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La belle Gabrielle — Tome 3

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XXV

LA TREILLE DE L'ORANGERIE

Déjà Espérance avait dépassé le corridor et commençait à descendre l'escalier, lorsqu'il crut entendre du bruit derrière lui.

Il se retourna, et, malgré les ténèbres, vit une forme humaine se détacher de l'embrasure d'une fenêtre par laquelle filtrait l'insaisissable pâleur, non pas d'une clarté, cette nuit n'en avait pas, mais d'une obscurité moins noire.

Espérance s'étant arrêté pour voir, l'ombre marcha de son côté, puis s'arrêta aussi. Inquiet alors, il descendit précipitamment, et bientôt des pas retentirent derrière lui aux premières marches de l'escalier.

—Me suivrait-on? pensa-t-il un peu ému.

Mais comme il connaissait parfaitement Fontainebleau et ses inextricables détours, il se flatta d'avoir bientôt perdu l'espion, si c'en était un. En conséquence, il doubla le pas et enfila un autre corridor qui aboutissait an pavillon de l'Orangerie.

Un pas net, prompt et sonore sur les briques du corridor, lui annonça que sa piste était bien suivie.

Espérance réfléchit qu'il fallait couper au plus court, gagner une porte, et, si on osait le suivre jusqu'au dehors, en finir avec l'ennemi. Il accéléra sa course en se dirigeant vers la porte qui, de l'Orangerie, mène à la cour des Princes. Mais là son oeil subtil aperçut la grille fermée, et derrière, un peloton de soldats assis dans la cour, essayant d'allumer un feu que la bruine éteignait malgré tous leurs efforts.

—Pourquoi un poste là? pensa-t-il, ce n'est pas l'habitude. Mais je n'ai pas besoin de passer absolument par la cour des Princes. Commençons par sortir d'ici.

En effet, demeurer là eût été dangereux. Il pouvait se trouver pris entre la grille et l'espion dont il entendait se rapprocher les pas au-dessus de lui dans les montées.

Il se blottit dans un angle, retenant son haleine, pour laisser passer et examiner un peu son persécuteur. Son attente ne fut pas trompée: l'homme arriva courant, et passa devant lui à trois pas. Espérance avait envie de se jeter dessus et de l'étouffer; mais il pouvait pousser un cri, les soldats pouvaient entendre. Un pareil scandale dans la maison du roi perdait sans rémission tous les intérêts si précieux qu'Espérance défendrait mieux par une adroite évasion.

A la faible lueur des tisons grésillant dans la cour, Espérance entrevit vaguement la forme de l'espion. C'était une ombre maigre, déhanchée, qui forçait l'allure de son pas et soufflait déjà comme un chien acharné sur un cerf.

Espérance s'élança hors de son coin, et plein d'une idée nouvelle, il rebroussa chemin, tandis que l'espion, collé aux grilles, se demandait par où la proie s'était échappée. Remonter l'escalier, tirer la clé que lui avait donnée Gratienne et ouvrir la porte d'un corridor à gauche, fut pour le jeune homme l'affaire d'un moment. Il se trouva ainsi dans un passage embarrassé de charpentes dont plus tard Henri IV devait faire la célèbre galerie des Cerfs.

Espérance referma la porte sur lui et se mit à rire silencieusement en songeant au désappointement de l'espion. Il savait qu'au bout de ce passage se trouve l'escalier qui conduit à la cour Ovale et rien ne l'inquiéta plus. Il reprit haleine.

Tout à coup le frôlement d'une main sur les panneaux le fait tressaillir, quelque chose ébranle la porte; nul doute, l'espion a découvert la voie, il voudrait entrer: oui, mais ouvrir!

La serrure crie, le pêne claque, la porte s'ouvre, Espérance sent une sueur froide inonder son front, l'espion a une clé aussi.

Cette clé, qui ouvre toutes les portes de Fontainebleau, Gabrielle l'a dit, le roi seul la possède; c'est donc le roi qui poursuit Espérance, ou du moins quelqu'un envoyé par le roi. Il a donc des soupçons; le secret de Gabrielle est donc en danger. Allons, plus de résistance possible, il faut fuir, et fuir si vigoureusement que l'ennemi soit distancé avant dix minutes.

Espérance reprit sa course, et disparut par l'autre issue.

Mais dans la cour Ovale, encore des sentinelles. Plus de doute, tout est gardé; c'est un complot. L'homme détaché sur les traces d'Espérance joue le rôle du traqueur qui pousse la proie dans des filets ou sous la balle des chasseurs. Rien n'annonce pourtant que le roi veuille faire tuer Espérance; un seul homme n'eût pas suffi. Mais évidemment on voudrait l'arrêter, le reconnaître, le convaincre… Gabrielle serait perdue. À cette seule pensée, le sang bouillonne dans les veines de son amant.

Que faire? A force de courir dans les corridors et d'ouvrir des portes que l'autre sait ouvrir comme lui, Espérance ne risquerait-il pas de rencontrer face à face un deuxième espion et d'être forcé alors au combat qu'il veut éviter à tout prix pour ne point aggraver l'affaire? Il sera toujours temps d'en venir aux coups si la situation est désespérée.

Il court, cherchant les issues, et déjà il a réussi; l'espion est loin, plus de bruit. Son pas qui résonnait fatalement ne se fait plus entendre. Espérance, revenu dans ce passage noir et obstrué, la future galerie des Cerfs, s'arrête pour respirer, à la place même où, cinquante-huit ans plus tard, devait tomber Monaldeschi.

Soudain une respiration bruyante, un râle plutôt qu'une haleine, retentit à son oreille; nul doute, l'homme est là, tout près d'Espérance, il le cherche dans l'ombre épaisse. Comment a-t-il pu arriver ainsi sans bruit? Il avance et on ne l'entend plus marcher et on sent le feu de son souffle.

—Je comprends, se dit Espérance, l'espion, impatienté de m'avertir toujours par le bruit de son pas, a marché pieds nus; il m'entendait lui, et je ne le soupçonnais pas. Voilà un dangereux coquin. Plus de pitié, ou je suis perdu.

Une main s'allonge à tâtons vers le jeune homme, frissonnant à ce contact. Il y répond par un coup de poing si vigoureux, que l'ennemi va mesurer la terre, et comme les demi-moyens ne sont plus de saison, Espérance ouvre une fenêtre et saute dans la terre grasse du jardin de l'Orangerie.

Un bruit sourd, mat, mêlé d'imprécations lui annonce que l'espion a sauté aussi. Bien plus, Espérance voit briller dans le brouillard une lame d'épée. Le coup de poing a fait son effet: de la défensive on passe à l'offensive. La poursuite va se changer en lutte.

L'inconnu, épuisé, haletant, humilié de sa fatigue et du coup qu'il a reçu, s'est décidé à en appeler aux armes. Dans ces occasions, malheur à qui se laisse prévenir. La victoire est presque toujours au premier des deux qui frappe.

Sur-le-champ, Espérance conçoit un nouveau plan. A vingt pas de lui s'élève le mur couvert d'un treillage garni de vigne, dont Gabrielle lui a souvent envoyé les raisins renommés. Il escaladera ce mur, gagnera, de maille en maille, comme par échelons, les fenêtres d'un bâtiment qui donne sur la cour des Fontaines, et, une fois la, il est sauvé.

Mais il faut d'abord faire cesser la poursuite de l'ennemi; cet étrange limier s'échauffe de plus en plus. Il gronde d'une manière effrayante, chaque fois que son pied nu glisse sur les terres détrempées par la pluie. Le moindre faux pas mettrait Espérance à la merci d'une pointe qui s'agite altérée de sang. Lui aussi, d'ailleurs, se sent bouillir de colère. Le moment est venu d'en finir. Tout en courant vers le mur, il détache son manteau. Puis, au détour d'une allée, il bondit de côté. L'autre, emporté par son élan, le dépasse: agile comme un tigre, l'amant de Gabrielle fond tête baissée sur l'espion qui cherche à le retrouver dans les ténèbres; il le renverse, le coiffe du manteau, l'y roule, l'y entortille dix fois, et lui brise, sous les plis mêmes de l'étoffe humide, son épée, qu'il n'avait pas lâchée. Espérance complète sa victoire par quelques rudes bourrades qui arrachent à l'ennemi étouffé des rugissements sourds, et quand il le croit empêtré dans les spirales du drap, il reprend sa course dans la direction du mur, et, crachant aux treillages, commence sa hasardeuse ascension.

Mais l'autre, écumant de rage et de douleur, fend l'étoffe ou la crève du tronçon de sa lame, se relève sur les genoux, aveuglé, ivre, entend craquer le treillage sous le poids d'Espérance, veut s'élancer de ce côté, mais retombe embarrassé dans les loques fangeuses du manteau. Encore deux échelons et son ennemi touche au rebord de la fenêtre; il y porte la main, il va échapper.

—Arrête, ou je te tue! veut crier le vaincu; mais la voix manque à son gosier aride, sa rage devient du délire, il arme un pistolet et le décharge sur le mur illuminé un moment par l'éclair de la poudre.

Le fugitif s'arrête, ses mains s'ouvrent, son corps s'affaisse. Il tombe la tête inclinée comme l'oiseau de la branche, et son ennemi se précipite sur lui en murmurant, avec une joie farouche:

—Sambious! je finirai par te voir en face.

Il soulève le corps, approche ses yeux avides du pâle visage du blessé. Mais tout à coup son oeil devient hagard, ses cheveux se hérissent, ses mains se glacent dans le sang tiède.

—Pontis! murmure une voix faible comme un souffle, comment, Pontis, c'est toi qui m'as tué!

—Espérance! s'écrie le malheureux garde en reculant avec un accent de folle épouvante….

—Tu m'as tué!…

—Oh! mon Dieu! oh! mon Dieu!… j'ai tué Espérance; oh! mon Dieu!… c'est mon ami que j'ai tué… oh! mon Dieu!…

Et Pontis, à genoux, s'arrachait les cheveux et se tordait les mains en poussant des cris inarticulés.

—Tu ne m'avais donc pas reconnu, Pontis?

—Il le demande! il m'accuse d'avoir voulu le tuer, moi qui l'aimais plus que ma vie.

—Mais le roi t'a ordonné….

—De suivre et de reconnaître un homme qui sortirait….

—De chez la duchesse.

—Ou de chez Mlle d'Entragues, car il n'était pas sûr.

—Quoi! il doutait… Tout n'est donc pas perdu, s'écria Espérance en se soulevant avec joie. On peut donc encore sauver Gabrielle. Rien ne l'accuse que ma présence, allons, aide-moi. Pontis, il faut que je sorte d'ici, je ne veux pas qu'on me trouve, tu diras que tu m'as manqué, que j'ai fui, que tu ne m'as pas reconnu. Aide-moi, j'aurai la force de franchir le mur… Ah! ne me touche pas… je souffre trop… je ne puis faire un pas. Pontis, desserre-moi… laisse couler mon sang, j'étouffe!… je meurs.

—Ne dis pas cela, ou je m'arrache le coeur à tes pieds.

—Eh bien! achève-moi; prends-moi sur tes épaules, jette mon corps dans une citerne… Enterre-moi vivant; mais qu'on ne me trouve pas, qu'on n'accuse pas Gabrielle. Sauve-la, sauve-la, Pontis!

—Mon pauvre ami!

Et Pontis se déchirait la chair en sanglotant.

—Pourquoi m'a-t-il épargné tout à l'heure, au lieu de me tuer comme un chien!

—Ne pleure pas, ne crie pas, on viendrait. Dis-moi plutôt ce qu'il faut faire pour que la duchesse ne soit pas déshonorée, pour que ce démon d'Entragues ne triomphe pas. Cherche donc… Elle rit, vois-tu, dans ces ténèbres. Oh! pourquoi m'as-tu atteint, Pontis? je m'échappais, tout était sauvé! S'il faut que Gabrielle succombe, sois maudit!…

Et le malheureux, dévoré par la souffrance, exaspéré par le désespoir, tendait vers Pontis des mains suppliantes. Celui-ci s'agenouillait, se relevait, implorait Dieu, se frappait le front des deux poings, puis se reprenait convulsivement à étancher les flots de ce sang généreux qui coulait toujours.

Tout à coup il rencontra sous ses doigts tremblants la boîte d'or, cause première de leur querelle, de leur séparation, de la blessure d'Espérance.

—Ah! s'écria-t-il inspiré par un rayon de la divine intelligence, ne me demandais-tu pas de sauver l'honneur de Gabrielle?

—Oui, Pontis.

—Et de nous venger du monstre d'Entragues?

—Oh! si tu pouvais!

—J'en réponds, je le jure.

Espérance joignit les mains avec ivresse.

—Dans ce médaillon, poursuivit Pontis, il y a une lettre d'Henriette?

—Oui.

—Un rendez-vous qu'elle te donnait autrefois, sans date, sans désignation précise?

—Oui, oui.

—Eh bien, ami, cette lettre est d'hier, c'est Mlle d'Entragues qui t'a appelé à Fontainebleau, c'est de chez elle que tu sortais tout à l'heure, quand je t'ai surpris. Gabrielle n'a plus rien à craindre; notre ennemie mortelle est prise à son piège, elle est déshonorée!

—Ah! je comprends, s'écria Espérance, merci Pontis, mon frère, mon bienfaiteur. Pontis, je t'aime, Pontis, je te bénis!

Et saisissant le garde à deux bras, il le couvrait de baisers, de larmes.

—Entends-tu? dit Pontis en se relevant pour écouter.

—Oui, des voix, des pas… le bruit du pistolet a réveillé du monde, et on vient… ouvrons vite la boîte.

—Fais jouer le ressort.

—Mes doigts n'ont plus de force. Qu'il faut peu de temps à Dieu pour briser un homme! Aide moi à appuyer… c'est ouvert, jette la boîte… bien. Maintenant, je puis mourir.

—Tu ne mourras pas… au secours!

—Chut!… je sens ta balle trop près de mon coeur. Dans cinq minutes, c'est fait de moi, mais Gabrielle est sauvée, Dieu est bon….

Il fut interrompu par une voix qui disait au fond du jardin:

—Est-ce par ici qu'on a tiré? où êtes-vous?

Un homme approchait, portant un falot et se dirigeant avec hésitation vers l'endroit de la scène.

—M. de Sully, murmura Pontis à l'oreille de son ami. Que faut-il faire?

—Réponds-lui, dit Espérance, car moi, je m'affaiblis.

—Par ici! répondit Pontis d'une voix étouffée.

—Sire, par ici, dit Sully en éclairant l'allée noire à une ombre qui s'avançait derrière.

—Le roi!… c'est bien, murmura Espérance. Allons, Pontis, le moment est venu, venge-nous!

—Que personne n'entre dans le jardin! commanda Henri à son capitaine des gardes qui l'accompagnait et resta dehors.

Et il s'approcha vivement du groupe, une épée nue sous son bras.

Pontis était debout, pâle, les cheveux collés au front par la sueur et la pluie, taché de boue, taché de sang, sinistre à voir.

—C'est toi, dit Henri troublé à cet aspect, eh bien?

—L'homme est là, étendu, sire.

—Blessé!… tu l'as blessé?…

—Il allait m'échapper, et Votre Majesté m'avait ordonné de le reconnaître.

—Qui est-ce?

—C'est mon ami, mon frère, bégaya le garde dévorant les sanglots qui déchiraient sa gorge.

Le roi frémissant se baissa vers la terre, Sully éclairait les traits livides du mourant.

—Espérance! s'écria Henri épouvanté, c'était lui! Mais d'où sortait-il?

—De chez Mlle d'Entragues qui lui avait donné rendez-vous, dit Pontis avec une voix claire comme un chant de victoire.

Espérance se souleva, les yeux brillants de joie.

—Un rendez-vous… d'elle? murmura le roi.

—Lisez, sire, répliqua Pontis en lui tendant la lettre qu'il prit des mains d'Espérance.

Sully leva son flambeau, le roi lut d'une voix sombre:

«Cher Espérance, tu sais où me trouver, tu n'as oublié ni le jour, ni l'heure fixés par ton Henriette qui t'aime. Viens, sois prudent.»

Pendant cette lecture, Espérance, ranimé, suivait chaque mouvement du roi avec une rayonnante avidité. Henri remit la lettre à Sully, qui ne put réprimer un dédaigneux sourire.

—C'est bien d'elle; vous étiez dans votre droit, même chez moi, Espérance, dit enfin le roi profondément ému. Je vous demande pardon… Mais c'est du secours qu'il vous faut; nous allons, sans bruit, sans éclat, vous transporter….

—Inutile, sire, dit Espérance, j'aime mieux mourir ici.

Tout à coup l'on entendit une voix forte qui criait, à l'entrée de l'Orangerie:

—Je vous dis qu'on a tiré de ce côté. Où est le roi?… est-ce qu'on a tiré sur le roi? Je veux passer pour voir le roi, harnibieu!

—Crillon!… arrête, ce n'est rien, dit Henri rouge de honte en courant à la rencontre du chevalier, ce n'est rien, mon digne ami.

Et il cherchait à l'éloigner.

—Dieu soit loué, vous êtes sauf! dit avec joie le vieux guerrier, un peu surpris de ce mouvement du roi, qui le poussait en arrière. Mais, sire, on a tiré! Je vois quelqu'un étendu là-bas… qui est-ce donc?

—C'est moi, moi Espérance, dit le blessé d'une voix si touchante, que le roi cacha son visage dans ses mains, et que Crillon, tout pâle, poussa un cri en s'élançant de ce côté.

—Toi! toi, blessé!… Oh, mon Dieu! pauvre enfant!… À la poitrine, si près du coeur… Mais qui est donc son assassin?

—Moi! dit Pontis, tombant à deux genoux avec un élan de désespoir dont rien ne saurait peindre la navrante énergie… moi, qui ne l'ai pas reconnu; moi, qui, pour obéir au roi, ai tué mon frère!

—N'en crois rien, Crillon, s'écria le roi, déchiré par les regrets et la honte; je voulais seulement qu'on l'arrêtât; je n'ai pas dit qu'on lui fît violence.

Sully montra la lettre d'Henriette au chevalier.

Crillon comprit tout: l'avis mystérieux lu à table, la jalousie du roi, le noble dévouement d'Espérance. Et sa généreuse indignation monta comme un flot amer de son coeur à ses lèvres.

—Ah! sire, c'est vous, répliqua-t-il en se relevant lentement, c'est vous qui pour vos querelles de femmes, faites tuer l'ami par l'ami!

—Crillon!…

—Comme eût fait le bourreau Charles IX, poursuivit le chevalier, effrayant de douleur et de colère.

—Crillon, vous m'offensez au moment où je me justifie.

Mais rien n'eût pu retenir ce torrent furieux.

—Je sers donc un roi assassin! reprit le chevalier d'une voix vibrante de rage. J'ai donc versé tant de fois pour vous mon sang, tant de fois prodigué ma vie, pour qu'on m'en récompense en égorgeant ceux que j'aime… Sire, décidément, vous m'en demandez trop.

—Mais est-ce bien Crillon qui parle… Crillon qui sacrifie son roi à un étranger?

—Un étranger, mon Espérance?

—Qu'est-il donc?

—C'est mon fils!

À ces mots arrachés au chevalier par une douleur surhumaine, le roi chancela et s'appuyant sur l'épaule de Sully ne put retenir ses larmes. Pontis tomba foudroyé la face contre terre, mais Espérance, souriant comme les anges, souleva ses bras raidis, en entoura le col du chevalier qui se penchait vers lui en suffoquant de désespoir.

—Oh! dit-il, quel malheur de mourir au moment où l'on retrouve un tel père!… Mais je suis encore trop heureux, j'aurai le temps de vous embrasser. Père… ajouta-t-il luttant contre la mort qui déjà l'envahissait de ses ombres violettes, mon père… ce baiser… pour vous!

Et il appuya ses lèvres sur le visage du chevalier. Puis, faisant un effort pour s'approcher de son oreille, il murmura tout bas:

—Celui-ci, pour Gabrielle….

Et il exhala le dernier souffle. Ses lèvres, entr'ouvertes, n'achevèrent point ce suprême baiser.

Crillon resta un moment écrasé, sans comprendre. Mais quand il sentit que ce noble coeur ne battait plus, que ces yeux si doux étaient à jamais fermés, il se leva haletant, avec un rauque soupir, comme le guerrier qui arrache un fer mortel de la poitrine. Pontis, sans force et sans voix, gisait aux pieds de son ami.

—Soldat du roi, tu as obéi au roi, tu n'es pas coupable, lui dit Crillon. Je te pardonne au nom d'Espérance et au mien. Aide-moi à emporter d'ici le corps de mon fils.

Sully s'approcha, le roi fit un pas; Crillon les écarta tous deux d'un geste résolu.

—Pontis et moi nous suffirons, dit-il.

—Brave Crillon, s'écria Henri d'une voix oppressée, si tu savais ce qui se passe dans mon coeur….

—Je le comprends, sire; votre coeur n'est pas méchant, mais le désordre mène au crime; votre vie d'intrigues s'écarte sans cesse du droit chemin. Oui, la mort de ce jeune homme est un crime ineffaçable; je vous devais mon sang et non celui d'Espérance. J'ai pardonné à Pontis, mais à vous, jamais! c'est fini entre nous!

—Chevalier, dit Sully, épargnez notre maître.

—Votre maître, monsieur, n'est plus le mien. Adieu!

Crillon chargea dans ses bras le corps inanimé dont la tête languissante pendait sur son épaule: le front nu, ses cheveux gris épars au vent, l'oeil fixe, il s'avança d'un pas ferme jusqu'à la porte de l'Orangerie; Pontis le suivait, priant tout bas, et baisant les cheveux blonds d'Espérance.

—Voila donc, pauvre mère, comment j'ai veillé sur ton fils, murmura le héros en regardant le ciel d'un oeil suppliant, comme pour y conjurer une ombre menaçante. Mais, maintenant, tu l'as près de toi, ton Espérance, et moi, je suis seul.

On n'entendit plus qu'un long sanglot dans le silence, on n'aperçut bientôt plus rien dans la profonde nuit.

XXVI

LE DERNIER RENDEZ-VOUS

Le lendemain on observa que le roi fut levé avant tout le monde au château. Lorsque les valets de chambre de service entrèrent chez lui, il était assis près de la fenêtre, regardant avec mélancolie les premières lueurs de l'aube qui bleuissaient les murs de l'Orangerie. Il se retourna précipitamment au bruit des pas.

Son premier soin fut de demander des nouvelles de Gabrielle, et il s'informa en même temps si ce matin toutes choses étaient en bon ordre à Fontainebleau.

Le valet de chambre répondit étonné que tout se trouvait dans l'ordre le plus parfait.

—C'est qu'il m'a semblé entendre du bruit, ajouta le roi, sans laisser voir son visage qui peut-être eût révélé tout l'intérêt qu'il attachait à la réponse.

—Votre Majesté aura peut-être entendu le bruit d'un carrosse, dit le serviteur.

—Quand?

—Tout à l'heure. M. d'Entragues est parti ce matin pour Paris avec ces dames.

Le roi tressaillit. La coïncidence était assez significative entre ce brusque départ et les événements de la nuit.

—Ah! ils sont partis? dit-il. Bon voyage.

Et lisant sur les traits du valet de chambre que celui-ci ne savait rien autre chose de ce qui s'était passé depuis la veille, il se remit un peu et fit quelques tours de promenade dans son appartement, en proie à une préoccupation bien suspecte au serviteur curieux.

Tout à coup le roi sortit et se dirigea vers l'appartement occupé par la duchesse; il se hâtait. Il ne voulait pas qu'aucune nouvelle du dehors pénétrât chez Gabrielle avant qu'il fût là pour l'expliquer sinon pour l'intercepter.

Mais, à sa grande surprise, la duchesse était levée; ses femmes activaient les préparatifs du départ. Gratienne multipliait ses pas et ses ordres. Cet appartement silencieux et plein de mystère une heure avant, bourdonnait comme une ruche. Henri fit signe de la main pour arrêter des empressés qui couraient prévenir Gabrielle et s'achemina vers sa chambre, où il savait la trouver seule.

Gabrielle, en habit de voyage, les fenêtres ouvertes, était appuyée sur la rampe de son balcon. Fraîche et belle comme jamais peut-être elle ne l'avait été, souriant au ciel, aux bois, aux eaux verdissantes, elle semblait embrasser du regard toutes les splendeurs de la nature, savourer en pensée toutes les douceurs de la vie, et renvoyait à Dieu autant d'actions de grâces qu'elle exhalait vers lui de souffles purs.

Qu'il était beau, ce matin, Fontainebleau! Le magique séjour! Les brumes de la nuit avaient fui, dispersées devant la brise. Un groupe de petits nuages vermeils formait une couronne au soleil levant, Au fond de l'horizon enflammé se développait une large banderole de pourpre sur laquelle, déjà diaprées de floraisons printanières, s'étageaient les masses onduleuses de la forêt.

Plus près, dans le parc, les marronniers arrondissaient leurs dômes verts, aussi réguliers, aussi doux à l'oeil que s'ils eussent été modelés et lissés par la main d'un géant. Enfin, sous le balcon, dans le parterre, les premières fleurs, humides encore, se redressaient triomphantes à la chaleur des feux naissants du jour. Tout, dans cette nature, riait et rayonnait, depuis l'édifice altier, jusqu'à l'humble brin d'herbe, comme pour effacer jusqu'au souvenir d'une si lugubre nuit.

Gabrielle se retourna en entendant marcher, et lorsqu'elle vit le roi, son visage s'assombrit aussitôt.

Cette nuance n'échappa point à Henri, mais il s'y attendait. Trompé sur le sens de la catastrophe nocturne qu'il avait réussi à cacher à tout le monde, il croyait fermement qu'Espérance n'était venu à Fontainebleau que pour Mlle d'Entragues. Il croyait par conséquent que le billet d'avis mis sous sa serviette était de Gabrielle; il croyait donc à la rancune, à la colère de celle-ci en présence d'une nouvelle infidélité.

En effet, le raisonnement était logique. Si Gabrielle avait averti le roi de faire surveiller Henriette, c'était par jalousie. Elle était donc instruite de la liaison d'Henri avec cette femme, elle avait donc à lui faire encore des reproches, à lui qui, un moment avant, l'avait osé soupçonner.

Se sentant coupable de ce soupçon, coupable d'infidélité, mortellement coupable du tragique résultat de cette intrigue, le roi arrivait chez Gabrielle dans une situation d'esprit facile à comprendre. Il voulait avant tout, empêcher la duchesse de savoir que Fontainebleau avait été ensanglanté; il voulait essayer de dissiper chez elle les chagrins d'une nouvelle déception. Il se sentait bourrelé de remords, navré de douleur, brûlé d'une recrudescence d'amour. Ce qu'il venait apporter à Gabrielle, c'était plus que l'expression de cet amour, c'était une tacite réparation.

Le nuage qui couvrit un moment le front de la duchesse confirma Henri dans ses idées. Elle boudait, elle souffrait; il approcha d'elle les bras ouverts, le regard suppliant.

Mais, combien Gabrielle était loin de le comprendre! Parties du même point, peut-être, leurs pensées avaient tellement divergé, qu'une immensité les séparait. Il croyait avoir un pardon à demander. Elle aussi se sentait coupable et demandait pardon du fond du coeur.

Sa faute avait effacé toutes celles du roi. Ame loyale elle trouvait le talion inique. Henri eût été assez puni de perdre un pareil coeur. Quel surcroît de malheur l'attendait encore! Il allait perdre à jamais celle qui, sans amour, était pourtant la plus fidèle amie qu'il eût dans tout le royaume.

Aussi quand elle le vit arriver, elle baissa un front chargé de repentir. Quand elle le vit sourire, implorer une caresse, elle se sentit autant de remords qu'elle avait eu d'indignation la veille.

Elle que tant de bonheur attendait! elle dont la fraîche jeunesse allait refleurir encore au soleil d'une passion féconde, et qui, laissant derrière elle trahison, menaces de mort, ruine et désespoir, allait trouver la liberté dans l'amour, c'est-à-dire le plus splendide, le plus immense horizon qu'il soit donné à l'âme d'embrasser, tant qu'elle n'a pas reconquis le ciel.

Au contraire, le roi serait abandonné, outragé, puni jusqu'à l'injustice. Déjà au déclin de l'âge, nulle femme ne l'aimerait plus sans ambition, nulle ne se souviendrait plus qu'il avait été jeune, que son amour n'avait pas toujours été ridicule, nulle enfin ne saurait payer dignement les précieuses qualités de ce grand coeur, foyer d'un soleil obscurci, dont Gabrielle avait eu les flammes, dont les autres ne verraient plus que les taches.

Voilà ce qui rendit tristes ses yeux, voilà ce qui fit palpiter en elle un reste de tendresse, et quand le roi lui tendait les bras, honteuse, repentante, elle se détourna, prête à pleurer, si des larmes n'eussent trahi son secret, et si elle n'eût songé qu'elle se devait désormais à Espérance.

Quant à ce dernier, à l'amant adoré devenu une ombre, quant à ce bonheur qu'elle croyait sentir vivre en elle, et qui déjà s'était envolé pour jamais, pas un soupçon, pas une inquiétude, pas un pressentiment. Vanité! la malheureuse femme pleurait le vivant, elle espérait le mort!

Henri s'assit près d'elle, lui prit les mains, la regarda longtemps avec des yeux pleins d'amour.

—Déjà prête à partir, dit-il, ma Gabrielle?

Ma Gabrielle! ce mot fit tressaillir la duchesse dans la bouche de celui à qui elle n'appartenait plus.

—Vous avez bien hâte de me quitter, ajouta le roi. Voilà pourtant longtemps que je ne vous ai vue.

—En effet, murmura Gabrielle qui fut frappée de cette idée, qu'un siècle tout entier avait passé en si peu d'heures.

Elle rougit, elle se détourna encore comme pour donner un ordre à
Gratienne.

—Avez-vous bien reposé? Êtes-vous remise de votre malaise? continua Henri. J'ai cru devoir vous laisser dormir, car mon premier mouvement hier en me mettant à table fut de venir vous voir.

Il la regardait si fixement qu'elle se sentait de plus en plus embarrassée. L'un et l'autre s'enfonçaient plus avant dans le chemin de leur pensée secrète.

—Oui, Gabrielle, du moment où j'ai déplié ma serviette, hier, jusqu'à ce matin je n'ai cessé de songer à vous.

La duchesse fit un effort que le roi remarqua bien; mais il l'attribua au désir qu'elle avait de ne pas laisser soupçonner sa jalousie de la veille. Heureux lui-même de ne pas donner suite à l'explication, il se tut.

—J'ai parfaitement reposé toute la nuit, se hâta de dire Gabrielle, et me voilà prête à faire ce petit voyage. Avançons-nous, Gratienne?

—Oui, madame, dit Gratienne, qui l'oreille aux aguets allait et venait par la chambre pour porter secours au besoin à sa maîtresse.

—Bonjour, Gratienne, ma commère Gratienne! lui cria le roi toujours empressé d'entretenir des relations amicales avec une auxiliaire de cette importance. Comme tu es fraîche, toi; il ne faut pas te demander si tu as bien dormi.

—Cependant, sire, j'ai été réveillée. On chasse donc la nuit dans votre parc?

Le roi frissonna.

—Qui chasse? demanda Gabrielle sans le moindre soupçon.

—Je ne sais, mais on a tiré; plusieurs personnes ont entendu comme moi; c'était du côté….

—Un mousquet, s'écria vivement le roi, un mousquet parti par accident au quartier des gardes.

Il se sentait pâlir. Gabrielle, heureusement, ne le regarda pas.

—J'ai voulu, reprit Henri, vous visiter dès le matin pour ne rien perdre de votre chère présence. Dites-moi,

Gabrielle, savez-vous que les nouvelles de Rome sont excellentes, et que l'année ne se passera pas sans qu'on vous appelle la reine?

—Vraiment… dit-elle avec un sourire contraint; que de bontés pour moi!

—Ne les méritez-vous pas, et d'autres encore!… Y a-t-il en ce inonde une dignité que Gabrielle ne sache rehausser par son mérite.

—Sire….

—La plus belle, la meilleure des femmes, et la plus pure que l'on puisse rencontrer.

—Sire, par grâce, interrompit-elle en se levant avec un visage empourpré par l'inquiétude et la confusion.

—Qu'avez-vous? Modeste par-dessus tout cela.

—Je ne sais, sire, pourquoi, aujourd'hui, Votre Majesté me comble ainsi.

—Hélas! c'est que je vais vous perdre, Gabrielle; et l'on ne sait bien le prix de ce qu'on a, qu'au moment de s'en séparer.

Ces paroles si naturelles, si simples, avaient un tel rapport à la situation d'esprit de la duchesse, qu'elle se crut devinée, et de rouge qu'elle était devint plus pâle qu'un lis tranché. Puis, ne voyant sur le visage du roi que l'expression innocente d'un regret de circonstance, elle garda pour elle tout le poids de l'allusion. Elle en fut écrasée, et fondit en larmes.

—Vous pleurez, ma chère âme, dit Henri. Est-ce de me quitter?… aurais-je ce bonheur?

—Oui, sire, je pleure de vous quitter! s'écria-t-elle, vaincue par sa douleur trop longtemps comprimée.

—Ne partez pas alors, répliqua Henri, aussi ému qu'elle.

—Impossible, sire, impossible.

—C'est vrai. Soyez plus raisonnable que moi. Votre vue m'inspire trop d'amour pour que mes devoirs de prince chrétien n'en souffrent pas durant les saints jours de cette semaine. Allez adorer Dieu à Paris, publiquement. Montrez au peuple sa reine. Moi, je remercierai la Providence qui vous a placée près de moi.

Gabrielle haletait d'impatience et de douleur à chacune de ces paroles tendres qui cherchaient à la consoler.

—Mais, continua Henri, nous n'endurerons point longtemps un pareil supplice, n'est-ce pas? vous à la ville, moi aux champs, à quinze lieues l'un de l'autre! quelle distance! J'envie le sort de ce drôle de Zamet qui vous aura chez lui. Mais je plains les pauvres chevaux qui vous vont porter tant de fois mon souvenir. Et puis, attendez-moi dimanche!

—Oui, sire, balbutia la duchesse éperdue, car elle sentait la force l'abandonner, car son coeur allait défaillir.

—J'aurai pour me consoler de vous, acheva le roi, notre petit César. Vous me le laissez, n'est-ce pas, ce cher enfant de notre amour?

Ce fut le dernier coup. Gabrielle chancela. Elle voulut répondre, mais sa poitrine éclata en sanglots, elle battit l'air de ses mains suppliantes, et sans Gratienne qui la saisit éplorée, et lui pressa les bras avec des regards parlants, nul doute qu'elle n'eût laissé échapper tout son secret dans cette torture au-dessus des forces d'une âme honnête et d'un coeur de mère. Mais Gratienne se hâta d'avertir que les chevaux étaient prêts!

Le roi, disposé par tant d'événements à la mélancolie, fut bientôt à l'unisson de cette tristesse étrange qu'en un autre moment, peut-être, il eût moins comprise. Il embrassa Gabrielle en lui répétant les plus doux noms, les plus touchantes promesses. Peu à peu, attirés par ce spectacle attendrissant, les serviteurs et les courtisans s'étaient approchés de la chambre et contemplaient, non sans émotion, ces deux époux enlacés, pleurant, et qui offraient le plus parfait modèle de la tendresse. Bientôt arriva l'enfant, porté dans les bras de sa nourrice.

—César… notre fils César… murmura Gabrielle. Oui, sire, je vous remercie de m'en avoir parlé. Je vous le recommande bien. Oh, sire! rappelez-vous bien mes paroles, je vous recommande mon enfant.

Eu parlant ainsi elle couvrait de baisers l'innocente créature qui souriait.

—Mais pourquoi, dit Henri le visage inondé de larmes, pourquoi me dire tout cela?

—Jurez-moi de vous souvenir de moi, mon cher sire, sans colère, sans mauvaise pensée, jurez-moi d'aimer nos enfants, quoi qu'il arrive.

—Gabrielle, vous me percez le coeur!

—Il se faut quitter… Sire, persuadez-vous que jamais vous n'eûtes plus sincère amie.

—Je le crois! je le sais!

—Pardonnez-moi si je vous ai offensé.

—C'est à vous, mon âme, de me pardonner! s'écria Henri vaincu et s'abandonnant à toute l'amertume de ses regrets.

—Adieu, sire… Ce mot est navrant.

—Dites au revoir, Gabrielle.

—Adieu! répéta la duchesse en promenant autour d'elle un regard obscurci par les larmes; et comme elle vit que chacun pleurait, car à tous elle avait été bonne maîtresse ou brave amie.

—Merci, dit-elle avec un de ces sourires irrésistibles qui enivrent et subjuguent. Emmène mon fils, Gratienne, sinon je n'aurai plus la force de partir.

Et pour s'arracher à cette scène, elle se dirigea vers l'escalier. Le carrosse était prêt. Une foule brillante l'entourait, prête à faire cortège jusqu'à l'endroit où la duchesse devait s'embarquer.

Le roi ne quitta pas Gabrielle. Il désigna ses meilleurs amis pour lui tenir compagnie dans le bateau. C'était une vaste barque plate, tapissée de riches tentures. La duchesse y prit place avec des dames et l'élite des courtisans qui se disputaient l'honneur de l'accompagner. Henri avait nommé un capitaine des gardes à la duchesse, et ordonné qu'on lui rendit à Paris, durant son séjour, des honneurs royaux. Chacun comprit qu'il n'y avait plus en ce bateau qu'une reine de France entourée de sa cour.

Mais Gabrielle s'effrayait déjà de l'esclavage, et cherchait un moyen de se rendre libre comme elle l'avait promis à Espérance. Au moment de prendre congé du roi, les pleurs recommencèrent, et la séparation n'eût jamais pu s'accomplir, si M. de Sully n'eût retenu son maître tandis que la barque s'éloignait lentement du rivage.

Ce furent des signaux, des adieux répétés, des bras étendus, des voeux exhalés de l'âme. Peu à peu, d'Henri à Gabrielle, la distance grandit; les yeux troublés du roi distinguèrent moins clairement sa maîtresse dans le groupe, et à la première courbe du rivage tout disparut. Ils s'appelaient encore et entendaient leurs adieux renvoyés par l'écho, mais ils ne se voyaient plus, et ne devaient jamais se revoir.

Le voyage se fit par un temps calme, sous un ciel pommelé qui moirait capricieusement d'opale la nappe riante du fleuve. Une partie des courtisans débarqua à Melun. Gabrielle avait eu l'esprit de donner à chacun de ceux-là des commissions ou des ordres, qui les retinssent loin d'elle.

Les moins gênants restèrent. Elle était sûre désormais de s'en débarrasser une fois aux barrières de Paris.

La conversation roula sur tout ce qui peut récréer une femme frivole, flatter une âme orgueilleuse. Plus d'une fois, par excès de galanterie, quelques habiles purent caresser l'oreille de Gabrielle du mot: Majesté.

Mais, plus sérieuse à mesure qu'elle approchait du but, plus sombre même, comme si elle fût entrée déjà dans la mortelle atmosphère du malheur qui l'attendait, Gabrielle écoutait distraitement les rieurs de cour, ou ne les écoutait pas du tout. Elle songeait à l'immense bruit que ferait le lendemain sa disparition. Elle frémissait à l'idée du chagrin dont le roi serait saisi. Elle eût renoncé à son projet, faussé son serment, sans l'ineffable consolation de tout sacrifier à Espérance.

Comme le bateau abordait à Villeneuve-Saint-Georges, la duchesse voulut offrir des rafraîchissements à ses dames, et dans la confusion joyeuse qui suivit cette collation improvisée, à laquelle Gabrielle ne prit aucune part, elle fut coudoyée par une étrange figure, une sorte de moine mendiant encapuchonné, qui lui glissa un papier roulé, en demandant l'aumône, et se retira si adroitement qu'elle ne le revit plus.

Gabrielle recevait à chaque sortie bien des placets, bien des requêtes. Le fait n'était point nouveau pour elle. Elle déroula et lut:

«N'allez pas chez Zamet, et surtout n'y prenez rien, fût-ce une pêche, si on vous l'offre.»

En tout autre moment, ce terrible avis l'eût fait pâlir. Mais que lui importait Zamet et ses fruits empoisonnés! Gabrielle n'allait pas chez Zamet puisqu'elle allait dans deux heures retrouver Espérance.

Ceux qui l'observaient après cette lecture, la virent sourire tranquillement et déchirer le papier en des milliers de miettes qu'elle jeta l'une après l'autre au fil de l'eau.

—C'est égal, pensa-t-elle, il paraît que ce digne Zamet ne me réserve pas une hospitalité de frère. Ainsi, l'on compte sur une pêche pour valider la promesse de mariage de Mlle d'Entragues; en avril elles sont rares, et Zamet s'est mis en frais pour moi. J'en rirai bien demain en goûtant avec Espérance les belles pommes de Normandie.

Dès Charenton, Gabrielle se mit à regarder le rivage. Elle pensait qu'un homme impatient pourrait bien courir en avant pour apercevoir plus vite le bateau; de ce moment elle oublia tout ce qui était resté derrière: voir Espérance, le deviner dans l'ombre du soir, tel fut l'unique but de ses regards, de sa pensée, de toute son âme.

Comme elle ne le vit pas, elle pensa qu'il était aussi prudent que tendre. Il avait promis de se trouver à Bercy, c'était la seulement qu'il attendrait. Encore une demi-heure.

La nuit vint, Gabrielle fit aborder encore quelques personnes de sa suite au-dessus de Bercy, et pria les autres de continuer à descendre la Seine jusqu'au Louvre. Elle voulait, disait-elle, éviter le bruit, la curiosité populaire. Tandis que la foule suivrait le cours de l'eau, espérant la voir descendre au quai de l'École, elle irait, seule, inconnue, en litière, dormir une nuit tranquille chez Zamet.

Que ne persuade pas une reine à des courtisans? Tous furent persuadés.
Gabrielle mit pied à terre devant Bercy, avec Gratienne, l'inévitable la
Varenne et M. de Bassompierre. La litière attendait. Mais Espérance était
si bien caché avec ses chevaux, qu'elle ne put l'apercevoir.

Elle détacha en avant les deux hommes, avec ordre à l'un de l'annoncer et de l'attendre chez Zamet, avec remercîments à l'autre pour sa bonne compagnie, ce qui valait un congé définitif. Et, les deux cavaliers partis, elle resta seule dans la litière avec Gratienne.

C'était l'instant décisif. Ses chevaux suivaient le bord de la Seine sur un quai sombre et absolument désert. On ne voyait toujours pas Espérance, mais sans nul doute il guettait derrière quelque muraille les premiers pas que Gabrielle ferait seule sur le chemin, après avoir renvoyé la litière comme elle en était convenue.

Gabrielle ordonna à Gratienne de passer chez Zamet pour lui dire que sa maîtresse avait voulu rendre visite à Mme de Sourdis et n'arriverait que plus tard rue de Lesdiguières. Gratienne partit en litière, Gabrielle resta seule à l'endroit fixé par Espérance.

Rien autour d'elle, ni maître ni chevaux. Les mille suppositions qui dévorent le coeur pendant les angoisses de l'attente, surgirent dans l'esprit de Gabrielle avec la rapidité vertigineuse des rêves de fièvre.

Dix minutes, un quart d'heure, une demi-heure s'écoulent, une heure enfin!… Oh! c'est toute une éternité de tortures.

Se serait-elle trompée hier? A-t-elle eu cette vision? Espérance a-t-il vraiment promis ce départ, annoncé des chevaux, nommé ce quai désert?…

Être seule ainsi, abandonnée, dans les ténèbres, cette reine! dont la vie s'écoule goutte à goutte pendant l'interminable agonie de trois mille six cents secondes.

Elle n'y résiste plus, il faut sortir de ce doute horrible. Si Espérance s'est trompé d'heure, s'il a tardé… Oh! tarder quand il s'agit d'un pareil intérêt. Enfin tout est possible, mais Gabrielle au moins le saura.

Elle court chez Espérance; la rue de la Cerisaie n'est qu'à cent pas.

Elle arrive. Les portes sont ouvertes. C'est cela, ses chevaux vont sortir. Non. La cour est sombre, vide. Pas une lumière, pas une créature, pas un bruit dans le palais.

Gabrielle sent battre son coeur de la première inquiétude qu'elle ait encore éprouvée. Raison de plus pour qu'elle avance. Elle avance en effet.

Au péristyle, rien encore. Toujours des portes ouvertes.—Ah!… une lumière au fond des vastes corridors. Gabrielle n'écoute que son ardent courage. Elle marche.

Devant elle est une chambre fermée de portières, par l'entre-bâillement desquelles filtre un rayon lumineux: tant mieux, elle pourra voir sans être vue ce qui se passe dans cette chambre.

Deux hommes sont là. Que font-ils? L'un, assis, la tête dans ses mains; l'autre, à genoux; près d'eux, brûlent de grands flambeaux de cire. Mais, qu'y a-t-il donc de blanc entre les deux hommes?

Gabrielle entr'ouvre la portière pour mieux voir. À ce léger bruit, l'homme assis relève la tête, c'est Crillon; l'homme à genoux se lève, c'est Pontis. Tous deux poussent un cri en apercevant la duchesse. Entre eux est étendu Espérance vêtu de blanc. Espérance, beau comme l'ange funèbre: est-ce qu'il dort, si pâle? La biche inquiète le regarde, couchée à ses pieds.

Gabrielle appelle: Espérance! du fond de ses entrailles; il ne répond pas à cette voix. Il est mort!

Elle ouvre les bras, son âme remonte jusqu'à ses lèvres; elle tombe inanimée sur le corps de son amant.

Mais elle revint à elle, le calice n'était pas vidé jusqu'à la lie. Elle entendit le récit de la douloureuse histoire. Crillon qui la tenait dans ses bras, la remercia, comme il savait le faire, d'être venue si noblement dire adieu à celui qui l'avait tant aimée.

—Son dernier mot, ajouta le chevalier, fut votre nom, madame; le baiser qu'il vous envoyait est resté sur ses lèvres.

Gabrielle se souleva vivement. Elle s'approcha d'Espérance aussi blanche, aussi froide que lui, et attacha sa bouche palpitante à cette bouche insensible.

On eût dit qu'elle cherchait à lui donner sa vie ou à lui prendre sa mort.

Crillon eut peur qu'elle n'expirât ainsi, laissant dans cette maison l'honneur fatal qu'Espérance n'avait sauvé qu'au prix de tout son sang.

—Venez, ma fille, dit-il avec douceur; songez à vous, songez au roi, songez à votre fils. Vous ne pouvez demeurer ici, Espérance ne le veut pas… Où faut-il vous conduire?

Gabrielle regarda longtemps son amant sans répondre. En sa sublime folie, elle croyait toujours qu'il allait se relever et sourire. Elle l'appela encore une fois, en suppliant Dieu comme jamais personne ne l'a supplié. Mais Dieu n'aime plus assez les hommes pour leur donner deux fois la vie.

—Espérance est mort, dit-elle enfin d'une voix calme, conduisez-moi chez
Zamet.

XXVII

TÉNÈBRES

Il y avait foule chez le financier. Tous les amis du roi, ce qu'on nommait déjà alors tout Paris, s'était rendu à l'hôtel de Lesdiguières pour faire la cour à Henri dans la personne de la future reine.

Un beau soleil de printemps épanouissait la verdure dans les riches jardins de Zamet, trente convives joyeux parcouraient les allées bordées de primevères et de violettes, et chacun demandait avec empressement des nouvelles de la duchesse dont les fenêtres étaient encore fermées.

Zamet, contraint, inquiet même, répondait de son mieux: aux indifférents il disait que Mme de Beaufort, fatiguée du voyage de la veille, reposait encore; aux intimes il avouait que le sommeil de la duchesse lui semblait un peu prolongé, car midi allait sonner, et depuis la veille au soir qu'elle s'était couchée en arrivant, Gabrielle n'avait pas encore paru, ni même appelé pour son service. Seulement un courrier expédié le matin par Gratienne avait porté une lettre de la duchesse à Bezons, aux Génovéfains.

Gratienne interrogée répondait toujours la même chose: madame dort. Et elle gardait l'antichambre de sa maîtresse.

Zamet, de temps en temps, échangeait avec Leonora des regards furtifs. Celle-ci parcourait le jardin en compagnie de quelques seigneurs curieux ou galants qui réclamaient d'elle, les uns des pronostics, les autres des promesses.

—Est-on bien sûr que Mme la duchesse ne soit pas indisposée? dit timidement la Varenne, moitié à Zamet moitié à Bassompierre.

La Varenne, sans être un aigle, savait souvent lire au travers des nuages, et depuis qu'il croyait au règne prochain de Gabrielle, il était devenu tout yeux, tout oreilles en sa faveur.

—Indisposée! s'écria Zamet fort ému, et pour quelle raison, M. de la Varenne? Pourquoi indisposée, je vous prie? Faites-moi le plaisir de m'expliquer le motif de cette supposition?

—Eh! Zamet, comme tu t'enlèves! dit Bassompierre sans y voir malice.

En effet, le Florentin était tout rouge.

—Je comprends que M. Zamet se préoccupe de ce que j'ai dit, ajouta la Varenne, craignant d'avoir déplu. Il s'agit de son hôtesse… et ce n'est pas une mince responsabilité. Quant à moi, si l'indisposition se déclarait, j'écrirais au roi tout de suite. J'ai ordre de tout écrire à Sa Majesté concernant Mme la duchesse.

—N'est-elle pas ici dans toutes les conditions possibles de santé? interrompit Zamet. D'ailleurs, nous ne l'avons pas encore vue. Jugez-en, M. de Bassompierre: Mme la duchesse est venue hier au soir seule et voilée; elle n'avait pas voulu que j'allasse à sa rencontre au bateau. Arrivée ici, elle parlait à peine. Elle s'est retirée chez elle si vivement, que je ne suis pas bien sûr qu'elle ait salué.

—Pardieu! elle était lasse, dit Bassompierre. Elle n'a pas voulu de toi au bateau pour ne pas ameuter la foule. Moi-même, elle m'a envoyé me coucher.

—Elle m'a dit bonsoir à moi, répliqua la Varenne, mais, sous son voile, je l'ai cru voir très-pâle.

—Je vous assure qu'hier elle se portait comme une rose, dit Bassompierre.

—J'ose espérer, reprit Zamet, que madame la duchesse est, ce matin, ce qu'elle était hier, et sera demain ce qu'elle est aujourd'hui. Gratienne, d'ailleurs, n'a rien dit qui fut contraire; elle dort, voilà tout, et nous l'attendons.

—Eh mais, notre dîner en souffrira, s'écria Bassompierre. Sais-tu bien, Zamet qu'il est midi passé, et que tes cuisines fument déjà comme s'il était temps de se mettre à table? Aurons-nous un bon dîner?

—Si vous avez les mêmes goûts que madame la duchesse, répondit Zamet, vous trouverez la chère excellente. Je vous avoue que j'ai composé ce dîner de toutes choses qui plaisent à notre future dame.

—C'était ton devoir.

—Et le roi vous en saura gré, dit la Varenne. D'ailleurs, on peut aimer ce qu'aime madame la duchesse, elle a si bon goût.

—Si je savais faire des vers! s'écria Bassompierre, j'en ferais tout de suite, je les jetterais dans la chambre de la duchesse gravés sur un oeuf d'or; l'oeuf rompant une vitre, la dormeuse se réveillerait, et nous aurions plus de chances de dîner.

Ces mots furent entendus, saisis au vol par plusieurs estomacs qui commençaient à trouver long le sommeil de la duchesse.

—Je propose, dit l'un, qu'on établisse un concert de belle voix et de gais instruments, chantant des choses amoureuses sous le balcon.

—Un jeudi saint, des choses amoureuses!… objecta Zamet de plus en
plus décontenancé par le retard de son hôtesse. Et il allait, sur l'avis de
Leonora, expédier un nouveau messager à l'appartement silencieux, lorsque
Gratienne parut annonçant que sa maîtresse se préparait à descendre.

—Il est temps. J'allais écrire au roi, dit la Varenne en s'éventant avec son chapeau.

Le front du Florentin s'éclaircit. Leonora parut moins distraite. Tous les assistants se pressèrent, hommes et femmes, pour avoir les meilleures places au bas de l'escalier; les meilleures places étaient celles qui permettaient d'obtenir le premier salut et le premier sourire de la duchesse.

Les femmes se préparaient à bien examiner la toilette de celle qui régnait déjà en France par son goût exquis, ses magnificences toujours distinguées et l'imagination qui donnait un grand caractère de poésie et d'art à chacune de ses parures.

Les hommes, bien qu'ils n'aimassent pas tous la duchesse, peut-être parce qu'elle ne le leur permettait pas assez, se rangeaient cependant volontiers sur son passage pour admirer une des plus parfaites beautés, une des plus constamment neuves que le créateur eût livrées à l'admiration humaine.

Gabrielle parut au haut des degrés; elle était vêtue de noir. Des broderies de jais, scintillant sur le damas sombre, rehaussaient la blancheur transparente de ses mains et de son col.

Elle descendit lentement, comme ferait une statue de cire animée par un secret mécanisme. Tout en elle respirait une majesté tellement imposante, sa beauté était si sévère, que le bruit de ses habits sur les tapis donna le frisson à la plupart de ceux qui s'attendaient à réjouir leur vue de sa présence. Ce n'était pas une femme qui sort du lit, mais une reine ressuscitée qui se lève du tombeau.

Son visage était rose, ses yeux brillants; mais il ne fallut qu'un coup d'oeil à chacun pour remarquer l'éclat de la fièvre dans ses étranges regards, et le rouge dont Gabrielle, pour la première fois de sa vie, avait couvert ses joues. D'ordinaire, la fraîcheur du sang, la sève de la jeunesse distribuaient sur cette peau veloutée un coloris assez vif. À quoi pouvait servir ce fard? N'était-ce qu'un caprice? Nul ne supposa qu'il pût couvrir une pâleur livide.

Pourquoi eût-elle été pâle, cette bienheureuse femme qui bientôt allait monter au trône?

Zamet courut à elle et, lui baisant la main, tandis qu'elle saluait l'assemblée.

—Oh! madame, dit-il, on commençait ici à s'inquiéter de vous; mais vous voilà arrivée, chacun retrouvera joie et appétit. Votre santé est bonne, j'espère?

—Parfaite! dit Gabrielle d'une voix grave.

—Quand je vous le disais! s'écria Bassompierre: Madame n'a jamais été plus belle!

—Le fait est, dit la Varenne, que jamais je n'ai vu un tel éclat à Sa
Maj….

—Achevez, achevez, dit Zamet avec un rire brutal tant il cherchait à paraître sincère. Ce que vous n'osez pas encore dire aujourd'hui, tout le monde le dira demain.

Et chacun, plus ou moins servilement, applaudit aux compliments de l'hôte.

—Vous plaît-il vous asseoir? on dirait que vous vous fatiguez d'être debout, madame, ajouta Zamet.

Gabrielle chancelait, en effet.

—Non, marchons, répliqua-t-elle, marchons vite.

—C'est que… le dîner est servi, madame.

—Ah! dit Gabrielle s'arrêtant tout à coup, le dîner.

—On n'attendait que vous.

—Pourquoi m'attendait-on? C'est aujourd'hui jour saint, jour de deuil. Je jeûne aujourd'hui, Zamet.

Ces mots ainsi prononcés firent sur les assistants une impression indescriptible. Chacun regarda la duchesse, dont les sombres vêtements accompagnaient si bien l'austère langage. Mais le plus stupéfait de tous, ce fut le Florentin. Ce mot: jeûne, le terrassa. Il s'oublia au point de chercher des yeux Leonora, qui, debout sur un des degrés, adossée au pilastre de l'escalier, surveillait avec intérêt ou plutôt avec passion toute la scène.

—Est-il donc surprenant qu'on jeûne un jour comme aujourd'hui, reprit Gabrielle. Le roi désire me voir accomplir pieusement les cérémonies imposées cette semaine par l'Église à toute la chrétienté. J'obéis au roi.

—Oh! j'écrirai cette bonne pensée à Sa Majesté, se dit la Varenne.

—Bon! jeûnerons-nous aussi? murmura Bassompierre. Que ne m'a-t-on prévenu ce matin, au moins! Le roi aurait dû me dire cela hier en m'envoyant avec la duchesse.

—Il va sans dire, continua Gabrielle, faisant sur elle-même un violent effort, que je ne prétends imposer mon exemple à personne. Je dirai plus: si vous vous croyiez obligés de m'imiter, vous me feriez un déplaisir sensible. Je vous prie de dîner, Zamet, et de faire dîner vos convives.

—Madame, balbutia le Florentin, sans vous que devient la fête?

—Oh! il n'y a pas de fête possible aujourd'hui, Zamet, pour moi du moins. C'est un voeu que j'ai fait. Et, s'il faut tout vous dire, pour m'excuser devant ces dames, qui m'en voudraient de les affamer, j'ai promis cette petite mortification au pape.

—En retour des bonnes nouvelles qu'il vous a envoyées de Rome? s'écria
Bassompierre.

—Précisément. Vous tous qui n'êtes pas en de pareils termes de réciprocité avec le saint-père, dînez, dînez bien; je le réclame, je l'exige.

Et Gabrielle scella cet ordre d'un sourire héroïque.

Zamet sentit derrière lui Leonora qui lui touchait le coude. Sans se retourner, il lui rendit la pression qui témoignait de leurs mutuelles angoisses.

Gabrielle dédaigna de voir ce manège. Elle le devinait. Son âme planait trop haut pour analyser ce jeu vil de quelques misérables passions.

—Eh bien! dit-elle d'un ton de reine, va-t-on dîner? Faut-il que je me retire, si je gêne tout le monde?

Zamet s'inclina. C'en était fait. Les assistants, plus que consolés, offrirent à la duchesse leurs compliments, et se dirigèrent par groupes vers la salle du festin.

—Mais, madame, dit Zamet au désespoir d'un incident si simple, qui renversait tant de plans, quand vous ne nous feriez que l'honneur de vous asseoir à table.

—Si vous le voulez absolument, répliqua Gabrielle, je suis prête. Sinon, je me promènerai dans les jardins pendant que vous ferez dîner les convives, et vous viendrez me retrouver… Je vous attends.

Zamet se connaissait en nuances, il vit bien que ce consentement était un refus déclaré.

—Tout est manqué, nous avons été trahis, dit-il bas à Leonora.

—Pas encore, répliqua l'Italienne.

—Madame la duchesse a-t-elle besoin de mes services, dit la Varenne humblement.

—Non, la Varenne, dînez comme les autres.

—Madame a l'humeur triste, ce semble, veut-elle que je l'écrive au roi?

—Au roi! pourquoi? s'écria la duchesse,

—Pour réjouir le coeur de Sa Majesté par l'assurance que sa reine le regrette.

—Ah!… fort bien; écrivez cela au roi si vous voulez, mon ami.

En parlant ainsi, Gabrielle s'avançait peu à peu dans le jardin, et s'assit, ou plutôt tomba sur un banc de gazon près des serres, les yeux tournés vers la maison d'Espérance, dont on voyait le faîte à travers les feuillages encore clair-semés.

Aussitôt qu'elle se trouva seule, elle dit à Gratienne d'une voix brève, saccadée:

—A-t-on réponse de Bezons?

—Pas encore, madame.

—Vois si le courrier arrive….

—Oui, madame.

—Comme il me fait attendre! comme il me fait souffrir! murmura la duchesse… Ah! frère Robert, je vous croyais plus dévoué… Ayez donc pitié d'une pauvre femme, frère Robert. Et toi, mon doux ami, mon Espérance, ajouta-t-elle en contemplant la maison voisine avec une expression douloureuse, pardonne-moi de tant tarder. Si je ne suis pas déjà au rendez-vous, ce n'est pas que j'aie peur. Ce n'est pas que mon âme ne s'élance ardemment vers la tienne. Tu le crois, n'est-ce pas? tu le vois du ciel où tu m'attends avec confiance. Mais si j'eusse accepté le repas de Zamet, peut-être serais-je déjà morte, et c'est trop tôt. Avant de partir pour ce voyage, j'ai quelque chose à demander à frère Robert, à notre ami, à celui qui le premier, peut-être, a deviné notre amour. Tu sais ce que je veux de lui, n'est-ce pas, Espérance? on sait tout là-haut! Sois patient. Aussitôt que j'aurai la réponse du bon frère, les serres de Zamet ne sont pas loin, je ne tarderai plus, sois tranquille!

Gratienne s'était rapprochée pendant cette funèbre invocation. Gabrielle ne l'entendit pas, et dans un transport de douleur, d'impatience:

—Ah! frère Robert! s'écria-t-elle, abrégez mon agonie!

—Plaît-il? demanda Gratienne, que ce monologue inintelligible achevait d'épouvanter, que parlez-vous d'agonie?

—Ai-je prononcé ce mot, Gratienne?

—Mais, au nom du ciel, chère maîtresse, pleurez un peu, pleurez donc, vos yeux secs me font peur.

—Tais toi… on vient.

C'était Zamet qui, après avoir installé ses convives, accourait pour prouver à la duchesse qu'il ne la négligeait pas.

—Madame, dit-il, on ne jeûne pas plus loin que midi. Il est une heure et demie, prenez garde de nuire à votre santé; le roi vous le reprocherait et à moi aussi.

—Croyez-vous? dit-elle.

—J'en réponds, s'écria-t-il vivement, croyant qu'elle chancelait dans sa résolution. Acceptez….

—Rien encore, Zamet, plus tard… Oh! je vous demanderai à dîner, n'ayez pas d'inquiétude. Les préparatifs que vous avez faits pour moi ne seront pas perdus.

Il tressaillit, il pâlit, il lui fit pitié.

—Voulez-vous me montrer vos serres, reprit-elle, on les dit magnifiques cette année… en fruits, surtout.

—Les raisins ont manqué, madame.

—Avez-vous beaucoup de pêches?

Zamet devint livide. Cet éternel sourire de candeur l'écrasait.

Gabrielle entra dans la serre, où il la suivit. Elle alla droit aux pêchers.

—Tiens! je n'en vois qu'une à l'arbre: avez-vous déjà cueilli les autres?

—Il n'y en a eu qu'une cette année, madame, balbutia le Florentin.

—Par exemple, elle est magnifique. Jamais je n'en ai vu d'aussi belle…
Dire que sans le jeûne je pourrais manger cette belle pêche!

La sueur perlait au front de Zamet.

—Car vous ne me la refuseriez pas, je gage, poursuivit Gabrielle toujours souriant, tandis que le coupable, éperdu, commençait à perdre contenance.

—Le courrier! s'écria Gratienne, qui courut à la rencontre de cet homme et lui prit des mains la réponse de Bezons, qu'elle savait attendue si impatiemment par sa maîtresse.

Gabrielle saisit vivement le papier et lut. Ses yeux charmants rayonnèrent en regardant le ciel. Ils reflétaient l'aurore de la délivrance.

—Est-ce encore une bonne nouvelle? demanda Zamet, qui s'était remis en voyant Leonora guetter derrière une vitre, à l'abri d'un large cactus.

—Excellente. C'est une partie de plaisir en même temps qu'une oeuvre pieuse. Un ami me donne rendez vous pendant l'office des Ténèbres à l'église du Petit-Saint-Antoine.

—Mais c'est dans une heure au plus, madame.

—À peu près.

—Mais c'est un triste rendez-vous.

—On dit la musique merveilleuse.

—Il est vrai qu'elle est incomparable; tout Paris s'y précipite, et vous n'aurez pas de place.

—Gratienne, envoie retenir pour moi une des petites chapelles latérales et fais avancer ma litière.

Zamet regardait et écoutait avec stupéfaction Gabrielle, dont les actions
et les discours depuis son arrivée n'étaient plus intelligibles pour lui.
Tous deux se trouvaient seuls dans la serre, sous le regard fauve de
Leonora invisible.

—Permettez-moi, dit-il, madame, de trouver votre humeur étrange.

—Capricieuse, même. Ainsi, je refusais de manger tout à l'heure, n'est-ce pas?

—Et maintenant, vous acceptez?

—Oui.

—Je vais donner des ordres pour qu'on vous serve.

Elle l'arrêta.

—Non… c'est inutile, j'ai ici même ce qu'il me faut.

Elle étendit la main vers le pêcher.

—Ce fruit?… bégaya Zamet.

—Il est unique. Dans toute la France on n'en trouverait pas un pareil. Il est certain que vous me le destiniez. Pourquoi, puisque vous m'attendiez à dîner, ne l'aviez-vous pas cueilli pour la table?

—Madame, les fruits vous plaisent mieux sur l'arbre.

Gabrielle arracha la pêche qu'un fil caché retenait à la branche. Elle la considéra quelques instants dans un muet recueillement.

—Vous me connaissez bien, dit-elle, vous saviez que je ne résisterais pas au plaisir de la cueillir. Zamet, c'est un piège. Je gage que si je n'eusse pensé à la prendre, vous me l'eussiez apportée vous-même.

—Mais pourquoi me dites-vous cela, madame? dit le Florentin plus tremblant à mesure que la duchesse devenait plus expansive.

Gabrielle ouvrit la pêche, et froidement, sans hâte, sans frisson, en mordit et mangea la moitié. Un éclair traversa la vitre. C'était le rayon échappé des yeux de Leonora.

—Voulez-vous l'autre moitié, Zamet? dit la duchesse avec une ironie de glace.

—En vérité, madame! s'écria Zamet, que sa conscience révoltée changeait en spectre. On dirait, à vous entendre….

—Que dirait-on, Zamet? répliqua fièrement la duchesse. Que ce fruit a été préparé pour moi, qu'il est empoisonné?… que vous voulez faire une reine de France et que Gabrielle va mourir?… Eh bien, qu'importe, si Gabrielle, au lieu de se plaindre, vous pardonne et vous remercie? Voyez, nul ne m'a suivie; j'ai écarté tous les témoins, jusqu'à Gratienne! j'ai refusé de m'asseoir à votre table, n'ayez pas peur, on ne vous soupçonnera pas, et je ne veux pas vous perdre, ni vous ni vos complices.

Il chancela et faillit tomber à la renverse.

—Je ne vous demande qu'un service, le dernier, dites-moi seulement si je souffrirai longtemps, ajouta Gabrielle.

—Madame… madame… épargnez un malheureux….

—Répondez oui ou non, je suis pressée! Répondez, vous dis-je, ayez du moins ce courage!… Souffrirai-je longtemps sur cette terre?

Il joignit les mains, tomba agenouillé, et ses lèvres, en cherchant la robe de cet ange, murmurèrent:

—Non!

—Tu entends, mon Espérance. Zamet, je vous remercie et je vous pardonne.

En disant ces mots, elle sortit laissant cet homme noyé de remords et criant au milieu de ses sanglots:

—Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi!…

L'Italienne avait pris la fuite, poursuivie par la voix de Dieu.

Gabrielle passa outre et regagna sa litière. Les rires et les propos joyeux des convives provoquaient en vain son oreille, déjà elle n'entendait plus qu'une voix venant du ciel.

Tout le reste appartient à l'histoire. La duchesse alla dans une chapelle réservée entendre l'office des Ténèbres au Petit-Saint-Antoine. Là étaient rassemblés bien des grands, bien des puissants, bien des impies qui se disaient chrétiens. Mlle d'Entragues était venue y suivre les progrès du poison sur le visage de sa rivale.

Le peuple qui vit Gabrielle agenouillée, pâle et priant avec ferveur, la bénit et sans doute pria aussi pour elle, douce maîtresse qui jamais n'avait fait de mal et n'avait d'ennemis que ceux du roi.

On remarqua près de la duchesse, dans ce coin sombre de l'église, un religieux génovéfain qui vint lui parler longtemps et, plus d'une fois, pendant cet entretien, se frappa la poitrine et baisa la terre dans un morne désespoir.

Sans doute elle lui avouait comment elle avait voulu mourir, malgré tant d'avertissements qui eussent sauvé sa vie. Sans doute elle lui confiait ses fautes et implorait le pardon que Dieu ne refuse jamais aux mourants qui le supplient d'effacer leurs souillures.

Quant à la demande qu'elle avait à lui faire, elle fut bien touchante et bien digne de l'âme généreuse qui allait quitter ce corps parfait. Car en l'écoutant, le visage austère du moine se mouilla plus d'une fois de larmes.

Tandis que la sombre musique résonnait sous les voûtes, que les voix graves et gémissantes tour à tour des chanteurs semaient dans l'air leurs funèbres harmonies:

—Frère, dit Gabrielle au moine agenouillé près d'elle, peut-être Dieu ne m'aime-t-il plus? ma mort ne suffira peut-être pas à racheter ma vie, bien que j'aie tâché de ne faire en mourant ni bruit ni scandale.

Peut-être n'irai-je point au ciel où est déjà mon Espérance, et alors je ne le reverrais donc plus jamais! Ô mon seul appui, ne permettez pas que je sois séparée pour toujours de celui que j'aimerai encore au delà de la mort. Quand le roi m'aura oubliée, quand tout le monde aura désappris le chemin de ma tombe, et que mon fils lui-même ne saura plus lire mon nom sous l'herbe épaissie, je serai donc toute seule! Oh! je vous en conjure, frère Robert, réunissez-moi à Espérance… mêlez la cendre de nos deux coeurs!

Elle n'acheva pas. Un frisson la prit. On l'emporta sans connaissance dans sa litière, et de là chez Mlle de Sourdis.

—C'est moi qui serai reine, se dit Henriette en la voyant passer presque cadavre.

Zamet n'avait pas menti, le lendemain elle ne souffrait plus. La Varenne annonça au roi dans la même lettre qu'elle était malade et qu'elle était morte.

Il faut rendre à Henri cette justice, qu'il la pleura beaucoup d'abord. Mais l'éloquence de Sully parvint enfin à le consoler. Il avait pleuré quinze jours.

XXVIII

ÉPILOGUE

Un an s'était écoulé. La cour de France était joyeuse, animée. Jamais on n'y avait entendu plus de bruits galants, vu plus de magnificences: jamais les courtisans ne s'étaient plus divertis.

Ces notables améliorations, la France les devait à Mlle d'Entragues, reine des fêtes, des amours, reine du coeur de Henri IV et souveraine maîtresse, déclarée autant qu'une pareille femme sait faire déclarer ses droits.

Le roi, comme ces galants entre deux âges qui croient rajeunir parce qu'ils essayent de recommencer la vie, bondissait, papillonnait de voluptés en voluptés. Il riait bruyamment et distillait l'esprit. C'était la mode à la cour depuis que la favorite était la femme la plus spirituelle de France.

On se querellait, on se raccommodait, on mettait tout le monde dans la confidence, le temps était passé des discrétions, des mystères, des chastetés du coeur. Tous ces gens-là, évidemment, cherchaient à étourdir quelqu'un ou à s'étourdir eux-mêmes.

Peut-être au milieu de ces turbulents eût-on distingué quelques songeurs.
Peut-être les plus bruyants étaient-ils ceux qui songeaient le plus.

Toujours est-il qu'au commencement d'avril 1600, un grand carrosse escorté par des gardes et des cavaliers empanachés partit paisiblement pour Paris du château de Saint-Germain.

Dans ce carrosse étaient le roi, Mlle d'Entragues, Marie Touchet et
Bassompierre.

Bassompierre, jeune, affamé, peu scrupuleux, se mettait volontiers de tous les écots, pourvu qu'il y eût à rire et à faire du bénéfice.

Marie Touchet, fardée et luisante, se tenait si roide que son front atteignait la voûte du carrosse. Elle aimait à se figurer que tous les passants la prenaient pour sa fille, et ce lui était une sensible joie.

Le roi, moitié gai, moitié gêné, lui disait cent gaillardises. Évidemment il cherchait à faire naître une conversation pour en détourner une autre.

Quant à Henriette, son attitude n'était pas équivoque: elle boudait.

Si l'on veut savoir pourquoi, peut-être pourrons-nous aider le lecteur.

Depuis quelque temps, Henriette avait repris sa place dans les habitudes royales. Beaucoup par son astuce, beaucoup par faiblesse du roi, les choses s'étaient renouées comme si jamais elles n'eussent eu de raison pour se dénouer.

Jamais Henriette n'avait fait allusion aux événements, à la tempête dont sa rivale avait été victime, jamais le roi, qui pourtant eût eu beaucoup à dire, beaucoup à questionner, n'avait rien dit, rien demandé à Henriette sur certain rendez-vous donné par elle à Fontainebleau et sur les catastrophes qui l'avaient suivi.

Il résultait de cette réserve réciproque, que Mlle d'Entragues était à cent lieues de supposer que le roi ne la regardât pas comme la candeur personnifiée. Il résultait que le roi acceptait ce rôle d'amant crédule avec tous ses bénéfices, c'est-à-dire qu'il vivait sur l'apparence, savourait l'extérieur, et gardait sa pensée et son coeur absolument libres.

Les Entragues étaient persuadés entre eux que jamais Henri n'avait été aussi étroitement garrotté. Toute la cour le pensait comme eux, et en riait. Mais la France n'en riait pas.

Quand on voyait Mlle d'Entragues railler, vexer, châtier même, au besoin, ce roi révéré par toute l'Europe, on se disait avec effroi qu'un vieillard courbé sous un pareil joug n'aurait jamais la force de le secouer. Le fait est que, souvent toute la nichée des Entragues, fière de son intrusion dans l'aire royale, se demandait malignement:

—Comment nous chasserait-il, même s'il le voulait?

Toutefois, c'était peu de régner de fait. Le nom de reine est tout pour une ambitieuse. Henriette songeait à la promesse signée du roi. «Qui a terme, ne doit pas,» dit le proverbe. Mais Henri, n'ayant pas fixé de terme dans son engagement, devait. Chaque jour était pour lui l'échéance.

Quelquefois les Entragues s'admiraient d'avoir été si délicats. Un an passé! sans sommations faites au roi d'avoir à exécuter la promesse souscrite! Un an! les convenances les plus sévères se fussent contentées de trois mois de deuil.

Aussi, dans leurs conciliabules fréquents, le père, le frère, la mère et la fille s'exhortaient-ils mutuellement à stimuler l'insouciance du débiteur. Certains hommes ne payent que contraints. Henri, il faut bien le dire, payait peu et narguait les recors.

Henriette mit toute son adresse à pressentir le roi sur ses dispositions.
L'adresse n'ayant pas réussi, elle employa le canon.

Un jour, elle raconta que des bruits circulaient en Europe sur certain mariage royal….

Le roi l'interrompit en goguenardant.

—Laissez circuler, dit-il, et il partit pour la chasse.

Une autre fois, Henriette se plaignit d'avoir été insultée par des croquants qui l'avaient appelée la maîtresse du roi. Elle en pleurait de honte.

—Vous avez tort de pleurer, ma mie, répliqua Henri, n'est pas mon maître qui veut, et il partit pour le conseil.

Enfin, Henriette ayant tenu conseil aussi, dit au roi dans un de ces bons moments que Virgile appelle les molles habitus et tempera d'Énée:

—Je crois, cher sire, que nous avons quelque petite affaire de procureur à régler ensemble. Voudriez-vous que je vous envoyasse mon père?

Henri accepta, rit beaucoup de la proposition, appela M. d'Entragues cher beau-père, et partit pour une revue.

M. d'Entragues fourbit sa chicane tout à neuf, prépara des harangues, tendit des traquenards et attendit l'audience; mais Henri n'eut jamais le temps. En vain Henriette rafraîchit-elle cette mémoire ingrate; l'affaire ne fut pas évoquée.

Henriette maugréa, se fâcha et bouda. Henri ne parut pas s'en apercevoir d'abord. Puis, comme ces mines longues le gênaient, l'empêchaient de dîner heureux et de digérer en paix, il essaya de composer. On lui fit entrevoir un bout d'ultimatum. Il fit l'aveugle. On bouda plus que jamais.

C'est là, sur cette case difficile de l'échiquier, que nous venons de retrouver les adversaires après toute une longue année d'absence.

Henri, ennuyé, revenait à Paris. Henriette et sa mère y étaient appelées par un intérêt capital. M. d'Entragues le père voulant contraindre le roi à une explication, sinon par corps, puisqu'il était insaisissable, du moins par procuration, avait demandé audience à M. de Sully, et, pour mieux expliquer la situation au ministre, devait conduire Henriette à l'Arsenal.

Henriette, tout en boudant, faisait rage pour donner de la jalousie à Henri. Elle agaçait Bassompierre. Ce pauvre roi souffrait et avait trop d'esprit pour le laisser voir. Bassompierre aussi avait trop d'esprit pour faire longtemps souffrir le roi. Cependant, il craignait d'offenser la vindicative favorite, de sorte que ce voyage en carrosse était insupportable aux quatre voyageurs.

Tel est l'exposé de la narration. Nous avons décrit le lieu de la scène, l'attitude des personnages. A Neuilly, le roi trouva ses chevaux qui l'attendaient, on ne sait pourquoi. Il sortit du carrosse, emmenant Bassompierre sans donner aucune raison satisfaisante, ce qui acheva de porter la colère d'Henriette jusqu'à l'exaspération. Ce nuage creva sitôt que les deux dames furent seules, tête à tête dans le grand carrosse.

Marie Touchet compara cette étrange conduite du roi avec les plus mauvais jours de Charles IX.

—Au moins, dit-elle, mon roi avait un avantage, il entrait en fureur. C'est une ressource immense pour les pauvres femmes. Votre roi à vous, ma fille, n'est pas maniable, il ne se fâche jamais, il rit toujours; c'est odieux.

—Odieux! répéta Henriette.

—Jamais d'explication possible avec lui.

—Si nous n'en avons pas avec lui, ma mère, nous en allons avoir avec M. de Sully. Va-t-il être stupéfait, le ministre! va-t-il rentrer sous terre à la vue de l'engagement qui lie son maître; car je gage que le roi a eu la poltronnerie de ne l'avouer à personne! Allons-nous en finir avec les ricanements, les subterfuges et les mystères de Sa Majesté très-rusée!

—J'espère, dit pesamment Marie Touchet, que vous vous souviendrez de l'insistance que je mis à exiger cette promesse du roi. Elle nous sauve aujourd'hui, je l'avais prévu! Prévoir, c'est pouvoir!

—Vous êtes Minerve en personne, madame, dit Henriette.

On arriva chez M. d'Entragues. Là, on recorda la leçon. M. de Sully avait envoyé l'audience requise. Le père tira du plus sûr de ses coffres la promesse royale. On la lut, on la relut, on en analysa tous les sens. On se convainquit pour la millième fois que le titre était inattaquable, invincible, écrasant. Marie Touchet se mit au bain, et la future reine partit avec son père pour l'Arsenal.

Sully travaillait dans son grand cabinet dont les fenêtres regardent la rivière en face l'île d'Entragues. Il faisait ce jour-là grand soleil sur les papiers du ministre. Ce joyeux rayon lui avait échauffé les idées; il grognait et chantonnait tout en prenant ses notes, comme c'était sa coutume dans les jours de belle humeur.

Il avait dû avertir les huissiers de l'illustre visite qu'il attendait, car M. d'Entragues et sa fille furent introduits avec empressement dès leur arrivée. Nul ne jouissait de ce privilège chez Sully, le plus jaloux homme d'État qui ait jamais pratiqué la science de faire respecter le pouvoir.

À la vue d'Henriette, il prit un air presque galant et offrit un siège. M. d'Entragues s'assit près de sa fille. Sully demeura debout.

—Quel heureux hasard vous amène, dit-il, au milieu de mes gros canons?

—Un motif des plus sérieux, monsieur, et mon père va vous l'exposer, répondit Henriette du ton qu'une reine eût pris en son lit de justice.

—J'écoute, madame, dit Sully impassible. Mais seriez-vous assez bonne pour me permettre de cacheter cette lettre que le roi m'ordonne d'écrire au brave Crillon, en Provence.

—Faites, monsieur, de grâce, dit le père d'Entragues.

Sully fit fondre la cire, sans regarder personne en face.

—C'est, dit-il, pour le complimenter, à propos d'un anniversaire bien triste, la mort d'un charmant jeune homme… Eh! ne l'avez-vous pas connu?… tout le monde le connaissait… Espérance… un être parfait. Ce sont ceux là qui nous quittent!

Tout en parlant, le ministre cachetait la lettre; il ne put voir l'expression de sombre défiance qui passa, comme un nuage sinistre, sur les traits d'Henriette.

—Quoi, il y a déjà un an, s'écria le père Entragues, il y a donc aussi un an que la duchesse de Beaufort est morte. Comme le temps passe!

—Me voici tout à vous, dit Sully, qui venait de faire expédier la lettre.
Et il s'assit en face de ses hôtes.

—Monsieur, dit le plaignant, nous venons à vous, qui êtes la droiture et la fermeté, pour vous faire part d'une situation difficile où le roi a mis notre famille.

—Bah!… comment cela? répliqua Sully.

—Le roi fait à mademoiselle d'Entragues un honneur bien grand, puisqu'il a daigné la choisir pour compagne, mais cet honneur souffre quelque atteinte en ce moment.

—Je ne saisis pas bien, dit Sully, en approchant son siège.

—Le sujet est délicat, et je crains de m'expliquer trop clairement.

—Vous avez tort, mon père, interrompit Henriette avec impatience. Les demi-explications ressembleraient trop à ce dont nous venons nous plaindre. C'est des demi-explications que nous voulons sortir, et, pour en sortir, nous réclamons une main vigoureuse. Monsieur, le roi me traite en maîtresse, et je ne suis pas sa maîtresse.

—Bah! s'écria encore Sully avec une candeur qui eût fait la réputation d'un acteur comique; quoi! vous n'êtes pas la maîtresse du roi? Eh bien, il faut que vous me le disiez pour que je le croie.

—Je suis sa femme, monsieur!

—Oh! oh! dit le ministre, dont la fausse bonhomie ne pouvait réussir à vaincre un sourire; voilà qui me surprend plus fortement encore.

—Voici la promesse de mariage, monsieur, dit Entragues, écrite et signée par le roi. Je la crois en bonne forme; et vous?

On comptait sur l'effet de ce coup de tonnerre. Mais Sully le supporta mieux qu'on n'eût cru.

—Une promesse de mariage! répondit-il, c'est prodigieux!

—Vous ne supposez pas, dit Henriette avec une hauteur dédaigneuse, que j'eusse accepté sans cette promesse, la qualité de maîtresse du roi? J'ai trouvé la honte au vestibule, mais l'honneur viendra!

—Comment, le roi vous a signé une promesse de mariage! répéta encore Sully, les yeux fixés sur le papier précieux que M. d'Entragues lui tendait sans s'en dessaisir. Oui, ma foi! cela ressemble bien à la signature du roi.

—Comment! ressemble! s'écria le père; douteriez-vous de l'authenticité?

—Non pas, non pas… non pas.

—C'est que vous manifestez un étonnement plus qu'étrange, interrompit Henriette, et je ne me rends pas bien compte d'un saisissement pareil. Me jugeriez-vous à ce point indigne?

—Ah! madame, vous me comprenez mal. Vous réunissez en vous tous les mérites; vous êtes, comme dit le saint roi-prophète, un vase de perfections. Mais….

—Mais?

—Mais je m'étonne encore que le roi ait signé cette promesse. C'est mal.

—Que voulez-vous dire, monsieur?

Sully se mit à hésiter avec délices. Il jouait avec la proie.

—Le roi ne devait pas, le roi eût dû réfléchir… le roi a commis là un véritable manque de foi, dit-il.

—Envers qui donc, monsieur? demanda Henriette fort intriguée.

—Mais envers vous, madame. Comment! vous avez dans les mains un pareil engagement, le roi le sait, et il va….

—Il va?…

—Vous ne me croiriez jamais si je vous le disais sans être appuyé d'un témoignage. Ah! s'écria-t-il en se frappant le front, j'oubliais que j'ai justement là, dans l'antichambre, le témoin le meilleur, le témoin essentiel.

Sully sonna une clochette.

—Faites entrer la dame qui attend ici près, dit-il à l'huissier.

Henriette et M. d'Entragues se regardaient sans rien comprendre à toutes ces fluctuations d'un homme si net de sa nature. Ils entendirent le frôlement d'une robe aux panneaux du corridor, et l'Italienne Leonora apparut dans une parure aussi brillante que fièrement portée. Leonora chez Sully! Leonora grande dame! Henriette en poussa un cri de surprise, elle en eut le frisson.

L'Italienne regarda froidement, et sans paraître la connaître, celle qui, l'an passé, la protégeait, la payait et la chassait selon son caprice.

—Que désire monsieur de Sully de sa servante? dit-elle en français avec un accent toscan des plus marqués.

—Signora de Galigaï, voudriez-vous avoir l'obligeance de nous dire quel jour vous avez expédié l'acte à Florence?

—Le jour même où il a été signé, avant-hier, seigneur, dit Leonora les yeux fixés sur Henriette, que ce regard provocateur faisait pâlir.

—De quel acte s'agit-il donc! demanda M. d'Entragues.

—De l'acte de mariage, seigneur.

—De qui, s'écria Henriette le coeur défaillant?

Leonora d'une voix ferme:

—Du roi, dit-elle, avec ma maîtresse, la princesse Marie de Médicis, fille du grand-duc de Toscane.

—Le roi est marié! s'écria M. d'Entragues.

—Parfaitement, répondit Sully. Grande affaire pour la France!

Mlle d'Entragues tomba dans les bras de son père. Mais la rage lui rendit bientôt des forces. Elle se releva tremblante, farouche. Le père, au contraire, se laissa choir dans un fauteuil, écrasé sous sa montagne de chimères.

—C'est une lâche trahison, murmura Henriette, dont je sommerai le roi de me faire raison devant le monde entier.

—Raison? dit Sully avec un singulier sourire, voulez-vous que je vous en donne une, d'abord?

Et il alla ouvrir, avec une petite clé, son tiroir, d'où il sortit un papier taché de quelques gouttes de sang.

C'était la lettre d'Henriette à Espérance; la lettre remise au roi à
Fontainebleau, et que Sully avait réservée pour une occasion suprême.

La malheureuse Entragues faillit mourir de honte et de terreur en la reconnaissant.

—Trouvez-vous la raison valable? dit le ministre, qui ne prenait plus la peine de dissimuler l'ironie.

Henriette s'appuya, la sueur au front, sur le marbre de la cheminée.

—Écoutez, reprit Sully à demi-voix, j'ai une proposition à vous faire. Le mariage du roi annule votre promesse. C'est un papier qui ne vaut plus rien. Cependant je vous l'achète.

Elle leva la tête.

—Et je la paye avec votre billet… Est-ce accepté?

Henriette réfléchit un moment. L'horrible surprise avait décomposé ses traits. On eût dit une statue d'argile. Mais réveillée par le sourire triomphant de Leonora, qui semblait la défier, fascinée par la vue de ce sang qui lui rappelait tant d'affreux souvenirs, tant de crimes inutiles.

—Eh bien! j'accepte! dit-elle.

Sully prit la promesse et lui donna le billet; il brûla l'une tranquillement, elle mit l'autre en mille pièces avec une ardeur qui tenait du délire.

—Oh! disait-elle en grinçant des dents à chaque fragment que broyaient ses ongles, je te paye bien cher, lettre infernale! mais enfin tu n'existeras donc plus! Quant au roi… quant à la vengeance, eh bien! nous verrons plus tard!

Elle prit le bras de son père, qui regardait sans voir, d'un oeil hébété. Elle l'arracha de son fauteuil et partit, n'osant pas regarder Leonora, qui riait silencieusement, et Sully qui prodiguait les révérences.

* * * * *

La reine Marie de Médicis fit, peu de temps après, son entrée à Paris. Elle venait de Lyon, où, deux mois avant, le roi impatient, était allé la voir et l'épouser.

Tout le peuple de la grande ville s'empressait dans la rue Saint-Antoine, aux environs de la Bastille, sur le chemin que devait parcourir le cortège de la nouvelle reine.

Aussitôt que le mariage du roi eut été publié, consommé, et que le bruit se fut répandu même que déjà cette union promettait des fruits, Crillon, qui s'était retiré dans ses terres en Provence, avait reçu des génovéfains une lettre ainsi conçue:

«Monsieur et cher seigneur, la volonté dernière de madame la duchesse fut d'être inhumée en notre église de Bezons. Mais, vous le savez, elle manifesta encore un autre voeu qui devait recevoir son exécution du jour où ladite dame serait oubliée du monde.»

«Je crois que ce jour est arrivé; nul déjà ne prononce plus son nom, elle est bien oubliée; mais moi qui n'oublie pas, je vous rappelle la promesse faite à cette illustre dame, et vous attends à Paris pour m'aider à la réaliser. J'ai prévenu M. le chevalier de Pontis, qui a demandé un congé à cet effet, et attend vos ordres.»

«Frère ROBERT.»

Crillon ne se fit pas attendre. Il trouva Pontis au rendez-vous, rue de la Cerisaie, à l'endroit où s'élevait, l'année précédente, la maison d'Espérance.

L'édifice avait disparu. Plus une pierre: rien n'en rappelait le souvenir. L'homme inconnu qui avait fait bâtir ce palais pour Espérance était venu le faire raser après sa mort. Quant au jardin, désert et magnifique dans sa liberté sauvage, il était devenu lieu d'asile pour des milliers d'oiseaux qui fourrageaient les massifs, jouissaient seuls des fleurs, et nichaient dans les rosiers changés en buissons touffus.

Au premier coup d'oeil que le génovéfain jeta sur ces deux hommes, il s'aperçut bien qu'eux non plus n'étaient pas de ceux qui oublient.

Pontis, vieilli de dix ans, avait les yeux éteints, les traits ravagés. Crillon, jusque-là respecté par les fatigues, par les blessures, par la gloire, s'était voûté tout à coup comme un vieillard.

Quand le malheureux garde s'approcha du général et courba le genou devant lui avec une respectueuse douleur, Crillon le releva, lui serra la main, mais frère Robert remarqua qu'il ne l'embrassait pas. Crillon voyant ce jardin plein de parfums et d'ombre:

—En partant d'ici, dit-il, notre Espérance va donc perdre toutes ces fraîches fleurs?

—Il en aura de plus belles, dit frère Robert, que depuis un an je cultive là-bas en l'attendant.

Sous les sapins, près de la fontaine, reposait le corps d'Espérance. Frère Robert, Crillon et Pontis l'enlevèrent pendant la nuit, en attendant une litière qui devait l'emporter le lendemain à Bezons.

Comme une roue s'était brisée et qu'il fallait y faire travailler l'ouvrier, la litière ne put partir de Paris que vers deux heures. Elle traversait la place Saint-Antoine au moment où débouchait du faubourg, aux acclamations d'un peuple enivré de joie, le carrosse tout doré du roi et de la reine.

Dans l'escorte, le comte d'Auvergne grimaçait l'enthousiasme, Leonora et Concino, splendides tous deux rayonnaient d'orgueil. Le char de triomphe dut s'arrêter un moment pour laisser passer le char funèbre.

C'était la joie de la vie rencontrant la joie de la mort.

Henri menait sa femme coucher au Louvre; Espérance allait dormir à Bezons, près de sa fiancée.

FIN

TABLE

I. Le roi te touche, Dieu te guérisse!

II. La griffe de Proserpine

III. Comment la ligue servit à battre l'Espagne et réciproquement

IV. Première chasse

V. Miséricorde

VI. L'île Louvier

VII. La vengeance du père

VIII. Le sang pour le sang

IX. Ayoubani

X. Où le tonnerre gronde

XI. Les trois ours d'or

XII. Les bains de Gabrielle

XIII. Conseil de famille

XIV. La réparation

XV. Des dangers de la jalousie

XVI. La grange de la Chaussée

XVII. A Indienne, Indienne et demie

XVIII. Le doux Espérance

XIX. Séparation

XX. Entragues et intrigues

XXI. L'aveu

XXII. La prophétie de Cassandre

XXIII. Où Pontis trouve l'occasion promise

XXIV. Amour

XXV. La treille de l'orangerie

XXVI. Le dernier rendez-vous

XXVII. Ténèbres

XXVIII. Épilogue

FIN
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