La belle Gabrielle — Tome 3
XVII
À INDIENNE, INDIENNE ET DEMI
Pontis, un énorme bouquet à la main, se promenait dans la petite cour de la maison du faubourg, maison mystérieuse s'il en fut, située au centre d'un désert, et dont l'architecture, compliquée à l'intérieur, faisait un véritable labyrinthe digne de la mythologie amoureuse.
La nuit était venue, et l'Indienne n'arrivait pas. Accoutumé à ses façons capricieuses qui, d'ailleurs, sont celles de toute femme qui n'a pas sa liberté, Pontis continuait son monologue commencé chez Espérance contre les défiances outrageantes de celui-ci, et les variations incompréhensibles de son humeur.
—Il a perdu même la tolérance, qui faisait son caractère un des plus parfaits que j'aie connus, s'écria le garde en arpentant pour la centième fois le petit vestibule. Lui qui jamais n'a dit du mal d'une femme, lui qui m'imposait silence quand je m'exprimais comme il convient sur le compte de cette Entragues, il se met à médire des femmes les plus honnêtes. Il soupçonne Ayoubani!
Pontis haussa les épaules et jeta quelques gouttes d'eau sur le bouquet dont ses doigts vigoureux serraient trop énergiquement les tiges.
—Quel sot intérêt veut-il que cette naïve Indienne prenne à l'incompréhensible billet de la scélérate Henriette? Ayoubani soupçonne-t-elle seulement qu'il existe une Henriette? Elle s'est montrée jalouse, soit. Eh bien! c'est son droit. Elle a vu reluire sur moi un morceau d'or. Il n'en faut pas davantage. Les Indiennes aiment ce qui brille, cela est connu. Moi, qui ne suis pas Indien, j'en ferais autant si je voyais sur la poitrine d'Ayoubani un joyau d'or… Oh! la poitrine d'Ayoubani! s'écria Pontis avec un frémissement ou plutôt avec un hennissement fort tendre.
—Mais elle ne vient pas, et l'ombre est déjà épaisse. Espérance m'aurait-il porté malheur?
Pontis se mit alors à tourner et retourner dans la petite maison comme un homme inquiet, désoeuvré, vingt fois il entre-bailla la porte pour regarder dehors s'il venait quelqu'un dans la rue.
Le bruit d'une litière sur l'inégal pavé du faubourg retentit au loin. Cette litière tourne dans l'étroite rue où la maison était située; elle s'arrête, plus de doute, c'est Ayoubani.
Pontis ouvrit la porte précipitamment, et selon son usage, se cachant pour n'être pas aperçu du conducteur de la litière, il attira à lui l'Indienne, enveloppée dans un grand manteau qui la déguisait de la tête aux pieds.
Robuste et ardent comme on l'est à son âge, il enlève la délicate créature dans ses bras et la porte dans la maison, en une salle bien close, où les cires brûlent depuis longtemps, où les tapis sont épais, les fumées odorantes, le silence opaque.
Ayoubani se laisse, avec la gravité d'une reine, déposer respectueusement sur des carreaux de damas; elle reçoit le bouquet et l'admire; elle sourit, elle respire le parfum du chaque fleur, elle est satisfaite. Pontis croise ses jambes comme un Indou et s'assied en face d'elle avec des mines égrillardes à la fois et mélancoliques, avec des soupirs et des exclamations qui, chez ces deux amants, privés des ressources oratoires, composent le fond du dialogue.
Pontis, nous l'avons vu, est paré comme un prince à ses noces. Il espère que l'Indienne voudra bien le remarquer. A cet effet, il prend les poses les plus avantageuses. Ayoubani le laisse faire la roue comme un paon; elle sourit toujours avec finesse, et il faut que cette pantomime soit pleine de signification, car, chacun de son côté, les amants s'en contentent pendant plusieurs minutes.
Néanmoins tout s'use, même les joies de la mimique. L'homme est une créature qui se blase vite sur les plus parfaits plaisirs. Pontis, quand il n'a plus rien à faire admirer à l'Indienne, prétend admirer celle-ci à son tour. Et nous devons dire qu'Ayoubani, en fille délicate, s'y prête avec une réciprocité galante.
Elle est belle, Ayoubani. Ses yeux sont noirs, de ce noir rouge pareil aux veines de l'ébène. On sent le feu circuler sous ses prunelles. Petite, mignonne, modelée finement et richement à la fois, comme les femmes passionnées, elle connaît ses avantages; elle en use avec une réserve méritoire; elle n'a réellement de sauvage que sa vertu.
Aussitôt que Pontis voulut exprimer les désirs que lui inspirait cette beauté parfaite, la jeune Indienne rougit avec grâce, repoussa doucement la main qui cherchait la sienne et posa un doigt sur ses lèvres. Pontis s'arrêta.
Ayoubani commença un long préambule de gestes expressifs. Elle raconta que son tyran avait resserré ses fers. Le tyran était ce Mogol, que purement et simplement elle appelait Mogol, mais d'une voix si charmante, si veloutée, avec un accent guttural si séduisant, qu'il n'y avait qu'une Indienne au monde pour dire Mogol de cette manière,
Pontis témoigna combien ce tyran lui déplaisait, il se leva, mit l'épée à la main, et proposa d'aller tuer le Mogol, ce qui fut parfaitement compris. On daigna l'arrêter, avec une physionomie effrayée. Mais son courage avait produit un excellent effet. Il en recueillit les fruits immédiatement: il baisa la main d'Ayoubani sans recevoir le soufflet qui ordinairement était la conséquence de ces sortes de libertés.
Ayoubani posa encore son doigt sur ses lèvres. Pontis écouta de tous ses yeux.
Voici ce que l'Indienne lui exprima en langage figuré, avec toutes les recherches de l'art du mime.
—Moi, plus jamais sortir seule, le tyran forcer toujours moi à être accompagnée.
—Bah! s'écria Pontis.
—Accompagnée par deux personnes, deux femmes, mima Ayoubani.
—Cependant vous êtes venue seule, répondit Pontis. Seule! ô bonheur!…
Pour exprimer ô bonheur! on joint les deux mains en crispant les dix doigts les uns contre les autres et l'on jette au ciel des regards brûlants.
—Non, dit Ayoubani avec une petite moue triste.
—Vous, pas seule?
—Non, les deux compagnes à moi sont dans la litière, dehors.
—Eh bien! mais il faut les y laisser, puisqu'elles y sont! gesticula
Pontis.
—Impossible!
Pontis ne songea pas à se demander pourquoi ces surveillantes restaient si tranquillement dehors, au lieu de venir surveiller là où leur présence eût été nécessaire. La douleur d'Ayoubani demandait la répercussion d'une douleur immédiate. Il tâcha d'imiter la petite moue gracieuse de l'Indienne, et, disons-le, il s'en acquitta convenablement.
—Il faut les aller chercher, continua Ayoubani.
—Oh! pourquoi? demanda Pontis.
—Il le faut!… Mogol commande!
Mogol fut parlé.
Pontis baissa tristement la tête; mais alors la divine Ayoubani eut une idée.
Elle se leva, étira ses membres souples avec une afféterie délicieuse. Cambrée comme une nymphe, la tête jetée en arrière, sa jambe fine tendue, elle prit la pose d'une almée qui va entrer en danse.
En même temps elle montrait du doigt le dehors et indiqua le nombre deux.
—C'est-à-dire, devina Pontis, que vous allez faire venir les deux femmes et que vous danserez.
—Elles aussi, exprima Ayoubani en imitant les attitudes de deux femmes qui dansent en face l'une de l'autre.
—Très-bien! elle va faire danser ses surveillantes, comprit Pontis. Très bien!
Ayoubani voyant un sistre pendu à la tapisserie et un tambour de basque au-dessus, les détacha d'un air de triomphe.
—Et l'on fera de la musique! je comprends, se dit Pontis.
Ayoubani courut légèrement au vestibule, siffla d'une certaine façon, et aussitôt deux femmes, enveloppées comme deux momies égyptiennes, se présentèrent à la porte que leur ouvrait Pontis d'après l'ordre de la maîtresse.
En vain sa curiosité chercha-t-elle à s'exercer sur les deux surveillantes du Mogol, un bandeau de plumes d'autruche couvrait leurs fronts, une étoffe rayée tombait de ce bandeau sur leur visage qu'elle couvrait, et par deux trous comme ceux d'un masque on voyait bien la flamme, mais non la paupière de leurs yeux.
Une profusion de verroteries, d'os bizarres, de coquillages et de coraux s'entre-choquaient plus ou moins harmonieusement à chaque mouvement de ces deux singulières créatures. Leurs pieds étaient chaussés de sandales d'écorces, leurs jambes disparaissaient sous les plis d'une lourde étoffe qu'on eût dit tressée avec des herbes marines, et, pour comble de sauvagerie, elles avaient l'une et l'autre un arc à la main, et, sur le dos, un carquois plein de ces terribles flèches bardées dont la pointe ingénieusement cruelle étonne toujours l'oeil des Européens.
Pontis vit ces deux figures s'installer l'une à droite, l'autre à gauche de la porte; elles étaient grandes, vigoureuses, et représentaient assez bien deux gardes du corps respectables. Le Mogol avait choisi avec intelligence.
—Voilà qui va effaroucher les amours! pensa Pontis. Mais, bah! j'ai ouï dire que les femmes sauvages sont impressionnables, qu'elles ne peuvent résister à l'entraînement de la danse et de la musique, je vais les charmer. Ce n'est pas de la force qu'il faut ici, c'est de l'adresse, et je n'en manque pas, Dieu merci.
Ayoubani qui, elle aussi, avait considéré le costume de ses compagnes, parut satisfaite de leur tenue, elle leur sourit, et offrit à l'une le sistre, à l'autre le tambour. Puis elle se mit à danser, après avoir forcé Pontis à s'asseoir à la place qu'elle occupait auparavant.
—Si l'on dit jamais devant moi du mal des Indiennes, pensa le jeune homme, je soutiendrai qu'elles sont les plus honnêtes créatures qui puissent embellir le monde. A-t-on jamais vu des Françaises donner leurs rendez-vous avec une escorte, et en passer le temps à danser devant témoins? C'est de l'innocence ou je ne m'y connais guère.
Il regardait danser Ayoubani, et il battait la mesure des mains, des pieds et de la tête, et peu à peu il se laissait fasciner par la grâce voluptueuse des attitudes et des mouvements de l'infatigable Indienne. Elle fut si adroite, si légère, si éloquemment belle, que Pontis reconnut toute la sagesse du Mogol dans la présence des témoins qu'il imposait aux exercices chorégraphiques d'Ayoubani.
Enfin, celle-ci s'arrêta au moment où le garde étendait amoureusement les bras pour la recevoir. Elle évita cette dangereuse guirlande qui déjà l'enserrait, et repoussant la poitrine du jeune homme qui l'avait pressée sur son coeur, elle alla s'asseoir essoufflée, riante, sur les coussins.
Pontis, malgré les duègnes du Mogol, tomba à genoux, les mains jointes, devant l'Indienne; mais celle-ci toucha d'abord ses lèvres, ce qui invitait son interlocuteur à prêter attention au dialogue prêt à s'établir.
—Est-ce joli, dit-elle par signes, ai-je bien dansé?
—Délicieux! divin!
—Voulez-vous danser aussi?
—Merci, répondit Pontis.
—Essayez.
—Non, je danserais mal après vous si gracieuse.
Ayoubani eut la bonté de ne pas insister, mais elle appuya sa petite main sur sa poitrine haletante.
—Vous m'aimez? comprit Pontis.
—Non, fit-elle, ce n'est pas cela que je veux dire.
Et elle plaça sa main sur le creux même de son estomac.
—Vous souffrez, vous avez trop chaud?
—Non, ce n'est pas encore cela.
Elle porta trois doigts à sa bouche avec le mouvement un peu trivial qui, chez tous les peuples, mimes ou non, signifie: Moi vouloir manger.
—Elle a faim, s'écria Pontis, pauvre ange! Elle a tant sauté!
Il courut au buffet dans lequel plusieurs flacons brillèrent aux feux des bougies. Pontis, homme de précaution, avait toujours sous la main quelque victuaille: il trouva des fruits, et servit devant Ayoubani une collation qui, à défaut de somptuosité, avait au moins le mérite de l'impromptu.
L'Indienne se versa à boire et but comme un oiseau pourrait le faire. Elle demanda de l'eau, et tandis que Pontis, le dos tourné, cherchait avec difficulté ce liquide très-rare dans son buffet, Ayoubani fit tomber dans le verre quelques gouttes d'une liqueur contenue dans un petit flacon de cristal de roche.
Pontis apporta la carafe et voulut verser, mais Ayoubani lui tendit le verre pour qu'il le vidât en son honneur. Il obéit en souriant, elle lui en offrit un second qu'il refusa, fidèle, malgré son délire amoureux, à la promesse de tempérance qu'il avait faite à son ami.
Ayoubani mêla beaucoup d'eau à son vin et but. Puis devenue plus communicative, elle prit Pontis par les deux mains en essayant de le faire danser avec elle.
Tenir Ayoubani dans ses bras, la couvrir de baisers malgré sa résistance, puis lutter de vitesse et de légèreté avec elle, pour reprendre par intervalles le combat des étreintes et des baisers, telle fut pendant quelques rapides minutes l'occupation du jeune homme qui avait oublié l'univers et voyait au bout de cette fougueuse ivresse de la danse, l'ivresse plus douce encore de l'amour.
Il avait oublié, disons-nous, l'univers; par conséquent, il ne songeait plus aux deux surveillantes qu'il se proposait de congédier ou d'enfermer quand il en serait temps. Celles-ci, battant le tambour, égratignant le sistre, imprimaient une sorte de rage aux pas turbulents d'Ayoubani. L'Indienne s'accrochait à Pontis de ses dix doigts nerveux; elle se laissait étreindre par l'ardent jeune homme, elle le faisait tournoyer en même temps qu'elle avec une effrayante rapidité.
Cependant, son oeil fixe et hardi comme celui des fées orientales surveillait chaque muscle du visage de Pontis. D'abord ce fut une exaltation étrange qui empourpra le front du jeune homme; puis une flamme vacillante qui jaillit de ses yeux, enfin il bondit, ses lèvres s'ouvrirent pour murmurer des mots sans suite, sans doute des prières d'amour, et une sorte d'extase illumina ses traits moins colorés. Alors l'Indienne le saisit plus étroitement, elle l'enleva pour aider au mouvement de ses jambes devenues lourdes, et le voyant pâlir, détendre le cercle de ses bras, s'arrêter comme frappé d'un vertige subit, elle le regarda un moment en face, et le soutint mollement tandis qu'il s'affaissait sur lui-même. Il tomba renversé parmi les coussins, râlant un soupir qui s'affaiblit peu à peu et dégénéra bientôt en un souffle imperceptible.
Ayoubani fit alors un signe à ses deux femmes qui cessèrent leur musique et s'éloignèrent précipitamment.
Aussitôt l'Indienne fondit comme un vautour sur le corps inanimé; elle ouvrit de ses mains vigoureuses le pourpoint gonflé par cette mâle poitrine, et fouillant les étoffes avec l'avidité d'une hyène affamée, sentit et saisit la boîte d'or, dont elle coupa les cordons de soie avec ses dents.
Elle tenait ce trésor mystérieux, elle était maîtresse du secret qui avait causé, qui devait causer encore tant de malheurs.
Haletante, éperdue de curiosité, de joie, elle s'approcha d'une bougie pour mieux voir cette petite boîte et l'ouvrir.
Mais la boîte fermait à l'aide d'un secret. En vain les doigts industrieux, tenaces, en vain les ongles s'acharnèrent-ils aux glissantes parois du métal, le secret résista; Ayoubani impatiente, irritée de l'obstacle mordit la boîte sans pouvoir l'entamer.
Un sourd gémissement la fit tressaillir, Pontis rêvait peut-être; il se tordit comme un serpent sur les tapis, il étendit son poing vigoureux qui battit le sol avec un bruit lugubre.
—Cet homme est fort comme un taureau, dit l'Indienne; il est capable de s'éveiller, et, s'il s'éveille, je suis morte. Pas d'imprudence. Chez moi, avec un ciseau, avec un maillet, j'aurai bien vite raison de cette boîte maudite. Maintenant, ajouta-t-elle avec un sourire de triomphe, Henriette peut renverser Gabrielle, et Leonora tient Henriette! Partons!
En parlant ainsi, les yeux toujours attachés sur Pontis, qui s'était calmé,
Ayoubani cherchait l'ouverture de sa robe pour y enfermer le médaillon.
Tout à coup deux mains saisirent la sienne, lui arrachèrent le trésor; elle se retourna en poussant un cri sourd. Henriette était devant elle l'oeil brillant d'une infernale joie.
—Merci, dit Mlle d'Entragues avec une ironie poignante; merci, ma bonne
Leonora, ta conjuration indienne a parfaitement réussi.
A ces mots, Henriette poussa un éclat de rire qui retentit comme un cri de démon, et la fausse Indienne tomba foudroyée sur un siège, ayant à ses pieds le corps du malheureux Pontis.
Ce qu'elle passa de temps à essayer de reprendre ses esprits, elle-même ne s'en rendit pas compte. Elle croyait toujours entendre siffler ce rire d'enfer à ses oreilles; elle sentait toujours la brûlure de ces mains qui lui avaient tordu le poignet pour voler le billet.
Mais chez Leonora, trempée d'acier, l'impuissance de la terreur ne pouvait régner longtemps; elle se leva, elle secoua ses membres refroidis, elle commença de penser à la vengeance.
Qu'étaient devenues ses femmes, ses femmes qui, certainement, l'avaient trahie? Comment rejoindre Henriette? Comment réparer cette honteuse défaite, au seul penser de laquelle tout son orgueil se révoltait?
Avant tout, il fallait sortir de la maison. Elle fit un effort, et se dirigea vers la porte.
Au même moment un bruit de pas retentit dans le vestibule. Ce n'étaient point les pas d'une femme. Ses femmes d'ailleurs ne l'auraient point attendue après ce qui s'était passé. Non, c'était un pas d'homme, d'homme agité, pressé. Leonora entendit distinctement le bruit d'un fourreau d'épée heurtant l'un des barreaux de la rampe.
Lui avait-on dressé une embûche? Henriette, non contente de lui avoir arraché le billet, voulait-elle lui faire arracher la vie? L'homme qui venait armé était-il un assassin chargé d'ensevelir à jamais le secret des Entragues, selon les traditions de la famille.
Pâle et glacée au bruit des pas qui se rapprochaient, Leonora souffla les bougies et se blottit derrière la porte.
L'homme accourait, elle voyait par la fente de cette porte grossir sa silhouette noire, qui tâtonnait dans les ténèbres.
—Pontis! cria cet homme, Pontis! réponds donc!… Où es-tu?
—Speranza ici! murmura Leonora dont les dents claquaient d'épouvante. Oh! si c'est lui, je suis perdue.
XVIII
LE DOUX ESPÉRANCE
Espérance avait pris un si furieux élan, que son premier bond franchit quinze pieds, son second dix, et qu'il se trouva jeté par la secousse dans la baie de la fenêtre, sans avoir dévié d'une ligne. Il était temps, la flamme avait rongé son manteau, roussi ses jambes, une insupportable chaleur pompait son sang. L'espace à peine appréciable de cette seconde, pendant laquelle il avait retenu sa respiration, n'eût pas été impunément doublé, mais trouvant la fenêtre, et par conséquent un air moins brûlant, il sauta dehors sur les bottes de foin à demi-embrasées, et s'alla plonger dans la rivière.
La flamme de l'incendie illuminait cette nappe d'eau; mais à l'endroit où Espérance s'y enfonça, un gros bouquet d'arbres à gauche et l'île en face empêchaient l'approche des spectateurs; tous les gens de Bougival étaient d'ailleurs accourus par la colline n'osant traverser la chaussée rouge de feu. Le meunier, craignant les flammèches pour son moulin, avait coupé son câble et laissé le bateau dériver. Nul ne vit donc Espérance sortir de la fournaise.
Et le jeune homme, une fois dans le fleuve, coupa obliquement entre deux eaux, suivit son chemin obscur en nageur émérite, ne respira que deux fois dans sa traversée, ayant soin de choisir l'ombre, puis, parvenu à l'autre bord, acheva sous une touffe de nénufars la prière d'actions de grâces que son inaltérable sang-froid avait commencée sous l'eau.
Espérance, ayant essuyé son visage et repris haleine, monta sur la berge, et, sûr de n'être plus aperçu dans l'île absolument déserte où quelques vaches effrayées regardaient seules l'incendie d'un oeil ébloui:
—À quoi bon viens-je, dit-il, de remercier la Providence pour ma vie sauvée, puisque désormais cette vie est finie? N'importe, Dieu est généreux d'avoir permis que la duchesse n'ait rien à souffrir à cause de moi. Nos ennemis sont battus cette fois encore; Henriette, Leonora, démons acharnés qui commandiez au feu de m'engloutir, je vous défie toujours. Il faut maintenant vous l'aller dire en face.
Le jeune homme jeta un dernier regard sur la grange enflammée. Malgré l'intensité de la chaleur et le volume des flammes le vieux bâtiment tenait bon. Il ressemblait à ces héroïques citadelles qui repoussent un assaut de l'ennemi. Le foin fut dévoré, mais les murs résistèrent et leur masse inébranlable finit par étouffer le feu. Espérance voyant décroître la colonne rouge, se hâta de chercher des yeux dans la prairie tandis que la lueur l'éclairait encore. Il vit sur le tapis vert une forme blanche étendue, près de laquelle s'empressaient plusieurs personnes. Ce devait être Gabrielle, la malheureuse femme qui pouvait croire son ami à jamais perdu. Elle semblait être inanimée. Espérance reconnut Gratienne agenouillée devant sa maîtresse.
Ce spectacle douloureux arrêta Espérance pendant quelques instants, mais lorsqu'il vit la duchesse se soulever et s'appuyer sur le bras de Gratienne, quand il eut la certitude que cette vie était sauvée comme la sienne, rien ne le retint plus, Il courut au bord de l'île parmi les saules et les baies, jusqu'en face de l'endroit où il avait laissé son cheval dans les taillis du Vertbois. Là, il se remit à la nage lentement et sans perdre de vue le rivage afin d'éviter toute rencontre en abordant. Par bonheur la route était déserte; Espérance gagna le taillis, tordit l'eau de ses vêtements, et ayant repris possession de son cheval qui hennissait de joie, il piqua vigoureusement vers Paris, dont une heure après il franchit les portes.
Pendant la route, son esprit actif avait arrangé tout un plan. A part quelques brûlures invisibles et dont la souffrance ne regardait que lui, à part quelques mèches de cheveux grillées, Espérance comptait qu'un changement de toilette ferait disparaître toute trace de l'incendie; mais il importait de ne pas se présenter dans sa maison, aux yeux de ses gens, avec une tenue compromettante. Espérance se souvint qu'il possédait la maison du faubourg.
—Là, dit-il, j'ai des habits, du linge, une toilette complète. Ce serait un hasard d'y rencontrer Pontis, puisqu'il fait nuit, et que son Indienne n'a pas obtenu du Mogol la permission de découcher; cependant, tout est possible en ce monde, même l'indulgence d'un Mogol. Au cas où je trouverais Pontis et l'Indienne, je saurai être discret. Et d'ailleurs non, pas trop de discrétion, je veux aussi savoir jusqu'à quel point l'invraisemblable Ayoubani peut être vraie.
Ainsi disposé, Espérance alla descendre droit à la maison du faubourg.
Il entra dans la rue au moment où les deux fausses Indiennes fuyaient, où Mlle d'Entragues, d'intelligence avec l'une d'elles, pénétrait dans la maison. La litière d'Ayoubani attendait à dix pas de la porte. Le carrosse d'Henriette attendait au détour de la rue.
—Que d'équipages! pensa Espérance, dont le regard pénétrant avait tout aperçu malgré les ténèbres. Pontis donne-t-il bal et festin ce soir?
En réfléchissant ainsi, le jeune homme mit pied à terre et s'approcha lentement, tirant après lui son cheval.
La porte de la maison était entr'ouverte, Espérance n'eut qu'à la pousser pour faire entrer l'animal, et il cherchait un anneau pour l'attacher, quand le frôlement d'une robe attira son attention et le fit regarder sous le vestibule.
Une femme fuyait si rapide que ses pieds touchaient
à peine la terre. Cette femme, enveloppée de sa mante, disparut comme une vision et courut regagner le carrosse autour duquel Espérance distingua plusieurs hommes qui aidèrent la dame à monter et l'escortèrent quand elle partit.
—Que signifie tout cela? pensa Espérance, quel désordre? Est-ce l'Indienne qui fuit de la sorte? et la litière restée là, qui attend-elle?
Absorbé par ces pensées, il avançait toujours. Cependant, pour plus de précautions, il revint fermer la porte de la rue, et, en se retournant pour gagner le vestibule, il embarrassa son épée dans les barreaux de l'escalier.
—Pontis! cria-t-il, Pontis, où es-tu?
Partout silence, ténèbres partout. Une odeur de cire récemment éteinte, une odeur de vin fraîchement versé frappèrent son cerveau à mesure qu'il approchait en tâtonnant.
Ses mains rencontrèrent la porte de la salle et la poussèrent: il entra.
Mais, à peine avait-il fait deux pas, que ses pieds heurtèrent un obstacle, un meuble sans doute… Non, c'est un corps.
Il se baisse, il palpe… des habits d'homme, le satin dont Pontis était si fier. Au même instant, un souffle bruyant lui fait reconnaître son ami; Dieu merci, le drôle n'est pas mort; il n'est qu'endormi. L'odeur du vin est significative, le malheureux est ivre, cette fois encore.
Espérance le relève avec dégoût, pour le placer sur un fauteuil. Mais un autre bruit lui fait dresser l'oreille, une porte crie.
Espérance écoute. Une respiration haletante trahit à deux pas de lui la présence d'une personne cachée, la porte se développe, une étoffe bruit, et quelque chose de léger, d'aérien fuit et glisse dans la direction du vestibule.
C'était Leonora, qui, croyant le moment propice, essayait de se sauver sans être vue.
—Oh! oh! pensa Espérance, voilà trop d'oiseaux dans cette cage. Il ne sera pas dit que je les laisserai tous s'envoler ainsi sans me montrer la couleur de leur plumage.
Aussitôt il lâche Pontis, étend la main, et en deux bonds saisit une robe.
Il tient une femme, il va l'interroger.
—Speranza! grâce! grâce! s'écrie l'Italienne en tombant à genoux.
—Leonora! une trahison! je m'en doutais, répond Espérance avec un affreux battement de coeur.
Et, fermant la porte, repoussant Leonora au milieu de la chambre, il murmura:
—Que venez-vous faire ici, et pourquoi Pontis est-il étendu là?
Comme elle ne répondait rien, il enfonce d'un coup de poing fenêtre et volets. Une clarté douteuse, celle des étoiles, glisse dans la chambre sur le corps de Pontis.
Espérance voit le pourpoint ouvert, la chemise arrachée; il cherche avidement sous les plis, et poussant un cri farouche, lève son bras terrible sur Leonora toujours agenouillée:
—Misérable! tu as volé le médaillon! rends-le-moi, ou tu va mourir!
—Speranza, répond l'Italienne en se traînant avec angoisses, je ne l'ai plus!
—Tu mens!
—C'est une autre qui me l'a pris.
—Tu mens!
—C'est Henriette!
Espérance bondit de douleur: il se rappelait la fuite de cette femme voilée, à son arrivée dans la maison. il croyait tout possible de la part de ces deux démons coalisés.
—Oui, continue Leonora, je voulais avoir le billet, je te l'avoue. Mais la traîtresse me guettait, elle a fondu sur moi, elle me l'a pris. Cours, Speranza! cours! oh! reprends-lui le médaillon! tu peux encore l'atteindre.
—Leonora, si tu as menti, je te retrouverai!
—Sur le salut de mon âme, j'ai dit la vérité.
Espérance repousse l'Italienne qui embrassait ses genoux; il assure le ceinturon de son épée, rejette en arrière son manteau qui le gênait et s'élance comme un furieux hors de la maison.
Cependant Leonora l'avait suivi, tremblante de terreur et de joie; elle regarda autour d'elle, le jeune homme était déjà loin, il volait comme l'ange exterminateur. Leonora tirant sur elle la porte de la maison, remonta dans la litière et disparut.
Cependant Mlle d'Entragues s'était éloignée de la petite maison avec une rapidité désespérante pour quiconque se fut efforcé de la suivre.
Aux deux côtés de son carrosse couraient les gens armés qu'elle avait requis pour lui prêter main-forte en cette circonstance, et que, prudente autant que brave, elle n'avait pas jugé à propos d'employer tant que le besoin ne s'en ferait pas sentir.
Ces hommes, au nombre de cinq, étaient des soldats favoris de M. d'Auvergne, vigoureux coquins rompus à toutes les ruses d'un métier qui, à cette époque, savait perpétuer en pleine paix les aubaines de la guerre.
Marie Touchet, instruite de tout, parce qu'elle avait pénétré tout, s'était appliquée à assurer autant de chances que possible à l'expédition de sa fille, sans se compromettre elle-même, et elle attendait le résultat impatiemment comme on peut le croire.
C'était encore un coup de main à entreprendre, mais ce serait le dernier.
Une fois le billet repris à Espérance, plus de nuages à l'horizon.
Henriette, dans le carrosse, palpait d'une main tremblante de joie la boîte d'or sur laquelle avait échoué l'adresse de Leonora. Comme l'Indienne, elle voulut ouvrir le ressort, mais après s'y être brisé les ongles, elle renonça. Le mouvement du carrosse la gênait; d'ailleurs, il faisait nuit, et ses efforts se consumaient en pure perte.
Vingt fois elle eût jeté cette boîte dans un puits, dans un égout, dans la rivière, sans le désir si naturel de se convaincre que le billet était bien renfermé dans la boîte, le vrai billet! Les gens fourbes et méchants sont les plus soupçonneux et les plus méticuleux de tous, car ils savent, par expérience, qu'en toute chose il y a place pour une ruse ou une trahison.
Henriette renonça donc à ouvrir le médaillon ailleurs que chez elle; son impatience s'exerça sur le cocher, sur les chevaux. Mais Paris, en ce temps-là, n'avait pas de larges rues, de bons pavés; Paris était l'ennemi mortel des carrosses. Chaque fois qu'on y voulait prendre le trot, l'équipage affrontait la mort. Il fallut donc se contenter du pas le plus allongé que le permirent les détours et les inégalités de la route. Cependant le carrosse arriva sans obstacle, sans accidents; la porte de l'hôtel était ouverte; Henriette s'y précipita et gravit les degrés avec la légèreté d'un oiseau.
Déjà elle avait rejoint Marie Touchet et toutes deux causaient avec vivacité, se montrant l'une à l'autre la boîte d'or et cherchant des ciseaux ou une lame de poignard pour crever la plaque de métal si le ressort continuait à résister, quand un grand bruit retentit en bas, puis des cris, puis des pas qui pilaient l'escalier comme autant de maillets rapides. Marie Touchet courut vers la porte pour s'enquérir, et Henriette n'eut que le temps de cacher dans son sein la boîte à peine entamée par leurs vaines tentatives.
Un homme pâle, les cheveux en désordre, entra, ou plutôt tomba dans la chambre. Il était suivi de deux valets qui gesticulaient furieusement et criaient:
—Arrêtez!
Car on voyait, à leur laide grimace, qu'ils n'avaient pu l'arrêter eux-mêmes.
—Espérance! murmura Henriette en reculant jusqu'à un fauteuil comme pour s'en faire un rempart.
—A l'aide! dit Marie Touchet instinctivement, parce qu'elle comprit tout le danger que courait sa fille.
Espérance courut se jeter entre Henriette et la porte qui communiquait aux chambres voisines, et d'une voix où dominait une sourde colère:
—Vous ne m'attendiez pas, dit-il; c'est bien moi, plus vivant que jamais, et si vous voulez que ces hommes entendent ce que j'ai à vous dire, faites un signe, je vais le leur crier aux oreilles.
—Sortez! dit Marie Touchet aux serviteurs, qui reculèrent aussi surpris que courroucés.
—Je vous trouve hardi, ajouta-t-elle, de vous introduire chez moi à pareille heure, de forcer la porte comme un malfaiteur.
—Pas de phrases, madame, dit Espérance, c'est moi qui interrogerai, s'il vous plaît! Mademoiselle, où est le médaillon d'or que vous venez de voler chez moi?
Henriette, par un mouvement irréfléchi, porta la main à sa poitrine, dont les dentelles froissées, dont le désordre décelaient d'ailleurs la complicité. Puis elle chercha autour d'elle une issue et recula encore.
—Rendez-le-moi, continua Espérance, et ne faites point un pas pour quitter la place, ou, par le nom du Dieu vivant, moi qui vous ai trop longtemps épargnée, je vous cloue sur ce fauteuil d'un coup d'épée!
—A l'aide! au secours! cria Henriette éperdue de rage et de terreur à l'aspect de ces yeux étincelants, de ces dents serrées, de cette pâleur qui, chez un homme aussi brave, trahissaient la fureur poussée jusqu'au délire.
Marie Touchet avait heurté la cloison voisine; on vit tout à coup arriver M. d'Entragues, effaré, à peine vêtu, une hache d'armes à la main. À la vue d'Espérance, il commença par crier:
—Quel est cet homme?
Mais la contenance et le regard de cet homme changèrent bientôt le cours de ses idées, il prit peur et se mit à hurler comme les deux femmes.
Les valets, que Marie Touchet avait éloignés, remontèrent à ces cris.
—Au secours! répéta Henriette folle de peur.
M. d'Entragues, étourdi, s'avança brandissant la hache.
—Qu'il n'approche pas, s'écria Espérance, ou je le tue!
Le comte resta immobile.
—Monsieur!… pitié!… calmez-vous!… dit la mère avec angoisses au jeune homme… pitié! pas de scandale!
—Le médaillon d'or, et je pars!
—On monte!… on vient!…
—Il y périra, ma mère, ce sont nos soldats! s'écria Henriette en trépignant avec des convulsions sinistres.
En effet, on vit au fond des corridors apparaître les têtes de plusieurs hommes armés qui montaient les dernières marches de l'escalier et se répandirent dans la chambre voisine, tandis que Marie Touchet, palpitante, essayait encore de les arrêter.
Mais à peine Espérance eut-il vu reluire les épées qu'il bondit comme un lion: ce n'était plus une créature mortelle armée des faibles armes de l'humanité; jamais plus fulgurante image de la guerre et de la violence n'avait apparu aux regards des hommes, le feu jaillissait de ses yeux, son souffle grondait comme une fumée brûlante. Il commença par culbuter M. d'Entragues, dont il fit voler l'arme au travers des vitres fracassées; puis, revenant à Henriette:
—Ah! tu ne veux pas rendre le billet, dit-il écumant, eh bien, je le prendrai!
Il se jeta sur son ennemie, qu'il terrassa; lui déchira dentelles et soie pour découvrir sa poitrine, sépara les deux mains qui l'égratignaient, en arracha, sur la chair même, le médaillon qu'elles y incrustaient avec frénésie, et, maître enfin de la boîte d'or, rejeta comme une écorce vide la misérable femme, qui demeura stupide, l'oeil hagard, le sein nu, haletant, déshonorée devant son père, sa mère et les soldats que cette lutte épouvantable, que ce triomphe, plus rapide que la pensée, avait glacés d'une torpeur vertigineuse.
Mais Marie Touchet, réveillée enfin, c'est-à-dire rendue à ses instincts sauvages, cria d'une voix rauque, en vraie amie de Charles IX:
—Au secours! en avant! tuez-le! tuez donc!
—Le mot de famille! dit Espérance, mais aujourd'hui j'en ai l'habitude, et nous allons voir!
En même temps, il mit l'épée à la main; son bras long et vigoureux imprima un mouvement circulaire à la grande lame brillante qui, rencontrant deux soldats des plus avancés, fit deux entailles telles qu'une faux ne les aurait pu creuser plus larges et plus nettes.
Les cris des blessés firent réfléchir les autres. Leur hésitation fut mise à profit par Espérance, qui fondit tête baissée sur le groupe et le divisa plus facilement que si ces trois corps eussent été trois ombres. Une épée le toucha, il la brisa d'une parade violente comme un coup de marteau, et le choc de son pommeau abattit l'adversaire frappé dans l'estomac; les derniers se barricadèrent derrière la porte ou sur le flanc des meubles. Espérance en finit avec les valets par plusieurs coups de plat, mêlés de tailles rapides, et en trois bonds il se jeta en bas de l'escalier.
Il entendit bien encore des cris, des menaces, des hurlements qui s'exhalaient par les fenêtres; il sentit qu'on cherchait à le poursuivre, et put compter les pas de ses timides persécuteurs; mais qu'importe au lion vainqueur l'inoffensive plainte du pasteur terrassé? Dans la rue, plusieurs passants, quelques gardes de nuit attirés par le bruit, tentèrent de lui barrer le passage, mais l'éclair blanc de la terrible épée les dissipa sans peine, et après certains détours que le jeune homme fit habilement dans le dédale des rues voisines, il se trouva seul, sauf et triomphant, respirant avec délices le vent frais de la nuit, et inondé des douces lueurs de la lune qui lui souriait silencieuse du haut des cieux.
XIX
SÉPARATION
Le lendemain, Espérance, brisé par la fatigue et le chagrin, car il n'était qu'un homme, reposait sa tête et son corps dans le silence de son appartement désert, quand l'intendant vint lui demander s'il voulait recevoir M. de Pontis, malgré la consigne inflexible que les gens de l'hôtel avaient reçue de ne laisser pénétrer personne auprès du maître.
Espérance hésita un moment, puis, fronçant le sourcil:
—Soit, dit-il, amenez-le.
L'intendant courut exécuter cet ordre.
Espérance se souleva, et se mit à marcher dans la vaste salle, en répétant entre ses dents ce fameux alphabet grec que le philosophe empereur romain récitait toujours sept fois entre un mouvement de colère et sa première parole.
Pontis entra. Espérance était calmé. Il regarda son ami librement, et s'étonna de voir, au lieu d'un grand trouble qu'il attendait, au lieu d'une physionomie altérée, certain sourire de belle humeur et certain air dégagé des plus provoquants. L'alphabet grec s'envola si loin de l'esprit d'Espérance, qu'un nouveau calmant eût été indispensable.
—Mon ami, dit Pontis avec aisance, j'ai à te faire une communication qui d'abord va te contrarier, parce que je connais toute ta susceptibilité à ce sujet; mais un seul instant de réflexion te remettra l'esprit, et tu finiras par rire comme moi.
—Voyons un peu, répondit Espérance, cette communication qui va me faire rire.
Pontis s'arrêta un peu troublé.
—Qu'as-tu, d'abord? demanda-t-il.
—Moi? rien. J'attends que tu parles.
C'était la difficulté. Pontis, au moment d'ouvrir l'exorde, se trouva encore moins assuré.
—Tu hésites beaucoup, ce me semble, dit Espérance d'un ton qui n'était pas encourageant.
—Voici. Il faut que je commence par m'excuser.
—De quoi?
—Tu avais raison, mon ami.
—Quand?
—Hier.
—A quel propos?
—Pour la jalousie si dangereuse des femmes. Ah! oui, tu avais raison. Je le confesse humblement.
Espérance ne sourcilla point.
—J'attends toujours, dit-il. Car tu n'es pas venu, certainement, dans le seul but de me dire aujourd'hui que j'avais été raisonnable hier.
—Il y a l'événement qui t'a donné gain de cause, dit Pontis embarrassé.
—Quel événement? Voyons, Pontis, tâche de parler comme parlent les hommes et non comme parlent les enfants qui ont peur d'être grondés.
Pontis se redressa. Le ton l'avait blessé presque autant que le mot.
—Mon cher, dit-il, j'avais rendez-vous hier avec l'Indienne Ayoubani. Elle a amené des surveillantes qui lui sont imposées par le Mogol, mais en femme d'esprit qu'elle est, elle en a jusqu'au bout des ongles, elle a occupé ces femmes avec des instruments de musique. En sorte que nous avons passé une soirée enivrante.
—Enivrante est le mot, murmura Espérance sans se dérider.
Pontis le regarda de plus en plus troublé et ajouta:
—Ce fut un délire comme tu peux le concevoir.
—Eh bien! mais, dit Espérance, tout cela ne me prouve pas que j'aie eu raison hier.
—Sans doute, s'il n'y avait que cela… Mais au fort de mon délire, est-ce fatigue, est-ce excès de bonheur, je le croirais plutôt, je me suis endormi.
—Ah! dit Espérance d'un ton sec qui fit ressembler ce monosyllabe au claquement du chien d'un mousquet qu'on arme.
—Et pendant mon sommeil, continua Pontis un peu tremblant, mais affectant de rire, la drôlesse d'Indienne a voulu voir de près le médaillon.
—Le médaillon!
—Notre médaillon… tu sais….
—Parfaitement. Elle l'a vu?
—La coquine l'a emporté pour me tourmenter. C'est une espièglerie de femme. Oh! mais sois tranquille, elle n'ira pas loin avec, nous allons nous orienter, le lui reprendre, et je me réserve de la corriger de sa curiosité avec le peu d'égards que mérite un sexe aussi entêté, aussi vicieux et aussi dissimulé.
Espérance avait pris pendant ce dialogue une tige de roses, dont il arrachait les épines une à une sans le plus léger tremblement de ses doigts blancs et effilés. Pontis qui, dans ses derniers mots, avait essayé de glisser toute la persuasion dont il était capable, attendait avec anxiété le résultat de sa péroraison.
—Comme cela, dit Espérance froidement, le médaillon est volé.
—Oh! volé… escamoté, à la bonne heure.
—Je ne subtilise pas sur les mots; je veux seulement dire que tu ne l'as plus.
—Non. Mais je l'aurai quand je voudrai, car….
—Tu retrouveras Ayoubani, n'est-ce pas?
—Pardieu!
—Où cela?
—Mais… où j'ai l'habitude de la voir.
—Et si par hasard elle ne s'appelait pas Ayoubani!
—L'Indienne?
—Si elle n'était pas plus Indienne que nous deux!
—Par exemple!
—Si par hasard, c'est une supposition que je fais, cette femme était un instrument de nos ennemis?
—Allons donc! dit Pontis, moins rassuré encore.
—Si elle avait tendu le piége le plus grossier, le plus absurde; un vrai piége à bête, certaine qu'elle était d'y faire tomber la vanité, la jactance et l'entêtement: trois bêtes stupides.
—Espérance!
—Certaine qu'elle était de triompher facilement, avec l'aide de la sensualité, de la paresse, de l'ivrognerie.
—Que signifient ces paroles?
—Que vous êtes un malheureux! que votre Indienne est une intrigante, que vous avez donné dans le panneau, malgré tous mes avertissements, malgré mes instances, que vous avez oublié promesses, serments, honneur!… que mon dépôt, recommandé à l'ami était dans les mains de l'insensé, de l'orgueilleux, de l'ivrogne!
—Oh!…
—Et que vous vous l'êtes laissé voler, non pas dans le sommeil voluptueux dont vous osez vous vanter; car l'Indienne ne vous a pas même fait ce triste honneur, mais dans la torpeur de l'ivresse… vice crapuleux qui chez vous noie un trop petit nombre de bonnes qualités.
—Espérance, dit Pontis pâlissant, vous m'insultez trop souvent….
—Taisez-vous! cria Espérance d'une voix de tonnerre; votre Ayoubani s'appelle Leonora Galigaï; elle est l'amie, la confidente de Mlle Henriette d'Entragues; on vous l'a dépêchée, un verre à la main, une bouteille de l'autre.
—Je jure Dieu….
—Ne jurez pas, n'ajoutez pas un blasphème à votre ignominie, ne jurez pas, vous dis-je, de peur que je ne vous appelle menteur après vous avoir appelé ivrogne! J'ai vu votre Ayoubani, je l'ai tenue dans cette main avec ses oripeaux, ses verroteries. Je vous ai tenu aussi, ivre, lourd, mort, soufflant le vin.
—Je n'avais pas bu!
—Vous mentez! Les verres étaient encore demi pleins exhalant leur odeur sur la table, aux pieds de laquelle vous étiez gisant, et voilà le sommeil honteux pendant lequel la fausse Indienne vous a dépouillé, pendant lequel le médaillon que je vous avais confié passait des doigts de Leonora dans les mains d'Henriette d'Entragues!
—Henriette… balbutia Pontis écrasé, elle a le médaillon… Oh!
Et le malheureux laissa retomber ses bras dans la prostration la plus douloureuse.
Tout à coup il se releva et fit un pas vers la porte.
—Je saurai mourir, dit-il, pour le lui arracher.
—Calmez-vous, la besogne est faite, répliqua Espérance avec un froid sourire. Dieu n'a pas voulu que je fusse trahi si lâchement; que tous les intérêts si précieux, si chers, garantis par la possession de ce billet fussent à jamais ruinés par un homme sans foi et sans courage. J'ai paru à temps, et, l'épée à la main, j'ai reconquis mon bien. J'y pouvais succomber, monsieur. Ce n'est que par miracle que j'ai échappé. Il y avait cent chances contre une, pour que ce matin, en secouant votre épais sommeil, vous apprissiez ma mort et le triomphe de mes ennemis. Dieu soit loué! si je n'ai pas d'amis, j'ai un ange gardien!
—Espérance! s'écria Pontis agité, tremblant et les mains jointes, je jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que je n'étais pas ivre.
—Étiez-vous étendu?
—Je n'étais pas ivre, je n'avais pas bu.
—Vous l'aurez oublié.
—Pas un verre!… Je le jure sur l'honneur….
—À quoi bon tout cela, monsieur? répliqua Espérance avec une froide et imposante dignité. Vous ne me devez pas d'excuses. C'est pour vous les épargner que je viens de vous raconter le succès de mon entreprise. En reprenant le billet à Mlle d'Entragues, j'ai détruit l'effet de votre trahison. Trahison est le mot, car si elle est involontaire, si vos sens y ont seuls participé, le crime est le même, il se dénonce par le résultat. Ne niez donc pas, ne vous justifiez donc pas. Ce serait inutile.
—Mais on ne peut se laisser soupçonner ainsi quand on est malheureux au lieu d'être coupable.
—Appelez cela du nom que vous voudrez, vous êtes le maître.
—Jamais! dit Pontis avec égarement, je ne souffrirai que l'on m'accuse d'avoir, même par erreur des sens, attenté à l'amitié.
—Qui vous parle d'amitié, monsieur de Pontis, répliqua Espérance en se redressant, implacable et fier. Ce n'est pas de vous à moi, je suppose, que vous emploieriez ce mot. Il est devenu aussi inintelligible que la chose est impossible désormais. Déjà je vous ai averti, déjà je vous ai pardonné. La rechute brise tout lien entre nous. Je tenterais Dieu qui vient de me sauver, si je recommençais imprudemment à vous croire. L'homme qui vous a aimé n'est plus; vous l'avez tué cette nuit, je ne vous haïrai jamais. Seulement nous n'aurons plus rien de commun ensemble. Hors de l'amitié, de ses devoirs, de ses droits, vous méritez toute mon estime, car vous avez les qualités qui la commandent. Voilà tout. Saluons-nous comme il convient entre honnêtes gens. Mais de la main au chapeau; non plus du coeur à la main. Adieu!
Pontis, pendant ces terribles paroles, passait successivement de la glace au feu, de la sueur au frisson. Sa pâleur, puis ses joues empourprées, tantôt le tremblement de tout son corps et tantôt son immobilité cadavérique, eussent ému de pitié quiconque se fût trouvé en face de cette scène poignante.
Par moments, on l'eût vu essayer d'assembler deux idées. Ses lèvres remuaient, sa main s'étendait pour faire un geste. Puis, frappé au coeur par l'irrésistible logique d'Espérance moins encore que par la voix de sa conscience, terrifié par le souvenir du danger que son ami avait couru, il baissait de nouveau la tête et se recueillait encore.
La colère, cette inspiration du démon, vint à son tour gonfler de poison ce coeur bourrelé par le repentir et les remords. Pontis voulut se relever, se défendre, récriminer. Il y avait dans les accusations dont on l'accablait une part d'injustice que le démon lui conseillait de repousser violemment. Peu à peu, cette noire vapeur prit de la consistance et finit par éclater comme le souffre dans une nuée maligne.
—Monsieur, répliqua Pontis, les poings serrés, la lèvre frémissante, la voix altérée, certes, je suis coupable; mais d'imprudence seulement, coupable de sottise, de crédulité, d'opiniâtreté, c'est possible; vous avez dit que je vous avais trahi étant ivre, c'est faux. Je ne suis pas un traître, et je n'ai point bu hier. Sur ces deux points au moins je vous somme de me faire raison.
En parlant ainsi, le soldat redressait sa tête, et ses reins cambrés semblaient s'être retrempés au contact du fer qui les pressait.
Espérance le regarda tranquillement avec compassion.
—Il ne vous manquait plus, dit-il, que de me provoquer comme un pilier de taverne ou de coupe-gorges. Mauvaise idée, monsieur de Pontis; car si vous avez la bravoure et la science nécessaires pour tenir une épée, je vaux encore mieux que vous sous ce double rapport. Souvent je vous en ai fourni la preuve éclatante. J'ai de plus mon bon droit, qui suffirait à vous donner du dessous au cas où vos yeux, pendant le combat, essayeraient de soutenir le regard des miens. Mais le diable qui vous a soufflé ce mauvais conseil perdra aujourd'hui sa peine. Je ne croiserai pas le fer avec vous, et ne rendrai de mes paroles aucune autre raison que celle qui les a inspirées. Ce que j'ai dit est dit. Tant pis pour vous. Le plus sage parti à prendre est de méditer mes reproches, de les mettre à profit, et de faire bénéficier vos amis futurs de l'expérience qui nous aura coûté si cher à tous deux. Car je vous ai aimé beaucoup, monsieur de Pontis, je vous ai chéri comme un frère que Dieu m'aurait envoyé; j'ai, selon les inégalités de ma fortune, hélas! imparfaite, tâché de me rendre ami aimable, et je ne crois pas qu'en ce long espace de temps qui nous a rapprochés, vous ayez eu à m'adresser un seul reproche. S'il en était autrement, si je me trompais, si vous aviez amassé quelque grief contre moi, parlez! je vais vous en demander pardon avec une douleur sincère, car l'amitié pour moi est un pur rayon de la bonté divine, que l'homme en le reflétant souille assez déjà de ses misères, et je ne voudrais pas, au prix de ma vie, le ternir par une atteinte volontaire. Si jusqu'à ce jour je vous ai offensé ou si je vous ai nui, parlez!
Pontis courbé, haletant, hagard, se releva soudain avec un signe de douloureuse dénégation, il appuya ses deux mains sur son coeur comme pour en arracher le serpent qui le mordait; puis, un flot amer, brûlant, monta jusqu'à ses yeux, et voulant cacher ce désespoir, il couvrit son visage de ses mains tremblantes, et s'enfuit hors de la chambre en étouffant des sanglots inarticulés.
Espérance resta seul.
La douleur de Pontis l'eût certainement touché en d'autres circonstances. Mais auprès de ce qu'il souffrait lui-même, Espérance jugeait bien légères les souffrances d'autrui.
L'homme ne renonce pas, sans un combat terrible, aux plus doux rêves de sa jeunesse. Il ne veut vieillir ainsi en deux heures, il rappelle à lui tant qu'il peut ses forces vitales; comment s'habituer à un malheur que l'on a fait soi-même? Comment ne pas se repentir d'avoir été généreux au dépens de sa propre vie?
—Plus d'ami, plus d'amour, pensa Espérance, cela devait arriver. L'un ne m'a pas aidé à garder l'autre. J'avais deux bonheurs isolés: chose étrange, deux coups de foudre simultanés me les ont ravis. Plus rien de cette existence si richement meublée hier encore. De quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que ruines, écroulements! Oh! Gabrielle! tendre et noble amie… j'ai du moins la ressource de te pleurer. Perdue pour moi dans toute la fleur de ta beauté, sans une tache, sans un reproche….
Il s'arrêta en proie à la tempête furieuse qui battait sa tête et son coeur.
—Soyons homme, comme disent les consolateurs, c'est-à-dire soyons fort; est-ce donc fort, un homme? est-ce raisonnable, seulement? Avoir du courage, ne signifie-t-il pas manquer d'âme et de mémoire? J'ai aimé Gabrielle, j'ai aimé Pontis; l'une était au bout de toutes mes pensées, elle accompagnait chaque battement de mon coeur. Il ne s'est pas écoulé, depuis que je la connais, une minute durant laquelle son souvenir ne soit venu heurter en moi, comme un marteau, la fibre sonore qui me faisait retentir de la tête aux pieds, ainsi qu'un automate de bronze. Désormais la fibre est brisée; l'automate vide ne résonnera plus? Pontis, charmant compagnon aux yeux noirs, brillants et sincères, aux dents blanches toujours affamées, brave ami qui m'aimait et dont les saillies m'ont tant de fois fait rire, lui aussi est perdu pour moi; je ne le verrai plus: c'est la faute de ce fatal amour. Moins intéressé à cacher ma vie, j'eusse fait de Pontis mon confident; il eût compris alors à quel point m'était précieux le témoignage d'un billet avec lequel je tiens en respect Henriette, et ce billet il me l'eût rendu par défiance de lui-même, et aujourd'hui je croirais encore en Pontis; et je n'eusse pas prononcé ces amères paroles qui brûlent comme un venin corrosif jusqu'aux derniers vestiges d'une amitié de dix ans!… Mais non! c'était écrit. Tout espérer, tout perdre! voilà mon destin. Mon nom est funeste, il porte malheur à ma vie. Espérance!… toujours Espérance… Pourquoi ne m'a-t-on pas tout de suite appelé Désespoir! Oh! ma mère, ma mère! pardon.
En parlant ainsi, le jeune homme tomba agenouillé devant son prie-Dieu, et sa mère, au sein de la sérénité bien heureuse, dut jeter sur la terre un regard mélangé d'amertume en voyant ce fils adoré lutter contre l'agonie d'une incurable douleur.
XX
ENTRAGUES ET INTRIGUES
Le roi se promenait à Saint-Germain dans le parterre. Il tenait des papiers à sa main, et paraissait les lire avec grande attention.
Mais ce prétendu travail n'était qu'un simulacre destiné à tromper l'oeil de quiconque pouvait observer le roi des fenêtres du château. Henri ne lisait pas, il n'étudiait pas, il causait avec la Varenne qui, marchant sur la même ligne que lui à sa gauche, et tenant les yeux modestement baissés, ne perdait pas une des paroles du roi et lui répondait sans qu'on eût jamais pu deviner un dialogue entre ces deux têtes ainsi séparées.
—Et tu dis que cette pauvre Henriette va mieux? dit le roi en tournant un feuillet.
—Oui, sire, elle a eu un rude assaut; j'ai bien cru qu'elle en mourrait.
—C'eût été grand dommage. Il n'y a pas une plus belle nymphe à ma cour. Et c'est le chagrin qui la mine?
—Il y a de quoi, sire; une personne qui vous aime follement et qui apprend votre prochain mariage avec une autre.
—Que m'avait-on rapporté d'une scène épouvantable qui a réveillé une nuit tous les habitants de son quartier?
—Une scène?… demanda la Varenne avec un air de naïveté, car le roi faisait allusion à la fameuse histoire du billet repris, et il importait au protecteur des Entragues de détourner complètement les idées ou les soupçons du roi.
—Oui, des cris, des menaces, un esclandre enfin. On avait aperçu le père Entragues en robe de chambre, la hache en main. On a prononcé le mot billet….
—Je sais maintenant ce que Votre Majesté veut dire. Il s'agissait d'un billet, en effet….
—D'un billet pris.
—Votre Majesté est bien informée, dit la Varenne avec une admiration de laquais; quelle police!
—Assez bonne, la Varenne, assez bonne. Qu'était-ce donc ce billet?
—Voici la vérité, sire: Mlle d'Entragues vous écrivait avec passion, comme à son ordinaire; le père est survenu et a pris le billet. Il a voulu tuer sa fille.
—Ah! mon Dieu!
—Elle en a failli mourir de bonté et de chagrin.
—C'est donc un sauvage, cet Entragues?
—Sire, il défend son honneur. Les pères et les maris ont en vous une dangereuse partie, vous qui n'avez qu'à vous montrer pour plaire!
—Et qu'est-il résulté? demanda Henri flatté au fond du coeur, bien qu'il eût trop d'esprit pour le laisser paraître.
—Oh! des événements affreux, menace de couvent, de prison.
—Mais Henriette est brave, elle ne se défend donc point?
—Tant qu'elle peut; mais le moyen de vaincre son père!
—J'en connais qui y sont parvenues.
—Celles-là, sire, vous avaient pour soutien. Si vous tendiez seulement la main à la pauvre demoiselle, elle aurait la force de remuer le monde. Voilà d'où vient sa tristesse. Elle se sent abandonnée.
—Prends garde! dit le roi au détour de l'allée, tu t'approches trop; marche un peu derrière. Je vois là-bas des rideaux qui remuent, on nous regarde.
La Varenne noua les cordons de son soulier.
—Voilà une femme qui me donne bien du mal! reprit le roi.
—La conquête en vaut la peine, sire. Ne laissez pas mourir de douleur une fille de cette beauté. Votre Majesté ne peut savoir à quel point cette beauté est parfaite.
—Que faire?
—Un peu d'aide.
—Le père est un brutal, et je veux la paix, assez de pères comme cela.
—Il ne demande qu'à être aveuglé. Aveuglez-le.
—Que lui faut-il?
—Oh! peu de chose, des apparences.
—Je lui en donne assez, je me tue à lui en donner.
—Avec un tant soit peu de réalité, sire.
—Voilà l'embarras.
—Qu'il est douloureux, disait hier encore la pauvre demoiselle, que le roi ne me juge pas digne de quelques sacrifices, car s'il voulait, j'aurais dès demain assez de liberté pour obéir au penchant de mon coeur.
—Eh! j'en ferai des sacrifices, mais lesquels? Il est si avide cet
Entragues.
—Comme les gens pauvres, sire.
—S'il ne faut que de l'argent, on en trouvera un peu. Je travaille beaucoup pour mes peuples, et, en conscience, je crois avoir le droit de me distraire honnêtement, çà et là… Je regagnerai bientôt la somme.
—Est-ce que tout, en France, n'est pas à Votre Majesté? dit le plat valet.
Vous vous faites des scrupules de votre bien, sire.
—Cette pauvre fille doit bien souffrir d'être marchandée, la Varenne?
—Elle souffre le martyre. Aussi, me disait-elle, que le roi paraisse seulement vouloir me traiter en demoiselle; qu'il fasse de moi assez de cas pour me promettre….
—Quoi donc? bon Dieu!
—Une sorte de stabilité dans sa tendresse.
—C'est aisé.
—A promettre, voilà qui est vrai, sire.
—Eh bien! puisqu'elle demande une promesse….
La Varenne resta muet.
—Je ne suppose pas qu'elle attende une promesse de mariage; puisque je vais me marier avec la duchesse de Beaufort.
La Varenne se mit à rire silencieusement, et le roi prit au vol ce singulier sourire.
—Pourquoi ris-tu? dit-il.
—Parce que Votre Majesté, par des délicatesses inutiles, fait toujours le contraire de ce qu'il faudrait pour réussir vite.
—Je ne comprends pas.
—Est-ce que mon roi me permet de dire ma pensée?
—Dis.
—Ces Entragues sont vains, et, s'il faut l'avouer, avides.
—Je le crois.
—Ils tourmentent donc leur pauvre fille parce qu'elle ne donne pas assez de satisfaction à leur orgueil et à leur avarice.
—L'avarice, on peut la rassasier sans se ruiner, j'espère.
—L'orgueil aussi, sire. Un exemple: Mme la duchesse de Beaufort croit bien que le roi l'épousera, n'est-il pas vrai?
—Certes, et elle a raison!
—Elle a raison. Bien. Cependant Votre Majesté est déjà mariée. Il faut donc que Mme la duchesse ait foi en Votre Majesté pour attendre la rupture du premier mariage. Pourquoi les Entragues, si Votre Majesté promettait d'épouser leur fille, n'y croiraient-ils pas aussi bien que Mme la duchesse!
—D'abord je ne le leur promettrai pas. Prends-tu un roi de France pour un maraud comme toi, la Varenne? Promesse est promesse, Fouquet! roi est roi!
La Varenne plia le dos.
—Il y a promesse et promesse, murmura-t-il.
—Oh! s'ils se contentent à si bon compte, dit Henri avec enjouement… l'affaire est possible.
—Mais, sire, il ne s'agit pas d'eux, encore une fois. Eux, ce sont des gens à tromper, ce sont des gens à battre… trompez-les, battez-les, vous y gagnerez des indulgences, mais la pauvre demoiselle, aidez-la, sire, ou abandonnez-la tout à fait; laissez-la mourir de sa douleur, elle souffrira moins que de subir les persécutions de sa famille.
—À Dieu ne plaise qu'une si parfaite créature meure par mon inhumanité.
—Un semblant de secours, alors. Qu'elle ait vis-à-vis de ses persécuteurs une apparence de raison d'agir. Une promesse faite à elle, c'est son salut, c'est sa liberté, c'est le droit de voler dans les bras de son roi. Quand il s'agira plus tard de débrouiller le compte avec les parents, elle aidera Votre Majesté à leur rire au nez et à faire banqueroute. D'autant mieux que la dette ne se pourra payer, puisque Votre Majesté sera mariée ailleurs.
—Ce n'est pas absolument sot, dit Henri rêveur.
—Et ce sera éminemment charitable, sire; sans compter les bénéfices.
—Fouquet, si tu en parles, tu vas m'ôter le mérite de la charité, répliqua le roi du ton goguenard qu'il prenait pour toutes ces affaires, qui, au fond, lui tenaient tant à coeur.
—Je puis donc aller verser un peu de baume sur les plaies de cette belle amoureuse. Oh! sire, elle est capable d'en pâmer de joie.
—Ne m'engage pas trop!
—C'est elle, sire, qui va s'engager vite et vous verrez avec quelle ardeur….
—Va-t'en, esprit tentateur, et va-t'en promptement, car je vois Rosny qui entre dans le parterre. Qui donc l'accompagne? ma vue baisse.
—M. Zamet, sire; et tout là-bas, sur l'esplanade, il y a M. de Crillon qui parle à un garde.
—Compagnie austère. Gare à tes oreilles, dit le roi en refeuilletant sa correspondance avec plus d'action que jamais.
La Varenne glissa comme une belette parmi les bosquets et les bordures de troëne. Henri, sans affectation, se laissa approcher par Rosny, qui venait à pas comptés dans l'allée même que parcourait le roi.
Le ministre avait naturellement l'air soucieux et sévère. Il était de ceux qui effarouchent les Grâces, comme disait Platon. Mais, ce jour-là, Rosny, portait sur son visage une double teinte sombre qui frappa le roi dès le premier coup d'oeil.
Henri s'écria gaiement:
—Vous venez en messager funèbre, notre ami. Quoi de nouveau? L'argent de mes coffres s'est-il changé en feuilles d'arbres, comme dans le conte arabe?
—Non, sire, l'argent de Votre Majesté est de bon aloi et augmente, Dieu merci, tous les jours. Je me suis permis de venir troubler le roi pour obtenir une réponse définitive.
—Sur quoi, Rosny?
—Mais sur ce grand événement… dit le ministre avec un soupir.
—Mon mariage! Vous y revenez toujours: vous ne vous y accoutumerez donc jamais?
—Jamais, sire, repartit gravement le huguenot.
—Il le faudra, mon ami, sinon vous ne vous accoutumeriez pas à me voir heureux.
Rosny resta immobile.
—Je rêvais une autre alliance pour Votre Majesté, dit-il enfin, une alliance riche et grande.
—Bah! la richesse d'un homme, c'est sa satisfaction.
—D'un homme, oui, mais d'un roi.
—Mon ami, je vous ai répété à satiété mes arguments en faveur de ce mariage. J'ajouterai qu'aujourd'hui il est devenu nécessaire, tout le monde en parle.
—S'il n'y a que cette nécessité….
—Assez, Rosny, tu me désobliges. Tu ne peux parler contre ce mariage sans offenser la duchesse de Beaufort.
—Non, dit vivement Sully, ce n'est pas la mariée, c'est le mariage que j'attaque.
—Fais grâce à l'un et à l'autre. Ma résolution est prise. Je n'ignore pas ce que vous en direz, ce que tout le monde en dira, mais peu importe. Je sais aussi qu'il y a des princesses nubiles en Europe, et que la politique me pouvait faire incliner vers celle-ci ou celle-là. Mais il est trop tard. Je serai heureux sans princesse.
—Au moins, sire, ne vous mariez pas, n'enchaînez pas votre liberté.
-Allons donc, je me fais libre en me mariant. Il me faut des enfants, la duchesse m'en donne de beaux et d'aimables comme elle. Si je ne me mariais pas, je n'aurais que des bâtards inhabiles à me succéder; si je ne me mariais pas, toutes les femmes se disputeraient ma personne. Oh! ne souriez pas, Sully, on m'aime! et si vous ne croyez pas qu'on m'aime, croyez du moins que l'on convoite une part de ma couronne. Ce sont autour de moi des intrigues, des débats, des appétits qui affaiblissent mon autorité. Dix hommes contre ma puissance, dix Mayenne ayant chacun leur armée ne sauraient faire autant de mal à mon État que deux femmes se querellant à qui m'aura, moi, barbe grise, qui vous fais sourire. Je sais la force des femmes et les redoute. Je ne veux pas que leurs ambitions troublent le repos de mon peuple. Une fois que je serai marié, plus d'ambition possible autour de moi. Je me connais, il me faut des distractions, des caprices, au sein de la plus parfaite félicité, je cherche fortune. Aujourd'hui même que Gabrielle me rend heureux comme jamais je ne l'ai été, je la trompe pour des coquines. C'est mon défaut. Reine, elle sera du moins à l'abri de mes escapades. J'aurai le bouclier qu'il me faut pour repousser les flèches de tous ces escadrons d'amazones qui visent à mon faible coeur. Souvent vous m'avez entendu développer ma politique de prince, je vous analyse aujourd'hui en homme ma situation; comprenez-la, respectez-la, donnez-moi la joie de ne me plus troubler, car votre esprit est sérieux, vos opinions sont de poids pour moi, et toute opposition de votre part me gêne.
—Sire, répliqua Sully évidemment désappointé par cette franchise de son maître, si l'homme seul parlait, je me permettrais, je crois, de répondre, et j'aurais aussi de bonnes théories à invoquer. Mais je crois comprendre que c'est principalement le roi qui m'a parlé; je m'abstiendrai donc, malgré tout mon désir, de veiller aux intérêts de cet État.
Le roi fronça le sourcil.
—Hélas! poursuivit Rosny, que le chemin de la vérité est rude! qu'il a d'épines! qu'il cause d'embarras au loyal serviteur qui voudrait y mener son maître! Mes opinions, disiez-vous, sire, ont quelque poids pour vous. Cependant vous ne les consultez pas.
—Je sais trop ce qu'elles me diraient, Rosny.
—Peut-être condamnez-vous ainsi les vôtres, répliqua courageusement le ministre.
—D'accord, mais je suis résolu; j'aime la duchesse et ne trouverai jamais, fût-ce sur le premier trône de l'Europe, une femme qui mérite mieux mon amour par sa douceur, son incomparable beauté, son désintéressement et les bons offices que j'en ai eus. Écouter ce qu'on me dirait contre elle serait un manque de foi car elle est inattaquable. Cependant, le monde trouverait encore moyen de l'accuser si je voulais laisser dire.
—Assurément, sire.
—Eh! que ne dirait-on pas aussi d'une princesse! Mais, encore un coup, brisons là-dessus: croyez, Rosny, que votre zèle se produira plus gracieusement à moi par le silence que par la discussion.
—Il y a certains faits qui se montreront moins souples aux volontés de
Votre Majesté.
—Lesquels, dit Henri en dressant l'oreille.
—Votre Majesté n'oublie pas sans doute qu'il y a de par le monde une reine
Marguerite.
—Ma femme, pardieu non, je ne l'oublie pas; j'ai trop de raisons pour m'en souvenir.
—Son consentement au divorce est indispensable, sire.
—Eh bien?
—La reine Marguerite refuse de donner ce consentement pour un mariage qui….
—Qui?
—Qui ne ferait point faire au roi un progrès dans sa fortune ou dans la prospérité du royaume.
—Qu'est-ce à dire? demanda Henri troublé, et depuis quand madame Marguerite se mêle-t-elle des affaires d'État? Qu'elle sache, entendez-vous bien, que je ne le souffrirai pas. Mais toute cette intrigue est dirigée contre la duchesse, ce sont des obstacles qu'on lui suscite, misérables obstacles.
—Que Votre Majesté aurait tort de mépriser, dit froidement Sully, car ils sont tout-puissants: la force d'inertie gouverne le monde! Si la reine Marguerite s'obstinait à refuser, Votre Majesté ne pourrait se remarier: le saint-père ne passerait pas outre.
—Voilà une méchante femme! murmura le roi. Que lui a donc fait Gabrielle, à cette….
Sully interrompant:
—La reine prétend qu'elle ne veut céder sa place qu'à une femme de son rang pour le moins.
—Par la mordieu! s'écria le roi, c'est ma faute si j'entends de pareilles sottises! Son rang! vingt fois j'eusse dû l'en faire descendre, les occasions ne m'ont pas manqué pour cela! Bah! soyez bon, le loup vous mange. J'ai fait de la délicatesse avec cette fille de France! je ne l'ai pas fait condamner au cloître pour ses vilenies, ses déportements; je n'ai pas éteint dans une oubliette humide ce vieux sang toujours en fermentation des Valois, et voilà comme on m'en récompense! Ventre-saint-gris! je le ferai!
—Il y aura danger peut-être.
—Vous me faites pitié, répliqua le roi. Je briserai vos dangers comme il faut, à coups de procès sinon à coups de botte. Et puisqu'on demande du scandale j'en ferai! La belle Marguerite en veut à la jeune et fraîche Gabrielle, elle lui envie son printemps en fleurs, sa suave haleine, sa riante fécondité. Eh! cap de diou! je ferai pourrir avant le temps cette mauvaise femme dans les quatre murs d'une abbaye de pénitence.
—D'accord, sire, grommela le huguenot, mais vous ne serez pas libre pour cela.
—Mort de ma vie! je serai veuf! répliqua le roi. Allez-vous-en, vous et vos filles de France à tous les diables!… Et puisque vous marchez avec mes ennemis, attendez-vous à ce que je me défende vigoureusement contre vous. Allez, monsieur, allez! Oh! là, Crillon arrive un peu, toi! viens me remettre le coeur que tous ces gens m'arrachent!
Sully, mécontent, humilié, baissa la tête, et après une cérémonieuse salutation, reprit à pas lents le chemin du château. En abordant Zamet, qui l'attendait plein d'anxiété, et lui demandait des nouvelles d'une démarche dont assurément il avait reçu la confidence.
—Plus d'espoir pour votre princesse toscane, répliqua-t-il; la duchesse de Beaufort sera reine. Oh! faites la grimace tant que vous voudrez: si vous n'avez que des grimaces pour empêcher ce malheur, baissez la tête, la tuile tombe!
En disant ces mots, il faussa compagnie, plus bourru qu'un sanglier.
Quelque chose d'infernalement sinistre brilla sur le sombre visage de
Zamet, qui, s'éloignant d'un autre côté, murmura:
—Nous verrons!
Cependant Henri s'était accroché au bras de Crillon comme un naufragé après la planche de salut. Il respirait à longs traits.
—Ah! dit-il, mon brave, combien je suis tourmenté!
—Qui ne l'est pas, sire?
—Est-ce que tu l'es toi?
—Parbleu!
—Sais-tu que tous ces mauvais Français refont une ligue contre moi?
—Bah!… Et pourquoi? demanda l'honnête chevalier.
—Parce que je veux épouser ma maîtresse.
—Il est de fait que c'est une sottise, répliqua Crillon.
—Hein? fit le roi.
—Mais comme la chose vous regarde, et que vous n'êtes plus en jaquette, poursuivit Crillon, comme vous vous en trouvez satisfait, épousez, harnibieu! épousez!
—A la bonne heure! s'écria Henri en embrassant le chevalier, voilà parler!
—Eh, mon Dieu, l'une ou l'autre, ajouta Crillon, ce sera toujours une mauvaise affaire. La peste soit de toutes les femmes.
—Pourquoi dis-tu cela de cet air fâché?
—Parce que… parce que je suis enragé, sire. Voyez-vous ce garde, là-bas?
—Là-bas, attends donc, dit Henri en se faisant de sa main un garde-vue.
—Un bon soldat, un coquin qui n'a pas son pareil, un sacripant qui vaut son pesant d'or.
—Eh bien?
—Eh bien, il vient de me donner sa démission.
—Que veux-tu?
—Je ne le veux pas! C'est votre meilleur garde!
—Comment l'appelles-tu?
—Pontis.
—Ah! oui, un vaillant. Et pourquoi quitterait-il service?
—Parce qu'il s'est brouillé avec son ami, pour une femme. Il est tout séché, tout jauni; il grelotte la fièvre. Pour une femme! Harnibieu! les damnés oiseaux! Mais je ne veux pas qu'il parte. Faites-moi plaisir de le mander, sire.
—Volontiers.
—Et ordonnez-lui de demeurer aux gardes.
—Si tu y tiens….
—Absolument.
—Va donc me le chercher, j'en fais mon affaire en deux mois.
En effet, Crillon fit un signe et le garde récalcitrant fut amené au roi.
Pontis n'avait plus rien du Pontis d'autrefois. Un demi-siècle de chagrin avait éteint ses yeux, fané ses couleurs, fondu ses chairs. Il flottait dans sa casaque comme un squelette.
Il s'arrêta à trois pas du roi, qui le considéra quelque temps avec bienveillance.
—J'entends qu'on demeure à mon service, cadet, dit Henri. Mon service sera bon pour toi, je m'y engage. Je te trouverai des occasions.
Pontis voulut répondre.
—J'ordonne, dit le roi en lui frappant sur l'épaule et en même temps il lui mit une poignée de pistoles dans la main.
A cette époque, un gentilhomme s'honorait de recevoir l'argent du roi.
Pontis se tut, et n'eût pas songé à refermer ses doigts sur les pièces, si
Henri ne les lui eût fermés lui-même.
—Il est malade, ce garçon, dit-il en le regardant encore d'un air d'intérêt. Soigne-toi, cadet!
Et il partit. Crillon s'approcha de Pontis.
—Et si tu désertes, mauvaise tête, je te fais hacher en morceaux! ajouta le chevalier.
—Cela m'est bien égal, dit Pontis les yeux tout rouges.
—Allons, ne vas-tu pas pleurer, grand veau! C'est bon. Je me rends à Paris. Je causerai de tout cela avec Espérance… Harnibieu! c'est qu'il pleure tout de bon, dit Crillon attendri. Quel âne!
En achevant cette consolation, il laissa tomber à son tour sa main sur l'épaule du garde; mais le pauvre squelette n'était plus de force à supporter une pareille presse; il plia et s'assit hébété sur le gazon.
XXI
L'AVEU
Crillon tint sa promesse. Le soir même il descendait à Paris dans la cour du palais d'Espérance.
Le chevalier ne perdit point son temps à observer ce qui se passait autour de lui, ni les serviteurs occupés à transporter meubles et bagages, ni ce mouvement inséparable d'un déplacement prochain, ni l'aspect à la fois triste et agité de la maison, car la maison vit et porte sur sa physionomie un reflet fidèle des impressions du maître.
Crillon, laissant son cheval et ses gens dans la cour, alla droit au jardin où devait se trouver Espérance.
La soirée fraîche et nébuleuse promettait une nuit de tempête. Des tourbillons rapides roulaient dans les allées des bataillons tournoyants de feuilles mortes, qui couraient comme des soldats au cri de la trompette.
Ce beau jardin ayant épuisé toutes ses fleurs ne vivait plus que par la verdure éternelle des arbres résineux. L'eau n'y coulait plus avec le gai murmure de l'été. Les oiseaux noirs et muets campaient en se hérissant dans les cimes dépouillées.
Il n'était pas jusqu'au sable, dont les craquements retentissaient plus secs et presque sinistres sous le pied du promeneur.
Espérance foulait rêveur et incliné les feuilles jaunies par l'hiver, quand le chevalier l'aperçut et l'appela.
Le jeune homme se retourna empressé au son de cette voix amie.
—Ah! chevalier, s'écria-t-il, soyez le bienvenu, je me disposais à vous aller voir.
Crillon resta immobile de surprise à l'aspect des ravages qu'une absence si courte avait faits sur la fraîche jeunesse de son favori. Espérance, pâli, les cheveux divisés par le vent, les joues creuses, les paupières battues, souriait avec cette grâce douloureuse de l'ombre rappelée un moment sur la terre.
—Lui aussi, s'écria le chevalier. C'est donc une épidémie! Pourquoi vous trouve-t-on fané, abattu comme ce pauvre Pontis?
Une fugitive rougeur monta au front d'Espérance; mais il ne répondit rien.
—Est-ce le chagrin de votre brouille? demanda le chevalier. Peut-être? Eh bien alors, réconciliez-vous vite.
—Impossible, monsieur.
—Comment! pour une femme, vous resteriez brouillés, ennemis? C'est cela qui est impossible, harnibieu!
La rougeur d'Espérance était devenue une flamme dont ses yeux reflétèrent la vive lueur.
—Qui vous a dit, monsieur le chevalier, que la cause de ma rupture avec
Pontis fût une femme?
—Lui, pardieu!
—Et… l'a-t-il nommée, ajouta le jeune homme avec une anxiété qui fut remarquée de Crillon.
—Non. Pontis est galant homme. Il ne m'a donné aucun détail. Ce n'est pas que je n'éprouve une vive curiosité de savoir quelle femme en ce monde mérite que deux amis se séparent à cause d'elle. Pontis se meurt de chagrin là-bas comme vous ici. Il est temps de mettre un terme à vos douleurs. Vous maigrissez l'un et l'autre à faire pitié. Allons, vous qui n'êtes pas un bourru, un entêté, vous qui ne pouvez pas avoir tort, et qui êtes le supérieur, faites la première démarche.
Espérance se tut avec l'opiniâtreté d'une décision prise. Crillon ne put retenir un léger mouvement d'impatience:
—Je me suis engagé, poursuivit-il, à vous réconcilier tous deux: j'en ai parlé devant le roi.
Espérance tressaillit.
—À quoi bon? murmura-t-il vivement; le roi n'a-t-il pas assez de soucis pour lui-même sans prendre les nôtres? Pourquoi parler au roi d'une brouille d'Espérance avec Pontis? Qu'importe au roi! Quelle idée lui aurez-vous donnée? Que dira la cour?
Le ton, la véhémence du jeune homme étonnèrent Crillon, tête féconde où les germes en soupçon trouvaient un aliment facile, une croissance rapide.
—Comme vous dites cela! répliqua-t-il avec lenteur en épiant d'un oeil pénétrant le visage d'Espérance, sur lequel le blanc et le vermillon se succédaient sans relâche, comme les flots de la marée pendant l'orage. Si j'eusse pu deviner que vous vous cachiez si soigneusement du roi, ma langue n'est pas à ce point vagabonde que je n'eusse pu la retenir.
—Je ne me cache pas, monsieur, mais….
—J'ai été indiscret, interrompit Crillon, Je le vois; et qui sait si je ne vais pas être importun.
—Oh! ne le croyez jamais.
—Les affaires de la jeunesse ne me regardent plus, et l'intérêt que j'y prends est une maladresse, n'est-ce pas? Les secrets des jeunes gens doivent être pour moi aujourd'hui comme ces armes qu'un vieillard ne sait plus manier sans se blesser ou blesser les autres. En cette circonstance, du moins, j'aurai fait preuve de bonnes intentions, et c'est là-dessus qu'il faut m'absoudre.
En parlant ainsi, le chevalier se détourna, pour ne pas laisser voir à quel point le reproche d'Espérance l'avait blessé.
—Vous m'affligez, monsieur, dit tout à coup le jeune homme ému, en me supposant à votre égard une défiance qui n'existe pas.
—Voilà un siècle que vous ne m'avez vu, que vous n'avez chassé, paru à la cour. On en parle, on s'étonne.
—Je fuyais le genre humain.
—Pour une querelle avec Pontis! C'est donc bien grave?
—Très-grave.
—Pourquoi me l'avoir caché?
—J'allais vous voir de ce pas et vous le dire, répondit Espérance avec une voix troublée, dont l'expression fit mal au chevalier.
Les yeux de Crillon se portèrent avec plus d'attention de ce visage altéré à tous les objets environnants. Ce fut alors pour la première fois qu'il aperçut les domestiques travaillant à emballer, à démeubler avec une précipitation de mauvais augure.
—Vous alliez me voir, Espérance, où donc?
—Chez vous, sans doute.
—On dirait plutôt que vous partez pour la terre sainte, pour l'Amérique, pour la Lune avec tous ces bagages, s'écria le chevalier en essayant de rire, dans l'espoir de faire rire le jeune homme.
Mais celui-ci, sans se dérider;
—Je pars, en effet, dit-il, et le principal but de ma visite devait être de vous annoncer mon voyage.
Crillon fit un mouvement d'inquiétude; trop de symptômes depuis son arrivée lui décelaient une situation grave. Les soupçons commencèrent à se dessiner en traits plus prononcés.
—C'est une plaisanterie, n'est-ce pas? demanda-t-il en prenant les mains d'Espérance.
—Non, cher monsieur, non, mon ami, c'est une réalité, je pars.
—A Venise, encore?
—Non, dit Espérance avec une mélancolie profonde. J'ai tout épuisé à
Venise, je n'y trouverais plus de chagrins nouveaux; je n'irai pas là.
—Eh, mon Dieu, où donc? vous me mettez sur les épines.
—Je ne sais pas où je vais, mon cher protecteur, mais ce sera loin et cela durera longtemps.
—Un moment, un moment, répliqua Crillon après un pénible silence pendant lequel il avait exercé toutes les facultés de son esprit et de son coeur, pour deviner le motif d'une telle résolution. Si vous eussiez été à la veille d'un combat douteux, périlleux, je suppose que vous fussiez venu à moi me demander conseil, sinon assistance.
—Monsieur!…
—Car vous n'oubliez pas, vous ne pouvez oublier, ajouta le chevalier d'une voix légèrement tremblante, que dès votre arrivée à Paris je vous ai proposé mon amitié, mon soutien; que j'ai été au-devant de vous, moi qui ne me prodigue guère.
—Ce souvenir est la seule consolation qui me reste, dit Espérance, troublé par le changement soudain qui s'était opéré dans l'accent et dans le regard du chevalier.
—La seule consolation qui vous reste! mais où en êtes-vous donc? que vous arrive-t-il donc pour que vous ayez besoin d'être consolé? Oh! toute cette discrétion cache quelque malheur; déchirons vivement le voile: il y a une plaie dessous, je veux la voir! j'en ai le droit.
—Monsieur… je ne sais trop moi-même.
—Détour, subterfuge. Vous êtes l'esprit le plus net et la volonté la plus ferme que je connaisse, malgré votre masque d'Apollon. Quand un homme trempé comme vous pince ses lèvres, c'est pour ne pas faire la grimace. Quand il fait la grimace, c'est qu'il souffre! Plus un mot qui ne soit une réponse péremptoire. Je questionne; répondez: Pourquoi êtes-vous changé, pourquoi êtes-vous caché, pourquoi êtes-vous brouillé avec Pontis? Enfin, pourquoi partez-vous? Oh! ne vous tourmentez pas ainsi les mains avec vos ongles, n'essayez pas de détourner vos yeux, de crisper votre bouche! Je suis là, je vous tiens, je vous veille. J'attends!
En disant ces mots avec toute l'autorité de son âge, de son rang, de sa renommée, Crillon arrêta Espérance au coin de l'allée près d'un banc, loin de tous les yeux, il l'assit non sans une certaine violence et se plaça à ses côtés.
—Pourquoi partez-vous? répéta-t-il.
Espérance fit un effort et dit:
—Parce que je m'ennuie à Paris, monsieur.
—C'est impossible. Vous êtes riche comme pas un de nous; en bonne santé, aimé, recherché de tout le monde, vous ne pouvez vous ennuyer.
—S'il en était autrement, partirais-je?
—Je vois que j'ai mal posé la question; vous êtes très-habile et essayez encore à m'échapper. Cela me prouve combien vous avez peu d'amitié, d'estime pour moi.
—Monsieur! je viens de vous dire que je n'ai plus que vous au monde.
—Eh! mordieu! si vous m'aimez, faites que je le voie! Vous êtes bien jeune, moi, bien vieux, c'est à moi de donner l'exemple du courage. Cependant si je me sentais blessé je vous crierais: au secours!
—Ah! monsieur, l'on n'a pas toujours ce bonheur de pouvoir crier quand on souffre.
—Ces mots s'échappèrent avec un soupir douloureux.
—A d'autres, c'est possible, mais à moi, s'écria le chevalier, on peut tout dire; je suis Crillon, moi!
—C'est vrai. Eh bien, pourquoi le cacherais-je? vous le voyez trop bien, je suis malheureux.
—Toi, mon enfant, dit le brave guerrier avec un accent plein de tendresse. Espérance est malheureux, mais depuis quand? reprit-il avec un redoublement de défiance.
—Oh! la date ne fait rien, chevalier.
—Il n'y a pas longtemps encore tu rayonnais.
—Ce temps est passé; mais n'en parlons plus. Les chagrins sont une part de la vie. La vie nous est imposée: bonne ou mauvaise, il la faut prendre. Quand j'étais heureux, je n'ai point poussé des cris de joie, pourquoi aurais-je aujourd'hui une douleur bruyante? Non. Seulement, les accès peuvent me trouver faible, et je ne veux me donner en spectacle à personne. Voilà le motif de mon départ.
Crillon secoua tristement la tête.
—Espérance, murmura-t-il, le motif n'est pas celui-là.
—Que voulez-vous dire?
—Non, vous dis-je. Enfermé comme vous savez l'être, au besoin, indépendant comme vous l'êtes, vous ne seriez vu de personne à Paris. D'ailleurs, un voyage dans quelque terre suffirait. Mais n'oubliez pas ce que vous m'avez dit en commençant la confidence: Je vais loin et pour longtemps.
—Pour user la douleur, chevalier.
—Une douleur d'amour, peut-être, dit Crillon avec intérêt.
Espérance rougit, mais il sut se contenir et répondit:
—Je l'avoue, quand vous devriez me railler de cette faiblesse.
—Ce n'est pas moi qui y essayerai. Je sais compatir à toutes les peines. J'ai été jeune; j'ai aimé, ajouta-t-il avec un affectueux sourire; cependant il y a du remède aux peines d'amour.
—L'absence, n'est-ce pas?
—Non. L'absence, au contraire, est une des tortures les plus cruelles, la plus cruelle après la mort. Mais on en guérit en se rapprochant de la femme aimée; vous, au contraire, vous me paraissez fuir cette femme, puisque vous partez.
—Il est vrai.
—Je ne peux supposer un moment qu'elle ne vous aime pas, c'est une hypothèse absurde. Serait-ce donc qu'elle est morte?
—Ne m'interrogez pas, je vous prie, dit Espérance, déjà vous savez plus que mon pauvre coeur n'en voulait dire… N'insistez pas.
Crillon, sans l'écouter, continua de rêver.
—Je ne connais aucune femme d'une certaine beauté ou d'un certain rang qui soit morte récemment à Paris, murmura-t-il en se parlant à lui-même. Ah! nous oublions un genre de supplice… le mariage de celle qu'on aime. Mais je ne connais pas non plus de femme qui se marie, si ce n'est toutefois la belle Gabrielle.
Espérance devint livide et se détourna vivement lorsque Crillon, sans intention maligne, leva sur lui ses yeux, qu'il avait tenus vagues et baissés pendant sa rêverie.
—Ah! mon Dieu! pensa le chevalier, frappé d'une idée subite à la vue de ce trouble affreux soulevé par ses derniers mots.
—Seigneur, dit Espérance en se levant avec précipitation, la soirée s'avance, il fait froid. Vous plaît-il que je commande aux valets de rentrer les chevaux?
—Je le veux bien, répliqua distraitement Crillon, dont la main frissonnait en caressant sa moustache.
Espérance l'entraîna vers les bâtiments; il le précédait, il le fuyait. Chacun de ses mouvements était heurté, fébrile; sa voix déchirait ses lèvres.
Crillon le laissa donner quelques ordres incohérents et entra dans la maison, où il le guetta pour le prendre au passage. En effet, quand le jeune homme reparut, après avoir rafraîchi son front et rétabli la sérénité sur son visage, il sentit le bras du chevalier se glisser sous son bras. Crillon se dirigeait vers la grande salle vénitienne, où il emmena et enferma avec lui le malheureux Espérance, que toutes ces préparations n'inquiétèrent pas assez.
Mais on ne se tirait pas à si bon marché des mains du brave Crillon. Ce dernier avait eu le temps de réfléchir, de confirmer tous ses soupçons, et il avait pris un parti.
—Espérance, dit-il brusquement, je sais votre secret, je connais le motif de votre départ. La femme que vous aimez ne se marie-t-elle pas?
—En vérité, répliqua le jeune homme d'une voix éteinte, vous doublez l'horreur de mon supplice. Je pars pour fuir une pensée mortelle et vous vous obstinez à me l'infliger sans miséricorde. Eh bien oui, j'aime une femme qui se marie, une femme qui épouse un roi. Devinez-vous! Êtes-vous satisfait? Aurai-je au moins le bonheur de vous faire avouer que je suis le plus malheureux des hommes.
—Pauvre Espérance, reprit Crillon abattu. Vous aviez raison. Le mal est sans remède. Oh! malheureux, malheureux Espérance, à Dieu ne plaise que j'ajoute quelque chose à votre infortune.
—Au moins vous me plaindrez, mon ami, n'est-ce pas?
—S'il s'agissait d'une femme ordinaire, poursuivit le vieux guerrier, je ne voudrais pas éteindre en vous l'espoir. Je vous encouragerais à surmonter tous les obstacles. Vous me verriez ardent comme un jeune homme, plus ardent que vous à disputer cette femme, fût-ce à son mari. Car je vous aime, Espérance, et aucune folie ne me coûterait pour vous consoler. Mais ici, que faire? Cette femme, je ne puis que vous supplier de n'y plus penser.
—Oui, murmura vivement Espérance, c'est une image sans corps, un rêve chimérique, et vous êtes trop sage pour m'encourager dans le délire. N'en parlons plus, je vous le demande humblement.
—Cette femme, mon pauvre enfant, est aimée du roi, de mon roi, qui pour elle sacrifierait tout, même sa vie. Je ne puis vous aider contre le roi. Je ne puis songer qu'avec horreur au chagrin que lui causerait pareille tentative. Non… tout à l'heure encore il parlait d'elle, il la défendait, il m'ouvrait son coeur, et je lui ai conseillé de tout braver pour épouser la duchesse. Je sais que je vous déchire l'âme, mon cher enfant, mais il le faut. La route est tracée: c'est un sacrifice douloureux à faire.
—Je l'avais fait déjà, vous voyez, interrompit Espérance, puisque je vous annonçais mon départ.
Crillon se recueillit. Il joignit ses mains. La froide résignation du jeune homme, son sourire fixe, la contraction de ses lèvres annonçaient un désespoir violent, combattu par un courage capable de tuer l'homme en étouffant la douleur.
—Rien à faire, dit-il encore. Quand même il ne s'agirait pas du bonheur du roi, quand même il me serait possible de vous aider, le voudrait-elle? repousserait-elle les conseils d'une ambition qui la porte au trône?… Et, contre l'ambition, que peut l'amour chez une femme?
—Oh! que parlez-vous d'amour? s'écria Espérance ramené à son caractère par l'accusation si injuste que formulait sans s'en douter le brave Crillon, de l'amour entre la duchesse et moi! Ah! monsieur, la noble femme sait-elle seulement ma folie? soupçonne-t-elle mon audace?
—Quoi… vous n'avez point parlé?
—Jamais, dit le généreux jeune homme, jamais je n'ai parlé ni même pensé devant elle. Cette passion n'a jamais eu d'écho. Gabrielle aime trop le roi, et il mérite trop bien d'être aimé. Elle s'est donnée à lui si loyalement, il l'appelle aujourd'hui si loyalement sa femme! Que ferais-je entre eux, moi, un inconnu, un inutile, un oisif? J'irais empoisonner leur bonheur en y versant mes coupables pensées!… Vous dites qu'elle a de l'ambition. Quoi de plus respectable, seigneur? ne s'agit-il pas de son honneur à recouvrer, de son fils à doter? Mon Dieu! mais cette passion que vous avez devinée parce que mon coeur pour vous est transparent, cette folie deviendrait un crime abominable si la duchesse en pouvait soupçonner l'existence. Je pars, vous ai-je dit; mais si je pouvais croire que quelqu'un a pénétré mon secret, je ne partirais pas, je me tuerais.
Crillon se leva, s'approcha d'Espérance, et l'enveloppa de ses bras.
—Oui, partez, dit-il, mais ne faites pas le voyage en homme qui se désole, en homme qui se presse. Tout n'est point perdu pour vos vingt ans, pour votre brave coeur. Qui sait les trésors que vous garde l'avenir. Enfant! ne niez pas, ne vous révoltez pas.
—Oh! faites-moi du moins la grâce, s'écria Espérance éperdu, de croire que je ne me consolerai jamais. Non, mon ami, jamais. On ne retrouve pas une pareille femme. Vous voulez bien, n'est-ce pas, que ce misérable coeur laisse saigner devant vous sa blessure? Joie ineffable! je puis donc parler à quelqu'un! Me voilà frappé dans ma vie, seigneur, je n'ai plus de force, plus de courage. Mon devoir accompli, je sens que l'âme m'échappe… Il y a si longtemps que je vivais par cette fibre qui vient de se rompre. J'aimais déjà Gabrielle quand je suis parti, vous savez… Eh bien, je vais partir encore; mais je n'ai plus même de larmes. Ne me consolez pas, c'est inutile. Comment aurais-je du chagrin? comment souffrirais-je désormais? Je suis mort!
Crillon cacha dans ses mains son visage morne.
—Enfant, dit-il, vous m'écouterez, parce que chez moi c'est un coeur qui parle. Je comprends que vous n'aimiez plus Paris. Quittez-le.
—Et j'aurai encore la douleur de vous perdre, s'écria Espérance.
—Pourquoi? dit le chevalier d'un ton calme. Vous n'aurez jamais été plus près de moi qu'à compter de ce départ, car je partirai avec vous.
—Vous, monsieur?
—Certes. Je vieillis; le roi a fait la paix, il n'a plus besoin de moi dans le bonheur. Vous m'aurez pour compagnon: voulez-vous?
—Mais, seigneur, dit le jeune homme en regardant Crillon avec une admiration mêlée de stupeur, d'où vient que vous me feriez un pareil sacrifice, vous que les plus illustres destinées attendent, prix des plus glorieux services; vous qui n'avez parcouru que la moitié de votre carrière d'honneurs? comment me préférez-vous à la gloire?
—Croyez-vous que j'aie un coeur de pierre, répondit Crillon? Je vous dis: souffrez avec courage, mais à la condition que je vous aiderai à souffrir.
—Enfin, qu'ai-je fait pour que vous m'honoriez d'une si précieuse amitié? Car vous me proposez de quitter pour moi le plus grand roi du monde, et, j'en suis sûr, vous ne me quitteriez pas pour un roi.
—C'est vrai, dit le héros embarrassé par la naïve question du jeune homme. Ne me demandez-vous pas la cause de mon attachement pour vous? elle est toute simple. Comment ne vous aimerait-on pas? Connaissez-vous mieux, Espérance. Vous êtes bon, vous êtes noble et vous êtes beau. Les yeux se réjouissent de vous voir, les âmes s'épanouissent au contact de votre âme. Que de rois ne vous valent pas! Ah! je ne vous ai pas aimé comme cela du premier coup. Non. Malgré la recommandation de votre mère… car c'est votre mère qui vous a adressé à moi… Rien que pour cette raison, Espérance, vous devriez m'aimer. Tenez, il faut m'aimer beaucoup, mon enfant, et vous persuader ce que vous disiez tout à l'heure par délicatesse, c'est-à-dire que vous n'avez plus que moi au monde. Et si je croyais ne pas suffire à vous consoler avec le temps… si je doutais de votre amitié… si je vous voyais ingrat… Non. Embrassez-moi. Mon coeur se fond quand je vous tiens dans mes bras.
Espérance obéit. Il appuya sa tête endolorie sur cette vaillante poitrine et endormit sa douleur aux battements d'un coeur qui n'avait jamais failli.
XXII
LA PROPHÉTIE DE CASSANDRE
Le temps avait marché. Toutes les forces coalisées contre Gabrielle grandissaient en silence. Espérance attendait que Crillon fût prêt à partir. Le chevalier avait fait promettre à son ami la patience et la résignation jusqu'à une occasion favorable.
Espérance mettait son point d'honneur à ne rien trahir de ses souffrances. On ne parlait autour de lui que d'un voyage fort beau, fort long, qu'il allait entreprendre avec Jean Mocquet pour l'honneur de la science et pour la gloire d'ajouter quelques colonies au royaume.
En attendant, le jeune homme concentrait sa douleur: il s'en nourrissait. Renfermé chez lui ou feignant de s'absenter pour des chasses dans les forêts éloignées, il disparaissait peu à peu du monde et de la cour. On ne le vit qu'une ou deux fois figurer dans les joyeuses fêtes du carnaval.
Il avait évité soigneusement Pontis. Décidé à rompre avec le pauvre garde, puisque son absence devait être éternelle; il se promettait cependant de l'aller trouver la veille du départ, de l'embrasser, de lui pardonner; car cette amitié tendre n'était pas éteinte dans le coeur d'Espérance. Il savait, par des rapports fidèles, la douleur de Pontis depuis leur séparation. Rien n'avait pu consoler le garde. Son caractère avait changé comme son corps. Sombre, irascible, taciturne, Pontis restait couché pendant tout le temps qu'il n'accordait pas au service, et ces deux jeunes gens, naguère si brillants, si bruyants, s'étaient éteints comme des chrysalides.
À l'intérieur, Espérance menait la même vie. Le carême touchait à sa fin, et comme le roi, à cette époque, habitait ordinairement Fontainebleau avec la cour, c'est de là que tous les matins arrivait au jeune homme le présent quotidien de Gabrielle. Le genre en était changé, ce n'était plus qu'une fleur morne et desséchée, touchant emblème d'une vie arrêtée dans son épanouissement. Ces témoignages de constance n'étonnaient point Espérance; il connaissait l'âme de cette généreuse femme. Mais, plus elle s'attachait à perpétuer en lui la mémoire de l'amour, plus il se croyait obligé de répondre par une magnanimité pareille.
—Le devoir de Gabrielle, se disait-il, est de me tendre incessamment la main. Le mien est de fuir Gabrielle. Chacun de nous travaille ainsi au bonheur de l'autre.
Et il persévérait dans son isolement, et il accélérait les apprêts de son départ. Le consentement de Gabrielle à cette séparation lui semblait acquis par un silence que rien n'avait rompu depuis leur dernière entrevue à la Chaussée.
Au commencement de la semaine sainte tout était achevé. Le printemps venait. Les dispenses de Rouen pour le divorce, et par conséquent pour le nouveau mariage du roi étaient en chemin, dans la valise du courrier royal. Espérance avait commandé ses chevaux pour le lendemain, et, d'accord avec Crillon, qui, plus tard, l'eût été rejoindre, il devait seul se mettre en route. Une dernière fois, le pauvre exilé voulut se promener dans sa maison et lui faire des adieux éternels.
Il avait été si heureux dans cette douce retraite; elle était parsemée des reliques de son amour. Partout un souvenir de Gabrielle s'offrait à ses yeux, se heurtait à son pied, caressait sa main. L'infatigable amie avait, jour par jour, fini par emplir de sa pensée la maison tout entière, depuis le vestibule où s'épanouissaient les orangers donnés par elle, depuis les dressoirs garnis des mille caprices de sa fantaisie, jusqu'aux murailles tapissées, jusqu'aux volières peuplées d'un monde babillard, jusqu'aux herbiers gonflés de plantes, jusqu'aux panoplies hérissées d'armes, jusqu'aux médailliers riches de merveilles, jusqu'aux casiers gorgés de volumes dont chacun, fût-ce un livre de science abstraite ou un traité de théologie, représentait pour Espérance une pensée d'amour.
La biche suivait partout son maître, frottant son front velu à la main pendante qu'elle léchait de temps en temps. Et chaque pas d'Espérance, parmi tous ces monuments du passé, faisait un bruit qui amollissait son coeur.
—Hélas! se disait-il, ce départ est bien véritablement l'image de la mort. Le mourant n'emporte rien de ces richesses tant aimées. Une bague, un portrait chéri, quelque bijou, voilà tout le bagage qui peut tenir avec moi dans le sépulcre. Le reste est abandonné aux étrangers. Tout ce que vivant il aima, ce qu'il soigna de ses mains, ce qu'il adora, éphémères idoles, il le laisse après lui à des gens qui manieront grossièrement ces reliques et les profaneraient d'un équivoque sourire s'ils pouvaient deviner le prix que l'ancien maître y attacha.
Moi qui possède une telle quantité de ces richesses précieuses pour moi seul, qu'en vais-je faire? Les garderai-je avec moi sur des chariots, sur des vaisseaux, emballant tour à tour et déballant, ridicule voyageur, ces ustensiles de ma vie d'amour? Cependant j'ai appris à vivre au milieu de ces riens fragiles, j'en ai fait mon horizon, et ma vue souffrirait de s'en passer! Les laisserai-je en partant, comme le mort dont je parlais tout à l'heure? Mais alors il se trouvera des gens qui toucheront sans respect ce qu'a touché Gabrielle. Non; j'imiterai le sage qui porte tout sur lui. Je choisirai le plus petit joyau, la plus fine dentelle, la fleur le plus récemment imprégnée de son souffle, je les enfermerai sur mon coeur, et quand mes chevaux seront sortis, mes valets congédiés, quand je serai seul à la maison, un pied levé pour en partir, je brûlerai tous mes trésors à leur place. Les métaux se fondront avec le cristal, les marbres seront dévorés, les oiseaux libérés s'enfuiront; livres, meubles, étoffes tomberont en cendres; la maison aussi disparaîtra dans ce gouffre de feu, et peu de jours après, tout ce que j'ai touché, aimé, usé, sera effacé comme le maître dans la mémoire des hommes. J'aurai fait de tout cela un immense tombeau, où quelque peu de moi dormira inséparable d'une partie de Gabrielle.
Comme il achevait de formuler cette pensée avec un serrement de coeur et des soupirs bien permis à une telle infortune, un léger bruit le fit tressaillir; il se retourna, Gratienne était devant lui, haletante, et s'écria joyeusement:
—Dieu merci! le danger est passé!
Il faudrait n'avoir jamais aimé pour ne pas comprendre l'effet que produisit sa présence sur le jeune homme encore palpitant d'avoir remué les plus douloureux souvenirs. Quelle douceur il a pour l'amant, ce visage souvent trivial de la confidente! Quel ange pourrait espérer un meilleur accueil, quand même il apparaîtrait dans toute sa beauté, dans toute sa gloire!
Gratienne, moins belle qu'un ange, était pourtant une physionomie heureuse et souriante. Bien des fois le coeur du jeune homme avait tressailli au bruit de son pas, comme si elle eût été Gabrielle, mais jamais cependant il ne l'avait trouvée bonne et belle comme en ce moment. Il poussa un cri de joie et courut à elle les bras étendus.
Gratienne lui demanda si personne n'écoutait, et sur l'assurance qu'elle en reçut, elle ajouta:
—J'apporte une lettre de madame la duchesse, mais pour l'avoir, il faudrait me laisser seule un moment dans cette chambre.
Et elle rougit.
Espérance la regarda sans comprendre.
—Comme souvent on m'a suivie, arrêtée, volée même, quand j'allais à la petite maison du faubourg, reprit Gratienne, j'ai caché cette lettre sous mes habits. Cette fois, pour me la prendre, il eût fallu me tuer, et les ennemis de madame n'osent pas encore assassiner en plein jour, dans la rue.
Espérance remercia la courageuse fille et l'enferma. Tout en passant dans la chambre voisine, il se demandait avec un trouble inexprimable ce que pouvait renfermer cette lettre, la première que lui eût jamais écrite Gabrielle.
—Elle est assez honnête, assez brave, pensa-t-il, pour vouloir me donner un témoignage palpable de l'amour qu'elle a eu pour moi. Noble imprudente, qui jamais ne transige avec le devoir de son coeur, elle rougirait de ne pas se livrer à moi comme je me suis donné à elle!
Cette idée l'exalta un moment, mais la conséquence en fut triste.
—C'est donc un adieu qu'elle m'envoie, pensa-t-il, l'adieu éternel. C'est donc fini!… Elle va donc m'ordonner de l'oublier à jamais!
Gratienne rouvrit la porte, Espérance avait le front penché, les yeux troubles.
—Voici, dit-elle en lui offrant un petit sachet brodé de soie et imprégné d'un de ces mystérieux parfums de l'Orient, qui font rêver de femmes et de fleurs.
Il l'ouvrit et prit le papier qui s'y trouvait enfermé. Gratienne s'approcha de la fenêtre et tourna le dos discrètement pour le laisser lire en toute liberté.
«Ami, disait Gabrielle, je sais que vous voulez partir, je sais qu'on en parle pour demain, et M. de Crillon l'a dit devant moi avec une sorte de conviction qui m'épouvante. Ce n'est pas que j'y croie, mais tout m'alarme. Non, je ne croirai jamais que vous partiez sans m'avoir parlé une dernière fois. Cependant, vous êtes assez généreux pour avoir ce triste courage. Vous m'aimez assez pour vous sacrifier ainsi. J'en tremble en écrivant. Ne faites pas cela, au nom du ciel, car vous me réduiriez à un tel désespoir, que j'irais chercher au bout de la terre le suprême adieu que vous me devez.»
«Il y a demain grande chasse à Fontainebleau; vous y pouvez venir. Nous serons seuls. Soit que vous arriviez secrètement, soit que vous vous montriez, je vous attends; Gratienne vous expliquera où et comment. Songez que je n'accepterai aucune excuse. Une heure après votre refus, vous me verriez arriver chez vous.»
Après avoir lu et relu, Espérance tomba dans une profonde perplexité.
Jamais l'amour loyal ne s'était exprimé plus clairement; jamais ordre plus net n'avait été donné par un maître plus légitime. Désobéir, c'était risquer de compromettre une femme dont la bravoure en ses moments d'exaltation ne connaissait pas de limites; obéir, n'était-ce pas risquer plus encore?
Telle fut la thèse que le malheureux Espérance creusa laborieusement pendant de longues minutes qui semblaient des heures à Gratienne.
Il se disait que Gabrielle avait le droit d'exiger ce dernier adieu, que le moyen proposé était facile; quand sans se cacher, on arrivait à une entrevue sans danger même sous les yeux des plus cruels ennemis de Gabrielle. D'un autre côté, quelle signification aurait une entrevue publique. À quoi bon rechercher ces poignantes douleurs qui n'ont pas le droit de se produire? Dans quel but Gabrielle ordonnait-elle à son amant de subir la torture sans pousser un soupir, sans verser une larme? Était-elle à ce point sûre d'elle-même qu'elle voulût affronter une pareille souffrance? L'héroïsme n'était-il pas suffisant? Refuser la femme qu'on adore lorsqu'elle s'offre à nous; la supplier d'oublier l'amant pour ne songer qu'à sa fortune et à son fils, n'est-ce point assez pour satisfaire au devoir? Fallait-il y ajouter la douleur de contempler cette femme aux bras d'un autre? Voilà pourtant le spectacle qu'Espérance irait chercher à Fontainebleau.
Dans l'autre hypothèse, c'est-à-dire en refusant l'entrevue, qu'arrivait-il? Gabrielle se compromettrait peut-être. Peut-être n'attendait-on qu'une fausse démarche d'elle pour l'accabler? Aimante, vaillante, capable de tout, elle arriverait en effet chez Espérance. Et surprise en un pareil rendez-vous elle était bien perdue.
—Non, lui dit la raison, elle ne fera pas cela. D'ailleurs, il dépend de moi qu'elle ne le fasse pas. J'aime mieux mourir que d'aller froidement à Fontainebleau et réciter devant témoins des adieux ridicules. Quant à un entretien secret, la mort est peut-être au bout. Je n'irai pas à Fontainebleau. L'égoïsme à deux m'en fait un impérieux devoir.
Mais serai-je assez sot, assez lâche pour lui dire que je n'irai pas? Provoquerai-je par fanfaronnade une générosité insensée, dont le résultat ruinerait la noble créature? Non. Ce départ que j'avais fixé à demain, je l'effectuerai ce soir même. À peine Gratienne sera-t-elle hors d'ici, que j'en sortirai, derrière elle. Au moment où elle rendra ma réponse à Gabrielle, j'aurai fait cinquante lieues; au moment où Gabrielle m'attendra à Fontainebleau, je serai sorti de France; au moment où elle aurait la magnanimité de me venir chercher chez moi, comme elle dit, la maison sera un monceau de cendres déjà froides; le maître sera un souffle, une ombre, une fable. Gabrielle ne trouvera plus même un prétexte pour se faire tort. Allons! voilà comment peut agir un homme, voilà comment l'on peut sauver une femme. C'est décidé, c'est fait. Gratienne! dit-il.
Gratienne s'approcha, le coeur oppressé par cette longue attente qui lui semblait un mauvais témoignage de l'empressement d'Espérance à satisfaire sa maîtresse.
—Ma bonne Gratienne tu disais vrai tout à l'heure. Les périls sont grands autour de nous; mais nous y sommes habitués. J'irai à Fontainebleau: j'irai demain. À quelle heure Mme la duchesse préfère-t-elle m'y voir?
—Si vous venez pour la chasse, ce sera le matin, et l'on saura, au retour, trouver l'instant de vous faire parler à madame.
—Le soir, j'aurai gagné plus de temps, pensa Espérance, et il ajouta:
—J'aime mieux le soir, Gratienne.
—Madame l'aimera mieux aussi. Après le souper, elle sera souffrante, elle se retirera, elle sera tout à fait libre.
—Mais comment pénétrerai-je au château?
—Cela me regarde. Soyez, une heure après la nuit tombée, au pied de l'escalier à vis, dans la cour Ovale. L'on soupera, nul ne vous peut remarquer à ce moment. Je vous conduirai à l'endroit choisi par madame.
—C'est convenu, dit Espérance. La nuit vient à six heures, je serai à sept au pied de l'escalier à vis.
—Bien, monsieur. Je pars joyeuse, plus légère qu'en arrivant.
—La duchesse, tu ne m'en parles pas, dit Espérance avec mélancolie.
Toujours belle, toujours florissante, n'est-ce pas?
Gratienne secoua la tête.
—Si vous l'aviez vue écrire cette lettre, répliqua-t-elle, vous eussiez mis moins de temps à me rendre la réponse.
—Oh! ne crois pas que j'aie hésité, dit Espérance remué jusqu'au fond du coeur. Ne comprends-tu pas toutes mes craintes? Enfant! sache que sa vie dépend d'une imprudence que je lui laisserais commettre.
—Je le sais, et c'est pour cela que mon coeur battait si fort en apportant ce billet. C'est une preuve, ce billet, une preuve mortelle.
—Rassure-toi, dit Espérance avec une émotion qui brisait sa voix et faisait trembler sa main, la preuve ne fera mourir personne.
Il alluma une bougie d'un candélabre, et, après avoir baisé passionnément la lettre sur tous les endroits qu'avait pu toucher la main de Gabrielle, il brûla le papier, en broya les cendres dans ses doigts.
—Tu diras tout ce que tu as vu, Gratienne, reprit-il, et tu répéteras tout ce que j'aurai dit.
—Oui, monsieur.
—J'aime Gabrielle jusqu'à la mort; retiens bien cela Gratienne.
—Oh! oui, je retiendrai cela, moi qui le pense presque aussi tendrement que vous le dites.
—Et, quoi que je fasse, Gabrielle doit se dire: Il l'a fait par amour pour moi.
—Mais que ferez-vous donc? s'écria la jeune femme épouvantée de l'accent avec lequel ces paroles venaient d'être prononcées.
—Je le dirai demain soir à la duchesse, se hâta d'ajouter Espérance honteux de s'être laissé entraîner au bonheur d'envoyer un si tendre adieu à celle qu'il ne voulait plus revoir.
Gratienne, calmée par cette réponse, sourit et se dirigea vers l'escalier.
On eût dit qu'il ne pouvait se décider à la laisser partir:
—Tu vas bien souffrir cette nuit pour retourner ainsi à Fontainebleau, dit Espérance, il fait froid. La litière va lentement. Je gage qu'elle met sept heures à faire le trajet.
—Je dormirai en route, trop heureuse de rapporter demain matin une réponse qui réjouira le coeur de ma maîtresse.
Elle partait. Espérance la retint et courut au coffre de sa chambre.
—Que cherchez-vous, dit-elle?
—C'est aujourd'hui la première fois que tu m'apportes une lettre d'elle, murmura le jeune homme, j'ai le droit de te payer cette bienvenue.
Il lui mit dans la main un collier d'émeraudes dont la richesse arracha un cri d'admiration à Gratienne.
—Mais, monsieur, je n'oserai jamais porter cela! s'écria-t-elle.
—Ces émeraudes! ce sont mes couleurs, dit-il en souriant. Je m'appelle
Espérance! souviens-toi de moi.
En parlant ainsi il l'embrassa. Ce baiser, ce présent, avaient, malgré les efforts d'Espérance, une solennité qui laissa Gratienne plus défiante que jamais, et elle se disposait à lui en demander l'explication, quand trois coups, frappés d'une certaine façon, retentirent à la porte.
—C'est l'intendant qui m'appelle, dit Espérance, il faut que ce soit quelque chose d'important.
Gratienne se blottit derrière un rideau, Espérance entr'ouvrit la porte pour demander de quoi il s'agissait.
—Seigneur, une femme vient d'arriver, dit tout bas l'intendant, elle veut vous parler.
—Son nom?
—Elle a refusé de le dire.
—Je n'ai affaire à aucune femme, congédiez-la.
—Elle insiste beaucoup trop, seigneur, et c'est une étrangère qui s'exprime mal et comprend mal aussi. J'ai pu saisir seulement qu'elle appelle monseigneur, Speranza.
Le jeune homme tressaillit.
—Une femme petite, brune, vive, dit-il.
—Oui, seigneur, très-vive.
—Renvoyez, renvoyez vite! s'écria Espérance en poussant dehors l'intendant.
Mais celui-ci s'arrêta à moitié chemin dans l'escalier, la femme qu'il allait congédier lui barrait le passage. Elle avait forcé les deux valets de garde et montait résolument chez Espérance en dépit des instances et des efforts de trois personnes.
—Madame, dit enfin l'intendant furieux, vous avez entendu l'ordre de monseigneur?
—Dites-lui qu'il y va de sa vie! répliqua l'étrangère en continuant d'avancer.
Et, haussant la voix de façon à être entendue d'Espérance, qu'elle savait être derrière la porte, elle ajouta en toscan:
—Et d'une autre bien plus précieuse pour vous, Speranza!
Ces mots, prononcés avec une intonation funèbre, n'admettaient point de résistance. Espérance remit Gratienne à l'intendant, avec ordre de la conduire dehors par l'escalier dérobé. Et, pour accélérer le départ de celle-ci qui hésitait, faute du comprendre:
—Va donc, s'écria-t-il d'une voix sourde, sinon tu es perdue!
Puis, fermant la porte, il s'élança sur le palier à la rencontre de la femme qui gravissait la dernière marche, et que sa présence arrêta aussitôt.
—Voilà une audace étrange! dit-il en italien. Avez-vous perdu le sens,
Leonora, pour oser vous présenter chez moi?
—Speranza, interrompit l'Italienne, est-ce que vous avez eu l'imprudence de répondre par écrit à la duchesse?
Espérance sentit son coeur défaillir à cette terrible question.
—Si vous avez écrit, ajouta rapidement Leonora, reprenez la lettre; il en est temps encore.
—Je ne sais ce que vous voulez dire, madame, balbutia-t-il fort pâle.
—Je dis que si Gratienne porte sur elle un écrit de vous, elle, la duchesse et vous, vous êtes perdus tous trois! Rappelez-la donc, s'il en est ainsi, et brûlez votre lettre comme vous venez de brûler celle de la duchesse, dont la fumée plane encore sous cette voûte.
—Un nouveau piège, n'est-ce pas? murmura Espérance partagé entre la défiance et la terreur.
Leonora gravement:
—Depuis Villejuif j'ai suivi Gratienne, je l'ai vue entrer chez vous; il ne dépendait que de moi de la saisir, de l'empêcher d'arriver jusqu'à vous ou d'intercepter son message. Gratienne vient de sortir, nos agents sont au dehors, elle ne ferait point cent pas sans être arrêtée avec votre lettre! Voila pourquoi je vous dis: rappelez Gratienne, Speranza. Me comprenez-vous? Est-ce un piège?
Espérance ne trouva rien à répondre. L'argument était écrasant; son air abattu prouva qu'il était persuadé.
—Allons, tant mieux, continua Leonora, voyant qu'il restait immobile. Vous n'avez pas écrit, tant mieux. Mais j'ai d'autres choses à vous dire; recevez-moi chez vous ou dans le jardin, comme il vous plaira; je ne puis parler ainsi sur l'escalier.
En achevant ces mots, elle redescendit. Espérance la suivit, dompté, stupéfait.
Lorsqu'ils furent dans le jardin et que le jeune homme eut pris le temps de se remettre en garde contre la nouvelle attaque qu'il prévoyait:
—J'écoute, dit-il, non sans être étonné de votre équivoque démarche, mais j'écoute.
—Jamais, répliqua Leonora, vous n'avez eu plus besoin de votre attention. Speranza, quoi que soit votre désir de me trouver en défaut, pénétrez-vous du sens de mes paroles. Figurez-vous que c'est une prophétesse antique qui vous parle.
—Je vous savais déjà devineresse, interrompit ironiquement Espérance; antique, je l'ignorais.
—Pour l'amour du Christ, ne raillez, pas. Depuis notre dernière entrevue vos ennemis ont fait des progrès rapides, immenses. Ils sont arrivés au but de leur ambition et touchent à celui que s'était proposé leur vengeance. Un avenir trop prochain vous fera comprendre mes paroles forcément obscures aujourd'hui. Speranza! depuis longtemps j'entends dire que vous allez partir et vous ne partez pas. De chez moi je surveille chaque jour vos indécisions, je vois faire et défaire mille fois les apprêts destinés à tromper des yeux moins clairvoyants que les miens. Aujourd'hui, plus de délai possible. Tout touche à l'événement. Speranza partez!
Elle avait parlé avec tant de solennité, d'autorité douce, sa parole était si vibrante et si affectueuse à la fois, toute sa personne respirait une émotion si vraie ou si bien jouée, que le jeune homme en fut touché trop profondément pour le dissimuler.
—Mais je pars demain, vous le savez bien, vous qui savez tout, répondit-il. D'ailleurs, ce conseil, quel sentiment vous le dicte? Ce que j'ai vu de vous me permet de suspecter même vos services.
—C'est vrai, dit-elle tristement; mais oubliez mes actes et n'observez que mes paroles. Souvenez-vous que j'ai commencé par vous aimer!…
—Allons donc! l'hypocrisie est une de vos armes les plus dangereuses. Plus vous enveloppez de miel vos perfidies, plus je me défie. Henriette aussi m'a aimé… Quant à Leonora, il me suffit pour l'apprécier d'avoir vu à l'oeuvre Ayoubani.
—Oh! murmura l'Italienne avec colère, l'oeuvre d'Ayoubani n'était pas dirigée contre vous; Ayoubani travaillait pour elle-même… contre… Mais, à quoi bon trahirais-je mes secrets; vous ne me croyez pas?
—Non! dit résolument Espérance.
—Speranza! interrompit Leonora, que cette nouvelle insulte si méritée fit bondir comme un coup de fouet, je vous ai prouvé tout à l'heure du dévouement en laissant arriver ici et sortir librement Gratienne….
—Vous ne m'avez rien prouvé du tout. Il peut entrer dans vos vues de paraître généreuse à huit heures du soir pour mieux m'égorger à minuit.
—Maudite que je suis! s'écria-t-elle en déchirant avec fureur le mouchoir qu'elle tenait à la main. Eh bien! je t'ai dit tout à l'heure de partir, je te le répète, je t'en supplie, je t'en conjure. Chaque minute que tu passes en ce pays t'enlève une année d'existence. Speranza, tu ressembles à ces oiseaux brillants, téméraires, qui ont suspendu leur nid aux plus beaux roseaux des fleuves. Un jour l'orage s'allume, les eaux bouillonnent… le roseau déraciné roule englouti. Pars, Espérance; pars sans regarder en arrière… je ne puis t'en dire davantage. Dieu m'est témoin que je donnerais la moitié de mon sang pour te sauver!
—Je comprends vos allusions, dit froidement Espérance. Ce roseau menacé, c'est la duchesse, n'est-ce pas?
—Oui!
—Qu'ai-je de commun avec la duchesse?
—Il serait trop grossier de me nier, à moi, l'intérêt que tu portes à cette femme, à moi qui sais tout! Cette femme est perdue, te dis-je, rien au monde, rien ne pourrait plus la sauver. Fuis-la, si tu ne veux t'ensevelir sous ses ruines.
—Rien ne la sauverait, dites-vous, oh! j'espère que si, répliqua Espérance avec une sardonique douceur, ce qui la perd, c'est sa malheureuse ambition. Est-ce qu'on ne la sauverait pas, dites, si elle renonçait au trône?
—C'est le seul moyen, je l'avoue.
—Ah! pauvre démon, ta ruse est éventée, s'écria Espérance triomphant, tes grands mots cachaient de bien pitoyables mystères. Si tu veux m'épouvanter, trouve autre chose: voici le moment de m'ouvrir ta boîte à secrets!
—Assez! répliqua Leonora d'une voix sourde en serrant fortement le bras d'Espérance. J'en ai trop dit peut-être. Peu de mots, grands ou petits, vont désormais sortir de ma bouche; je prie le Seigneur de les faire pénétrer jusqu'à ton coeur endurci. Pars! ne revois jamais Gabrielle! Pars plus rapidement que la flèche. Mais ton oreille est sourde, ton coeur est fermé, tu continues à rire. Fais donc ce que tu voudras; cours où ta destinée t'entraîne; seulement, à l'heure fatale rappelle-toi tout ce que je t'ai dit; tu l'auras voulu! Tombe et ne m'accuse pas. Adieu!
En parlant ainsi, elle s'enveloppa dans sa mante avec un désespoir sauvage et s'enfuit à grands pas, laissant Espérance troublé, malgré son incurable défiance.
—Qu'il y ait un danger sur Gabrielle, c'est possible, se dit-il après une longue nuit de réflexions. Mais si ces monstres coalisés m'invitent à partir, c'est que ma présence pourrait porter secours à la duchesse.—Et, dans l'autre cas, si Leonora, ce que je n'admets pas, a été sincère, si réellement Gabrielle est menacée, je serais un lâche de me mettre à l'abri. L'Italienne dit oui, l'Indienne dit non… Que dit Espérance?
Espérance sera demain soir à Fontainebleau.
XXIII
OÙ PONTIS TROUVE L'OCCASION PROMISE
La journée d'attente parut mortelle à Espérance, mais trop d'intérêts étaient en jeu pour qu'il commît l'imprudence de devancer l'heure fixée par la duchesse.
Il partit vers midi de Paris, après avoir fait ses adieux à toute sa maison et distribué des gratifications à ses meilleurs serviteurs. Il ne laissait que le concierge et deux jardiniers, bien décidé à revenir vite, aussitôt après son entretien avec Gabrielle, pour exécuter le projet formé la veille de ne laisser derrière lui aucune trace de son passage.
Il devinait bien qu'on devait le suivre; mais qu'y faire? La ruse n'était pas possible avec des ennemis comme Leonora, comme Henriette. Ne pas ruser et aller brutalement au but devenait le meilleur système.
La tactique d'Espérance se composait d'un mélange de ses deux projets. Demeurer peu de temps à Fontainebleau, s'y bien cacher et avoir déjà disparu au moment où l'on annoncerait son arrivée.
Quant à la route à suivre, pas de feinte. Il allait en ville; Fontainebleau se trouve sur le chemin.
À sept heures du soir, il faisait nuit, le temps était sombre, chargé, froid. Tous les habitants de la ville, rentrés chez eux, soupaient et se chauffaient. On voyait aller des lueurs derrière chaque vitre, tandis que les portes commençaient à se barricader.
Espérance connaissait Fontainebleau en détail. Pas un arbre de la forêt, pas un détour du château ne lui avait échappé. Il avait tant de fois parcouru, chasseur ou promeneur privilégié, ses bois et ses galeries! Il savait aussi mieux que personne les heures de jeu, de repas, d'assemblée, et les habitudes de la maison royale.
Il se glissa sans être vu par la cour des cuisines; un grand mouvement de valets s'occupant des offices lui permit d'arriver au pied de l'escalier à vis dans la cour ovale. Et son regard aperçut dans l'ombre la forme inquiète de Gratienne à une fenêtre du rez-de-chaussée.
Elle surveillait depuis quelques moments, et rien ne lui avait paru suspect. Elle conduisit donc Espérance avec une parfaite sécurité jusqu'à sa chambre à elle, pour lui donner les dernières instructions.
Le moment était favorable, une bruine fine et froide couvrait le vague horizon des cours mal éclairées. En ces temps d'économie, les trois quarts au moins de l'immense château étaient obscurs ou inhabités, et le roi avait concentré dans un même quartier tous ses hôtes pour épargner des frais à sa cassette et de la fatigue à ses gens de service.
Gratienne annonça donc à Espérance qu'elle allait le mener chez la duchesse, qui, pour plus de sûreté, l'attendait dans son appartement. Et le voyant se récrier, elle ajouta que Gabrielle, après avoir tenu conseil, était persuadée que nulle cachette dans tout le château n'était plus sacrée, mieux défendue et plus naturellement gardée par elle-même. D'ailleurs, pour se donner une liberté plus grande, elle allait feindre de se trouver fatiguée, malade, et par conséquent devait demeurer au logis. Espérance ne fit pas d'objection, il enfonça son chapeau sur ses yeux et suivit Gratienne, le coeur moins touché de crainte que palpitant d'émotion à l'idée qu'il allait revoir Gabrielle.
Nous l'avons dit, sept heures venaient de sonner. Tout se fermait au château. Les immenses quartiers de chêne brûlaient dans les cheminées. Le souper du roi cuisait aux broches, et la table était mise.
La chasse ayant fini un peu tard, le roi venait seulement de se débotter. Il se faisait beau pour paraître avec avantage au milieu de ses convives. Tandis que ses valets de chambre l'habillaient galamment et parfumaient sa barbe, il s'entretenait avec Zamet, debout, respectueusement, à l'angle de la cheminée, en face du fauteuil du roi.
—Oui, disait Henri, ce que j'ai résolu, de concert avec la duchesse, sera d'un bon exemple pour les Parisiens. Ils verront que ceux de ma cour ne sont point des impies. Mme la duchesse veut aller passer à Paris les derniers jours de la semaine sainte; on la verra aux églises, en dévotion. Il est bon qu'elle prenne déjà les airs de recueillement qui conviennent aux personnes royales pour édifier le peuple.
Zamet s'inclina. Ses yeux perçants ne quittaient point le visage du roi, essayant de lui arracher la suite de sa pensée.
—Quant à moi, poursuivit Henri, j'ai beaucoup de travaux ici, je les parferai, et j'irai ensuite retrouver la duchesse, chez toi, à Paris.
—Chez moi, sire?
—Oui, loge-la. Ta maison est un paradis sur terre. Tu es mieux meublé que moi, compère Zamet, fais bonne chère à la duchesse, qui te le rendra, lorsqu'elle sera reine.
Soit caprice de la flamme, soit ombre d'émotion voilée, on eût pu voir voltiger un reflet livide sur le visage du Florentin.
—Ce m'est un grand honneur, sire, dit-il, et je ferai de mon mieux.
Cependant j'avoue que j'y suis mal préparé en ce moment.
—Bah! si la chère est mauvaise, on t'excusera vu le crime. Cependant nous allons dîner aujourd'hui en bas pour la dernière fois de la semaine. J'ai dispensé le page pour un repas, et mon appétit de chasseur choisit celui que nous allons faire. Faites entrer chez moi, La Varenne.
La Varenne obéit. Plusieurs seigneurs attendaient dans la salle voisine, et furent admis près du roi.
C'étaient, avec les principaux de la cour, le comte d'Auvergne, qui présenta au roi M. d'Entragues, son beau-père. Les Entragues avaient enfin reçu une invitation pour Fontainebleau. M. d'Entragues fut parfaitement accueilli du roi, malgré le fin sourire qui ne quitta pas les lèvres de ce dernier pendant la présentation.
—Mais je ne vois point les dames, dit Henri en recherchant autour de lui.
—Sire, se hâta de répondre le comte d'Auvergne, ces dames, au retour de la chasse, ont eu leur carrosse versé et brisé dans le Bas-Bréau; elles voudraient obtenir de Votre Majesté quelques heures de repos.
—Elles ne dîneront pas? s'écria Henri.
—Je crains fort que leur estomac n'ait souffert de la chute comme tout le reste, répliqua en riant le jeune homme.
—Fâcheux contre-temps, dit le roi contrarié, les routes de cette forêt sont mauvaises, on s'y tue; espérons que j'aurai assez d'argent bientôt pour rendre les forêts habitables aux dames comme des jardins. Eh bien! j'excuse les dames d'Entragues; nous boirons à leur santé.
Et voyant que plusieurs des assistants le regardaient et cherchaient à pénétrer sa pensée, pour en faire des commentaires, peut-être des rapports,
—Heureusement, ajouta-t-il, la présence de Mme la duchesse nous dédommagera.
Il achevait à peine, non sans avoir remarqué le nuage que ces mots avaient répandu sur le front du père Entragues, lorsque M. de Beringhen, le premier valet de chambre du roi, entra et parla bas à Sa Majesté, dont les traits prirent aussitôt une vive expression de contrariété.
—Voilà qui s'appelle du malheur, s'écria Henri. Au moment même où j'annonce la duchesse, elle envoie dire que la chasse l'a brisée, qu'elle souffre et ne peut assister au souper. Mais n'importe, ses désirs sont des ordres. Allez, Beringhen, lui porter tous mes compliments de condoléance, et annoncez-lui, qu'après le repas, je passerai savoir de ses nouvelles.
Chacun s'approcha du messager avec empressement pour le prier de se charger d'un compliment respectueux pour la duchesse.
Pendant ce temps-là, Henri se promenait devant la cheminée en se disant:
—Voilà le martyre qui commence. C'est bien fait pour moi. Henriette ne veut pas dîner avec Gabrielle, et Gabrielle refuse de s'asseoir à la même table que Mlle d'Entragues. Celle-ci a tort; je lui en dirai vertement ma façon de penser, elle prend trop tôt des airs d'exigence. L'autre a raison. Pauvre chère amie, je la rassurerai, mais comment accommoder tout cela?
Le maître d'hôtel apparut flanqué de ses officiers.
—Allons souper, messieurs, s'écria le roi avec d'autant plus d'empressement qu'il avait besoin d'étouffer un soupir.
Tous les assistants le suivirent, soit en chuchotant, soit, les plus habiles, en analysant les causes de cette désertion des deux dames.
Tandis que toute l'assemblée défilait dans la galerie, derrière les porte-flambeaux, un garde de service assis sur une banquette, la tête ensevelie dans ses deux bras que soutenait le mousquet, demeurait là, sourd et immobile, comme une statue. Le bruit des pas, des voix, la lumière des flambeaux ne le réveillaient pas.
—J'espère qu'en voilà un qui dort, s'écria le roi de belle humeur. Ah! bonsoir, brave Crillon, c'est un de tes gardes.
—Dieu me pardonne, oui, répliqua le chevalier, en s'apprêtant à réveiller d'un coup de poing ce furieux dormeur, qui manquait si impertinemment à la consigne, mais le roi l'arrêta. Il fit approcher le page qui tenait son flambeau à six bougies, et l'ardente clarté inonda le visage du garde.
Celui-ci alors se souleva, montrant un visage ébahi, hébété, le pâle et désolé visage de Pontis qui, comprenant toute sa faute, se dressa comme un ressort.
—Je connais cette figure-là, dit le roi en riant.
Et tout le monde se mit à rire: ce qui produisit une sorte de huée sous le poids de laquelle le pauvre garçon baissa la tête avec une indicible expression de morne découragement.
—C'est le pauvre Pontis, je ne le reconnaissais pas, tant il est maigre, il faut l'excuser, murmura Crillon.
—Oui, oui, répondit le roi, continue ton somme, cadet; nous ne sommes pas en face de l'ennemi.
—Plût au ciel, murmura le cadet d'un air sombre et résolu qui frappa le roi, et lui révéla tout ce qu'il y avait encore d'énergie farouche sous cette torpeur.
Aussitôt que le cortège eut défilé, Pontis laissa tomber son bras et son mousquet, la galerie redevint obscure, le garde reprit sa place sur le banc, sans donner un seul regard aux splendeurs du festin, qui se faisait sentir par odorantes bouffées jusque dans la galerie.
Le roi prit place, les convives l'imitèrent; mais en dépliant sa serviette,
Henri trouva dessous un billet.
—Oh! oh! dit-il en fronçant le sourcil, il est rare qu'un billet ainsi remis annonce quelque chose d'heureux à un prince. Y a-t-il conspiration contre mon appétit? Servez toujours.
—Pas de signature, tant pis, pensa-t-il.
Il se mit à lire. Un léger frisson passa sur ses épaules et contracta imperceptiblement ses traits, mais, se sentant observé, il acheva sa lecture.
«Sire, disait-on, certaine dame que vous croyez seule ce soir, s'est arrangée pour avoir de la compagnie. Si Votre Majesté ne trouble pas le tête-à-tête, c'est qu'elle a trop de patience et trop peu de curiosité.»
Une demi-minute suffit pour faire éclore un monde entier de pensées dans l'esprit troublé du roi.
Ce billet faisait allusion à l'une des dames logées à Fontainebleau, Gabrielle ou Henriette. Évidemment, pensa le roi, à la table où je le lis se trouve quelqu'un qui en sait ou en devine le contenu. L'auteur peut-être me regarde.
Le roi brûla tranquillement le papier et dit en souriant:
—Bonne nouvelle. Soupons!
Il essaya, en effet, de souper; mais son appétit avait disparu. Le bruit du festin et la volonté de paraître joyeux lui donnèrent une surexcitation à laquelle plusieurs de ses convives ne durent pas se tromper: rien n'était ordinairement plus naturel que la gaieté du roi. Cependant Henri parvint à sauver les apparences. Tout ce travail de sa pensée aboutit à un plan péniblement élaboré au milieu des rires.
—On veut, se disait le roi, que je monte jaloux chez la duchesse ou que je demande à voir si Mlle d'Entragues est seule chez elle. L'une de ces deux femmes rivales prépare à l'autre une rude attaque. Mais qui sera battu? Moi! Et je prêterai à rire, quelque parti que je prenne entre l'une ou contre l'autre.
Zamet, pendant toute la scène, causait avec ses voisins sans cesser d'observer le roi. Mais cette surveillance du Florentin était digne d'un pareil maître; son oeil droit, souple, savait ne rencontrer Henri qu'aux bons moments. Celui-ci, non moins habile, regardait tout le monde, et, s'occupant de tout, cherchait sur chaque visage un indice qui vînt confirmer ses soupçons.
Le repas dura longtemps pour le pauvre prince ainsi torturé; il ne découvrit rien, et finit par s'en tenir à sa première idée. Le billet lui venait de l'une ou de l'autre des deux dames rivales. Peut-être n'avait-il aucune valeur, peut-être signifiait-il assez de choses pour mériter un éclaircissement. Mais Henri sentit si bien la gêne de sa position, s'il faisait une démarche décisive, qu'il se résolut à une complète immobilité.
Cependant son esprit fécond, irritable quand il s'agissait des obstacles, ne lui permettait pas de laisser sans résultat un pareil avertissement. Au moins Henri se devait-il à lui-même d'approfondir la partie essentielle du mystère.
Deux moyens s'offraient naturellement. Rendre visite à la duchesse ainsi qu'il l'avait promis. Nul ne s'en étonnerait. Rendre visite à Henriette, chacun en parlerait, ce serait un bruit, un scandale, Gabrielle ne le lui pardonnerait jamais, et encore, quel profit tirer d'une visite? Trouve-t-on chez une femme celui qu'elle veut cacher, quand la femme se défie, quand l'investigateur tremble de trahir sa jalousie, quand la bienséance, la dignité, défendent qu'on interroge, qu'on ouvre les portes? Non, une visite n'amènerait aucun résultat.
Et puis, ce billet, lâche dénonciation, ne prouvait rien. Combien de fois Gabrielle et Henriette elle-même avaient-elles été calomniées? N'y a-t-il pas toujours dans un palais quelque serpent caché qui siffle quand il ne peut mordre? Le dénonciateur cette fois, comme tant d'autres, avait menti.
Si, toutefois, il n'avait pas menti, que faire? On avouera que la discussion d'un si délicat problème n'était pas facile à conduire au milieu des propos interrompus d'un souper. Mais le roi n'en était pas à son apprentissage. Il avait mené souvent à bonne fin des négociations plus compliquées, et, sous le roi Charles IX, sous la reine Catherine de Médicis, on était à bonne école.
Henri trouva son moyen en attaquant le dessert. Il se souvint que le logement des Entragues avait été marqué par Beringhen à l'extrémité d'un corridor aboutissant à l'appartement de la duchesse. Cette précaution du prudent Beringhen permettait au roi, en cas de besoin, d'être rencontré dans ce corridor sans étonner personne. Le corridor était immense, sombre et désert, puisque chaque appartement était desservi par son escalier particulier. Henri, tacticien consommé, songea que de cet endroit la surveillance serait commode, sûre, et ne compromettrait personne. Il ne s'agissait plus que de trouver le surveillant. Le choix n'était pas facile.
En attendant l'inspiration, Henri s'affermit dans la résolution de ne rien faire d'éclatant, de ne pas même aller voir Gabrielle comme il eût pu le faire sans se trahir, puisque sa visite était annoncée avant la lecture du billet et justifiée par l'indisposition de la duchesse.
Il résolut aussi de ne pas parler de Mlle d'Entragues, de paraître l'oublier, elle et ses côtes meurtries au Bas-Bréau; cette neutralité absolue commencerait par bien dérouter les espions, s'il s'en trouvait à table qui eussent voulu surveiller l'effet du billet.
Henri, charmé d'avoir ainsi sauvé sa dignité, celle de la femme qu'il allait épouser, celle même de la maîtresse nouvelle, appliqua toutes ses facultés au choix du confident.
On sortait de table, et déjà, s'appuyant au bras de Crillon, le roi allait raconter ses perplexités et confier l'exécution de son projet à cet ami fidèle; mais il réfléchit que l'emploi était au-dessous d'un pareil personnage, et nécessitait plus de souplesse que de chevalerie. Crillon eût été trop vigoureux et trop peu rusé; ce qu'il fallait en cette circonstance, c'était un esprit présent, un coeur résolu, un bras solide, tout cela dans un personnage obscur et inconnu. Les yeux du roi s'arrêtèrent alors sur Pontis, qui, cette fois, les épaules effacées, le regard brillant, se tenait à son poste quand passa le roi pour retourner à sa chambre.
Au choc de ce regard, Henri devina qu'il tenait son homme, et s'arrêta. Se tournant alors vers les assistants:
—Nous allons jouer, messieurs, dit-il. Laissons dormir les dames malades qui ont besoin de repos. Je dis cela pour vous, comte d'Auvergne. Vous porterez le bonsoir de ma part à votre mère et à votre soeur. Bonsoir, M. d'Entragues. Et je le dis aussi pour notre bien-aimée duchesse, qui part demain de bonne heure pour faire ses dévotions à Paris: n'est-ce pas, compère Zamet?
—À quelle heure, demain, sire?
—Vers le soir, elle sera chez toi.
—Je pars donc, ce soir même, sire, pour tout préparer, afin que Mme la duchesse n'ait pas trop à se plaindre de mon humble hospitalité.
—Va, compère. Préparez vos écus, messieurs, je me sens en veine de gagner ce soir, ajouta le roi avec un sourire plus mélancolique que railleur, car malgré lui il songeait au proverbe qui attribue bonne chance au joueur malheureux en amour. Ah! voici mon garde réveillé! dit alors Henri laissant passer les assistants, Continuez de marcher, messieurs, j'ai à consoler ce pauvre garçon de la bévue qu'il a faite. Allez! je vous joins.
Et il s'approcha de Pontis.
Tous deux étaient seuls au milieu de la galerie, un page tenait de loin le flambeau. Nul ne pouvait entendre. Le roi parla bas à l'oreille du garde, dont les yeux intelligents témoignèrent plus de dévouement que de surprise.
—Tu as compris? dit le roi.
—Parfaitement.
—Crois-tu pouvoir réussir?
—J'en réponds.
—Vigilant comme un chat, muet comme un poisson!
—Oui, sire.
—Mais, si l'on te résiste, si l'on t'échappe; tu n'es guère fort?
—Qu'on ne s'y fie pas; je suis de mauvaise humeur.
—Sois prudent! Voici une clé qui t'est indispensable. Va! je ne me coucherai pas que tu ne m'aies rendu compte.
Le roi mit une clé dans la main de Pontis et retourna jouer dans son cabinet.
XXIV
AMOUR
Gratienne, dès que le moment fut venu, conduisit Espérance dans un cabinet tendu de damas de soie violet à larges fleurs. Les meubles étaient d'ébène ou d'ivoire, quelques-uns d'argent ciselé comme c'était la mode en Italie, à cette époque où l'art ne croyait pas s'avilir en présidant à toutes les utilités de la vie. Un feu de braise sans flamme brûlait dans la cheminée de marbre rouge portée par des cariatides blanches.
La lampe d'or aux larges flancs frappés de riches sculptures, tombait du plafond, retenue par trois longues chaînes du même métal. C'était un présent de Charles-Quint à François Ier. Deux belles toiles de Raphaël et de Léonard de Vinci, chefs-d'oeuvre qui valaient deux fois l'or de la lampe, brillaient, dans leurs panneaux, de cette calme et noble fraîcheur de l'immortalité.
Espérance jeta un regard distrait sur ces merveilles. Ce qu'il cherchait, c'était la tapisserie sous laquelle allait apparaître Gabrielle.
Gratienne fit sonner un timbre et partit précipitamment. Bientôt un bruit de pas rapides fit trembler l'âme du jeune homme, une lourde étoffe bruit, et la portière se leva. Gabrielle accourait, les joues pâles de joie, les yeux, ses doux yeux! noyés d'une larme chatoyante comme une perle.
Elle ouvrit ses bras en appelant Espérance et le retint longtemps sur son coeur sans qu'ils eussent, l'un ou l'autre, la force ou l'envie de prononcer un seul mot.
Cependant elle prit la main de son ami, et contempla d'un oeil attendri les ravages que tant de douleurs avaient imprimés sur cette beauté sans rivale.
Lui, la laissait penser, souriait et s'inondait du bonheur de la voir. Elle fut la première à rompre ce charmant silence.
—Avant tout, dit-elle, n'ayez ni inquiétude ni réserve. Cet endroit, le plus dangereux de tous en apparence, est en réalité le seul qui soit sûr, car il est le seul où nos espions ne puissent pénétrer. Au-dessus de nous est la chambre de Gratienne. Mon appartement se trouve absolument débarrassé des gens de service, qui me croient au lit et soupent. Je n'aurais à redouter qu'une visite du roi; mais il soupe lui-même et chacun de ses mouvements me sera annoncé par Gratienne un quart d'heure avant que personne ait pu arriver ici. Si le roi montait après souper, comme il vient de le faire dire par Beringhen, vous auriez dix fois le temps de passer chez Gratienne par l'escalier qui communique à ma ruelle.
—D'ailleurs, répondit Espérance en lui pressant les mains, le roi soupe longuement après la chasse, et je ne serai probablement plus chez vous lorsqu'il aura fini.
—Cela importe peu, interrompit Gabrielle. J'ai tant de choses à vous dire que les instants, si longs qu'ils soient, nous paraîtront toujours trop courts.
—Rien n'approche pour l'intérêt, de ce que j'ai à vous rapporter, ma Gabrielle. Votre rendez-vous, ne me fût-il pas arrivé hier, que je vous eusse, ce matin, fait demander audience.
—J'avais donc raison de croire que vous ne partiriez pas sans me voir.
C'eût été un crime.
—Je ne veux point mentir. Peut-être l'eussé-je commis sans la gravité des avis qui me sont parvenus, Gabrielle; vos ennemis triomphent, ils n'en sont plus aux menaces. Ils s'apprêtent à frapper le coup décisif.
—Quels ennemis? quel triomphe? quelles menaces? quels coups? dit Gabrielle avec un enjouement fébrile qui fit froid au coeur d'Espérance.
—Pour être vague, ma révélation ne doit pas moins vous éclairer sur les périls qui vous attendent. J'avoue que je ne pourrais rien préciser, mais par cela même, j'admets tous les soupçons, toutes les craintes.
—Écoutez donc, interrompit la duchesse en s'asseyant et en attirant près d'elle sur les carreaux le jeune homme tout frissonnant de cette caressante familiarité dont jamais il n'avait vu Gabrielle aussi prodigue, vous ne savez rien, dites-vous, vous ne pourriez rien préciser; eh bien! il n'en est pas de même de moi, je sais tout, et vous raconterai en détail tout ce vague qui vous émeut si fort. Je tremblais que vous ne vinssiez pas, vous si prudent, vous si délicat, vous qui n'êtes pas roi, pas chevalier, et qui, sous un seul de vos beaux ongles roses, renfermez plus d'honneur et de courtoisie que toute la chevalerie couronnée de l'univers! Mais ne nous égarons pas, ami; la route est longue. Écoutez donc.
Espérance témoigna qu'il écoutait de toute son âme.
—L'ennemi qui vous effraye, dit Gabrielle en se tournant vers lui, face à face, les yeux plongeant dans ses yeux, la main lui imprimant chaque émotion avec chaque parole, cette ennemie redoutable, c'est Mlle Henriette d'Entragues; elle menace mon avenir, n'est-ce pas? elle a des vues sur le roi; elle arrive à grands pas, voilà ce que vous vouliez me dire?
—Mais oui… et n'en faites pas si bon marché, duchesse! Oui, elle arrive au but!
Gabrielle, souriant avec mépris:
—Elle est arrivée, dit-elle. Il y a trois nuits, le roi l'a honorée d'une visite, et elle l'a honoré de ses bonnes grâces. Ils se sont honorés tous deux, je vous assure. Vous frémissez; regardez-moi. Je ris de pitié. Oui, l'honneur a été réciproque, et vraiment la chose s'est loyalement passée. L'un a bien acheté, l'autre a bien vendu. Quoi de mieux en affaires? Le roi a payé cent mille écus et une promesse de mariage la vertu farouche de la belle Entragues. C'est pour rien. Riez donc, mon ami, riez donc!
Espérance pâlit de colère et voulut s'écrier.
—J'ai vu Sully compter l'argent, continua Gabrielle, on m'avait cachée derrière une fenêtre, en face; je me suis donné ce plaisir. Le ministre avait réuni la somme en grosses pièces, il l'avait suée cette somme, et le pauvre financier, pour tâcher d'émouvoir les entrailles du maître, eut l'idée de couvrir tout un plancher de ces écus. Une immense jonchée! ils faisaient l'effet d'un million. Le roi vint, mandé par son ministre pour délivrer la quittance, et celui-ci lui montra ce parquet d'argent. «Voilà un cher plaisir!» murmura Henri, Oui, il a dit cela… Oh! quelle que soit la torture réservée à une femme délaissée, elle est trop heureuse de pouvoir se souvenir en un pareil moment que lorsqu'on l'a prise, elle n'était pas a vendre!
—Gabrielle! dit Espérance, l'argent n'est rien, mais cette promesse de mariage, vous ne m'en parlez pas. C'est le point essentiel, cependant.
—À quoi bon? Et que nous importe?
—Mais d'autres droits surgissant à côté des vôtres….
—Allons donc! Il s'agit bien de mes droits, à présent. Supposez-vous que je tienne à ce que Mlle d'Entragues peut prétendre?
—Mais votre fils?
—Assez sur ce sujet, Espérance, je vous prie.
—Gabrielle, il ne sera pas dit, que je me serai sacrifié, moi, qui vous aime plus que la vie, pour laisser triompher Mlle d'Entragues, quand je n'ai qu'un mot à dire pour la perdre. Plus de colère contre cette misérable, ma Gabrielle, vous lui feriez trop d'honneur; elle tombera honteusement comme le ver impur qui avait osé monter jusqu'à la fleur et qu'un souffle de vent précipite et qu'on écrase; un seul mot dit au roi, trois lignes d'une certaine écriture mises sous les yeux de Sa Majesté, et la royauté de Mlle Henriette meurt avant d'avoir éclos, la démarche est rude, périlleuse, peut-être; je la ferai demain.
—On dirait vraiment que vous cherchez à me consoler, Espérance, répliqua Gabrielle avec un vif accent de dignité blessée. M'estimez-vous assez peu pour me croire en colère? Parler au roi! contester à Mlle d'Entragues sa promesse de mariage! l'attaquer pour me maintenir! Oh! voilà tout au plus ce que ferait une Entragues, mais moi!… Son argent, elle l'a gagné; sa promesse, elle l'a achetée; laissons-lui tout cela, mon Espérance, et au lieu de songer à mes honneurs perdus, à ma couronne brisée, au lieu de me vanter les moyens qui vous restent pour me conserver reine, au lieu, enfin, de nous souiller l'esprit et les lèvres à parler de toutes ces fangeuses intrigues, parlons un peu, mon noble coeur, de nous, de nos serments fidèles, de nos épreuves si bravement subies, reposons-nous de tant d'infamies en serrant nos mains loyales, en savourant nos sourires les plus tendres, les plus francs. Faisons plus que de sourire, mon Espérance, rions de nos scrupules absurdes, de notre délicatesse stupide. Oui, tandis que tu m'aimais et que tu partais, en pleurant, peut-être, pour me laisser pure et sans tache à un maître, à un époux, tandis que par respect pour la foi jurée, par reconnaissance, par amitié, pour tout ce qui est honnête et noble, en un mot, je te laissais mourir en me mourant d'amour, ces gens à qui tous deux nous sacrifiions notre coeur et notre sang, complotaient dans une ombre lâche, le sordide trafic d'un corps avili et d'un serment faussé. L'une vendait sa personne, l'autre sa signature. Et toi, insensé, tu te précipitais dans un gouffre de flammes pour épargner un soupçon au roi, tu acceptais l'exil et la mort pour faire légitimer mon fils, que ce roi, d'un trait de plume, vient de déclarer à jamais misérable et bâtard. Car enfin, que je meure aujourd'hui, demain Mlle d'Entragues revendiquera mon héritage, tu serais forcé de l'appeler ta reine! En vérité, rions, cher trésor de mon coeur, et que notre mépris brûle jusqu'au souvenir de ces misères comme ce baiser, exhalé de mon âme, va consumer en nous la duperie de l'héroïsme, le faux honneur de la générosité.
Espérance stupéfait regarda Gabrielle. Jamais il ne l'eût soupçonnée si fière et si véhémente; elle l'avait entouré de ses bras, elle l'embrasait de son regard, de son souffle, de sa lèvre.
—Amie, murmura-t-il éperdu de se sentir entraîné par cette force irrésistible, amie, prenez garde! Si tout ce que vous venez de dire n'est inspiré que par un juste ressentiment, si ce délire d'amour n'est que de l'indignation, si ce feu dont vous me dévorez n'est que celui de la colère, prenez garde! il s'éteindra trop vite, et demain vous me reprocherez ma faiblesse. Oh! Gabrielle, laissez-moi mourir de vous adorer. Demain peut-être je mourrais en vous maudissant.
—Espérance! s'écria-t-elle dans une éblouissante exaltation qui imprima aussitôt à sa beauté un caractère de majesté surnaturelle, Espérance, je suis ton ange de bonheur, je suis la récompense de toute ta vie perdue; ne le vois-tu pas, ne le comprends-tu pas? J'ai lutté avec toi de vertu, de cruauté, même; j'ai tordu à belles mains ton coeur dans lequel, puisque Dieu me l'envoyait, j'eusse dû en dépit de tout, fondre le mien. J'ai été lâche, j'ai abusé de toi, au lieu de me livrer à toi comme esclave!
Es-tu de marbre, ô mon amant! comme ces dieux antiques de la jeunesse et du génie, auxquels tu ressembles? Nos larmes, nos soupirs, nos sacrifices, nos souffrances, les comptes-tu pour si peu que leur prix t'en paraisse immérité? Eh bien, moi, je te dirai que tu ne m'aimes pas, Espérance, je te dirai que tu me méconnais, que tu m'outrages. Oui, tant que je t'ai écouté en silence, m'inclinant bassement devant tes calculs héroïques qui ne profitaient qu'à moi; oui, jusqu'ici, je n'ai pas été digne de ton amour, mais aujourd'hui je me relève, aujourd'hui je ne veux plus laisser parler la reine, aujourd'hui j'impose silence à la mère elle-même, c'est le tour de l'amante, enfin. Pardonne-moi, oh! pardonne-moi d'avoir cru un seul moment que mon devoir consistait à fouler aux pieds un dévouement comme le tien! Et quand je t'ouvre les bras, quand je te dis: Espérance, je t'aime ardemment! Espérance, je t'adore! Espérance, tu es le feu de mes veines, la source de ma vie, je ne sens plus rien en moi qui ne t'appartienne, et puisque tu ne veux pas me consacrer ton existence, puisque tu parles de mourir, donne-moi du moins le droit de mourir avec toi!
Il voulut murmurer quelques mots, c'étaient pourtant des actions de grâces à Dieu, qui a permis qu'un tel bonheur échût en partage à de pauvres créatures mortelles; mais refus ou prières, elle étouffa tout de ses baisers, elle éteignit tout de ses larmes. Il sentit un nuage lui dérober la terre. Et, en effet, pendant de trop courts instants, ces deux âmes immatérialisées par l'amour étaient remontées au ciel.
—Sois bénie, dit Espérance, ton coeur vaut le mien; oui, tu es l'ange du bonheur.
Hélas! pourquoi n'obtinrent-ils pas leur grâce tout entière? pourquoi tous deux furent-ils condamnés à redescendre dans la vie? Qu'est-ce que la grande route poudreuse, pour qui revient du paradis étoilé?
Espérance le comprit, et cette pensée amère courba son front. Déjà, rêveur, silencieux, il regrettait. Gabrielle, aussi brillante, aussi joyeuse qu'il était mélancolique, revint à lui, et l'embrassant avec une souriante candeur:
—Oh! maintenant, dit-elle, pourquoi t'affliger seul? pourquoi penser même? Ce n'est plus la peine. Songerais-tu à la marquise de Liancourt, à la duchesse de Beaufort? À quoi bon, il n'y a plus ici que Gabrielle, ta femme.
—Ma femme! s'écria-t-il, enivré.
—Tu ne supposes pas, ajouta-t-elle avec un sourire céleste, que je puisse être désormais autre chose. Tout autre mariage est devenu impossible; je te défie de me le conseiller! J'ai donc réussi, me voilà donc heureuse, me voilà donc libre! Espérance est à moi, le monde est à nous!
On entendit Gratienne heurter un meuble dans la chambre voisine. C'était le signal convenu si elle avait quelque nouvelle à donner à sa maîtresse. Les deux amants enlacés prêtèrent l'oreille. L'annonce d'une invasion de leurs ennemis ne les eût pas fait tressaillir en ce moment.
—Le roi sort de table, dit Gratienne, mais au lieu de venir ici, il passe dans son cabinet pour jouer avec ses convives. Tout est tranquille.
—Dieu soit loué, nous pouvons achever nos confidences, s'écria Gabrielle.
Cette soirée comptera pour nous, n'est-ce pas, ami? Dieu a gardé tous les
nuages dans son firmament. Pour nos coeurs ce n'est que rayons et azur.
Sommes-nous heureux!
—Plus bas! l'éclat de ta voix semble insulter ces voûtes! Cependant, j'éprouve en t'écoutant cette joie ineffable qui suit la réalisation d'un rêve. Je te rêvais tout à l'heure, je te possède maintenant.
—Et à jamais. Tu ne contesteras plus?
—J'en mourrais. Te perdre, quand je ne te connaissais pas, c'était déjà plus que mes forces; te perdre maintenant, impossible! Ne crains rien, tu ne m'entendras plus parler de devoirs, d'honneur, je ne te sacrifierai plus. Tu es mon bien, je le défendrais contre les anges!
—Voilà ce qu'il fallait me dire à la Chaussée, mon Espérance. Que d'heureux jours nous avons perdus!
—D'autres nous attendent, plus purs, mieux acquis, incontestables. Le roi t'a affranchie par sa trahison. Songe, ma Gabrielle, que tu ne peux plus vivre en cette cour maudite, où mille pièges sont tendus sous tes pieds adorés.
—N'est-ce pas?
—Tout ce que ces démons méditent, tout ce qu'ils ont déjà machiné pour ta ruine, le savons-nous bien, le pourrions-nous seulement soupçonner? Il faudrait avoir leur âme pour deviner leur esprit. Je suis venu effrayé t'avertir, n'est-ce pas? eh bien! me voilà tremblant, effaré, rien ne me rassure plus. Je ne sais comment j'ai pu vivre avec cette terreur. Un baiser, ma Gabrielle, un baiser, pour me prouver que ces monstres n'ont pas déjà fait de toi un fantôme!
—Ce serait depuis bien peu de temps, dit-elle avec un enivrant sourire. Mais, oui, Espérance, moi aussi j'ai peur. Je ne te le cacherai plus: ton idée me soutenait; j'avais de plus la mienne. Quelque chose me répétait que, plus tu semblais t'éloigner, plus notre réunion était prochaine. Cela est si vrai, que j'ai vu sans effroi, presque complaisamment, les apprêts de ton départ. Je me disais que je te rappellerais à temps; que je te reprendrais à moi, bien à moi. Tu vois que Dieu m'a donné raison. Mais ce bonheur il ne faut plus le perdre; et puisque nous voilà ensemble, ne nous séparons plus. Espérance, ces misérables me tueront si tu ne m'emmènes pas.
—Dis un mot. Quand? comment? Parle; je suis prêt.
—J'ai tout préparé de mon côté. L'instinct m'a tenu lieu de politique. Je suis convenue avec le roi d'aller passer la semaine à Paris, chez Zamet.
—Chez Zamet! N'en fais rien, s'écria Espérance, pâlissant. C'est le nid des vipères! n'y vas pas!…
—Je le sais comme toi; oui, je sais que Zamet s'entend avec les Entragues; je sais qu'il est profond comme un gouffre. Mais Zamet demeure près de chez toi; ce voisinage m'a fait passer par-dessus toutes les frayeurs. Te sentir si près de moi, c'était de quoi me faire traverser un incendie: tu m'as donné l'exemple!
—Ne va pas chez Zamet, je t'en supplie, répéta Espérance, songeant avec un frisson à la prédiction sinistre de l'Italienne.
—J'avais promis pour demain, et je pars demain matin d'ici.
—C'est promis? demanda Espérance avec un cri de désespoir.
—Oh! oui, mais Gabrielle peut défaire ce que la duchesse avait résolu; as-tu un plan?
—J'en aurai mille pour que tu n'ailles pas chez Zamet.
—Tu sais donc quelque chose? dit Gabrielle avec un léger tremblement dans la voix.
—Je ne sais rien, mais je suis sûr que si tu y vas, tu y mourras!
Elle se serra frémissante sur la poitrine du jeune homme.
—Oh! mourir, murmura-t-elle, maintenant! Non, je ne veux pas mourir!
—Comment comptes-tu faire ce voyage de Fontainebleau à Paris? avec des gardes?
—Non, mais les espions sont là! et le roi peut s'aviser de me faire accompagner. Il ne faut pas espérer de liberté avant Paris. D'ailleurs, je dois descendre la Seine en bateau, et trouver ma litière au port de Bercy.
—Il suffit. Traîne le temps en longueur de manière à n'arriver au port qu'à la nuit close.
—C'est facile.
—Emmène Gratienne.
—Toujours.
—Aussitôt que la litière aura fait deux cents pas, fais arrêter sous un prétexte, et tandis que Gratienne occupera le cocher et les valets, glisse-toi hors de la litière, je serai là avec de bons chevaux.
—Fort bien. Gratienne continuera, n'est-ce pas, et arrivera seule chez
Zamet.
—À qui elle dira que tu es allée faire visite en ville.
—Chez ma tante de Sourdis, par exemple.
—Oui, et que tu rentreras un peu tard. Cependant nous aurons gagné au large. J'ai deux chevaux capables de fournir douze lieues d'une traite. Mais… votre fils?
—Oh! j'y ai pensé, dit tristement Gabrielle. Je voulais l'emmener. Mais ai-je le droit d'en priver son père? Le roi aime cet enfant.
Tous deux baissèrent la tête, un même soupir s'échappa de leurs poitrines.
—Assurément, murmura-t-elle, je commets un crime en abandonnant mon fils.
—Vous aimez mieux mourir assassinée en restant à la cour, Gabrielle; vous pensez à votre fils et vous m'oubliez déjà!
—Criminelle s'il le faut, je ne serai pas lâche, dit la duchesse en serrant la main d'Espérance, je suis à vous; c'était à moi de réfléchir avant de vous livrer ma destinée! Il est trop tard! Si le roi est juste, il me rendra bientôt mon enfant.
—Soyez tranquille, Gabrielle, Mlle d'Entragues se chargera de vous le faire rendre. Ainsi, plus d'hésitation, tout est bien convenu?
—Tout.
—Demain soir nous verra réunis ou séparés à jamais, car je vous préviens d'une chose: si l'on nous arrête, je me défends! Or, se défendre contre un roi c'est deux fois provoquer la mort.
—Nous nous défendrons, Espérance, dit avec calme la duchesse. Mieux vaut succomber ensemble que de languir séparés dans une prison.
—Puisqu'il en est ainsi, repartit Espérance touché de cette fermeté, rien ne nous retient plus, et nous surmonterons tous les obstacles. Les nuits sont longues encore. Nous arriverons à Dieppe avant que nul n'ait songé à nous poursuivre. Car il faudrait pour que le roi nous fit rejoindre, qu'il eût donné des ordres dans les six heures qui suivront notre départ: or, il ne le connaîtra peut-être que vingt heures après. Nous serons déjà hors de France.
—Dieu vous entende!
—Nous aiderons Dieu, mon amie. Il voit la pureté de mon coeur; il sait les combats que j'ai livrés à cet amour; il en connaît le dévouement invincible.
—Dieu sait, Espérance, que vous êtes ma seule ambition et ma seule félicité.
—Il entend le serment que je fais devant lui, s'écria Espérance, de vous aimer tant que mon coeur battra, tant qu'un souffle effleurera mes lèvres, tant qu'une goutte de sang restera dans mes veines.
—A vous aussi toute ma vie, s'écria Gabrielle en passant ses bras au col d'Espérance, qu'elle regarda si passionnément que les larmes leur vinrent aux yeux et roulèrent confondues le long de leurs joues dans le solennel baiser dont ils scellèrent ce serment.
—Mais nous voilà tout tristes, reprit le jeune homme. Pour des gens sûrs de leur bonheur, c'est de l'ingratitude.
—Est-ce bien de tristesse, croyez-vous, que mon coeur est ainsi gonflé? Quelquefois on pleure de joie; mais il est un moyen assuré de tarir mes larmes? ne t'éloigne pas, serre-moi dans tes bras.
—Demain, rien ne nous interrompra plus. Mais aujourd'hui, pardonnez-moi de le rappeler, Gabrielle, l'heure s'avance.
—L'heure… Vous partez! s'écria-t-elle avec un accent qui fit impression sur Espérance.
—Il le faut.
—Non! non! restez! Ce n'est qu'ici, ce n'est que près de moi que vous êtes en sûreté!
—Le roi peut venir après le jeu; ne m'exposez pas à me cacher, Gabrielle. Et puis, comment perdrais-je toute cette nuit, que je puis si utilement employer aux préparatifs de la réunion éternelle?
—Oh! mon Dieu, dit Gabrielle, rêveuse, abattue, je n'avais pas pensé que vous dussiez partir. Quelle noire nuit!
—Elle me cachera mieux.
—Le vent gronde.
—Il étouffera le bruit de mon pas. Rappelez vos esprits, ma bien-aimée; commandez à Gratienne de me faire sortir.
—Oh! non, s'écria la jeune fille, qui avait entendu. Autant j'ai pu vous aider à votre arrivée, autant je serais suspecte en vous reconduisant. Prenez la clé de madame, elle ouvre toutes les portes du château, le roi seul a la pareille. Avec cette clé vous n'aurez besoin de personne, et c'est important à une pareille heure, car il se fait tard.
—Entendez-vous, Gabrielle, il se fait tard. A demain.
—Pour toujours! Espérance, interrompit-elle en l'arrêtant, passez cette nuit dans la chambre de Gratienne, que je garderai près de moi, et demain au jour….
—Madame, laissez-le partir, dit Gratienne; au jour on le reconnaîtrait.
—Qu'il parte donc… Mais ainsi… oh! ainsi ne le reconnaîtra-t-on pas malgré les ténèbres, malgré tout? Laissez votre chapeau, Espérance, votre manteau brodé, et endossez celui de mon intendant. Ceux qui vous verront passer vous prendront pour un homme à moi.
—Oh! il est bien à vous, dit en souriant Gratienne, qui fut embrassée pour cette saillie par les deux amants à la fois.
Déjà elle avait donné au jeune homme le manteau désigné par Gabrielle; et ainsi travesti, Espérance était méconnaissable. Plus de prétexte, il fallait partir! Le coeur de la maîtresse éclata en douloureux sanglots que les baisers de l'amant ne surent pas étouffer, et dont il se troubla lui-même sans pouvoir s'en rendre compte.
—A demain! répétait Gabrielle, à demain! à demain! Quel chemin prend-il,
Gratienne?
—Tout simplement le corridor, et puis l'escalier, madame: plus il sortira naturellement, mieux il réussira.
—D'ailleurs, quel obstacle pourrais-je rencontrer? je n'en vois pas de vraisemblable.
—Ni moi, dit Gratienne.
—Ni moi, dit Gabrielle.
—Eh bien, adieu! à demain!
Et ils échangèrent le millième baiser du départ.
Gratienne, obstinée comme un chien fidèle, le tirait vers la porte par son manteau.
Tout à coup, Gabrielle s'élança et le ressaisit encore.
—Tu m'aimes, n'est-ce pas? dit-elle.
—Est-ce qu'il faut que je te réponde?
Elle approcha ses lèvres de l'oreille d'Espérance.
—Dis-moi que tu pars heureux, ajouta-t-elle.
—Si heureux, qu'il me semble que je n'ai plus rien à attendre de cette vie.
—Moi! moi! mon amour.
—Par grâce, monsieur, partez! dit Gratienne, en employant la force pour le séparer de Gabrielle, qui tomba défaillante dans ses bras.
Le corridor était noir, un silence froid régnait partout. Espérance, muni de la clé, ouvrit lui-même la porte, et, après avoir écouté, observé, franchit le seuil d'un pas sûr et s'enfonça rapidement dans les ténèbres.