La belle Gabrielle — Tome 3
The Project Gutenberg eBook of La belle Gabrielle — Tome 3
Title: La belle Gabrielle — Tome 3
Author: Auguste Maquet
Release date: April 23, 2005 [eBook #15686]
Most recently updated: November 29, 2023
Language: French
Credits: Produced by Distributed Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net Project by Carlo Traverso and Mireille Harmelin This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
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Project by Carlo Traverso and Mireille Harmelin
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LA BELLE GABRIELLE
PAR
AUGUSTE MAQUET
III
1891
I
LE ROI TE TOUCHE, DIEU TE GUÉRISSE!
Le nouveau roi de France, la Ramée, avait assis son camp près de Reims, dans une vieille maison de campagne abandonnée, qui lui servait à la fois de forteresse et de palais.
C'était là qu'il se repaissait de chimères, là qu'il rêvait à la fortune et à l'amour. Entouré de soldats qui le gardaient avec soin, et dont le nombre se grossissait à chaque instant, il s'occupait en homme actif et intelligent à les armer, à leur donner quelque éducation militaire, en même temps qu'il s'efforçait de faire croire au peuple que la légitimité, dernier espoir de la France, était venue en sa personne honorer la ville de Reims, où se font les rois.
Bon nombre d'oisifs, crédules comme quiconque n'a rien à faire, le visitaient et s'en retournaient enchantés. Il avait cette noblesse de taille et de visage qui répond à l'idée qu'on se fait de la royauté; il avait le regard clair et superbe, un peu cruel même, des princes Valois, dont il se disait le successeur. N'était-ce pas assez pour que les badauds qui, de toute éternité, ont foisonné dans ce beau pays de France, lui accordassent quelque droit et beaucoup de révérences?
La Ramée songeait beaucoup plus au solide. Autour de lui on faisait bonne garde. Dans un rayon d'environ une lieue, ses quinze cents hommes étaient échelonnés, non sans une certaine habileté stratégique, et les communications de ces lignes au quartier général où se trouvait le chef, avaient été établies de manière que, comme dans une toile d'araignée, pas un fil de la circonférence ne fût touché sans avertir le centre.
Par une soirée de printemps, fraîche et pure, le château du nouveau prince offrait un coup d'oeil plus bizarre que royal. On voyait rangés dans la grande cour, convertie en cour d'honneur, les gardes particuliers de Sa Majesté la Ramée, c'est-à-dire environ deux cents Espagnols ou ligueurs enragés, parmi lesquels l'observateur eût reconnu plusieurs des visages que nous avons vus chez la duchesse de Montpensier, le jour de la proclamation du dernier Valois.
Au milieu de la cour, sous un grand marronnier dont les pousses vigoureuses commençaient à faire jaillir des panaches verts de leurs gaines visqueuses, s'élevait une sorte de trône, dont l'élévation compensait la mesquinerie. Pauvre vieux fauteuil magnifique encore dans l'ombre de la grande salle poudreuse d'où on l'avait exhumé, il semblait s'effrayer de l'honneur que lui faisait le grand jour, malgré la tapisserie détachée du mur, et drapée ingénieusement aux branches du marronnier pour servir de dais au-dessus de ce trône.
La tapisserie qu'hélas on n'avait pas choisie, car elle était unique au château, représentait un martyre de saint. Le patient se tordait, une corde au col, fatal augure, au milieu d'une troupe de bourreaux et de légionnaires romains ornés de casques incroyables. Çà et là, sur le sol, l'artiste avait semé des clous, des fers rougis, des haches, des masses, des coutelas et des flèches, tout l'attirail enfin du martyrologe. Il n'y avait qu'à se baisser pour en prendre.
Mais, bien que curieuse à voir, cette tapisserie maussade était négligée par les spectateurs pour un spectacle encore plus singulier. On voyait arriver dans la cour, sur des civières ou sur des chariots garnis de matelas ou de paille, des malades de piteux aspect que suivait une foule de paysans et de citadins vulgaires. Les officiers du nouveau roi faisaient ranger ces malades sur une file à la droite du trône, les spectateurs à la gauche, et tous les regards appelaient le monarque qui d'un simple attouchement devait guérir ces malheureux, s'il était réellement roi de France.
Deux jours avant, la Ramée avait reçu de Paris un billet qui renfermait ce peu de mots:
«Il faut guérir les écrouelles.»
Et comme il ne pouvait méconnaître la main qui avait tracé cette ligne, comme aussi ce billet était accompagné d'une bonne somme destinée aux frais de la cérémonie, la Ramée voulut obéir à sa protectrice; c'était le moyen de frapper un grand coup sur les esprits superstitieux de la province; c'était l'usurpation du privilège le plus spécialement essentiel d'un roi de France. La Ramée allait donc guérir les écrouelles devant son peuple.
On chercha, et l'on rencontra des gens atteints de l'horrible maladie.
Peut-être, à Reims, s'en trouvait-il un dépôt pour les grandes occasions,
Reims étant la ville des cérémonies et de la mise en scène royales.
C'étaient ces malades que nous venons de voir alignés à la droite du trône,
attendant la présence du nouveau roi.
Celui-ci accomplissait-il l'épreuve en charlatan qui dupe la foule? Non, il avait pris son rôle au sérieux. La folie amoureuse de ce malheureux développait en lui les manies de la grandeur et de la représentation. Aux prises avec une femme orgueilleuse par excellence, il voulait la dominer, s'en faire admirer, et le seul moyen était de l'asseoir sur un trône, puisqu'elle convoitait un trône. La Ramée, jouet de la destinée, ressemblait, depuis son avènement, à ce personnage du conte arabe dont un calife tout-puissant accomplit, par dérision, chaque souhait ambitieux. Or, festins, palais, couronne, il lui donne tout pour un jour, et le soir, quand il retire sa main, la pauvre dupe retombe de ces hauteurs sur un peu de paille où l'attendent le désespoir et la morne folie.
La Ramée rêvait ainsi tout éveillé. Il se croyait sincèrement roi, parce qu'il avait besoin de l'être, et nul ne fut aussi crédule à sa royauté que lui-même.
Lorsqu'il parut sous le vestibule de son palais avec le costume rétrograde de Charles IX; quand les fanfares l'accueillirent, et que les murmures de la foule, murmures d'étonnement respectueux, frappèrent son oreille, il se redressa fièrement, et Charles IX n'eût pas renié un pareil successeur.
Ses gardes contenaient difficilement la multitude. Il leur commanda de la laisser approcher. Puis, se dirigeant d'un air majestueux vers les malades qui se prosternaient, il leur toucha le front et le col avec un doigt blanc et nerveux, en prononçant d'une voix ferme les mots sacramentels:
—Le roi le touche, Dieu te guérisse.
En pareille occurrence, le merveilleux est de bonne guerre. Ceux qui s'exposent à le rencontrer ne demandent pas autre chose. Parmi les malades de Reims, il s'en trouva d'assez habilement préparés pour que leur guérison fût immédiate. Ils se redressèrent, et, avec des cris d'enthousiasme, montrèrent au peuple leur corps guéri, purifié comme par enchantement. Le miracle était manifeste. Ces cures merveilleuses avaient peut-être coûté cher à Mme de Montpensier, mais le succès passa la dépense, et les spectateurs convaincus crièrent: Vive le roi! avec une énergie contagieuse.
La Ramée ne douta pas un moment de sa vertu royale. Le malheureux! il aimait tellement Henriette!
Aussi, après la cérémonie, quand il eut reçu les félicitations de son armée, de quelques notables et de deux ou trois prêtres fanatisés; quand certaines dames de la ville de Reims lui eurent fait leur présent, qui consistait en un manteau royal avec l'habit complet, le jeune homme, avide de faire part de ses triomphes à son idole, se renferma chez lui, et au lieu de remercier Dieu ou de lui demander grâce, l'aveugle écrivit à Mlle d'Entragues une lettre destinée à étendre jusqu'à ce coeur sceptique l'impression favorable produite par la cérémonie de Reims.
«Oui, lui disait-il, me voilà roi. À cette heure, j'entends crier partout: Vive le roi! vive Charles X! Mon coeur en est doucement remué; c'est que ces cris signifient plus qu'ils ne disent, c'est que, ma belle et tendre amie, ils veulent dire: Vive la reine Henriette! la perle de beauté, la noble épouse du nouveau prince. Vous l'aurez donc bientôt cette couronne, qui seule peut ajouter quelque chose aux grâces de votre front. Je la vais conquérir en de rudes combats, peut-être, mais tant mieux, puisqu'il doit en résulter la gloire pour mon nom, et que vous aimez la gloire.
«Que je suis fier et heureux! Naguère, je doutais. Votre coeur me semblait fermé à jamais. J'ignorais que vous êtes prudente autant que belle, et que vos surveillants sont impitoyables et nombreux. Mais dans cette dernière épreuve, où vous vous êtes révélée à moi, j'ai vu enfin luire votre pensée. Vous m'avez souri, vous m'avez sauvé, vous m'avez serré la main. Cependant, je vous avais presque offensée la veille; et si vous ne m'eussiez aimé, la vengeance vous eût été facile…. Merci! je n'oublierai pas votre miséricorde et votre douce promesse de bonheur. Je n'oublierai pas non plus les encouragements que vous avez su me faire parvenir jusqu'ici depuis mon arrivée. Il fallait tout votre esprit et un peu de votre coeur pour surmonter tant de difficultés.»
«Désormais tout m'est facile. Aussitôt que j'aurai fait assez de progrès pour tenir la campagne, vous pourrez venir me joindre. I1 me tarde de vous entourer du faste et de la splendeur royale. Mes officiers m'avertissent des complots qui chaque jour se trament contre la personne de l'usurpateur, du renégat Henri de Navarre. Hier encore, plusieurs soldats me sont venus proposer de l'aller frapper à mort au milieu même de son Louvre, dans le sein des plaisirs de Sardanapale qu'il savoure sans pudeur.»
«Mais la couronne qu'il a portée un moment me le rend sacré. De roi à roi ces crimes sont impossibles. Je n'entreprendrai pas contre sa vie ailleurs que sur les champs de bataille. Là, c'est autre chose, et je brûle de prouver à ce prétendu héros et à ses gardes, prétendus invincibles, que le bras d'un Valois sait manier victorieusement une épée.»
«Vivez cependant sans crainte, ma chère âme; à mesure que le temps marche, je crois sentir que je me rapproche de vous. Beaucoup de sombres idées, de sinistres souvenirs s'effacent devant la radieuse lumière qui m'environne. Cette ténébreuse nuée du passé va se fondre aux éclats de la foudre.»
«Les combats ne peuvent beaucoup tarder maintenant. J'attends un renfort prochain. Le roi d'Espagne m'envoie trois de ses meilleurs officiers qui précèdent un corps de troupes embarqué depuis huit jours. Je me concerterai avec ces officiers pour lier des intelligences dans Paris même, où, m'assure-t-on, se remue déjà ostensiblement l'ancienne Ligue, que je veux régénérer en ma qualité de prince catholique purifié par le baptême de la Saint-Barthélemy.»
«Aussitôt que mes affaires ici seront décidées, je me fais sacrer à Reims. N'y viendrez-vous pas, ma chère âme? Ne me donnerez-vous pas ce jour, pour effacer celui, de douloureuse mémoire, où le Béarnais fit son abjuration à Saint-Denis, où vous y allâtes en compagnie de vos parents, où j'étais obscur, maudit, abandonné, où nous allâmes ensuite au couvent de Bezons… Cruel souvenir, que tant de gloire devait venger, mais qui brûle encore le fond de mon coeur?»
«0ui, vous viendrez à Reims, n'est-ce pas? Quelque chose me dit que vous êtes brave comme vous êtes belle, et que vous serez fière de me prouver votre générosité. D'ailleurs, vous voilà intéressée à mon triomphe, et vous le pouvez avancer par vos conseils et votre présence.»
«Si vous avez formé quelque projet pour le voyage, s'il est nécessaire que vous trompiez la vigilance de vos parents, dites un mot, je vous enverrai par l'un de mes trois officiers espagnols, de l'argent, des chevaux et des passe-ports pour arriver jusqu'à moi. J'attends ces officiers d'heure en heure. La présente lettre vous sera remise demain. Vous pouvez m'avoir répondu sous trois jours. Faites-le sans crainte, le messager sera sûr.»
«Adieu, ma chère âme. Conservez-moi votre coeur. Je vous aime avec tant de force, que si j'emploie seulement une part de cette ardeur à conquérir, dans un an j'aurai conquis le monde.»
«Signé: CHARLES, roi.»
Le pauvre la Ramée venait de mettre toute son âme dans ces pages. Il y avait peint fidèlement sa vie: remords, honte, effroi, il n'avait rien oublié du passé; espoir, orgueil, amour sans frein, il n'oubliait rien pour l'avenir.
L'image de cette belle Henriette, de ce démon, tourmentait sa solitude; elle lui apparaissait plus désirable à travers les obstacles. Pour l'avoir près de lui, il entrait en lutte contre toute la France. Peut-être, pour la conserver, eût-il foulé aux pieds toutes les couronnes de l'univers. C'était dans cette âme profonde un combat déchirant entre la raison et la folie. Logique, implacable, il sentait parfois le néant de son rêve; en d'autres moments, il s'enivrait de ses désirs comme d'un breuvage qui le poussait à la frénésie, au délire. A de pareils songes, qui brisent l'organisme, la sagesse divine ménage presque toujours de prompts réveils.
La Ramée, lorsqu'il eut lu et relu sa lettre, corrigeant avec soin ce qui lui semblait trop tiède, ajoutant çà et là un mot capable de piquer l'émulation ou l'avidité d'Henriette, confia la dépêche à un de ses affidés, avec ordre de la porter sans retard à son adresse.
Puis il monta à cheval pour faire une revue de son camp et assurer la tranquillité de toute la nuit.
Il y avait dans cet insensé l'étoffe d'un bon capitaine et d'un brave homme, si le démon n'eût pas soufflé ses feux au fond de cette âme. La Ramée parcourut à la nuit tombante les postes avancés, visita chaque corps de garde, donna des instructions précises pour que les lignes ne pussent être forcées par quelque soudaine attaque.
D'ailleurs, il avait reçu le rapport de ses éclaireurs. Nul corps d'armée, nul détachement ne paraissait dans la campagne. Aucune nouvelle ne parlait d'une formation de troupes dans un rayon d'au moins vingt lieues.
La Ramée recommanda aux chefs des postes d'avant-garde de laisser pénétrer jusqu'à lui, s'ils se présentaient, trois officiers espagnols, porteurs de passe-ports en règle, dont il exhiba le cachet et formula la teneur. Si ces officiers arrivaient à pied, on leur fournirait des chevaux; s'ils arrivaient à cheval, on leur ferait escorte avec considération, sans toutefois apporter de désordre dans la disposition des campements, et surtout on donnerait avis de leur arrivée au quartier général.
Pour tout autre que l'un de ces officiers, les lignes étaient closes. Les courriers, on n'en parlait pas, ils avaient le mot d'ordre.
La Ramée s'assura du bon effet qu'avait produit sur ses troupes la guérison des écrouelles. Il recueillit là des renseignements favorables sur l'esprit de la population, et annonça en s'éloignant l'arrivée prochaine d'un puissant renfort et de sommes importantes.
Ainsi tout allait bien; le nouveau roi, acclamé par ses soldats, regagna son quartier général au petit pas, en savourant à longues gorgées l'orgueil et l'amour, la double ivresse du coeur et du cerveau.
Un souper l'attendait, auquel il avait invité ses principaux chefs d'armée. La chère était bonne, les vins à portée de la main. En Champagne, quiconque ne veut pas boire est mal regardé du Dieu qui a doré ces splendides raisins. Un roi Très-Chrétien est forcé de boire en Champagne.
Mais la Ramée, homme sobre, se contenta de verser à boire à ses convives.
On but à la gloire du trône, à la conquête de la France, à la santé du roi Catholique; on parla drapeaux, équipements de troupes; on parla batailles et sièges, on parla surtout contributions et corvées. La guerre coûte si cher… la guerre civile surtout!
Enfin, le repas, malgré la réserve du roi, dura jusqu'à onze heures du soir et menaçait de se prolonger au delà de minuit, lorsque le pas rapide d'un cheval retentit dans la cour, et bientôt après un soldat fut introduit qui annonçait à la Ramée l'arrivée aux premiers postes, des officiers espagnols qu'il avait signalés lui-même.
Il se leva de table et congédiant aussitôt ses convives,
—Messieurs, dit-il, le renfort que je vous avais promis se présente. Je vais sans doute passer la nuit à entretenir ces officiers, qui sont des gens de mérite, envoyés à moi par Sa Majesté le roi d'Espagne. Faites bonne garde au dehors, messieurs, et donnons bonne opinion de notre vigilance et de notre discipline aux alliés qui nous arrivent.
L'assistance salua respectueusement, le roi passa dans la salle de cérémonie, et donna les ordres nécessaires pour que les officiers lui fussent amenés dès leur entrée au château.
II
LA GRIFFE DE PROSERPINE
Trois hommes s'étaient présentés le soir aux avant-postes de la Ramée.
A cheval tous trois, empreints tous trois de ce type de gentilhomme soldat que la France était accoutumée depuis trop longtemps à reconnaître dans les Espagnols, ils avaient été conduits an lieutenant qui commandait, et l'un d'eux, un jeune homme de belle mine, ayant pris la parole en espagnol pour déclarer que ses compagnons n'entendaient pas un mot de français, avait exhibé recommandations et passe-ports, selon l'usage.
A l'inspection de ces pièces, le lieutenant reconnut les trois officiers étrangers qu'on lui avait signalés. Il donna ordre à quelques cavaliers de les conduire au quartier général.
Ces Espagnols, dont la contenance calme et réservée s'accordait bien avec le caractère de leur nation, traversèrent ainsi les lignes formées par le régiment de garde. Ils observaient curieusement chaque poste, et, sans parler, s'entendaient en échangeant des signes ou des pressions de main et de genou quand leurs yeux avaient rencontré quelque chose qui en valait la peine.
Le service se faisait bien. Le mot d'ordre s'échangeait à chaque instant. Une petite demi-heure suffit aux cavaliers pour arriver au quartier général.
Là, l'escorte s'éloigna pour donner quelques renseignements aux sentinelles curieuses qui veillaient autour du palais. Les Espagnols demeurèrent seuls, tandis qu'on allait prévenir la Ramée.
Ils en profitèrent pour se grouper en triangle de façon à surveiller l'approche de tout espion, et là, pendant quelques secondes au plus, ils parurent converser vivement, chuchotant tous trois à la fois, et fermant le dialogue par une énergique poignée de main qu'ils se donnèrent.
Ces officiers espagnols ayant mis pied à terre, on put mieux juger leur tournure et leur visage.
L'un était âgé, le chef sans doute. Il se tenait frileux, dans son manteau comme tout vrai Espagnol; il était trapu, grisonnant. Les deux autres, plus jeunes, assuraient, l'un son épée, que la course avait dérangée, l'autre son éperon: il en avait perdu un en route.
Tous trois, sans affectation, regardaient le bâtiment appelé palais du roi par les gens de la Ramée; ils en toisaient, pour ainsi dire, la hauteur et l'épaisseur en purs Espagnols dont le génie, comme on sait, est frondeur, algébriste et enclin à estimer au-dessous du cours toute propriété qui n'est pas la leur.
D'ailleurs, à ne supposer que de bonnes intentions, comment voulait-on que ces braves gens passassent le temps, dans cette cour ouverte à tous vents? L'un d'eux, le frileux, s'était, il est vrai, avancé jusqu'au vestibule; mais nul ne l'avait engagé à y entrer, la Ramée ne l'ayant pas prescrit, un peu par défiance de la médiocre apparence du logis.
On vint enfin les avertir que le roi leur accordait audience. Ils se regardèrent comme pour savoir qui marcherait le premier. Le plus âgé s'empara immédiatement de la tête et les deux autres le flanquèrent sans prononcer une syllabe.
Ils entendirent du vestibule une voix qui disait:
—Vous assurez que ces officiers ne savent point un mot de français. Je l'ai prévu, et sais assez d'espagnol pour me faire entendre d'eux. Allez donc, et veillez à ce que nul ne nous trouble. Si j'ai besoin de quelqu'un, j'appellerai.
Cette voix les fit tressaillir. L'un des jeunes officiers, un petit homme, carré d'épaules, rougit et poussa le coude de son compagnon, qui répondit froidement:
—El rey!
—Oui, seigneurs, dit le planton, c'est effectivement le roi que vous venez d'entendre.
Le sourire qui effleura leurs traits à cette réponse était déjà effacé, quand le guide vint à eux et dit:
—Entrez, messieurs.
La Ramée était assis près de sa table, sur laquelle brûlaient des flambeaux. Il feuilletait avec attention les papiers des Espagnols; il trouvait dans le texte même de la recommandation du roi d'Espagne des signes non équivoques de l'intérêt qu'on lui portait par delà les Pyrénées.
Préoccupé comme il l'était, et aussi dans le but de se poser plus dignement, il attendit que le bruit des pas sur le parquet se fût arrêté pour lever la tête et regarder ses nouveaux hôtes. De cette façon, il coupait court à tout cérémonial.
—Soyez les bienvenus, señores, dit-il en espagnol.
Les officiers s'étaient avancés lentement. Ils s'arrêtèrent; la Ramée leva les yeux, et comme s'il eût aperçu des spectres, sa bouche s'ouvrit, son sang se figea dans ses veines. Il avait en face de lui Crillon, à droite Espérance, à gauche Pontis. Un moins brave se fût évanoui de peur. La Ramée se pencha en avant comme pour percer un brouillard magique qui se serait interposé entre lui et de vrais Espagnols, mais comment s'y tromper plus longtemps? La figure de Crillon était sombre, celle d'Espérance grave, celle de Pontis railleuse avec une nuance de haine féroce.
—D'abord, lui dit Crillon, puisque vous nous avez reconnus, ne remuez ni ne criez, car vous sentez bien ce qui arriverait, et vous avez assez d'intelligence pour deviner notre dessein.
En disant ces mots, il avait fait signe à Pontis, qui s'approcha de la
Ramée un long poignard à la main.
—Parlez-nous, si vous avez quelque chose à nous dire, continua le chevalier, mais que ce soit à voix basse, et de façon à n'amener personne ici. Sinon, après vous avoir expédié, nous en ferions autant de cette personne, et je crois tant de meurtres inutiles.
La stupeur, l'épouvante de la Ramée ne sauraient se décrire. C'était, d'ailleurs, beaucoup moins de la frayeur qu'une prostration absolue. L'audace d'une pareille tentative, d'un coup à ce point insensé, suspendait en lui jusqu'à l'intelligence. Esprit et corps se soutenaient, il est vrai, mais paralysés, comme sont ces cadavres que la foudre a calcinés, et qui, monceaux de cendres, conservent encore l'apparence de la vie.
Cette stupéfaction fut telle, qu'il laissa Pontis lui détacher le ceinturon de son épée et le désarmer ainsi, sans rencontrer même l'instinct de la résistance.
Enfin, les vapeurs de cette ivresse se dissipèrent; le sang reprit son cours; le courage inné dans cet homme revint calmer les battements du coeur.
—Si vous êtes venus pour me tuer, dit-il à ses ennemis, pourquoi n'est-ce pas déjà fait?
—Nous ne sommes pas venus pour cela, répliqua Crillon. C'est une extrémité devant laquelle nous ne reculerons cependant pas, si vous nous l'imposez. Mais, jusqu'à présent, je ne la vois pas nécessaire.
—Il peut arriver qu'elle le soit, dit la Ramée, car je ne suis pas un mouton pour me taire toujours comme je viens de le faire dans le premier mouvement de surprise.
—Surprise naturelle, et que je ne blâme pas, reprit le chevalier. Le plus brave peut être surpris; je dois même vous dire que vous n'avez pas mal accepté la chose.
Pendant qu'il parlait, la Ramée avait recueilli ses idées. Semblable au lutteur qui terrassé d'un premier choc se relève et prend mieux ses mesures.
—J'entrevois, dit-il, messieurs, que vous avez commis une grave erreur, et que vous êtes perdus.
Espérance ne bougea pas, Pontis redoubla d'ironique menace, Crillon secoua doucement la tête.
—Ne le croyez pas, dit-il.
—Pardonnez-moi. Il dépend de moi de vivre ou de me faire tuer, avez-vous dit?
—Parfaitement.
—Eh bien! c'est là tout votre calcul. Vous vous êtes dit: il aura peur de la mort et se taira.
—Mous nous le sommes dit en effet.
—De deux choses l'une: ou je me tairai, que ferez-vous de moi? ou je crierai, et vous me tuerez… Que ferez-vous de vous?
—Je ne comprends pas bien, dit Crillon.
—Oui. Si je me tais, vous voudrez me taire signer quelque chose, ma renonciation, par exemple… J'admets que je la signe. Comment ferez-vous pour sortir du camp. Et si vous me tuez ce sera bien pis, que diront mes soldats? Votre sûreté est de tout point bien aventurée.
—Monsieur, repartit Crillon, vous raisonnez si bien que c'est plaisir de discuter avec vous.
—Oui, mais il ne faut pas que la discussion soit longue, dit la Ramée, car vous allez vous faire surprendre.
—Merci, restez calme et ne songez pas tant à nous, car nous sommes sûrs de notre affaire. Oui, nous vous eussions tué si dans le premier mouvement vous eussiez appelé à l'aide; nous vous tuerions même encore si vous le faisiez, parce que les soldats sont portés tout d'abord à se jeter comme des dogues sur ceux que leur maître leur désigne, et que nous ne voulons pas être massacrés avant explication. Mais faites une chose, appelez tranquillement par la fenêtre, ou laissez l'un de nous aller appeler vos principaux officiers, les soldats même si cela vous plaît mieux. Nous sommes prêts.
—A vous battre trois contre mille! s'écria la Ramée riant forcément, mais riant de cette fanfaronnade.
—Non pas, monsieur; il ne faudrait pas m'en défier cependant. Seulement, j'y succomberais. Non, nous ne nous battrions pas contre votre armée; nous lui lirions certains papiers qui sont dans ma poche, et le combat deviendrait impossible.
La Ramée, froidement:
—Que disent ces papiers? demanda-t-il.
—Appelons vos gens, si vous voulez, et vous l'apprendrez en même temps qu'eux. Vous hésitez. C'est le bon parti. Je vois que vous êtes un homme sage.
—J'ai compris, dit la Ramée, que vous essayeriez de débaucher mes soldats par quelque promesse du roi ou même par des calomnies.
—Je leur prouverai tout simplement que vous n'êtes pas plus Valois que je ne suis la Ramée, et cela les refroidira.
—Monsieur! s'écria le jeune homme pâle de colère, prouvez!
—Je veux bien, dit Crillon en s'approchant de la fenêtre en même temps que Pontis appuyait la pointe de son arme sur la chair frissonnante de la Ramée, qui s'arrêta.
On entendit heurter doucement à la porte. Les trois compagnons s'apprêtèrent. Le front de la Ramée s'éclaircit, il allait pousser un cri d'alarme. Pontis raidit sa main, la lame mordit. Espérance étendait déjà les bras pour recevoir un cadavre.
—J'avais fermé les verrous, dit Crillon; ouvrez-les, Espérance, et laissez entrer chez monsieur tous ceux qu'il voudra recevoir. Vous, Pontis, rengainez.
Le visage de la Ramée devint livide. Par excès de bravoure il n'avait pas crié, mais cette assurance de ses ennemis l'accabla. Il perdit contenance.
—Si je voulais, murmura-t-il, nous péririons tous ensemble; mais j'ai ma destinée, vous ne l'arrêterez pas dans son essor. Il est écrit que je serai heureux et glorieux malgré vos papiers et vos poignards.
Crillon sourit et haussa les épaules.
Un majordome se présenta:
—Sire, dit-il, le messager qu'avait expédié ce soir Votre Majesté, est revenu au quartier.
—Revenu! balbutia la Ramée déconcerté par l'éclair de joie qui brilla dans les yeux de ses ennemis, et pourquoi revenu?
—Oh! sire… et dans un état….
Crillon s'approcha de la Ramée.
—Vous ne comprenez pas? lui dit-il à l'oreille. Voulez-vous que je vous explique pourquoi il n'a pas continué sa route vers Paris?
La Ramée tremblait.
—C'est parce que nous l'avons arrêté au passage, continua Crillon, et que nous lui avons pris son message.
—Va! murmura la Ramée au majordome, qui attendait un mot du maître, va!
Les portes se refermèrent.
—Oui, poursuivit Crillon, cette lettre si tendre et si explicite à la fois, ce chef-d'oeuvre d'amour et de politique, est entre nos mains; il n'arrivera pas à son adresse. Voilà pourquoi votre courrier est revenu.
La Ramée n'en pouvait croire ses oreilles, tout en lui tressaillait; ses yeux semblaient crier avidement: Parlez! expliquez-vous! instruisez-moi!
—Nous arrivions vers votre camp avec défiance, dit Crillon, et chaque figure nous était suspecte, comme vous pensez bien. Soudain, nous rencontrâmes votre courrier qui galopait. Le pauvre diable! nous barrions le chemin à nous trois. Il nous compta, et dit, pour nous sonder: «Je parie que ce sont les Espagnols que nous attendons à Reims.—Oui, répliqua en espagnol Espérance, qui le sait à merveille.—Et moi, continua votre homme, je suis attendu à Paris.—Là-dessus, il n'y avait plus à hésiter, c'était un des vôtres, nous arrêtâmes le drôle, et lui prîmes la lettre adressée à votre maîtresse. Une jolie fille, ma foi.
—Quoi! vous la connaissez? articula péniblement la Ramée en essuyant la sueur qui coulait de son front.
—Si nous connaissons Mlle d'Entragues! la perle de beauté, comme vous dites. Demandez à Espérance s'il la connaît, lui, que vous avez assassiné pour elle!
—Oh! rugit la Ramée, touché au coeur plus sûrement par la jalousie que par le poignard.
—Chevalier, dit tout bas à Crillon le généreux Espérance, ménagez ce malheureux.
—Allons donc! s'écrièrent Pontis et le colonel.
—Par grâce!
Cette compassion fut le dernier coup pour la Ramée, il tomba presque inanimé sur un fauteuil.
—Henriette!… murmura-t-il.
—Vous l'avez mise dans une jolie situation, continua Crillon. La voilà votre complice.
—Ma complice!
—Sans doute, complice de rébellion, d'attentat contre la sûreté de l'État et la personne du roi, de faux et d'imposture, de tous vos crimes enfin qui sont énumérés dans cette bienheureuse lettre.
—Ah! mon Dieu! s'écria la Ramée.
—Et le moins qui puisse arriver à cette délicieuse personne, c'est d'être pendue jusqu'à ce que mort s'en suive; mais je crois bien qu'elle sera brûlée….
—Vive! ajouta Pontis avec un ricanement farouche.
—C'est vrai! c'est vrai… dit la Ramée en se levant avec agitation; on pourrait la compromettre. Mais cette lettre, vous l'avez?
—Pardieu!
—Eh bien! hurla le jeune homme, nous allons tous mourir ici, car je vais appeler; je vous ferai tuer ou vous tuerai moi-même. Je ne sais pas ce que je ferai, mais ce sera terrible. Je ne veux pas que cette femme souffre seulement un soupçon à cause de moi.
—Oh! oh! dit Crillon, eh bien, égorgeons-nous, allons….
—Je reprendrai cette lettre sur vos cadavres! ajouta la Ramée écumant de colère. Donnez-la-moi, ce sera mieux.
—Mais vous nous prenez donc pour des idiots? dit doucement le chevalier. Aurions-nous commis cette imprudence de vous rapporter une pièce si intéressante?… Oh! que non pas!
—Où donc est-elle, et qu'en avez-vous fait? demanda le jeune homme, à qui ces paroles ne paraissaient que trop vraisemblables.
—A l'heure qu'il est, un brave homme de notre suite l'a dans ses mains pour nous la remettre à notre retour. Si nous n'étions pas revenus demain à midi, comme j'y compte, ce messager, plus sûr que le vôtre, continuera son chemin, et rendra la lettre du roi de Reims au roi de Paris. C'est alors que Mlle d'Entragues aura maille à partir avec MM. les présidents de la Tournelle et autres.
—Elle est perdue! s'écria la Ramée en proie au plus touchant désespoir. Messieurs! messieurs! c'est là le coup qui m'abat. Messieurs! épargnez cette jeune fille innocente. Elle est innocente, je vous jure!
—Vous êtes aveugle, mon cher monsieur, dit Crillon, c'est une coquine!
—Messieurs! vous êtes gentilshommes, vous ne ferez pas usage de vos forces contre une femme. Elle serait punie pour avoir été généreuse. Elle était ma fiancée, seigneurs!
—Cela n'empêche pas une femme d'être pendue, dit flegmatiquement Pontis.
—Oh! seigneur chevalier… Ah! brave Crillon! Voyez si je demande quelque grâce pour moi. Non, tuez-moi, je tends la gorge… frappez! mais, épargnez une pauvre femme.
—Cela n'est plus possible, dit Crillon, nous allons être obligés de faire ici un scandale enragé. Vous mort, on va débiter des phrases entrecoupées de moulinets d'épée, le contre-coup s'en fera sentir peut-être bien loin: nous ne serons pas à midi à l'endroit où nous attend notre compagnon, et ma foi, demain matin la lettre sera donnée à Henri IV. Ainsi, vous aurez beau vous faire tuer ici, j'aurai beau dire à tous vos hommes que vous êtes un faux prince, j'aurai en vain exterminé les Espagnols, car ils ne se rendront pas ainsi,—ils savent trop bien ce qui les attend,—je me serai inutilement fait écharper avec mes deux compagnons, votre destinée, comme vous dites, n'en rejaillira pas moins sur votre complice, et gare le gibet pour toute cette jolie couvée de reptiles qu'on appelle les Entragues.
—Eh bien! dit la Ramée avec un geste sublime, pas de scandale, pas de bruit, pas de combats. Vous serez à midi à l'endroit indiqué. Vous y serez dans deux heures, s'il n'y a que deux heures de chemin d'ici à cet endroit.
—Ah! voyons, fit le chevalier, frappé ainsi que ses amis de l'auréole majestueuse qu'un splendide amour jetait au front du coupable.
—C'est moi que vous voulez, n'est-ce pas, dit le jeune homme, ce n'est pas elle. Vous avez besoin de mon déshonneur, et de ma condamnation, non pas du supplice de la pauvre créature que j'aime. Je vous accorde ce qu'il vous faut. Je pourrais me faire tuer ici, vous n'auriez qu'une demi-victoire. Prenez-moi vivant, vous me dégraderez, vous me condamnerez. Je me livre. Seulement, épargnez-la!
Les trois hommes se regardèrent saisis d'étonnement.
—Oh! ne soupçonnez aucun piége, interrompit le jeune homme. Il n'y en a pas. Franc jeu. Mais d'abord, jurez-moi par le nom de Crillon que vous n'avez point cette lettre ici, cachée sur l'un de vous.
—Je le jure! dit Crillon, et ne me parjure jamais.
—Je le sais, il suffit. Nous allons partir tous quatre. Vous voyez si je me fie à l'honneur, moi. Nous rejoindrons votre compagnon, il vous rendra la lettre que vous lui avez confiée, vous me la livrerez, et ensuite je vous appartiens. Faites.
—Voilà un homme! ne put s'empêcher de dire Crillon.
—Qui eût été un brave homme… ajouta Espérance.
—Si Proserpine ne lui avait appliqué sa griffe, grommela Pontis; mais elle la lui a appliquée, et à quelle profondeur, sambious!
—Eh bien, messieurs, acceptez-vous? demanda la Ramée, tremblant d'être refusé.
—C'est dit! s'écria le chevalier, et bien vous prendra d'avoir été rond en affaires. Je vous épargnerai toute souffrance inutile. Mon projet était de vous dégrader de vos titres usurpés, et de vous en fouetter le visage en présence de votre armée; j'avais toutes les preuves nécessaires pour vous infliger cette torture. Je ne le ferai pas. Vous êtes entré roi pour ces coquins, roi vous sortirez; jouissez de votre reste. Une fois dehors, je ne réponds plus de rien.
—Je n'ai demandé qu'une grâce, dit froidement la Ramée. Je l'ai; que m'importe le reste!
—Eh bien, partons! reprit Crillon.
—Partons! répétèrent ses amis.
La Ramée appela ses gens, et d'une voix calme:
—Les chevaux de ces messieurs et le mien, dit-il.
—Veillons toujours! murmura Pontis à l'oreille d'Espérance, le drôle a déjà échappé à des cordes plus solides que celle-ci.
—Monsieur de Pontis, répliqua mélancoliquement la Ramée, qui l'avait entendu, ne veillez pas, c'est inutile; la chaîne par laquelle vous me tenez cette fois, je n'essayerai pas même de la rompre.
Puis s'adressant à ses officiers, qui peu à peu apparaissaient dans la cour:
—Je vais faire une reconnaissance avec ces messieurs, dit-il. Bonne garde!
Et comme il était salué de quelques cris de: Vive le roi! qui faisaient bondir Crillon sur sa selle:
—Adieu royauté! murmura-t-il avec une expression si touchante qu'Espérance se sentit remué jusqu'au fond de l'âme.
Quelques minutes après, la cavalcade traversait silencieusement le camp, conduite par la Ramée.
III
COMMENT LA LIGUE SERVIT À BATTRE L'ESPAGNE ET RÉCIPROQUEMENT
La petite troupe arriva ainsi au bourg d'Olizy où devait attendre le compagnon mystérieux, possesseur de la lettre. La Ramée appelait de ses voeux les plus ardents le terme du voyage.
Sans armes, impassible, plongé dans une rêverie profonde, il avait accompli le trajet conduit par son cheval qui suivait les autres, et n'avait donné aucun sujet d'inquiétude à ses gardiens.
A Olizy, on trouva dans une hôtellerie celui que Crillon y attendait. C'était frère Robert qui, pour se désennuyer, avait pris place à une fenêtre du premier étage, et contemplait le spectacle toujours animé d'un marché de petite ville.
La Ramée ne parut pas surpris quand il se trouva en présence du moine. Il comprit l'alliance secrète de ces hommes; il sentit que sa destinée se brisait contre un écueil inévitable. Résigné comme les fanatiques arabes, il ne manifesta ni amertume ni défiance.
—Nous avons réussi, dit Crillon au génovéfain, grâce à votre concours, et je crois la duchesse vaincue. Elle n'a plus rien à faire désormais.
La Ramée étouffa un soupir, tandis qu'on racontait l'histoire de son dévouement et de sa défaite.
Le moine prenant Crillon à part:
—Vous prendrez garde, dit-il, qu'on ne vous l'enlève en route; si secrète que nous ayons tenue cette expédition, le bruit peut en être arrivé aux oreilles de la duchesse, et une embuscade est bientôt tendue. Vous comprenez facilement l'intérêt des complices à empêcher les révélations du coupable. Avez-vous été suivi en venant de Reims?
—Je ne crois pas. Nous avons marché vite.
Cependant la Ramée, impatient, dit à Espérance:
—Pourquoi se consulte-t-on ainsi? Nous sommes arrivés. Voilà votre compagnon. Où est la lettre?
—C'est juste, répliqua Espérance, qui alla troubler aussitôt l'entretien de Crillon et du moine.
Crillon s'empressa de demander la lettre à frère Robert. Celui-ci la tira d'une poche intérieure de sa robe; mais, au lieu de la donner à la Ramée, qui étendait une main avide:
—Quand il aura la lettre, dit-il tout haut, vous ne le dominerez plus.
—C'est vrai, mon frère, répliqua Crillon; mais j'ai promis.
—Cette lettre, continua opiniâtrement le moine sans s'inquiéter de la colère convulsive qui commençait à agiter la Ramée, c'est à la fois la conviction de son crime et la preuve de ses intelligences avec les plus cruels ennemis du roi. Il n'est pas le seul qui mérite d'être puni.
—Je l'ai achetée de ma vie; elle est à moi, s'écria la Ramée.
—Et je l'ai promise, répéta Crillon. Il faut la rendre.
—Ce devrait être déjà fait, chevalier de Crillon, dit la Ramée, en se déchirant les doigts à coups d'ongles.
—Ne la rendez que lorsqu'il sera mis en sûreté à Paris, messieurs, interrompit le moine.
—Ce serait manquer à ma parole, dit Crillon. Donnez, frère Robert, donnez la lettre à ce jeune homme.
—Au-dessus de votre parole, il y a le salut de l'État et du roi, s'écria frère Robert.
—Au-dessus d'une parole donnée, il n'y a rien, dit Espérance.
Le génovéfain, s'approchant de ce dernier:
—Cette lettre, lui dit-il à demi-voix avec un regard pénétrant, c'est la perte d'une femme ou plutôt d'un monstre qui, si vous ne l'étouffez, perdra elle-même Gabrielle.
Espérance tressaillit. Pourquoi frère Robert lui disait-il cela, à lui, avec ce mystère? Il savait donc tout, il devinait donc tout, cet étrange personnage?
Pontis approuva le moine très-haut et très-vivement.
—Avec les traîtres, disait-il, toute ruse est légitime.
Mais Crillon rougissait déjà sous le regard dédaigneux de la Ramée. Il prit la lettre des mains de frère Robert et la donna au vaincu sans condition ni commentaire.
La Ramée l'ouvrit précipitamment, la lut et demanda du feu. Espérance se hâta d'aller lui chercher une lumière dans la pièce voisine. Alors le prisonnier brûla le fatal papier, et en dispersa au vent les cendres ou plutôt la fumée, qu'il suivit du regard jusqu'à ce que tout se fût évanoui.
À partir de ce moment il s'assit et ne donna plus signe d'inquiétude ni même d'attention à ce qui se passait autour de lui.
Mais Crillon et le moine avaient délibéré et discuté. Plus d'une fois le chevalier avait paru en désaccord avec son interlocuteur; cependant celui-ci finit par céder. Crillon s'approchant de Pontis et d'Espérance, qu'il prit à part:
—Vous allez, dit-il, conduire le prisonnier à Paris; frère Robert vous suivra. Vous hâterez le pas, et à la moindre tentative de rébellion, à la moindre apparence de secours qui serait offert à la Ramée, pas d'hésitation, cassez-lui la tête.
—Soyez tranquille, colonel, dit Pontis.
—Il ne tentera rien, répliqua Espérance. Désormais c'est un homme mort: mais pourquoi nous quittez-vous, monsieur; est-ce une indiscrétion de vous le demander?
—Nullement. J'ai fait observer au génovéfain que c'était un crève-coeur pour moi de quitter ce pays en y laissant un millier d'hommes armés contre notre roi Henri IV. Le frère prétend que sans chef ils se dissiperont tout seuls. Moi je dis qu'il suffit de la duchesse, ou de l'Espagnol, ou de M. de Mayenne, pour donner une vie dangereuse à ce corps de mutins. Je les veux réduire.
—Vous seul?
—J'ai mon plan, ne vous mettez pas en peine. Il me reste une recommandation à vous faire, Espérance, c'est de vous défier de votre tendre coeur. Songez qu'il faut que ce la Ramée soit roué vif en place de Grève. Pas de négligence.
—Le pauvre insensé!
—Quant à vous, Pontis, on vous a pardonné votre débauche de l'autre soir; vous l'avez réparée par un bon service à partir du moment où vous nous avez rejoints. Cependant vous remarquerez que le chien Rustaut s'est le mieux conduit en cette circonstance. Mais si vous touchez d'ici à Paris un verre qui sente le vin, je vous fais pendre comme un coquin.
—Monsieur, monsieur, murmura le garde, épargnez-moi et faites-moi l'honneur de me corriger autrement que par des menaces.
Après avoir ainsi tout réglé, Crillon mit la troupe en chemin. La Ramée marchait entre Espérance et Pontis; frère Robert suivait, armé d'un long pistolet qu'il cachait sous sa robe.
Crillon donna une lettre au génovéfain pour le gouverneur de Château-Thierry, qu'il priait d'accorder une escorte au prisonnier et de fournir un chariot couvert pour l'enfermer, de peur que sa ressemblance avec Charles IX n'éveillât quelque soupçon chez les malintentionnés du pays.
Au premier embranchement de la route, le chevalier quitta ses gens et retourna en arrière pour accomplir sa mission à Reims. Le prisonnier, avant de prendre congé, salua civilement Crillon et lui dit:
—Si nous ne nous revoyons pas, monsieur, tenez-vous pour remercié.
Pardonnez-moi et oubliez-moi.
—Peut-être ferai-je mieux que cela pour vous si vous continuez à être sage, répliqua Crillon, ému par cette résignation; à tout péché miséricorde.
Et il tourna bride.
—Que veut-il dire? demanda la Ramée; il me répond comme si j'avais sollicité une grâce.
—Taisez-vous, pauvre orgueilleux, interrompit Espérance d'une voix douce et grave. Le chevalier veut dire que jamais un bon chrétien ne doit désespérer ni des hommes ni de Dieu. Vous êtes jeune; l'horizon vous semble un peu borné peut-être, en ce moment; mais après celui-là il y en a d'autres. Marchons, et vous les verrez se dérouler devant vous.
La Ramée le regarda surpris. Lui qui ne comprenait pas le pardon des injures, il ne pouvait y croire chez les autres.
On arriva à Château-Thierry, et le gouverneur ayant fait droit à la requête de Crillon, le voyage s'acheva plus rapidement, sans événement digne de remarque.
Cependant Crillon avait trouvé le camp de la Ramée dans une inquiétude mortelle. La disparition du chef ne s'expliquait pas. On voyait les officiers chercher, s'enquérir, causer à voix basse, et les soldats commençaient à se regarder les uns les autres, en demandant qu'on leur montrât le roi Charles X.
Les Espagnols, isolés au milieu des Français, voulaient savoir ce qu'étaient devenus les trois envoyés de leur nation, dont tout le camp, la veille, avait célébré l'arrivée, et la garde des postes avancés ne savait dire autre chose que ce qu'elle avait vu, c'est-à-dire la Ramée partant au petit jour avec ces officiers, qui l'accompagnaient pour une reconnaissance.
L'inquiétude devint de l'effroi. L'effroi se changea en panique. Il fut décidé qu'on enverrait prendre des nouvelles auprès des chefs secrets de l'entreprise, chez M. de Mayenne, chez la duchesse de Montpensier. En attendant, on fouilla les environs, on poussa jusqu'à Olizy, où s'était faite la première halte de la Ramée et de ses ravisseurs.
Les nouvelles qu'on apprit là étaient accablantes. Le roi marchait sur
Paris. Le roi semblait plutôt un captif qu'un maître. Le roi avait disparu.
Ces nouvelles apportées au camp y produisirent l'effet d'un coup de pied de
cheval dans une fourmilière.
Le tambour bat, les hommes prennent les armes, on accuse les Espagnols de trahison, puisque le roi a disparu avec des Espagnols.
Ceux-ci se retranchent, après avoir donné des explications d'autant moins satisfaisantes, qu'ils comprenaient moins encore que les Français ce qui venait d'arriver. Ils protestent que si les trois Espagnols envoyés par Philippe II ont emmené le roi, c'est pour quelque dessein important. On leur répond que l'action d'emmener le chef et de le cacher, sans donner de ses nouvelles, est une trahison palpable. Des mots on en vient aux injures, le vocabulaire espagnol en est riche. Des injures on passe aux coups.
La mêlée commence. Les vieilles dettes se payent. Les Espagnols, moins nombreux et très-décontenancés, se laissent entamer, par suite d'une mauvaise disposition de leurs commandants. Le sang coule et aveugle les combattants.
C'est le moment où Crillon arrivait sur le lieu de la scène. Un blessé qu'il rencontre lui explique de quoi il s'agit; cet homme était intelligent, il raconte au chevalier que, si ces gens-là pouvaient seulement s'entendre une minute, ils cesseraient aussitôt de se battre.
Mais le bon chevalier ne partage pas l'opinion du blessé. Il trouve le spectacle agréable. Il est placé sur un tertre qui domine l'action. Voir des Espagnols et des ligueurs s'entre-déchirer, c'est une bénédiction du ciel. Crillon juge les coups, mord de plaisir sa moustache grise, on dirait un vieux chat se pourléchant à l'odeur des viandes que le boucher dépèce, et que lui, chat, se propose d'entamer plus tard.
Mais les Espagnols, bons soldats, exercés par une longue guerre, ne se laissent pas malmener sans riposte. Ils reprennent du champ et se renferment dans les maisons du village voisin; ils s'y barricadent tandis que leurs meilleurs carabiniers tournent et retournent, abattant ça et là les plus acharnés ligueurs. Crillon, de plus en plus heureux, sait gré aux Espagnols de décimer si généreusement les gens de la Ligue.
Ceux-ci plient, le moment de l'explication va avoir lieu, car ils énumèrent leurs blessés et leurs morts. Mais ce n'est pas là le compte de Crillon.
—Des Français! s'écrie-t-il, battus pat des Espagnols, harnibieu!
Et il s'élance au milieu des combattants.
Ce terrible harnibieu avait grande réputation en France et à l'étranger. Crillon le poussait d'une façon particulière, avec des poumons si puissants qu'il dominait partout le bruit du combat.
Les ligueurs, déjà furieux d'avoir été battus, plus furieux encore de se l'entendre reprocher, demandent quel est cet homme inconnu qui se met ainsi tout à travers les mousquetades, quand il n'y a que faire.
—Eh! mordieu! je suis Crillon, dit le vieux guerrier, ne me reconnaissez-vous pas?
—Crillon! répètent les Français surpris et effrayés à la fois.
—Nous sommes donc attaqués par les troupes du roi? demande un officier ligueur.
—Vous allez l'être, répond Crillon, je précède l'avant-garde.
—Par la trahison des Espagnols! s'écrie l'officier.
—Vous l'avez dit, mon brave.
—Sus aux Espagnols! crient cent voix autour du chevalier.
—En avant! rugit Crillon, dont l'épée de flamme électrise toute la troupe française.
A sa voix, sous ses ordres, chacun se précipite. Les maisons sont enfoncées, déjà elles brûlent; les Espagnols écrasés, égorgés, battent la chamade; mais Crillon fait la sourde oreille. Le carnage continue, les morts s'entassent, l'écharpe rouge d'Espagne disparaît sous les flots de sang. En vain quelques fuyards essayent-ils de gagner la campagne, on les rattrape, on les assomme sans pitié. Et Crillon se contente de dire à ceux qui demandent quartier:
—A votre sortie de Paris, le roi vous avait pardonné, vous avait renvoyés en vous enjoignant de n'y plus revenir, et vous êtes revenus: c'est votre faute!
Quand tout est fini, quand il ne reste plus debout que des Français, ceux-ci, bien que glorieux de leur victoire, regardent avec inquiétude le chevalier, qui attend du haut de son cheval que le silence et l'ordre se soient rétablis. Crillon est satisfait, la journée a été bonne, plus un Espagnol et trente ligueurs de moins.
—Eh bien! ligueurs, dit-il, savez-vous ce que vous venez de faire? Vous avez signé votre paix avec le vrai roi. Vous en aviez un faux hier. C'était un fantôme envoyé par ces traîtres Espagnols, et vous fûtes assez sots, assez mauvais Français pour le servir. Vous vous demandez ce qu'il est devenu. Il s'est rendu au vrai roi de France, et ce matin avant le jour, il a quitté votre camp; il est sur la route de Paris pour aller faire sa soumission à notre maître.
Un silence de désespoir et d'effroi régnait dans la foule qui se sentait à la merci de cet audacieux vainqueur. Quant à Crillon, tranquille comme s'il avait eu derrière lui cent mille hommes:
—Que craignez-vous? ajouta-t-il. Je vous déclare libres. Partez dans vos foyers si vous en avez le désir; je vous engage ma foi que nulle poursuite ne sera faite. Mais, direz-vous, que devenir? voilà bien des carrières finies. Faites mieux: revenez avec moi à Paris. Vous vous êtes comportés en braves et vous serez traités comme tels. S'il vous faut de l'argent, vous en aurez; de l'avancement, je vous en promets: cela vaut mieux, je crois, que la réputation d'assassins, de traîtres et la misère. Votre chef vous a abandonnés, l'Espagnol vous dupait, un vrai Français vous appelle. Suivez Crillon harnibieu! vous savez ce que vaut sa parole.
On vit les têtes s'agiter confusément, se consulter par des regards prompts et avides. Puis comme si une même pensée eût jailli soudain de ces mille cerveaux:
—Plus d'Espagnols! vive la France! s'écrièrent-ils;
—Et vive le roi! ajouta Crillon, sinon il n'y a rien de fait.
—Vive le roi! répétèrent les nouveaux convertis.
Crillon sentit qu'il n'y avait pas un moment à perdre. Il fit plier le camp à la hâte, réunit les officiers, les caressa, leur promit ce qu'ils voulurent et les emmena derrière lui, laissant la masse à elle-même, bien assuré que le corps suit toujours la tête.
Cette troupe d'officiers fut entraînée avec une telle précipitation; Crillon, sur la route, leur fit donner tant de soins; il y eut dans cette marche tant d'ordre et d'adresse à la fois; le rusé guerrier sut si habilement à chaque ville que traversaient les détachements, les entourer de troupes fidèles qui achevaient ou maintenaient la conversion, que, dans un délai invraisemblable, on vit entrer à Paris tout ce qui naguère s'appelait l'armée du roi Charles X.
Crillon rangea cette troupe en bataille au faubourg Saint-Martin; il eut soin de lui donner la plus favorable apparence, et, se mettant à la tête avec une bonne humeur irrésistible, il conduisit au Louvre ces ligueurs qui menaçaient, huit jours avant, de mettre à feu et à sang toute la France.
—Sire, dit-il au roi, qui n'en pouvait croire ses yeux, j'amène à Votre Majesté un régiment de volontaires qui ont détruit en Champagne les garnisons Espagnoles. Ils voudraient bien savoir ce qu'est devenu un certain la Ramée soi-disant Valois, qui fomentait là-bas une sédition et se faisait appeler Majesté.
—Il est en prison au Châtelet, dit le roi avec un sourire, et on instruit son procès en ce moment.
IV
PREMIÈRE CHASSE
Le roi était parti pour chasser à Saint-Germain. Mais la pluie étant venue, la chasse ne put avoir lieu.
On passa la journée assez tristement dans le vieux château, et le roi au lieu de parcourir la forêt, travailla, joua ou dormit. La cour s'ennuya plus que lui.
Le lendemain matin seulement, arrivèrent les dames. Henri alla au-devant de Gabrielle qu'il trouva mélancolique et froide, malgré les efforts qu'elle faisait pour se vaincre. Le temps ne disposait pas à la gaieté, il était gris, aigre; les nuages couraient chargés de neige, qu'ils n'osaient envoyer sur terre parce qu'on était au printemps, et que c'eût été contre les lois de la guerre; mais cette neige parcourant l'espace, se vengeait en promenant partout sur son chemin la rigueur d'un froid de décembre.
Cependant les arbres poussaient déjà leurs feuilles vertes et l'oiseau chantait dans les bois. Dans la forêt on voyait s'ouvrir ces longues perspectives fraîches dont l'oeil est caressé; les tapis d'émeraude émaillés de fleurs se déroulaient sous les voûtes verdoyantes des chênes. Il ne manquait au tableau qu'un sourire du soleil. Il eût sans doute tout ranimé sur la terre, les plantes et les coeurs.
Henri conduisit Gabrielle dans les parterres où l'armée des jardiniers essayait de faire fleurir trop tôt ces lilas et ces roses qui, quinze jours plus tard, se fussent épanouis magnifiquement tout seuls. La marquise était enveloppée d'une mante fourrée, le roi, en guerrier qui brave les saisons, se promenait dans une tenue printanière, pourpoint de satin mauve et haut-de-chausses blanc. C'était d'une fraîcheur à faire trembler.
—Comme vous voilà sombre, marquise, dit le roi en prenant une des mains de Gabrielle, vous grelottez et vous boudez. C'est la représentation exacte du temps qu'il fait.
—J'avouerai, sire, qu'en effet j'ai froid et aux épaules et à l'esprit.
—Et au coeur?
—Je n'ai pas parlé du coeur, sire, dit doucement Gabrielle.
—C'est toujours cela de sauvé!… Vous m'en voulez de vous avoir fait quitter Paris, marquise, vous préférez Paris?
Gabrielle rougit. Peut-être le vent devenait-il plus froid.
—Je n'ai jamais, répondit-elle, de préférence sans consulter le bon plaisir du roi.
—Oh! comme cette parole serait douce et bonne, si la résignation n'en faisait tous les frais, s'écria Henri. Voyons, marquise, ouvrez-moi ce cher petit coeur. Depuis quelque temps vous me recevez avec trop de réserve. Que me reprochez vous? Ai-je changé? Avez-vous conservé quelque levain des jalousies passées?
En parlant ainsi, Henri suivait d'un oeil pénétrant chaque nuance de la physionomie loyale de Gabrielle; et cette curiosité ne dénotait pas chez le bon roi une parfaite tranquillité de conscience.
Gabrielle ne manifesta rien qui donnât raison aux suppositions d'Henri.
—Non, sire, dit-elle avec un accent dégagé qui rassura tout à fait le roi.
—Cela m'eût étonné, ajouta-t-il: car si jamais conduite fut exemplaire, c'est la mienne.
Gabrielle sourit sans amertume.
—Vrai, dit le roi, j'ai rompu avec tout ce qui peut vous affliger; vrai. D'ailleurs n'ai-je pas l'âge de me montrer raisonnable? suis-je pas un grison? et n'ai-je pas près de moi la plus angélique des femmes?
Les deux mains se pressèrent affectueusement, mais les nuages ne s'envolèrent pas du front pur de la marquise.
—Ce n'est pas la faute du roi, murmura-t-elle, si je suis triste.
—A qui donc la faute?
—A moi, à moi, qui m'alarme de tout, et qui suis une nature malheureuse.
—Mais quelle sorte de chagrins pouvez-vous vous faire, marquise? Laissez cela aux pauvres martyrs couronnés, sur lesquels vingt fois par jour tombe une souffrance imprévue. Ceux-là ont le droit d'avoir l'esprit sensible. Mais vous, n'êtes-vous pas entourée de gens qui ôtent les épines de votre sentier? Ainsi, à moins que vous ne les cherchiez vous-même, selon l'habitude des femmes….
—Je ne crois pas, dit vivement Gabrielle. Non, mes chagrins ne sont point aussi chimériques que Votre Majesté veut bien le supposer. N'ai-je pas d'abord cette plaie incurable du mépris de mon père?
—Oh! votre père!… Voilà un mépris dont je ne m'inquiéterais guère.
Depuis qu'il est nommé grand maître de l'artillerie, par préférence à
Sully, M. d'Estrées ne devrait plus tant vous mépriser, ce me semble.
—Sire, c'est un grand ressentiment qu'il nourrit au fond du coeur contre moi, et une fille ne peut voir sans regret changer ainsi le plus tendre père.
—Ne me dites donc pas de ces choses-la, marquise; ce tendre père était un féroce gardien qui vous eût fait damner. Rappelez-vous Bougival et le bossu Liancourt. Allons, allons, si vous regrettez ce père-là au point de me bouder, je vous accuserai de n'être plus naturelle, et de me chercher noise, pour quelque grief caché.
Gabrielle tressaillit.
—En vérité, sire, répondit-elle, vous vous obstinez à ne pas comprendre ma situation. Faut-il que je l'explique à un esprit aussi délié, à un coeur aussi délicat que le vôtre? Quoi! maîtresse du roi! moi, qui étais une fille irréprochable et de bonne maison. Maîtresse du roi! Un honneur dont je dois être fière et qui me déshonore. Si vous saviez comment le peuple m'appelle!
—Le peuple vous aime pour votre grâce et votre bonté.
—Non; le peuple me hait d'occuper une place où il voudrait voir une femme légitime vous donner des dauphins et des princesses. Le peuple se marie, sire, et respecte le mariage.
—Ah! si vous me reprochez cela, dit Henri abattu, si ma douce Gabrielle me querelle au sujet de choses convenues….
—A Dieu ne plaise, sire! Suis-je ambitieuse? suis-je avide? me suis-je jamais mêlée des affaires de votre État? suis-je âpre à la curée des places et des largesses? me croyez-vous assez vaine, assez sotte pour oublier mon humilité? Sire, jugez-moi bien, je n'ai que votre opinion pour me consoler de celle des autres; rendez-moi du moins justice, et n'attribuez pas à des calculs le peu d'amertume qui s'exhale de mon coeur.
—Je sais, je sais, murmura Henri qui croyait au désintéressement de cette âme généreuse. Mais une plainte prouve que vous souffrez, et vous voir souffrir c'est la torture pour moi-même.
—Je n'en demande pas plus, dit vivement Gabrielle, et ce seul mot de mon roi me suffit. Dès que vous avez compris que je souffre, dès que vous me plaignez, je me déclare satisfaite, et vais travailler à me consoler, à me guérir de cette tristesse qui offusque vos regards.
En disant ces mots, elle redressa la tête et parut secouer dans la bise ses longs cils humides de quelques larmes.
—Ma pauvre Gabrielle, articula sourdement le roi, dont l'excellent coeur s'était pris à cette innocente supercherie, tu souffres, oui, je le sais; on te fait endurer en ce moment des injustices dont je m'aperçois plus que je ne le puis dire, à toi, la meilleure, la plus parfaite femme qui ait jamais approché d'un trône. Les coquins! ils ne savent pas apprécier cette âme qui, au lieu de se venger, pleure et puis se hâte de cacher ses larmes. Mais patience! je ne suis pas le maître chez moi, Gabrielle. Tout me presse et me domine. J'ai le Valois la Ramée, j'ai la duchesse scélérate avec tous ses Châtel. J'ai Mayenne en campagne. Il faut parer à tout. Ce n'est pas le temps de songer aux affaires de mon coeur. Patience… un jour viendra, marquise, où je serai au faîte: ce jour-là, c'est moi qui ferai la loi aux autres, et je ferai respecter Gabrielle. Je m'entends… je m'entends!
—Sire! s'écria la marquise, votre bonté va plus loin que ma douleur elle-même, pardonnez-moi. J'étais folle, j'étais misérable. Devrais-je ainsi jeter du fiel dans la coupe où Votre Majesté puise l'oubli de ses importants travaux? Non, sire, je suis heureuse, très-heureuse, j'ai dit tout cela par caprice, par humeur de femme. Je ne me plains de rien, pardonnez-moi. Et d'ailleurs, tenez, voilà le soleil qui perce les nues; il éclaire tout dans la nature; tenez, mon oeil brille; le rayon joyeux descend jusqu'au fond de mon coeur.
—Vous êtes une excellente femme, Gabrielle, murmura le roi ému en la baisant au front, et j'ai dit ce que j'ai dit.
Il achevait à peine, lorsqu'à l'extrémité de l'allée où ils se promenaient apparut le petit la Varenne, le digne messager secret d'Henri, dont la réputation était trop connue à la cour. Ce vertueux personnage tournait le dos discrètement et regardait des primevères et des giroflées avec une attention qui témoignait de ses goûts champêtres.
Le roi l'avait vu, mais s'était bien gardé de paraître l'apercevoir.
La marquise l'aperçut, elle, et se mit à rire.
—Ah! dit-elle, le porte-poulets de Sa Majesté….
—Bon! s'écria Henri, où donc?
—Là-bas, tenez, sire, il se baisse jusqu'à mettre le nez sur des violettes. Qu'il prenne garde, le pauvre homme.
—A quoi donc?
—En se baissant ainsi, il retourne ses poches et les billets doux vont s'en échapper.
—Toujours railleuse, ma Gabrielle.
—Sans malice, sire, je vous jure. Mais appelez-le, il a peut-être quelque chose à vous dire.
—De sérieux, c'est possible. Je l'avais chargé de m'apporter des nouvelles du procès de Paris.
—Vous gagnez toujours les vôtres, dit en riant Gabrielle, qui entraîna le roi au-devant du petit la Varenne.
Celui-ci, tout baissé qu'il était, avait vu ce mouvement par l'angle du V que formaient ses deux jambes. Il crut prudent d'éviter la rencontre de Gabrielle, et, sans affectation, s'éloigna en herborisant, pour gagner un couvert de lilas voisin.
—Oh! oh! dit Gabrielle, je crois que je lui fais peur.
—Double brute, grommela le roi dans ses dents, Dirait-on pas qu'il se cache de vous? Holà, Fouquet! holà, drôle!
Fouquet était le vrai nom du personnage qui, en s'enrichissant, jadis maître d'hôtel de Catherine de Navarre, avait orné ce nom du marquisat de la Varenne, ce qui avait fait dire à Catherine, soeur du roi, que la Varenne avait plus gagné à porter les poulets du roi qu'à piquer les siens.
Quand on l'appelait Fouquet, le nouveau marquis comprenait que le temps était à l'orage. Il dressa l'oreille et accourut près du roi en faisant mille et mille excuses à Gabrielle, dont l'hilarité allait toujours croissant.
Henri, qui avait tant d'esprit, n'eût-il pas dû remarquer qu'une femme aussi rieuse lorsqu'il s'agit de jalousie, ne peut être une amoureuse bien brûlante? Mais, hélas! les gens d'esprit ne sont-ils pas les plus aveugles?
—Çà, dit le roi, tu as l'air de fuir quand on t'appelle. Est-ce un jeu?
—Oh! sire, je n'avais pas vu Votre Majesté ni Mme la marquise. Ces touffes me dérobaient leur auguste présence. Sans cela je ne me fusse pas permis de respirer l'odeur des fleurs.
—Il me fera mourir de rire, dit Gabrielle. Sortez-le d'affaire, il se noie.
—Mais non, interrompit le roi, il ne saurait être embarrassé, il n'en a pas sujet. Voyons, m'apportes-tu des nouvelles du procès?
—Oui-da, sire; mais tout n'est pas fini, les juges délibèrent encore sur la peine.
—Que présume-t-on?
—Une condamnation, sire.
—Et l'accusé!
—Ce la Ramée se tient fort bien aux débats. Il pose comme si quelque peintre était là pour le dessiner, mais il a beau faire, sa tête n'est plus solide sur ses épaules. Au surplus, sire, quand la délibération sera close, M. le premier président m'a promis d'envoyer un exprès à Votre Majesté pour l'instruire avant que l'arrêt soit prononcé. Cela ne peut tarder.
—Vous voyez, dit le roi à Gabrielle, que le porte-poulets est cette fois simple huissier du parlement.
—Bah! bah! répondit la marquise; fouillez bien dans ses petites poches.
Voulez-vous que je vous y aide?
La Varenne prit un air de componction qui redoubla la belle humeur de Gabrielle; mais il eût été bien embarrasse de répondre, lorsqu'on entendit un coup de feu retentir sur la lisière de la forêt, et les échos de la vallée le répéter jusqu'à l'horizon. La voix des chiens éclata au loin comme une fanfare et se tut.
—Oh! oh! dit le roi, on chasse chez moi et l'on tue, à ce qu'il paraît! Qui donc chasse à Saint-Germain quand mes chiens sont au chenil et mon arquebuse au croc?
—Sire, dit la Varenne, c'est M. de Crillon qui, ce matin, avant le dîner de Votre Majesté, est venu courre un lièvre.
—Crillon!… tiens, tant mieux, s'écria le roi en s'épanouissant; nous dînerons ensemble. Est-il seul?
—Il est avec ce beau jeune seigneur, si riche, à qui Votre Majesté a donné droit de chasse.
—Espérance, peut-être, dit le roi sans malice, et par conséquent sans regarder Gabrielle qui, à ce nom, sentit la flamme monter jusqu'à ses cheveux.
—Oui, sire, M. Espérance.
—Eh bien, montons à cheval pour les aller surprendre, dit le roi.
Voulez-vous, marquise? Il fait beau, et nous gagnerons de l'appétit.
—Volontiers, répliqua Gabrielle, dont le coeur battait de joie.
—Je vais prendre un habit de cheval et me botter, dit le roi. Viens, la
Varenne.
—Moi, je suis tout habillée, dit Gabrielle, et j'attendrai mon cheval en me promenant à ce bon soleil.
—Je vous demande quelques minutes, s'écria le roi. Hâtons-nous la Varenne, hâtons-nous, pour ne pas faire attendre la marquise.
Gabrielle, ivre d'un doux espoir, s'appuya sur la balustrade de pierre, inondée de lumière chaude, et remercia Dieu, dont la providence et la riche bonté n'éclatent nulle part aussi splendidement que dans ce lieu, la plus merveilleuse de ses oeuvres.
Tandis qu'elle s'absorbait dans ses rêves passionnés, Henri poursuivait sa route vers le château, et la Varenne déployait ses petites jambes pour le suivre.
Ils ne furent pas plus tôt dans les appartements où les valets de chambre habillèrent Sa Majesté, que le porte-poulets, profitant de chaque sortie des gens de service:
—Sire, dit-il tout bas, Mme la marquise m'a fait bien peur avec sa plaisanterie de me fouiller.
—Pourquoi donc, la Varenne?
—Parce qu'elle eût trouvé quelque chose dans mes poches, sire.
On tendit les bottes au roi.
—Quoi donc? demanda Henri dans un intervalle.
—Votre Majesté sait bien où j'ai été de sa part.
—Sans doute; mais tu n'as pas dans ta poche les compliments dont je t'avais chargé, ou même ceux qu'on t'a rendus en échange?
—Non, mais….
On attacha les éperons et le manteau.
—La Varenne me donnera mon fouet et mon chapeau, allez! dit le roi.
Continue, la Varenne.
—Mais on m'a remis ceci pour Votre Majesté.
Et il tendit un billet au roi qui le lut avec empressement:
«Cher sire,
»Votre souvenir trouble mes nuits et mes jours. Comment peut-on vivre en souffrant ainsi? Comment pourrait-on vivre sans ces tortures délicieuses? Le coeur généreux d'Henri me comprendra, car je ne me comprends plus moi-même.»
HENRIETTE.»
—Quel trouble! dit le roi enchanté.
—C'est de la passion folle, ajouta tout bas la Varenne.
—Vraiment?
—Du délire. Figurez-vous, sire, une bacchante, oh! mais une belle!
Et les yeux effrontés du petit homme s'écarquillèrent pour imiter le regard du tigre ou de la chatte.
Le roi inflammable, comme on sait, frissonna de tout son corps. Il se rappela sans doute cette jambe de nymphe au bac de Pontoise.
—Oui, murmura-t-il, elle est bien belle.
—Que m'ordonne Votre Majesté?… Que répondrai-je?
—J'y vais rêver.
—Madame la marquise attend le bon plaisir de Sa Majesté, vint dire un écuyer.
Le roi tressaillit, et se hâtant.
—Cette chère marquise, s'écria-t-il, partons. Retrouve-moi à l'écart, la
Varenne, je te ferai réponse. Ah! le billet.
Il le jeta au feu, après l'avoir relu encore, et, courant dans sa galerie comme un jeune homme, gagna les degrés en répétant: Ne faisons jamais attendre les dames!
Quelques moments après il était à cheval, après avoir tenu lui-même l'étrier à la marquise, qu'il combla de prévenances et de délicates caresses, pour compenser sans doute l'infidélité de son incorrigible esprit.
Le roi et Gabrielle n'avaient pris avec eux qu'un seul écuyer et un page.
Henri connaissait tous les carrefours de la forêt et chassait bien.
Lorsqu'il se fut orienté, il piqua droit vers la chasse.
Rustaut et Cyrus, ces braves chiens, avaient attaqué un chevreuil, et, suivis de quelques autres, s'en donnaient à coeur joie sur les terres royales.
Henri coupa droit au milieu de la voie, et Gabrielle le suivit à quelque distance. L'écuyer à sa droite écartait les branches avec un épieu. Henri, courant au passage de l'animal, rencontra bientôt Crillon qui tendait à pied, l'arquebuse de chasse à la main, et lui cria:
—Oh! brave Crillon, ne prends pas le roi pour un chevreuil.
—Harnibieu! sire, la belle rencontre! dit le chevalier en courant les bras ouverts et l'oeil joyeux vers son maître.
Henri mit pied à terre aussitôt. A l'arçon du cheval de Crillon pendaient deux faisans et un lièvre.
—Ah! compagnon… voilà comme tu secoues mon gibier, dit le roi.
—Ce n'est pas moi, sire, je n'ai pas encore brûlé une amorce. C'est
Espérance. Voilà un tireur!
—Il dévastera mes domaines, dit le roi riant. Où est-il, que je lui fasse mon compliment?
Un coup d'arquebuse retentit à cent toises.
—Tenez, dit Crillon en étendant la main de ce côté, ajoutez un chevreuil à la liste.
Les chiens se turent.
On vit bientôt dans le fourré un homme écarter les branches d'une main, tandis que de l'autre il traînait la victime dans les herbes. C'était Espérance, que la vue du roi surprit et embarrassa.
Crillon riait aux éclats.
—Marquise, dit Henri à Gabrielle qui débouchait en ce moment sur la clairière, voyez comme on fourrage chez ce pauvre roi.
Espérance poussa un petit cri à l'aspect de sa belle amie. Celle-ci lui avait déjà envoyé le sourire promis. Elle était rose de joie, il était pâle. Toute cette émotion fut mise sur le compte du flagrant délit de braconnage.
—Un beau brocart, dit le roi palpant l'animal, et gras malgré la saison.
—Je l'ai tiré à l'intention de Sa Majesté, répliqua Espérance. A tout seigneur tout honneur.
—Voilà qui va bien, s'écria Henri joyeux. Vous en mangerez votre part, jeune homme. Viens, Crillon, que je te parle.
Et passant un bras autour du cou de Crillon, il l'emmena à quelques pas, laissant Espérance et Gabrielle seuls en face l'un de l'autre, au centre de la clairière éblouissante de lumineuse verdure. Ils furent bientôt réunis, et, sous les yeux de l'écuyer et du page, qui se tenaient à une respectueuse distance, ils purent, le coeur palpitant, mais avec toutes les apparences de la plus cérémonieuse politesse, échanger le dialogue suivant:
—Bonjour, ami.
—Bonjour, amie.
—Vous voilà donc ici?
—J'espérais vous y rencontrer.
—Vous avez déjà mon sourire, n'est-ce pas?
—Il a pénétré mon coeur.
—Notre seconde condition était de vous parler quand je pourrais; je le puis, que voulez-vous que je vous dise?
—Toute parole de vous est une harmonie qui me charme.
—Parce que toute parole de moi vous dit la même chose, n'est-ce pas
Espérance?
—Plus ou moins clairement, Gabrielle.
—Eh bien! soyons claire, puisque vous y tenez. Je… vous… aime….
—Oh! murmura Espérance en fermant les yeux sous le feu de ce dévorant sourire, et en appuyant ses mains sur son coeur, comme s'il eût été frappé d'une balle. Oh! pitié….
On entendit le pas du roi et de Crillon qui se rapprochaient.
—N'importe, disait le roi, tu t'exposais trop en allant seul ou à peu près arrêter le faux Valois dans son camp. Ne recommence pas, je te le défends!
—Oui, répondit Crillon, ce pauvre la Ramée m'eût donné bien du mal s'il eût fallu le prendre de force au milieu de ses gens. Mais, je vous le répète, sire, je savais son côté faible, j'en ai abusé, et je l'ai eu ainsi à bon marché. Ce n'est pas un méchant homme, au fond.
—Son côté faible? dit Gabrielle, se mêlant à la conversation pour qu'Espérance eût le temps de se remettre, dites-le-nous, monsieur de Crillon.
—Eh! eh! cela étonnerait bien le roi, fit en riant malicieusement le brave chevalier.
—Dites, dites, demanda Henri.
—Monsieur, interrompit Espérance en posant un doigt sur ses lèvres, laissez-moi vous rappeler que c'est un secret que vous avez juré de respecter.
—Oui, harnibieu! oui, et je le respecterai!
—Que le diable emporte ces gardeurs de secrets, dit Henri. Bah! je finirai bien par le savoir, celui-là, et je vous le dirai, marquise.
Gabrielle regarda du coin de l'oeil Espérance comme pour lui dire:
—Si je voulais bien le savoir….
Soudain on entendit trois sons de trompe dans le bois.
—Voilà quelqu'un qui m'arrive, dit le roi, on me cherche… il faudrait répondre.
Espérance sonna trois coups pareils accompagnés chacun d'une phrase de fanfare.
Bientôt la Varenne accourut sur un énorme cheval: un courrier l'accompagnait.
—Pour le roi! dit la Varenne en poussant le courrier près de Sa Majesté.
Henri brisa le sceau de l'enveloppe et dit froidement:
—La Ramée est condamné à mort.
Espérance baissa la tête avec autant de respect que s'il se fût agi d'un ennemi digne de pitié.
—Eh bien, il ne l'a pas volé, dit Crillon. Qu'on le pende!
—N'est-ce pas au seigneur Espérance que j'ai l'honneur de parler? dit la
Varenne.
—Oui, monsieur, reprit le jeune homme.
—Monsieur, le condamné vous fait prier par l'huissier de la Tournelle d'obtenir la permission de converser un moment avec lui dans sa prison.
Espérance regarda le roi, qui avait entendu.
—Tiens, il vous connaît donc? demanda Henri avec une curiosité bien naturelle.
—Oui, oui, il le connaît! s'écria le chevalier, éclatant d'un gros rire; ou plutôt il l'a connu, n'est-ce pas, Espérance?
Espérance supplia Crillon par un geste.
—Soit, nous ne dirons rien, ajouta le chevalier.
Espérance attendait toujours l'autorisation du roi.
—Allez, allez! dit Henri, je vous permets tout ce que vous voudrez.
Carte blanche! Fais signer cette permission, la Varenne!
Crillon suivit le roi et la marquise. Espérance remonta à cheval et prit congé de Sa Majesté. Il salua aussi profondément Gabrielle qui, pour calmer une petite toux subite, appuyait en le regardant deux de ses doigts sur ses lèvres.
—Dieu bon, murmura Espérance, bénissez cette amie fidèle, qui me donne plus qu'elle n'avait promis.
Et il retourna à Paris, avec la permission signée, se demandant pour quelle raison la Ramée le mandait près de lui en une extrémité si cruelle.
V
MISÉRICORDE
La Ramée, depuis son arrestation, s'était courbé sous la main de Dieu. Il semblait avoir accompli sa tâche sur la terre.
Tous ceux qui le virent, magistrats, courtisans, peuple, rendirent justice à sa tranquillité, à sa noblesse d'attitude et de langage. On ne lui reprocha que la majesté affectée d'un état qui n'était pas le sien. Il eût été sublime si le sang des Valois eût réellement coulé dans ses veines.
Mais en vain se présenta-t-il aux juges avec tant d'assurance, en vain allégua-t-il les preuves que nous connaissons et que la duchesse lui avait fournies. De plus amples renseignements eurent beau s'offrir au tribunal pour établir la substitution mensongère que Catherine de Médicis avait faite dans le berceau de son petit-fils: tout cet échafaudage, habilement préparé par une main invisible, celle de la duchesse, et soutenu par ses partisans, qui de leur influence secrète protégèrent encore la Ramée devant ses juges, tout ce pénible labeur des ennemis du roi s'écroula, disons-nous, sous les efforts de l'accusation.
Alors apparurent des preuves authentiques, d'irréfragables documents qui, fournis également par une main cachée, établirent toute l'imposture et dévoilèrent une partie de ses ressorts. Plusieurs des juges s'entretinrent longtemps, dit-on, avec certain moine génovéfain qui demeura inconnu, mais non pas muet, et répandit des flots de lumière sur cette intrigue mystérieuse.
En présence des charges terribles qui s'élevaient contre les instigateurs du complot, le parlement s'arrêta effrayé. Le crime remontait à sa source, et quelle source! Les maisons les plus illustres, une femme dont le nom avait été populaire et qui avait presque régné à Paris. Le roi fut consulté, il s'effraya lui-même, et déclara que pour faire un scandale de cette mise en accusation de Mme de Montpensier, il désirait avoir des preuves incontestables, éclatantes, comme seraient, par exemple, l'aveu et la dénonciation de la Ramée lui-même.
Les juges ne demandaient que cela. La Ramée fut mis à la torture. On ne connaissait alors rien de plus convaincant que la parole même de l'accusé; on ne s'inquiétait pas de savoir comment cette parole avait été obtenue. Mais la Ramée, soumis à la question de l'eau et à celle du feu, n'avoua rien, et cria plus haut encore qu'il était Valois et prouverait sa naissance par son courage dans les tortures.
Le roi fut très-mortifié de cet échec. Il le reprocha durement à ses gens de la Tournelle. Il résultait de la fermeté stoïque du patient une confirmation des faits que la discussion logique et modérée des débats avait suffi à détruire. La Ramée, en soutenant qu'il était Charles de Valois, absolvait Mme de Montpensier et se rendait intéressant jusque sur l'échafaud.
Nous n'avons pas besoin de dire combien la duchesse en triompha. Elle répandit dans le public que ce n'était pas sa faute si un Valois survivait, si ce jeune homme avait eu le courage de réclamer ses droits à la succession de Charles IX. Elle niait effrontément l'avoir aidé. Elle défiait les preuves, et, sachant la scrupuleuse timidité du roi pour des débats nouveaux, elle s'étonnait bruyamment qu'on l'accusât, elle, d'une crédulité qui avait été un moment le crime de tout Paris.
Quant à servir plus efficacement le malheureux jeune homme, quant à essayer de le sauver soit de la damnation, suit de la prison, elle n'en fit rien. Lâche et sans coeur comme tous ceux qui vivent par l'ambition seule, elle ne voulait pas s'aventurer à une lutte dans laquelle tous ses soutiens avaient successivement disparu.
La Ramée, cependant, comptait sur elle. Il devait espérer que, pour prix de son silence et de sa fidélité, il recevrait quelque avis, quelque secours, la liberté même. Durant les longs jours de sa captivité, de son interrogatoire, de ses tortures, il écouta constamment les bruits, surveilla chaque pierre, interrogea chaque mouvement de son geôlier. Il lui semblait, à ce malheureux, que tout à coup le cachot allait s'ouvrir, que tout à coup le geôlier lui allait remettre une arme et une clé; il lui semblait, enfin, que Mme de Montpensier veillait incessamment, suivait chacune de ses pensées, et que le retard apporté à sa délivrance venait uniquement du choix délicat qu'on faisait des voies et moyens.
Cependant, rien ne paraissait, et le temps avait fui, et les douleurs du corps, celles plus poignantes de l'âme, augmentaient à chaque instant.
Au moment où la Ramée fut pris par le doute, l'habileté de ses juges essaya de l'ébranler et de surprendre un aveu contre la duchesse; mais le prisonnier fut honnête, il fut généreux, et, malgré les plus brillantes messes, garda un secret qui le perdait.
Peut-être la Ramée espérait-il encore en la duchesse. Nous ne le nierons pas. Mais il y a déjà bien de la noblesse à ne pas désespérer en de pareilles circonstances. Le jeune homme souffrait, dans sa prison du Châtelet, de bien violents assauts! Cette liberté qu'on lui offrait par moments, c'était la possibilité de retrouver Henriette; retrouver Henriette n'était-ce pas vivre en plein paradis?
Jamais la Ramée ne se trouva plus malheureux et plus content de lui-même. Son sacrifice héroïque le réhabilitait à ses yeux. Henriette le saurait sans doute, elle y trouverait de nouveaux encouragements à aimer son sauveur. Le noble souvenir de sa belle action et cette image suave de sa maîtresse entretinrent la joie et le courage au fond d'un coeur que les bourreaux de la Tournelle cherchaient à amollir. La Ramée éprouva un bonheur pareil à l'ivresse en s'obstinant à conserver ce titre de Valois qui le faisait seigneur et maître d'Henriette. Et puisque le destin s'acharnait à l'empêcher de faire une reine, du moins pour la femme qu'il aimait resterait-il éternellement prince et roi.
Mais le jour de la condamnation arriva. C'est une heure solennelle, qui fait courber les fronts les plus audacieux. Condamnation sans appel possible, le bourreau suivant de près le juge, et pas de nouvelles de ses amis, pas de secours, pas même un signe mystérieux!
Qui pourrait décrire l'effrayant travail d'une cervelle humaine dans le silence de la prison, quand mille conjectures naissent et meurent comme les fantômes de fièvre, quand les plus horribles craintes se heurtent contre les plus folles espérances; alors que les minutes prennent la proportion et la valeur de longues années, alors que tout le passé sombre comme un navire brisé et que l'avenir s'éclaire des feux menaçants de la colère céleste.
La Ramée sentit qu'il était perdu. Un prêtre envoyé vers lui le lui fit comprendre. La Ramée n'eut pas même la suprême joie d'épancher ses douleurs dans le sein de la religion; cette religion lui commandait un aveu complet de ses fautes, et le prisonnier ne voulait rien avouer. Il eût fallu, aux pieds de Dieu, dépouiller les misérables passions de la vie, et la Ramée tenait à ses passions plus qu'à la vie, l'orgueil et l'amour étaient sa chair et son sang. Il se tut quand le prêtre lui offrit le pardon en échange d'une confession sincère, et comme dans les paroles du ministre de paix, la Ramée avait cependant remarqué ces mots: «Oubliez ceux que vous avez aimés et réconciliez-vous avec vos ennemis,» le malheureux voulut au moins satisfaire à l'une de ces lois divines, il écouta l'un des cris de sa conscience, et fit demander à entretenir Espérance, son plus mortel ennemi.
Néanmoins, il comptait peu sur la présence d'un homme qu'il avait si cruellement traité; il commençait à se connaître; et ce fut avec une véritable explosion de reconnaissance qu'il accueillit l'entrée du jeune homme dans son cachot. Espérance, toujours le même, n'avait pas perdu une minute pour se rendre à l'appel d'un ennemi vaincu qui l'implorait.
Le gouverneur du Châtelet, ce vieillard que nous avons vu si bon pour Espérance, reconnut son ancien prisonnier et le conduisit en souriant auprès de la Ramée.
Ce fut une scène touchante.
Le condamné était dans un de ces bouges affreux, semblables à des cercueils de pierre. L'art des geôliers ne s'y était appliqué qu'à rendre toute évasion impossible. Partout le génie de l'homme et l'instinct de la conservation reculaient devant ces masses de granit à soulever, devant ces portes de fer à briser. Espérance frissonna en entrant et s'avoua qu'il fût mort plutôt que de passer une seule nuit dans cet enfer.
La Ramée était libre de ses mouvements; les chaînes, en un pareil endroit, devenaient superflues. Il alla au-devant du visiteur généreux que le gouverneur lui amenait. On leur laissa une lampe, les geôliers se retirèrent.
Ainsi l'avait commandé la Ramée, ainsi l'avait accepté Espérance, en qui ne s'éveilla pas même un soupçon d'inquiétude.
Une froide attente précéda entre eux les premières explications. L'homme libre et vainqueur regardait son misérable ennemi, il essayait de donner à son attitude assez d'humilité délicate pour ne pas offenser le malheur.
Le prisonnier attachait sur Espérance un regard attendri.
—Merci, murmura-t-il, merci, monsieur.
—Je vous écoute, monsieur, dit Espérance.
La Ramée soulevant ses bras amaigris, passa lentement deux mains blanches sur son pâle visage. Il faisait un effort pour dompter les dernières convulsions de l'orgueil.
—Je n'ai pas voulu quitter la vie, dit-il d'une voix sourde, sans obtenir le pardon d'un homme que j'ai injustement frappé… et j'avouerai plus librement aujourd'hui que jamais, combien mon crime fut indigne de pardon, car aujourd'hui je connais la générosité d'un ennemi.
Il ne put en dire davantage, l'émotion étranglait sa voix, Espérance d'ailleurs l'arrêta.
—Vous faites en ce moment, dit-il, une bonne action, qui en rachète beaucoup d'autres moins bonnes. Depuis longtemps, monsieur, je vous avais pardonné. Je savais déjà que la plupart de vos crimes sont nés de votre aveuglement.
—Mes crimes, murmura la Ramée surpris de cette rude parole.
—Il faut bien appeler de ce nom le meurtre et la rébellion, dit doucement Espérance. Mais, je le répète, vous n'êtes pas aussi coupable pour moi que vous le paraîtriez à d'autres. Je connais, vous dis-je, le démon qui vous a perdu.
—Oh! monsieur, s'écria la Ramée d'une voix ferme et presque menaçante, n'accusez pas Henriette lorsque je ne puis plus la défendre.
—Et vous, repartit Espérance, ne dépensez pas vos forces en un vain éclat de fausse générosité. Vous vous êtes perdu pour cette femme, pauvre insensé; voyez comment elle vous paye.
—Elle fût venue ici, interrompit la Ramée, si je l'eusse exigé; mais le devais-je? Eût-il été d'un honnête homme de compromettre par une faiblesse, à mes derniers moments, la femme que j'ai sauvée aux dépens de ma vie? Elle se tait, elle se cache, je l'approuve. Elle appartient au monde, à sa famille; elle ne peut accepter, même le reflet de ma triste célébrité. Ne l'accusez pas quand je l'absous.
—Comme il vous plaira, dit Espérance.
—Vous, d'ailleurs, ajouta la Ramée avec un sombre regard, vous en avez le droit moins que tout autre.
Espérance rougit à cette allusion jalouse. Évidemment le souvenir de sa liaison avec Henriette vivait encore dans le coeur du prisonnier.
—A Dieu ne plaise, dit-il, que j'accuse Mlle d'Entragues… Mais enfin je ne puis fermer mes yeux à la lumière. Elle m'a laissé assassiner, elle vous laisse mourir. Tout cela ne témoigne pas d'un coeur bien tendre; mais puisque vous vous déclarez satisfait, je n'ajouterai plus un mot.
—Que vouliez-vous qu'elle fit! s'écria la Ramée avec une vivacité qui révélait le trouble de son âme.
—Ce qu'on fait dans les circonstances terribles où son imprudence, sa coquetterie l'ont trop souvent placée: on rachète alors ses fautes par un généreux dévouement. Mais non, vous dis-je, elle n'a pas de coeur.
Et il baissa la voix.
—Demandez-lui, murmura-t-il, si elle a pleuré Urbain du Jardin… Voyez si elle a versé autant de larmes que j'ai pour elle perdu de sang. Et quand vous agonisez, seul, en ce cachot, elle devrait pousser des sanglots capables de traverser ces murailles.
—Je ne saurais l'entendre, dit la Ramée, mais je suis sûr qu'elle pleure.
Et en parlant ainsi, le malheureux sembla remercier Henriette absente par un regard d'une ineffable douceur.
—Je n'ai rien vu qui fût plus respectable que la folie de cet homme, pensa
Espérance.
—Monsieur, ajouta la Ramée, tout le monde m'abandonne, en apparence. Croyez-vous pourtant que personne ne pense à moi? Mais le Châtelet ne se prend pas d'assaut facilement: vous êtes venu ici, vous, parce que M. de Crillon vous fait obtenir du roi tout ce que vous désirez, j'y comptais bien en vous mandant près de moi. Tout autre, eût-il été aussi généreux que vous, ne se fût pas introduit comme vous dans ma prison. Je vous ai donc enfin revu, vous m'avez pardonné, vous me rendrez encore un service.
—Lequel?
—Oh! le plus grand de tous: un service qui fera disparaître pour moi les vulgaires horreurs de la mort et changera mes derniers moments en une douce extase. Henriette sait-elle que je l'ai sauvée en me livrant à vous? Sait-elle que si j'eusse agi pour moi seul, je pouvais me faire tuer et tomber avec une sorte de gloire, et qu'alors je me fusse épargné la honte d'une captivité, les douleurs de la torture et l'échafaud? Le sait-elle, monsieur?
—Je ne pourrais vous l'affirmer. Car trois personnes seulement eussent pu le lui dire, et pas un de nous trois n'a parlé à Mlle d'Entragues.
—Eh bien, monsieur, s'écria la Ramée en se soulevant pour saisir la main d'Espérance, voici le service que je réclame de vous. Instruisez-là… instruisez-la non pas quand je serai mort, mais maintenant. Non pas pour qu'elle se décide à manifester une démarche en ma faveur, mais pour qu'elle fasse un signe et prononce tout bas un mot que vous me rapporterez et qui me rafraîchira au moment de subir la dernière épreuve. Vous comprenez cela, n'est-ce pas monsieur, qu'on ne soit pas désintéressé quand on aime aussi passionnément une femme? Ce que je demande est d'ailleurs bien peu de chose, un signe, un mot…. Demandez-les-lui pour moi, et veuillez me les rendre quand je sortirai de cette prison pour aller mourir. Je vous impose une pénible tâche, n'est-ce pas? ajouta-t-il en pressant convulsivement les mains de son ennemi. Mais vous êtes un grand coeur, et peut-être avez-vous sondé toute la profondeur du mien, faites cela pour moi. Dieu, qui vous a béni déjà, continuera pour vous ce qu'il n'a pas voulu faire pour moi maudit. Je lis dans vos yeux que vous m'accorderez ma demande…. Oh! mais ce n'est pas encore tout ce que je réclame du généreux Espérance, dit-il avec un gémissement qui fit tressaillir le jeune homme de compassion et de respect.
—Parlez encore, répliqua-t-il.
—Il faut me promettre plus que tout cela, poursuivit la Ramée en s'exaltant par degrés à mesure qu'il sentait croître la sympathie de son interlocuteur. Oui, vous parlerez à Henriette de mon sacrifice, et vous reviendrez me dire ce qu'elle vous aura confié pour moi, mais après?… après, entendez-vous bien ces terribles paroles! je serai mort après; je ne serai plus là pour veiller sur mon trésor, pour le défendre comme toute ma vie s'y est employée. Oh! vous êtes beau, elle vous a aimé, dit-il avec un rugissement farouche, elle vous aimera peut-être encore si elle vous revoit, et qu'elle compare votre triomphante jeunesse, la splendeur de votre prospérité, la sève féconde de votre existence avec la froide et abjecte dépouille de ce criminel mort dans les supplices…. Oh! qu'elle ne vous aime pas!… que son coeur, que son corps n'appartiennent plus à aucun sur la terre, que je n'aie pas à subir du fond de ma tombe l'horrible torture de la jalousie! Les morts ont une âme qui souffre encore, monsieur… Promettez-moi que vous ne me prendrez pas Henriette. Demandez-lui pour moi de renoncer au monde, de s'ensevelir dans un cloître, elle le fera, n'est-ce pas? elle ne peut faire autre chose. Comment brillerait-elle, soit à la cour, aimée du roi, soit au bras d'un époux, avec le souvenir de l'homme qui est mort pour lui sauver le repos et l'honneur? Henriette fera des voeux, promettez-le-moi! elle ne verra plus après moi le visage d'un homme, c'est le moins qu'elle me doive pour prix de mon dévouement. Je sais bien que je demande des choses difficiles, mais je souffre, il faut avoir pitié de moi; vous devez comprendre l'horreur de ma situation. Cette femme que je laisse si belle, si désirable, si recherchée, Henriette… fragile créature, qui peut-être m'oubliera demain!… Ah! la femme lâche qui ne descend pas au tombeau avec moi!
En disant ces mots, l'infortuné secouait furieusement sa tête meurtrie, et des larmes de désespoir roulaient avec le sang dans ses yeux.
Espérance fut remué jusqu'au fond des entrailles par l'égoïsme si douloureusement sincère de cet inextinguible amour. Quel désordre dans ce coeur, quelle tempête, quels éclairs effrayants illuminaient ce chaos. Ainsi, rien pour Dieu, rien pour la vie, pas de remords, pas de regrets; rien que cet amour! La Ramée, semblable à ces furieux idolâtres, qui, dans le délire, abattent et brisent les statues muettes de leurs divinités, la Ramée en était venu à injurier son idole. L'homme qui insulte ainsi ce qu'il aime est perdu sans ressource; il n'a plus qu'à mourir.
Espérance s'approcha du prisonnier, il lui prit la main. Une immense pitié soulevait son coeur. Ce pauvre jeune homme était absous à ses yeux. Désormais en présence d'une pareille infortune plus de haine, plus de mépris. Cet homme avait pleuré, s'était accusé, il devenait un ami pour le généreux Espérance.
—Écoutez, dit-il, je vous trouve si malheureux que je ferai tout pour vous. Comment au lieu de penser à mourir ne pensez-vous pas plutôt à vous sauver?
La Ramée, honteux de ses larmes, releva la tête à ces étranges paroles.
—Me sauver! murmura-t-il, que voulez-vous dire?
—Oui, le roi n'a pas de colère contre vous. J'ai entendu sa voix qui disait: «Allez voir la Ramée, carte blanche….» Si vous voulez m'entendre, je vais faire changer d'un mot votre ciel d'enfer en un firmament radieux.
La Ramée écoutait avidement.
—Faites quelque chose pour vous-même, continua Espérance, aidez le roi dans sa clémence.
—Que puis-je?
—Attendez. Vous avez persisté, dans les débats, à soutenir que vous êtes
Valois, et vous ne l'êtes pas.
La Ramée fronça le sourcil.
—Vous ne l'êtes pas, vous dis-je. Je sais bien que pour l'affirmer, vous avez une raison, l'orgueil; vous ne voudriez pas passer pour imposteur aux yeux d'Henriette. Je comprends tout d'une passion comme la vôtre.
La Ramée rougit de voir ce clair regard lire ainsi au fond de son coeur.
Eh bien, poursuivit Espérance, si vous y tenez tant, ne dites pas que vous reconnaissez avoir menti. Soit, persévérez dans votre mensonge….
—Je crois être Valois, dit fièrement la Ramée.
—Je l'admets. Dites que vous le croyez, mais dites en même temps qui vous l'a fait croire.
La Ramée fit un mouvement.
—Une lâcheté! interrompit-il, une trahison!
—La duchesse ne vous trahit-elle pas? Où sont les secours qu'elle vous envoie?
—Patience!
—Insensé! attendrez-vous que le bourreau vous incruste cette vérité dans la gorge?… Vous êtes trahi, vous dis-je. Eh bien! puisque la duchesse ne songe qu'à ses misérables intérêts, songez aux vôtres. Voulez-vous la liberté? Voulez-vous ce soir courir au grand air de la route, sur un bon cheval, au-devant de cinquante années d'existence?
—Moi!…
—Je vous offre la liberté, dussé-je sacrifier ma vie à vous la rendre. Car vous m'avez touché ici, et je suis pour quelque chose dans votre malheur.
—Vous êtes une belle âme, dit la Ramée attendri.
—Écrivez que vous avez été de bonne foi, que vous vous êtes cru et vous croyez encore Valois, parce qu'on vous l'a fait croire. Nommez bravement l'instigateur de ce complot. En un mot, soyez aussi loyal envers le roi qu'on a été vil et lâche contre lui. Votre conscience doit appuyer mes paroles, si vous êtes sincère. En échange de cet écrit je vous donne la liberté, la vie. J'en jure Dieu qui m'entend.
—Me donnez-vous Henriette? s'écria la Ramée dont le coeur bondissait à l'idée de cette résurrection espérée.
—C'est à elle-même non à moi qu'il faut le demander, répliqua Espérance.
Sais-je ce qu'il y a dans le fond de son coeur?
—Vous m'aviez promis d'aller la trouver, tout à l'heure.
—C'est vrai. J'irai.
—Eh bien! demandez-lui qu'elle m'accompagne, et j'accepte.
—Et vous écrirez au roi ce que je vous dictais?
—A l'instant. Fuir avec Henriette! oh! mais pour cela je vendrais mon âme!
Espérance tendit la main à la Ramée.
—Jurez-moi ce que vous venez seulement de dire.
—Je le jure par Henriette d'Entragues, s'écria la Ramée les yeux étincelants.
—Mais, murmura Espérance, si elle refusait?
Un nuage passa funèbrement sur le front du prisonnier.
—En ce cas, dit-il, je serai trop heureux de mourir. Mais elle m'aime! elle acceptera! Oh! monsieur, à présent que j'ai recommencé à espérer, je brûle d'impatience. Ménagez mon temps…. Hâtez-vous. Chaque minute sera un siècle d'angoisses. Sauvez-moi, rendez-moi Henriette et je vous adorerai à genoux!
Espérance serra la main du malheureux.
—Vous ne m'aurez pas vainement appelé, dit-il. Silence, fiez-vous à moi, et que mon nom vous porte bonheur!
—Dans combien de temps reviendrez-vous? murmura la Ramée pâle de joie.
—Priez Dieu jusqu'à mon retour.
—Je ne saurais, je ne saurais… le trouble est dans mon âme, je n'ai plus une idée, ou plutôt je n'en ai plus qu'une seule: répondez-moi quand je vous reverrai.
—Comptez lentement jusqu'à dix mille, répliqua Espérance.
Et ayant frappé à la porte de fer qui lui fut ouverte, il envoya un sourire à la Ramée qui le suivait d'un avide regard et disparut.
VI
L'ILE LOUVIER
Espérance n'avait pas fait cent pas hors du Châtelet, que toutes ses mesures étaient prises.
L'idée de sauver la Ramée avait fini par dominer chez lui toutes les autres. Il y emploierait toutes ses ressources, sa fortune, le crédit de ses amis, celui de Gabrielle même.
Mais le temps pressait. La condamnation prononcée, la torture subie, il ne restait au prisonnier que bien peu d'heures à vivre. Espérance songea d'abord à se procurer avec Henriette l'entretien qu'il avait promis à la Ramée d'obtenir. Cette démarche révoltait le coeur d'Espérance; mais, nous l'avons dit, nul moyen n'effraie une somme de dégoûts et de difficultés supérieure à la grandeur d'âme du jeune homme.
Ce dernier avait l'esprit fécond comme le coeur. Il se dit que pour obtenir vivement un entretien de Mlle d'Entragues, sans se compromettre, sans écrire, sans aller chez elle, c'était à Leonora qu'il lui fallait s'adresser.
Il écrivit donc à l'Italienne un billet en langue toscane, qui contenait à peu près ces mots:
«J'ai besoin de voir à l'instant la personne que vous m'avez montrée le jour du bal, sous les lierres du mur de Zamet. Je me fie à votre amitié pour m'amener cette personne. Vous l'accompagnerez pour qu'elle ne redoute pas un piège, et vous pouvez lui dire que son intérêt le plus cher sera engagé dans cet entretien de quelques minutes. Qu'elle choisisse le lieu de l'entrevue.»
«Vous rendrez ainsi service à deux personnes, dont l'une, celle qui vous parle, vous promet toute sa reconnaissance.»
Il signa Speranza, et ne douta pas du succès.
—Ainsi, pensa-t-il, ce monstre viendra. Je la persuaderai ou ne la persuaderai pas, peu importe; mais comme je veux sauver le prisonnier, je le ferai sortir dans tous les cas de sa prison.
Pour cela, que faire?
Aller trouver le brave Crillon, qui peut tout sur le roi. Crillon, le seul capable d'aborder le roi à toute heure, et d'enlever à la pointe de l'épée une grâce aussi difficile.
Espérance réfléchit ensuite qu'il pourrait bien avoir besoin, pour l'exécution, d'un bras robuste et dévoué; il fit tenir un mot à Pontis pour le mander près de lui dans la soirée.
Toutes choses étant ainsi réglées, Espérance s'achemina vers l'Arsenal, où, ce jour-là, Crillon devait souper en grande cérémonie chez Sully. On comptait presque sur le roi, et il se faisait de beaux préparatifs.
Le chevalier causait avec ses amis quand on l'appela de la part d'Espérance, il descendit, et vit bien, à la mine longue du jeune homme, qu'il s'agissait de quelque importante affaire.
Espérance emmena Crillon dans le parterre, et sans préparation, sans détour, comme il convenait entre gens de cette trempe, il conta sa visite au Châtelet, la compassion dont il avait été saisi en voyant un homme souffrir à ce point, et il termina par ces mots: J'ai pensé qu'il y avait chrétiennement quelque chose à faire pour vous et pour moi.
—Et quoi donc, mon Dieu? demanda Crillon.
—Obtenir sa grâce.
Crillon fit un mouvement qui faillit décourager Espérance.
—Ah bien! en voici d'une autre, s'écria le chevalier, détruire la plus belle occasion qui se présente de renvoyer en enfer ce démon que le diable nous avait lâché! Vous êtes fou, je pense, de venir me demander cela.
—Non, monsieur, je vous jure que j'y ai mûrement réfléchi, au contraire, et que je deviendrais fou de honte et de douleur si je ne réussissais pas dans mon entreprise.
Crillon fronça ses noirs sourcils.
—Vous avez une manie, dit-il, la connaissez-vous? On ne se connaît pas ordinairement soi-même. Je veux bien vous présenter le miroir. Vous avez la manie de la générosité. Vous me faites l'effet du pieux Énéas de Virgile. C'est un héros de votre connaissance, mon ami: chaque fois qu'il donnait un coup d'épée, il pleurait, et pourtant il en a donné beaucoup. J'ai toujours trouvé ce héros souverainement ridicule et maussade. L'incendie de Troie et la joie d'avoir perdu sa femme lui avaient sans doute brouillé la cervelle; mais vous, Espérance, je ne vous connais pas de semblables motifs. Guérissez-vous de la générosité.
Espérance devenait d'autant plus sérieux que le chevalier perdait plus de minutes en railleries.
—Monsieur, interrompit-il, je ne vous ai jamais rien demandé, bien que votre bonté m'ait souvent offert des grâces de toute espèce. Aujourd'hui je demande, me refuserez-vous? D'ailleurs, il ne s'agit pas de moi seul, vous êtes engagé à faire ce que je réclame.
—Engagé! moi!
—Rappelez-vous à Reims, lorsque touché de la douceur et de la générosité du malheureux, celui-là aussi a la manie de la générosité, vous lui avez dit ces mots qui me sont encore présents: Peut-être ferai-je mieux pour vous, si vous êtes sage. Il a été bien sage, l'infortuné.
—Certes, j'ai dit cela, dit Crillon embarrassé, mais….
—Vous l'avez dit, il faut le faire, répliqua Espérance avec une douce fermeté.
—Data! jeune homme, tu me donnes des leçons, je crois.
—Non, monsieur, je vous rafraîchis la mémoire.
—Eh! pardieu! croyez-vous que je n'y aie point pensé, en voyant ce matin le roi si bien disposé. Tout le temps qu'a duré notre voyage de retour, nous avons parlé de ce misérable instrument de la Montpensier, et j'ai soutenu au roi que la Ramée n'est pas un scélérat endurci, mais, au fond du coeur, je suis enchanté qu'il disparaisse de ce monde. Nous lui rendons justice, nous l'absolvons: il a graissé ses bottes pour le grand voyage, qu'il parte.
—Je lui ai promis qu'il vivrait, reprit Espérance opiniâtrement, et je vous supplie d'obtenir du roi la ratification de cette parole. Le roi, dit-on, soupera ici.
—Oui, il y soupe. Il soupe même sans moi en ce moment.
—Eh bien, monsieur, je ne vous retiens pas et vous conjure de me pardonner mon importunité. Je demeure, vous le savez, à deux pas. Cette grâce, il me la faut ce soir.
La voix d'Espérance, de son cher Espérance, alla au coeur de Crillon.
—Attendez, attendez, dit-il. Non, l'on ne soupe pas encore. Je vois tout le monde dans la bibliothèque, et l'on couvre seulement la table. Attendez quelques minutes, je vais trouver le roi, et, oui ou non, vous emporterez la réponse.
Espérance s'écarta le coeur palpitant.
—Non, dit Crillon, asseyez-vous sur ce banc, derrière la charmille. Je vais amener le roi par ici, vous l'entendrez comme s'il vous parlait à vous-même.
En effet, quelques instants après, le roi, vêtu de noir, la tête nue, le visage sérieux et attentif, descendit le perron avec Crillon et vint se promener dans l'allée contiguë à la charmille qui cachait Espérance.
Henri écouta la chaude pétition du chevalier. Celui-ci se peignait tout entier dans son style. Il bouillait de satisfaire Espérance, et, en même temps, priait le roi de bien examiner l'intérêt de l'État.
—Eh! mon brave Crillon, dit Henri, l'État n'est plus pour rien dans cette affaire. La Ramée est Valois ou la Ramée. S'il se dit Valois et que je le tue, vois quelle tache! S'il ne l'est pas, et qu'il s'entête à me créer des embarras, pourquoi ferai-je la sottise de l'épargner? Le seul argument que j'aie pour prouver qu'il n'est pas Valois, c'est de le faire accrocher à une potence.
—C'est vrai, dit Crillon.
—C'est vrai, pensa Espérance, rendant justice à la sagacité royale.
—Votre Majesté, continua Crillon, ne peut-elle braver?…
—Braver quoi?… Est-ce que les rois ne bravent pas toujours quelque chose. Seulement il s'agit pour eux de choisir. Veux-tu qu'à propos de ce fétu, de cet atome, je remue des montagnes? Braver! j'en ai assez de bravades, mon ami.
—Eh bien! alors, dit Crillon, qu'on le pende et que ce soit fini.
Espérance frissonna en écoutant l'étrange plaidoyer de son auxiliaire.
Le roi était devenu pensif et son oeil profond cherchait la terre.
—Que m'importe à moi, dit-il, que cet homme vive s'il m'est prouvé qu'il n'est qu'un instrument repentant de la Montpensier! D'ailleurs, je n'ai pas besoin de lui faire grâce, ce qui serait d'un mauvais exemple. S'il tient tant à te faire plaisir, qu'il fasse un trou dans un mur et qu'il se sauve. Je ne suis pas là pour garder les prisonniers.
Espérance tressaillit de joie.
—Oui, mais vous pouvez les faire poursuivre et reprendre.
—Diable emporte si je m'occuperai jamais de ce qu'il sera devenu. Je n'ai pas l'humeur tracassière, et les gibets me soulèvent le coeur.
—Mais le gouverneur qui l'aura laissé fuir….
—Ce bon vieux du Jardin, un ancien coreligionnaire, un digne homme que j'aime comme mes petits boyaux…. Non, Crillon, je ne tourmenterai pas ce pauvre du Jardin, pourvu toutefois qu'à la place du prisonnier envolé, on me montre une bonne déclaration dudit, portant que c'est bien la Ramée et non Valois qui a percé mon mur. De cette façon j'y gagne; j'économise une corde, et la duchesse rira tout jaune quand je lui ferai voir cette déclaration.
—Il faut qu'elle en pleure, dit Crillon en jetant un coup d'oeil sur la charmille.
—Je répète, ajouta le roi tranquillement, qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'un la Ramée se sauve, je n'en dirais pas autant d'un Valois!
—J'ai compris, dit Crillon en reconduisant le roi jusqu'au perron, où l'attendaient déjà plusieurs seigneurs.
Là, il le quitta et Espérance revint serrer la main du chevalier.
—Merci, dit-il, merci, j'avais prévu cette nécessité de la déclaration. Je l'aurai même plus complète que le roi ne la demande. Maintenant, les moyens?
—J'irai trouver du Jardin ce soir, dit Crillon.
—Et l'on mettra la Ramée dans la petite chambre d'en haut, celle où j'ai été.
—Soit.
—De façon qu'avec une corde à noeuds il puisse s'échapper cette nuit sans soupçon de connivence.
—Arrangez cela comme vous voudrez.
—Merci encore! s'écria Espérance dont le coeur débordait de joie.
—Seulement, vous faites une sottise, murmura Crillon; mais vous m'avez parlé un langage irrésistible. C'était la première grâce que vous me demandiez; je ne pouvais vous la refuser.
En disant ces mots, il prit Espérance dans ses bras et l'étreignit avec une tendre admiration.
De fait, jamais le visage de ce jeune homme n'avait été d'une beauté plus radieuse. Toute bonne action émane d'en haut. Comment la beauté ne deviendrait-elle pas sublime, éclairée par un rayon divin?
Il restait à Espérance la partie la plus fâcheuse de sa mission. Il soupira, mais se décida à l'accomplir.
Leonora avait déjà répondu. Le seigneur Speranza trouva en rentrant Concino qui sommeillait sur un fauteuil et lui dit:
—Ce soir, huit heures et demie, île Louvier.
Il était huit heures et un quart. La moitié du délai fixé à la Ramée s'était déjà écoulée.
Ce ne fut pas sans une émotion poignante qu'à huit heures et demie précises, Espérance, qui s'était rendu sur-le-champ à l'endroit indiqué, vit un bateau traverser le petit bras de rivière en face de l'Arsenal et paraître sous les ormeaux une femme soigneusement enveloppée dans une mante légère qui s'enroulait comme un voile autour de sa tête. Sous ce tissu brillaient les yeux noirs d'Henriette.
A l'entrée de l'île était restée Leonora, moins agitée que sa compagne, souriante, et qui, après avoir fait un signe au jeune homme, s'assit sur un tronc d'arbre renversé.
L'île Louvier était à cette époque une propriété particulière, un jardin, et souvent elle a porté le nom d'Entragues, car elle fut achetée par cette famille.
Espérance s'avança à la rencontre de la jeune fille, dont l'attitude gênée, la démarche roide n'annonçaient pas de bien favorables dispositions. Elle avait choisi un lieu de rendez-vous commode pour elle, et rassurant pour Espérance qui, en cas de piège, se sentait de tous côtés une retraite facile. Il ne s'agissait que de sauter dans la rivière.
—Vous m'avez appelée, dit-elle la première avec un accent froid et saccadé, me voici.
Il s'inclina.
—Vous devez supposer, mademoiselle, que pour vous causer ce dérangement il m'a fallu de graves motifs.
—Sans doute. Leonora m'a parlé de mon intérêt personnel, et je me suis demandé comment, par vous, mon intérêt pouvait être mis en jeu. Je me le demande encore.
—Ce n'est point par moi, mademoiselle, répliqua Espérance, décidé à ne pas perdre les minutes en de vaines précautions oratoires, c'est par M. la Ramée.
Henriette pâlit et trembla. Espérance alors la regarda en face et fut frappé de l'aspect sinistre de cette physionomie si belle pour quiconque ne savait pas sous les traits voir transparaître l'âme.
—Je vous épargnerai, dit-il, les questions, je vais les devancer toutes. Voici en deux mots ce dont il s'agit. M. la Ramée est emprisonné, condamné à mort, il va être exécuté, vous le savez.
Henriette d'une voix à peine intelligible:
—Tout le monde le sait, dit-elle.
—Ce que tout le monde ignore, mademoiselle, c'est la façon dont ce malheureux a été pris, au milieu de son camp, et pris sans lutte, lui un homme brave.
—Contre le brave Crillon et ceux qui l'accompagnaient, contre de tels ennemis, dit Henriette avec une froide ironie, quelle lutte ne serait pas insensée!
—Ce n'est pas par prudence pour lui, mademoiselle, que la Ramée s'est rendu à nous. C'est un autre sentiment, bien plus noble, bien plus touchant, qui l'a guidé. Nous en avons été émus. Vous allez être émue vous-même.
—J'écoute l'analyse de ce sentiment, dit Mlle d'Entragues en s'efforçant de conserver son sang-froid, bien compromis par l'impassible mépris qui s'exhalait de chaque parole d'Espérance.
—La Ramée n'a cédé, mademoiselle, qu'à la crainte de vous compromettre, ajouta-t-il en la regardant fixement.
—Moi! me compromettre… monsieur la Ramée, qu'est-ce que cela signifie?
—Attends, serpent, je vais t'empêcher de siffler, pensa le jeune homme.
—Mademoiselle, il vous avait écrit une longue lettre pleine de son amour, de sa reconnaissance; il vous remerciait de l'encouragement que vous aviez donné à ses projets, il vous offrait la moitié de sa couronne, il vous appelait sa reine, et signait: Charles, roi.
Henriette, à chaque mot, se dressait plus inquiète et plus troublée.
—Cette lettre, poursuivit Espérance, vous arrivait en droite ligne, à Paris, par un courrier de la Ramée, lorsque M. de Crillon et moi nous avons arrêté le courrier, pris la lettre, et soigneusement approfondi le contenu.
Henriette devint livide et machinalement chercha un appui autour d'elle. Espérance eut comme un éclair de compassion, mais l'horreur de toucher cette femme l'emporta sur le mouvement d'humanité, et il la laissa froidement s'adosser au tronc d'un arbre.
—Vous comprenez, continua-t-il, mademoiselle, l'effet que cette lettre, adressée au roi, comme nous en avions l'intention d'abord, eût produit sur Sa Majesté; voyez un peu quels dangers on court parfois sans le savoir.
Il se croisa les bras. Henriette chancelait; la sueur coulait à larges gouttes de son front.
—Eh bien! dit-il, la Ramée eut pitié de vous, il supplia ses ennemis de lui rendre cette lettre, promettant en échange de se livrer sans coup férir, et de n'attenter pas à ses jours. Il se perdait pour vous sauver.
—Et… qu'a-t-on répondu? dit la pâle Henriette.
—On a accepté.
—De telle sorte que la lettre….
—Est brûlée. Vous n'avez plus rien à craindre.
On eût cru voir cette flamme illuminer les joues et les regards de Mlle d'Entragues.
—Oui, dit Espérance, mais le malheureux, victime de son dévouement, est prisonnier et va mourir. Savez-vous que l'exécution est fixée à demain matin, huit heures?
—Que faire à cela? demanda-t-elle, est-il un moyen d'éviter ce malheur?
—La Ramée l'a trouvé, mademoiselle, et m'envoie près de vous pour vous l'apprendre.
Henriette sentit qu'un nouveau choc se préparait, un choc plus terrible peut-être. Elle avait lu dans le regard assuré d'Espérance que la plus importante partie de sa mission n'était pas encore accomplie. Elle se replia sur elle-même pour se préparer au combat.
—J'écoute le moyen, dit-elle, et contribuerai par toutes les voies possibles à sauver celui qui m'a sauvée.
—Voilà de bons sentiments, mademoiselle; ils aplanissent le terrain devant moi.
—Que demande M. la Ramée?
—Il vous aime passionnément….
—Ce n'est pas cela que vous vous êtes chargé de venir me dire, je suppose.
—Ne m'interrompez point, je vous prie. Il vous aime, dis-je, au point de ne pouvoir vivre sans vous, et il désire que vous vous engagiez à lui formellement.
Henriette regarda Espérance avec une surprise qui n'était pas jouée.
—Quel engagement puis-je prendre, dit-elle, avec un malheureux dont les instants sont comptés? Vivre sans moi, ce n'est pas la question, hélas! puisqu'il va mourir.
—Admettez qu'il vive, dit tranquillement Espérance.
Elle fit un bond.
—Qui donc le sauverait?… s'écria-t-elle avec une expression d'épouvante qui la fit paraître hideuse à Espérance.
—Moi, mademoiselle.
—Vous raillez.
—J'affirme que la Ramée sera sauvé.
—Mais le roi!
—Le roi consent. Vous voyez bien que rien ne peut empêcher la Ramée de vivre; rien au monde, entendez-vous!
Henriette allait s'écrier; elle sentit qu'en se dévoilant ainsi, dans l'horreur de son égoïsme, elle empêcherait le jeune homme de continuer sa confidence. Mais elle s'était déjà trahie; il était trop tard, Espérance l'avait comprise; il lisait la vérité au fond de cette fange.
—Je sais bien, dit-il révolté, que vous aimeriez mieux voir mourir celui-là comme les autres; mais je ne le veux pas. Il vivra, et je vous apporte son voeu: il demande que vous l'accompagniez dans son exil.
Cette fois Henriette ne se posséda plus.
—Mais c'est du délire, s'écria-t-elle, et ce prétendu sauveur ne m'aurait donc sauvée que pour me perdre plus sûrement!
—Je n'examine pas ses intentions. J'obéis à sa volonté qui, d'ailleurs, est devenue la mienne.
—Plaît-il! rugit la tigresse.
—C'est ma volonté! répondit le lion. Assez de crimes comme cela! Assez de sang sur lequel surnage votre ambition lâche comme votre amour! La Ramée, pardonné par le roi, s'évade cette nuit du Châtelet. Vous l'accompagnerez. Il appelle cette réunion une récompense de son sacrifice! moi, je sais bien que ce sera pour vous et pour lui le plus effroyable châtiment, mais, soit! Quand une fois Dieu a résolu de se venger, il fait bien les choses. Vous partirez donc avec cet homme ou sinon, m'affranchissant des sottes délicatesses qui m'ont jusqu'à présent retenu, je vous accuse, j'appelle en témoignage Crillon et Pontis, je traîne vos crimes devant le tribunal du roi, et nous verrons si vous ne regretterez pas alors l'exil que vous propose votre malheureuse victime.
—Je suis perdue, pensa Henriette, perdue surtout si je fais voir toute ma pensée.
Elle cacha son visage dans ses mains comme si ses sanglots l'étouffaient.
Elle sanglotait bien réellement. La situation en valait la peine.
—Monsieur, dit-elle, je sais bien que je me dois à ce malheureux. Je sais bien que je suis morte au monde. Mais ne croyez-vous pas que j'aie droit de pleurer sur un déshonneur qui va éclater avec tant de scandale et rejaillir sur toute ma famille? Coupable, je l'ai été; mais faut-il que je sois si atrocement punie?
—Je ne vois que ce moyen, dit Espérance, de racheter vos crimes. Tant de sang versé ne se lave pas en un jour. Vous souffrirez, mais il le faut.
—Eh bien! dit-elle, si rigoureux que soit mon devoir, j'obéirai.
—À partir de ce moment, répliqua Espérance, je vous pardonnerai, je vous estimerai.
Elle le regarda d'un air étrange.
—Et le lendemain de votre mariage avec la Ramée, ajouta-t-il, vous recevrez de moi en quelque endroit que vous soyez, cette lettre que vous m'avez si opiniâtrement demandée, et qu'alors je ne me reconnaîtrai plus le droit de retenir.
L'oeil fauve d'Henriette se ranima. Il faut bien de la haine, bien de la rage pour produire une pareille étincelle.
—C'est bien! murmura-t-elle en grinçant des dents. Maintenant que faut-il que je fasse? Comment cette fuite aura-t-elle lieu?
—Connaissez-vous le Châtelet? dit-il.
—Oui.
—Au-dessus de la porte qui traverse le Petit-Pont, tout en haut, dans les combles, est une petite chambre, où l'on va mettre le prisonnier cette nuit. C'est de là qu'il s'enfuira. Je l'attendrai cette nuit avec des chevaux, ou plutôt nous l'attendrons, mademoiselle, car vous m'accompagnerez.
Henriette frémit comme si elle allait se révolter de nouveau.
—Cette chambre, dit Espérance, pour achever de briser les dernières indécisions de la lâche fille, elle vous rappellerait encore un souvenir. La Ramée heureusement ne s'en doute pas, car il n'oserait y pénétrer dans cette chambre fatale!
—Qu'est-ce donc?
—C'est là que logeait dans sa jeunesse, dans son insouciante et heureuse jeunesse, le fils du gouverneur du Châtelet, un beau gentilhomme huguenot qui est mort, Urbain du Jardin; vous rappelez-vous ce nom?
Henriette poussa un cri qu'Espérance dut prendre pour de l'effroi.
—Urbain du Jardin, murmura-t-elle, était fils du gouverneur actuel du
Châtelet?
—Hélas, oui! répliqua Espérance sans remarquer l'horrible expression de triomphe qui s'alluma et s'éteignit sur le visage livide d'Henriette, oui, c'était son fils, et j'ai vu couler les larmes du vieillard quand, pendant ma captivité si courte, il m'a fait asseoir dans le fauteuil où dormait autrefois son malheureux enfant et où peut-être, sans le savoir, il fera reposer l'assassin cette nuit!
—Assez, assez, dit Henriette avec une précipitation fébrile qui fit croire à Espérance que ce dernier souvenir l'avait persuadée, à demain! Faites-nous savoir l'heure, et comptez sur moi.
—D'autant mieux, pensa Espérance, qu'elle ne saurait faire autrement.
—Adieu, dit-il, je retourne auprès de la Ramée.
Elle lui montra du geste le bateau qui l'avait amenée.
Il partit après avoir furtivement serré la main de Leonora.
VII
VENGEANCE DU PÈRE
Espérance rentra chez lui pour faire préparer armes, chevaux et argent. Il distribua ses ordres avec une prévoyante rapidité. Il roula autour de son corps une longue corde de soie, fine et solide, et aussitôt il prit le bras de Pontis, stupéfait à la vue de ces préparatifs. Pontis, prévenu par le billet, attendait son ami depuis quelque instants. Tous deux se dirigèrent à la hâte vers le Châtelet.
Chemin faisant, Espérance raconta au garde les évènements si importants de la journée; lorsqu'il en fut arrivé à Henriette et à la démarche qu'il venait de faire près d'elle pour sauver la Ramée, il vit Pontis lever les bras au ciel et gesticuler avec furie.
—Ah ça! mais vous êtes fou, dit-il à Espérance, quoi, vous pensez sérieusement à sauver ce brigand de la potence? Un scélérat qui a failli me faire arquebuser, qui a failli vous assassiner, qui….
—Tout cela est connu, Pontis, interrompit Espérance; pas de redites.
—Et tu as été faire des conditions avec cette Entragues! Tu as reparlé à cette créature!
—Heureusement, car tout est conclu.
Pontis se mit à rire avec ironie.
—Honnête Espérance, dit-il, qui croit qu'on peut conclure quelque chose avec une pareille femme! Elle s'est jouée de toi! Elle t'échappera!
—Je te défie de me le prouver. Je te défie de trouver une seule porte par laquelle Henriette puisse échapper comme tu dis.
—Quelle nécessité, murmura Pontis, lorsqu'on est heureux, de s'aller mêler dans les affaires de cette bande de voleurs?
—Si je raisonnais comme toi, d'après un mesquin égoïsme, j'aurais encore raison de ton argument. En me mêlant des affaires d'Henriette et de la Ramée, maître Pontis, je fais les miennes; et je ne sache rien de plus adroit, de plus utile, que cette combinaison d'un départ qui me débarrasse pour toujours de la Ramée et de sa digne complice. Oui, Pontis, dit-il avec une intention profonde, tu ne sauras jamais à quel point il m'est nécessaire qu'Henriette s'éloigne de France et n'y revienne plus. Mais cependant Dieu sait que mon intérêt ne m'a pas guidé dans la résolution que j'ai prise. Ce qui en résultera de bon pour moi, je l'attribuerai uniquement à Dieu.
Pontis fut frappé de ces considérations, mais ne répliqua pas moins en grondant que Mlle d'Entragues n'était pas encore partie, qu'elle avait de l'imagination, et saurait bien trouver un moyen de ne pas quitter Paris.
—Tu oublies toujours, répondit Espérance d'un ton ferme, que nous possédons un talisman qui brisera toutes les volontés d'Henriette. Tant que cette petite botte d'argent sera suspendue à mon col ou au tien, Pontis, Mlle d'Entragues nous obéira comme une esclave.
—Ah! s'il en est ainsi, je me rends, dit Pontis, et tu me fais souvenir que ton mois est expiré. C'est à mon tour de porter le médaillon, puisque nous partageons également ce dangereux dépôt.
—Quand même ton tour n'eût pas été arrivé, Pontis, je te l'eusse rendu aujourd'hui même, car je vais me trouver cette nuit près d'Henriette, et il serait imprudent de garder le médaillon sur ma poitrine; un malheur est sitôt arrivé! une chute de cheval, un coup inattendu, un évanouissement. Tu sais comme elle dépouille bien les cadavres!
Pontis prit et cacha autour de son col la botte plate et mince qui renfermait le billet de Mlle d'Entragues, ce billet dont nos lecteurs n'ont certainement pas oublié la sanglante origine.
—Moi, dit-il, je ne m'évanouirai pas, sois tranquille!
—Exécute scrupuleusement mes ordres, reprit Espérance, ne néglige aucun détail. L'évasion de la Ramée doit avoir lieu avant le jour, sois prêt quand j'aurai besoin de toi. Avant une heure je t'aurai rejoint.
En parlant ainsi, le jeune homme quitta Pontis et entra au Châtelet, se fit conduire d'abord chez le gouverneur, avec lequel il s'entretint quelques instants, pour s'assurer que, suivant la promesse de Crillon, tout était bien convenu: après quoi il retourna au cachot de la Ramée, qui, dans son impatience, avait mille fois brouillé son compte de minutes, et croyait toucher au point du jour.
Le bruit des verrous retentit délicieusement à ses oreilles; il courut à la porte et serra dans ses bras, avec une tendresse dont lui-même ne se fût pas cru capable, le libérateur loyal qui revenait lui apporter la vie ou la mort.
—Eh bien! demanda la Ramée en tremblant, qu'a-t-elle dit?
—Elle consent.
La Ramée, joignit les mains avec ivresse.
—N'est-ce pas qu'elle m'aime?
—Du fond du coeur, dit Espérance.
—Savez-vous que c'est sublime ce qu'elle fait pour moi, monsieur! Quitter tout, parents, fortune, avenir, pour un malheureux prisonnier!
—C'est très-beau, répéta Espérance avec un sang-froid imperturbable; mais vous aurez le temps de témoigner plus tard à Mlle d'Entragues votre admiration et votre reconnaissance, tandis que nous sommes très-pressés pour prendre nos arrangements.
La Ramée fit un geste d'approbation.
—Je sors de chez le gouverneur, poursuivit Espérance. M. de Crillon lui a parlé. Le roi veut bien, non pas vous faire grâce, il ne le peut; mais fermer les yeux sur votre fuite. Vous en serez quitte pour soulager la conscience du roi par la déclaration dont nous sommes convenus.
—J'en ai arrêté les termes, dit la Ramée. Faut-il écrire?
—Attendez… Rien pour rien. On va vous changer de chambre, on vous conduira aux combles du château. Là est une terrasse fermée de barreaux de fer. Voici une lime avec laquelle vous en scierez deux. Vous êtes mince, ce passage vous suffira. Maintenant, voici une corde de soie, on y suspendrait le Châtelet tout entier… attendez que je m'en débarrasse… c'est fini; elle a cent pieds, dix de plus que l'édifice; vous l'attacherez vous-même et vous laisserez glisser, en roulant autour de vos mains, pour ne les point couper, votre chapeau de feutre.
La Ramée prit avec une joie convulsive les objets que lui présentait
Espérance.
—Et Henriette, dit-il, comment la trouverai-je? Ce n'est pas un leurre que vous m'offrez, n'est-ce pas, elle a bien promis?
—J'ai prévu cette objection, monsieur. Vous la verrez vous attendre à l'extrémité du Petit-Pont. Vous avez bonne vue, je crois.
—Je reconnaîtrais Henriette d'une lieue, la nuit!
—Ne descendez donc que quand vous l'apercevrez. Elle aura, d'ailleurs, avec elle des chevaux, dont le mouvement vous aidera à la reconnaître. Je vous préviens que, pour ne pas exciter de soupçons, nous descendrons au bord de la rivière à l'ombre du quai.
—Vous y serez donc, vous, monsieur?
—Je ne me fierai qu'à moi pour vous sauver. J'y ai engagé ma parole.
—On dit que parfois les anges du ciel ont pris la forme humaine pour protéger des malheureux, murmura la Ramée avec une expression de repentir et de reconnaissance ineffable. Je le crois fermement à partir d'aujourd'hui.
—Ainsi, interrompit Espérance, tout est bien convenu; quand les matines sonneront au cloître de Notre-Dame, à trois heures, vous descendrez. La sentinelle se promènera de façon à ne pas vous voir.
—Et j'aurai, d'ici là, scié les barreaux et attaché la corde.
—Bien entendu.
—Maintenant, monsieur, quand écrirai-je la déclaration?
—Vous trouverez dans la chambre là-haut tout ce qu'il faut pour écrire, et le gouverneur, avant votre départ, sera venu vérifier si les termes de la déclaration sont convenables.
—Le gouverneur viendra?
—Oui, dit Espérance avec un frisson involontaire, car il songeait que ces deux hommes n'eussent jamais dû se rencontrer et se sourire. Ce gouverneur est un bon vieillard, doux avec les prisonniers, obéissant à M. de Crillon, envers lequel il a de la reconnaissance. Vous ne le connaissez pas, ce vieillard?
—Non, je ne l'ai jamais vu; j'étais si troublé en entrant dans la prison. Je crois seulement me rappeler que le geôlier m'a dit une fois qu'il était huguenot.
—Huguenot ou catholique, qu'importe, pourvu qu'il vous laisse partir! s'écria vivement Espérance, dont ces détails brisaient le coeur.
—Je ne vous en parle, reprit la Ramée, que pour une raison. Un huguenot pourrait voir d'un mauvais oeil le Valois dont le père a fait la Saint-Barthélemy.
—Puisque vous signez que vous n'êtes pas Valois, dit brièvement Espérance; d'ailleurs, laissons cela. Vous n'avez pas un mot à dire au gouverneur, et celui-ci ne vous ouvrira pas la bouche. Il prendra la déclaration et s'en ira.
—J'eusse pu vous donner tout de suite cette déclaration, dit la Ramée, et partir à l'instant.
Espérance fut frappé de cette insistance de la Ramée. Était-ce un pressentiment sinistre qui poussait ainsi le prisonnier au-devant de l'heure fixée?
—J'ai cru bien faire, répliqua-t-il, en vous donnant toutes les garanties désirables. Vous vouliez être sûr de la présence de Mlle d'Entragues, vous l'avez; vous ne vouliez donner votre déclaration que contre une liberté assurée, c'est convenu. Maintenant il faut le temps de vous transporter dans la chambre d'en haut. Il faut le temps de scier les grilles, il faut le temps d'écrire, et puis de notre côté, nous ne sommes pas prêts. L'heure du rendez-vous n'est pas encore envoyée à Mlle d'Entragues, celle-ci a ses préparatifs à faire, songez donc que trois heures du matin seront bientôt arrivées!
—C'est vrai, je dévorerai les instants, s'écria la Ramée; pardonnez-moi de vous importuner ainsi. Je cherchais, voyez-vous, à éviter les approches d'un jour qui devait être mon dernier jour, car le geôlier me l'a dit, c'est pour demain huit heures… et de trois à huit, l'intervalle est si court!
—À huit heures vous serez plus loin de la mort que vous ne l'avez jamais été, répliqua Espérance avec un sourire capable de rendre la vie à un agonisant. Mais, pour arriver à temps, prenons-nous-y d'avance. Je vous quitte.
—Soyez béni! dit la Ramée.
—Rappelez-vous toutes nos conventions!
—Elles sont gravées ici, dit le prisonnier en touchant son front, comme vos bienfaits sont inscrits dans mon coeur.
La Ramée à ces mots s'agenouilla, prit la main d'Espérance et y appliqua ses lèvres brûlantes.
Le bienfaiteur s'éloigna ému, en remerciant le ciel qui lui faisait la faveur de rendre un homme à ce point heureux.
A peine Espérance fut-il parti que la Ramée se redressa et rétablit le calme dans sa tête pour faire face à toutes les éventualités.
Tout s'accomplit d'ailleurs comme on en était convenu; deux guichetiers vinrent chercher le prisonnier, le conduisirent à la chambre d'en haut, et l'y laissèrent avec de la lumière.
La Ramée scia les barreaux, attacha solidement la corde, prépara le feutre qui devait ménager ses mains pendant la descente; puis après avoir jeté un regard brûlant d'impatience sur l'horizon encore sombre et silencieux, il revint près de la table, et écrivit sa déclaration aussi nette, aussi loyale que le souhaitait Espérance. Il y joignit ce qu'on ne lui demandait pas: ses regrets d'avoir été assez orgueilleux et simple pour que l'intrigue d'une méchante femme, la duchesse, l'eût poussé à la révolte contre son roi.
En ce moment suprême, la Ramée sentait son âme se régénérer sous les flots de joie qui l'inondaient. Il était bon, il était noble: l'amour heureux le transformait en héros.
A peine avait-il achevé d'écrire, qu'il entendit résonner des pas pesants dans l'escalier de sa chambre. La porte s'ouvrit. Un vieillard parut sur le seuil.
La Ramée reconnut le gouverneur, au portrait que lui en avait tracé Espérance. Il se leva et salua respectueusement, résolu, selon l'avis de son protecteur, à ne point parler si on ne lui parlait pas.
À cet effet, il se tourna vers la fenêtre, contemplant avec délices cette première brume si pâle et si subtile qui s'élève sur l'eau à l'approche de l'aube. Une petite cloche sonna matines dans le quartier Saint-Martin; celle de Notre-Dame ne pouvait tarder à sonner aussi.
En même temps, l'oeil perçant du jeune homme découvrit, au bout du Petit-Pont, au bord de la rivière, dans l'ombre la plus noire, certain mouvement pareil à celui de chevaux qui descendent une pente.
Il n'y tint plus, et revenant vers la table, voulut supplier le gouverneur de se hâter d'emporter la déclaration et de refermer la porte. Mais, à sa grande surprise, il vit le vieillard debout, un papier à la main, et ce papier n'était pas la déclaration; il ne l'avait pas même regardée.
La physionomie du vieux gentilhomme n'annonçait point cette douceur obligeante dont Espérance avait fait l'éloge. Les traits pâles et profondément altérés, l'oeil brillant d'une expression sombre, le tremblement étrange des lèvres trahissaient au contraire un ressentiment caché, presque une menace.
—Monsieur, dit la Ramée inquiet, voici la déclaration convenue…. Je la crois suffisante, et, si elle l'est, je puis partir.
—Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, répondit le vieillard d'une voix sépulcrale, avant de partir avez-vous interrogé votre conscience?
—Je me suis accusé devant Dieu.
—Du crime de rébellion, de lèse-majesté, oui, et le roi vous a pardonné sans doute, puisqu'il m'a fait prier de vous laisser fuir; mais sont-ce là les seuls crimes que vous ayez à vous reprocher?
L'heure convenue sonna à Notre-Dame, la Ramée tressaillit et fit un mouvement pour courir à la fenêtre; le vieillard l'arrêta par le bras.
—Répondez-moi d'abord, dit-il.
—Que voulez-vous que je vous réponde, murmura la Ramée, que cette inquisition sauvage étonnait, et qui craignit d'avoir affaire à un insensé.
—Dites-moi simplement si vous vous appelez bien la Ramée?
—Certes, je l'ai signé sur ce papier.
—Dites-moi, si vous êtes l'homme qui après la bataille d'Aumale avez assassiné dans un chemin creux, derrière une haie un cavalier sans défiance?
La Ramée devint livide, et recula devant l'oeil étincelant du vieillard.
—Répondez donc! s'écria celui-ci avec une véhémence terrible.
—Monsieur… si j'ai été criminel, balbutia la Ramée dans son égarement, c'est à Dieu et au roi de me le reprocher, de m'en punir. Voilà donc qu'au dernier moment, mes ennemis me tendent ce nouveau piège. En quoi mes actions privées regardent-elles d'autres que moi, et de quel droit me questionnez-vous?
—Parce que je m'appelle le baron du Jardin, et que vous avez assassiné mon fils!
La Ramée poussa un cri déchirant, et, glacé d'horreur, tomba sur un fauteuil en cachant son visage dans ses mains.
—L'avis était donc vrai, murmura le vieillard; voilà le meurtrier d'Urbain à la place où tant de fois j'ai embrassé Urbain…. Monsieur, continua-t-il avec une majesté sombre, le roi vous avait fait grâce, mais moi je ne pardonne pas. Vous avez tué mon fils, vous mourrez. Trop heureux que je vous permette de finir comme un rebelle, quand je pourrais vous faire condamner comme assassin.
Le gouverneur frappa du poing sur la porte, et à l'instant parurent plusieurs archers qui envahirent la chambre.
—J'avais, par compassion pour le condamné, leur dit le vieillard, changé son cachot en un meilleur gîte; mais voyez, il a scié les barreaux et préparé une corde pour fuir. Gardons-le, mes enfants, gardons-le bien jusqu'à huit heures, pour qu'il n'échappe pas à la justice de Dieu!
Les archers se placèrent entre le prisonnier et la fenêtre. Le gouverneur s'assit en travers de la porte et ajouta:
—Si quelqu'un m'appelle, pas de réponse; je ne bougerai pas d'ici avant l'arrivée du bourreau!
À ces mots, un frisson parcourut les veines du criminel. Il releva la tête, et comme si la menace de mort eût retrempé son courage, rallumé son orgueil et mis fin à ses terribles angoisses, il dit au vieillard en lui montrant la déclaration restée sur la table près du flambeau mourant qui coulait en larges nappes:
—Le misérable qui m'a dénoncé à vous, prétendrait-il bénéficier de ma dépouille et me déshonorer après ma mort! Je reste Valois puisque je meurs, et cet écrit devient inutile, je suppose.
Le gouverneur lui tendit le papier sans répondre une parole. Alors la Ramée brûla ce qu'il avait écrit et rapprocha le fauteuil pour s'asseoir. Mais au souvenir des paroles qui étaient échappées au malheureux père, la Ramée eut horreur de cette place. Il repoussa le siège et resta debout, la tête inclinée, les bras croisés sur la poitrine, au milieu des archers qui surveillaient tous ses mouvements.
Tel fut le sombre tableau qu'éclairèrent les premiers rayons du jour.
Cependant Espérance, fidèle à sa promesse, attendit à l'endroit désigné. Henriette avait obéi; elle avait suivi dans une litière les chevaux préparés pour la Ramée, et la litière cachée dans la petite rue voisine était surveillée par Pontis à cheval.
Au signal convenu, Espérance s'approcha du Châtelet croyant en voir descendre le prisonnier; mais les moments s'écoulèrent, on sait pourquoi l'évasion ne put avoir lieu. Espérance attendait toujours.
Le jour venu, Henriette, dont le visage trahissait une infernale joie, déclara que rien ne l'obligerait à se donner en spectacle dans un quartier semblable, qu'Espérance l'avait trompée, qu'une évasion ne se faisait pas à la lumière du soleil, et ces raisons parurent sans réplique aux deux jeunes gens. Ils durent laisser la perfide femme retourner à son logis; d'ailleurs, elle ne pouvait que les gêner puisque la Ramée ne venait pas. Espérance avait essayé dix fois de pénétrer au Châtelet, on lui en avait interdit l'entrée avec une rudesse des plus significatives. Il se demanda si le roi n'avait pas changé d'avis. Il se figura que la Ramée n'avait pas voulu écrire la déclaration assez explicite. Enfin tout ce qu'un cerveau prêt à éclater peut entasser de conjectures plus ou moins raisonnables, Espérance aux abois, les ressassa pendant trois mortelles heures d'attente.
Il ne pouvait comprendre comment la Ramée, du moins, ne se montrait pas. Il comprenait encore moins comment, si les obstacles venaient du roi ou de Crillon, ce dernier n'en avait pas donné avis.
Pontis, expédié par Espérance chez le chevalier, rapporta que rien, à sa connaissance, n'avait été changé par le roi. Le chevalier offrait de venir lui-même au Châtelet, pour en donner l'assurance.
En attendant, la place de Grève s'emplissait de spectateurs, le gibet se dressait, réclamant sa proie, et à six heures et demie arrivèrent au Châtelet l'exécuteur et la nouvelle troupe d'archers.
Justement le chevalier venait de céder aux messages réitérés d'Espérance.
Il entra dans la prison et fit entrer avec lui Espérance et Pontis.
Le condamné était déjà placé en bas, dans la geôle, entouré du funèbre cortège de la mort. À la porte de cette salle se tenait l'implacable vieillard, décidé à ne pas abandonner sa vengeance.
Crillon s'étant approché de lui pour lui demander l'explication de cet étrange malentendu, le gouverneur lui montra une lettre d'une écriture bizarre, inconnue, qui disait:
«Baron du Jardin, le prisonnier que vous devez laisser fuir cette nuit est l'assassin de votre fils Urbain.»
—Data! mais c'est vrai! murmura Crillon furieux en regardant à la fois le gouverneur et Espérance qui parcourait la lettre et pâlissait.
—Il l'a avoué, dit le vieillard.
—Oh! pourquoi me suis-je mêlé de ce scélérat, s'écria le chevalier.
—Jamais on n'eût imaginé une pareille infamie, murmura Espérance, qui devina le véritable auteur de la dénonciation.
—Jamais plus beau coup de la justice céleste, pensa Pontis.
—Par grâce, essayons encore… allons au roi, supplia Espérance.
—Si le roi voulait sauver ce misérable, je me ferai justice moi-même, interrompit le gouverneur.
—Tout est dit, répliqua Crillon. Venez, Espérance, nous n'avons plus rien à faire ici.
—Vous, peut-être, dit le jeune homme dont les yeux humides trahissaient l'émotion; mais moi je ne peux partir ainsi sans avoir dit à ce malheureux tout ce que je souffre.
Crillon haussa les épaules et sortit.
Déjà le cortège se mettait en marche. La Ramée portait la tête haute, le regard ferme, entre une double haie des soldats de garde et des employés de la prison.
Lorsqu'il fut en face du gouverneur, il ferma un instant les yeux et murmura tout bas: Pardon!
—Je pardonnerai dans une demi-heure, dit du même ton le vieillard.
Tout à coup la Ramée aperçut Espérance qui fendait la foule pour arriver à lui. Au lieu de remercier, et d'adorer ce loyal défenseur, dont les nobles intentions éclataient à ce moment suprême dans le plus affectueux regard:
-Ah! traître, dit la Ramée, te voila! Ah! délateur misérable, tu viens après m'avoir abusé lâchement, tu viens insulter à mon agonie. Et puis, tu te convaincras que je suis bien mort pour me voler tranquillement Henriette. Je savais bien, ajouta-t-il, avec une colère effrayante, que tu l'aimais encore et que tu ne me la céderais! Je savais bien que tu ne la laisserais point partir avec moi!
Espérance, éperdu, voulut l'interrompre.
—Lâche!… lâche!… continua la Ramée, mais je serai vengé. Elle m'aime et te reprochera ma mort!
Et il fit un mouvement comme pour lever le poing sur Espérance.
—Quoi! s'écria Pontis en serrant les mains de son ami avec un rugissement furieux, tu te laisses insulter ainsi toi!… Réponds donc à ce brigand qui t'accuse! Dis-lui donc la vérité sur cette femme.
—Silence!… dit Espérance avec une douceur sublime. Ce malheureux n'a plus qu'un moment à vivre. Si je faisais ce que tu dis, il mourrait désespéré. Silence! Qu'il conserve sa foi, son dernier bonheur, qu'il se croie aimé, qu'il me croie lâche et traître… mais qu'il meure en paix!
La foule s'écoula, suivant, sans l'outrager, le condamné qui marchait avec courage vers la place de Grève, et cherchait encore, dans cette multitude muette, soit des partisans apostés pour sa délivrance, soit plutôt le dernier sourire de sa misérable fiancée.
Rien. L'heure fatale avait sonné, le jeune homme monta en triomphateur sur l'échelle, se livra au bourreau et rendit l'âme en murmurant le nom d'Henriette.
VIII
LE SANG POUR LE SANG
Le jour même de la mort du malheureux la Ramée, lorsqu'au Louvre chacun en parlait encore, et que les uns applaudissaient, que les autres s'apitoyaient, que pour tout le monde il était évident que le bourreau n'avait puni qu'un instrument des intrigues de la duchesse de Montpensier, ce jour-là, disons-nous, toute la noblesse se pressait au palais pour féliciter le roi et pour renouveler les témoignages de son dévouement et de son respect.
Deux carrosses s'arrêtèrent devant l'entrée de la maison royale. De l'un, descendirent M. d'Entragues et le comte d'Auvergne, offrant la main à Marie Touchet, plus majestueuse, et à Henriette, plus brillante que jamais. Cette dernière, depuis huit heures du matin, n'avait plus rien à craindre de son plus dangereux complice, de celui qui, si longtemps, avait menacé à la fois sa personne et sa fortune.
De l'autre carrosse sortit, fière et l'oeil assuré, malgré l'accueil glacé qui lui fut fait, la duchesse de Montpensier, dont le cortège était nombreux et magnifique. Celle-ci était moins tranquille. La Ramée, en mourant, avait laissé surnager trop de secrets. Les deux troupes s'étant jointes au bas des degrés, Henriette et son père, qui déjà commençaient à monter, s'arrêtèrent un moment et s'effacèrent pour laisser passer la terrible Lorraine. Celle-ci attacha son regard perçant sur la jeune fille, et, comme si elle l'eût devinée digne de poursuivre et d'achever son oeuvre, elle l'honora d'un sourire et d'un salut.
A l'agitation qui se produisit au palais, dans les salles de la galerie, à la mine sombre de Sully, à la fugitive lueur qui voila un moment les traits du roi, chacun comprit que la scène ne pouvait manquer d'être intéressante.
Catherine de Lorraine cependant, montait lentement et arrachait des saluts à tous ceux qui avaient l'imprudence de la regarder en face. Elle parvint ainsi à la galerie, et tout d'abord, cherchant le roi, remarqua qu'il parlait bas à son ministre et au capitaine des gardes.
Après quoi Henri se remit à jouer, et ne donna plus signe d'émotion.
La duchesse s'avança jusqu'à la table de jeu, et le murmure qui se fit d'abord, puis le silence qui lui succéda, avertirent le roi qu'il était temps de détourner sa tête; d'ailleurs la duchesse allait débiter un de ces compliments comme elle savait les tourner, et dont les premières syllabes commençaient à sortir de ses lèvres.
—Sire, dit-elle, j'ai dû venir, malgré mon état de faiblesse, féliciter
Votre Majesté….
Le roi l'interrompit aussitôt. Il avait l'air froid et sec qui chez lui, visage affable et gracieux, révélait les grandes colères. Car Henri, lorsqu'il s'irritait, savait encore se contenir assez pour conserver tous ses avantages.
—Ma cousine, dit-il, au milieu du profond silence de toute l'assemblée, si je m'attendais ce soir à une visite, ce n'est pas à la vôtre.
La Lorraine changea de couleur. Elle avait espéré que la longanimité d'Henri se contenterait encore cette fois d'une formule de politesse et que les relations diplomatiques, comme on dit, pourraient subsister.
—Pourquoi, répliqua-t-elle avec émotion, Votre Majesté ne m'eût-elle pas dû attendre?
—Parce que ce soir, ce n'est pas ici la place d'une honnête princesse comme vous, le Louvre étant habité par un roi qui fait périr ses parents sur l'échafaud.
—Sire, que signifient ces paroles de Votre Majesté?
—Ces paroles sont les vôtres, ma cousine, et non les miennes. Vous avez toujours considéré la Ramée comme un Valois, vous lui avez fourni titres, argent, crédit qu'il s'ignorait lui-même, ce malheureux; vous lui avez révélé son origine.
—Sire, voilà des accusations….
—Que je devrais vous faire adresser, direz-vous, devant mes présidents, assistés de greffiers, dans une bonne chambre de ma Bastille. Mais vous êtes femme et je ne fais la guerre qu'aux hommes. Il y a plus, j'épargne aux femmes, quand je le puis, tout ce que je sais leur être désagréable. Je vous dispenserai donc, désormais, de vous présenter au Louvre. Vos domaines sont spacieux, demeurez-y, ma cousine. Vous êtes de ces voiles dangereux qu'on aime à éloigner de son territoire.
Aussitôt, Henri se levant, salua la duchesse, éperdue de honte et de rage, et lui annonçant ainsi qu'il la congédiait, se rassit et reprit ses cartes au milieu d'un murmure de bruyante satisfaction.
La Lorraine chancela. Ses traits s'étaient décomposés. La bile montait à flots de son foie à son visage, et c'était chose horrible à voir que ce front jaune sous lequel des yeux d'un noir rouge étincelaient hagards comme des flammes vacillantes.
Elle partit en suffoquant. Mais aux premiers degrés, la force lui manqua.
Ses gens la relevèrent et la portèrent dans son carrosse.
A peine eut-elle disparu que toutes les poitrines se dilatèrent. On eût dit que le roi et la France n'avaient pas d'ennemi, et que rien n'obscurcissait plus l'avenir. Henri quitta son jeu et vint parcourir les groupes de courtisans, au sein desquels M. d'Entragues, plus bruyant dans sa joie que deux douzaines d'enthousiastes ordinaires, essayait d'attirer l'attention de Sa Majesté.
Le roi aperçut ce digne seigneur, et lui sourit. Il aperçut aussi Henriette. Elle était si belle, et, en regardant le prince, son sein se soulevait avec une si amoureuse agitation, que le roi ne trouva qu'un remède au trouble qu'il ressentait lui-même; il fit ses compliments à la raide et majestueuse figure de Marie Touchet, éteignant sur les glaces de ce demi-siècle les feux excessifs des dix-huit ans qui l'embrasaient.
Le comte d'Auvergne voltigeait sur les flancs de ce groupe, décochant çà et là, toujours à propos, sa flèche auxiliaire.
Cependant, à une des extrémités de la salle, riait et charmait Gabrielle, dont une cour nombreuse mendiait les regards. La marquise de Monceaux ne voyait rien, n'entendait rien, malgré son apparente liberté d'esprit. Elle s'était placée de manière à voir entrer chaque nouveau visage dans la galerie, et celui qu'elle attendait n'arrivait pas. Plus scrupuleux que Mlle d'Entragues, il n'avait pas cru devoir aller triompher au Louvre de la mort d'un ennemi.
Quand le roi eut coqueté à loisir auprès des Entragues, s'assurant furtivement par un coup d'oeil que la marquise ne le surveillait pas, il retourna près de Gabrielle ravi de n'avoir été ni gêné, ni surpris dans son petit manège, et la Varenne qui, d'un coin de la salle, observait chaque mouvement de son maître, augurait favorablement pour l'intrigue nouvelle, de la réserve et de l'adresse que le roi avait déployées, lui qui d'ordinaire ne savait pas se modérer quand il s'agissait de satisfaire un caprice.
—Il faudra voir, dit le roi bas à Sully, ce qu'est devenue la duchesse, car elle m'a paru sortir d'ici comme une louve enragée. Elle pourrait mordre… gare!
Une demi-heure après, le capitaine des gardes, envoyé pour surveiller le départ de la Lorraine, revint dire au roi qu'à peine arrivée elle avait été prise d'une syncope, et qu'en attendant les médecins elle était étendue sur son lit, sans connaissance.
—Le fait est que j'ai été rude, dit Henri. Pourvu qu'on ne me reproche pas de l'avoir voulu tuer.
—Par réciprocité, répliqua Sully, laissez dire.
—En supposant qu'elle persiste à demeurer sans connaissance, demanda le capitaine des gardes, faut-il toujours que Mme de Montpensier quitte Paris?
—Eh! mon ami, s'écria le roi en riant dans sa barbe grise, que n'a-t-elle toujours été sans connaissance, je ne la renverrais pas aujourd'hui.
Et il ajouta, toujours riant, à l'oreille de Gabrielle et de Sully:
—Qu'elle s'engage à ne plus bouger, à ne plus parler, à ne plus penser, je la tiens quitte.
—La méchante bête, grommela Sully, pour laquelle on se croit encore obligé de faire des façons! qu'elle rende sa vilaine âme à Dieu, s'il en veut, et que tout cela finisse.
—Eh! eh! tout cela est loin d'être fini, dit Henri avec un soupir qui n'échappa point à Gabrielle; après la duchesse, il nous restera Mayenne, et celui-là bougera, parlera et agira encore longtemps. Quel chiendent que cette ligue… Plus on lui arrache de têtes, plus il en repousse.
Gabrielle, au nom de Mayenne, sourit malicieusement, et répondit en appuyant sa main blanche sur le bras du roi:
—Il n'est si petite main qui ne puisse arracher une grosse épine.
Holopherne a été vaincu par Judith.
—Que voulez-vous dire par ces sentencieuses paroles? demanda Henri, fort curieux de sa nature.
—Rien, répliqua la marquise, sinon que M. de Mayenne a un trop gros ventre pour être toujours un méchant homme. Sa soeur est maigre, sire, voilà pourquoi elle vous donne tant de mal.
—Dirait-on pas que cette marquise a mis le gros Mayenne dans un sac dont elle tient les cordons? Voyez un peu cet air de triomphe!
Henri fut interrompu par l'arrivée du comte d'Auvergne, qui apportait des nouvelles de la duchesse.
—Sire, dit-il, les médecins ont déclaré que les jours de la malade étaient en danger, qu'elle ne saurait être transportée impunément, et, bien qu'en revenant à elle, Mme de Montpensier ait commandé qu'on l'emportât, ses officiers envoient chercher les ordres de Votre Majesté.
Henri ne parut pas entendre. Sully prenant la parole:
—Le roi n'est pas médecin, répliqua-t-il. Et il tourna le dos.
Il était vrai pourtant que la duchesse avait été frappée d'un coup mortel. A peine remise de son émotion, elle sentit la paralysie du corps énergique et obéissant qui jusque-là s'était plié à tous ses caprices et avait secondé vaillamment toutes ses volontés. Seule dans l'horreur de sa situation, immobile et livrée au supplice de vivre seulement par la pensée, elle passa des heures d'inexprimables angoisses sans avoir trouvé un seul moyen d'échapper à la main royale qui pour la première fois s'appesantissait sur elle avec l'intention de l'écraser.
Plus de ressources. Le passé ne lui offrait que des défaites et l'avenir ne lui réservait que la mort. Successivement avaient disparu ses instruments brisés par une fatalité impérieuse. Chicot l'avait bien dit au roi. Elle n'avait plus que trois moyens dont le dernier venait d'échouer contre le gibet de la Ramée.
La duchesse comptait encore sur son frère Mayenne, non pas pour elle, car ce frère ne l'aimait pas, mais contre Henri, que Mayenne menaçait encore. Elle lui avait envoyé un ambassadeur à propos du complot de la Ramée et lui proposait une jonction des troupes qui possédait avec celles de l'imposteur. Grâce à Crillon, ces dernières avaient été dissipées; mais Mme de Montpensier espérait encore que Mayenne, par esprit de famille, en rassemblerait les débris et renouerait plus intimement que jamais avec l'Espagne.
Cependant le duc n'avait rien répondu aux communications de sa soeur, et celle-ci ne pouvait rien comprendre à son silence. Le courrier avait-il été saisi? Le message intercepté? Mayenne, par prudence, s'était-il abstenu momentanément? Dans son impatience, et de son lit de douleur, la duchesse expédia au duc son dernier agent fidèle, avec ordre de rapporter une réponse à tout prix.
—Hâtez-vous, lui dit-elle, d'annoncer à mon frère que je m'en vais mourant, et que je n'ai pas de temps à perdre.
Le courrier fit diligence; il trouva au retour sa maîtresse luttant plus encore contre les souffrances de l'esprit que contre la maladie du corps. Toujours couchée, toujours enveloppée d'ombre et de silence, on eût dit qu'elle cherchait à se faire oublier comme la panthère blessée qui s'enfouit sous les feuilles dans un antre et demeure là de longues nuits, n'ayant rien de vivant que les yeux.
A la cour, on ne parlait plus d'elle que pour se demander si la duchesse était enfin morte. Elle, pendant ce temps, se ranimait peu à peu, et attendait la réponse de Mayenne, réponse favorable, elle n'en doutait pas, pour s'aller jeter dans son camp, et lui souffler les ardeurs de sa rage et de son désespoir.
Enfin le messager reparut. Il avait mis quelques jours à faire un trajet difficile, parmi les espions et les postes de l'armée d'observation qui enfermait Mayenne à l'extrémité de la Picardie.
La duchesse se souleva sur son lit, ouvrit en palpitant de joie la bienheureuse lettre qu'on lui apportait: elle en eût baisé les caractères, tant l'écriture de Mayenne lui promettait de nouvelles chances de recommencer la lutte.
Mais voici ce que lui écrivait son frère:
«Ma soeur, chacun pour soi en ce monde. Vous avez mis constamment cette maxime en pratique. Vous vous affaiblissez, dites-vous, moi je n'ai plus de force. Vous êtes très-malade, moi je me considère comme enterré.»
«Dans toutes ces dernières affaires, vous avez sans doute songé à vos intérêts, je commence à penser aux miens, et me ménage un bon repos en cette vie, en attendant le repos éternel. Vivez en paix, ma soeur, comme je vais tâcher de le faire moi-même.»
Et, au bas de cette foudroyante épître, s'étalait le paraphe obèse de l'homme au gros ventre, qui rappelait ainsi la prétendue mourante aux oeuvres de charité chrétienne.
La duchesse fut frappée au coeur. Elle eut une syncope semblable à celle qui l'avait saisie au sortir du Louvre, et, cette fois, les ressorts de la vie se trouvèrent sérieusement atteints.
Bien plus, le phénomène étrange, effrayant, qui au même mois de mai, en 1574, avait épouvanté le château de Vincennes, se produisit, comme si, pour les mêmes crimes, le souverain Juge avait résolu d'appliquer les mêmes châtiments.
Dans la nuit qui suivit cette crise, la duchesse s'était assoupie, malgré les aiguillons de la fièvre; elle se réveilla baignée de sueur, elle appela, elle cria pour que ses femmes vinssent l'arracher à ce bain brûlant, dans lequel glissaient ses membres amaigris.
Les femmes accoururent avec des flambeaux, et reculèrent d'épouvante en voyant dégoutter du front de leur maîtresse une sueur de sang. C'était un fleuve de sang qui ruisselait dans son lit et jaillissait incessamment de chacun de ses pores dilatés par la fièvre. Les médecins appelés déclarèrent que la duchesse était en proie à ce mal mystérieux et terrible, qui, vingt-deux ans avant, avait couché Charles IX dans le tombeau.
Désormais plus d'espérance, plus de remède. La duchesse s'ensevelit dans un morne et farouche silence. On la voyait, un miroir au pied de son lit, regarder d'un oeil fixe, avec une sinistre expression de terreur, les gouttes de sang qui, toujours étanchées, reparaissaient toujours sur ses joues, ses tempes et le long de ses bras humides.
A chaque transport de colère, à chaque émotion plus caractérisée, la sueur grossissait et une nappe rouge s'étendait sur le visage et le corps de la coupable si cruellement châtiée.
Les médecins se retirèrent consternés; les serviteurs eux-mêmes craignirent le contact de la maudite. On envoya chercher des prêtres qui, à l'aspect de ce cadavre sanglant, s'évanouirent de saisissement ou s'enfuirent d'effroi.
C'était la nuit, la dernière nuit de souffrance. La duchesse râlait sur son lit souillé; elle appelait à l'aide, et personne ne s'approchait d'elle. Soudain elle aperçut un moine de haute taille qui traversait lentement la chambre voisine et devant lequel se courbaient les serviteurs que l'épouvante tenait à l'écart. Ce moine arriva jusqu'au lit de la mourante et contempla silencieusement l'effrayant spectacle de cette agonie.
En le voyant, son capuchon baissé, la duchesse le remercia du regard, car elle n'osait plus remuer ses mains de peur d'y sentir l'humide chaleur du sang.
—Je veux l'absolution de mes fautes, dit-elle d'une voix lugubre encore empreinte de cette autorité hautaine qui avait présidé à chaque mouvement de sa vie.
—Pour être absoute, dit le moine, confessez-vous!
—Faites d'abord retirer, dit-elle, tous ces gens qui pourraient m'entendre.
Le moine ne répondit pas, et ne fit pas un mouvement.
Ce que voyant, la duchesse:
—J'ai péché, dit-elle à voix basse, par avarice, par ambition, par orgueil.
—Après? dit le moine.
Elle le regarda avec surprise.
—Si j'ai d'autres péchés à me reprocher, mon corps souffre, ma mémoire faiblit… ma voix expire, n'exigez pas trop en un pareil moment. Le châtiment passe, je crois, les fautes… Absolution!
—Vous ne parlez pas des crimes? demanda le moine.
—Les crimes?… murmura-t-elle avec stupeur.
—Oui, les crimes? poursuivit le confesseur d'une voix éclatante. La force vous manque, je le crois, mais je puis vous aider. Vous avez confessé la vanité et l'orgueil. Mais la luxure!… ce crime hideux qui a rongé votre jeunesse et jusqu'à votre âge mûr, ce péché mortel que vous avez arboré comme un étendard pour vous créer des légions d'assassins!
—Moine! s'écria la duchesse en se soulevant d'une main sur son lit.
—Confessez! dit solennellement le religieux; confessez, si voulez qu'on vous absolve!
Frappée de terreur, la duchesse, au lieu de répondre, cherchait à voir, sous le capuchon, les traits de l'homme qui osait lui parler ainsi:
—Passons à l'homicide! continua l'implacable confesseur. Comptons: Henri III assassiné, Henri IV frappé deux fois, Salcède roué sur un échafaud, la Ramée mort sur un gibet, et ces milliers de soldats tombés sur les champs de bataille, et ces victimes expirant dans les ténèbres des prisons, et ces enfants morts de faim avec leurs mères, et ces familles de spectres qui pendant le siège de Paris ont rongé des cadavres pour soutenir leur misérable existence, tandis que vous buviez dans votre palais à l'usurpation du trône de France! confessez, duchesse, confessez! si vous ne voulez pas paraître au tribunal de Dieu avec cette épouvantable escorte de victimes qui vous maudissent.
La duchesse voyait de ses yeux hagards tous les assistants s'approcher avidement de l'embrasure des portes et guetter sa réponse à ce terrible interrogatoire.
—Qui êtes-vous donc? murmura-t-elle.
Le moine rabattit lentement son capuchon et se fit voir à la mourante qui, en le reconnaissant, poussa un cri et joignit les mains.
—Frère Robert, dit-elle… Oh! je comprends par qui j'ai été vaincue! pitié!
—Avouez vos crimes alors….
—Pitié!
—Dites seulement oui chaque fois que j'accuserai; cela suffira aux hommes et à Dieu. La luxure et vos abominables calculs?…
—Oui, dit la duchesse d'une voix étouffée.
—Les affamés de Paris, les soldats tués, les prisonniers étouffés?…
—Oui.
—Salcède et la Ramée poussés par vous sur l'échafaud?
—Oui, murmura-t-elle après un silence entrecoupé de convulsions.
—Henri IV tant de fois frappé?… Ah!… vous hésitez; prenez garde, un seul mensonge effacerait le mérite de vingt aveux. Avouez!
—Oui, dit-elle si bas, que le moine eut peine à l'entendre.
—Et Henri III, votre roi, votre ancien ami, assassiné par votre amant
Jacques Clément?…
—Jamais! jamais! s'écria-t-elle en se tordant les mains, d'où le sang s'exprimait à grosses gouttes.
—Vous niez?
—Je nie.
—Osez donc nier à Dieu lui-même que vous allez voir face à face dans quelques instants, et dont vous devez déjà entendre gronder la colère!
—Pitié!… j'avoue, j'avoue, dit la duchesse en se cachant livide et palpitante sous ses oreillers.
—Eh bien, alors, reprit le moine d'un ton solennel, je vous absous au nom de Dieu sur cette terre et je le prie de vous absoudre dans le ciel. Mourez doucement, mourez en paix!
Il étendit le bras vers le lit, les yeux de la mourante reflétaient encore une flamme sinistre, celle de la colère, peut-être… peut-être celle des châtiments éternels.
Peu à peu cette lueur s'éteignit, la tête se pencha, les bras se roidirent pour une dernière menace; mais le souffle de Dieu brisa ce misérable cadavre.
La duchesse de Montpensier proféra un cri sourd et rendit l'esprit.
—Maintenant, murmura le moine, Henri IV n'a plus à craindre d'autre ennemi que lui-même. Ma tâche est finie. A mon tour de songer à Dieu.
Et, se couvrant la tête, il traversa lentement la salle au milieu des assistants agenouillés.