacle de deux coeurs si tendrement unis, si noblement dévoués, qu'il ne puisse refuser à notre amitié sainte ses bénédictions et son sourire? Oh! depuis hier, cette idée a grandi dans mon sein, elle m'a épurée comme une flamme divine, elle me dévore; c'est une joie ineffable!… Si vous saviez comme je vous aimerai! Vous sentirez les rayons de cette tendresse qui vous ira chercher partout pour vous pénétrer comme un soleil vivifiant. Songez que j'ai vingt ans, que mon coeur déborde, et que je mourrai jeune. Aimez-moi! secourez-moi!… ne me laissez pas seule en ce monde, vous dont l'âme, je le sens, a été faite pour la mienne!

—Ah! s'écria Espérance éperdu de joie et de douleur tout ensemble, vous me demandez là toute ma vie!

—Toute!

—Bien! vous l'aurez! C'était ainsi qu'il fallait me parler pour être comprise. Je me donne à vous pour jamais; mon esprit, mon corps et mon âme, prenez!… mais voici mon marché, je fixe le salaire.

—Dites.

—Vous me parlerez quand vous pourrez, vous me sourirez quand vous ne pourrez pas m'adresser la parole, vous m'aimerez quand vous ne pourrez pas me sourire.

—Oh! murmura Gabrielle les yeux mouillés de larmes, Dieu est bien bon de vous avoir créé pour moi.

Des pas pesants l'interrompirent. Le guichetier, engourdi sans doute d'être resté longtemps assis, marchait dans la chambre et cherchait à rallumer le feu.

—Nous avions oublié cet homme, dit Espérance.

—Allons!… s'écria Gabrielle radieuse, la liberté est là-bas! Allumez un flambeau, brave homme, et nous éclairez l'escalier.

Le guichetier se hâta d'obéir. Tous trois descendirent. Gabrielle, précédée du porte-flambeau, précédait elle-même Espérance. Tout en descendant, elle se retournait lui souriant incessamment, comme eût fait un ange; et rien n'était si beau que cette lumière et cet amour rayonnant sur ces deux jeunes fronts.

Arrivée aux portes, où le gouverneur l'attendait pour la conduire jusqu'à sa litière, elle jeta sa bourse pleine d'or aux pauvres qui regardaient et admiraient l'équipage.

—Jour de joie! dit-elle.

Quand elle eut monté dans sa litière, et que ses gens à cheval commencèrent à marcher, elle tendit ses deux mains brûlantes à Espérance, et l'attira si près d'elle qu'il respira son souffle parfumé.

—À ma libératrice, merci! dit-il à haute voix en s'inclinant avec respect.

—Merci à mon ami, dit-elle tout bas.

Et en se baissant elle appuya ses lèvres sur la main d'Espérance.

Sa litière était déjà loin, que le jeune homme cherchait encore ses idées et son chemin.

XXIV

DROIT DE CHASSE

Quand Espérance rentra chez lui, croyant surprendre son monde, il fut surpris lui-même, on l'attendait. Un avis envoyé deux heures avant était parvenu au maître d'hôtel qui, sur-le-champ, passant, ainsi que toute la maison, d'une vive inquiétude à une joie immodérée, avait préparé le service comme si le maître n'eût fait qu'une absence ordinaire et rentrait pour dîner.

À cette prévenance du donneur d'avis, Espérance reconnut bien sa libératrice, qui ne voulait pas l'exposer aux hasards d'un retour en plein désordre.

C'était bien la même femme qui venait de lui promettre une vigilance de tous les moments, et qui, avant de promettre, avait déjà tenu parole.

Il remercia ses gens de leur intérêt, de leur empressement, se laissa soigner, adorer, et s'assit devant un admirable repas, auquel il ne toucha que des yeux, parce que, à chaque bouchée, le coeur gonflé de sa secrète joie, contrariait par ses bonds et ses battements fous, les volontés de l'estomac. Doux supplice de l'inanition, bien connu de la jeunesse amoureuse, ces Tantales mourant de faim et de bonheur tout à la fois!

Quel homme ne se souvient d'avoir, au milieu du festin le plus joyeux, repoussé l'assiette ou reposé le verre, en songeant au baiser promis ou reçu de la maîtresse absente. Quiconque une heure après ou avant le rendez-vous ne sent pas son coeur monter jusqu'à ses lèvres, sera peut-être un heureux convive, mais n'est pas un heureux amant.

Espérance se hâta de rentrer dans son appartement pour dormir, disait-il, mais en réalité, pour songer sans trouble et sans témoins. Son esprit frais et tenace, comme il est à vingt ans, lui répéta fidèlement mot par mot, geste par geste, signe par signe, toute la scène de la prison. Le sourire, l'intonation du: oui, je vous aime!—celle du: comme je vous aimerai! repassèrent à ses yeux et à son oreille. Tout son corps frissonna quand il se rappela la pression des mains de Gabrielle et son ineffable regard dans l'escalier. Quant à cette caresse de l'haleine suave de son amie, quant à la pression chaude des lèvres qui avaient effleuré sa main, ce furent, lorsqu'il se les rappela, lorsqu'il en retrouva la sensation par la mémoire, des élans de bonheur, des extases d'amour, dont Espérance savoura vingt fois de suite la volupté toujours nouvelle.

Désormais, quelle occupation dans sa vie! comme elle serait courte et meublée cette vie, soit par le souvenir, soit par l'espoir! Que de trésors à joindre aux trésors déjà recueillis! Quelle source intarissable de jouissances dans cette idée qu'il avait été choisi par Gabrielle, et que rien ne pourrait interrompre la poétique et chaste communication de ces deux âmes à jamais unies; rien, pas même la distance, pas même les obstacles du vouloir et du pouvoir.

Le sommeil qui suivit ces réflexions fut délicieux et continua le rêve, et le lendemain, au réveil, Espérance se rappelant combien il allait être heureux, se figura qu'il vivait pour la première fois, et que jusque-là il n'avait fait que végéter.

Une surprise bien douce encore l'attendait au sortir de sa chambre. Pontis vint l'embrasser avec l'effusion d'un coeur dévoué. Puis, ce fut le tour de Crillon, qui avait été averti par Gabrielle, et à peine revenu de son expédition, avait voulu revoir celui qu'il appelait l'infortuné prisonnier.

Jamais gaieté pareille ne s'était assise au foyer d'un simple mortel. Espérance rayonnait. Pontis fit remarquer au chevalier sa bonne mine et sa faconde intarissable. Pontis trouvait sublime la démarche de Gabrielle. Crillon soutenait qu'elle n'était que due. Espérance souriait, et disait oui à l'un et à l'autre.

Il fut très-fort question ce jour-là, non plus de Gabrielle, car Espérance rompit habilement l'entretien chaque fois qu'il errait de ce côté, mais du faux Valois, de la rusée duchesse, et de tout le tracas qui allait résulter encore pour le roi de cette complication nouvelle de la politique.

Après qu'Espérance et Pontis eurent longuement exprimé leur rage contre la Ramée, et admiré cette puissance vivace de l'ennemi qui, toujours terrassé, se relevait toujours, Espérance demanda au chevalier comment il était possible qu'un pareil drôle occasionnât des ennuis au roi.

Le moucheron était-il à ce point le tyran du lion?

—Le roi, répliqua Crillon, en est fort préoccupé.

—Le roi a pourtant la tête bonne, dit Espérance.

—La tête… la tête… murmura Crillon.

—Si mon colonel me permettait de parler, dit Pontis.

—Parle, cadet, mais parle bien.

—Eh! monseigneur, on dit partout que le roi a été blessé à la tête et que le cerveau s'en ressent.

—C'est un peu exagéré, repartit Crillon, mais le roi paraît affaibli de raisonnement, voilà qui est sûr. Croiriez-vous que nous faillîmes nous quereller hier ensemble à propos de cette coquine d'Entragues?

—En vérité! dit Espérance en rougissant.

—Oui. Le roi soutenait que cette fille s'était réellement évanouie au balcon par amour pour lui, et que je la calomniais en prétendant le contraire.

—Vous prétendiez donc le contraire, monsieur? demanda Espérance.

—Oh! dis-je au roi, si j'eusse voulu la faire revenir à elle, je n'avais qu'un mot à dire, un nom à prononcer.

—Vous n'avez rien dit, j'espère, monsieur le chevalier, répondit
Espérance, car ma délicatesse y est engagée.

—Non, je n'ai dit que cela. Le roi a froncé le sourcil, frotté de baume sa lèvre malade et marmonna dans ses dents:

—Chaque fais qu'un pauvre prince est aimé, chacun s'empresse de lui persuader qu'il est….

—Comment? dit Espérance.

—M. le colonel a voulu dire trompé, se hâta d'ajouter Pontis. Mais il est bien dommage que le cher sire ignore ce que M. la Ramée est à Mlle d'Entragues et réciproquement. Car, du caractère qu'a le roi c'est tôt ou tard un commerce qui s'établira. M. le comte d'Auvergne y pousse, toute la famille y pousse et tant pis pour la marquise de Monceaux.

—Un clou chasse l'autre, dit Crillon.

—Monsieur le chevalier, s'écria Espérance, je vous supplie d'être meilleur pour la plus estimable et la plus charmante femme de la cour.

—Il dit cela, parce qu'elle l'a tiré de prison. Mais, malheureux généreux que vous êtes, si elle ne vous y eût pas mis, elle n'aurait pas eu besoin de vous en faire sortir.

—Enfin, permettez-moi de vous faire observer, dit Espérance, qu'entre
Mlle d'Estrées et Mlle d'Entragues, il y a la différence d'un ange à une
furie. Le jour où Mlle d'Entragues régnera sur le roi, je plains la
France.

—Et je plains nous autres, s'écria Pontis, car nous sommes mal notés par là. Tandis que la marquise nous protège, c'est évident, n'est-ce pas, Espérance?

—Encore un mot de ce la Ramée, interrompit le jeune homme. Est-ce qu'il a des partisans, est-ce que son histoire se propage?

—Tous les ligueurs, tous les Espagnols, bon nombre de prêtres ou de moines, et les jésuites surtout le soutiendront.

—C'est un gros parti, murmura Espérance. Mais il faudra combattre.

—À propos de combats, dit tout à coup Crillon, vous savez que le roi en s'éveillant ce matin a songé à vous et parlé de vous.

—Un peu soufflé par Mme la marquise, peut-être bien, dit Pontis, car elle aura voulu raconter ce que tout le monde savait, sa visite au Petit-Châtelet.

—Précisément.

—Et le roi, qu'a-t-il dit?

—Le roi a paru un peu surpris que vous eussiez eu les honneurs d'une telle intervention; puis il s'est ravisé et a trouvé qu'on n'avait pas assez fait pour vous ôter le mauvais goût de la disgrâce passée.

—Pas assez fait?

—Oui, le roi est généreux en de certains jours. Certes, a-t-il dit, le jeune homme doit être flatté de la protection de madame la marquise, mais cela ne lui retire ni la prison qu'il a faite, ni la laide couleur de cette arrestation imméritée.

—Il a dit imméritée? c'est bien! s'écria Pontis.

—Harnibieu! ai-je dit au roi, voilà comment le meilleur prince du monde fait toujours un peu de mal sans s'en apercevoir.

—Il faut lui pardonner, a répondu Sa Majesté, s'il fait le bien en s'en apercevant. Je m'étais trompé sur ce jeune homme, je lui ferai réparation.

—C'est fort beau! dit le garde.

—C'est noble, en effet, ajouta Espérance.

—C'est juste, dit Crillon.

—Mais je ne vois pas trop pourquoi tout ce récit vous est venu à propos de combats, demanda Espérance au chevalier.

—Voici: c'est que Sa Majesté est capable de vous offrir une compagnie en quelque régiment. Il pousse fort à la culture des officiers, notre grand monarque, et s'il les trouve beaux, braves, riches, il s'en empare. Avis à vous, vous voila prévenu.

—Je le défie bien de m'éblouir, dit Espérance.

—Oh! ne dites pas cela; il est séduisant quand il veut affiler sa langue. Je me souviens que cent fois il nous faisait faire, à nous ses amis, des tours de force avec un seul mot prononcé d'une certaine façon. S'il vous offre une compagnie, vous voilà enrôlé.

—Pas encore, dit Espérance en souriant, d'ailleurs, il n'est pas là pour m'offrir.

—Il n'est pas là, non; mais vous serez bientôt au Louvre, et le moyen de refuser? Oui, vous serez au Louvre. Sa Majesté m'a commandé de vous amener le plus tôt possible, et ce sera aujourd'hui même, s'il vous plaît.

—J'irai donc, dit Espérance avec une secrète joie de rencontrer sitôt une occasion de revoir Gabrielle.

—Quelle chance! si l'on offrait quelque chose à Espérance dans les gardes, dit Pontis, et si j'étais désormais sous ses ordres; le doux service, les beaux congés que j'aurais! quelles aubaines, et qu'on se donnerait de bon temps!

—Là, là, là! dit Crillon, paresseux que tu es; ne prévoyons pas de si loin. Si Espérance entre aux gardes, il sera d'abord sous mes ordres, et je lui défendrai absolument de gâter un drôle comme toi: ta gangrène est déjà bien assez profonde.

—Eh! mais notre palais, il le faudrait donc abandonner? Et nos cuisiniers, et notre cave, et toutes les douceurs de la vie, sambioux! Espérance, pas de faiblesse, au moins; n'accepte pas les honneurs à la place du bonheur! Comment irais-je, si vous étiez mon chef, dans le carrosse de mon chef? Comment dirais-je: toi à celui qui pourrait me mettre aux arrêts? Pas de faiblesse! Espérance.

—Ne crains rien, repartit celui-ci avec un sourire, je me garderai comme du feu de ces tentations d'orgueil. Les honneurs! ah bien oui. Ceci est du foin pour les gens heureux.

—Du vrai foin, répéta Pontis, foenum, en latin.

—Voilà de plaisants philosophes! s'écria le chevalier.

—Désintéressés, monseigneur, comme Aristides et Curius.

—Marauds! quand vous ne serez plus jeunes, quand vous perdrez vos cheveux ou ne les pourrez plus perdre, ainsi des dents, quand vous ne ferez plus baisser les yeux à une seule femme, vous verrez si l'ambition ne vous pousse pas. Que faire! dans cette vie, sans cheveux, sans dents et sans amour, si l'on n'avait pas les glorioles et les sonnettes de l'ambition? D'ailleurs je ne sais pas pourquoi ce Pontis parle toujours pour deux. Tu es gueux, cadet, tu es râpé, raflé; tu as pour perspective un lit gratis sur quelque champ de bataille, un de ces lits d'où l'on ne se relève pas, à moins que tu n'ailles retrouver la paille d'avoine de ton castel en poudre. Espérance, au contraire, est riche, reluisant et renté; il a tout ce que tu as et tout ce que tu n'as pas. Parle pour toi seul, cadet.

—Mais non, interrompit Espérance, Pontis, au contraire, a tout ce que j'ai.

—C'est juste, dit le garde.

—Allons donc! aura-t-il l'héritière qui tôt ou tard sera trop heureuse d'épouser Espérance?

—Tard! dit Espérance en riant de si bon coeur, que Pontis fit chorus, et que le chevalier, forcé de les imiter, s'écria:

—Je ne sais ce qu'il y a aujourd'hui dans les yeux du seigneur Espérance, mais on dirait de la flamme vive.

—C'est le contentement, monsieur.

—Harnibieu! le contentement d'avoir été en prison! vous n'êtes pas difficile. Si la prison vous profite ainsi, pourquoi ne demanderions-nous pas au roi qu'il vous en fasse tâter de temps en temps, pour vous remettre en belle humeur? Voilà un chrétien qui m'arrive d'Italie tout blême, tout lugubre; il soupirait à fendre des arbres; il ne parlait que de choses mortuaires; tout à coup on le jette en prison comme un bohème, je me figure qu'il en mourra, vu les dispositions que je lui connaissais à la mélancolie… je n'en ai pas dormi deux jours! et, regardez… le voilà….

Espérance continuait à rire, et Pontis s'en crevait sans savoir pourquoi.

—Quels bélîtres! s'écria le chevalier; on voudrait les égayer qu'on n'y parviendrait pas, et pour une pauvre fois qu'on veut les assombrir, ils rient comme un tas de mouches au soleil. Allons, mordieu! allons au Louvre regarder la moustache grise du roi et sa lèvre fendue. Cela vous fera penser, d'abord à la Ramée qu'on écartèlera quelque jour s'il ne vous a pas dévorés avant, puis au petit serpenteau de Châtel qu'on est en train d'écorcher tout doucement pour extraire de lui quelques bonnes vérités. Vous penserez aussi à votre amie d'Entragues, qui vous veut tant de bien, aux petits couteaux de la mère Touchet, toutes choses gaies, et si vous riez au nez du roi, nous le verrons bien, et le Châtelet est toujours là-bas avec son brave homme de gouverneur…. À propos! il s'appelle du Jardin! Et il était le père de son fils, vous savez ce que je veux dire, Espérance. Riez encore de celui-là si vous voulez!

Les deux jeunes gens se calmèrent pour faire plaisir à Crillon, et l'on partit pour le Louvre où Pontis vit bien que l'égalité est une fiction sur cette terre, car, il resta dehors tandis que ses deux compagnons entraient dans le cabinet du roi.

Espérance eut lieu d'être satisfait de sa visite. Henri, tout en le caressant beaucoup, ne lui fit aucune ovation publique. L'attirant à part:

—L'affaire, lui dit-il avec son aimable sourire, s'est passée entre nous, qu'elle reste entre nous. On ne sait pas que vous avez été jeté dans les fers par Henri le tyran, ne l'apprenons pas au monde. Il faudrait aussi lui dire, à ce monde bavard et curieux, que le roi s'est conduit comme un écolier, que l'écolier s'est conduit en roi. Or, ma royauté n'est pas assez solide pour affronter de tels chocs. Demeurons bons amis, jeune homme. J'ai eu besoin de vous, et vous m'eussiez rendu un grand service sans le démon familier des femmes qui trahit toujours les maris. Cependant, votre bonne volonté comptera pour le fait. Ainsi demandez-moi ce que vous voudrez, pourvu que je puisse vous l'accorder, c'est acquis. Es-tu content, Crillon?

—Espérance l'est-il? demanda le chevalier.

—Je suis comblé, répondit le jeune homme en fléchissant le genou.

—Allons, demandez, mon beau confident, s'écria le roi, pourvu que ce ne soit pas de l'argent!

—Eh! sire, il vous en prêtera si vous voulez, dit Crillon.

—Peste! je n'ai garde de refuser, répliqua le roi. Mais que veut-il 2

—Rien, sire, que l'honneur de vos bonnes grâces.

—C'est trop peu, dit Henri, un peu gêné de n'avoir rien à offrir.

Espérance sentit cette nuance avec son exquise délicatesse.

—Sire, dit-il, je suis grand chasseur, et n'ai pas présentement de terres.

—Vous aimeriez à chasser sur les miennes? dit Henri.

—De temps en temps, sire, avec l'agrément de Votre Majesté.

—C'est accordé, répliqua le roi, sans voir que derrière la tapisserie, un divin profil, visible pour Espérance tout seul, venait d'apporter au jeune homme le sourire promis à défaut de la parole.

Le sourire était malicieux à faire le désespoir d'un lutin. Car Gabrielle avait entendu cette autorisation donnée à Espérance de chasser sur les terres du roi. Craignant de rire au point d'être découverte, et de rougir si elle était aperçue, Gabrielle aima mieux disparaître, et la vision échappa aux regards avides d'Espérance.

L'audience était finie, Crillon emmena son protégé.

—Maintenant, dit-il, vous voilà commensal du roi. Le droit de chasse dans les bois de Sa Majesté vous ouvre les maisons royales en tout temps.

—Ah! dit Espérance avec une feinte naïveté; en tout temps?

—Oui, que le roi y soit ou n'y soit pas. C'est un privilège que n'ont pas toujours les princes du sang. Il vous plairait courir un cerf la nuit, aux lanternes, que le roi ne vous en empêcherait pas.

—J'userai, répondit Espérance avec un soupir, et tâcherai de n'abuser jamais.

Je verrai Gabrielle quand je voudrai, pensa-t-il, sans même qu'elle le sache. Je la verrai sans que nul puisse croire que je la cherche… Allons, c'est un vrai bonheur.

Au sortir du cabinet royal, Crillon et le jeune homme se quittèrent. Pontis reprit son compagnon, et le voyant aussi radieux qu'à l'arrivée:

—Puisque tu es dans une bonne veine, dit-il, joue quitte ou double.

—Qu'est-ce à dire?

—Amusons-nous.

—Soit. Mais comment?

—J'ai une idée. Donne une fête pour inaugurer ton palais. Nous y recevrons tous les bons compagnons et toutes les aimables femmes de Paris; il faut se faire un cercle, sambioux!

—Oh! oh! tant de monde….

—Crois-moi, Espérance, répandons-nous un peu, je te conterai pourquoi.

—Conte.

—C'est mon tour de garde et je n'ai pas le temps aujourd'hui, mais fais préparer un bon déjeuner demain et je veux t'en raconter de belles.

—C'est conclu.

Espérance rentra chez lui par le chemin le plus long, lentement, à petits pas, incapable de contenir son ivresse s'il n'eût pas respiré le grand air pendant deux longues heures.

Dans son vestibule il aperçut, attachée à la taille de marbre et broutant des fleurs dans une corbeille, une charmante biche portant collier de cuir de Cordoue avec une plaque d'argent sur laquelle était gravée cette inscription: Chasse du roi.

Ses gens lui annoncèrent orgueilleusement que c'était un présent qui venait d'arriver du Louvre.

—Encore Gabrielle! tant d'esprit avec tant d'âme, murmura-t-il, dans une si parfaite beauté. Oh! mon Dieu, est-ce que je ne suis pas trop heureux!

XXV

INTRIGUES DE BAL ET AUTRES

On sera peut-être surpris que nous n'ayons pas encore ramené le lecteur chez ce voisin d'Espérance, le riche Zamet, seigneur des fameux dix-sept cent mille écus, dont l'hôtel, rue de Lesdiguières, avait à Paris une réputation universelle.

Zamet, que sa fortune faisait rechercher de toute la noblesse et des ministres, qui lui empruntaient de l'argent, était une de ces étranges figures dont l'histoire ne suffit pas toujours à bien crayonner la ressemblance. Ce qu'un pareil personnage fait ouvertement tient peu de place dans les annales d'une époque, mais quiconque retrouverait ses traces dans les marches souterraines qu'il a faites pour arriver à son but mystérieux, quiconque saurait éclairer ce type obscur d'un reflet de la vérité, s'étonnerait, d'après l'importance de l'oeuvre, des proportions gigantesques que prend tout à coup la figure de l'ouvrier.

Zamet, Florentin, dévoué aux Médicis et leur agent en France, les servait avec un dévouement qu'il disait inspiré par la reconnaissance, et qu'on peut, sans calomnie, attribuer à l'ambition la plus effrénée comme la plus intelligente. Il devait sa fortune à Catherine de Médicis, et s'était promis qu'une autre Médicis décuplerait cette fortune. Seulement, pour atteindre un tel résultat, les forces d'un homme eussent été à peine suffisantes. Il n'y avait plus de Médicis en France. Catherine était morte avec toute sa postérité peu regrettée, il faut le dire, et la nation française ne paraissait pas disposée à replacer son front sous le joug des Italiens.

Médicis était un nom qui signifiait alors: Guerre religieuse, Saint-Barthélémy, guerre civile, guerre étrangère. Il signifiait encore: Famine, corruption, crimes de famille. Trente ans de meurtres, de spoliations, faisaient un cortège sanglant et infâme à ce nom, devenu à peu près impossible. Cependant Zamet avait besoin de rapprocher les besants d'or de la fleur de lis de France. Il prit ses mesures; l'histoire est là pour nous apprendre s'il se trompa.

Quelque temps après les scènes que nous avons tracées dans nos derniers chapitres, le seigneur Zamet, en son hôtel de la rue Lesdiguières, se promenait un soir de long en large dans la grande salle voisine de sa galerie. Il était soucieux, et méditait avec soin l'analyse d'une lettre qui lui était arrivée de Florence.

Assise auprès d'une table, sur laquelle ses deux coudes étaient appuyés, la signora Leonora méditait aussi, et son oeil pétillant de génie, interrogeait vaguement par les airs le démon rebelle de l'inspiration.

A l'angle de la salle, un homme plus somnolent que rêveur, un beau paresseux, ayant tournure de gentilhomme et timidité de laquais, attendait un mot de Zamet ou de Leonora pour se décider à mettre en mouvement son corps voluptueusement engourdi par la chaleur et le far niente.

—Le courrier attend, murmura Zamet en italien, et il faut que la dépêche soit expédiée ce soir même. Que dire de nouveau là-bas! Avez-vous une idée, Leonora?

—J'en aurais si nous voulions mentir, répondit la Florentine. Mais à quoi bon mentir? Ce qu'il faut là-bas, c'est la vérité.

—La vérité, c'est que le roi n'est pas mort.

—Cela peut s'écrire, et faire plaisir à Florence.

—La vérité, c'est aussi que le roi est revenu plus que jamais à la marquise de Monceaux. Quand on a été si près de les voir brouillés! Quand j'avais déjà entamé des négociations avec M. de Sully!

—Voilà qui sera désespérant, dit Leonora. Cependant il le faut mander à
Florence.

—On verra chez nos princes que rien de nouveau n'a été fait. En attendant, le temps passe.

Leonora haussa les épaules d'un air qui voulait dire:

—Qu'y puis-je faire?

—La lettre sera bientôt écrite alors, dit Zamet.

—Et bientôt lue, surtout.

—Écrivez donc, répéta Leonora. Les premières nouvelles que nous enverrons seront meilleures. Écrivons!

Zamet, en rechignant, grommela:

—Faites!

—Vous ne me le diriez pas deux fois, si je savais écrire. Prenez la plume, vous.

—Moi, j'ai ma goutte, répliqua Zamet.

Leonora souriant:

—Voilà une goutte qui n'oserait pas se montrer, si vous aviez de belles nouvelles à envoyer. Allons, Concino, tu n'as pas la goutte, toi, écris.

Le paresseux étendit les bras et fit craquer toutes ses articulations, comme un chien au sortir du chenil. Leonora lui tendit la plume, qu'il prit de la main gauche.

—Vous dicterez, au moins, dit-elle à Zamet.

Celui-ci, en effet, dicta un résumé des faits qui s'étaient accomplis dans la dernière période: la blessure du roi, sa réconciliation avec Gabrielle, la déclaration du prétendu Valois.

Concino écrivait lentement, mal, et avec hésitation, de la main gauche.
Zamet le lui ayant reproché, il prétexta une brûlure au pouce droit.

Le fait est qu'il voulait que son écriture ne pût être reconnue en cas de surprise, et il y réussissait à merveille; son grimoire n'eût pas été déchiffrable pour un des plus rusés greffiers de la Tournelle.

Lorsqu'il crut comprendre que la dictée était finie, il jeta la plume et se secoua comme après une rude corvée.

—Suis-je libre? demanda-t-il.

—Va! dit Leonora.

—Où va-t-il tous les soirs ainsi avec tant de précipitation dans sa lenteur? demanda Zamet.

—Il va jouer, répliqua Leonora, pour nous amasser une dot, que nul ne nous donnera, je le vois bien, si nous ne la gagnons nous-mêmes.

Cette attaque au coffre-fort de Zamet n'eut pas de succès, mais elle décida la fin de l'entretien. Concino se leva et sortit.

Zamet relut la dépêche, la scella d'un certain cachet composé de plusieurs lettres juxtaposées, et Leonora se chargea de la remettre au courrier prêt à partir.

—Maintenant, dit Zamet, il est temps, je crois, que l'on m'habille si je veux assister au bal que donne le voisin, ce voisin tombé du ciel et qu'on dit plus riche que moi.

Il rentra chez lui en disant ces mots avec une amertume manifeste. Leonora fut à peine seule, qu'elle ouvrit délicatement la dépêche, y écrivit d'une main rapide deux ou trois lignes sous le revers de l'enveloppe, sans rompre le cachet, et descendit pour donner elle-même le message à celui qui l'attendait.

Elle remontait dans le vestibule quand un bruit de chevaux retentit au dehors. Leonora se hâta de rentrer chez elle, où, dix minutes après, une voix jeune et vibrante l'appela par son nom.

C'était Henriette, enveloppée d'un manteau, pâle comme si elle eût souffert, embarrassée comme si elle fût venue dans quelque grand dessein.

Leonora l'accueillit avec cette politesse empressée des Italiennes, la fit asseoir, la caressa, lui plaça une peau de loup sous les pieds, et lui fit mille compliments sur sa beauté. Henriette écoutait d'un air distrait, ou plutôt n'écoutait pas.

—Qu'avez-vous, lui dit enfin Leonora, qui vous amène?

—Mon père d'abord, répliqua Henriette en italien. Il est chez M. Zamet avec lequel il cause un peu tandis que je vais t'entretenir. Faisons vite, et surtout faisons bien.

—Qu'y a-t-il, signora?

—Oh!… presque rien, mais ce rien me sera utile si tu veux l'entreprendre.

—Je suis prête.

Henriette recueillit ses idées, ou plutôt les disposa en bon ordre pour ne les exposer qu'avantageusement. Tactique de diplomate qui se propose de mentir pour faire dire la vérité à l'adversaire.

—M. Zamet, dit-elle, ne va-t-il pas au bal ce soir?

—Oui, signora.

—Chez un seigneur voisin?

—Mur à mur. Un très-beau bal, dit-on, dont tout le monde se promet merveille. C'est un événement dans le quartier.

—Qui donc a invité M. Zamet? Le seigneur voisin, probablement?

—Je ne crois pas. C'est un grand guerrier; illustrissima spada, qui vint ici l'autre soir.

—M. de Crillon, peut-être?

—Précisément.

—En sorte que tu n'as pas vu ce voisin?

—Jamais, et ne sais pas même comment il s'appelle.

—C'est inutile. J'espérais seulement que tu l'aurais vu.

—Pourquoi faire?

—Pour le reconnaître au besoin.

—N'est-ce que cela? Je puis le voir ce soir, si cela me fait plaisir.

—Comment donc?

—En plaçant une échelle au long du mur de notre jardin qui est contigu au sien. La fête aura lieu dans les jardins. Le seigneur en question s'y promènera, et je le verrai.

Les yeux d'Henriette étincelèrent.

—C'est une idée, dit-elle, oui, en effet, une échelle….

Puis amèrement:

—Le moyen n'est pas noble, ajouta-t-elle, mais quand on n'est pas invité, on s'arrange comme on peut.

—Voilà qui m'étonne, demanda Leonora. Beaucoup de personnes de la cour sont conviées, dit-on. Pourquoi ne l'êtes-vous pas avec votre famille?

Henriette rougit.

—Je ne sais, mais que m'importe, Leonora; il ne s'agit pas de cela.

—Il paraîtrait que cela lui importe beaucoup, pensa l'Italienne en voyant se froncer les sourcils de Mlle d'Entragues.

—Nous disons, reprit Henriette, que tu pourras voir ce personnage… c'est beaucoup déjà que de le voir, mais cela ne suffit pas.

—Ah!

—Quand tu l'auras bien vu, de façon à être certaine de le reconnaître partout et toujours, il faudra que tu étudies la maison.

—Sa maison, à lui?

—Et que tu puisses observer ses démarches ou les faire observer.

Leonora devint sérieuse.

—Vous ne m'en dites pas assez ou vous m'en dites trop, répliqua-t-elle.
L'ordre qu'on ne comprend qu'à demi est presque toujours mal exécuté.
Observer est un mot vague; précisez-le. Quand observerai-je? Où? Pourquoi?

Henriette regarda fixement la pénétrante italienne.

—Je croyais, Leonora, qu'en m'adressant à une devineresse, je serais dispensée de la moitié des explications.

—Avec une moitié d'explications, je devinerai un tout, mais avec un quart, je ne devinerai qu'une moitié tout au plus.

—Eh bien! dit Henriette en cherchant avec soin chaque parole, je suis chargée par une de mes amies qui aime ce jeune homme….

—C'est un jeune homme?

—Je le suppose. Je suis chargée, dis-je, de savoir si elle peut espérer d'être aimée. Il faut te dire que mon amie en doute.

—Est-elle belle?

—Mais oui.

—Eh bien! pourquoi ne l'aimerait-il pas?

—Ce n'est pas une raison.

—Oh! cela dépend du genre d'amour que votre amie réclame.

—Elle n'est pas des plus exigeantes; cependant, Leonora, si le coeur du jeune homme est pris d'ailleurs?

—Ah! voilà.

—C'est ce que je veux savoir… pour mon amie.

—C'est entendu. Et pour savoir cela, vous désirez que j'observe ou fasse observer le jeune homme?

—Précisément.

—Que je sache où il va.

—Oui, Leonora.

—Qui il voit?

—Oui.

—Qui il aime, enfin?

—Tu as deviné. Mon amie te sera reconnaissante. Je lui ai dit que tu habitais à cent pas de la maison du seigneur en question.

—À trente pas, signora.

—Que tu plongeais de ta fenêtre dans son jardin.

—Presque dans sa chambre.

—Et ces nouvelles ont tellement enchanté mon amie qu'elle m'a donné pour toi ces vingt ducats, en attendant la récompense des peines que tu vas prendre.

Leonora prit les ducats, qu'elle serra dans sa poche avec une cupidité mal dissimulée.

—Je ferai mieux que de regarder par-dessus un mur, dit-elle, j'irai dans la maison.

—Tu le peux?

—Rien de plus aisé: M. Zamet y entre bien, et il est quatre fois plus gros que moi?

—Mais s'il t'y rencontrait?

—Je saurai l'éviter. D'ailleurs, quand il me verrait? Ne suis-je pas libre?

—Mais tu n'es pas invitée?

—Je vais partout où je veux. Et quand une fois j'aurai pénétré chez le jeune seigneur, je serai bien sotte si je ne parviens pas à lui parler, et il sera bien fin s'il parvient à me cacher quelque chose.

—Leonora, tu es une perle! quand commences-tu?

—Ce soir.

—Un jour de bal?

—Précisément. Si le jeune homme aime quelqu'un, cette personne ne peut manquer d'assister au bal. Pour qui donne-t-on bal, si non pour sa maîtresse. Or, si la maîtresse est là, je vous la nommerai avant qu'il soit minuit.

Henriette avec une voix concentrée:

—Tu as raison, dit-elle. Chacune de tes paroles est une maxime de sagesse.
Eh bien! tandis que tu manoeuvreras ainsi, je veux me donner le plaisir de
te suivre du regard. Tu m'as éveillé les idées et cette échelle me tente.
Ton jardin est noir, désert, n'est-ce pas?

—D'autant plus que M. Zamet sera absent; Concino aussi. Les gens joueront entre eux, ou se coucheront de bonne heure.

—Eh bien! je vais dire à mon père que tu me donnes une leçon de chiromancie, qu'il peut retourner à l'hôtel et m'envoyer prendre dans deux heures. Cependant, tu feindras de t'installer ici avec moi; M. d'Entragues parti, tu pars et te glisses chez le voisin, après m'avoir conduite au mur du jardin et accommodée sur la bien heureuse échelle. Ce sera une partie piquante.

—Assurément, et vous verrez la fête comme si vous y étiez invitée.

Henriette se pinça les lèvres.

—Tu n'y vois aucun obstacle, aucun mécompte, Leonora?

—Aucun. Mais comme il faut tout prévoir, je prendrai mon bel habit florentin, qui me fait si belle, et je réponds d'attirer l'attention d'un roi, s'il s'en trouve au bal.

—Il ne serait pas impossible que le roi y assistât, dit vivement
Henriette.

Elles furent interrompues par l'arrivée de M. d'Entragues, qui cherchait sa fille. Tout se passa comme les deux femmes l'avaient concerté. Le père consentit à partir, laissant Henriette plongée dans les explications savantes des lignes, des monts et des planètes.

À peine fut-il dehors que Leonora se fit habiller par sa compagne. Elle couvrit ses beaux cheveux de la coiffure aux longues aiguilles, enferma sa taille dans le corsage broché d'or, et sa jambe fine brilla sous une jupe à bandes bigarrées dans des bas de soie rouge. Ainsi vêtue, elle était belle de ce charme étrange devant lequel pâlissent toujours les beautés régulières; et Henriette avoua que jamais regard plus enchanteur n'avait recelé tant de flammes périlleuses pour le repos des cavaliers.

Leonora conduisit sa compagne au fond du jardin sombre, leva de ses petites mains nerveuses une échelle lourde pour un bras d'homme. Henriette y monta, s'arrangea de manière à voiler à demi sa tête sous des lierres tombant d'un vase sur le chaperon du mur.

—Je vois, je verrai, merci! murmura-t-elle en se penchant vers Leonora qui voulait connaître le résultat de l'épreuve.

Le manteau bien roulé autour de son corps, les bras commodément appuyés sur le mur, la jeune fille se promit d'être patiente. Leonora lui promit de ne pas tarder longtemps à revenir.

De l'autre côté du mur on entendait les instruments préluder, on voyait s'allumer des flambeaux dans les allées.

La nuit était magnifique; les premiers souffles du printemps avaient échauffé la terre: les violettes, pressées d'éclore, envoyaient leur parfum du sein de l'ombre où elles se plaisent. La flamme des torches et des lampes de couleur faisait briller à l'extrémité des branches les premières bourres des feuilles d'un vert d'émeraude; les charmilles alignées dessinaient ainsi leurs courbes élégantes.

Au loin, la maison resplendissait; les vitres ressemblaient à des gerbes de feu. La foule des conviés se répandit hors du foyer de l'incendie et gagna peu à peu le jardin.

Le souper destiné aux danseurs étalait ses magnificences dans la grande salle du rez-de-chaussée. On eût dit un de ces festins gigantesques mis en scène par Paul Véronèse. L'amphitryon qui s'annonçait sous de pareils auspices ne pouvait manquer d'avoir un jour beaucoup d'amis.

Pontis, dans un costume d'une splendeur extravagante, rôdait autour des buffets comme s'il montait sa garde; peut-être se réservait-il certains morceaux ou certaines bouteilles.

Quant à Espérance, frais et charmant comme à l'ordinaire, il parcourait les groupes de ses hôtes, et recevait ça et là les félicitations et les accolades. Une biche, inquiète et éblouie par les lumières, le suivait, cherchant à rencontrer sa main caressante. Quand il traversait les allées, pour donner ses ordres ou pour accompagner quelque femme qui lui parlait bas, un murmure d'admiration s'élevait sur son passage.

Zamet aussi parcourait les jardins, non sans avoir longuement supputé les frais de cette réception royale. Il avait cherché et accaparé Crillon, dont toute la malice s'exerçait à prouver au financier que désormais on l'appellerait Job, et qu'Espérance serait Crésus.

Zamet, un peu ébranlé, voulut s'en éclaircir et vint faire comme les autres ses compliments à Espérance. Crillon les laissa marcher quelques moments ensemble et parler finances. Cependant cette conversation embarrassait le jeune homme, malgré ses habitudes de naïve franchise. Plus, il s'avouait pauvre et incertain de sa richesse, plus Zamet s'effrayait de la rivalité.

Tout à coup Zamet poussa un cri de surprise, et, tout agité, quitta le bras d'Espérance.

—Qu'y a-t-il, seigneur Zamet? demanda celui-ci.

—Avez-vous vu passer là, derrière ces arbres, une femme en costume italien?

—Non, mais on peut chercher.

—Voilà qui serait étrange, se dit Zamet à lui-même, oui… la voilà, la voila!

En effet, Leonora égarée venait de passer comme une ombre.

—Cette petite femme qui nous tourne le dos?

—Oh! j'ai bien vu son visage.

—Vous la connaissez?

—Certes, et je ne comprends pas comment elle pourrait être ici. Permettez, seigneur, que je satisfasse ma curiosité.

En disant ces mots Zamet se dirigea rapidement vers l'allée où venait de disparaître l'italienne.

Espérance avait eu à peine le temps de se demander qui était cette femme, quand il la vit tout à coup s'élancer de derrière un arbre qui lui avait servi de cachette pour éviter et dépister Zamet.

Elle vint droit au jeune homme, s'arrêta en face de lui avec une expression indéfinissable de surprise et de ravissement.

—Speranza! s'écria-t-elle.

—La Florentine au caleçon rouge! se dit Espérance, par quel hasard?

—Quoi! reprit vivement Leonora, vous êtes le maître de cette maison?

—Mais, oui.

—Vrai, bien vrai?…

—Demandez-le, ma chère, au seigneur Zamet qui vous a vue et vous cherche en ce moment.

—Oh!… s'écria-t-elle en lui saisissant le bras, conduisez-moi un peu à l'écart et donnez-moi quelques minutes, il faut que je vous parle!

XXVI

FAIS CE QUE DOIS, ADVIENNE QUE POURRA

C'était l'heure où les danseurs fatigués songent à se rafraîchir, où les instruments s'enrouent. Le souper déployait toutes ses séductions, les tables s'emplissaient de convives affamés. Espérance, attachant sur la jeune Florentine un regard scrutateur, s'aperçut bien qu'elle avait quelque chose de sérieux à lui dire.

Il lui demanda un moment pour paraître au souper et présider à l'installation de ses hôtes. Et tandis qu'il s'éloignait avec promesse de revenir bientôt, Leonora se remit à marcher seule dans l'allée d'arbres verts au bout de laquelle s'élevait la partie du mur que Mlle d'Entragues avait choisie pour en faire un observatoire.

Cependant, à l'un des angles de cette allée, Leonora rencontra tout à coup Zamet qui la guettait depuis un moment et se tenait prêt à lui couper le passage. Le visage du financier trahissait l'inquiétude de son esprit.

—Leonora, s'écria-t-il en s'approchant de l'Italienne, pourquoi êtes-vous ici, et en conversation si particulière avec ce jeune homme?

—Je pourrais vous répondre, dit-elle en souriant, que cela ne vous regarde pas.

—Non, vous ne le pouvez pas. Car la moindre démarche suspecte que vous ferez à Paris je serai obligé d'en instruire Leurs Altesses à Florence.

—Ainsi que je serais forcée moi-même de le faire, dit tranquillement Leonora, si vous m'étiez suspect de votre côté, pourtant je vous laisse assez de liberté, n'est-ce pas? vous croisez en tous sens les fils de vos affaires, et je ne le trouve pas mauvais.

Zamet, un peu étourdi par cet aplomb de la jeune femme, répliqua qu'on ne se justifie jamais en accusant.

—Je ne vous accuse pas, seigneur Zamet, je me défends. Si je suis venue ici, c'est que je connais le maître de la maison. C'est, vous le savez, le jeune homme que ma bonne étoile me fit rencontrer si miraculeusement aux portes de Melun, lorsque l'on voulait m'arrêter; il me protégea, me sauva mon secret et la vie.

—Ah! c'est différent, dit Zamet. Cependant vous eussiez pu m'en avertir.

—Je ne le savais pas si voisin de nous.

—Vous ne saviez pas, il y a une heure, qu'il fût notre voisin et vous le savez à présent?

—Oui.

—C'est bizarre, convenez-en?

—J'en conviens; mais y a-t-il dans ma destinée autre chose que des bizarreries? J'ai lu dans nos vieux poëtes que ces trois déesses qui filent la vie des mortels, emploient selon le besoin du fil d'or pour le bonheur, du fil sombre pour l'infortune. Mon écheveau, à moi, doit être bigarré d'une étrange manière.

—Tout cela ne m'explique pas, continua Zamet opiniâtrement, comment vous avez su, en une minute, que vous connaissiez le seigneur Espérance?

Elle prit un air riant.

—Speranza! murmura-t-elle; le beau Speranza! Avouez qu'il est bien beau, et que, si près de lui, le coeur d'une femme doit recevoir des avertissements rapides!

—Tu es amoureuse, Leonora!

—Pourquoi non?

—Et Concino?

—Nous ne sommes pas encore mariés.

—Raison de plus, scélérate, pour que tu ne le trompes pas.

—Concino est trop paresseux pour s'occuper de ces sortes de choses. Mais d'ailleurs, reprit la jeune femme d'un ton plus sérieux, voilà bien des sottises que je débite, Speranza va revenir, et je veux vous parler sérieusement.

—Comment! il va revenir? ici?… près de toi?

—Oui.

—Il quittera tout son monde pour un tête-à-tête avec toi?

—Oui.

—On en jasera. Tu vas faire tort à ce pauvre seigneur.

—Impertinent! dit Leonora, dont le regard lança une flamme. Je vaux bien celles avec qui il causerait si je n'étais pas là.

—Sans doute, répliqua Zamet, mais…

—Et je vaux bien, surtout, celle qui m'envoie ici pour lui parler.

—Ah! s'écria Zamet, on t'envoie… qui?

—La signorina, la signorinetta, la regina futura,

—Henriette d'Entragues?

—Silence! Ne dites pas ce nom assez haut pour qu'il aille frapper le mur que vous avez en face.

—Elle guette… oh! très-bien.

—Et en rentrant chez vous, ne vous heurtez pas à son échelle, vous rompriez le col à sa future majesté.

—Oh! brava Leonora, que tu as d'esprit!

—Vraiment?

—Quoi! la d'Entragues t'envoie parler à Espérance?

—Pour le compte d'une amie, dit Leonora avec un clin d'oeil malin.

—C'est-à-dire qu'elle en est amoureuse folle. Bon! Et que dois-tu dire à
Espérance?

—Beaucoup de petites choses.

—Aie des preuves, surtout!…

—Laissez faire.

—Ah! Leonora… Celle-là, une fois que nous l'aurons assise où elle veut s'asseoir, ne sera pas si difficile à renverser que la marquise de Monceaux.

—Je l'espère bien.

—Elle est bien vicieuse, cette Henriette, continua Zamet avec mépris. Pas même de tenue! au moment où elle veut détrôner une femme qui se tient si bien! Mais prends garde, Leonora, de la compromettre trop tôt avec Espérance.

—Oh! n'ayez pas peur, dit l'Italienne en souriant.

—C'est que, vois-tu, le moment est bon pour nous; le roi y mord; elle l'a ensorcelé, toute scélérate qu'elle est. Hier, il m'a demandé tout bas de ses nouvelles, et non content de cela, il a envoyé son la Varenne s'informer de la santé de ces dames. L'affaire marche, ne l'entravons pas.

—Ne craignez rien, vous dis-je, seigneur Zamet. Speranza est trop charmant pour que je le laisse dévorer par cette Française. Oh! non… pauvre cher Speranza, elle ne l'aura pas ainsi.

—Tu le gardes pour toi, n'est-ce pas? dit le vieux Florentin avec un rire équivoque.

—C'est ce qui pourrait lui échoir de plus heureux, mon maître. Mais j'entends bien des éclats de rire, là-bas….

—Oh! le vin est généreux.

—Comme l'amphitryon. Il vient, il vient!

—Je me sauve.

—Au contraire, restez. J'aime mieux que nous n'ayons pas l'air d'être en mystère. Vous m'aurez surprise ici, tant mieux.

—Mais, qui es-tu pour lui? Il faut que je le sache.

—Je suis Leonora Galigaï, femme de Concino, protégée de Marie de Médicis,

Zamet fit un mouvement d'effroi.

—Malheureuse! dit-il, tu lui as dit ce nom!

—Que voulez-vous, il a bien fallu lui montrer que je n'étais ni une
Espagnole, ni une aventurière indigne de sa protection.

—Mais il peut deviner que tu sers ici la princesse.

—Quoi? N'êtes-vous pas Florentin aussi, vous, et en même temps bon ami du roi, et bon ami de Mme de Monceaux, comme vous le serez de Mlle d'Entragues à son tour et de toutes les autres, jusqu'à ce que….

—Tais-toi, il pourrait entendre.

Espérance arrivait, cherchant son Italienne. Il la vit au bras de Zamet, dont la rusée s'était emparé.

—Eh quoi! s'écria-t-il avec enjouement, le seigneur Zamet a donc pris au vol sa colombe florentine?

—Les colombes florentines, seigneur Speranza, interrompit Leonora en quittant le bras de Zamet pour prendre celui d'Espérance, sont blanches, avec des yeux roses. Moi je suis noire, avec un oeil plus noir encore. Je ne suis qu'un petit corbeau.

—Cette petite fille, dit Zamet, a voulu venir ici à toute force. Elle y est, vous êtes le maître de la maison, je vous laisse.

Espérance riant:

—Elle est en sûreté avec moi, dit-il.

Leonora le regarda singulièrement comme pour lui reprocher cette parole, dont une autre se fût rassurée.

Zamet fit la révérence et partit.

—Me voici à vos ordres, petit corbeau, dit Espérance, mais une question d'abord.

—Voyons.

—Zamet vient de dire que vous aviez désiré de venir chez moi. Et en m'apercevant, vous vous êtes écriée comme si vous ne vous fussiez pas attendue à me voir.

—C'est vrai.

—C'est singulier alors.

—Je ne dis pas non. Mais vous allez m'écouter, n'est-ce pas?

En disant ces mots, elle serra tendrement le bras du jeune homme.

—Je suis venue, dit-elle, pour vous rendre un service, ou du moins pour vous épargner un ennui.

—Merci.

—Vous ne vous doutez pas de l'intérêt que vous m'avez inspiré… c'est de la reconnaissance.

—La vertu des coeurs généreux.

—Je cherchais bien impatiemment l'occasion de payer cette dette; l'occasion s'est offerte, je la saisis.

—Mais, dit Espérance, vous ne m'avez toujours pas expliqué comment vous veniez me rendre service sans savoir que vous vinssiez chez moi.

—Cher seigneur, ne nous étendons pas trop sur ce chapitre; il entraînerait des commentaires oiseux. Voyons le résultat, rien de plus. Cependant, je veux être franche avec vous, parce que, voyez-vous, seigneur Speranza, quand on vous parle, l'esprit commence, puis le coeur s'en mêle et chasse l'esprit.

—Bonne Leonora!

—Je dis donc que j'étais venue vous apporter probablement un ennui.

—Ah!

—Oui. Je ne savais pas que ce fût pour vous, pour Speranza! Vous comprenez.

—Pas bien.

—Oui, je venais près du maître de cette maison avec de certaines idées et un certain message…

—Ennuyeux.

—Certes. Lorsque tout à coup j'ai vu Speranza… un visage qu'on n'oublie jamais, et alors, mes idées ont changé de nature. Au lieu d'un ennui, j'apporte un service.

Leonora, mal satisfaite de tenir Espérance avec un seul bras, appuya sur lui ses deux mains aussi éloquentes que ses yeux.

—On m'avait chargée, dit-elle, de demander au maître de cette maison…
Notez que ce n'est pas à Speranza.

—De demander?…

—Quelle est la femme qu'il aime, articula lentement l'Italienne en plongeant son lumineux regard dans les yeux éblouis d'Espérance.

Celui-ci se remit promptement, mais son trouble n'avait pas échappé à
Leonora.

—Speranza, dit-elle avec émotion, n'est pas forcé de me répondre.

—Cette question, ma belle amie, varie d'importance suivant la personne qui la fait. Est-ce vous qui la faites?

—Je ne dis pas que l'envie m'en manque, Speranza, répondit-elle avec un accent passionné, mais je vous suis trop dévouée pour mentir. Ce ne serait pas vous rendre service. Et, vous en êtes sûr, n'est-ce pas? je veux vous rendre service, je le dois.

—C'est moi qui vous en serai reconnaissant, dit Espérance avec empressement, car il ne cherchait plus à dissimuler l'intérêt que cette question soulevait pour lui. Qui donc, en effet, cherchait à savoir le nom de celle qu'aimait Espérance? Qui donc pouvait lire et avait peut-être lu ce nom doux et terrible au fond de son coeur?

—M'en saurez-vous gré? répliqua Leonora, en proie à une ardeur indéfinissable qu'elle puisait sans s'en rendre compte, dans les yeux et le contact d'Espérance; dites que vous m'en saurez gré.

Il prit la main de l'Italienne, l'ouvrit doucement et y appuya ses lèvres. Elle pâlit, et la brûlante effluve parcourut ses veines qu'elle embrasa comme un de ces poisons qui foudroient:

—Il me serait impossible, murmura-t-elle, de vous résister quand vous me commandez d'obéir. Vous voulez savoir quelle est la personne qui m'envoyait vous questionner. Un serment m'empêche de proférer son nom… mais, faites ce que je vais vous prescrire, et vous serez instruit.

Il la regarda étonné.

—Je suis un peu magicienne, dit-elle, ne l'oubliez pas. Voilà un homme qui passe portant un flambeau: c'est un de vos valets, n'est-ce pas?

—Oui, et un Napolitain justement. Il vous comprendra.

—Commandez-lui de faire ce que je lui dirai.

Espérance appela le valet et lui parla bas. Cet homme s'approcha respectueusement de Leonora, qui à son tour lui dit a l'oreille:

—Allez jusqu'au dernier sapin de l'allée, à droite, et quand nous serons arrivés à vingt pas de vous, mettez, comme par mégarde, avec votre flambeau, le feu à la première branche de ce sapin. Vous couperez la branche ensuite.

Le valet la regarda, stupéfait.

—Faites! dit Leonora.

—Je vous ai dit d'obéir à madame, ajouta Espérance.

Le valet s'inclina et partit.

—Maintenant, dit-elle à Espérance, regardez bien où nous sommes.

—Dans l'allée des sapins et des mélèzes.

—Au bout de laquelle est un mur?

—Celui de Zamet.

—Sur le mur, que voyez-vous?

—Mous sommes bien loin, et l'ombre est un peu noire, mais je crois pourtant distinguer un vase de pierre d'où tombent des flots de lierre… Eh bien, mais cet animal de Napolitain va mettre le feu à mes arbres.

—Regardez toujours à cet endroit, sans affectation, et approchons-nous.

Tout à coup la flamme jaillit de la branche résineuse et inonda d'un reflet rouge le pâle visage d'Henriette, qui regardait sous son abri de feuilles, et apparut ainsi, à Espérance, masque effrayant, contracté par la haine et la jalousie.

Il allait s'écrier. Leonora, lui serrant le bras avec force, le fit tourner sur lui-même et continuer la promenade en sens inverse, avec l'apparente tranquillité d'un insouciant promeneur.

—Henriette!… murmura le jeune homme. C'est Henriette qui vous envoie!

Leonora ne répondit pas.

—Henriette, qui veut savoir le nom de la femme que j'aime… Elle s'en doute donc!

—Ah! demanda Leonora, est-ce qu'elle aurait des raisons de s'en douter?

—Nullement, dit Espérance en proie à une agitation facile à concevoir.

—Cependant vous êtes troublé. Que faudra-t-il que je lui réponde?

—Mais… ce que vous voudrez, Leonora.

—Il faut que je lui réponde quelque chose, Speranza; et quelque chose de vraisemblable, car elle n'est pas crédule ni facile à tromper.

—Répondez-lui… répondez-lui, dit tout à coup le jeune homme avec enjouement, que je suis amoureux de vous, mon petit corbeau.

Un éclair jaillit des prunelles de l'Italienne.

—Vous le voulez bien? dit-elle avec passion.

Il la regarda. Cet élan lui avait fait peur.

—Ah! vous vous refroidissez vite, seigneur.

—Mais non… c'est vous qui enflammez tout avec votre irrésistible gaieté.

—Vous appelez cela de la gaieté, dit-elle?

—Mais….

—Tenez, Speranza, continuons sur le ton de la franchise: il est certain que la vue de ce visage que je vous ai montré au faîte du mur, vous a causé une frayeur très-grande.

—Je ne le nierai pas. Frayeur est un mot bien fort, cependant.

—Donc, la signora Henriette a touché juste. Vous redoutez qu'elle ne pénètre vos amours.

—Je n'ai pas d'amours, s'écria vivement Espérance.

—Il est indispensable de le prouver à cette femme, Speranza, car, je me connais en physionomies, et celle que nous venons de voir était bien menaçante pour votre repos. Comment m'autoriserez-vous à prouver à Henriette qu'elle s'est trompée? Vous hésitez? Voulez-vous que je vienne à votre aide, ajouta l'Italienne, avec un de ces sourires dont rien ne peut rendre l'expression, je crois avoir trouvé une idée.

—Je le veux bien.

—C'est le service que je me proposai de vous rendre sitôt que je vous eus reconnu.

—J'accepte.

—Il n'est qu'un moyen. Aimez quelqu'un en effet, et je dirai à la signora le nom de cette personne, et je lui prouverai… que je ne mens pas. Voyons, est-ce qu'il vous est bien difficile, Speranza, de trouver un nom à dire. Il y a bien des femmes ici. Je les regardais tout à l'heure, et beaucoup sont belles. Si vous vouliez choisir…

Elle parlait ainsi le sein haletant.

—Peut-être, continua-t-elle d'une voix à peine intelligible tant l'émotion l'oppressait, peut-être n'avez-vous pas besoin de chercher bien loin, car vous devez savoir que Dieu vous a créé de telle sorte qu'au lieu de respirer comme les autres hommes et d'exhaler seulement un souffle, vous exhalez le feu d'amour; vous avez le charme, comme on dit chez nous. Quiconque vous voit s'échauffe, quiconque vous touche, brûle.

En disant ces mots, elle frissonnait, et son âme tout entière avait passé dans son regard et dans sa voix.

—Le danger est grand, pensa Espérance, pour moi et pour Gabrielle; voilà deux femmes liguées contre moi: l'une est ma mortelle ennemie l'autre m'aime. Avec celle-ci je détruirais toute l'influence de celle-là; si je voulais, j'assurerais mon secret, que dis-je, je perdrais Henriette. Que faut-il pour faire de Leonora une alliée invincible? un serrement de main, un baiser, une promesse; sur mille hommes pas un n'hésiterait, et chacun d'eux croirait avoir agi en galant homme.

Il passa une main glacée sur son front.

—Eh bien! dit Leonora, qui le voyait combattre douloureusement les angoisses de l'incertitude, répondez-moi un mot, comme à une sincère amie.

—Allons, pensa Espérance, est-ce que par hasard je serais lâche? Ainsi ferai-je, Leonora, dit-il en se redressant. Oui, je vais vous traiter en amie. Leonora, vous m'êtes envoyée pour savoir si j'aime quelqu'un. Vous êtes la femme que j'aimerais avec le plus de joie si mon coeur était libre. Mais il ne l'est pas. J'ai quelque part, à Venise, laissé une femme que j'aime avec idolâtrie. Je lui ai juré de l'aimer toujours et sans partage. Mon âme est ainsi faite que je mourrais plutôt que de manquer à ce serment. Oh! je sais bien que l'on rirait de moi si cette absurde fidélité à une absente était connue du monde. Mais je parle à une femme dont le coeur vient de me parler aussi. Vous me comprendrez, Leonora, quand je vous dirai qu'avec un peu d'adresse ou de complaisance, je vous eusse trompée, que je vous eusse pendant quelques heures, quelques jours peut-être, donné le semblant d'un amour qui n'est pas à vous. Vous me comprendrez encore mieux quand j'ajouterai que je ne me dissimule pas la difficulté de ma situation, le péril si vous voulez, auquel m'expose ma sincérité brutale. Mais si, pour conjurer ce péril, je m'excusais de manquer à mon serment, je ne me pardonnerais jamais de donner mes lèvres, mon corps à d'autres qu'à celle qui possède mon âme. Et elle, ne me le pardonnerait pas non plus, dût son salut résulter de mon infidélité. Elle en mourrait de douleur et moi de honte. Le saurait-elle jamais? dira le monde, non, peut-être; mais je le saurais, moi, et n'oserais jamais plus regarder en face ses yeux dont chaque mouvement dirige les mouvements de ma vie. Voilà ma réponse, Leonora: Je n'aime jamais qu'une femme à la fois; peut-être un jour n'aimerai-je plus celle qui me possède aujourd'hui. Qui sait si cela n'arrivera pas demain! Alors, c'est moi qui vous irai supplier, Leonora, de m'accorder ce qu'aujourd'hui je ne puis recevoir de vous, c'est-à-dire le don du plus charmant amour qu'un galant homme soit fier d'avoir inspiré.

En achevant ces mots, avec une douce politesse, il souleva jusqu'à ses lèvres la main froide de l'Italienne, qui le regardait, pâle, mais sans colère, et dont l'ivresse se dissipait peu à peu pour faire place à une sauvage admiration.

—Bien! dit-elle après un long silence. Mais est-ce là ce que votre amie devra rapporter à Mlle d'Entragues?

Espérance, la regardant avec une expression touchante de généreux abandon,

—Quand on a le bonheur, dit-il, de posséder une amie aussi spirituelle, aussi délicate que vous, on ne lui dicte pas ce qu'elle doit faire; on se confie à son esprit et à son coeur.

Leonora serra les deux mains du jeune homme et s'éloigna en murmurant avec une sombre douleur:

—Voilà comment je voudrais être aimée! Oh! mais celle-là est parfaite sans doute… Une femme digne de Speranza!… Je comprends qu'Henriette en soit jalouse et cherche à la connaître. Qu'elle cherche de son côté; moi, je trouverai du mien!… Oui, je trouverai; je me donne huit jours pour savoir le nom de cette femme!

XXVII

ULYSSE ET DIOMÈDE

Aussitôt après le départ de Leonora, Espérance se replongea dans les tristes réflexions qui l'avaient assailli au commencement de l'entretien.

—Le danger serait immense, pensa-t-il, si j'avais pour Gabrielle un de ces amours vulgaires qui se révèlent inconsidérément par des preuves matérielles, et, comme dans une déroute de soldats, laissent toujours traîner sur leurs champs de bataille quelque débris de leur bagage. Mais, entre nous, comment découvrir ce qui s'agite profondément au fond de nos coeurs? Quelle Henriette collectionnera mes soupirs pour les porter à Henri IV? Quelle Leonora saisira comme pièce de conviction sur les lèvres de Gabrielle le sourire qu'elle m'envoie et l'insaisissable baiser qui va de son âme à la mienne? Jamais une lettre, jamais un rendez-vous compromettant, jamais un messager porteur de ces accablantes révélations sous lesquelles succombent tôt ou tard les amants ordinaires. Je défie donc mes ennemis de me perdre ou de nuire à Gabrielle avec ce que nous leur fournirons. Voilà, ajouta-t-il avec une joie mélancolique, voilà le bénéfice des dévouements chevaleresques, et peu de gens les comprennent assez pour les reconnaître et les suivre à la trace. Nul ne peut les atteindre et les souiller à la hauteur où ils s'élèvent. Allons, allons, ce n'est ni la haine de Mlle d'Entragues, ni la passion de Leonora qui m'empêcheront de bien dormir quand tout le monde va être parti, quand je serai seul, et je pourrai me livrer tout entier à Gabrielle, en les défiant d'aller deviner son nom dans les impénétrables replis de mon coeur.

En parlant ainsi, Espérance avait rejoint les groupes de ses hôtes, qui déjà se préparaient au départ. Les vides se firent peu à peu dans les quadrilles, les musiques se turent, les dernières bougies, vacillant au souffle frais du matin, se renversèrent mourantes. Ce qu'Espérance avait désiré arriva; il se trouva seul.

Cependant il regrettait de n'avoir pas dit adieu à ses deux amis partis sans doute comme les autres, et comme l'intendant s'était approché pour demander à monseigneur s'il était satisfait de la fête, Espérance, après l'avoir félicité, s'informa de l'heure à laquelle s'était retiré M. de Crillon.

—Monseigneur, dit l'intendant, il y a deux heures environ, M. de Crillon s'est trouvé fatigué par le bruit et les mouvements des danseurs; il avait la tête pesante et m'a demandé la clé du grand cabinet de monseigneur. Il y doit être encore.

—Ouvrez-moi, répliqua Espérance.

L'intendant obéit. Alors on aperçut Crillon étendu dans un grand fauteuil, et dormant d'aussi bon coeur que s'il eût été dans son lit, après avoir exécuté à lui seul toutes les danses de tous les danseurs ensemble.

Espérance se garda bien d'interrompre ce sommeil sacré: il y avait tant de noble sérénité, tant de calme religieux sur le front du brave chevalier!

Il repoussa doucement la porte et le laissa sur son fauteuil.

—Et Pontis? demanda-t-il à l'intendant, s'est-il bien diverti?

—Oh! oui, monseigneur; je le crois du moins.

—Où s'est-il retiré? chez lui, ou bien au quartier des gardes?

—Non, monseigneur, non, pas si loin. Ici tout près, au contraire.

Espérance chercha des yeux dans la salle. L'intendant, souriant d'un air narquois, souleva l'un des coins de la nappe, sous laquelle Espérance aperçut deux pieds qu'à leur parure extravagante de bouffettes d'un rouge feu, il reconnut pour ceux de son ami.

Sans pouvoir réprimer un éclat de rire, il tira à lui ces deux pieds et amena ainsi le corps qui essayait de se révolter et maugréait des imprécations contre les perturbateurs de son repos.

Espérance redressa l'ivrogne et l'assit après l'avoir tancé vertement.
Pontis ouvrit un oeil morne et balbutia quelques excuses.

Il avait, bégaya-t-il, essayé de faire le galant et le beau près des femmes. Il avait déployé toutes les séductions de son costume éblouissant; mais ni le velours nacarat, ni la soie cerise, ni l'orfèvrerie dont il s'était chamarré ne lui avaient rapporté un bénéfice honnête. Les dames, ce soir-là, n'avaient de regards et de sourires que pour le maître de la maison.

—J'ai eu beau dire que j'étais ton ami, continua Pontis, pas une ne m'a supporté pendant plus de deux minutes. Il est vrai que je danse mal; mais enfin je suis ton ami. Bref, me voyant éconduit sans aubaine ni espoir, j'ai recouru à la consolation infaillible.

—Tu as bu!

—Quel bon vin!

—Tu en as trop bu!

—Avare!

—Vous êtes un ivrogne et un butor… vous me faites rougir de vous devant des laquais.

Pontis voulut protester, mais ses jambes refusèrent de prendre part à sa colère. L'ivresse l'envahissait, il retomba sur le siège où Espérance l'avait assis.

—Demain, murmura-t-il menaçant.

—Oui, oui, demain, dit Espérance qui ne put s'empêcher de rire.

À ce moment un valet de chambre s'approchant d'Espérance lui annonça qu'un moine venait d'entrer et demandait à lui parler.

—Un moine? À pareille heure? Un moine mendiant peut-être, attiré par les reliefs du souper?

—Non, monseigneur, il n'a rien mendié.

—C'est sans doute un quêteur, reprit Espérance. Il s'est dit qu'après le plaisir on a le coeur plus disposé à la charité, et je trouve son idée ingénieuse. Malgré l'heure avancée, qu'il entre.

—Oh! monseigneur, il est entré, dit le valet, et sans attendre notre réponse il s'est dirigé vers le jardin comme s'il eût habité cette maison toute sa vie.

Espérance consulta sa bourse et s'avança à la rencontre du moine.

Celui-ci, objet de curiosité pour la plupart des serviteurs d'Espérance, se promenait tranquillement sur la terrasse parmi les arbustes et les lampes mourantes. Sa haute taille, son capuchon bien clos, le mouvement heurté de ses épaules, qui ressemblait à l'élan de certains grands oiseaux quand ils sautent, cet ensemble grotesque et solennel à la fois frappa les yeux d'Espérance comme un souvenir familier.

—Le génovéfain! s'écria-t-il. Frère Robert!

—Moi-même, repartit le moine. Bonjour, seigneur Espérance.

—Soyez le bienvenu, cher frère… Quel heureux événement vous amène?

—Je passais, dit celui-ci, sans s'inquiéter de ce qu'il y avait d'invraisemblable dans ce passage de Bezons à la rue de la Cerisaie vers trois heures du matin.

—J'eusse aimé mieux, reprit Espérance en souriant, que vous fussiez venu exprès pour moi.

—Je viens aussi pour vous, sans doute… et pour M. de Crillon. Il est ici, je crois?

—Oui, mon frère.

—J'étais allé pour le voir en sortant de chez le roi. On m'a dit que vous donniez bal, et que le seigneur chevalier s'y trouvait.

Espérance fit signe à l'un de ses gens d'aller réveiller M. de Crillon, tandis que le génovéfain regardait avec sa froide curiosité Pontis, qui, sur sa chaise, faisait mille tentatives désespérées pour retrouver ses idées et ses jambes.

Frère Robert le désigna du doigt:

—Oui, dit Espérance, c'est Pontis; le camarade Pontis, un horrible ivrogne qui ne vous reconnaît même pas, tant il s'est laissé abrutir par le vin.

—Oh!… murmura Pontis en écarquillant ses yeux avec lesquels il comptait parler à défaut de la langue.

—Il m'a reconnu, dit tranquillement le moine en lui tournant le dos pour aller à la rencontre de Crillon qui arrivait tout empressé.

—Frère Robert ici!… s'écria le bon chevalier.

—Oui, seigneur. On ne m'invite pas, je m'invite.

À ces mots prononcés avec le flegme particulier à cet étrange personnage,
Crillon et Espérance échangèrent un regard qui signifiait:

—Il a quelque chose à nous dire.

—Si nous allions nous asseoir dans mon cabinet, dit Espérance.

Frère Robert l'arrêta.

—Nous sommes bien ici, dit-il.

—Fermez les portes au fond! cria Espérance à ses gens.

Tout l'espace compris entre les salons et cette salle demeura libre et désert. Pontis ronflait sur sa chaise.

—Voyons, mon frère Robert, dit Crillon impatient d'entrer en matière, parlez-nous un peu de ce qui vous amène.

—Mais… le plaisir de vous voir.

—Sans doute, sans doute, et après?

—Oui, interrompit Espérance, il me semble voir sur le visage de ce cher frère, un peu de tristesse.

—Je suis triste, en effet, répliqua le génovéfain, qui profita de la réplique.

—Le motif?

—Je sors du Louvre, où j'ai trouvé le roi bien désespéré.

—Bien désespéré! s'écrièrent à la fois Espérance et Crillon.

—Sans doute… Croyez-vous que ce soit peu de chose que la résurrection de la guerre civile en France?

—Eh! mon Dieu! dit Crillon, où donc la guerre civile?

—En ce moment dans la Champagne, chevalier, demain en Lorraine, après-demain partout.

—Mais qui la souffle?

—Le nouveau Valois.

—Ce croquant de la Ramée?

—Il va se faire sacrer à Reims.

—Êtes-vous fou, mon frère, s'écria le chevalier avec un éclat qui réveilla
Pontis, la Ramée sacré à Reims!

—La Ramée! grommela Pontis en cherchant son épée d'une main engourdie.

—Par grâce, contez-nous comment cela est possible, dit Espérance en pressant le moine, qui ne demandait pas autre chose.

—La Ramée ou Valois, comme vous voudrez, répliqua-t-il, s'est enfui de Paris. Il a trouvé dehors un noyau de troupes que la duchesse lui avait ménagées. A cette troupe se sont joints des Espagnols envoyés par Philippe II. Puis, des mécontents; il n'en manque jamais en France. Toute cette canaille a reconnu ou feint de reconnaître le nouveau prince, et lui, pour se donner sur-le-champ l'autorité d'un roi de France, marche sur Reims avec son armée et prétend s'y faire sacrer. Voilà tout; rien n'est plus simple.

—Harnibieu!… Et le roi! dit Crillon.

—Il y en aura deux en France, repartit tranquillement frère Robert.

—Et l'armée royale!

—Il y en aura aussi deux en France. Que dis-je? il y en aura trois, car M. de Mayenne a toujours la sienne.

—Enfin, on fera quelque chose j'imagine, dit Crillon exaspéré.

—Quoi? demanda le moine avec son flegme imperturbable.

—Le roi n'a pas une idée? on me fera croire cela?

—Le roi a des idées, soit; mais si le moyen de les exécuter lui manque?

—Bah!… d'ailleurs, toute cette sacrerie est peut-être un mensonge.

—Non, dit avec fermeté frère Robert.

—Ah! c'est différent; si vous en êtes sûr…. Mais d'où tenez-vous ce bruit?

—Ce serait long à vous conter. Qu'il vous suffise de savoir que j'en suis sûr.

—Racontez, que diable! cela en vaut la peine.

—Non. C'est un secret de confession, dit béatement frère Robert.

—Le roi le sait-il?

—À peu près. Mais je n'ai pas voulu désoler le cher prince, qui déjà s'afflige outre mesure. Et le fait est qu'il a raison. Une armée en Lorraine, une en Picardie, une au midi, n'était-ce point suffisant pour épuiser la France? Voilà qu'il en va falloir conduire une quatrième en Champagne.

—Sans compter que, pendant ce temps, on fera quelque mauvais coup à Paris, si le roi en bouge, dit Espérance.

—Précisément, fit vivement le moine.

—Vous êtes là tous deux, s'écria le chevalier, à énumérer les chances de ruine, et vous ne diriez pas un mot des moyens de salut.

—Salut!… murmura Pontis redressé sur ses reins et luttant pour élever son intelligence d'un degré au-dessus du niveau des fumées qui l'absorbaient.

—Tâche de te taire, toi, dit Crillon en le regardant de travers, ou je te fais sortir du ventre tout le vin que tu as bu.

—Notre frère Robert, reprit Espérance, n'a-t-il pas quelque bon expédient à nous offrir? Sa sagesse, si je ne me trompe, doit lui fournir des ressources.

—La sagesse, répondit le moine, dit ceci: Détruis la cause et tu supprimes l'effet.

—Parbleu! la belle affaire, on le sait bien, répondit Crillon. Détruis la
Ramée, tu n'as plus de guerre civile. Mais, comment le détruire?

—C'est difficile, articula frère Robert sans manifester la moindre émotion. Il est dans son camp bien gardé, bien veillé au milieu d'une armée, c'est-à-dire de deux ou trois régiments de ligueurs.

Crillon ravageait avec colère sa moustache, qui n'en pouvait mais.

—Jolie armée, murmura-t-il. Qu'on me donne deux cents hommes, et je fais pendre tout cela.

—On ne vous donnera pas deux cents hommes, dit le moine; et d'ailleurs, vous les donnât-on, ces rebelles ne vous attendraient pas, ils se replieraient devant vous jusqu'à ce qu'ils eussent grossi au point d'accepter la bataille.

—Eh bien, après, bataille!

—Guerre civile, dit froidement frère Robert. C'est précisément ce qu'il faut éviter.

—Voudriez-vous par hasard détruire une armée sans la combattre? demanda ironiquement Crillon.

—Oui, je le voudrais, répondit le moine en attachant ses regards pénétrants sur le guerrier.

Espérance comprit que le génovéfain avait son idée prête, et réunit toute son attention pour la deviner.

—Si l'on était géant, poursuivit Crillon, on dévorerait ou l'on écraserait ces pygmées, mais nous ne sommes plus au temps des mirmidons.

—Vous êtes aussi géant que l'étaient les héros d'Homère, dit le génovéfain, et tout ce qu'ils ont fait, vous êtes capable de le faire.

—Croyez-vous? demanda Crillon avec bonhomie.

—Chevalier, dans le cours de votre carrière héroïque, vous avez souvent fait plus que d'entrer dans un camp pour enlever des chevaux.

—Les chevaux de Rhésus, dit Espérance.

—J'ai appris cela dans mon jeune âge, dit Crillon, oui, Ulysse et Diomède au milieu de toute une armée, c'était bien beau, mais c'est difficile.

—Un homme est bien plus facile à détruire que trois chevaux à emmener, dit tranquillement le moine.

—Je comprends, s'écria Espérance, il faudrait aller casser la tête à ce coquin au milieu même de son armée, et la guerre civile est finie.

—C'est vrai, dit simplement Crillon.

—C'est vrai, répéta le génovéfain, seulement le tuer ne suffirait pas.

—Comment cela? Que voudriez-vous y ajouter?

—J'aimerais mieux, pour la sécurité de l'État, que l'imposteur fût traduit devant des juges et bien publiquement jugé, condamné.

—Et exécuté, fort bien, dit Crillon. C'est juste, harnibieu! je m'appellerai Diomède!

—Moi Ulysse, dit Espérance.

Le moine se leva.

—Je pourrais, si vous y consentiez, vous rendre un assez important service, dit-il. Je vous ferais arriver au coeur même de l'armée en question.

—-Comment cela? dirent Crillon et Espérance.

—J'ai en ce moment au couvent trois officiers espagnols munis de bons passe-ports et de recommandations pour le nouveau prince. Ces braves gens viennent de l'Angoumois; ils vont en Champagne. Ils se sont un peu découverts à notre prieur dom Modeste, qui est, comme vous savez, la perspicacité même. Le peu qu'ils ont laissé voir de leurs desseins lui a suffi pour deviner tout. Il m'a expédié à Paris sur-le-champ pour avertir le roi. Mais j'ai trouvé Sa Majesté tellement découragée que je n'ai pas eu la force de l'instruire complètement de son malheur. J'espérais me retremper auprès de vous, et Dieu m'a fait réussir.

—Harnibieu! je le crois bien. Mais ces brigands d'Espagnols ne vont pas vous attendre, et tandis que vous êtes ici, ils vont gagner du pays là-bas.

—Ils m'attendront, dit tranquillement le moine.

—Comment pouvez-vous en être sûr?

—Je les ai fait enfermer.

—Des gens d'épée! ils forceront les portes.

—Je leur ai fait ôter leurs épées.

—Ils sauteront par les fenêtres, emportant leurs papiers.

—J'ai pris soin qu'on leur enlevât leurs habits. Ce sont gens très-modestes, les Espagnols; ils ne voudront pas courir les champs tout nus.

Crillon se mit à rire et embrassa frère Robert de toutes ses forces.

—Harnibieu! dit-il, vous n'êtes pas un moine, vous, vous êtes un vrai
Saint-Michel.

—Eh bien! partons, s'écria Espérance.

—Partons, dit le chevalier, prenant le moine par le bras.

Tout à coup quelque chose leur barra le passage; c'était Pontis trébuchant qu'ils avaient oublié et qui leur dit:

—J'en suis, sambioux!

—Ah! c'est toi, malheureux! dit Espérance, Dors!

—Au large! dit Crillon.

—Mais… j'ai compris… balbutia Pontis, on va se battre… j'en suis.

—Nous n'emmenons pas les ivrognes; un ivrogne est un ennemi. Va-t'en! Et puisque tu as compris la chose importante que nous avons projetée, que ce soit un châtiment capable de te corriger à jamais.

—Espé… ran… ce… bégaya Pontis en cherchant à s'accrocher à son ami.

—Va dormir, te dis-je! nous montons à cheval et tu ne tiens pas même sur tes pieds!

En effet, rien qu'en cherchant à se dégager, le jeune homme fit rouler l'ivrogne tout à travers la chambre. Pontis poussait des gémissements douloureux et cherchait à joindre ses mains pour supplier.

—Je t'avais défendu, dit gravement Espérance, de jamais boire au point de perdre la raison. Tu me l'avais juré. Tu as faussé ton serment, Dieu te punit.

Pontis sanglotait à faire pitié; dompté par l'ivresse, il gisait incapable de faire un mouvement.

—Le coquin a du coeur, dit Crillon; mais il est soûl comme un charretier bourguignon. Tout à l'heure il va se rendormir. Laissons-le. En route, nous autres.

Espérance et le moine sortirent rapidement et se dirigèrent vers les écuries.

Ils aidèrent eux-mêmes les valets à seller les chevaux. Espérance calmait ses chiens, qui, en voyant les préparatifs du départ, criaient de joie pour qu'on ne les oubliât pas.

—Tout beau, Cyrus! tout beau, Rustaut! dit le jeune homme, vos amis les chevaux s'en vont, mais à une chasse où les chiens sont inutiles. Tout beau! restez à la chaîne; nous causerons chasse à mon retour.

Il caressa la biche dans sa cabane, murmura bien bas le nom de celle qui la lui avait envoyée, et sauta en selle dès qu'on lui eut amené son cheval.

Quelques minutes après, les trois cavaliers, en tête le génovéfain, couraient sur la route de Bezons. Espérance avait jeté un manteau sombre sur la robe et le capuchon du moine, qui, déguisé de la sorte, n'avait plus rien de religieux. Son cheval dut s'en apercevoir.

Cependant Pontis, se cramponnant des doigts après la table, avait réussi à se lever. Tout tournait dans sa tête. C'était une ronde effrayante de verres, de plats d'argent et de flacons d'or.

Sa raison surexcitée changeait en horreur le ridicule de cette situation.

—Misérable! murmurait-il en cherchant à se tenir, tu es ivre… tu es tremblant… tu tournes.

Et il se frappait au visage.

—Lâche! tu es déshonoré…. On va se battre et tu n'en es pas. Tu dégoûtes tes amis. Tiens, bélître; tiens, ivrogne; tiens, pourceau immonde!

Et il accompagnait chaque épithète d'un furieux coup de poing. Les valets, cachés à l'angle des portes, le regardaient avec un mélange d'effroi et de respect.

—S'il allait rencontrer un couteau sur la table, pensaient-ils, il est capable de se tuer!

Mais à force de se gourmer, Pontis avait fait ruisseler le sang de son visage; il chancelait encore, mais la main s'accrochait plus fermement crispée au bord de la table, il se tenait, il regardait avec bonheur couler ce sang avec lequel s'enfuyait son ivresse.

—De l'eau! dit-il d'une voix effrayante, de l'eau pour le misérable
Pontis!

On lui tendit une carafe qu'il but avidement, non sans en avoir versé une bonne moitié sur sa moustache et sa poitrine.

—C'est bien, me voilà fort. Ah! ils sont partis! Eh bien! je pars aussi.
Place! un cheval!

Il se dirigea en décrivant des courbes vagabondes vers l'écurie qu'on essayait de lui fermer. Mais sa fureur eût brisé tous les obstacles, on fut contraint de lui seller un cheval pour le satisfaire, seulement on espérait qu'il ne pourrait jamais l'enfourcher.

Mais la volonté formidable de cet homme commanda même à la rebelle matière. Dix fois il essaya, dix fois il retomba. Pleurant de rage, ivre de désespoir, il mit l'épée à la main, et, s'adressant aux valets éperdus:

—Scélérats! dit-il, si vous ne m'aidez je vais faire ici un massacre! Par grâce, mes bons amis… je vous en supplie!

Les valets attendris, car ils aimaient ce brave homme et n'avaient point pour l'ivrognerie la même sévérité que leur maître, s'approchèrent et voulurent persuader à Pontis qu'il faisait d'inutiles efforts.

—Vous ne retrouverez jamais ces messieurs, lui dit l'intendant, ils sont partis sans dire le but de leur voyage, et déjà ils sont loin. Restez, monsieur, restez!… nous aurons soin de vous.

Pontis faillit perdre courage à ce nouvel obstacle qui se dressait devant lui. Mais, au bruit des aboiements qui recommençaient de plus belle:

—Les chiens! s'écria-t-il…. Oh! mon Cyrus! oh! mon Rustaut! ils sauront bien retrouver Espérance…. Lâchez-les, lâchez-les, je les suivrai.

Aussitôt il se hissa en selle; les chiens détachés bondirent, fous de joie, jusqu'aux naseaux du cheval, leur ami; et dès que la porte eut été ouverte, ils s'élancèrent, fouillant du nez la trace qu'ils eurent bientôt rencontrée.

Pontis baissa la main gauche, s'accrocha de la droite au pommeau pour ne pas tomber, et le cheval se précipita impétueusement dans le froid courant de la bise matinale.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

TABLE

I. L'abjuration

II. Où le roi venge Henri

III. Coup de théâtre

IV. Chien et loup

V. Les billets d'absolution

VI. La patrouille bourgeoise

VII. La porte Neuve

VIII. L'échéance

IX. À propos d'une égratignure

X. Comment Espérance eut pignon sur rue

XI. Joie et festins

XII. Le rendez-vous

XIII. Coeurs tendres, coeurs percés

XIV. Bataille gagnée

XV. Bataille perdue

XVI. L'héritier des Valois

XVII. Ambassades

XVIII. Au Louvre, le 27 décembre 1594

XIX. Parade et riposte

XX. Où Crillon fut incrédule comme Thomas

XXI. Où le roi s'endort, où Gabrielle se souvient

XXII. Le prisonnier du roi

XXIII. Un des mille couplets de la chanson du coeur

XXIV. Droit de chasse

XXV. Intrigues de bal et autres

XXVI. Fais ce que dois, advienne que pourra

XXVII. Ulysse et Diomède

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