La belle Gabrielle — Tome 3
IX
AYOUBANI
Le temps avait marché. Les huit jours que s'était donnés Leonora pour surprendre le secret d'Espérance avaient passé, puis d'autres semaines encore, et rien n'était venu apporter à l'Italienne la preuve désirée.
Espérance qui savait les projets d'Henriette et devinait la curiosité de Leonora, s'était tenu sur ses gardes. D'ailleurs, se disait-il, avec toute l'adresse et l'habileté des meilleurs espions, que pourraient découvrir ces deux femmes?
En effet, lorsqu'il allait chez le roi, soit avec Crillon, soit tout seul, quoi de plus naturel? D'autres n'y allaient-ils pas comme lui? Quand il chassait dans les forêts royales, soit seul, soit en compagnie du roi, cela pouvait-il s'appeler un indice? Et en admettant même que Gabrielle vint au rendez-vous de chasse, ou suivît le cheval le daim et le renard, n'y avait-il pas des dames avec Gabrielle, et quelqu'un pouvait-il se flatter d'avoir pris jamais un serrement de main, ou un baiser, ou une parole suspecte? Espérance vivait donc heureux et tranquille.
D'ailleurs, ses ennemis ou ses espions ne donnaient pas signe de vie. Quelquefois, il est vrai, dans les premiers jours de curiosité de Leonora, Espérance avait pu voir derrière lui, à distance, quand il faisait une excursion quelconque, la silhouette du paresseux Concino, perché sur un cheval et galopant; mais Concino paraissait avoir renoncé à un exercice qui ne rapportait rien et coûtait cher. Des chevaux éclopés, des maux de reins, et çà et là quelque bonne chute dans des chemins impraticables, telles avaient été ses aubaines; car Espérance, bien monté, cavalier intrépide, infatigable, s'amusait à conduire son espion d'un train d'enfer, et à lui faire sauter des fossés, franchir des barrières et traverser des rivières: Concino avait dû renoncer.
Le jeune homme savourait donc le bonheur d'être aimé sans remords et sans obstacles; mais, pour ne rien omettre de ce que conseille la prudence, il avait acheté une petite maison dans le faubourg, feignant de s'y rendre avec un mystère que tout le monde était libre de surprendre, et il n'était bruit dans ce quartier isolé que des mules, des panaches, des mantes grises, des jolis pieds furtifs et des aventureuses pèlerines qui apparaissaient et disparaissaient dans cet ermitage. Le bruit courait, et Espérance n'en demandait pas davantage.
Gabrielle apparemment savait à quoi s'en tenir sur ces infidélités, et tout allait pour le mieux puisque les espions se trouvaient déroutés.
Nous ne dirons pas que le bonheur d'Espérance fut complet. Les amants s'engagent toujours au désintéressement, et l'essence même de l'amour est l'ambition et l'avarice. On ne demande rien, on désire tout, et pour peu que l'âme ne soit pas aussi parfaitement trempée que celle d'Aristide ou de Curius, le désir s'exhale et parle un langage qui contredit bientôt l'engagement qu'on avait pris.
Espérance recevait chaque matin de Gabrielle un souvenir. L'ingénieuse amie avait su varier ses envois avec cette délicate subtilité des femmes, qui jamais ne sont embarrassées en présence de l'impossible.
La biche et son collier avaient été suivis de fleurs d'Afrique, rapportées par le célèbre voyageur Jean Mocquet. La collection en était riche et avait défrayé plusieurs semaines. Puis, dans les intervalles, c'étaient une dentelle, un chien de race choisie, un bijou dont le travail ou l'antiquité étaient la seule valeur, une arme rare, une médaille, un marbre, un dessin, un manuscrit, un livre, quelquefois une étoffe, un jour des poissons bleus de Chine, une autre fois une carpe de Fontainebleau avec ses anneaux aux nageoires. Et chaque matin, Espérance attendait l'envoi avec un battement de coeur, et se demandait quelle idée aurait ce jour-là Gabrielle. L'idée était-elle plaisante, il riait, affectueuse, il soupirait. Quant aux messagers, c'étaient des marchands, des valets, des colporteurs, des femmes qui apportaient l'objet sans même voir Espérance, toutes gens qui, s'ils eussent été questionnés, n'eussent pu rien répondre, ne sachant rien.
Mais pour un amant jeune et tendre comme Espérance, le dédommagement de ce souvenir quotidien devait-il suffire? Aristide ne désirerait-il pas autre chose? Curius en acceptant les médailles, les biches et les carpes, ne penserait-il pas que Gabrielle possédait d'autres moyens de séduction plus séduisants encore? Or, le moment ne devait-il pas arriver où l'homme, naturellement insatiable, s'éveillerait, demanderait le double, le décuple de ce qui lui était offert, et changerait sa médiocrité, douce, inattaquable, heureuse, cette médiocrité dorée, contre une existence de soupirs, de voeux, de démarches périlleuses, de faux mouvements, qui trahissent vite l'amant et perdent l'amante? Peut-être ce moment était-il déjà venu?
Peut-être les ennemis d'Espérance ne s'endormaient-ils que sur cette probabilité.
Un soir d'été que Pontis, compagnon fidèle, suivait dans le jardin son Oreste impatient, et que tous deux semblaient embarrassés comme il arrive quand on a tant de choses à se dire qu'on voudrait taire, ou qu'on se gêne l'un l'autre, Espérance, après plusieurs tours de promenade, au bout desquels il espérait voir Pontis prendre congé, se jeta sur un gazon moelleux, et les mains sous la tête, les yeux attachés sur la nappe immense de l'azur des cieux, il parut oublier l'univers.
Pontis l'avait imité. Tous deux, côte à côte, se plongeaient dans la vague volupté de l'extase.
Le silence qu'ils gardaient n'était interrompu que par les murmures des oiseaux occupés à retrouver leurs nids.
—Espérance, dit enfin Pontis, ou je te gêne, ou il me semble que tu me caches quelque chose.
—Et quoi donc? demanda Espérance sans trop s'inquiéter d'une question que son ami lui avait cent fois adressée.
—Tu t'ennuies?
—Moi! je n'ai jamais trouvé la vie si douce.
—Tu es fatigué, sans doute?
—Frais comme seront demain les oiseaux qui se couchent.
—Espérance, tu vas trop souvent dans l'ermitage du faubourg!
—Bah!
Et le jeune homme détourna la tête pour cacher un malicieux sourire.
—Tu fais trop parler de toi, Espérance, ajouta Pontis en marquant chaque parole, et quelque jour tu te trouveras avoir sur les bras une légion de pères, de maris, et d'amants qui présenteront leur compte.
—Pontis, tu exagères.
—Je te parle comme on parle. J'étais de garde là, aux petits appartements.
On racontait tes prouesses chez le roi.
—Eh bien! le roi aussi n'a-t-il pas ses prouesses?
—Il en a le droit, personne n'ayant de droits supérieurs aux siens.
—Ah ça! mais, tu moralises?
—Je t'apporte la morale de M. de Crillon, qui trouve que tu te caches trop mal, et qu'avant peu tu seras découvert…. Tu ne couvres pas assez ta trace.
—Nomme-t-on quelqu'un? demanda Espérance avec curiosité. Voyons, dis-moi un nom, un seul?
—J'en dirais trente si je répétais tout ce qui court sur toutes tes bonnes fortunes.
Espérance haussa les épaules.
—Il faut que jeunesse se passe, dit-il en étouffant un léger soupir, parce qu'en effet il regrettait un peu sa jeunesse.
—En sorte, continua Pontis, que j'ai fait un plan.
—Un plan? A propos de moi?
—Oui, mon ami, je me suis dit que mon devoir est de veiller à ce que tu n'éprouves aucune disgrâce.
—C'est penser sagement.
—La disgrâce te viendrait d'un abus de visites à un hermitage du faubourg.
Déjà tu parais fatigué, pâli, tu as des inquiétudes: avoue que tu en as.
—Mais….
—Il faut couper le mal dans sa racine. J'ai résolu de m'aller installer dans la petite maison. De cette façon, je te surveillerai à mon aise, et tout danger me trouvera sous les armes.
—Quel gâchis est cela? s'écria Espérance en se relevant pour mieux voir la figure de Pontis. Quoi! tu parles sérieusement.
—Sérieux comme le masque de la tragédie.
—Tu prétends t'installer dans la maison du faubourg?
—Pour faire fuir les grâces et les disgrâces, c'est l'avis de M. de
Crillon.
—Mon bon ami, j'aime tendrement M. de Crillon, dit Espérance jouant le dépit, je l'aime d'une affection très-profonde, mais je vous supplierai tous deux de ne pas vous mêler de mes affaires.
—Quand on a des amis, on ne s'appartient pas.
—Ne rions plus, Pontis.
—Je ne ris pas! demain je quitte le superbe logement que tu m'as donné ici, je m'en arrache à regret, parce qu'enfin, vivre auprès de toi est mon principal bonheur;—mais il le faut, et je plie toujours sous le devoir, on est soldat, on sait sa discipline. Demain, je m'installe au faubourg.
Espérance se leva tout à fait, saisit Pontis par les bras et l'enlevant du gazon où il continuait à se rouler moelleusement, le remit sur ses pieds et lui dit:
—Tu me feras le plaisir de ne plus dire de sottises. Tu es logé ici, restes-y. Quant à M. de Crillon je me charge de redresser ses idées avec tout le respect et toute l'amitié qui lui sont dus. Cesse donc de penser à habiter la maison du faubourg. Tu n'y mettras pas le pied.
Pontis, habitué à faire ses volontés, regarda Espérance avec surprise. Il ignorait que rien n'est tenace comme une fausse volonté.
—Ainsi, dit-il, tu me refuses?
—Je te défends d'y songer.
La figure de Pontis prit une expression si bizarre de désappointement, qu'Espérance faillit perdre son sérieux, qui, pourtant, lui était bien nécessaire.
—Laisse-moi te dire, ajouta Pontis en prenant le bras de son ami, mon installation au faubourg n'était pas seulement un devoir que j'accomplissais envers toi pour ton salut.
—Ah! qu'était-ce donc?
—Tout en faisant tes affaires, je travaillais par occasion aux miennes.
—Bah!
—Je te sauvais, mais j'avais mon bénéfice.
—Conte-moi cela, dit Espérance en riant.
—Je crois que je suis amoureux, murmura Pontis avec un visage déconfit et présomptueux tout ensemble.
—Oh! mon pauvre Pontis! De qui?
—C'est toute une histoire. Je te la raconterai quelque jour.
—Nous n'aurons jamais une plus belle occasion. Nous sommes seuls, sous les arbres, en face d'un ciel bleu. L'air est parfumé, les oiseaux se taisent, l'eau fait son petit murmure railleur, accompagnement charmant. Parle.
—Mon ami, c'est une Indienne.
—Hein? s'écria Espérance, comment dis-tu?
—Une Indienne… Vois-tu, il me semble que je fais un rêve.
—Il y a donc des Indiennes à Paris?
—Oh! mon cher ami, celle-là se cache, elle s'est enfuie de là-bas.
—De quel là-bas?
—Des bords du Gange.
—Pourquoi cela?
—Je ne sais pas au juste, mais je suppose que c'est parce qu'on voulait la forcer à se brûler sur le tombeau de son mari.
—Ah! elle est veuve.
—Il paraît.
—De qui?
—Eh! tu m'en demandes trop. Je ne le sais pas moi-même. On ne fait pas tant de questions quand on est amoureux.
—Excuse-moi, je n'ai pas voulu t'offenser. Donc c'est une fugitive qui se cache.
—Tu veux dire que c'est une aventurière, n'est-ce pas? Je te vois venir.
—À Dieu ne plaise.
—Si tu avais vu ses plumes, ses diamants, ses perles et son costume indien!
—Je me figure tout cela. Mais est-elle belle?
—Elle est un peu jaune… mais ce n'est pas sa faute; elle est un peu petite, mais je ne suis pas grand. Elle a des yeux noirs… Oh! quels yeux! et une petite patte d'oiseau avec des ongles!… À quoi penses-tu?
—Je me demande comment tu as fait pour rencontrer une Indienne dans les rues de Paris.
—Quand je te le conterai, tu seras saisi d'admiration! Il n'y a que moi pour avoir de ces chances-là.
—Et tu es amoureux?
—Passionnément; d'autant plus que l'Indienne n'est pas libre et que les occasions me manquent pour la voir.
—Cependant tu l'as vue?
—Oui, mais par hasard.
—Tu lui as dit que tu l'aimais?
—Oh! tout de suite.
—Comment a-t-elle répondu?
—Voilà la difficulté. En sa qualité d'Indienne, tu conçois qu'elle ne parle pas français.
—Et tu ne sais pas l'indien. Quelle langue prenez-vous pour vous entendre?
—On fait ce qu'on peut. On a des signes, des mines, des petits gestes; on invente un langage; chacun y met du sien. C'est très-gentil.
—Ce doit être charmant; mais incomplet. La pantomime est impuissante à expliquer les détails politiques, les questions litigieuses et les particularités de famille. Comment s'appelle-t-elle?
—Oh! un nom délicieux: Ayoubani.
—Ayoubani est délicieux, en effet.
—En sorte que je voulais, reprit naïvement Pontis, t'emprunter la maison du Faubourg. Je ne puis aller chez Ayoubani, qui est surveillée par ses femmes, et par je ne sais quel prince mogol, jaloux comme un jaguar. S'il me voyait chez elle, il la tuerait.
—Pauvre Ayoubani! Mais, s'il la voit chez toi, est-ce qu'il ne la tuera pas de même? Explique-moi un peu cela.
—Tu me demandes des choses incroyables, s'écria Pontis: quand je te dis que nous ne pouvons presque pas nous entendre elle et moi, comment veux-tu que j'entame avec elle de pareilles subtilités? Je l'aime, voilà tout. Et je crois bien qu'elle m'aime aussi. Veux-tu, oui ou non, me servir dans mes amours?
—Mon ami, tu te méprends sur mes intentions, dit Espérance, riant de voir Pontis ainsi courroucé, je brûle de te servir, mais je voudrais savoir comment. Le devoir d'un ami est de veiller sur son ami, tu me l'as déclaré tout à l'heure et je suis convaincu. Or, si le prince mogol vient te demander des comptes, que feras-tu?
—Dans ta maison, je saurais me défendre et protéger Ayoubani.
—Prends donc ma maison.
—À la bonne heure.
—Et tu me feras voir cette Indienne-là. Je n'en ai jamais vu.
—Malheureux! elle ne quitte presque jamais son voile.
—Je suppose que tu le lui feras quitter quelquefois, quand ce ne serait que pour voir ses yeux noirs.
—Je connais son caractère; si elle savait que je la montre à quelqu'un, elle serait capable de ne plus revenir! Attends un peu, laisse-moi l'apprivoiser. Plus tard, nous te présenterons.
—Comme tu voudras, dit Espérance. Mais pardonne-moi, il me vient encore une idée ridicule.
—Dis-la toujours.
—Si vous n'usez tous deux que de la pantomime, comment Ayoubani a-t-elle pu t'expliquer une chose aussi compliquée que celle-ci: «Je suis veuve, et l'on a voulu me brûler vive; je ne veux pas que personne me voie, et si vous me faites voir à quelqu'un, je vous quitte à jamais. Du reste, j'irai si vous voulez, dans une autre maison, à la condition que le prince mogol, qui est jaloux de moi, ne saura pas ma démarche.» Je t'avoue, Pontis, que voilà des explications difficiles à donner sans parler, et, pour ma part, je ne me chargerais ni de les fournir ni de les comprendre. Il y a surtout le mot: mogol, que je ne saurais rendre par un geste.
Pontis haussa les épaules à son tour.
—L'indien n'est pas une langue aussi difficile qu'on le croit, répliqua-t-il, j'en comprends beaucoup de phrases; je dois même dire que chaque fois qu'un embarras se présente, Ayoubani trouve un mot qui rend sa pensée. Elle est fort intelligente et forge des locutions suivant ses besoins.
—Il y a miracle, murmura Espérance.
—D'ailleurs, interrompit Pontis, il ne s'agit pas de tout cela. Nos difficultés ne regardent que moi, et pourvu que je les lève….
—C'est vrai, mon ami. Eh bien, prends donc ma maison du faubourg.
—Et promets-moi de ne m'y pas compromettre par quelque indiscrétion. Tu es fort indiscret, Espérance!
Le jeune homme sourit silencieusement.
—C'est un défaut, dit-il; mais je m'en corrigerai.
—Tu ne chercheras pas à voir Ayoubani avant qu'elle n'en ait donné la permission?
—Je te le promets. Est-ce que tu la vois demain?
—Peut-être… je ne sais… rien n'est sûr.
—Ne te tourmente pas; demain je ne serai pas à Paris.
—Ah!… tu chasses?
—Oui, je chasse.
—Où cela?
—Je ne sais trop. À Saint-Germain, à Fontainebleau, au bois de Sénart.
—Et tu pars de grand matin?
—De très-grand matin.
—Veux-tu alors me donner les clés de la maison du faubourg?
—À l'instant.
—Veux-tu que j'aille dès ce soir faire des préparatifs?
—Tous ceux que tu voudras.
Espérance siffla d'une certaine façon. Ses chiens accoururent bientôt en bondissant de joie, et derrière les chiens un valet, que ce signal appelait plus particulièrement.
—Les clés du faubourg à M. de Pontis, dit-il. Va, Pontis, suis ce garçon, et bonne chance!
—Tu es le roi des amis! s'écria Pontis en l'embrassant; un peu indiscret, mais je te pardonne.
—Merci.
—Te reverrai-je ce soir?
—Je serai couché quand tu rentreras.
—Eh bien! si je couchais là-bas?
—Où? demanda en souriant Espérance.
—Au faubourg?
—Tu es le maître. Désormais, la maison est à toi.
Pontis enchanté partit comme une flèche.
Aussitôt qu'Espérance se trouva seul, il rêva quelques moments à tout ce que venait de lui dire Pontis. Puis, la nuit étant arrivée, il feignit de se coucher comme à l'ordinaire.
À deux heures du matin il se releva. Tout dormait dans la maison. Il fit seller un de ses meilleurs chevaux, se choisit une bonne courte épée, prit sa carabine de chasse, de l'argent et sortit à petit bruit.
X
OÙ LE TONNERRE GRONDE
Quelques heures après le départ d'Espérance, deux jeunes femmes se promenaient dans le jardin de Zamet. C'étaient Henriette et Leonora.
Mlle d'Entragues avait deux jours par semaine pour rendre visite à sa devineresse, que des relations suivies avaient faite son amie. Henriette choisissait les matins, parce qu'on était dans la belle saison, que le jardin de Zamet était vaste et beau, que, le matin, tout le monde dort encore, et que c'est une heure aussi commode que le soir, moins le mystère qui va toujours mal à une réputation de jeune fille. D'ailleurs, ainsi l'avait décidé le conseil de la famille d'Entragues, juge souverain de chacune des actions d'Henriette. Depuis qu'il s'agissait d'une couronne à gagner, on permettait les sorties du matin à l'innocente jeune personne.
Mais, chez Henriette, ces deux visites par semaine avaient un double but. Le roi lui écrivait deux fois tous les huit jours, et la Varenne apportait ses lettres à huit heures du matin, chez Zamet, pour que, dans le quartier populeux qu'habitaient les Entragues, le porte-poulets trop connu ne fût jamais signalé.
Ainsi, Henriette et Leonora se promenaient dans le jardin de Zamet en attendant la lettre du roi. Leurs sujets de conversation ne variaient guère; il s'agissait toujours de Gabrielle, des progrès de la tendresse royale, des faits et gestes d'Espérance.
Leonora, pressée par les événements, avait donné à toute l'intrigue une impulsion rapide. Dans ce cercle d'ennemis acharnés de la favorite, on prédisait le moment précis où succomberait la marquise. L'esprit pénétrant d'Henriette venant en aide à la ruse de Leonora, les deux femmes avaient soupçonné bien vite tout ce que le pauvre Espérance mettait tant de soin à cacher. Et, bien qu'il n'y eût encore que des présomptions, elles suffisaient à préparer les éléments d'une surprise complète.
Ainsi, en remontant à la première démarche significative de Gabrielle, sa visite au Châtelet pour délivrer Espérance, Henriette, qui d'ailleurs avait vu Gabrielle près du jeune homme à Bezons, s'était dit, qu'une femme dans la haute et difficile position de la marquise, ne va en personne délivrer un prisonnier que si elle porte à ce prisonnier un intérêt plus fort que toutes les convenances mondaines.
Et elle avait raison.
À partir de ce moment, dégagée d'ailleurs de tout nuage depuis la mort de la Ramée, Henriette avait observé Gabrielle, et dans son sourire, dans son accent, indices vains pour toute autre qu'une femme jalouse, elle avait lu ce même intérêt de plus en plus passionné qui liait la marquise de Monceaux à Espérance.
Il est vrai que, à part ces sourires, rien ne prouvait leur intelligence; mais doit-on s'arrêter quand on soupçonne? et néglige-t-on les preuves même frivoles qui peuvent se grouper autour de ce soupçon quand on est décidé à forger au besoin toutes les preuves possibles?
Les chasses d'Espérance, ses visites furent épiées. Leonora joignit ses observations à celles d'Henriette. fidèle à son plan de politique, sauf quelques réserves de conscience, l'Italienne apporta dans l'arsenal commun toutes les armes que son intelligent espionnage lui fournit contre les deux amants destinés à succomber.
Espérance avait cru jouer un jeu habile en attirant l'attention sur sa petite maison du faubourg. Il y avait à grand peine appelé des visites féminines pour dérouter les espions. Mais un jour ou plutôt un soir l'audace de Leonora déjoua sa combinaison par une seule manoeuvre.
L'Italienne ayant cru remarquer dans le rapport de ses agents, comme aussi par ses propres yeux, que ces femmes se ressemblaient toutes malgré leurs voiles et malgré leurs équipages différents, malgré la variété de leurs costumes et l'inégalité des heures de rendez-vous, Leonora, disons-nous, aposta Concino débraillé comme un homme ivre au coin de la rue du faubourg. Et l'Italien, en jouant l'ivresse, écarta la mante dans laquelle s'enveloppait une de ces mystérieuses dames; celle-ci cria, s'enfuit, appela son laquais à l'aide, mais Concino avait battu en retraite après avoir reconnu Gratienne, la dévouée Gratienne de Gabrielle.
Quelle révélation! Il était hors de doute que les hommages d'Espérance ne pouvaient s'adresser si bas. À lui, le plus beau, le plus riche, le plus recherché de la cour, une servante quasi meunière!
Impossible. Gratienne venait donc apporter soit des lettres, soit des rendez-vous au jeune homme de la part de sa maîtresse.
Cette supposition, toute vraisemblable qu'elle fût, ne fut pas accueillie par Leonora qui savait de la bouche d'Espérance lui-même son projet de rester fidèle à une Vénitienne qu'il aimait. Mais Espérance avait pu mentir. Il n'était pas assez imprudent pour se laisser apporter des lettres par une femme, par Gratienne, si facile à surprendre, à dévaliser. Non, Gratienne n'allait pas à la maison du faubourg comme messagère munie de billets et autre menue monnaie amoureuse saisissable en cas de surprise, elle venait chez Espérance pour faire croire que le jeune homme recevait des femmes et entretenait des intrigues d'amour. Gabrielle, jalouse de son amant, ne lui avait permis d'autre fantôme que Gratienne. Espérance, pour bien rassurer sa maîtresse, n'avait rien exigé de plus, et la délicatesse de ces deux parfaites créatures devenait la plus forte preuve que leurs ennemis pussent invoquer contre eux.
Aussitôt que Leonora eut trouvé la clé de cette combinaison, sa tâche devint plus facile. Vainement, des gens moins habiles eussent-ils soutenu que Gratienne était assez agréable pour plaire une heure ou deux à un jeune homme, en vain eût-on allégué que Henri IV, un roi, aimait fort les meunières, les jardinières et les femmes appétissantes de toute condition: Leonora connaissait Espérance et ne pouvait se méprendre à ses goûts. Espérance, lui, aimait les princesses, les duchesses et les reines, au besoin. Il se fût contenté d'une marquise, peut-être, mais tout au plus. Gratienne en ses bonnes grâces, était invraisemblable.
Il ne s'agissait donc plus que de trouver l'heure décisive où les amants donneraient prise sur eux, cette heure que nul amoureux n'évite, et autour de laquelle il tourne fatalement comme les papillons autour de la flamme qui les appelle.
Tout pressait, disons-nous; les partisans d'un mariage politique du roi voyaient avec désespoir se développer les racines de son amour pour Gabrielle. À la tête de ces confédérés, quoique éloigné de toute intrigue vulgaire, Sully ne cessait de répéter que la marquise était pour Henri la plus dangereuse de toutes les séductions. En effet, disait le sage huguenot, jamais le roi ne se laissera prendre que par le coeur. Il a trop d'esprit, trop de sens, trop d'égoïsme raisonnable pour ne pas deviner des calculs d'intérêt, plus ou moins déguisés sous l'habileté d'une maîtresse. Mais contre un désintéressement vrai, contre une douleur sincère, contre une affection honnête, il est sans force, il subit le charme. Il aime la paix du ménage, la chaste égalité d'âme d'une bonne femme. Gabrielle, qui ne veut rien, qui ne demande rien, qui refuse toujours, qui rit toujours et ne querelle jamais, cette terrible femme parfaite empêchera éternellement le roi de se marier. Si même, ajoutait-il avec colère, elle ne l'amène, malgré elle, à la faire reine de France.
Ces idées, en passant de Sully à Zamet, de Zamet aux Entragues, soulevaient chez ces derniers des tempêtes furieuses. Leonora y contribuait par un souffle énergique. Et Henriette, la forte, l'orgueilleuse, l'infaillible, ne s'apercevait point que sans cesse poussée par ce souffle invisible, elle était devenue l'esclave de son instrument.
Leonora contait toujours à Henriette ce qui pouvait exciter la colère de celle-ci, et la forcer à toute action dont l'Italienne eût craint d'assumer la responsabilité. Pourvu que son intrigue fit un pas, Henriette ne reculait jamais; Avancer, telle était la devise des Entragues.
Le rôle de Leonora se dessinait aussi nettement, avec une nuance tout italienne: Faire avancer, voilà quelle était la devise de l'association florentine.
Toutes choses ainsi établies, suivons les deux femmes dans le jardin de Zamet, qu'elles parcouraient en arrachant ça et là quelques fleurs humides encore de la fraîcheur matinale.
Le messager du roi, ponctuel comme un rayon de soleil, arriva au moment où Leonora racontait à sa compagne le départ d'Espérance au milieu de la nuit. Cette circonstance relatée seulement comme un détail de la surveillance quotidienne, ce simple rapport de la police des alliés n'émut pas Henriette, accoutumée à entendre dire que tel jour Espérance était allé chasser, tel autre jour essayer un cheval, tel autre jour enfin s'ensevelir dans la maison du faubourg.
L'arrivée de la Varenne offrait donc un intérêt plus immédiat. Le porte-poulets était radieux; il exhalait une odeur d'ambre et de rose dont la combinaison eût fait honneur à l'Europe et à l'Asie réunies pour former un seul parterre.
Henriette avait pris la lettre pour la lire à l'écart. Aux premiers mots, elle poussa un petit cri de joie. Ce cri appelait Leonora près d'elle. Les deux jeunes femmes entrèrent dans une allée ombreuse qui les déroba un moment aux yeux de la Varenne.
—Sais-tu ce que le roi me propose, Leonora?
—Je m'en doute, dit la malicieuse Florentine; mais dites toujours.
—Une collation à Saint-Germain, ce soir.
—Oh! oh! que dirait M. d'Entragues? Collation… soir… Saint-Germain… Voilà trois terribles mots pour la vertu d'une seule fille!
Un sourire étrange d'Henriette prouva bien vite à Leonora que sa vertu était à l'épreuve de si misérables dangers.
—Je sais bien, répliqua l'Italienne, qui comprenait même le silence, je sais bien que vous n'aurez pas la maladresse d'accorder quelque chose avant la chute de votre rivale. Mais enfin, il y a danger. Et d'ailleurs, si la marquise vous faisait surprendre avec le roi?
—La marquise, Leonora, est partie ce matin de bonne heure pour Monceaux.
—Partie seule? dit l'Italienne.
—Sans doute, puisque le roi veut profiter de son absence pour m'offrir cette collation.
—Partie seule! répéta Leonora pensive.
—Et je ne vois qu'avantage, continua Henriette, à profiter de cette absence pour passer une heure avec le roi et lui glisser quelque bonne vérité.
—Il est vrai, dit Leonora toujours absorbée.
—À quoi rêves-tu?
—À ce départ pour Monceaux.
—Penses-tu qu'il soit une ruse de Gabrielle pour surprendre le roi? La marquise est incapable d'une pareille petitesse, c'est bon pour nous autres pécores, ma chère, la marquise est une grande âme, comme dirait M. Espérance, qui est une âme énorme. Les grandes âmes n'espionnent pas et ne surprennent pas, fi donc!
—En effet, ce n'est pas pour vous surprendre, que Mme la marquise s'en va seule à Monceaux.
—En vérité, tu rêves éveillée. Que font tes grands yeux fixes?
—Ils essayent de suivre Speranza, qui ce matin aussi est parti, madame.
Henriette, avec dédain:
—Ces parfaits amants se voudraient rencontrer? jamais! Ce serait contraire à leur perfection, et ils ne nous donneront pas cette victoire. M. Speranza, comme tu dis, s'en va amoureusement relever dans des touffes d'herbes sales, ce qu'on appelle les fumées d'un quadrupède quelconque, puis il arpentera passionnément cinq à six lieues de forêt en s'égratignant les mains et le visage aux épines. Enfin, dans un paroxysme de tendresse, il enverra une balle ou du gros plomb à la bête. Voilà ce que fera Speranza, l'idéal des amants, voilà ce qu'il fait à l'heure où je te parle. Puis, poudreux et suant, il s'attablera avec deux soudards, MM. de Crillon et Pontis. On videra force bouteilles, et les hoquets se mêleront fort harmonieusement aux soupirs. Tel est son amour.
Leonora sourit. Henriette, ravie d'avoir exhalé sa haine en quelques mots âcres, continua d'un ton plus sérieux.
—Rien n'empêche donc une femme imparfaite comme moi de passer une heure à Saint-Germain auprès du roi, qui a soif de me voir et dont j'ai l'éducation à faire. Éducation complète! Mon père ne me quittera pas, sois tranquille. Il a plus peur encore que moi-même de ma faiblesse. Oh! ma faiblesse! murmura-t-elle avec un éclair sinistre dans les yeux. Il fut un temps où mon coeur était faible… Alors, chacun le torturait à sa guise. Maintenant, à mon tour! Assez de mépris, assez d'insultes, assez de souffrance! La faiblesse aux autres, la force et le triomphe à moi!
—Vous parlez comme doit parler une reine, dit Leonora tranquillement avec cet aplomb qui fait pénétrer la flatterie jusqu'au fond des coeurs les mieux cuirassés. Qu'allez-vous donc répondre à la Varenne?
—Qu'à l'heure indiquée je me rendrai à Saint-Germain.
—Quelle est l'heure?
—Quatre heures du soir. Je n'ai que le temps de me mettre à ma toilette. On dit que la marquise a seule du goût en France. Nous verrons si le roi dit cela ce soir. Allons vite répondre à la Varenne. Mais je vois quelqu'un près de lui, ce me semble.
—C'est Concino.
—Botté, poudré. Est-ce qu'il chasse aussi, ton Concino?
—Non, madame; mais il a suivi ce matin Speranza et revient me donner des nouvelles.
—C'est au mieux. Avant de partir, je les saurai.
Concino, après avoir serré les mains de la Varenne, s'avançait pour chercher les dames. Il les joignit au tournant de l'allée.
—Eh bien? dit Leonora.
—Eh bien, il a pris la route de Meaux.
—Il chasse sans doute à Livry, dit Henriette.
—C'est par Meaux qu'on va à Monceaux, je crois? demanda froidement
Leonora.
—C'est vrai, dit Henriette en tressaillant.
—À quatre lieues d'ici, à Vaujours, il s'est arrêté, continua Concino, et il a attendu.
Les deux femmes se regardèrent.
—À sept heures un carrosse est arrivé, venant de Paris, le carrosse de la marquise.
Henriette fit un mouvement.
—Celle-ci, ajouta l'Italien, n'était accompagnée que de deux piqueurs. Le signor Speranza s'est approché de la portière, tout à cheval, et a causé dix minutes avec la marquise; puis, s'arrêtant de nouveau, il a laissé partir le carrosse et a tourné bride.
—Il revient à Paris? demandèrent à la fois les deux femmes.
—Non, il a pris à droite, à travers champs.
—Et tu ne l'as pas suivi! s'écria Leonora.
—En plaine, il m'eût vu; d'ailleurs, j'étais las, et suivre Speranza quand il monte son cheval noir, c'est impossible: il montait son cheval noir. Je vais me coucher.
Ayant ainsi parlé, Concino tourna flegmatiquement les talons et rentra, en effet, sans que rien eût pu le retenir.
Henriette et Leonora demeurèrent un moment stupéfaites.
—Ils se sont donné rendez-vous à Monceaux, s'écria Henriette la première.
—C'est probable.
—C'est sûr. Et pour n'être pas vus ensemble, ils se séparent; l'un prend le plus long, l'autre va droit: ils se retrouveront sous les ombrages ce soir.
—Tandis que vous serez aussi sous les ombrages avec le roi. On appelle cela quadrille, dans notre pays.
—Et nous manquerions une occasion pareille, dit Henriette avec véhémence.
Nous n'avertirions pas le roi!
—Puisque vous allez avec lui à Saint-Germain. Il ne peut être à la fois en deux endroits.
—Nos agents, que l'on enverra à Monceaux, feront leur rapport.
Leonora sourit dédaigneusement.
—Un rapport d'espions!… Est-ce que cela peut suffire à un roi contre une femme adorée, contre une femme adorable comme la marquise?
Henriette bondit sous ce coup d'aiguillon terrible.
—C'est vrai, dit-elle, il faut faire prendre la femme adorable par celui qui l'adore.
—Mais votre rendez-vous, interrompit l'Italienne, dont les yeux brillaient d'une compassion hypocrite.
—J'aurai le temps d'avoir des rendez-vous, quand la marquise sera chassée du Louvre.
—Très-bien! répondez donc à la Varenne qui attend.
—Réponds-lui toi-même, moi je voudrais chercher….
—Nullement, dit Leonora, ce n'est pas à moi que le roi écrit, lui répondre serait une inconvenance préjudiciable.
—Eh bien! je me charge de la Varenne; mais je peux bien faire avertir le roi du rendez-vous de sa bonne amie?
—Le moyen? demanda l'Italienne comme si les idées lui manquaient.
—Une lettre….
—Anonyme?… toujours! C'est usé.
—Tu ne veux cependant pas que j'aille dénoncer moi-même?
—Et moi donc! quelle qualité aurais-je pour cela?
—Mais le temps se passe! s'écria la fougueuse Henriette, et nous ne faisons rien.
—Est-ce ma faute? Donnez-moi une idée.
—J'ai la tête perdue.
—Remettez-vous, remettez-vous. On ne peut pas écrire, c'est vrai, mais on peut parler, ou faire parler le roi; ce sera plus sûr.
—Qui se chargera de parler?
—Eh! mon Dieu, la Varenne.
—Ce peureux, qui craint toujours de se compromettre!
—Tout dépendra de ce qu'il aura à dire.
—Aide-moi.
—Vous n'avez besoin de personne. Dites à la Varenne quelque chose comme ceci… Mais non, ce serait vous découvrir.
—Cherche, tu as tant d'esprit.
—C'est difficile. Ah! voyons… Refusez le rendez-vous parce que vous craignez un piège de la marquise.
—Oui.
—Ajoutez que vous savez de science certaine que la marquise a donné rendez-vous à un de ses fidèles amis pour lui préparer des relais, afin de revenir ce soir à Saint-Germain.
—Mais alors le roi restera à Saint-Germain.
—Cela dépendra du portrait que vous ferez de l'ami de Gabrielle. Si ce portrait pouvait inspirer quelque jalousie au roi?
—Je comprends! tu es un démon d'esprit.
—Allons donc, madame, vous me faites honneur du vôtre. Parlez vite à la
Varenne.
Henriette s'approcha aussitôt du petit homme.
—Monsieur, dit-elle, je me vois forcée de refuser le rendez-vous du roi. La prudence m'empêche même de lui écrire. On nous guette, la marquise est partie ce matin pour Monceaux, non pas seule comme le roi l'a cru, mais en compagnie d'une personne avec laquelle, sans doute, elle complote de nous surprendre à Saint-Germain, ce soir.
La Varenne ouvrait des yeux effrayés.
—Ajoutez, continua Henriette, que cette personne est l'activité, la force, l'adresse mêmes; c'est le surveillant le plus dangereux, c'est Espérance!
—Espérance? ce charmant seigneur qui chasse toujours.
—Oui, sur les terres de Sa Majesté! Allez donc prévenir le roi bien vite.
—La marquise partie avec le seigneur Espérance! dit la Varenne, saisi de surprise. Le roi va un peu dresser l'oreille.
—Qu'il en dresse deux! s'écria Henriette. Allez! Allez!
La Varenne ne se fit pas répéter l'ordre et partit de toute la vitesse de ses petites jambes.
—Maintenant, dit Henriette à Leonora, je rentre et je me tiens coi. Que faut-il faire?
—Attendre, répondit l'Italienne.
—Tu crois donc le roi assez jaloux de Gabrielle pour courir ainsi la surprendre à Monceaux? demanda Henriette avec une amertume visible.
—Oui, je le crois; mais quand bien même il n'irait pas à Monceaux par jalousie, il ira par crainte d'être soupçonné de la marquise. Il voudra la rassurer par sa présence. En un mot, il ira, c'est tout ce que nous voulons, et il arrivera ce soir, juste au moment favorable.
Henriette, bouillant d'impatience:
—Le misérable rôle pour une femme telle que moi, s'écria-t-elle, ramper comme un ver de terre!
—Le ver devient papillon. Mais séparons-nous. Ne vous attardez pas dans ce quartier; adieu, dit l'Italienne en reconduisant Henriette, qu'elle dominait de plus en plus, jusqu'à lui dicter un pas et un geste.
Henriette obéit et retourna précipitamment chez elle.
Alors Zamet, qui attendait l'issue de tous ces pourparlers, sortit de ses appartements et vint retrouver Leonora.
—Marchons-nous? dit-il. D'après ce que vient de me dire Concino, nous devons avoir un résultat aujourd'hui même.
—Je l'espère, répliqua la Florentine.
—Un bon éclat suffira. Que le roi arrive à temps et qu'un de ses amis, zélé comme il nous les faut, donne du pistolet dans la tête de cet Espérance, le scandale précipite à jamais la marquise.
—Doucement, dit Leonora en fronçant le sourcil, je vous abandonne la marquise; mais Speranza m'a défendue; il m'a sauvée, je ne veux pas risquer un cheveu de sa tête.
—Ah! si tu fais aussi du sentiment; si tu ménages l'ennemi, parce qu'il est beau!
—Pourvu que je réussisse, que vous importe?
—Réussis vite, alors!
—J'y arriverai par des moyens adroits plus vite que par la violence. Déjà je suis parvenue à savoir par Pontis chaque démarche de Speranza. Laissez faire la florentine Leonora et l'indienne Ayoubani. Nous avançons! Seulement j'exige que Speranza sorte sain et sauf de l'épreuve, à moins de nécessité absolue. Je l'exige. Vous entendez.
—Soit, tu régleras ce compte avec Concino le jour de vos noces.
—Ce jour-là, dit l'Italienne avec un rire insolent, en faisant le compte de ma dot, Concino me donnera quittance de l'arriéré!
XI
LES TROIS OURS D'OR
Gabrielle, qui se plaignait jeune fille, de n'avoir pas de liberté, venait d'éprouver depuis son élévation toutes les misères de l'esclavage.
Ce n'était pas que le roi fût un tyran soupçonneux, un inquisiteur gênant; mais il était assidu près de la femme aimée, il fuyait l'étiquette, la régularité; il recherchait la vie familière, et Gabrielle le voyait toujours arriver au moment où elle s'y attendait le moins.
Mais là n'était pas le supplice. Gabrielle avait de l'amitié pour ce caractère facile et joyeux; elle aimait les saillies de cette humeur divertissante, les élans de ce coeur généreux. La société du roi ne pouvait donc la fatiguer; seulement, après le départ du roi arrivaient les courtisans, les femmes, la foule. Après cette obsession inévitable, venaient les surveillants plus humbles, fournisseurs, solliciteurs, et enfin les valets d'une espèce bien autrement tenace dans sa curiosité.
Et comme Gabrielle sentait le besoin d'être quelquefois maîtresse de son temps, comme elle avait à calculer ses démarches, même innocentes, de peur qu'on ne les rapprochât des démarches faites par Espérance, il arrivait souvent que, découragée, épuisée, elle regrettait sa chaîne de Bougival et les longs discours paternels, et l'escapade du moulin.
Toute contrariété se changeait bien vite en chagrin pour cette âme si douce et si sensible. Henri n'y pouvait rien. S'il eût connu cette gêne de sa maîtresse, il eût essayé le premier d'y remédier. Car nul autant que lui n'aimait l'indépendance. On le voyait chercher tous les moyens de distraire Gabrielle, beaucoup par tendresse, un peu par égoïsme, car en la faisant paraître libre, il allongeait sa propre chaîne, et nous savons qu'il avait de secrets besoins de liberté.
C'est pourquoi Henri avait accueilli avec plaisir la demande inopinée faite par la marquise d'aller à Monceaux respirer pendant quelques jours.
—Vous avez beaucoup de travail, sire, et je vous verrai peu, dit Gabrielle; nous commençons à nous lasser des environs de Paris. Je voudrais faire respirer au petit César un air moins vif et aussi pur que celui de Saint-Germain, qui le fait tousser et l'agite. Monceaux, dans sa plaine riante, reposera mes yeux éblouis des immenses perspectives de Saint-Germain. Je voudrais bien aller à Monceaux.
—Allez, chère belle, répliqua le roi, qui avait ses raisons pour être seul. J'ai en effet à organiser une armée pour en finir avec M. de Mayenne, dont les nouvelles menaces ne me laissent dormir ni jour ni nuit. Vous seriez rebutée par ce flot de soldats mendiants dont je passe chaque jour une revue, et qu'il me faut toiser, habiller et restaurer, comme un recruteur que je suis. Allez à Monceaux, et revenez vite avec notre César, grandi et enluminé à neuf.
Gabrielle fit ses préparatifs sans ostentation, comme toujours. Elle envoya ses femmes et son fils en avant par les mules, avec ordre de l'attendre à moitié chemin. Pour garder son fils, elle demanda au roi quelque escorte; quant à elle, préférant un peu de solitude, elle commanda son carrosse, avec deux piqueurs, qui avaient ordre de la suivre le plus irrégulièrement possible.
On remarqua que la veille de son départ la marquise avait eu un entretien fort long avec le prieur des génovéfains, qu'elle était allée voir à Bezons. On la vit ensuite se promener au jardin côte à côte avec frère Robert, qui lui offrit les fleurs et les fruits qu'elle aimait. Les yeux perçants, et il n'en manque jamais autour des grands, observèrent que l'entretien du génovéfain et de Gabrielle fut sérieux, que la marquise lui prêta une attention extrême, que le frère semblait répéter avec insistance ses conseils développés comme s'il traçait un plan de conduite, et que l'attitude de Gabrielle annonçait la soumission d'une écolière docile.
Les seuls mots que purent surprendre les espions furent ceux-ci, au départ:
—Merci encore, mon ami, pour eux deux et pour moi.
Il ne faut pas demander si ces mots furent commentés. Quelle pouvait être cette trinité qui devrait devoir reconnaissance au frère Robert?
Nous allons peut-être le savoir en suivant Gabrielle à Monceaux.
Donc elle se mit en route, munie dès la veille des adieux du roi et de ses familiers. Elle voulut partir en soldat, avec l'aube. Aussi le soleil paraissait-il à peine sur l'horizon, quand les femmes sortirent de l'hôtel de Doyenné avec le petit César. Une demi-heure après, le lourd carrosse de Gabrielle traversa Paris encore endormi. Les portes n'en étaient point ouvertes. Gabrielle put jouir du coup d'oeil incomparable de la ville immense, pittoresque comme elle était à cette époque, avec ses milliers de cabanes et de monuments accrochés bizarrement les uns aux autres, sans qu'on aperçût un seul habitant.
A peine la fraîcheur du matin avait-elle dissipé les vapeurs de la vie parisienne tourbillonnant sans cesse en invisibles spirales dans ces carrefours percés de rues sinueuses, au-dessus de ces ponts, de ces aqueducs et de ces cloaques; les chiens errants fuyaient en troupes devant le fouet des écuyers; les chats effarouchés grimpaient comme des écureuils sur l'entablement des maisons de bois, et, s'accrochant aux saillies des piliers et des balcons, regardaient ironiquement le cortège avec leurs gros yeux verts.
On rencontrait ça et là quelques patrouilles de bourgeois au harnais mal sonnant, qui frottaient leurs yeux lourds de sommeil et voyaient avec plaisir approcher l'heure du retour au logis.
Bientôt Gabrielle arriva aux portes encombrées de paysans et de chariots chargés d'approvisionner la ville. Elle passa au milieu des ânes et des paniers dont les parfums potagers la firent sourire, tandis qu'en voyant cette dame dans son carrosse, en admirant cet incomparable regard d'azur et cette fraîcheur de beauté qui est demeurée populaire, tout ce peuple campagnard répétait: La belle Gabrielle!
Bientôt, quand le carrosse eut dépassé une lieue, et que l'air échauffé de Paris fit place aux brises fraîches de la plaine, Gabrielle respira librement et sentit une joie enfantine. Pour la première fois depuis bien longtemps elle était seule sur une route, elle pouvait descendre de carrosse, marcher, courir. Ses écuyers, jeunes gens de vingt ans, profitant de la permission, buissonnaient pour arracher des noisettes. Le cocher veillait sur ses chevaux, et Gabrielle commença, ouvrant les mantelets, à regarder partout, comme si elle eût guetté l'arrivée de quelqu'un ou cherché à découvrir des espions.
Elle attendait réellement Espérance à qui, la veille, par Gratienne, comme nous le savons maintenant, elle avait fait fixer un rendez-vous depuis si longtemps réclamé.
Ce ne fut pourtant qu'à Vaujours, au milieu des bois, qu'Espérance se montra tout à coup dans l'équipage d'un chasseur. Il portait sa carabine à la main droite et menait de la gauche un admirable cheval toujours frémissant. Depuis l'entrée au bois, les jeunes écuyers avaient disparu pour reparaître par intervalles, se poursuivant l'un l'autre en leurs jeux; Espérance put s'approcher du carrosse sans être aperçu que du cocher.
Mais on sait combien les carrosses d'alors étaient hauts, longs et larges. Les flancs bombés de cette boîte empêchaient les voix de l'intérieur de glisser jusqu'aux oreilles du cocher enseveli dans la cavité du siège. Espérance profita, en habile tacticien, de cette merveilleuse conformation du carrosse, et se tenant un peu en arrière, se baissant jusque dans l'intérieur, il étouffait complètement ses paroles comme il déroba sa vue au cocher, d'ailleurs peu curieux, de Gabrielle.
D'autres yeux voyaient de loin cette scène, mais de loin, nous l'avons appris par le rapport de Concino. Ce dernier, prudent et paresseux, eût payé bien cher le droit d'entendre sans risque les phrases qui s'échangèrent sous la voûte rembourrée du carrosse.
—Savez-vous, Gabrielle chérie, que vous êtes bien imprudente!
—Savez-vous, mon Espérance aimé, que vous êtes bien peureux, ce matin!
—Il vous a donc fallu de graves motifs pour sortir à pareille heure et me mander ainsi au grand jour à la barbe des espions!
—Ils nous verront peut-être, mais ils ne nous entendront pas, j'imagine.
Regardez un peu si vous voyez mes écuyers.
Espérance sortit sa tête du carrosse et interrogea la route qui tournait dans le bois.
—J'en vois un là-bas, dit-il, qui poursuit l'autre de coups de branches qu'il a cueillies. Je gage qu'ils ont dix minutes d'avance sur nous.
—Rien ne vous empêche donc de prendre et de serrer ma main. Serrez-la bien, cette main, car chacune des fibres qui la traversent aboutit à mon coeur, qui se fond de plaisir quand je vous vois, quand je vous touche.
Espérance prit la tiède main de Gabrielle et la promena sur ses yeux, sur sa bouche, en la caressant d'un continuel baiser.
—On est plus calme, à présent, dit Gabrielle, dont les joues avaient pris la teinte nacrée des roses blanches. Assez, Espérance, assez! nous avons besoin de raison, moi pour parler, vous pour m'entendre.
—Vous allez à Monceaux, reprit le jeune homme docile en replaçant lentement la main de Gabrielle sur ses genoux.
—À Monceaux, oui, ce soir, à la nuit tombante. Vous viendrez me rejoindre.
Il tressaillit, et la flamme qui brilla dans ses yeux fit à la fois plaisir et peine à Gabrielle, qui devina le sens donné par l'amant à ces imprudentes paroles.
—Là! dit-elle avec mélancolie, voici que ces mots si simples, si naturels, allument le cerveau de mon ami et lui font oublier qu'il ne saurait être question entre nous ni de ces rougeurs enflammées ni de ces rêves qui incendient l'imagination.
—C'est vrai, repartit Espérance du même accent doux et triste, de vous à moi, le mot: nuit, signifie seulement: ténèbres, et le mot: se rejoindre, ne veut dire que: causer affaires et sourire. Je l'avais oublié un moment, pardonnez-moi. Vos yeux sont si éloquents qu'on se croit toujours appelé à leur répondre!
Gabrielle baissa la tête, en proie à une émotion que sa noble loyauté ne cherchait pas à cacher.
—Oui, murmura-t-elle, j'ai tort de vous regarder ainsi. Mais comment empêcher les yeux de refléter chaque mouvement du coeur? J'y tâcherai cependant, si vous l'exigez.
—Tout ce que vous faites, tout ce que vous dites est bien, Gabrielle, et je vous en remercie. C'est moi qui suis coupable de désirer plus quand je devrais me trouver si heureux! mais voilà, ce me semble, les piqueurs qui m'ont aperçu et se rapprochent.
—Alors, abrégeons, dit vivement Gabrielle, qui s'arracha à la douce torpeur de son corps et de son âme. Je vous ai mandé, Espérance, pour obtenir de vous un service que vous seul pouvez me rendre, dévoué, discret et brave comme vous l'êtes.
—Commandez.
—Je vais à Monceaux, où j'attends quelqu'un.
—Le roi?
—Non, quelqu'un dont la présence près de moi pourrait donner lieu à des suppositions dangereuses, à des incidents graves.
Espérance la regarda.
—Vous me comprendrez en voyant la personne dont il s'agit. Connaissez-vous la Ferté-sous-Jouarre?
—J'y ai passé. La Marne est à gauche, des bois à droite.
—À une portée de mousquet de la ville, en deçà, se trouve une hôtellerie qu'on appelle les Trois Ours d'or. Vous entrerez, vous apercevrez dans un petit jardin au fond des bâtiments, un homme, un paysan, très-gros et blanc de visage. Vous lui direz seulement votre nom, Espérance, et il vous suivra.
—Tout cela est facile.
—Ce qui peut l'être moins, c'est de l'amener à Monceaux sans que nul vous voie entrer. Au bout du parc passe un chemin creux, tellement effondré d'ornières que peu de gens s'y aventurent. En face de l'endroit le plus profond de ce chemin, vous trouverez, ce soir, une brèche dans mon mur. Entrez-y avec votre compagnon. Gratienne vous amènera tous deux.
—Je proteste que tout cela, si mystérieux que je me le figure, n'est pas difficile à faire, dit Espérance.
—J'oubliais un détail, mon ami; je l'oubliais parce qu'il blesse mon coeur. Il se peut qu'en chemin des espions apostés, des gens armés, je ne sais quelles gens, enfin, veuillent s'emparer de l'homme à qui vous servirez de guide. En ce cas, mon bien-aimé, vous êtes jeune, courageux, adroit, il faudrait sauver cet homme au péril de vos jours, et ne pas souffrir qu'on lui fit la moindre violence, la moindre insulte.
—Bien, dit simplement Espérance. Voici les piqueurs à vingt pas, la curiosité les prend, ils vont nous entendre.
—J'ai fini… Rendez-moi ce service, qui est immense, et conservez-vous pour moi: je vous en serai reconnaissante.
—Payez-moi d'avance avec un regard pareil à ceux de tout à l'heure. Merci.
À quelle heure ce soir, à la brèche du mur?
—Dès qu'il fera nuit.
Les piqueurs s'étaient remis à leur poste, examinant le nouveau venu avec étonnement.
Espérance salua respectueusement Gabrielle, et après s'être orienté avec le rapide coup d'oeil du chasseur, il tourna son cheval sur la droite et le lança en plaine.
De là, bien découvert, mais découvrant tout lui-même, Espérance regarda souvent si quelque tête d'espion apparaissait derrière lui. Il ne vit rien qu'un cavalier planté bien loin à l'horizon, et qui marcha bientôt vers Paris au lieu de le suivre dans sa course téméraire à travers plaine.
Il y a loin de Vaujours à la Ferté-sous-Jouarre, surtout par la traverse. Espérance prit par Annet. Il changea son cheval à Précy, en prit un second à la poste de Villemareuil, et arriva vers trois heures, bien fatigué, en vue de la petite ville où l'envoyait Gabrielle.
Là il se reposa, calculant que de la Ferté-sous-Jouarre à Monceaux la distance est de deux heures au plus, et qu'il lui restait plus que le temps nécessaire pour bien accomplir sa tâche.
Rafraîchi, restauré, Espérance se mit à songer plus profondément à la commission que sa maîtresse lui avait donnée. Quel était cet homme à la vie, à la liberté duquel on tenait tant? Gabrielle n'avait pas de secrets de famille qui fussent inconnus à Espérance. Jamais on ne l'avait accusée de se mêler d'intrigues politiques. Elle n'était pas de ces esprits brouillons qui nomment et renversent les ministres, et se font buissons d'épines pour accrocher un lambeau du manteau royal.
Quel pouvait être cet homme et que résulterait-il de sa visite à Monceaux?
Mais comme Espérance n'était pas non plus de ces songe-creux qui se brisent le crâne pour enfanter des chimères; comme, au contraire, il aimait en toute chose les idées nettes et les chemins éclairés, il se dit que Gabrielle devait savoir ce qu'elle faisait, et que les deux beaux yeux limpides de la charmante femme suffisaient à rassurer le plus aveugle des hommes dans tous les casse-cou possibles.
Il s'achemina donc gaiement vers la ville en méditant le mot reconnaissance par lequel Gabrielle avait clos l'entretien, en rapprochant ce mot des mots nuit et réunion dont il avait fait trop bon marché d'abord; et à partir de cette hypothèse, il vit se changer le parc de Monceaux en jardins d'Armide, auxquels rien ne manquerait, ni les enchantements ni l'enchanteresse. Il rêvait tout éveillé, et fut encore heureux.
Déjà il apercevait à droite du chemin les ours d'or de l'enseigne se balançant à la tringle rouillée avec un grincement criard. Il arrêta son cheval essoufflé, en jeta la bride aux mains des garçons toujours prêts en ce temps-là à bien recevoir les voyageurs; puis il traversa la cour comme s'il eût toute sa vie habité cette hôtellerie, il passa sous la voûte d'une grange et entra dans le jardin indiqué.
C'était un petit clos où fourmillaient, parmi les carottes et les salades, des roses, des oeillets et des chèvrefeuilles. De grandes lianes de haricots à fleurs rouges s'enroulaient autour de longues perches, la vigne chargée de grappes vertes tapissait un mur en ruine.
Des chiens jappèrent, un gros hérisson privé se mit en boule sous la botte d'Espérance, qui, occupé à chercher son paysan, regardait partout ailleurs qu'à ses pieds.
Enfin un bruit de feuillages appela l'attention du jeune homme dans un angle de ce petit fouillis que Gabrielle avait honoré du nom de jardin.
Sous un paquet confus de houblons et de vignes vierges, à côté d'un tonneau enterré en guise de citerne, où les grenouilles vertes piquaient des têtes dans l'eau croupie, Espérance aperçut un homme de vaste corpulence, dont un chapeau de paysan couvrait la tête et cachait entièrement le visage.
Ce singulier admirateur des beautés de la nature eût paru inanimé, on l'eût pu prendre pour un de ces épouvantails protecteurs des cerisiers, sans la faible oscillation d'une cravache, avec laquelle sa main fine et blanche sollicitait l'eau du tonneau pour en tourmenter les grenouilles.
Espérance ayant bien considéré ce personnage, dont le signalement s'accordait avec la description fournie par Gabrielle, crût pouvoir, puisque l'inconnu persistait à cacher sa tête, hasarder de prononcer le mot cabalistique destiné à provoquer la confiance de ce défiant villageois.
—Espérance, murmura-t-il, en cueillant une double cerise à un arbuste voisin.
Aussitôt le gros homme leva la tête et montra un visage résolu et scrutateur à la vue duquel Espérance ne put s'empêcher de se dire:
—Je comprends.
L'examen, que l'inconnu avait prolongé, fut apparemment à l'avantage d'Espérance, car ce chasseur de grenouilles sourit avec finesse, et se levant du siège de gazon sur lequel il avait laissé une empreinte de longtemps ineffaçable,
—Quand il vous plaira, dit-il, monsieur.
—À vos ordres, monsieur, répondit Espérance.
Le gros homme conduisit son guide à une petite porte de ce jardin, lui montra deux chevaux frais qui attendaient, et le pria courtoisement de l'aider à se mettre en selle.
Espérance enleva cette masse avec une puissance de muscles qui arracha un nouveau sourire de satisfaction à l'inconnu.
—Je vois, dit-il, qu'on m'a choisi un bon compagnon.
—Très-honoré de vous rendre service, répliqua Espérance avec respect.
—Eh bien! partons, ajouta le gros homme.
Espérance passa devant sans répondre, la main gauche sur sa carabine, l'épée à portée de sa main droite.
À la nuit tombante, tous deux entrèrent par la brèche du mur de Monceaux, et Gratienne, qui attendait à l'intérieur, les ayant guidés jusqu'à une grotte charmante située au plus épais du parc, dit à l'un:
—Par ici, monseigneur.
Et à l'autre:
—Vous, monsieur Espérance, à cette porte, et bonne garde!
XII
LES BAINS DE GABRIELLE
Au milieu du parc de Monceaux, dans un vallon couronné par un amphithéâtre planté de marronniers, de platanes et de chênes, s'élevait une grotte de roches moussues que Catherine de Médicis avait fait apporter à grands frais de Fontainebleau, et qui, adossées au poteau dont nous venons de parler, servaient de retraite à la nymphe de Monceaux.
Pour parler en prose, les eaux d'un ruisseau voisin, tiédies par un long parcours au soleil sur le gravier, parmi les roseaux, se précipitaient dans la grotte où les attendait un bassin plus large et plus profond. C'était là que sous la voûte festonnée de lierres et de fleurs sauvages, Gabrielle venait dans les jours brûlants de l'été, se rafraîchir et se reposer. Plus d'une fois, pareille à Diane sous la garde des nymphes, elle s'y baigna dans le bassin au sable doux comme du velours, et pour éviter après le bain, soit de rencontrer dans le parc des hôtes curieux, soit de retrouver trop tôt la chaleur et le grand jour, elle rentrait au château sans être vue, au moyen d'une galerie creusée sous l'amphithéâtre, et qui, par une porte dont le roi seul avait la clé, venait d'une grande allée voisine aboutir à la grotte des bains.
Embellie ou gâtée, comme on voudra, par du marbre et des ornements d'architecture, cette grotte, aujourd'hui ruinée, s'appelle encore les Bains de Gabrielle.
Nul séjour n'était plus propre à consoler du bruit et des embarras de la cour. La solitude l'environnait, l'ombre et le silence y tombaient à flots. Sous les arbres touffus de la vallée, au fond des massifs rafraîchis par le ruisseau, les heureux habitants de la grotte voyaient les merles et les loriots passer en sifflant comme de noirs projectiles. C'étaient partout des pépitements d'oiseaux fourrageant les branchages, et le craquement des bois secs tombant dans ce désert sur une mousse qui absorbait tous les bruits.
La grotte que la nature eût créée moins complaisamment que l'architecte pour les usages du monde et pour l'étiquette, formait une grande et haute salle ovale dans laquelle ouvrait cette porte secrète que nous avons décrite. La salle était précédée du côté du parc d'une sorte de vestibule en forme d'S, dont la sinuosité interceptait pour tout indiscret la vue de l'intérieur et le bruit même des paroles qui s'y prononçaient.
Il résultait de cette savante combinaison de l'optique et de l'acoustique, que Diane en son bain ne pouvait être surprise par un Actéon quelconque, ni même aperçue dans la grotte par le surveillant placé à l'entrée du vestibule.
Telle était la situation d'Espérance, lorsqu'il fut mis en sentinelle par Gratienne dans l'ombre des rochers derrière lesquels l'inconnu avait pénétré avant lui.
L'extérieur de la grotte était doucement éclairé par des flambeaux de cire parfumée, dont pas un souffle n'agitait la flamme. Des sièges, une table, meublaient la salle. On voyait dans l'eau fraîche du bassin nager des fioles au long cou grêle destinées à la collation du soir, tandis que les plus beaux fruits entassés en pyramide par une large corbeille, exhalaient dans leur coin obscur des parfums enivrants.
Gratienne ayant, pour faire entrer l'inconnu, soulevé une longue colonne de lierre qui pendait du haut du rocher comme un rideau frémissant, se retira et laissa sa maîtresse seule avec le mystérieux personnage.
Gabrielle, en robe blanche, ses beaux cheveux blonds reluisant comme des fils d'or au feu des cires, s'avança à la rencontre de son hôte, dont elle prit la main pour le conduire jusqu'à un siège.
—Soyez le bienvenu, monsieur le duc, dit-elle, et excusez-moi de vous recevoir dans un endroit si mythologique; mais j'ai ouï dire que les grands capitaines aiment les positions découvertes, où leurs mouvements sont libres, et je n'ai pas eu la prétention d'enfermer le duc de Mayenne pour le tenir à ma merci.
Mayenne, car c'était lui, répondit à ce compliment avec une bonne grâce qui lui était naturelle et que commandait impérieusement l'irrésistible sourire de Gabrielle.
—Vous voyez, madame, dit-il ensuite, que je ne crains pas de me mettre à votre merci, et sous ces roches le plus grand guerroyeur du monde serait pris aussi facilement qu'un oiseau entré dans une cage, surtout quand la porte est gardée par un compagnon comme celui que vous m'avez envoyé. Hercule avec la tête d'Adonis.
Gabrielle se sentant rougir offrit un siège et s'assit elle-même.
—Monsieur, dit-elle, vous êtes ici plus en sûreté qu'au milieu de votre armée. Le roi est à Paris; ma foi vous garantit sauf et libre. Quant au guide qui vous a amené, s'il eût existé en France un plus loyal et plus brave gentilhomme, je l'eusse choisi pour vous escorter et vous protéger dans la démarche que vous avez bien voulu faire, et dont je sais apprécier la généreuse confiance.
—Vous m'en aviez donné l'exemple, madame, en me venant trouver, il y a quinze jours, à la Ferté-sous-Jouarre où je me cachais, et où, pouvant me faire surprendre, vous vous êtes confiée à ma prud'homie. Vous avez entamé ainsi les conférences, je me dois de vous payer par la réciprocité.
—Ah! monsieur! je voudrais au prix de mon sang réconcilier deux princes qui tiennent dans leurs mains le bonheur de la France.
—Cela ne dépend pas de moi seul, madame, dit Mayenne. Le roi me hait.
—Vous vous trompez, s'écria vivement Gabrielle. Le roi vous craint. Voilà tout.
Cette flatterie éclaircit le front du duc.
—S'il était vrai, dit-il, tout serait déjà concilié. Mais votre délicatesse ne m'empêche pas de voir l'animosité qu'on met à me faire la guerre.
—Monsieur, répliqua Gabrielle, si je pouvais, sans vous affliger, citer un nom de votre famille… un nom encore enveloppé de deuil….
—Ma soeur… murmura Mayenne.
—Oui, monsieur, Mme de Montpensier: elle est la seule personne de votre maison qui ait mérité l'inimitié du roi.
Mayenne garda le silence.
—Nul n'ignore ajouta la charmante diplomate, combien le roi est bon et prompt à oublier les offenses.
—Cependant, il arme encore maintenant, et au lieu de laisser tomber peu à peu la guerre, il se prépare à ruiner mes dernières ressources.
—Vous n'êtes pas un adversaire qu'on puisse ménager.
—Si vous saviez, madame, comme je suis fatigué de ces querelles, dit le duc en s'essuyant le front, d'où ruisselait la sueur, malgré la nuit, malgré la fraîcheur de la grotte; si vous saviez, depuis la mort de ma soeur surtout, combien je sens le vide de toutes ces prétentions. Roi! je n'ai jamais voulu l'être; seulement, duc et prince je suis né, je voudrais mourir dans mon état.
Gabrielle se tut à son tour. Elle offrit à Mayenne un canon de vin, des biscuits et des fruits.
—Ma démarche vous a prouvé, dit-il en acceptant le verre, que je désire entrer en arrangement, mais non pas comme un rebelle vaincu. J'ai une armée encore, et s'il survivait en moi une seule goutte de ce fiel ambitieux qui animait ma malheureuse soeur, j'arriverais à me faire offrir des conditions meilleures. Ah! madame, Dieu vous préserve de comprendre jamais ce qu'il en coûte pour gagner le nom de grand capitaine! Le roi a eu ce bonheur de s'illustrer en invoquant le bon droit. Moi, je suis un révolté. Je fais bonne mine aux Espagnols, qui me détestent et que j'exècre. Chaque fois qu'on se bat, mes alliés me voudraient voir mort et je voudrais les voir tous tués. Tous mes amis tombent les uns après les autres, ou, fatigués, me quittent. Je me trouverai bientôt seul. L'âge vient. Je suis gros, lourd, et il a fallu pour venir ici que votre guide me hissât sur mon cheval. Quand trouverai-je un bon accord qui me rende le repos, la considération publique et des amis heureux de m'avouer. Hélas! tout cela, il le faut conquérir par la guerre, et je ne serai vraiment honoré, vraiment tranquille que du jour où une balle d'arquebuse m'aura couché sur le champ de bataille.
Mayenne, en parlant ainsi, essuyait la sueur de son visage, et Gabrielle s'étonnait de le trouver si mélancolique et si abattu.
—Que je voudrais, s'écria-t-elle, que le roi vous entendît; la paix serait bientôt faite! Un ennemi malheureux est presque un ami pour lui.
Mayenne se leva, l'oeil enflammé.
—Si cela arrivait, dit-il, si le roi entendait mes paroles, j'en mourrais, je crois, de honte et de douleur. Mais le roi ne m'entend pas, n'est-il pas vrai, madame, continua le duc en promenant autour de lui un regard inquiet et sombre, vous ne m'auriez point tendu ce piège pour m'exposer humilié aux sarcasmes de mon ennemi.
Et il faisait déjà un pas vers l'issue de la grotte.
—Ah! monsieur, dit Gabrielle en lui prenant la main, vous m'offensez; n'êtes-vous pas ici sur la foi jurée? suis-je une âme perfide?… Rassurez-vous, seule j'ai entendu vos paroles, seule je sais votre secret, et vous pouvez me confier les conditions de la paix que je veux proposer au roi en votre nom.
Elle achevait à peine, qu'un pas précipité retentit à trois pas d'elle, une serrure cria, la porte secrète s'ouvrit et le roi apparut, un flambeau à la main, le visage altéré, les yeux brillants de colère.
—Avec qui êtes-vous ici, Gabrielle? demanda-t-il en cherchant à reconnaître les visages autour de lui.
—Oh! trahison! murmura Mayenne qui recula pour mettre l'épée à la main.
—M. de Mayenne! dit Henri, tellement stupéfait à la vue du Lorrain, que sa main tremblante laissa échapper le flambeau.
—Monsieur! monsieur! s'écria Gabrielle en étendant les mains vers Mayenne, ne m'accusez pas; je suis innocente. S'il y a trahison, elle vient du roi!
—Je comprends, madame, répondit Mayenne avec un dédaigneux sourire. La scène est jouée à merveille; vous n'attendiez pas le roi. Le roi arrive à l'improviste. Il vous trouve par hasard avec M. de Mayenne, et comme, par hasard aussi, Sa Majesté est bien accompagnée sans doute, l'on s'empare du rebelle, la guerre est terminée. Bien joué, madame.
—Oh! sire, dit Gabrielle en versant un torrent de larmes, voilà une offense que je n'oublierai de ma vie! Vous avez raison, monsieur le duc, tout m'accuse. Vous avez le droit de m'appeler lâche et perfide. Oui, c'est justice de me traiter avec cette rigueur.
Mayenne, étonné au milieu même de sa fureur, contemplait en silence la scène étrange qui s'offrait à ses regards.
D'un côté, Gabrielle en pleurs, se tordant les mains avec l'expression la plus sincère d'une douleur loyale; de l'autre, Henri IV, pâle, atterré, le front courbé, plus semblable à un vaincu qu'à un vainqueur, et sur le visage duquel on lisait la honte et le regret d'une faiblesse qui le dégradait à ses propres yeux.
—Dites donc au moins, sire, s'écria Gabrielle, que je n'ai pas trempé dans le guet-apens dont M. le duc est victime… Rendez-moi l'honneur, sire, à moi qui voulais vous donner la paix et l'amitié de ce galant homme.
Le roi comprit à ces mots toute l'étendue de sa faute. Il venait, par cette brusque surprise, de renverser l'édifice élevé si péniblement par Gabrielle. Quelle honte et quel malheur!
—Ainsi ferai-je, murmura la roi d'une voix entrecoupée… Je suis seul coupable. Sur un avis qui m'a été donné que Mme la marquise avait rendez-vous à Monceaux avec un amant, j'ai pris de la jalousie et me suis mis en route. J'arrive il n'y a qu'un moment; je trouve ou crois trouver des visages embarrassés, nul ne me veut apprendre où se cache madame. Personne dans les appartements. Je heurte et j'appelle, rien. L'idée m'est venue que la marquise cherchait la solitude en ses bains. J'ai la clé de l'entrée secrète. Je suis accouru, et le bruit de deux voix m'a fait ouvrir vivement la porte…
Mayenne gardait son attitude à la fois calme et méprisante; un sourire forcé contractait ses lèvres; il avait remis son épée au fourreau.
—Il ne faut pas douter, monsieur, dit le roi avec douceur; voyez mon trouble, ma peine, et persuadez-vous que je ne sais point mentir. Je dois d'abord des excuses à la marquise que, par trop d'amitié, j'ai follement et indignement soupçonnée. Quant à vous, qui jusqu'à un certain point, avez le droit de suspecter sa franchise et la mienne, je ne vois qu'un seul moyen de vous prouver l'injustice de vos accusations. La scène a lieu entre nous, sans témoins; vous étiez venu librement, vous êtes libre de retourner, et je vous offre non-seulement mes chevaux, mais une escorte avec ma parole de roi. J'y ajouterai mes excuses, mon cousin, car j'ai tort, et voudrais pour un royaume, racheter l'opinion que je vous ai laissé prendre un moment de ma maîtresse et de moi!
À ces mots que prononça Henri en se redressant peu à peu de toute la hauteur de son âme, Gabrielle sécha ses larmes et le duc regarda en tressaillant ce visage ouvert, ces yeux limpides où respirait la loyauté.
—Ce qui vient d'arriver nous dégage, monsieur, nous n'avons rien dit, s'écria Gabrielle, en se rapprochant de Mayenne. Reprenez vos paroles, duc, nul que moi ne les saura jamais.
Cette candeur et l'élan de cette âme délicate et probe firent sur Mayenne une impression profonde. Il baissa la tête à son tour et tourna son chapeau dans ses mains, comme un vrai paysan gêné par les bontés de son seigneur. Un combat acharné se livrait dans cette âme altière entre l'orgueil et la reconnaissance. Il demeurait immobile, impuissant pour le bien ou pour le mal.
Henri prit cette hésitation pour un reste de défiance. Surmontant le chagrin qu'il en éprouvait:
—Il se pourrait, dit-il vivement, que vous craignissiez une embuscade hors du château. Après ce qui s'est passé, vous avez le droit de tout craindre, mon cousin. Je vous accompagnerai donc moi-même tant que vous le jugerez à propos, ma personne vous répondra de la vôtre, et si l'otage vous suffit, faites un signe, je suis à vos ordres.
—Vraiment, s'écria Mayenne emporté par la noblesse d'un pareil procédé, voilà trop de façons avec moi, sire, je suis votre sujet et sens bien qu'il vous faut servir. D'ailleurs, j'étais plus qu'à moitié gagné par la bonté, par l'éloquence de madame. Vous venez d'achever l'oeuvre, sire; c'est moi qui demande pardon à Votre Majesté, et me voilà à vos genoux, seulement je ne sais pas si je m'en pourrai relever.
A ces mots, il s'agenouilla tremblant d'émotion.
—Ventre-saint-gris! je m'en charge, dit Henri les yeux pleins de larmes. Et il releva en effet Mayenne, en l'embrassant si tendrement, que les coeurs les plus durs n'eussent pas été à l'épreuve d'une pareille scène.
—Encore! et encore! s'écria le roi en recommençant, et toujours!… Mon cousin, voilà une grande joie qui m'arrive. Plus de guerre civile en ce royaume et un bon ami de plus!
—Que de grâces à rendre à Dieu! dit Gabrielle, en joignant les mains avec ivresse.
—Croyez-vous donc qu'on doive vous oublier vous-même, dit Henri en quittant Mayenne pour courir à Gabrielle qu'il serra sur son coeur. Voici, mon cousin, l'ange de miséricorde et de réconciliation! Voici mon ange gardien, la plus parfaite femme qui soit en France!
—Ce n'est pas moi qui dirai le contraire! s'écria Mayenne avec chaleur.
—Et on la calomniait! reprit le roi, et je venais la surprendre, l'outrager!
—J'en bénis le Ciel, dit Gabrielle.
—J'en ai bien souffert, ma chère âme; mais voilà qui est fini. Après cette épreuve douloureuse, nous sommes trop heureux pour récriminer.
—Je demanderai une récompense pour mes dénonciateurs, dit Gabrielle en souriant, car ils sont la cause du succès que je n'eusse jamais obtenu toute seule.
Que cherchez-vous donc autour de vous, sire?
—Je cherche si le duc est venu ainsi….
—Seul?… Oui, sire, répondit Mayenne. J'ai confiance, moi, aux anges que je rencontre.
—Bien plus, dit Gabrielle, monsieur le duc avait accepté un garde de ma main.
Gabrielle conduisit le roi hors de la grotte et lui montra Espérance adossé à un rocher, son épée à la main.
—Voilà donc le galant dont on me faisait fête, murmura le roi en reconnaissant son rival. C'est là celui qui devait vous préparer des relais pour venir me surprendre à Paris! C'est là celui que vous me préfériez! Ah! maître la Varenne! Allons, allons, c'est à moi de rougir.
Il ne vit pas combien de vermillon ces imprudentes paroles faisaient monter aux joues de Gabrielle. Espérance aussi se détourna pour cacher non pas sa rougeur, mais une douleur insurmontable que lui causait la présence du roi, et ce rude réveil après tant de beaux rêves!
Cependant, comme en passant près de lui, Gabrielle lui prit la main pour le remercier, il rappela son courage et exhala toute l'amertume de son coeur dans un inoffensif soupir.
—Il me reste à vous demander, mon cousin, dit Henri à Mayenne, quelles sont vos intentions pour ce soir. Vous plaît-il souper avec nous, comme de bons amis, à la barbe des traîtres et des coquins, qui enrageront de nous voir réconciliés? aimez-vous mieux retourner chez vous et réfléchir?
—Réfléchir… s'écria le duc, ah! Dieu m'en garde, sire; assez de réflexions j'ai faites, assez de nuits j'ai passées sans dormir. Il doit y avoir ici de bons lits et de bon vin.
—J'en réponds, dit Gabrielle.
—Daignez m'offrir l'un et l'autre pour cette nuit, et demain….
—Et demain nous causerons affaires, voulez-vous dire, ajouta le roi. Pardieu, ce sera bientôt fait; comme j'accorde d'avance tout ce que vous me demanderez….
—Tout? dit le Lorrain avec un sourire.
—Et encore quelque chose avec, dit Henri, pourvu que ce ne soit pas madame; car en ce cas feriez-vous mieux de me demander ma vie.
—Je n'aurai garde, sire, et pourvu que madame me veuille honorer de son amitié, je me déclare satisfait.
—J'ai trop de reconnaissance pour ne point vous aimer de tout mon coeur, dit Gabrielle.
—En vérité, pensa Espérance, qui les suivait à distance, ces gens-là s'arrachent tellement ma Gabrielle qu'il ne m'en restera plus rien.
On se dirigea vers le château, que l'arrivée subite du roi avait rempli de confusion et de tumulte.
Déjà les commentaires allaient grossissant. On supposait Gabrielle surprise, chassée: on désignait la prison qui lui serait assignée. Le parti d'Entragues triomphait avec un commencement d'insolence. Plus d'un serviteur prévoyant de la marquise faisait ses paquets.
Henri était parti vite de Paris; mais ses officiers l'avaient rejoint à Monceaux, et leur arrivée augmentait le désordre, comme l'huile jetée sur un brasier double la flamme.
Lorsque cette foule inquiète, émue, curieuse, en tête de laquelle était le comte d'Auvergne, aperçut le roi débouchant tranquillement de la grotte dans le parc, appuyé d'un bras sur Gabrielle, de l'autre sur un homme encore inconnu, tandis qu'Espérance et Gratienne venaient ensemble à leur suite, personne ne put comprendre ce calme et la présence de ce tiers à Monceaux.
Mais Henri, riant dans sa barbe, et méditant le coup qu'il allait frapper:
—Messieurs, dit-il du plus loin qu'il lui fut possible, commandez vite un bon souper pour moi et mon cousin de Mayenne, qui veut boire aujourd'hui à ma santé.
Le nom de Mayenne retentit dans cette assemblée comme un éclat de tonnerre, et quand, à la lueur des flambeaux, chacun reconnut le duc au bras du roi, la stupéfaction s'exhala par un murmure qui caressa doucement le coeur de Gabrielle. M. d'Auvergne en pâlit de désappointement.
—Oui, messieurs, dit le roi en pénétrant dans la grande salle du château, mon cousin de Mayenne me signifie que je n'ai pas de meilleur ami que lui, et je déclare ici qu'il n'aura pas désormais de meilleur ami que moi.
—Grâces en soient rendues à Dieu, dit Sully en s'approchant avec un visage rayonnant de joie.
—Et grâces surtout à madame, répliqua le roi en désignant Gabrielle, car c'est elle qui a tout fait par son esprit, par son coeur et son amitié pour moi. Je lui dois la paix et la fortune de mon royaume.
Puis, au milieu du silence qui planait sur l'assemblée bouleversée par un dénoûment si imprévu:
—Allons, dit le roi, qu'on serve Mme la duchesse!
—La duchesse! demandèrent quelques gens surpris par ce titre nouveau, car
Monceaux n'était qu'un marquisat.
—Oui, répéta le roi. Mme la duchesse de Beaufort, marquise de Monceaux et de Liancourt. C'est le nom que madame doit porter à compter d'aujourd'hui.
—Oh! sire, dit Gabrielle, où s'arrêteront vos bontés?
—Plus loin! répondit tout bas le roi. Mais nous sommes servis, donnez-moi le bras, mon cousin. Ah! Gabrielle, quelle idée vous avez eue là de me réconcilier avec Mayenne!
—Elle n'est pas de moi tout à fait, sire, dit modestement la jeune femme.
—Qui donc vous l'a inspirée?
—L'âme de toute bonne oeuvre, frère Robert.
—Frère Robert! s'écria le roi. Lui!… c'est lui qui vous a inspiré de me réconcilier avec M. de Mayenne?… Oh! ce serait sublime!
—Qui donc est ce frère Robert? demanda Mayenne, surpris de l'agitation du roi.
—Je vous conterai cela quand nous serons seuls, mon cousin; l'histoire en vaut la peine, et plus que tout autre vous saurez l'apprécier. Oh! frère Robert!… Et je ne lui payerais point ce service! Ventre-saint-gris! nous y songerons!… A table, mon cousin, à table! Duchesse, invitez notre ami Espérance, et buvons frais, car il fait chaud!
Et comme Gabrielle voyait leur ami s'assombrir involontairement:
—Je comprends, lui dit-elle tout bas; vous trouvez que j'ai reçu ma récompense, tandis que vous n'avez rien, comme à l'ordinaire. Eh bien! ce ne serait pas juste. Venez samedi à ma maison de Bougival, nous y passerons une belle soirée avec Gratienne.
—Avec Gratienne! Vous vous défiez donc de moi?
—Non! c'est de moi que je me défie. A samedi! Quant à ce soir, buvons à la santé du roi et à la confusion de nos ennemis!
—Tope! dit Espérance.
XIII
CONSEIL DE FAMILLE
Le retour du comte d'Auvergne dans sa famille et les nouvelles qu'il y apporta jetèrent la consternation dans l'intéressante société.
—Voilà, dit-il, comment vos plans ont tourné, la marquise est duchesse et a pour allié désormais M. de Mayenne, le héros du jour. Quant au seigneur Espérance, on se l'arrache, le roi l'a embrassé et lui confierait toutes les clés de sa maison. Il faut avouer que vous êtes d'adroites princesses, de m'avoir exposé à recevoir un pareil soufflet en plein visage.
A ces mots Marie Touchet fit une grimace roturière, Henriette rongea ses ongles si beaux. Le comte d'Entragues s'en prit au peu de cheveux qui avaient survécu à tant de déceptions.
—Alors tout est perdu, dit-il avec désespoir.
—A peu près.
—On essayera de s'en consoler, répondit Henriette, pâle de rage. Cependant, moi qui ne suis pas un homme, je ne perdrai pas courage aussi vite.
—Cela vous est aisé à dire, mademoiselle, dit le comte d'Auvergne, qui, dans les bonnes veines seulement, l'appelait petite soeur. Vous n'avez pas les mortifications, vous. J'eusse voulu vous y voir, hier, quand toute l'assemblée me riait au nez, et que le roi me regardait par-dessus l'épaule.
—Nous vous demandons bien douloureusement pardon, monsieur, interrompit le père.
—Votre peine fait la nôtre, mon fils, dit la mère.
—Attendons la fin, ajouta Henriette, pour qui cet orage n'était qu'une pluie d'été. Elle en avait vu bien d'autres.
—Oh! vous n'attendrez pas longtemps, dit le jeune homme avec insolence.
—Cependant, il y a toujours la prédiction de la devineresse, articula sourdement Marie Touchet.
—Une couronne, n'est-ce pas? s'écria le comte d'Auvergne en riant. Oui, comptez-y, vous en prenez bien le chemin.
—Si ce chemin n'est pas le bon, répliqua aigrement Henriette, nous en choisirons un meilleur.
Les trois conseillers furent frappés de la résolution invincible qui éclatait dans ces paroles.
—Tant que vous voudrez, mademoiselle, répliqua le comte. Mais s'il s'agit des grands chemins, par exemple….
—Monsieur!…
—Eh! nous sommes ici en famille, et nous pouvons nous dire nos vérités. Moi, j'ai assez de ces échecs perpétuels; à force d'être battu, le dos me cuit. Je m'étonne que vous y résistiez; c'est de l'héroïsme.
Après cette déclaration si franche, le silence le plus décourageant régna dans l'assemblée.
Soudain on entendit un cheval piétiner dans la cour de l'hôtel, et les valets annoncèrent M. de la Varenne.
Jamais le porte-poulets n'était venu chez les Entragues en plein jour. Il fallait que la circonstance fût solennelle. La frayeur de la famille s'en augmenta. Ce fut bien pis quand le petit homme entra d'un air froid et le sourcil froncé.
Chacun courut à sa rencontre, trois sièges lui furent offerts à la fois. Il se laissa tomber sur le plus large avec un gémissement arraché par la lassitude.
—Ouf! dit-il; votre serviteur, mesdames. Aïe! votre bien dévoué, messieurs. La présence de M. le comte d'Auvergne m'annonce que vous êtes au courant.
—Hélas! murmura le père, tandis que Marie Touchet levait les yeux au ciel.
—Nous l'avons échappé belle, dit la Varenne.
—Nous avons donc échappé? s'écria Henriette en secouant le petit homme avec une vigueur masculine.
—C'est miracle!
—Oh! contez, contez-nous cela, demandèrent quatre voix avides.
La Varenne prit un air imposant.
—Vous savez la surprise du roi et la fête donnée à M. de Mayenne, et le duché conféré à la marquise, et…
—Oui, oui, passez.
—J'attendais le moment des explications. Le roi en soupant me lançait des regards farouches… J'en ai été malade, et le suis encore, mesdames.
Marie Touchet chercha des élixirs dans sa cassette, et en offrit une collection au porte-poulets.
—Pouvez-vous continuer? demanda Henriette.
—Oui, mademoiselle. Ce matin, le moment fatal arriva. Je tournais autour du grand vestibule, le roi me fit signe et m'emmena au jardin. «Voilà donc, s'écria Sa Majesté, les rapports qu'on me fait! voila donc les intrigues de la marquise…—c'est duchesse qu'il faut dire à présent!—voilà donc…» Ah! mesdames, j'en ai entendu de cruelles pour l'oreille d'un gentilhomme.
Les Entragues essayèrent de ne point rire en songeant à cette gentilhommerie qui piquait des poulets chez la soeur du roi.
—Qu'avez-vous répondu, monsieur de la Varenne? demanda le père.
—Ce que j'ai pu.
—M'auriez-vous accusée? dit Henriette.
—J'ai eu l'habileté de ne le point faire. «Sire, ai-je répondu, ce n'est pas ma faute.—C'est la faute de ceux qui vous ont instruit, alors, a répliqué le roi….
—Voyez-vous, qu'on nous accusait! s'écria Marie Touchet.
—«Sire, ceux qui m'ont instruit croyaient ce qu'ils disaient.—Que croyaient-ils? dit Sa Majesté avec colère.—Sire, ils savaient le départ de M. Espérance avec Mme la marquise,—la duchesse,—et vu l'intime amitié de Mme la duchesse et de ce seigneur…—Vous êtes un bélître, a dit le roi.» Un bélître! à moi!… «Enfin, sire, ai-je répondu, Mlle d'Entragues avait bien le droit de craindre que Mme la marquise—la duchesse—ne cherchât à surprendre Votre Majesté, puisque déjà pareille chose avait eu lieu chez Zamet.»
—Bien! bien! bravo! s'écrièrent les Entragues, voilà répondre!
—J'ai trouvé cela, dit modestement la Varenne et faisant la roue, j'ai eu cette inspiration miraculeuse.
—Et le roi, qu'a-t-il dit?
—Le roi, frappé de ce souvenir, a baissé la tête; et comme c'est un esprit juste: «Il est vrai, a-t-il ajouté, la chose était à craindre, et l'on ne pouvait soupçonner les desseins de Mme la duchesse sur ma réconciliation avec Mayenne.»
—C'est la précipitation de Votre Majesté qui a fait tout le mal, ai-je cru devoir ajouter.
—Tout le bien, animal,» a répliqué le roi en riant, et il m'a donné un coup de poing dans l'épaule. Jugez de ma joie! Quand le roi m'appelle animal et me rudoie c'est qu'il est enchanté. Aussitôt j'en ai pris avantage.
—«Votre Majesté, ai-je reparti, ne voit pas que la personne la plus malheureuse de ceci est la pauvre demoiselle d'Entragues.
—J'aviserai à la consoler,» a répondu le roi.
Une joie folle éclata dans les yeux du père et de la mère. Un sourire dédaigneux plissa les lèvres d'Henriette.
—Consoler… murmura-t-elle, tout cela!
—En sorte que l'échec n'est pas pour nous, dit le père.
—Non, Dieu merci! fit la Varenne en s'éventant avec son chapeau; mais grâce à qui?
—Nous vous serons reconnaissants, dit Marie Touchet avec intention.
—C'est du bonheur, interrompit le comte d'Auvergne.
—Henriette le disait bien, mon fils, il y a dans tout cela prédestination.
La jeune fille n'était pas aussi satisfaite que ses parents: dans cette prétendue victoire, il n'y avait rien pour son orgueil.
—Quoi, monsieur, dit-elle à la Varenne, voilà tout ce que le roi a jugé à propos de faire pour moi?
—Ce que j'ai à ajouter, répondit le porte-poulets, ne s'adresse qu'à vous seule, mademoiselle.
En parlant ainsi, avec une impudence cynique il prit la main de la jeune fille et la conduisit près d'une fenêtre, tandis que les parents s'excusaient de leur lâcheté sur le respect dû à un message du roi.
Mais le père Entragues ne cessait d'observer le visage d'Henriette; Marie Touchet elle-même suivait sur les traits de sa fille l'effet de chaque mot prononcé par la Varenne.
Henriette rougit et ses yeux rayonnèrent. Le sourire de joie rusée et voluptueuse qui éclaira son front eût inspiré à un peintre la véritable expression du démon femelle chargé de tenter un saint.
Ayant achevé son ambassade, la Varenne partit, non sans avoir reçu un gage de la reconnaissance de Marie Touchet: c'était une boîte de perles d'or, présent compact, d'un prix certain, comme il convient au salaire de ces spéculateurs positifs.
Henriette semblait rester en extase après le départ du porte-poulets. Son père et son frère vinrent lui prendre les mains en minaudant.
—Eh bien! dirent-ils.
—Eh bien!… dit-elle charmée de les faire languir.
—Que nous veut le roi?
—Une misère.
—Dites cette misère, petite soeur.
—Un simple rendez-vous, pour explications.
—Oh! oh!… fit M. d'Entragues en se redressant avec orgueil, il paraît que Sa Majesté ne peut se passer de nous. Et qu'avez-vous répondu?
—Bien des choses.
—Vous n'aurez pas manqué de dire qu'une fille de votre condition n'accepte point de rendez-vous?
—Certes…
—Sans garanties pour son honneur, se hâta d'ajouter Marie Touchet, qui rentra ainsi dans la conversation.
—Oui, madame.
—Et qu'a dit la Varenne? demanda le comte d'Auvergne. Approuve-t-il ces stipulations?
—Qu'il approuve ou non, dit M. d'Entragues, c'est à nous de juger.
Le jeune homme fut surpris de ce ton tranchant du comte, si respectueux d'ordinaire envers lui.
—L'opinion du roi est bien pour quelque chose dans tout ceci, dit-il, et moi qui le connais, je ne le crois pas disposé à se laisser dicter des conditions d'avance.
—Le roi est trop léger, mon fils, pour qu'on se fie à sa parole. Tel n'était pas le roi Charles, votre glorieux père.
—Il me semble, interrompit M. d'Entragues, qu'un bon douaire, bien assuré… trente ou quarante mille écus par exemple, donneront de la consistance à la parole du roi.
—Il m'en fut assuré cinquante mille en un temps où l'argent était plus rare qu'aujourd'hui, dit Marie Touchet.
—Qu'est-ce que l'argent? murmura Henriette avec mépris, un moyen de se dégager sans scrupule de la parole donnée.
—Pas d'argent, s'écria Marie Touchet.
—Mais, mordieu! dit le comte d'Auvergne, que vous faut-il donc, voulez-vous que le roi l'épouse avant de lui avoir parlé?
—Pourquoi non, dit Henriette, puisqu'il en faut toujours arriver là?
—Eh! faites donc rompre d'abord le mariage de la reine Marguerite. Le roi est bien et dûment marié, ma chère.
—On rompra ce mariage.
—Il faut du temps; et cependant ferez-vous que le roi soit un homme de patience? Vous le dégoûterez au profit de gens moins serrés que vous.
—Il y a du vrai, dans ce que dit monsieur le comte, murmura d'Entragues.
Je maintiens donc qu'un douaire de quatre-vingt mille écus…
—Mettez-en cent mille, et concluez quelque chose, s'écria le jeune homme.
Henriette haussa les épaules avec colère.
—C'est un encan, dit-elle.
—Vous êtes une sotte, reprit le père. Aimez-vous mieux rien, comme Dayelle, Tignonville, Fleurette, Corisande d'Andouins, Antoinette de Pons, et tant d'autres?
—J'aime mieux une couronne, monsieur.
—Eh! mordieu, dit le comte d'Auvergne, si c'est un hochet qu'il vous faut, achetez un cercle d'or, et amusez-vous à vous le mettre au front quand vous serez devant un miroir. Vous ressemblez à ces petites filles qui veulent porter des boucles d'oreilles et ne veulent point avoir l'oreille percée. Arrangez-vous, et pendant toutes vos façons, le caprice du roi ira ailleurs.
—Caprice?… dit Henriette piquée.
—Monsieur d'Auvergne a cent fois raison, repartit le père. Cent mille écus forcent un homme à réfléchir, et valent bien les marquisats et les duchés qui se prodiguent.
—J'ai une idée qui conciliera tout, dit Marie Touchet avec la majesté d'un oracle. Grâce à mon moyen, le roi fera voir si c'est par caprice ou par amour qu'il recherche mademoiselle. Le roi s'engagera pour l'avenir sans compromettre le présent: le roi garantira l'honneur de cette maison, sans rien perdre des droits de son amour.
—Peste! c'est la panacée universelle que votre moyen, madame, dit le comte d'Auvergne. Veuillez nous le communiquer.
—C'est une promesse de mariage, faite par le roi à Mlle Henriette de
Balzac d'Entragues.
—J'accepte! dit Henriette.
—De cette façon, interrompit Marie Touchet qui jouissait de son triomphe, le roi est libre de ne se point marier, s'il veut, après la mort de la reine Marguerite; mais alors il n'épousera personne, et les rivalités ne seront point à craindre pour Henriette.
—En effet, dit M. d'Entragues, une promesse serait efficace.
—Si le roi signait, dit le comte d'Auvergne; mais signera-t-il? Cela me rappelle l'homme qui eût passé la rivière à sec si son cheval en eût bu toute l'eau; mais la boira-t-il?
—Si le roi ne signe pas, c'est qu'il n'y a aucun fonds à faire sur sa tendresse, et j'y renoncerai, dit Henriette.
—Vous ferez bien, ma fille, l'honneur avant tout; mais cela n'empêche point le douaire de cent mille écus, ajouta le père Entragues.
—Au contraire, dit le comte d'Auvergne.
Marie Touchet compléta ainsi son discours:
—En agissant de la sorte, nous sommes à jamais délivrés de nos perplexités. Un oui ou un non bien articulé, l'affaire est faite ou rompue à jamais.
—Vous tenez au roi la bride bien haute, mesdames.
—Qui nous en empêche désormais, repartit Marie Touchet fière de se rappeler les dangers passés, et cette mort de la Ramée qui avait rendu libre à jamais Henriette. Rien ne nous fait plus obstacle, et plus on demandera au roi, plus il aura bonne opinion du trésor qu'il recherche.
—Un vrai trésor, dit le comte d'Auvergne avec un sourire et un salut des plus galamment outrageants pour sa soeur.
—Un trésor sans prix! ajouta le digne père en baisant avec componction ce front virginal éprouvé par tant de honteuses rougeurs.
Un valet, grattant à la porte, annonça que la signora Galigaï attendait ces dames dans leur cabinet.
—La devineresse! s'écria le comte d'Auvergne, je me sauve!
—Non, demeurez, dit le père Entragues, pour méditer avec moi l'acte de donation et la promesse de mariage.
—Je tiens à en surveiller la rédaction, s'empressa d'ajouter Marie Touchet en s'asseyant près de son fils et de son mari.
—Allons vite trouver Leonora, pensa Henriette toute tremblante, sa visite aujourd'hui m'inquiète.
Elle passa dans le cabinet où Leonora, un coude sur la table, et son front dans la main, suivait du doigt sur le tapis les arabesques capricieuses de la broderie de laine. Elle était soucieuse et oublia de prodiguer ses baise-mains comme à l'ordinaire.
—Qu'y a-t-il encore? demanda Henriette, habile à deviner les impressions de sa confidente.
—Une grave affaire, dit l'Italienne. M. de Pontis s'est battu hier soir.
—Que nous importe! Et d'abord comment connais-tu cet homme?
—Je le connais: c'est notre intérêt à tous. Quant au sujet de ce combat… faut-il vous le dire!
—Tu m'effraies avec tes précautions oratoires. Serais-je pour quelque chose dans la querelle?
—Jugez-en. Pontis était au cabaret où dînent les gardes de service; on parlait des amours du roi et de la succession de la marquise de Monceaux, aujourd'hui duchesse de Beaufort…
—Eh bien!
—Plusieurs personnes vous nommèrent: c'est un droit de votre beauté.
—Quand tu me fais un compliment, Leonora, je frissonne. Passe! passe!
—«Messieurs, dit Pontis étourdi par le vin, cette personne que vous nommez ne sera jamais rien au roi.» On lui demanda pourquoi.
—Oui, pourquoi? murmura Henriette, de plus en plus inquiète.
—«Parce que JE NE LE VEUX PAS!» a répliqué Pontis.
Les deux femmes se regardèrent. Leonora continua son récit.
—«Quoi! dit un des gardes à Pontis, Mlle d'Entragues, belle, noble et irréprochable, ne mériterait pas l'amour du roi?»
—«Irréprochable! s'écria Pontis avec un rire amer. Ah! sambious!… si c'est à sa vertu que le roi s'adresse, je peux lui en donner des nouvelles.»
—Le misérable! balbutia Henriette; et que lui as-tu répondu?
—Les épées sortaient du fourreau, lorsque M. de Crillon appelé à temps a paru.
—Il a fait justice de l'insolent, je suppose?
—Voici ce qu'il a dit aux gardes, ajouta Leonora: «Vous êtes aussi bêtes les uns que les autres et vous garderez tous les arrêts.»
—Ceci est une insulte, dit Henriette livide.
—Plus dangereuse que vous ne croyez, repartit Leonora, car ce bruit peut aller jusqu'au roi. Il est temps que vous y mettiez ordre par quelque plainte énergique.
Mais elle se tut en voyant Henriette, l'oeil fixe, les lèvres serrées, baisser la tête et méditer profondément sous le double poids de la honte et de la peur. Leonora comprit que Mlle d'Entragues ne s'humiliait pas à ce point sans motifs.
—Après tout, qu'importe l'accusation de ce Pontis, reprit Leonora, s'il ne peut la prouver.
En même temps, elle fouillait du regard l'âme troublée d'Henriette toujours silencieuse.
—Est-ce qu'il peut la prouver? murmura-t-elle.
—Peut-être, articula faiblement Mlle d'Entragues.
—Et comment? demanda Leonora.
—Il existe une lettre de moi.
—À qui donc, mon Dieu?
—À… à l'ami de ce Pontis.
—À Speranza? s'écria l'Italienne.
—Oui.
—Et vous ne me l'aviez pas dit… quel désastre! cette lettre, il faut la ravoir.
—Oh! j'ai tout essayé: pleurs, menaces, prières, il n'a pas voulu me la rendre. Il me tient en échec. Il ne songe qu'à cela nuit et jour; mais où la trouver? Où l'a-t-il cachée? Que de fois j'ai pensé à faire incendier la maison, que de fois j'ai voulu le faire poignarder lui-même, ce lâche Espérance!… Mais la lettre est-elle bien dans sa maison? la porte-t-il sur lui? n'aurais-je pas commis une violence inutile? que faire?… Comme je souffre! J'en deviendrai folle!
—Et qu'a dit votre mère? demanda Leonora.
—Crois-tu donc que je lui aie avoué cette faute? n'ai-je pas fait assez d'aveux, n'ai-je pas bu assez ma honte en sa présence?… Tu es la seule, Leonora, qui sache mon secret; mais sauve-moi! Toi qui découvre tout, cherche dans tes cartes où est cette lettre… reprends-la, sauve-moi!
—Elle est donc bien compromettante, la lettre?
—Qu'elle tombe entre les mains du roi, je suis perdue.
—Vraiment? s'écria l'Italienne avec une expression singulière. Eh bien! calmez-vous, signora, je vous sauverai.
—Tu la retrouveras?
—Oui, mais retournez près de votre mère; plus un mot!… laissez-moi faire! vous aurez bientôt de mes nouvelles.
Henriette embrassa l'Italienne avec une effusion qui ressemblait au délire.
—Ce que les cartes ne me diraient pas, pensa Leonora souriante, je le saurai par Ayoubani.
—J'ai été trop loin, pensa Henriette, et je suis à la merci de Leonora; mais je la surveillerai.
Elle rentra près de sa mère. L'Italienne partit par l'escalier dérobé.
XIV
LA RÉPARATION
M. de Mayenne passa une nuit moins tranquille à Monceaux, que si sa conscience eût été parfaitement nette. Il eût dû cependant bien dormir sous le toit d'une hôtesse loyale comme Gabrielle. Mais le Lorrain savait l'histoire, et se rappelait bon nombre de vainqueurs qui avaient payé par la prison les folles équipées du vaincu.
Il lui tardait que le jour vint, et qu'une assurance nouvelle de Henri IV confirmât les générosités de la veille. La nuit aurait-elle porté conseil?
Il trouva le roi aussi calme, aussi affable qu'après la scène de la grotte. Une troupe nombreuse de courtisans assistait à l'entrevue des nouveaux amis. Henri prit le bras du prince lorrain, et le promena d'un pas rapide dans le parc.
—Causons affaires, comme il était convenu, mon cousin, dit le roi.
—Votre Majesté m'a dit que ce ne serait pas long, répliqua Mayenne.
—Cela durera autant que vous voudrez, mon cousin; l'entretien sera court, si vous demandez peu; long, si vous demandez beaucoup; la chose vous regarde.
Le duc s'assura par un regard pénétrant de la bonne foi d'Henri, et fixa ses conditions avec autant de politesse et de fermeté qu'il le put.
Il demanda, selon l'usage, des villes de sûreté, non pour lui, disait-il, mais pour ses gens pendant six ans.
—Combien vous en faut-il? dit le roi.
—Trois. Est-ce trop, sire?
—Trois, soit. Avez-vous des préférences?
—J'aimerais Châlons, si Votre Majesté n'y a pas de répugnance, puis la ville de Seurre en Bourgogne, et enfin Soissons.
—Vous avez bon goût, mon cousin; prenez. Est-ce tout?
—Sire, il y a eu bien de mes amis engagés dans cette malheureuse guerre.
—Vous les voudriez voir exempts de toutes réparations, accusations et reproches pour le passé?
—C'est cela même, sire, car il me serait cruel de laisser des braves gens dans l'embarras d'où votre bonté m'a sorti.
—Accordé, mon cousin; est-ce tout?
—Je suis honteux de demander tant, mais cette guerre avait été entreprise pour le bien de la religion catholique, et je ne voudrais pas, pour mon honneur, qu'il fût dit que, dans un traité de paix fait avec Votre Majesté, l'ancien chef de la ligue n'a rien stipulé pour…
—Pour les ligueurs, c'est trop juste; voyons ce qui pourrait vous rendre agréable à ces messieurs, vous entendez-vous bien, mon cousin? car, pour ce qui me concerne, je ne tiens pas du tout à leur faire plaisir.
—Oh! sire, un tout petit article, une ombre d'article contre les huguenots.
—Je ne suis plus de la religion réformée, mon cousin, et, par conséquent, j'ai le droit d'accorder ce que vous voulez, à condition pourtant que ce ne sera pas une Sainte-Barthélemy.
Tous deux se mirent à rire.
—Écoutez, ajouta le roi: vous avez vos trois villes, faites-y ce que bon vous semblera.
—Je demande, dit Mayenne, que tous les fonctionnaires et officiers publics de ces trois villes soient catholiques.
—Pendant six ans, mon cousin?
—Oui, sire.
—Eh bien, si c'est là tout le tort que vous faites aux calvinistes, accordé.
—On ne dira pas, ajouta Mayenne en s'éventant, car le roi le faisait marcher à grands pas au soleil, et il ruisselait de sueur, les malveillants ne diront pas que j'ai agi en égoïste.
—Non, mon cousin, dit Henri en regardant malicieusement le gros homme essoufflé, mais en redoublant de vitesse, la religion catholique apostolique et romaine sera contente de vous. Sont-ce toutes vos conditions?
—Me sera-t-il permis, dit Mayenne, de parler un peu de moi, maintenant que j'ai assuré le repos et la considération des autres?
—Parlez, duc, parlez de vous.
—Sire, voici le point délicat. J'ai bien compromis ma fortune pendant cette guerre.
—Je le crois, dit Henri. Mais enfin, les villes que vous occupiez ont bien contribué un peu, par-ci, par-là… mes villes.
—Oh! sire, pour si peu de chose, tandis que moi et les miens nous nous ruinions.
—Pauvre cousin.
—Votre Majesté m'a coûté gros, ajouta le Lorrain avec un soupir de désolation en même temps que de fatigue.
Le roi allongeait toujours le pas, montant les collines et arpentant les vallées, en vrai chasseur du Béarn.
—Combien donc avez-vous pu dépenser à peu près, demanda Henri qui flairait un total proportionné aux soupirs de Mayenne, et il s'arrêta un moment pour écouter ce total.
Le duc au lieu de répondre poussa un ouf bruyant.
—Si je le laisse réfléchir, pensa Henri, il doublera la somme.
Et il reprit sa course avant que le duc n'eût repris sa respiration.
—Sire, Votre Majesté serait épouvantée si j'accusais le chiffre exact, et, moi-même, je n'oserais jamais prier le roi d'entrer dans mes folies. Il y a en armes, munitions et solde de troupes seulement, plus d'un million.
—Oh! oh! fit le roi en fronçant le sourcil.
—En transactions, pertes sèches et non-valeurs, un autre million.
—Mon cousin…
—Et enfin, en sommes enlevées par vos troupes victorieuses, en contributions levées sur mes domaines, en confiscations et occupations militaires, un autre million tout au moins.
—Vous étiez plus riche que moi, mon cousin, si vous avez perdu tout cela, dit le roi un peu sèchement; car s'il me fallait payer une pareille somme, je ferais banqueroute.
Le Lorrain vit qu'il avait été trop loin.
—Sire, dit-il, à Dieu ne plaise que je veuille faire payer à Votre Majesté les fautes que j'ai commises. C'est le vaincu qui paye, non le vainqueur.
—Il n'y a ici ni l'un ni l'autre, répliqua Henri avec douceur; nous sommes amis.
Et de courir.
—Eh bien, si nous sommes amis, sire, dit le duc rouge comme un coquelicot et pouvant à peine tourner sa langue desséchée, faites-moi la faveur de vous arrêter un moment, car je vais suffoquer si vous ne me faites miséricorde!
—Mon pauvre cousin! s'écria Henri en riant, voilà la seule vengeance que je veuille tirer de vous. Arrêtons nos jambes et nos comptes. Tenez, voici un bon siège de gazon, et remarquez que je vous ai ramené à deux pas du château où, dans les offices de la duchesse, je trouve en abondance ce joli vin d'Arbois que vous aimez tant. La paix, cousin; et pour en finir, quelle somme vous faut-il pour vous remettre à flot?
—Avec trois cent mille écus, sire, je payerai le plus gros; mais s'il y en avait trois cent cinquante…
—Nous ajouterons cinquante mille écus, mon cousin.
—Eh bien, sire, dit le duc joyeux, c'est tout.
—Donnez-moi la main, Mayenne, c'est fini.
Le duc s'essuya le visage en homme sauvé de la mort.
Henri envoya chercher son sommelier pour que le duc fût rafraîchi. En même temps, les courtisans s'approchèrent, et, avec eux, la duchesse de Beaufort.
Mayenne se souleva pour offrir ses compliments à la belle hôtesse.
Gabrielle était éblouissante de beauté, de bonheur.
—Vous voyez, duchesse, dit le roi, que si mes querelles avec M. de Mayenne eussent pu se décider à la course, comme aux jeux olympiques, je l'eusse battu chaque fois.
—Et mis au tombeau, madame, ajouta le duc; car, sans la bonté du roi, j'étais tout à l'heure un homme mort.
—Mais serait-ce que vous voulez courir aussi, duchesse? reprit le roi.
Vous voilà en habit de cheval, ce me semble.
—Sire, j'avais fait voeu d'une neuvaine, si Dieu m'accordait votre paix avec M. le duc, et je me prépare à accomplir mon voeu.
—Ce n'est pas à Saint-Jacques de Compostelle, au moins? dit le roi.
—C'est à Bezons, sire, et je profiterai du voisinage pour visiter la maison de mon père à la chaussée de Bougival.
—Bezons! c'est vrai, j'avais oublié, murmura le roi rêveur.
—Bezons? est-ce donc une communauté religieuse si célèbre? demanda le duc.
—De génovéfains, oui, mon cousin, répliqua Henri avec une intention marquée. C'est la communauté dont fait partie ce religieux, que la duchesse vous nommait hier.
—Mon conseiller de paix, monsieur le duc… le premier auteur de notre tranquillité présente.
—Frère Robert, je crois.
—Oui, duc, dit-il. Eh bien, continuez vos préparatifs, duchesse. Il serait possible que nous fissions route ensemble… de ce côté-là.
Gabrielle étonnée allait s'enquérir. Le roi lui fit un petit signe qu'elle comprit et elle passa pour le laisser seul avec Mayenne.
—Mon cousin, reprit le roi après un court silence, nous croyions tout à l'heure avoir terminé nos affaires, eh bien! non, ce n'est pas fini encore, car il me reste, sinon une condition à vous poser, du moins une demande à vous faire…. Tranquillisez-vous, c'est une délicatesse qui ne coûtera pas, je l'espère, à un galant homme tel que vous.
—Je suis tout attention, sire. A quel propos?
—À propos de frère Robert.
—Je ne le connais pas, sire.
—C'est vrai; mais il vous connaît, je crois. D'ailleurs, ce n'est pas ainsi qu'il convient de traiter avec vous cette affaire, il faut que je remonte plus haut. Vous m'écoutez, n'est-ce pas, mon cher cousin?
—Que va-t-il me dire? pensa Mayenne, surpris de l'air sérieux du roi après tant d'expansion et de familiarité amicale.
Henri, le front appuyé sur une de ses mains, semblait absorbé dans la préoccupation de trouver une entrée en matière convenable. Mayenne attendait les premières paroles, non sans une certaine anxiété.
—Vous me promettez de m'accorder ce que je vais vous demander, mon cousin, dit le roi.
—Si cela dépend de moi, sire, je le promets.
—Eh bien, c'est aussi facile que d'arracher cette mauvaise herbe, duc. Oui, vous arracherez ce mauvais souvenir du coeur de quelqu'un… mais je commence.
Mayenne était sur les épines.
—Mon cousin, j'avais près de moi, autrefois, un bon ami, un brave gentilhomme qui avait aussi servi mon frère, le feu roi Henri III. Bon ami, digne et excellent gentilhomme gascon…
—Qui s'appelait? demanda le duc.
—Je ne me rappelle pas bien son nom en ce moment, dit le roi avec un léger trouble, il me reviendra plus tard, et à vous aussi peut-être. Ce Gascon n'était pas heureux; il avait éprouvé au début de sa carrière un terrible malheur.
—Ah! fit le duc.
—Jugez-en, mon cousin. Le pauvre gentilhomme avait quelque part à Paris, à l'angle de la rue des Noyers, je crois, une maîtresse, jeune et charmante créature. Une nuit qu'il la venait voir, certain prince jaloux de lui, fit entourer la maison, saisir l'amant et bâtonner si rudement que le malheureux passa par la fenêtre et sauta du balcon dans la rue au risque de se tuer. L'insulte était de celles qu'un brave homme n'oublie pas, et le prince qui l'avait commise…
—Sire, interrompit M. de Mayenne, dont les couleurs trop vives avaient fait place à une extrême pâleur, l'action de ce prince était lâche, et il en a plus d'une fois demandé pardon à Dieu, d'autant plus humblement que le pauvre offensé ne pardonna jamais, et qu'il a, dit-on, fini par mourir misérablement.
—Vous savez de qui je veux parler, mon cousin; je le vois à votre émotion.
—Oui, sire, je connais le Gascon, et je connais le prince. Pauvre Chicot, que ne peux-tu aujourd'hui pardonner à Mayenne!
—Il s'appelait Chicot; vous avez raison, dit le roi. Venez un peu à l'écart, mon cousin, car j'ai peur qu'on ne finisse par nous entendre; venez pour que j'achève mon récit; mais à votre douleur, à votre repentir, je pressens que nous allons tomber facilement d'accord.
Les deux interlocuteurs disparurent pendant près d'un quart d'heure sous les ombrages, et lorsqu'ils revinrent, le visage de M. de Mayenne portait les traces d'une altération profonde. Celui du roi était radieux, et les courtisans, toujours aux aguets, ne purent saisir que ces mots de Mayenne:
—Votre Majesté sera satisfaite.
Henri lui serra affectueusement la main.
—Eh! bien, messieurs, dit-il à voix haute, nous allons à Bezons, pour obéir à Mme la duchesse. Elle a fait un voeu, nous l'aiderons à l'accomplir; et comme mon cousin de Mayenne est du voyage, nous ferons une charmante route, par ce beau temps, avec l'aimable compagnie de madame.
En effet, toute la cour quitta Monceaux et alla coucher à Saint-Denis où l'on arriva tard. Dès le lendemain, après déjeuner, cette troupe brillante se remit en marche, grossie par tout ce qu'on avait recruté de gentilshommes et de dames.
Le roi avait défendu à Gabrielle de faire prévenir les génovéfains. La cour fit halte devant le couvent au moment où la cloche appelait les religieux à vêpres.
La surprise de la communauté fut grande. Déjà le roi et les courtisans avaient pénétré dans la chapelle, et Gabrielle cherchait des yeux frère Robert qu'un des servants était allé appeler dans le jardin; deux autres avaient roulé dom Modeste sur sa chaise jusqu'à la première place du choeur.
Frère Robert arriva sans rien savoir, sinon que le roi venait rendre visite au couvent, et déjà il se dirigeait vers Gabrielle, plus reconnaissable à sa robe de soie verte et aux riches dentelles de son corsage, lorsque tout à coup il s'arrêta comme si ses pieds eussent pris racine dans la dalle de pierre.
Ses yeux perçants avaient dû rencontrer quelque obstacle étrange, car une pâleur effrayante envahit peu à peu son front. Ses narines dilatées soufflaient une vapeur brûlante, et le capuchon, renversé en arrière par cette secousse imprévue, laissait à découvert un visage animé d'une expression menaçante. Toute cette flamme monta tumultueusement de son coeur à sa tête et jaillit par les prunelles.
C'était Mayenne que frère Robert regardait ainsi, et qu'il semblait vouloir exterminer par cette explosion d'une seconde.
Le duc, étonné lui-même, essaya vainement de soutenir ce regard terrible.
Peut-être y eût-il réussi sans un signe mystérieux que lui fit le roi.
Mayenne détourna la vue et parut contempler avec intérêt l'architecture de
la chapelle.
Le capuchon du génovéfain retomba sur ses yeux, et ensevelit tout, colère et flamme.
Cependant Gabrielle agenouillée priait avec ferveur, le roi priait aussi, la tête courbée. Autour d'eux, la cour imitait ce recueillement, et l'on n'entendait que la psalmodie des deux religieux qui alternaient chantant les versets au choeur. L'office se termina bientôt, et les religieux se préparèrent à sortir de la chapelle.
Mais le roi s'était placé à la porte ayant le duc à ses côtés. Celui-ci, pensif, cherchait timidement et à la dérobée le regard désormais insaisissable de frère Robert toujours agenouillé près d'un pilier, bien que tout le monde se fût relevé à la fin de l'office.
Les assistants comprenaient vaguement l'approche de quelque scène solennelle.
—J'ai bien prié, dit le roi d'une voix claire, pour remercier Dieu de la faveur qu'il vient de faire à ce royaume. Je l'ai prié pour mes sujets, pour mes amis; et vous, monsieur le duc?
—Moi, sire, répliqua M. de Mayenne, je l'ai prié pour mes ennemis qui sont nombreux, et dont je voudrais éteindre l'inimitié. Oui, messieurs, ajouta-t-il, c'est au moment où la protection du plus grand roi du monde me rend invulnérable, c'est en ce jour où j'ai été pardonné, que je voudrais avoir la conscience purifiée par le pardon de tous ceux que j'ai offensés dans ma longue carrière d'orgueil et de violences.
Les courtisans s'entre-regardèrent surpris. Le roi se taisait, il baissait les yeux pour éviter le regard étonné de Gabrielle. Dom Modeste écarquillait ses yeux dans la direction de l'angle où gisait frère Robert.
Quant au génovéfain agenouillé, sans doute il n'avait pas entendu ces paroles, car après un mouvement machinal, il continua, courbé jusqu'à la dalle, son oraison silencieuse au pied du pilier.
—Messieurs, reprit Mayenne en faisant un pas de ce côté, beaucoup d'entre vous comprennent que j'ai fait allusion aux méchantes actions de ma vie. Ma rébellion contre mon prince en est une; mais qu'il me permette de le lui dire, tout énorme qu'elle est, ce n'est pas celle que je me reproche le plus. Le roi était fort et se défendait jusqu'à être vainqueur; alors j'étais rebelle et non pas lâche. Mais plus d'une fois je me suis trouvé le plus fort avec des ennemis moins illustres que j'écrasai de ma puissance. C'est à ceux-là que je veux demander pardon.
Un silence de plomb comprimait jusqu'au souffle de tous les assistants. Le moine releva lentement sa face voilée qui touchait la terre. Les yeux du gros prieur étincelèrent d'un rayon d'intelligence.
—Parmi ces malheureux que j'opprimai, continua Mayenne, il en est un que je voudrais retrouver ici, au pied de l'autel, à la face de Dieu, en présence du roi. C'était un honnête et brave gentilhomme qui méritait toute mon estime, tout mon respect. Je l'outrageai lâchement. Cependant, il valait mieux que moi. Il est mort, dit-on, en me maudissant.
Le moine, redressant sa haute taille, se releva tout à fait, s'adossa au pilier, son capuchon toujours couvrant sa tête.
—Oui, il est mort, poursuivit le duc en s'approchant peu à peu du moine; mais si Dieu voulait le ressusciter, car rien n'est impossible à Dieu, je viendrais me courber humblement devant ce gentilhomme, comme je le fais devant le religieux que voici. Je lui demanderais pardon d'une offense injuste autant que cruelle, et je lui offrirais comme je l'offre à ce frère, le bâton que je tiens à la main, en disant: «Je vous ai offensé, Chicot, vengez-vous sur moi, et reprenez votre honneur. Je vous fais réparation.»
En disant ces mots, Mayenne étendit une main tremblante et présenta sa canne à frère Robert. Celui-ci, quand le nom de Chicot frappa son oreille, se découvrit soudain le visage; ses yeux avides, brillants, regardèrent avec une joie qui tenait de l'extase, et l'assemblée, et le duc et le roi et Gabrielle, tous profondément émus de ces paroles auxquelles la qualité de celui qui les prononçait prêtait tant de solennité.
Mayenne baissa la tête. Celle de frère Robert le domina quelque temps avec un inexprimable orgueil. Puis le génovéfain se renversa palpitant sur le pilier, les mains appuyées sur ses yeux d'où s'échappèrent deux grosses larmes le long de ses doigts amaigris.
On vit dom Modeste lever les mains au ciel et retomber dans sa torpeur.
Mayenne se retira lentement. La cour attendait un pas du roi pour sortir à son tour, mais le roi fit signe qu'il ne voulait pas qu'on l'attendit, et demeura dans la chapelle, d'où tout le monde s'écoula peu à peu derrière Gabrielle et le duc.
Resté seul avec frère Robert, qui semblait une statue pétrifiée sur la colonne de pierre, le roi lui prit la main avec une douce violence, et d'une voix attendrie:
—Eh bien! dit-il, ai-je retrouvé mon ami? t'appelles-tu toujours pour moi frère Robert?
Le moine poussa un sanglot et tomba aux pieds du roi en murmurant avec effort:
—Je m'appelle Chicot, et je remercie mon roi. Il m'a payé toutes ses dettes.
Henri le releva pour l'embrasser et sortit précipitamment de la chapelle de peur d'éveiller la curiosité autour d'eux. Alors Chicot courut à dom Modeste qu'il secoua dans un transport de joie délirante.
—À présent, dit-il, sois heureux aussi, sois libre!… Parle!
—Oh!… merci, répondit le prieur en soufflant comme un des phoques de
Protée après un siècle d'immersion.
XV
DES DANGERS DE LA JALOUSIE
Cependant, au milieu de la joie universelle, quand tous les coeurs français savouraient pour la première fois depuis tant d'années, les douceurs de la paix et de l'union, lorsque les gens de guerre envoyaient leurs derniers coups au parti espagnol expirant en France, et que Sully, à la tête des organisateurs, rouvrait toutes les sources du crédit et de la richesse, un homme, en cet heureux pays, était resté malheureux.
C'était Espérance, à qui cette nouvelle prospérité n'avait rien apporté que chagrins et craintes. L'élévation de Gabrielle semblait mettre plus de distance entre eux deux; les dangers croissaient; autour de la favorite s'aiguisaient des haines plus acérées, une envie mortelle. D'ailleurs, n'était-il pas assez difficile déjà d'approcher Gabrielle sans le surcroît d'honneurs qui allait rendre sa maison moins accessible encore?
Et puis, en y réfléchissant, et il réfléchissait, le pauvre Espérance, quel profit l'amant avait-il tiré de son laborieux et délicat amour? Ou donne son coeur, on prodigue sa vie, on s'absorbe, on s'anéantit dans une seule et unique pensée, on quitte tout, gais amis, folles amours, on perd tout, repos, gloire et fortune pour se tenir toujours prêt à obéir au signe imperceptible, à l'invisible caprice de la femme aimée, et qu'en résulte-t-il? les joies pacifiques de la conscience finissent par s'user. La jeunesse parle, elle traduit éloquemment ses inspirations fougueuses, ses besoins dévorants. Elle pare de charmes inexprimables les images d'une volupté moins éthérée, et la sève brûlante refoulée dans les veines s'exhale en vapeurs mélancoliques, en poisons qui calcinent le coeur.
Tel était souvent le désespoir d'Espérance lorsqu'il entendait bruire autour de lui la jeunesse et circuler la vie. Esprit généreux, âme tendre, il n'accusait pas sa douce maîtresse, mais il s'en prenait à la destinée qui ne souffre jamais qu'un homme soit parfaitement heureux.
C'était surtout pendant ses longues promenades aux champs et dans les bois, quand le soir tombe et que les fleurs se confondent avec les feuilles dans la vaste étendue des perspectives, alors que tout est parfum, silence et mystère, que l'oiseau suit l'oiseau sans chanter, que les bêtes fauves se réunissent et respirent sous le hallier sombre, et qu'il s'élève dans toute la nature un souffle harmonieux qui dit aux créatures: reposez-vous et aimez.
Espérance alors rentrait abattu, fatigué des mensonges et des divagations de sa vie. Qu'est-ce alors qu'un festin somptueux où l'on boit seul, qu'une maison où l'on dort seul? Qu'est-ce que le cheval qui vous porte toujours seul, quand il serait si doux de courir à deux sous les allées tapissées d'herbe et de mousse, de boire le vin vermeil dans le même cristal et d'entendre sur les tapis moelleux craquer le pied léger de la femme qu'on aime?
Espérance n'était pas heureux. Il n'avait pas même cette consolation vulgaire, de pouvoir se plaindre ou se faire plaindre par un confident. Trop de dangers entouraient Gabrielle pour qu'il fût permis à l'amant de confier à quelqu'un le secret d'où dépendait l'honneur et la vie de sa maîtresse. Aussi, toujours épié, jamais soutenu, passait-il de misérables heures à mentir même à Pontis, que son indolent égoïsme entraînait ailleurs, même à Crillon plus clairvoyant peut-être, mais aussi plus sévère. Espérance tombé dans le voisinage de Zamet, sous la surveillance de Leonora liguée avec les Entragues, n'avait plus un mouvement libre et sentait le moment approcher où ses ennemis, avec ceux de Gabrielle, ayant forgé dans l'ombre les armes dont ils avaient besoin, passeraient de l'expectative à l'offensive sans qu'il pût éviter un seul de leurs coups.
Certes, c'était une rude épreuve pour ce caractère hardi dans son calme, pour cette nature droite et inflexible, que Dieu avait créée pour marcher insoucieusement au but, grâce à la force toute puissante de ses muscles et à la trempe de son âme. Mais que faire? Seul, Espérance eût tout brisé autour de lui, et les intrigues et les complots d'Henriette eussent été pour son bras un ridicule réseau de fils d'araignée, mais on tenait Espérance par Gabrielle, il le sentait et s'en désespérait, sans pouvoir l'empêcher.
—Il n'y avait, pensa-t-il souvent, qu'une femme en France dont l'amour pût me paralyser à ce point, et c'est cette femme que j'ai choisie. Mais, Dieu merci, je l'aime avec courage, et la préserverai tant que je pourrai. Que dis-je de mon courage? Si j'en avais, je serais déjà parti sans rien dire à Gabrielle, et elle serait libre de tout ce que mon amour lui suscite de périls et de chagrins.
Puis, il réfléchissait que, sans lui, Gabrielle eût peut-être été déjà perdue; que Mlle d'Entragues, soutenue par les envieux, fut parvenue à détrôner la favorite.
Il aimait à se répéter que sa présence auprès de Gabrielle était nécessaire, indispensable; que sans la crainte qu'il inspirait à Henriette, sans la menace incessante du billet et des révélations qui eussent dégoûté le roi, ce monstre, cet assassin d'Urbain, d'Espérance et de la Ramée, eût déjà mordu au coeur la douce Gabrielle.
—Oui, disait-il avec énergie, je te combattrai jusqu'à la mort, lâche hypocrite, sirène venimeuse; oui, je défendrai contre toi la meilleure des femmes. Malheur à toi si tu lèves la tête! malheur si j'entends siffler ta langue fourchue, car peu à peu la pitié s'est éteinte en mon âme, et je t'écraserai d'un coup de pied.
Nous avons dit qu'Espérance avait été créé bon, confiant et fort. Ces trois vertus ne laissent pas de place en un coeur pour de longues tristesses. La force exclut la crainte, la bonté exclut la haine, la confiance exclut les soupçons. Espérance, chaque fois qu'il s'était attristé ainsi, se rassérénait au seul nom de Gabrielle, au seul souvenir de son sourire, et recommençait à être heureux en songeant qu'il était utile, et que sans aucun doute, il était aimé.
Le roi, après la visite faite à Bezons, était revenu à Paris pour signer les articles du traité de Mayenne, et aussi pour laisser Gabrielle un peu libre et seule dans la maison paternelle de la Chaussée. Le rendez-vous était fixé par la duchesse au samedi soir.
Samedi arriva enfin. Le jeune homme, en se préparant au départ, espéra beaucoup plus de cette entrevue que des autres. Il se sentait disposé aussi à plus d'ambition. Ses droits avaient grandi depuis le service rendu à Monceaux, et Gabrielle l'avait plaint. Donc elle le croyait lésé. C'est là un avantage dont tout amant profite. Qu'une femme nous remercie d'avoir été désintéressé, elle s'expose à un retour d'exigence.
Avant de partir pour Bougival, ce qu'il comptait faire sans mystère, attendu que tout homme espionné l'est aussi bien en se cachant qu'en se montrant, Espérance fit appeler Pontis pour savoir un peu l'état de ses affaires. Pontis, depuis l'algarade du cabaret, se tenait à l'écart, craignant d'être grondé. Il n'avait pas été indiscret complètement, pas ivre absolument, mais il est certain qu'il eût pu se taire tout à fait sur le compte d'Henriette et ne pas boire du tout, ainsi qu'il l'avait promis. Cette quasi-infraction en partie double était-elle assez grave pour jeter du froid entre les deux amis? Espérance ne le pensa pas, et d'ailleurs Crillon lui avait conté toute l'affaire sans trop charger Pontis, tant il exécrait les Entragues. Le bon chevalier, faut-il le dire? avait ajouté bien bas à l'oreille d'Espérance:
—Le drôle a la langue trop courte, et à son âge, moi, à sa place, j'eusse bavardé trois jours durant sur ce sujet si riche. Harnibieu! je ne sache pas d'épée assez affilée pour couper la langue d'un gentilhomme qui veut parler! Mais vous êtes de pauvres gens aujourd'hui. Une vieille tête paraît et vous ordonne de vous taire, et vous vous taisez. On vous commande de rentrer les épées, et vous rengainez. Pauvres gens!
Cette singulière diatribe contre la jeunesse trop discrète et trop disciplinée réjouit considérablement Espérance et le disposa mieux pour Pontis qui arrivait rue de la Cerisaie, l'oeil fanfaron, le coeur timide, s'attendant à être tancé par son ami.
—Eh bien! s'écria Espérance, comme nous voilà beau.
En effet, Pontis reluisait comme une boutique de la foire. Il s'était enrubanné, ciré, pommadé, comme un galant à cent mille écus de rente.
Pontis jeta sur sa toilette un regard négligent et satisfait à la fois.
—Tu me donnes de l'argent, répliqua-t-il, je le dépense.
—Dépense, Pontis, dépense; ne sois avare que de deux choses.
—Ah! je sais, je sais, dit le garde en grondant; avare de vin et de paroles, voila ce que tu veux dire.
—Comme tu devines facilement.
—Eh sambious! je ne suis pas un délicat, moi, c'est à dire un imbécile.
—Peste! où prenez-vous ces théories sur la délicatesse, maître Pontis? elles sont au moins légères.
—Seigneur Espérance, les gens qui rencontrent un loup enragé, et par délicatesse vont lui offrir leur main à mordre, sont des niais. J'aime mieux mordre qu'être mordu. Et malgré le reproche que je vois sur vos lèvres à propos de mon emportement au cabaret, je vous dirai que chaque fois qu'il s'agira de cette louve, de ce chacal, de ce rat empoisonné qu'on appelle Entr….
—Vous allez me faire le plaisir de vous taire, dit Espérance en s'approchant de Pontis avec un regard de dompteur. Je ne vous parle pas de ces gens-là. Quelle mouche vous pique?
—Mouche est encore une épithète que j'oubliais, grommela Pontis.
—Parlons d'animaux plus ragoûtants. Tes amours où en sont-ils?
—Oh! ils vont à merveille. Comment pourrait-il en être autrement?
—Tu n'es pas mal fat.
—Ce n'est pas de la fatuité, c'est de l'esprit de conduite. Les femmes vous emportent quand vous n'êtes pas sur vos gardes; il en est de même des chevaux.
—Voilà que tu retombes dans le genre animal, dit en riant Espérance, c'est ta pente. Ainsi donc, l'Indienne ne l'emportera pas?
—Sambious! non.
—Ce doit être cependant sauvage une Indienne. Après cela la tienne est peut-être fort apprivoisée.
—Il ne faudrait pas s'y fier, dit Pontis d'un air avantageux.
—Enfin, tu l'as domptée, et tu es heureux.
—Je n'en suis encore qu'au caractère.
—Elle te résiste?
—C'est la vertu même.
—Allez donc chercher des Indiennes pour avoir si peu de chance. Mais, mon pauvre garçon, si une femme qui ne parle pas, qui ne comprend pas, et qui n'est pas blanche, est vertueuse par-dessus le marché, quelle espèce de satisfaction te reste-t-il pour compenser tant de disgrâces?
—Oh! beaucoup. Figure-toi bien qu'une femme avec laquelle on se dispute n'ennuie jamais.
—Vous vous disputez?
—Nous nous battons.
Espérance éclata de rire.
—Tu es mon ami, dit-il, conte-moi cela.
—D'abord elle est jalouse.
—Les femmes jaunes le sont toutes. Mais tu lui donnes donc des sujets de jalousie, volage?
—Elle s'en forge.
—Est-elle jalouse en indien ou en français?
—Tu veux rire. Elle l'est à la façon des plus enragées Parisiennes.
Veux-tu que je t'en donne un exemple?
—Donne, mon ami, donne.
—Aujourd'hui, tiens, il n'y a qu'une heure…. Mais d'abord regarde mon pourpoint.
—C'est du satin vert à huit francs l'aune.
—A dix. Vois comme il est froissé.
—En effet.
—Et les coups d'ongles, compte-les!
—Je les trouve nombreux.
—Fructus belli, mon ami. Ce sont mes blessures.
—Comment! l'Indienne se défend de cette façon!
—C'est moi qui me défends.
—Ah! Pontis, je ne comprends plus, explique.
—Je voulais l'embrasser, elle résistait en se débattant. Elle arrête tout à coup. Qu'avez-vous là, sous votre pourpoint? dit-elle du geste. Tu sais, Espérance, ce que j'y cache. D'un coup d'ongle elle découvre ma poitrine et aperçoit la boîte d'or.
Espérance devint sérieux.
—Qu'est-ce que cela? demandèrent les yeux avides d'Ayoubani, tandis que je refermais mon pourpoint en riant.
Espérance, froidement:
—Ah, tu riais? dit-il.
—Si tu avais vu sa colère! Elle me fit signe que c'était le portrait d'une maîtresse; je riais; que c'était un souvenir d'amour; je riais de plus en plus fort. Enfin elle se précipita comme une tigresse sur moi pour me l'arracher. Et il y eut bataille, entremêlée de trêves et de pourparlers.
—À qui est restée la victoire? demanda Espérance, le sourcil froncé.
—Est-ce sérieusement que tu me fais cette question? dit Pontis;
—Mais oui.
—Je vais donc te répondre sérieusement. Ma chère Ayoubani, lui dis-je, si vous touchez à cela, moi taper sur les petits doigts à vous, et si vous persistez, moi brouiller moi avec vous.
—Elle a compris?
—Admirablement. Elle a boudé, elle a fait mine de vouloir partir. Mais c'est ici que je te veux prouver l'avantage de la fermeté en amour. Ayoubani a senti que ma décision était irrévocable et n'a plus insisté. Nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde. Je lui ai juré seulement que c'était une relique de saint Laurent.
—Pontis, dit Espérance, que cette narration burlesque n'avait pas déridé un instant, rends-moi la botte.
—Plaît-il?
—Rends-moi, te dis-je, ce billet. Je ne le trouve plus en sûreté dans tes mains.
-Es-tu fou?
—Je suis sage; rends-le-moi.
—Ah ça! mais, Espérance, on dirait que tu te défies de moi.
—Parfaitement. L'homme qui appartient à une femme ne s'appartient plus. Aujourd'hui tu as résisté à la curiosité d'Ayoubani, demain tu y succomberas.
—Tu m'offenses.
—Pas du tout, je t'avertis.
—Espérance, ce n'est pas raisonnable. Comment veux-tu que cette Indienne soupçonne le billet et son importance? elle ne sait peut-être pas seulement lire l'indien.
—Je ne crois pas à ton Indienne, je ne crois pas à Ayoubani, je ne crois à rien. Donne-moi la boîte.
Il prononça ces paroles avec un ton décidé qui glaça le sang dans les veines de Pontis.
—D'ailleurs, ajouta Espérance, ce n'est pas seulement ta maîtresse qui est à craindre. Tu aimes les soupers et les longues nuits.
—Le vin, n'est-ce pas?
—Oui, le vin.
—Tu m'insultes tout à fait, s'écria Pontis les yeux étincelants. Suis-je ivre en ce moment? Non, n'est-ce pas!
—De colère, peut-être.
—Assurément, de colère, car votre injustice me révolte. Eh bien! puisque vous voulez reprendre votre confiance à celui qui ne l'a jamais trahie, à celui qui pour vous eût donné sa vie, soyez satisfait.
Il arracha son pourpoint et chercha d'une main tremblante la boîte d'or cachée sous sa chemise. Dans ses efforts irrités il labourait sa poitrine dont le sang apparut sur la toile fine et blanche.
—Seulement, murmura-t-il en cherchant à briser le lacet de soie qui retenait la boîte, à l'avenir restons séparés!… Je vais vous rendre la clé de votre petite maison.
Espérance fut touché. Il voyait le sang sortir du coeur, les larmes jaillir des yeux de son ami.
—Je ne peux lui expliquer, pensa-t-il, que ce billet garantit Gabrielle encore plus que moi-même. Il me prendra pour un peureux, pour un égoïste, et ne comprendra pas. Faut-il donc rompre avec un vieil ami pour un danger peut-être chimérique?
—Assez, dit-il à Pontis, assez, n'en parlons plus, j'ai tort, tu es un bon et brave garçon; à la grâce de Dieu. Va, rattache ton pourpoint, calme tes nerfs, ne t'irrite plus contre moi.
Pontis demeurait incertain, encore boudeur; peut-être parce que l'émotion l'avait brisé.
Espérance ferma tranquillement le pourpoint sur la boîte, pressa les mains de Pontis et lui ayant adressé un affectueux sourire, regarda l'horloge qui avait déjà sonné l'heure du départ.
—Bonne chance et joyeuses amours, dit-il à Pontis et aussitôt, montant à cheval il disparut.
Toutefois, il se disait:
—Le temps m'a manqué aujourd'hui, mais demain je saurai ce que c'est que l'Indienne, et à quel point elle est jalouse de Pontis. Aujourd'hui encore laissons cette prise au malin démon, puisque nous ne pouvons faire autrement; mais demain, oh! demain, plus d'imprudence. Demain, sans secousse, sans affectation, je reprendrai la boîte d'or à Pontis pour la mettre en sûreté chez M. de Crillon.
Quant à Pontis:
—Espérance devient quinteux, pensait-il. C'est la trop grande richesse qui change ainsi les caractères. Un homme à qui tout réussit devient bien vite un homme insupportable. Se défier d'Ayoubani! On voit bien qu'il est gâté par les femmes de la cour, toutes scélérates à la peau blanche. Ne me parlez pas de ces peaux blanches. Fi!… Mais voici bientôt l'heure d'aller porter mon bouquet à l'Indienne. Puisqu'elle est si docile à mes volontés, soyons au moins exact. Pauvre chère colombe… jaune!
Et il s'achemina vers la petite maison.
Espérance et Pontis avaient disparu chacun de son côté lorsque Leonora, qui se disposait à sortir, fut saisie à l'improviste par l'arrivée d'Henriette.
Mlle d'Entragues, introduite avec hésitation par une camériste, força la porte et pénétra aussi vite que la servante chez Leonora, qui causait tout bas avec deux femmes inconnues auxquelles, d'après ce que put recueillir le rapide coup d'oeil d'Henriette, l'Italienne semblait donner des instructions intéressantes. La vue de Mlle d'Entragues arrêta court Leonora, qui demeura embarrassée malgré sa présence d'esprit habituelle.
Une idée traversa l'esprit d'Henriette, dont la surveillance ne quittait pas l'Italienne depuis quelques jours.
—Achevez ce que vous avez à dire à ces dames, dit-elle précipitamment. J'ai oublié d'ordonner à mes gens de mieux cacher mon carrosse. Un mot à mon laquais et je reviens.
Elle sortit de l'appartement, appela son laquais, homme de confiance des
Entragues et lui dit:
—Deux femmes vont sortir de cette maison, vêtues de telle et telle façon, vous les suivrez pour me dire qui elles sont, ce qu'elles vont faire, et où elles demeurent.
Puis, le laquais étant parti, elle rentra calme et l'air dégagé chez l'Italienne, qui, de son côté, congédiait les deux femmes sans affecter ni soupçon ni inquiétude. Henriette crut comprendre qu'elle leur fixait un rendez-vous, mais elle n'en put saisir l'heure.
—Vous me pardonnerez, dit Leonora; ma qualité de devineresse m'expose à des visites continuelles: ces deux dames me consultaient et votre présence au moment des explications…
—Vous a gênée, peut-être?
—Non pour moi, mais pour vous, qui n'aimez pas à être vue ici. Je crois, dit l'Italienne avec adresse, que vous me saurez gré d'avoir abrégé la consultation.
—Merci, répliqua Henriette, dont l'avide curiosité, si habilement dissimulée qu'elle fût, n'échappa point à l'oeil pénétrant de Leonora.
—Pour que vous arriviez à cette heure et si précipitamment, ajouta-t-elle, ne faut-il pas qu'il soit survenu quelque nouveauté?
—Oui. Vous savez que la duchesse est à sa maison de la Chaussée?
—Je le sais.
—Savez-vous aussi que l'autre vient de partir?
Henriette désignait ainsi celui qu'elle n'osait nommer Espérance.
—Je le sais encore, répliqua froidement Leonora; je l'ai vu sortir de chez lui.
Henriette, étonnée de ce calme quand il s'agissait de leurs affaires:
—Eh bien! vous allez, j'espère, savoir ce qu'il adviendra de cette double absence? Si je m'étonne d'une chose, c'est que vous ne soyez point partie vous-même.
—Je le saurai parfaitement sans cela, dit Leonora du même ton assuré. J'ai dû hier envoyer Concino à la Chaussée. La duchesse n'y est que d'avant hier; elle n'aura pas été perdue de vue un moment; c'est moi, ajouta l'Italienne avec un regard malicieux, qui vous trouve bien tiède et bien indifférente de n'être point en ce moment à la Chaussée ou dans les environs.
—Moi! s'écria Henriette.
—Sans doute. Que pourrais-je faire, moi, pauvre étrangère, au cas même où je découvrirais le rendez-vous de Speranza et de la duchesse? De quoi servirait mon témoignage, à moi, qui ne tiens à rien en ce pays? Vous, au contraire, vous qui aspirez à convaincre le roi que vous êtes seule digne de lui; vous qui pourriez amener sur les lieux des témoins imposants par leur rang et leur autorité, c'est vous, signora, qui devriez être ce soir à la Chaussée.
Henriette se pinça les lèvres.
—Nous nous renvoyons la corvée, dit-elle; et, si je ne me trompe, vous m'expédiez où je comptais vous prier d'aller ce soir.
Elle appuya sur ce dernier mot. Leonora comprit l'intention. Elle se sentit soupçonnée; mais son visage n'accusa aucun mécontentement.
—Je ne trouve pas la corvée nécessaire, répondit-elle, et ce soir, d'ailleurs, je ne pourrais l'entreprendre.
—Ah! vous êtes occupée ce soir? demanda Mlle d'Entragues.
—Oui, signora, et pour vous.
—Vraiment!… dit Henriette d'un ton qui trahissait la plus complète incrédulité.
—J'ai ce soir une conjuration des plus importantes à faire, au sujet de la lettre dont vous m'avez parlé l'autre jour.
Henriette tressaillit.
—Je vais savoir bientôt où elle se trouve, ajouta Leonora.
—Par une conjuration?
—Oui, signora.
—À laquelle je ne pourrais assister, ma bonne Leonora? demanda Henriette hypocritement caressante.
—Oh! non, votre présence romprait le charme. Depuis quand les puissances consentiraient-elles à parler devant l'objet intéressé à leurs aveux? Le meilleur moyen de ne rien apprendre serait de vous présenter. Voilà pourquoi peut-être eussiez-vous fait sagement d'aller à la Chaussée suivre avec les yeux du corps la partie matérielle de nos affaires, tandis que je m'entretiendrai avec les esprits.
Henriette, faisant sur elle-même un effort bien pénible pour son indomptable orgueil, prit la main de l'Italienne et lui dit amicalement:
—Je t'obéirai, bonne Leonora. J'irai ce soir à la Chaussée. Concino y est allé, dis-tu?
—En maugréant, le paresseux; mais il y est et il a de bons yeux, quand il consent à ne pas dormir.
—J'irai aussi. Ce n'est pas bien utile, car peut-être ne surprendrai-je rien du tout. Tu sais qu'on ne surprend jamais une femme qui se défie. Mais c'est une agréable promenade; et, pour que tu sois bien seule ce soir, bien tranquille, pour que ta conjuration réussisse, j'irai.
Elle mit dans ces dernières paroles un naturel, une affable douceur qui trompèrent Leonora et lui firent croire qu'elle avait persuadé sa complice.
—Demain, dit l'Italienne, pour récompenser cette docilité, pour entretenir cette confiance d'Henriette, demain j'irai vous apprendre le résultat de la mystérieuse opération. A partir de demain, vous ne tremblerez plus pour ce billet qui vous a causé tant d'insomnies!
En disant ces mots, elle baisa la main de Mlle d'Entragues, qui l'embrassa selon toutes les lois de la reconnaissance et prit congé.
Quand elle eut regagné son carrosse, sachant bien que Leonora devait la suivre du regard derrière quelque rideau, elle ne perdit pas une minute, et ses chevaux détournèrent dans la rue Saint-Antoine.
Là, son valet l'attendait, et vint causer avec elle à la portière.
—Eh bien? dit Henriette.
—Ces deux femmes sont allées chez le célèbre apothicaire du roi, Mocquet, le grand voyageur, et en ont rapporté des plumes d'autruche, des colliers de verre, des flèches sauvages et des étoffes orientales.
—Pourquoi faire? demanda-t-elle étonnée, comme si elle se fût parlé à elle-même.
—Je n'en sais vraiment rien, dit le laquais, elles riaient fort, en sortant, de considérer toutes ces sauvageries.
—Et elles n'ont rien dit que tu aies pu recueillir?
—Rien, sinon qu'il fallait qu'elles fussent habillées de bonne heure pour être de bonne heure à la petite maison.
—Elles ont dit cela! s'écria Henriette les yeux brillants de joie.
—Oui, mademoiselle.
—Bien! bien!… à la petite maison? C'est là que Leonora va conjurer les esprits. J'en sais un sur lequel elle ne compte pas, et qui sera de la partie!
XVI
LA GRANGE DE LA CHAUSSÉE
Si l'on cherche la plus riche expression de la beauté humaine, elle est assurément sur les traits et dans l'attitude de l'homme de vingt ans qui marche au combat ou à un rendez-vous d'amour.
Il est brave: il aime. Son sourire est fier et doux. Pas une pensée qui ne soit éprouvée par la générosité du coeur, pas un mouvement qui ne participe de l'action réunie de toutes ses facultés. Il a besoin de prudence, on le voit à son regard actif et réfléchi; de force, son pas est ferme et son geste souple; il est heureux, son front rayonne, et quiconque apercevrait dans la brume du soir ce cavalier rapide, devinerait qu'une pensée au-dessus des nuages de l'humanité vulgaire transporte ainsi resplendissants l'homme et le cheval.
C'est qu'il est doux de songer au bonheur qu'on va recevoir et donner; c'est que la confiance de l'amant suffirait à lui créer une beauté ravissante. Espérance a choisi l'étoffe et les couleurs qui plaisent à Gabrielle, il sait le parfum qu'elle préfère. Elle regardera ces broderies, cette dentelle, elle touchera ce gant, elle appuiera sa main sur le satin de cette épaule. Qui sait si, plus hardie, plus éprise, elle ne reposera pas un moment son coeur sur cette écharpe frémissante à chaque battement du coeur d'Espérance.
Car, en courant, le jeune homme emplit son cerveau de doux rêves. Voilà pourquoi, parti lentement, il a peu à peu pressé son cheval qui finit par dévorer l'espace pour obéir à l'involontaire ardeur du cavalier.
Nul doute: le ciel est marbré, les nuages rosés s'éteignent peu à peu dans l'azur; en haut, tout reluit encore, sur terre, l'ombre noircit et les masses de feuillage s'arrondissent vaguement, tout présage la liberté, le silence; c'est un de ces jours comme n'en comptent point toutes les années de la vie. L'air est chauffé au degré des coeurs, une molle langueur tiédit les brises, l'eau refoulée se déroule sur les rives sans chocs, sans bruit, et les roseaux s'y plongent d'eux-mêmes pour ne point faire résistance. Il n'y a pas d'énergie, il n'y a plus de lutte dans la nature. Des yeux qui se rencontreraient, n'auraient pas la force de se fuir, des bras qui se joindraient ne se désuniraient pas, des lèvres qui auraient commencé à murmurer le mot amour ne sauraient l'achever sans mourir dans un éternel baiser.
Telles étaient les flammes qui dévoraient le coeur et brûlaient les veines d'Espérance, qu'il arriva sans s'en douter à la Chaussée. Il laissa son cheval caché dans un taillis, à trois cents pas de la maison, à gauche de la route qui monte à Lucienne par les champs et les allées de châtaigniers.
Espérance, pour aller à pied jusqu'à la maison de Gabrielle, avait choisi le côté le plus sombre de la route, et ses yeux ardents cherchaient la fenêtre de la maison cette fenêtre que Gratienne devait tenir ouverte pour épier sa venue et l'introduire sans éveiller les chiens et mettre sur pied les rares serviteurs de la maison d'Estrées.
Lorsqu'elle en convint à Monceaux avec Espérance, Gabrielle avait bien pensé à fixer le rendez-vous au moulin. Là, on eût été libres et seuls; mais sa délicatesse lui rappela trop de souvenirs. Au moulin, venait Henri autrefois, quand il soupirait après sa timide conquête; les planches du bateau avaient craqué sous son pas, et la duchesse de Beaufort ne voulait pas évoquer un seul des échos familiers à la Gabrielle de cette époque d'innocence.
Moins sûr peut-être était le séjour de la maison. Cependant, quoi de plus sûr? La duchesse se trouvait sans suite dans cette maison modeste, au milieu de serviteurs dévoués, certaine que le roi respecterait sa retraite. Elle ne songeait qu'à parcourir une ou deux heures les allées ombragées qui avaient abrité les jeux de son enfance. Tout bruit du dehors lui parviendrait à l'instant. Espérance avait à peine besoin de se cacher, il sortirait de bonne heure. Ceux-là même qui le verraient entrer ne concevraient aucun soupçon d'une démarche faîte sans mystère, puisque si l'on eût voulu faire du mal, l'amant pouvait entrer par la porte qui donne sur les bois. D'ailleurs on verra peut-être que Gabrielle, ce jour-là, était au-dessus de toute appréhension vulgaire.
Gratienne attendait donc à la fenêtre et alla ouvrir la porte à Espérance. Rien n'indiqua aux regards vigilants de celui-ci la présence d'un espion comme tant de fois il en avait senti sur ses traces.
Un énorme chariot chargé de foins secs récoltés dans l'île et que les faneurs n'avaient pas eu le temps de rentrer, barrait la porte en attendant que le jour permît de joindre cette récolte à la provision entassée déjà dans la grange.
Cette grange, on se le rappelle peut-être, fermait sur la route, comme un mur immense, la propriété de la famille d'Estrées. Elle était adossée, vers son extrémité, à l'aile du château qui revenait sur la chaussée, en sorte qu'à l'intérieur, cette grange, l'aile dont nous parlons et le château formaient, avec le mur de clôture, un quadrilatère qui enclavait les cours, les communs et toutes les dépendances.
Gratienne guida Espérance derrière le chariot qui masquait la porte. Elle le conduisit par la grange aux appartements de l'aile contiguë, où il trouva rêveuse et moins empressée qu'il ne s'y attendait, Gabrielle, ensevelie dans un fauteuil, devant la fenêtre ouverte.
Il espérait la voir se lever, accourir et tendre les bras. Elle tourna vers lui un visage pâle, allongea lentement sa main tremblante, qu'il saisit pour la baiser, en s'étonnant de la trouver glacée.
Gratienne regarda un instant ce groupe silencieux, puis sortit en refermant la porte derrière elle.
Espérance s'était agenouillé près du fauteuil, son front avait touché la poitrine de Gabrielle dont il sentait le coeur battre avec l'irrégularité de l'effroi ou de la douleur.
—Gabrielle, dit-il, ce n'est point là une émotion d'amour. Vos yeux sont humides, je vois des traces de larmes sur vos joues.
—J'ai pleuré, en effet, répliqua-t-elle.
—Vous avez souffert… à cause de moi peut-être!
—Oui, Espérance, à cause de vous.
Il prit les deux mains qu'il réunit dans les siennes et comme il les approchait de ses lèvres avec un mouvement passionné, Gabrielle les retira pour s'en cacher le visage qui, au même instant, fut inondé de larmes.
—Mon Dieu! mais qu'avez-vous? s'écria le jeune homme; moi qui venais ici l'âme joyeuse, un chant à la bouche; moi qui, toute la route, remerciais Dieu du bonheur promis.
—Pauvre Espérance! murmura Gabrielle.
Il se releva, la regarda plus attentivement, et s'assit près d'elle en essayant de se calmer pour mieux voir et mieux comprendre.
—Si c'est moi seul que vous plaignez, dit-il, tant mieux, je serai trop heureux encore. Expliquez-moi le sujet de cette compassion que je vous inspire.
—En vérité, répliqua-t-elle, en attachant sur lui un regard si tendre qu'il en frissonna d'amour, je ne mérite pas tant de bonté, moi assez lâche pour pleurer, pour vous attrister, quand, après tout, je devrais peut-être me réjouir, et vous demander vos félicitations.
—Je ne vous comprends pas, ma Gabrielle.
—D'abord je vais sécher ces misérables larmes. Pardonnez-les à une trop faible créature. Oui, je veux assurer mon regard, ma voix, je veux réjouir votre coeur et raffermir le mien, en traduisant dignement la nouvelle que j'ai à vous apprendre.
—Une nouvelle…
—Qui assurément vous comblera de joie, et dont je n'ai moi-même qu'à me réjouir. J'étais folle, j'étais lâche, je le répète. Oui, Espérance, oui, ami fidèle, ami aimé, bonne nouvelle! C'est ainsi que j'aurais dû commencer. Je vais être libre et toute à vous, mon Espérance!
—Libre!… toute à moi, s'écria-t-il avec un transport de joie si pure que sa beauté égala la radieuse image des archanges. Dites-vous une chose vraie, Gabrielle, une chose possible?
—Oui, fit-elle, avec un sourire chargé de larmes.
—Insensé que j'étais, dit-il d'une voix sourde, elle pleurait tout à l'heure, elle avait pleuré, elle va pleurer encore; et je me laisse prendre à des paroles que dément son invincible douleur! Comment pourriez-vous être libre, Gabrielle? je ne le vois pas. Libre et heureuse, comprenons-nous bien!
Elle garda un moment le silence, comme si elle cherchait à recueillir ses idées et à chasser les nuages dont s'était voilé son front. La lutte de cette âme tendre contre une souffrance inconnue fit bondir de colère Espérance qui ajouta:
—Vous savez que votre agitation me déchire le coeur!… Parlez, je vous en supplie, il n'est point de malheur que mon imagination ne se représente à la place de cette prétendue bonne nouvelle que vous m'annoncez avec des larmes, avec des soupirs, avec des sanglots.
La chambre dans laquelle se trouvaient les deux amants n'était éclairée que par une petite lampe dont le vent de la rivière agitait la pâle clarté. On voyait, par la fenêtre ouverte, passer et repasser les chauves-souris qui n'osaient entrer et quelquefois venaient se heurter jusqu'aux vitres, après avoir, dans leurs longues tournées, rasé les murailles de la grange.
—Il faut d'abord que vous m'écoutiez avec plus de calme, mon cher Espérance, dit enfin Gabrielle, car jamais, vous allez l'avouer tout à l'heure, nous n'avons eu l'un et l'autre plus besoin de toute notre présence d'esprit; car si je vous ai annoncé que j'allais être libre, cette liberté bienheureuse coûtera quelques efforts, quelques sacrifices à l'un de nous, peut-être à tous les deux. Pour bien en juger, soyez patient, écoutez-moi.
Il ne répondit pas un mot, mais on put voir à l'altération de ses traits combien était douloureuse la violence qu'il cherchait à se faire pour écouter en silence.
—Hier, reprit Gabrielle, le roi est venu dans la soirée. Je ne l'attendais pas. Il était à cheval et seul. Je fus troublée d'abord, en songeant qu'il pouvait soupçonner quelque chose du dessein qui me faisait rester à la Chaussée. Nous ne manquons ni d'ennemis, ni d'espions qui, plus d'une fois, ont su nous deviner, sinon nous perdre. Mais le roi avait l'air si affectueux, si charmé, il était pour moi si bon à la fois et si confiant, que je fus bientôt rassurée quant à ce que je craignais. Ma sécurité pourtant fut courte. Cette bienveillance me cachait bien d'autres périls que j'étais loin d'appréhender. Calmez-vous, Espérance! Le roi me prit par la main et me conduisit au bord de la rivière, où nous trouvâmes le bateau du meunier qui se balançait sur le sable. Nous y montâmes tous deux, moi bien surprise de la gravité mystérieuse de S. M., et, suivant la corde qui dirige cette barque quand la poulie l'entraîne, nous abordâmes au moulin, qui se trouvait désert. Le meunier dormait sur l'herbe, au bord de l'île. Nous nous trouvions absolument seuls, comme si cette scène eût été préparée à l'avance.
Ici Gabrielle s'arrêta et prit la main d'Espérance que ce récit inquiétait et assombrissait.
—Le roi, dit-elle, conservait parmi tous ces détails de la vie familière une sorte de solennité qui m'étonnait de plus en plus. Je le suivis à l'extrémité du moulin jusqu'à un escabeau sur lequel il m'assit doucement, tandis qu'il s'asseyait lui-même sur la poutre transversale qui relie les deux bords à la tôle du bateau. Qui eut reconnu le roi et la duchesse dans ces deux personnages si bizarrement installés sur quelques ais poudreux?
«C'est ici, Gabrielle, me dit-il, que, voilà déjà longtemps, je vous ai demandé votre foi et engagé la mienne. Depuis ce temps, ma fortune a changé, mais non pas mon coeur. Je vous ai causé quelquefois du chagrin. Vous ne m'avez donné que joie et consolation. Tout récemment encore je dois à votre esprit et à votre humeur conciliante l'un de mes triomphes les plus doux, puisqu'il n'a coûté pas une goutte du sang de mes peuples. Il faut que toute cette bonne conduite se paye. Il faut que toutes vos peines s'effacent. À chaque temps son oeuvre, le moment est venu de vous prouver ma reconnaissance. Désormais, Gabrielle, nul ne vous offensera plus en ce royaume. J'y suis le premier, vous y serez la première, car je l'ai résolu, après bien des retards qu'il faut me pardonner, et j'ai voulu vous le déclarer au même lieu où, avec tant de désintéressement quand j'étais pauvre, vous jurâtes de vous consacrer à moi! Vous allez devenir ma femme!»
Gabrielle s'arrêta en voyant la pâleur qui s'étendit comme un voile de mort sur le visage d'Espérance. Le coup qu'il venait de recevoir fit trembler ses yeux. Il crispa douloureusement ses mains blanches et demeura immobile, muet.
—Oh! vous souffrez, dit Gabrielle avec une tendre générosité.
—Non, non, j'admire, répliqua-t-il. Seulement, si c'est là cette liberté que vous m'annonciez tout à l'heure…
—Mon ami, reprit Gabrielle, vous sentez bien que j'ai repoussé aussitôt un pareil honneur, moi qui le mérite si peu.
—Et pourquoi le méritez-vous si peu? demanda Espérance.
—Parce que je n'ai plus que de l'amitié pour le roi et parce que ses bienfaits même, n'ont pu réchauffer mon coeur glacé; parce qu'enfin je vous ai donné tout mon amour.
À ces mots prononcés avec une simplicité inexprimable, Espérance, bien qu'il sentît son coeur se fendre, garda l'expression rêveuse et grave qu'il avait prise au début de l'entretien. Il cherchait encore à se leurrer lui-même. Il luttait contre cet épouvantable orage qui menaçait d'engloutir tout son avenir.
—N'était-ce point une épreuve que le roi voulait vous faire subir? demanda-t-il. N'essayait-il pas de tenter chez vous un orgueil bien légitime?
—Non. Il m'a montré des lettres qu'il envoie à Rome pour décider le saint-père à rompre son mariage avec la reine Marguerite. La réponse, au dire de l'ambassadeur, ne saurait être contraire aux volontés du roi.
—C'était, en effet, le seul obstacle, Gabrielle; et puisque le voilà détruit, rien ne va plus s'opposer à votre fortune.
Il prononça ces paroles sans amertume, sans colère, sans affectation d'un courage qu'il n'avait plus.
—Rien? dit-elle surprise.
—Non, rien.
—Pas même moi? mon Espérance.
—Pourquoi vous opposeriez-vous aux volontés du roi? Est-ce vraisemblable?
Il est le maître.
—J'ai un autre maître encore.
—Qui donc?
—Vous. Est-ce que si je consentais, vous consentiriez? J'en doute!
—Votre bonté est grande, et votre délicatesse infinie, répliqua Espérance, avec un léger tremblement dans la voix. Me consulter ainsi, moi qui suis une ombre fugitive dans votre existence; m'appeler maître, moi qui me fais gloire d'être votre esclave, c'est le comble de la générosité. Gabrielle, je vous en remercie, je n'attendais pas moins de votre coeur inépuisable. Certes, je vous aimais bien, mais, maintenant, quel nom donnerai-je au sentiment que vous m'inspirez?
Gabrielle se méprit à ces protestations. Elle crut qu'il la remerciait de s'être conservée à lui.
—Vous comprenez, dit-elle, dans quel embarras cette proposition du roi m'a jetée. Heureusement, j'ai eu la présence d'esprit de me déclarer incapable de répondre sur-le-champ. J'ai allégué l'éblouissement de cette fortune, mon indignité… Bref, j'ai demandé à réfléchir, comme si mes réflexions n'étaient pas toutes faites. Mais aujourd'hui nous voilà en face de la difficulté. Allons, cher Espérance, une bonne inspiration! Du courage, et reprenez vos fraîches couleurs. Car j'aimerais mieux m'ouvrir le coeur que de vous causer une inquiétude. Oui! que je meure avant de vous chagriner jamais!
—Bonne Gabrielle!
—Comme vous me dites cela froidement. Ne suis-je que bonne pour vous? Et, pour me témoigner si discrètement votre joie, craignez-vous d'éveiller en moi un regret des splendeurs que je sacrifie? En ce cas, Espérance, vous ne connaissez pas mon âme et vous faites bien du mal à ce pauvre coeur qui avait tant besoin d'expansion et de caresses au moment où il se faisait fête de vous donner la première preuve d'amour.
Espérance se leva et prit la main de la jeune femme.
—Je crois, dit-il avec effort, que nous ne nous sommes pas compris.
—Comment?…
—Vous voudriez deux choses, Gabrielle: d'abord l'expression plus vive de ma reconnaissance… Vous l'avez reçue aussi vive, aussi chaleureuse que j'ai pu l'arracher de mon sein. Vous voudriez aussi me voir joyeux et triomphant. Mais pourquoi? A cause du sacrifice que vous me faites, n'est-ce pas? Or, ce sacrifice je ne veux pas l'accepter.
—Vous n'acceptez pas; vous voulez que j'épouse le roi!
—Oui.
—Mais c'est notre éternelle séparation, Espérance, songez-y donc.
—Je le sais bien.
—La maîtresse du roi a pu jeter les yeux sur un homme digne d'être aimé. Fière de rester innocente et pure, elle a pu abandonner son coeur à cet amour; elle a voulu lui laisser envahir toute sa pensée, toute sa vie; mais la femme du roi, Espérance; mais la reine… Oh! la reine ne peut plus aimer, même dans l'ombre la plus profonde de son coeur.
—C'est vrai, murmura-t-il d'une voix étouffée.
—Et vous demandez, s'écria-t-elle, à ne plus être aimé de moi! Vous pourriez vous passer de mon amour! ajouta-t-elle avec un accent déchirant qui remua jusqu'aux dernières fibres du malheureux jeune homme.
—Moi, répliqua-t-il avec la noblesse d'une résolution inébranlable, j'ai arrêté mes yeux sur la femme que le roi aimait et qui un jour pouvait devenir libre; j'ai pu vivre uniquement depuis tant de jours de cette passion, de ce délire. Mais oser adresser ces voeux brûlants, ces folles invocations, ce criminel espoir à une reine!… Oh! jamais, Gabrielle! c'est impossible.
—Voilà bien, dit-elle, en le serrant dans ses bras, pourquoi je ne serai pas reine de France, et pourquoi tout à l'heure je vous ai annoncé que j'étais libre!
En parlant ainsi elle l'étreignit avec l'ardeur de son coeur énergique, et comme ses lèvres atteignaient au col incliné d'Espérance, celui-ci se sentit brûler sous la dentelle.
Ses yeux s'embrasèrent d'un feu sombre; il arracha ces douces mains qui se croisaient sur son épaule, les serra dans ses doigts frémissants, et d'une voix véhémente, irrésistible:
—Il faut être reine! dit-il, votre honneur en dépend! votre fils l'exige! lui qui un jour sera homme et pourra vous demander compte de ce que votre fausse générosité lui aurait fait perdre. Car vous avez un fils, Gabrielle, ne cherchons pas à l'oublier. Le roi l'idolâtre. Oterez-vous son enfant à ce pauvre prince? Priverez-vous cet enfant d'un si illustre père? Oh! vous ne savez pas ce que souffrent les enfants qui ne trouvent point l'honneur dans leur berceau…. Je le sais, moi. Ma mère, du fond de son tombeau, me jette en vain des trésors, j'aimerais mieux un de ses sourires. Son baiser ne m'a pas béni, voilà pourquoi rien ne me réussira jamais en ce monde. Quelle torture sera pour vous la tristesse de cet enfant qui vous reprochera votre opprobre et le scandale d'une rupture avec le roi quand il vous était permis de lui conserver un père et de lui conquérir une couronne. Et moi, je souffrirais cette injustice! moi, je vous condamnerais à vivre humiliée, obscure, ensevelie, quand Dieu ne vous a faite si belle et si parfaite que pour vous asseoir sur le premier trône du monde! Moi aussi, Gabrielle, je me croirais tombé au-dessous de moi-même. L'homme que vous avez daigné aimer ne serait plus qu'un lâche égoïste, qu'un vulgaire pleureur, et quand, dans la retraite avilie où j'oserais cacher cette reine, je songerais à la gloire qui l'attendait sans moi, je mourrais de honte comme un larron meurt de faim dans sa caverne sur les joyaux volés d'une couronne royale. Oh! comme il faut que je vous aime, Gabrielle, pour m'arracher le coeur en vous parlant ainsi. Soyez reine! et continuez de m'estimer à l'égal de votre illustre époux, car s'il vous a offert son trône, c'est moi qui vous y aurai conduite par la main, car c'est moi qui vous aurai conservé votre fils, et chaque fois que vous regarderez cet enfant, chaque fois qu'il recevra les caresses de son père, vous serez fière de m'avoir aimé, vous vous sentirez le droit de me regretter et de m'aimer toujours!
Elle ne répondit pas, ses bras tombèrent languissants, la force abandonna cette tête charmante qui pencha comme une fleur blessée.
—Oui, mon fils est au roi, soupira-t-elle après un douloureux soupir.
Mais, enfin! Espérance, est-ce qu'il va falloir se quitter ainsi!
Espérance, je vous aime comme jamais on n'a aimé.
—Que je suis heureux! dit d'une voix étranglée l'intrépide jeune homme.
—Espérance, continua Gabrielle les yeux noyés de larmes, et ses belles mains tordues comme une suppliante, si j'eusse été meilleure pour vous, si, plus courageuse, moins égoïste, j'eusse, en me donnant à vous, consacré entre nous un lien éternel, vous ne me diriez pas aujourd'hui: séparons-nous! soyez reine! Mais j'ai joué avec cette passion! j'ai tressé une chaîne qui n'a blessé que vous, retenu que vous…. Et moi, j'échappe, et moi, qui ai eu tout le bonheur, je deviens libre! C'est impossible, Espérance, vous m'accuseriez, vous me maudiriez, vous ne m'aimeriez plus! Oh! par grâce, moins d'estime, moins de respect, moins d'honneur, s'il le faut!… mais toujours votre amour!
—Gabrielle, tant que mon coeur battra, tant que mes yeux verront la lumière, tant que mon esprit fera germer une pensée, je vous aimerai. C'est la condition de ma vie, comme mon sang, comme mon souffle. Du courage! Séparons-nous!
—Jamais! jamais!
—Nos amours, ma Gabrielle, n'auront pas été comme les autres, composés de joie et de transports enivrants. Le bonheur est chose trop vulgaire, Dieu nous réservait des voluptés plus nobles, plus choisies, la volupté des tourments, celle des larmes et des regrets éternels! Oh! Gabrielle, voilà seulement que mes souffrances commencent, eh bien! je vous le jure, rien, pas même la mort, ne me fera déclarer que votre amour n'est pas pour moi la félicité suprême. Gabrielle, adieu; je t'aime éperdument, adieu! Tu m'as donné les plus beaux jours de ma vie.
—Espérance! j'aime mieux mourir.
—Non, non! gardons cette douce mémoire, mais sauvons l'honneur du roi, le vôtre, celui de votre fils. Sauvons le mien! Ah! Gabrielle! s'écria-t-il dans un un transport d'insupportable douleur, pourquoi m'avoir dit l'offre du roi! Je serais encore à vous, je serais encore libre, mais maintenant vous voyez bien que notre séparation est faite, puisque vous m'avez ôté le droit de vous prendre sans nous déshonorer tous les deux!
Comme elle se préparait à lui répondre, un bruit étrange, un craquement sinistre perça les murs, et traversa comme un avertissement funèbre les ombres de la tranquille nuit.
Tous deux écoutèrent, Gabrielle s'élança vers la fenêtre, des cris lointains montaient de la plaine pareils à des gémissements. Tout à coup le ciel rougit à leur gauche, une longue colonne de flamme et de fumée s'élança par-dessus les toits de la grange, une chaleur épaisse fondit soudain comme un nuage et fit irruption dans l'appartement.
Gabrielle saisit Espérance par la main, l'amena au balcon, et lui montra le ciel livide.
—Le feu est là, ce me semble, dit le jeune homme en désignant le toit de la grange, dont l'arête droite se profilait en noir sur un fond de pourpre.
—Le feu! le feu! cria Gratienne en se précipitant effarée dans l'appartement.
—Où donc le feu?
—Le chariot de foins s'est enflammé, on ne sait comment; la flamme a glissé par une fenêtre de la grange; tout brûle. Le mur qui borde la route n'est plus qu'un long cordon de feu.
—Fuyez! Espérance, dit Gabrielle au jeune homme.
—La cour est déjà pleine de gens assemblés, répliqua-t-il, ils vont monter ici, ils frappent en bas à la porte.
—J'ai fermé cette porte à double tour, interrompit Gratienne. Fuyez! fuyez! monsieur Espérance, j'emmènerai madame! le feu va gagner!
—Mais il n'y a qu'un passage pour elle, pour nous, n'est-ce pas Gratienne, et c'est la cour?
—Sans doute, monsieur; mais passez d'abord, personne ne vous remarquera.
—Vois donc tous ces visages inconnus qui guettent…. On me verra sortir d'ici, puis madame la duchesse; ma présence sera une accusation pour elle.
—Mais, Espérance, dit bravement Gabrielle, qu'importe qu'on vous voie, ne faut-il pas toujours que vous sortiez?
—C'est quelque piège qu'on nous aura tendu, murmura Espérance.
—Piège ou non, il faut sortir… Tenez! on m'appelle; mes gens me cherchent, ils ébranlent la porte du bas.
—Et voilà ici le mur qui craque derrière nous! s'écria Gratienne pâle de terreur. Ce mur touche au grenier de la grange, le feu le mine… le feu tout à l'heure entrera ici.
Gabrielle enveloppa Espérance de ses bras.
—Allons! dit-elle, allons!
—Tenez! s'écria Espérance, en montrant à la duchesse la cour illuminée de reflets flamboyants, et dans laquelle un grand nombre de figures, gesticulant avec terreur, traçaient des ombres immenses qui remontaient jusque sur la prairie.
—Qu'y a-t-il?
—Là bas! derrière ce marronnier, près du puits… Attendez un nouveau jet de lumière.
—Je vois un homme dans son manteau, un homme qui semble se cacher et guetter tout à la fois.
—C'est Concino! un de nos espions! Il me savait ici, il veut m'en voir sortir.
Gabrielle frissonna.
—Avez-vous vu l'éclair de ses jeux qui dévorent cette seule issue qui nous reste.
—Monsieur! monsieur! cria Gratienne avec terreur, le mur se fend! le mur éclate! voyez!
En effet, une large brèche venait de s'ouvrir dans cette muraille, derrière laquelle apparaissait la grange pleine de feu et de fumée. Au delà du bâtiment en flammes, reluisait la rivière, pareille à un lac de plomb bouillant.
Gabrielle et Gratienne saisirent Espérance, qui semblait fasciné par ce spectacle, elles l'entraînèrent vers la porte. Il était temps, l'escalier s'emplissait déjà des serviteurs, qui cherchaient la duchesse et Gratienne.
Mais Espérance les poussa dehors l'une et l'autre, colla ses lèvres sur les lèvres de Gabrielle, qui se retournait pour l'emmener plus vite, et alors, tirant la porte sur lui, après en avoir ôté la clé, malgré les efforts des deux femmes que vingt bras dévoués entraînaient dans l'escalier, il regarda d'un côté l'espion qui attendait en bas, et de l'autre la grange toute rouge, et la liberté qui resplendissait à trente pieds au delà du feu, dans une complète solitude.
—Oui, attendez-moi en bas, lâches coquins! dit-il avec un héroïque sourire. Ah! vous n'avez pas cru devoir garder la rivière! Vous vous en êtes fiés au feu. Ce n'est point de ce côté-là que vous m'attendiez! Et bien! mort ou vif, je ne vous servirai pas de preuve contre Gabrielle car si j'échappe, vous ne m'aurez pas vu, et si je meurs, cette flamme ruisselante ne vous laissera pas même un vestige de mon cadavre.
Il leva les yeux au ciel pour recommander son âme à Dieu, roula son manteau tout autour de sa tête, mit l'épée à la main comme pour combattre l'incendie, et rassemblant toutes ses forces, il se jeta d'un bond formidable au milieu du grenier en feu dans la direction de la fenêtre béante.