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La chambre obscure

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The Project Gutenberg eBook of La chambre obscure

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Title: La chambre obscure

Author: Hildebrand

Translator: Léon Wocquier

Release date: October 14, 2015 [eBook #50211]
Most recently updated: October 22, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAMBRE OBSCURE ***

LA CHAMBRE OBSCURE

PAR

HILDEBRAND

—NICOLAS BEETS—

TRADUCTION DE LÉON WOCQUIER

(From the Dutch "Camera Obscura")

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1860

Table


AVANT-PROPOS

Il y a lieu de s'étonner que la France, qui, depuis si longtemps, accueille si généreusement les productions littéraires de l'Allemagne, n'ait jusqu'ici fait, en quelque sorte, aucun emprunt au génie néerlandais. Cependant la littérature hollandaise suit de près, si elle ne les égale pas, les littératures allemande et anglaise, sans parler de la bonhomie pleine de malice et de bon sens de Cats, de Vondel, ce génie dramatique dans le Lucifer duquel Milton a peut-être taillé son Paradis perdu.—Le Hooft, ce Tacite du XVIe siècle,—le Bilderdyk, ce génie qui s'est éteint la même année que Gœthe, et qui était aussi universel et peut-être aussi puissant que le patriarche de Weimar; sans parler de tant de poëtes si dignes d'être connus et étudiés, la Hollande et la Flandre comptent, aujourd'hui encore nombre d'écrivains éminents qui mériteraient leurs lettres de naturalisation en France. Nous ne citerons que mademoiselle Toussaint, chez laquelle la plus exquise délicatesse de sentiment s'unit à une étonnante profondeur d'observation; M. Van Lennep, romancier d'un ordre supérieur, le Walter Scott de son pays, et dont les œuvres peuvent être placées, sans trop redouter la comparaison, à côté de celles du célèbre conteur écossais; et enfin l'écrivain dont nous voudrions signaler aujourd'hui au public français l'une des plus remarquables productions.

Il y a plusieurs années déjà que parut en Hollande, sous le titre de Camera obscura, un livre qui ne tarda pas à obtenir un succès considérable. Les deux premières éditions se succédèrent à six mois d'intervalle; les deux dernières datent de 1853 et 1854. Dans celles-ci surtout, l'œuvre primitive s'est accrue de pages nouvelles, et a un tiers environ de plus que lors de sa première apparition. Camera obscura renferme une série de tableaux de mœurs, de croquis, de fantaisies empruntés à la vie hollandaise. Le livre est signé Hildebrand, pseudonyme sous lequel se cache (ce n'est un mystère pour personne) un des plus grands poëtes de la Hollande, et le livre même nous autorise à ajouter, un des observateurs les plus fins, un des esprits les plus délicats de la grande famille littéraire: M. Nicolas Beets. Il naquit à Harlem, le 13 septembre 1814. Son père était un chimiste qui eut de la réputation et écrivit sur la science qui était sa spécialité divers ouvrages intéressants. Nicolas Beets a eu une existence calme, paisible et peu accidentée. Après avoir fait ses études à l'université de Leyde, il fut promu au doctorat en théologie, et l'année suivante s'accomplirent pour lui deux événements importants: il épousa mademoiselle Adélaïde de Foreest, petite-fille, par son père, de l'illustre Van der Palm, l'une des gloires de l'université de Leyde, un des hommes les plus éloquents de son siècle, et le dernier prosateur vraiment classique de la littérature néerlandaise. La même année, M. Beets fut nommé pasteur à Heemstede, village considérable situé dans les riants environs de Harlem; il y demeura pendant près de quatorze années, s'occupant avec un zèle vraiment évangélique des devoirs de sa charge. Il passa ensuite en la même qualité à Middelbourg, et c'est là que lui fut offerte, à deux reprises différentes, la chaire de théologie de Stellenbrek, au cap de Bonne-Espérance. Il refusa chaque fois cette mission, et fut nommé en 1854 pasteur à Utrecht, fonctions qu'il occupe encore à l'heure qu'il est.

M. Beets débuta de bonne heure dans la vie littéraire. Dès l'âge de vingt ans, il publiait un volume, intitulé José, dans lequel il imite la manière de lord Byron, et qui, tout en se ressentant de la jeunesse de l'auteur, renferme déjà de grandes qualités. Plusieurs autres poëmes suivirent ce premier essai, de 1834 à 1840. La plupart de ces poëmes, parmi lesquels on remarque surtout Guy le Flamand, Kuser et Ada de Hollande, après avoir obtenu séparément l'honneur de plusieurs éditions, ont été réunis par l'auteur en un volume, il y a quelques années. M. Beets a publié, en outre, deux recueils de poésies intimes, l'un simplement intitulé Poésies, l'autre tout récent, quoiqu'il en soit déjà à sa seconde édition, les Bleuets. On doit encore au révérend pasteur d'Utrecht un nombre considérable de sermons, de volumes et de brochures ayant trait à la religion, à la littérature, à l'instruction publique. Nous n'avons pas à nous occuper ici du talent poétique de M. Beets; il nous suffira de dire qu'il est placé au premier rang par ses compatriotes, et nous nous hâtons d'en revenir à Camera obscura, qui forme une œuvre tout à fait à part et des plus originales.

Hildebrand (gardons-lui ce nom, puisqu'il ne l'a pas abdiqué officiellement) fait précéder son ouvrage des lignes suivantes qu'il emprunte, dit-il, au livre inédit d'un anonyme.

«Les ombres et les apparences qu'évoquent la méditation, le souvenir et l'imagination, tombent dans l'âme comme dans une chambre obscure, et quelques-unes sont si frappantes, si séduisantes, qu'on trouve plaisir à les dessiner, et, en les ornant un peu, les coloriant et les groupant, à en faire de petits tableaux qui peuvent être envoyés aux grandes expositions, où un petit coin leur suffit. On ne doit cependant pas y chercher des portraits: car non-seulement il arrive cent fois qu'un nez de souvenir s'y adapte à un visage d'imagination, mais aussi l'expression de la physionomie est si peu déterminée, que souvent une même figure ressemble à cent personnes différentes.»

Ceci posé, caractérisons rapidement la manière et les procédés d'Hildebrand.

On s'est beaucoup occupé, depuis vingt-cinq ou trente ans, de l'art pour l'art; on s'est demandé jusqu'à quel point l'art doit réfléchir la réalité, et tout récemment encore, le réalisme s'est réveillé en France, aussi bien dans le domaine des arts que dans celui de la littérature. M. Beets est un réaliste, mais un réaliste tellement à part, que nous aurions peine à trouver à qui le comparer. Il rend la nature telle qu'elle est, mais sans parti pris, absolument à la manière de la Chambre obscure, dont il invoque le nom, avec une surprenante fidélité, sans faire grâce du moindre détail et avec la coopération si peu sensible, au premier abord, de la main de l'artiste, qu'on croirait qu'elle n'a pas touché à ces portraits pris sur le vif. Peu de livres répondent mieux à leur titre que Camera obscura; les personnages qui y apparaissent sont pleins de vie; ils marchent, ils sentent, ils pensent sous vos yeux;—vous les connaissez; ils sont autour de vous; il n'en est pas un que vous n'ayez rencontré et auquel vous ne puissiez appliquer un nom; car, si ces personnages sont vêtus à la hollandaise et ont les mœurs de leur pays, l'homme domine toujours en eux; il perce sous l'enveloppe des coutumes et des habitudes locales et en fait des types cosmopolites, universels, dont les originaux se rencontrent partout. Si les héros mis en scène par Hildebrand portent ce cachet de vérité tellement saisissante qu'on les sent vivre au premier coup d'œil, il n'y a pas moins d'art dans la façon dont ils se groupent, se rencontrent, agissent, se combattent ou sympathisent: le jeu de leurs passions et de leurs intérêts est le calque fidèle de la vie réelle. Les scènes se déroulent, se succèdent naturellement, sans effort, sans recherche; l'imagination semble n'être pour rien dans leur agencement, tant il est simple et facile. De tous les tableaux qui composent Camera obscura, il n'en est pas un seul auquel puisse s'appliquer, je ne dirai pas le nom de roman, mais même la qualification plus humble et plus vague de nouvelle. Ce sont de simples calques de la réalité, qui la reproduisent avec une fidélité dégagée de tout ornement, et où l'on ne trouve ni ces combinaisons péniblement amenées, ni ces coups de théâtre imprévus, ni ces types exceptionnels, excentriques et si souvent faux, qu'on rencontre à chaque pas dans les compositions littéraires à la mode et si rarement dans le monde tel qu'il est. La Hollande telle qu'elle est, les hommes tels qu'ils sont, voilà ce qu'on trouve dans Camera obscura; la Hollande décrite avec une finesse de touche et une profondeur d'observation telles qu'on ne les rencontre presque jamais dans aucun voyageur, si délicat et si profond observateur qu'il soit;—les hommes peints avec une vérité frappante et naïve qu'on retrouve chez bien peu d'écrivains moralistes. J'ajouterai qu'on y voit l'auteur lui-même, Hildebrand, jouant son rôle dans les scènes qu'il décrit; je n'ai pas besoin de dire que c'est une véritable bonne fortune. Esprit fin, caustique et pénétrant,—humour incisif et du meilleur aloi,—sentiments nobles et touchants, voilà ce qui caractérise l'homme et ne peut manquer de lui attirer les sympathies du lecteur.

Un mot encore: les Hollandais sont-ils flattés dans Camera obscura? demandera-t-on peut-être. Nous avons dit que les portraits sont ressemblants, ressemblants comme l'image qui se peint au fond d'une chambre obscure. Un portrait ressemblant flatte bien rarement, mais un portrait au daguerréotype a-t-il jamais flatté personne? Quoi qu'il en soit, nous empruntons à la préface de la seconde édition de Camera obscura la constatation de l'effet produit sur les amis et les connaissances des modèles par l'œuvre de l'artiste, et nous ne serions pas étonnés que la même impression se renouvelât en France, car ces portraits ont le rare privilège de ressembler à tout le monde et de ne ressembler à personne. Voici comment s'exprime Hildebrand dans son avertissement:

«On s'est beaucoup ingénié à désigner les originaux des personnages que j'ai mis en scène, et j'ai vu, à ma grande satisfaction, que, dans chaque ville, que j'y sois jamais allé ou non, on a su nommer six ou sept personnes qu'on affirmait très-formellement avoir posé pour tel ou tel de mes portraits. Je ne croyais vraiment pas que, dans ce bas monde, tant de Nurks et de Stastok exhibassent leurs aimables qualités, et suis étonné du zèle obligeant qu'on met à les montrer du doigt. Toutefois, je ne puis interdire ce petit plaisir au bon public, ni m'en formaliser; mais je prends la liberté de rappeler les paroles de l'anonyme dans son livre toujours inédit, et de déclarer en conscience que ma Chambre obscure est toujours placée sans intention malicieuse, que je ne la tourne ou ne la retourne et ne lui imprime jamais le moindre mouvement avec le dessein de la pointer d'une façon indiscrète. Que je n'aie encore pu l'installer au sommet du Godesberg ni sur le dôme de Milan, j'en suis particulièrement fâché pour ceux qui aiment les choses grandioses et étrangères; mais il est évident pour moi que le plus grand nombre s'est trouvé satisfait de mes petits tableaux, de mes tableaux hollandais. Il faut savoir que, grâce aux vivants et aux morts, nous connaissons si bien les étrangers, que ç'a été une chose toute charmante de faire un peu attention à nous-mêmes, à titre de changement.»

Les lignes qui précèdent étaient destinées à servir de préface à un volume renfermant la traduction de quelques-uns des principaux épisodes de Camera obscura. Ce volume a paru, il y a deux ans, sous le titre de Scènes de la vie hollandaise. Les petits tableaux de Hildebrand ont été fort visités et appréciés dans le petit coin de la grande exposition qui leur était ouverte, et l'on a bien voulu oublier un instant pour eux les choses grandioses et étrangères. C'est ce qui nous décide à compléter notre travail en offrant au lecteur dans le présent volume la seconde partie de Camera obscura.


LA CHAMBRE OBSCURE


I

LES PETITS GARÇONS.

Qu'on est heureux quand l'habit de l'enfance
Vous flotte encore sur les épaules!
Jamais le méchant temps ne le calomnie;
On est toujours gai et content.

Le sabre de bois du hussard
Amuse le jeune garçon,
Et la toupie et le bâton
Sur lequel il va à califourchon.

Et lorsqu'il lance dans l'air bleu
La balle aux raies bigarrées,
Il ne pense pas an parfum des fleurs,
Ni à l'alouette, ni au rossignol.

Rien n'attriste, rien dans le monde entier,
Son visage serein et radieux,
Que quand son édifice tombe à l'eau
Ou que son sabre se brise.

L'enfant joue et court
Pendant tout le long du jour
À travers le jardin et les champs verts,
À la poursuite des papillons;

Bientôt tu transpireras
Non plus toujours content,
Et apprendras dans le gros Cicéron
Du latin moisi.

La pièce originale est de Holtz, qui en a fait beaucoup de jolies; et il est fâcheux que les jeunes poëtes se laissent aller à en faire des traductions non hollandaises; moi, au moins, j'en ai une de ces jolis vers, qui conviendrait mieux sous le titre de Jeux d'enfant, que dans la traduction d'un tas de jeunes Hollandais. Et vraiment, les petits garçons hollandais sont une gentille race. Je ne dis pas cela par négligence et encore moins par mépris des petits garçons allemands, français et anglais, puisque je n'ai le plaisir de connaître que les hollandais. Je croirai tout ce que Potgieter dit dans sa deuxième partie du Nord, sur les Suédois, et ce que Wap dira sur les Italiens dans son Voyage à Rome; mais aussi longtemps qu'ils se taisent, je tiens pour mes propres garçons, bien bâtis, aux joues rouges, et, malgré la loi contre les Belges, pour la plupart spes patriœ en blouse bleue.

Les petits garçons hollandais... Mais avant tout, madame, je dois vous dire que je ne parle pas de votre fils unique, au nez pâle, avec des cercles bleus sous les yeux, car, avec tout le merveilleux de son développement précoce, je ne lui en fais pas mon compliment. D'abord, vous vous préoccupez beaucoup trop de ses cheveux, que vous faites toujours friser; et d'un autre côté, vous êtes trop sentimentale dans le choix de sa casquette, qui est uniquement faite pour saluer son oncle et sa tante, mais qui est parfaitement incommode et intolérable pour chasser aux papillons et pour jouer à la guerre, deux jeux favoris, madame, que vous trouvez trop sauvages. En troisième lieu, vous avez, je crois, trop de livres sur l'éducation pour bien élever un seul enfant. En quatrième lieu, vous faites apprendre au vôtre à coller des boîtes, et à faire d'insignifiantes choses. En cinquième lieu, il sait sept choses de trop, et en sixième lieu, vous le grondez quand il a les mains sales et que ses genoux viennent regarder par les jambes du pantalon; mais comment ferait-il des progrès au jeu de billes? Calculez la différence qu'il y a entre un sarcloir et un soufflet. Je vous assure, madame, qu'il mange ses ongles, et il continuera de le faire;—qu'est-ce que la société peut attendre d'un homme qui mange ses ongles? Il porte aussi des bas bleus avec des souliers bas, c'est inouï! Savez-vous, madame, ce que vous faites de votre Frantz? 1° un espion, 2° un rapporteur, 3° un pinceur, 4° un lâche, 5°... Oh! chère dame, donnez à votre petit garçon une autre casquette, un pantalon avec de profondes poches, de bonnes bottes fortes, et ne le laissez jamais paraître aux yeux des gens sans une bosse ou une écorchure, et il deviendra un grand homme.

Le petit garçon hollandais est pesant et lourd; il a des genoux solides, des os solides. Il est blanc de peau et coloré de sang. Son regard est franc mais brutal. Il porte de préférence ses oreilles hors de sa casquette. Ses cheveux sont, depuis le dimanche matin jusqu'au samedi soir quand il va au lit, tout à fait en désordre. Le reste de la semaine, ils sont bien. Il n'a ordinairement pas de boucles. Cheveux bouclés, esprit de travers. Mais il n'a pas non plus les cheveux plats; les cheveux plats sont bons pour les avares et les cœurs oppressés; cela ne se trouve pas chez les petits garçons; on n'a de cheveux plats, je crois, qu'à sa quarantième année. Le petit garçon hollandais porte de préférence sa cravate comme une corde et il préfère encore n'en pas porter du tout,—une blouse bleue ou à carreaux écossais, et un pantalon retourné; ce dernier vêtement s'use vite. Dans ce pantalon, il porte successivement tout ce que le temps lui donne, cela varie: des billes, des balles, un clou, une pomme à demi mangée, une jambette, un bout de corde, trois cents, une boulette de pâte à amorcer le poisson, une châtaigne sèche, un morceau d'élastique de la bretelle de son frère aîné, un suceur en cuir pour tirer des pierres du sol, un serpenteau, un sac de sucreries, une touche, un bouton de cuivre pour le faire chauffer, un morceau de miroir, etc., etc.; le tout bourré et maintenu par un mouchoir de couleur.

Le petit garçon hollandais fait au printemps une collection d'œufs; dans la prise des nids, il donne des preuves de force et d'adresse, et peut-être de dispositions pour la carrière maritime, vocation propre à notre peuple; dans l'achat des sortes étrangères, il donne des preuves d'une inébranlable bonne foi, et dans l'échange de ses doubles, un esprit précoce et commercial hollandais. Le petit garçon hollandais frappe ses boucs ferme, et pour donner du pain de seigle à ses animaux, il n'a pas son pareil. Le petit garçon hollandais est beaucoup moins imbu de la doctrine des princes que le maître d'école hollandais; mais, en ce qui regarde l'éducation des colleurs et des cocons, il pourrait passer un examen de premier rang. Il est fou du marché aux chevaux et se promène à la parade devant les tambours en tournant le dos aux beaux hommes. Le petit garçon hollandais s'encanaille facilement et puise de bonne heure dans un dictionnaire qui ne plaît pas aux mères; mais il a peu de présomption vis à vis des domestiques. Il est ordinairement rouge foncé; et lorsqu'il doit entrer et demander à son oncle ou à sa tante comment ils se portent, il dit à peine quelques mots dans cette circonstance; mais il est moins avare de paroles et moins embarrassé au milieu de ses égaux, et il n'a pas peur d'exprimer son sentiment. Il hait les lâches et les rapporteurs, d'une haine parfaite; il tendra assez vite son petit poing, mais il ménage son adversaire; il a une tache d'encre perpétuelle sur son col rabattu, et un peu de penchant à marcher de travers dans ses souliers; il soutient à son père qu'on peut patiner sur une glace d'une nuit, et dispose de la gelée et du dégel selon son bon plaisir; il mange toujours une tartine de maïs et apprend une leçon de plus, selon qu'il en a le goût; il lance une pierre dix lois plus loin que vous et moi, et tourne trois fois sur sa tête sans avoir de vertiges.

Salut! salut, joyeux et sain, gai et robuste compagnon; salut, salut, toi le florissant espoir de la patrie! Mon cœur s'ouvre quand je te vois, dans ta joie, dans tes jeux, dans ton laisser aller, dans ta simplicité, dans ton téméraire courage. Mon cœur bat quand je pense à ce que tu deviendras: mordras-tu toujours une bouchée à la même pomme, et dans les années qui suivront, n'apprendras-tu pas qu'il est nécessaire de prendre la pomme dans le coin et de la manger seul, et même d'en mettre la pelure à part et d'en semer les grains pour ta postérité? Aujourd'hui, tu prêtes ton dos robuste à ton ami plus leste, qui s'élève sur tes épaules pour chercher, au sommet de l'arbre, le nid de sansonnet; l'expérience t'apprendra-t-elle un jour qu'il vaut mieux prendre une échelle et aller chercher le nid soi-même, que de rendre un bon service et d'en attendre la récompense? C'est le monde! Mais en toi ainsi sont les semences de beaucoup de malheurs et de chagrins! Ta passion exagérée, ton innocente tendresse, ta légèreté, ton ambition, ta vivacité et ton sentiment de l'indépendance porté jusqu'à l'incrédulité! Oh l si dans tes années postérieures tu regardes en arrière vers ton enfance, ce sera la joie que tu envies le plus et cependant que tu goûtes le moins, parce que tu es aussi peu méchant que tu es plus innocent, même dans le mal. Le ciel vous bénisse tous, bons petits garçons que je connais! Quand je regarde autour de moi, que j'aime à vous voir longtemps et joyeusement jouer! et lorsque je vois venir le sérieux de la vie, qu'il vous donne aussi des cœurs sérieux pour la comprendre, mais qu'il vous laisse, jusqu'à votre dernier soupir, garder quelque chose d'enfantin et de jeune! Qu'il vous prodigue, dans votre pleine fraîcheur, les sentiments qui aident le jeune homme à marcher purement dans sa voie, et qui font l'ornement de l'homme, afin que, devenant aussi hommes par l'intelligence, vous restiez enfants pour la méchanceté! C'est mon unique vœu, mes chers amis, car je ne veux pas vous distraire un instant de la toupie et du cerceau sans vous donner pour la durée de cette joie, autre chose ... qu'un vœu.


II

MALHEURS D'ENFANT

Je reviens encore une fois aux beaux vers de Holtz:

Qu'on est heureux quand l'habit de l'enfance
Vous flotte encore sur les épaules!
Jamais le méchant temps ne le calomnie;
On est toujours gai et content.

Rien n'attriste, rien dans le monde entier,
Son visage serein et radieux,
Que quand son édifice tombe à l'eau
Ou que son sabre se brise.

Il ne manque certainement pas d'éloges de la jeunesse et des jeunes années. Je l'avoue de tout cœur; mais je prends la liberté de remarquer qu'ils sont uniquement écrits par des hommes d'âge, ou au moins par des jeunes gens au point de vue desquels le bonheur de l'enfant ne souffre presque pas d'exception. Et c'est assurément une triste preuve de la désolante situation de l'homme dans les jours plus avancés. Mais je ne sais s'il y a jamais eu de petits poëtes de sept, huit ou neuf ans, qui aient trouvé leur bonheur actuel aussi inestimable. Et cependant ceux-ci en étaient tout près. Lorsque j'allais à l'école hollandaise; nous faisions dans la classe supérieure, composée de messieurs de neuf à dix ans, tous les mercredis matin, une composition tantôt sur un sujet donné, tantôt sur un thème choisi et imaginé par nous. Mais, j'en appelle aux Jean, Pierre, Guillaume et Henri avec lesquels j'ai été assis sur les bancs de la rue des Jacobins, y a-t-il jamais eu quelqu'un parmi nous qui ait rempli son ardoise d'une dissertation ou d'une amplification sur les jouissances et sur le bonheur inaltérable de l'enfance? Non, nous écrivions des articles pleins de sens sur la vertu ou sur les quatre saisons; et Sanderre, dont le père était adjudant d'un général, a six fois écrit sur le cheval; et Pierre G., qui n'était jamais sur le tableau de punition, et ne voulait pas prendre part au noble exercice d'attraper des horions; il traitait toujours de l'obéissance et du zèle, idée à laquelle le ramenaient toujours les inscriptions de ses cartes de satisfaction. Enfin, je n'ai jamais vu mes collègues traiter des sujets joyeux. Moi-même, je n'ai jamais guère pu produire qu'une dissertation philosophique sur le contentement, un bonheur qui passe ordinairement devant le jeune homme, qui est vraiment ambitionné par l'homme fait, et qui viendrait parfaitement à point au vieillard si ses infirmités corporelles lui permettaient encore d'en jouir. C'est une très-jolie chose que le contentement, mais qui est renfermée dans l'ensemble du bonheur de l'enfant et n'a rien en soi de remarquable.

Mais, pour en revenir à notre sujet, cette plénitude de bonheur de l'enfant, nous n'en semblions pas, dans ce temps-là, tellement pleins, que nous dussions l'épancher. J'ai bien pensé un jour qu'un signe du vrai et authentique bonheur est qu'on a moins besoin de s'épancher, tandis qu'au malheur il faut des plaintes et des lamentations pour ne pas verser de larmes. Car les hommes qui ont toujours la bouche pleine de leur bonheur, je les ai vus souvent chercher une autorité qui, après avoir entendu leur rapport, pouvait déclarer qu'ils sont heureux, ce dont eux-mêmes n'étaient pas de sûrs appréciateurs. Ils s'estiment ainsi, non pas précisément heureux, mais malheureux avec excès; mais ils réunissent ce qu'il y a de bon dans leur sort, et l'accumulent dans les discours qu'ils vous font à la promenade, ou si vous dormez dans la même chambre qu'eux, surtout après un bon souper, ils vous adressent la parole de leur lit, de façon à vous faire envier leur position; cela élève incontinent leur froid bonheur à une haute température. Vous appliquez une main chaude sur leur thermomètre.

C'est là une belle remarque que j'ai faite et que je clos par cette jolie image physique; mais, en réfléchissant davantage sur le sujet, je me suis souvent demandé si l'école est bien le lieu où l'on peut sentir profondément le bonheur de l'enfance. Je sais bien que le maître n'est plus assis en bonnet de nuit et en robe de chambre, et armé d'une effrayante férule, dans la chaire, et ne nous porte plus par l'expression terrible de ses yeux et de ses gestes à une telle fayeur que, à l'exemple des jeunes gens d'autrefois, nous eussions avoué que c'est bien nous qui avons créé le monde, mais que nous ne le ferons plus, plutôt que de rester sans réponse à la première question du catéchisme, et aussi nous ne lisons plus, à notre formidable ennemi le Journal de Harlem, depuis a jusqu'à z. (En sommes-nous moins bons politiques)? Nous sommes aussi dans un bon et vaste local, si haut et si aéré, que parfois nous avons des courants d'air dans les jambes; il n'est pas rare que nous ayons vue sur une blanchisserie avec un pommier ou sur une cour intérieure. Mais le maître est si gros et les sous-maîtres sont si longs, leurs lunettes et leurs favoris ont un air si impitoyable, et les tableaux sont si noirs, et les tables si insociables, et la carte des Pays-Bas est pendue depuis si longtemps à la même place, que nous savons mieux y indiquer de petites déchirures et taches d'encre que les villes... C'était encore alors les dix-sept provinces[1]. Ajoutez à tout cela, le cœur m'en saigne encore, la table des occupations terribles, occupations dont l'addition fait penser aux livres d'arithmétique et de géographie, et à tant d'autres livres dont les feuillets vacillent dans les volumes, à cause des attouchements convulsifs des doigts désespérés de jeunes messieurs qui ne peuvent retenir combien de vaches viennent par an au marché au bétail, combien d'habitants et d'imprimeries il y a à Enschedé, et combien il y a à Harlem de sacristies et d'instituts pour les maîtres d'école, et qui ne peuvent saisir comment ils doivent s'y prendre pour établir la somme des règles précédentes! Oh! les livres d'arithmétique, c'était le côté faible de beaucoup d'entre nous. À mes yeux, il n'y avait pas de livres plus odieux. D'abord, ils étaient trop pleins de lettres et puis trop pleins de chiffres. Il y a parfois une profusion de fautes dans l'indication des résultats; mais si ces fautes n'y sont pas, en revanche, les éditions sont détestables. Voyez un peu, vous avez votre ardoise couverte d'une addition importante; trois fois déjà vous en avez effacé la moitié, parce que vous avez remarqué que vous n'aviez pas compris la question; mais enfin la somme y est, et vous avez comme résultat: 12 lastes[2], 7 muids, 5 boisseaux, 3 litrons, 8 mesures d'orge. La conscience tranquille et avec le bienheureux sentiment d'avoir fait votre devoir comme membre zélé de la société, vous devriez donner votre ardoise au sous-maître. Mais non! l'odieux livre donne, sous ce titre présomptueux: Résultat,—95 lastes, 2 muids, 1 boisseau d'orge et pas une seule mesure. Il est évident qu'il y a une erreur; vous avez fait trois fois toutes les multiplications et toutes les divisions: enfin vous prenez la résolution d'effacer tout, et vous avez encore votre manche sur l'ardoise, lorsque le sous-maître vient et croit que vous n'avez rien fait. Voilà ce que j'avais contre les livres d'arithmétique. Mais le pire et le plus absurde de cette invention, c'est qu'elle vous tient captif de toutes les manières. Vous êtes là depuis neuf heures et demie à l'école par le beau temps, dans le mois de mai, lorsque la verdure est jeune comme vous, et, ce qui est plus, lorsque les mares et la boue sont desséchées, et que le magnifique temps est on ne peut plus favorable au jeu de chiques. Vous êtes depuis neuf heures et demie à l'école où vous avez mis le pied en jetant un regard d'envie sur les enfants des pauvres, qui ne reçoivent pas d'instruction et jouent aux dutes[3] dans la rue. On vous a d'abord forcé de chanter avec vos compagnons de jeu le cantique:

Quelle joie! l'heure de l'école a sonné
Que chaque enfant désire tant!

—Après cela, vous avez lu pendant une heure sur un modèle de bon petit garçon, si bon, si doux, si obéissant, si habile et si studieux, que vous lui donneriez volontiers un regard de vos yeux bleus si vous le rencontriez dans la rue; ou si vous êtes un peu plus avancé, l'esquisse de la vie d'un très-grand homme qu'il vous semble pédant et désespéré d'imiter; et cette esquisse est entremêlée artistement d'un entretien entre des petits garçons et des petites filles avec lesquels vous n'avez pas la moindre sympathie, quoiqu'ils soient «vraiment étonnés des effrayantes connaissances de ce grand homme» dont le père Telhart et Braelmoed leur racontent l'histoire. Pendant l'heure suivante, vous avez écrit un bel exemple; c'est à savoir si vous écrivez en grand le mot wederwaardigkeit[4], remarquable par deux difficiles w; vous le tracez sept fois sans pouvoir le réussir, ou, si vous écrivez en petit, vous le tracez quinze fois, huit fois au-dessus et sept fois sur la ligne Voorzigtigkeid is de moeder der wysheid[5], dans laquelle circonstance vous avez omis deux fois le mot der, ce qui peut arriver très-facilement à la suite de la dernière syllabe du mot moeder, et vous avez mis une fois voorzwyzigkeid au lieu de voorzigtigkeid; ces erreurs vous font penser avec un peu d'anxiété à l'heure où la critique du maître viendra prononcer son arrêt. Pour ne pas parler de ce que vous avez été tourmenté par une mauvaise plume, par d'innombrables cheveux dans l'encre, par un tache ou deux jetées avec la nonchalance d'un artiste sur votre cahier d'écriture, et l'inflexible loi qui vous a obligé de donner votre plume deux fois pour la faire tailler à un sous-maître qui s'y entend autant qu'à écrire. Puis vient l'arithmétique. Je l'ai laissée longtemps attendre, chers lecteurs, mais c'est parce que pour moi elle est arrivée si souvent trop tôt! Voici l'arithmétique! Remarquez que, dans le cours de la matinée, vous êtes inscrit deux fois au tableau des punitions: une fois parce que vous avez murmuré à l'oreille de votre voisin de droite d'une façon suspecte, bien que ce que vous lui avez dit ait traité des balles à bon marché dans la large ruelle du Pommier, et une fois parce que vous avez laissé voir à votre voisin de gauche une chique en albâtre, sur quoi le corps du délit vous a été enlevé, et vous êtes dans la pénible incertitude de savoir si vous le reverrez jamais. Réunissez tout cela et ouvrez votre arithmétique, qui vous agace avec la treizième somme et où, comme pour vous faire subir le supplice de Tantale, elle vous présente avec le plus grand sang-froid un bel exemple de cinq petits garçons, je dis cinq, qui doivent jouer ensemble aux chiques et dont l'un a, au commencement du jeu vingt chiques, le second trente, le troisième cinquante, le quatrième... Il n'y a pas à y tenir, les larmes vous viennent aux yeux; mais vous êtes encore là pour une heure entière et à chiffrer encore! Oh! je tiens pour certain que la plupart des faiseurs d'arithmétique sont des descendants du roi Hérode.

De tout ce que j'ai avancé jusqu'à présent, il ressort clairement que l'école n'est pas précisément un lieu de nature à faire déborder de jouissance et de bonheur l'âme de l'enfant. Je ne crois pas que jamais cette idée soit venue à aucune petite tête blonde ou brune. Non, non, l'école est aussi bonne qu'elle peut l'être. L'école, par les nouvelles mesures prises, a été rendue aussi agréable et aussi supportable que possible; mais ses plaisirs sont éminemment négatifs. L'école garde toujours quelque chose de la prison, et le maître, aussi bien que les sous-maîtres, conservent quelque chose de l'épouvantail. Le mot de Van Alphen:

Apprendre est un jeu,

ne sera rectifié par aucun enfant, pas même par les plus studieux. Je m'imagine avoir appartenu à cette catégorie; mais, quand mon père ou ma mère me faisaient l'honneur de raconter à mes oncles et tantes que j'étais content quand les vacances étaient finies, toute mon âme se soulevait contre cette noble idée (qui me semblait très-fanatique), et il m'a fallu des années pour vaincre l'anxieuse répulsion que m'inspiraient mes maîtres respectifs. Il y en a aussi qui, malgré la méthode perfectionnée, électrisent un enfant s'il n'est pas des plus peureux.

Oui, mes chers amis, cachons ces pages à tous les chasseurs de papillons et à tous les joueurs au soldat; mais avouons que ce sont des malheurs de l'enfance: petits et insignifiants s'ils sont considérés de notre hauteur de pédants, mais grands et lourds dans les petites proportions du monde des enfants; malheurs qui inquiètent, tourmentent et secouent, et qui exercent souvent une grande et vive influence sur la formation du caractère.

Nous avons éprouvé tous, les premiers et les plus grands, c'est-à-dire avec la permission de Pestalozzi et de Prinsen, l'école. C'est un chancre, et tous les jours un chagrin nouveau. Un homme poursuivi par ses créanciers éprouve quelque chose des douleurs que souffre l'enfant en puissance de maître. Notre bon Holty, lui-même, ne peut s'empêcher de le menacer de ses vers. C'est pourquoi je voulais vous prier d'avoir pitié du sort de vos rejetons. Ils doivent tous aller à l'école; c'est une loi de la nature aussi certaine que celle par laquelle nous devons tous mourir; mais de ce que, d'après le cours des choses, nous ne devons pas mourir à notre dix-huitième année, je voudrais que l'école ne commençât pas pour eux avant leur huitième. C'est bien gentil que nous devions à la prononciation changée des consonnes que, dès l'âge de cinq ans, le petit Pierre puisse dire: «Je sais lire!» mais je ne sais pas si, à dix ans, le petit Pierre, en somme, aura autant profité que tel autre qui aura commencé à épeler à sept ou huit ans. J'offre ceci aux méditations de tous les cœurs philopédiques et n'ose pas, avec aussi peu d'expérience qu'Hildebrand (Hildebrand sans barbe, disent les critiques de journaux), pouvoir espérer de faire prévaloir mon opinion en si peu d'années.

Pour donner une autre tournure au sujet, et parler d'un autre malheur de la vallée des larmes de l'enfance, vraiment, chère dame, vous qui trouvez le monde si déloyal et les hommes si inconstants, la perte des illusions peut à peine peser aussi lourdement sur vous que la perte des dents sur les enfants. Vous souvenez-vous encore bien? Vous sentiez,—non, vous ne sentiez pas,—oui, hélas!—vous sentiez, trop certainement,—que vous aviez une double dent. Et la première était solide comme un mur. Six jours durant, vous cachez votre douleur: parfois vous l'oubliez; mais six fois par jour, au milieu de vos jeux, en savourant le plus friand craquelin, en faisant la plus douce chose, vous sentez toujours cette affreuse double dent. Votre seule consolation était que la première se détacherait facilement. En effet, la raison et la nature autorisaient cet espoir. L'expérience pourtant apprend qu'il en est autrement. Le septième jour, c'était un dimanche, votre petit service à thé est prêt sur votre petite table, et vos petites choses sont avec les deux poupées; la nouvelle est pour vous, et la vieille pour votre petite cousine Catherine, qui vient jouer avec vous; et le soir vous cuirez une brioche de biscuit pilé et de lait, et une tartine avec des fraises couronneront le tout. Vous témoignez votre joie par un grand cri, en apprenant ce dernier article. «Laissez-moi voir votre bouche, dit maman. Comment! une double dent?» Et votre joie est perdue. Vous vous esquivez comme si vous aviez commis un grand crime: probablement, grâce à votre souffrance, vous serez de mauvaise humeur et hargneuse contre Catherine; la brioche n'aura pas de charmes pour vous, les fraises pas de; goût, et vous irez au lit en rêvant du mal de dents. En vain mettez-vous à l'épreuve tous les remèdes domestiques les uns après les autres: secouer la dent avec la main, mordre sur une croûte dure, que, pour éviter la douleur éventuelle, vous mettez dans l'autre coin de votre bouche; vous appliquez un fil auquel vous n'osez pas tirer. Le dentiste doit venir. Il est venu, n'est-ce pas, l'affreux homme? Il avait, à vos yeux, l'aspect horrible d'un bourreau. Il feignait de ne vouloir que toucher à votre dent et il l'a traîtreusement tirée. Sur ces entrefaites, ce méchant tour est pour vous un bienfait qui compte pour toutes les autres fois. Ne me parlez pas des chagrins des grandes personnes. Elles ne se comparent pas à celle-ci. Il n'y a pas de marchand sur le point de sauter qui voie approcher avec plus d'angoisse le jour où il sera renversé, qu'un petit garçon ou une petite fille ne voient arriver avec terreur le jour où l'on doit arracher la double dent.

Nous sommes aux malheurs physiques. Eh bien, il y en a encore plus qu'on ne pense. Devenir grand, quelque belle et excellente invention que ce soit, est la cause de beaucoup de douleurs. Car d'abord, on passe de grands bras nus hors des manches, de grands bas hors du pantalon. Avec cela, on est honteux d'ordinaire d'avoir des bottes lacées ou des souliers à boucle, parce qu'il y a toujours quelques petits garçons précoces qui ont des demi-bottes, et des jeunes filles avancées qui s'élèvent sur des souliers à longs rubans. Beaucoup de mères ne comptent pas, à ce qu'il paraît, que non-seulement les jambes grandissent, mais que tout le corps croît, et que par conséquent la bonne nature et de sages raisons prouvent que, si les jambes de pantalon peuvent être allongées, le reste du vêtement demeurant le même, on se trouve condamné, par une très-désagréable compression, à la circonférence du corps, autre cause de maintes nouvelles croix dans plus d'un sens, et de maintes déchirures. Mais c'est aussi un mauvais côté de l'avantage qu'il y a à devenir grand, qui diffère chez les individus, si bien que rester petit s'oppose à devenir grand, qui est tant prisé. Maintenant, ce n'est pas un plaisir, chaque fois qu'on vient faire une commission de papa ou de maman, et qu'on va jouer avec Louis ou Théodore, de se voir tourner le dos par monsieur, madame, mademoiselle, et parfois la servante, pour retourner à la maison avec la conviction rafraîchie qu'on est d'une tête ou d'une demi-tête plus petit, et une vraie cosse de pois. On nomme cela vivre dans la société, quand on l'applique au moral; et cette taxation du physique est la seule pour laquelle le temps de l'enfance soit sensible, et très-sensible. Non, il n'est pas beau de la part des grandes personnes de saluer les petits de cette continuelle apostrophe: «Comme vous êtes devenu grand!» À la longue, cela ne peut pas plaire.

Mais il y a aussi une taxation morale qui, si elle ne blesse, pas précisément les enfants, ne leur fait cependant pas plaisir. Elle résulte de la circonstance que l'homme de trente-cinq à quarante ans, et de quarante à quarante-cinq, est déjà bien éloigné de sa cinquième année et a beaucoup oublié, et tant, qu'il ne sait plus rien de ce qu'il sentait, comprenait, goûtait lorsqu'il était enfant. De là vient que la mesure par laquelle il apprécie les enfants est trop petite et trop resserrée, et que mainte joie qu'il donne à de jeunes cœurs est retenue par lui, parce que, dans sa sagesse d'homme, il estime «qu'ils sont encore trop jeunes pour cela,» et puis, «qu'ils ne puissent y arriver» comme si on était venu sans mains au monde et avec un instinct seulement pour mettre tout en pièces. Et par suite, les divers affronts qu'il subit, parce que chacun pense qu'un enfant ne sent pas mainte chose qui le frappe pourtant profondément. Et puis, la passion des douceurs qu'on commence juste à retrouver grande de la veille, pour les petits gâteaux en prix d'autre chose. Vraiment, vraiment, on a vu croître dans la société maint accès misanthropique et lâche, parce qu'étant enfant on était trop petit pour avoir le sentiment de sa dignité.

Je ne parle pas de courir avec des chapeaux et des casquettes, ni de la différence de sentiments, selon le temps, qui, entre les parents et les enfants, peut s'établir d'une manière sensible. Je ne parle pas de certaines institutions barbares où les jeunes sont condamnés à porter la défroque des vieux; de sorte que le quatrième fils porte une blouse tirée de la veste de son frère aîné; de laquelle veste, les deux frères situés entre eux avaient un pourpoint sans col et un avec col;—ni des misérables proverbes considérés comme des oracles par les parents, et maudits par la postérité comme de méprisables paradoxes et sophismes, comme, par exemple, que les vieux doivent être les plus sages. Je ne parle pas de tous ces malheurs, car mon morceau est déjà trop long. S'il peut seulement engager quelques-uns de mes lecteurs à être plus délicats avec les jeunes erreurs des petits, et plus attentifs à ménager leurs petits chagrins pour les laisser jouir sans trouble de leurs grands plaisirs. La jeunesse est sacrée; elle doit être traitée avec prudence et respect; la jeunesse est heureuse, on doit veiller à ce qu'elle prenne le moins de part possible au malheur de la société, dans la mesure où elle le puisse subir, à son âge; on doit parfois la tourmenter et lui tomber à charge,—pour son bien,—mais il faut prendre garde d'exagérer. Toute une vie qui suit ne peut compenser une jeunesse opprimée; car quelle félicité les années postérieures pourront-elles donner pour le bonheur gaspillé d'une jeunesse innocente?


[1] Quelle simplification le traité des vingt-quatre articles a amenée dans l'instruction primaire! La Belgique de moins à étudier! Toute la jeune Hollande profita de la Révolution de 1830. (Note de l'auteur.)

[2] Poids de 4,000 livres.

[3] Petite monnaie qui équivaut à l'ancien liard.

[4] Adversité.

[5] La prudence est la mère de la sagesse.


III

UNE MÉNAGERIE.

Les peines infamantes sont
1° Le carcan;
2° Le bannissement;
3° La dégradation civique.
Code pénal, liv. 1, art. 8,


Non, je ne veux pas aller à la ménagerie! Je n'y tiens pas. Ne me dites pas que c'est une chose intéressante, et qu'il faut avoir vue; qu'on ne peut être reçu dans une bonne société, si l'on n'a soit du bien soit du mal à dire des boucles, des favoris et du courage du propriétaire, du lama, de l'éclairage de la tente, et des deux tigres en cage; ne me racontez pas que vous avez failli voir un malheur arriver, que vous avez surpris une attitude originale et pittoresque de quelque monstre dans un moment où personne autre ne le remarquait; ne me dites pas qu'il faut aller voir le fruit des sueurs et du sang de plusieurs pêcheurs à la ligne, dévoré en un instant par l'avide pélican, et comment le boa constrictor avale tout d'un coup un bouc de Leyde, sans oublier les cornes: ne criez pas qu'on doit avoir son anecdote sur le casoar, son bon mot sur les singes, et son quiproquo sur les ours. À tout cela, je réponds: Je haïs la ménagerie! et je vais vous dire les motifs de mon aversion.

Une ménagerie! ah! savez-vous ce que c'est? Une réunion, dites-vous, d'objets d'histoire naturelle aussi intéressante pour les savants ...—Que pour l'ami des bêtes, voulez-vous dire?—Non, pour tout homme qui s'intéresse aux créatures qui vivent avec lui sur ce vaste globe. Vous dites bien: mais alors je voudrais voir ces créatures comme je les vois sur la planche première de toute Bible à images, disposées entre elles en beaux groupes, toutes dans leur attitude naturelle: le lion, la patte de devant levée, comme prêt à rugir; le kakatoès, regardant du haut d'une branche, comme s'il voulait voir la couleur des cheveux d'Adam, et non pas, je vous le dis, en éternel mouvement dans ces affreuses cages de fer; le boa, à l'horizon, sur un arbre, roulé en élégants anneaux et regardant la fatale pomme; l'aigle, planant au haut des airs comme un point à peine visible ou plutôt tout à fait invisible, que de le voir dans cette ménagerie. Comme cela, ce serait agréable et intéressant pour moi... Mais ici, dans ces cages étroites, resserrées, derrière ces barreaux épais, dans cette attitude d'esclaves sans défense, opprimés et pleins d'anxiété!... Oh! une ménagerie, c'est une prison, un hospice de vieillards, un cloître de moines mendiants amaigris par le jeûne; c'est un hôpital, un Bedlam pour les idiots.

Vous n'avez pas encore vu de lion; vous vous figurez quelque chose de majestueux, un idéal de force, de grandeur, de dignité et de courage, un être tout fureur, mais se contenant par empire sur lui-même aussi longtemps qu'il le veut: le roi des animaux! Eh bien, transportons-nous en imagination dans les déserts de Barbarie.

Il fait nuit. C'est la mauvaise saison. L'air est sombre; les nuages sont épais et se pressent tumultueusement; la lune les déchire par un rayon chargé d'eau. Le vent hurle à travers la montagne; la pluie crépite, au loin gronde le tonnerre. Voyez-vous, là, cette masse couverte d'épais buissons, qui se détache sur le ciel?—Voyez-vous, là, cette sombre caverne, béante et se perdant, sur les hauteurs, dans les arbustes et les chardons? Il éclaire, le voyez-vous? Dirigez votre œil de ce côté. Qu'est-ce que cela? Est-ce le rayonnement de deux yeux, deux charbons ardents? Écoutez! Ce n'était pas le tonnerre: c'était un sourd rugissement, le rugissement profond du lion qui s'éveille. Il se soulève de sa caverne et se dresse. Un instant il s'arrête, la tête levée, immobile, en rugissant. Il secoue sa noire crinière. Un bond! Veillez, imprudents, à votre feu de garde! Il a faim; il rôde avec des mouvements farouches, des sauts irréguliers, de terribles rugissements.

À qui en veut-il? À un buffle à la large encolure, peut-être, qui l'attendra, la tête baissée, avec ses cornes puissantes. Ne vous inquiétez pas; il va fondre sur lui; il va cramponner ses ongles dans ses flancs; il enfoncera ses dents blanches et aiguës dans son cou court et ridé; un instant,—et c'en sera fait, il le déchirera en morceaux et assouvira sa faim. Alors vous le verrez, le museau rougi, la crinière éclabloussée, se coucher tranquillement, jouissant de sa victoire et fier de sa royauté.

Eh bien, ce roi des animaux, cet effroi du désert, ce monstre furieux, le voilà! Voici l'antichambre de son palais; cette place ouverte au dehors, moyen terme entre un salon, un comptoir et une exposition de tableaux. Ce héraut, sa branche de saule à la main, vous invite... Sa Majesté donne audience, Sa Majesté est à voir pour de l'argent. Soulevez le rideau, vous êtes dans la présence immédiate de Sa Majesté. Ne vous donnez pas la peine de pâlir: le roi vous recevra bien. Mais soyez prudent; ne vous heurtez pas à ce vase! Qu'est-ce que c'est? Une malle de voyage?—Pardonnez-moi, c'est un écrin plein de serpents, pauvres gigantesques serpents! Par ici, attention, cette lampe coule. Passez sur ce seau, vivier du pélican et bain de l'ours blanc. Nous y sommes. Ici, sur cette voiture, dans cette cage rouge, six pieds de haut, six pieds de profondeur, il est là. Oui, c'est bien lui. Je vous jure que c'est lui. Ses pattes passent à travers les barreaux; ce sont ses griffes de lion. Il ronge sa queue, à droite, dans le coin de sa demeure. Il a sommeil, il ronfle. Pourrions-nous le faire lever? Néron, Néron!—Il est défendu de toucher aux animaux, surtout avec des cannes. Sentez-vous l'humiliation de cette annonce? Là est toute son absence de défense. Cela lui ferait mal. Avez-vous encore vos illusions? Le lion a-t-il encore son prestige? Avez-vous encore peur de ce bouledogue? Croyez-vous encore à l'esquisse de tout à l'heure? Ne dites-vous pas:

Laissez-le venir s'il peut?

Roi détrôné! géant abattu! Voyez, il est prudent dans tous ses mouvements; il prend garde à lui, pour ne pas heurter sa tête, blesser son museau, souiller sa queue. Quelle différence y a-t-il entre lui et telle et telle bête? quelle avec cette vile hyène qui fouille les cimetières? quelle avec ce tigre tacheté, serpent à quatre pattes qui attaque par derrière? En quoi diffère-t-il de ce loup, qu'un cosaque accable de coups de fouet? de cet affreux mandril, comique de la compagnie? de tous ces dégoûtants singes dont tant d'hommes s'amusent? Tous ils sont enfermés, le prince comme le laquais, le prince plus que tous les autres. Ne croyez pas que vous le voyiez dans sa grandeur naturelle? Cette cage le rend plus petit; son visage est vieilli; ses yeux sont mornes et éteints; il est hébété: c'est un lion éreinté. Aurait-il encore des griffes? C'est un hérisson dans une bouteille: on ne sait pas comment il y est entré. C'est un soldat malade, un grenadier avec son fusil et ses armes, son bonnet d'ours et ses moustaches (un foudre de guerre), dans une guérite; c'est Samson les cheveux coupés; c'est Napoléon à Sainte-Hélène.

Lorsque vous êtes au milieu de cette tente, que voyez-vous? Des rideaux, des barreaux de fer, des supports de voilure et d'animaux sauvages. Lorsque vous jetez un regard sur ces créatures humiliées, ne croyez pas que vous voyiez des lions, des tigres, des aigles, des hyènes, des ours. Les enfants du désert mépriseraient et renieraient leurs frères, s'ils les voyaient. Cache le crayon de mine de plomb, ferme ton portefeuille, artiste! ne fais pas d'esquisses ici. Tu n'as pas devant toi d'animaux sauvages, tu n'en vois que les restes déchus! Ton dessin serait comme un portrait fait sur un cadavre: tu peux aussi bien prendre un petit-maître de notre âge comme modèle d'un de ses ancêtres germains, ou peindre une momie et dire: «Voilà un Egyptien!» À peine peux-tu voir ou calculer leurs formes, leurs contours, leurs proportions, sous les ombres de ces cages carrées. Que pourrais-tu deviner de ce qui leur est propre dans leur attitude? Ils sont ici comme des plantes dans une cave, ils s'étiolent et sont tombés dans une vraie et lugubre léthargie. Ils meurent depuis des mois; la lumière leur fait mal; ils ont un air stupide et semblent abrutis. Dans la nature, ils sont beaucoup moins bêtes.

—Silence, dis-tu! voici le propriétaire. Écoute comme ils rugissent! Ils vont recevoir de la nourriture. Ils meurent depuis des mois. Le souper des animaux féroces! Douloureuse ironie! Le souper! Le geôlier leur départira la portion qui leur revient, à ces prisonniers d'État.—Oui, mais il les agacera et tu les verras une fois dans toute leur force. Malheur à nous, si cela était! Non, ce n'est qu'une représentation. Ils sont rabaissés au rôle d'acteurs! Leur rage est celle d'un héros d'opéra ou d'un père irrité de vaudeville. C'est une rage de commande. C'est une imitation, ce bruit des fers, lorsque le prisonnier se lève pour prendre sa nourriture, son pain et son eau. Aussi, dans le rugissement du lion, dans le hurlement des loups et le rire de l'hyène, il y a du pectus quod disertos facit. Ne croyez pas qu'ils daigneraient prodiguer leur terrible éloquence devant ce laquais qui doit bien finir par leur donner le morceau d'abord refusé.

Leur souper! Oh! s'ils pouvaient, comme ils en appelleraient de ce pain donné par grâce et étroitement mesuré, à leur souper dans le désert! Timides mortels, qui cuisez votre pain et votre viande pour pouvoir les digérer, si vous étiez invités à voir ce banquet et à être témoins de la manière dont ils arrachent les muscles fumants des grands os, et s'élancent avec toute l'énergie et tout l'aplomb de leurs mouvements, hurlant de plaisir, non parce qu'ils mangent, mais parce qu'ils tuent! Comme vos cheveux se dresseraient sur votre tête, comme ils se dresseraient sur la tête du boucher, du distributeur et de tous les invités!

Ce qu'il y a de plus insupportable dans une ménagerie, c'est l'explicateur. Vous riez de son français vulgaire et de son hollandais encore plus misérable, de ses phrases qui reviennent éternellement les mêmes; pour moi, je ne saurais rire, il me vexe et m'agace.

Sire! ce n'est pas bien,
Sur le lion mourant vous lâchez votre chien.

Fi! il nomme le tigre monsieur et la lionne madame. Il raconte des gentillesses sur leur compte; ils sont les dupes de son esprit appris par cœur. Oh! s'ils pouvaient, comme ils se vengeraient du mauvais plaisant! comme monsieur le mettrait en quatre et comme madame l'anéantirait! Il le mériterait. Il traite les animaux comme des choses. Il obtient un stupide sourire de l'un, un pourboire de l'autre. Il vous enlève le bel emblème de l'amour maternel que vous voyiez dans le pélican, et préfère se faire un bonnet de nuit de sa mâchoire inférieure. Misérable farceur, calomniateur impuni, qui se raille de ceux qui valent mieux que lui! Avec une paire de moustaches et un bâton, il se promène au milieu d'eux et joue le héros parmi les captifs.

Ah! quelle chose affreuse, quand vous recevez la visite d'un cousin éloigné ou d'un ami à demi oublié qui vous presse amicalement de lui faire visiter le muséum de Leyde, et, tandis que vous préféreriez contempler les beautés du Rapenburg et de la Breestraat[1], par une belle matinée, vous voilà forcé de traîner votre ami d'une salle dans l'autre, sans rien voir autre chose que de l'histoire naturelle, sans vous asseoir nulle part; ajoutez qu'il y fait froid comme dans une cave: mais s'il s'agit de voir des bêtes étrangères, j'aime mieux les voir là qu'ici. J'aime mieux un muséum qu'une ménagerie. Il est vrai que le charnier que vous devez d'abord traverser vous enlève une grande partie de l'illusion: l'anatomie, comme toute analyse, nuit à la poésie; mais les animaux empaillés ne sont pas humiliés. Ici, ils ne ronflent pas, ils ne dorment pas, ils ne meurent pas; ici, ils sont morts. Ici, pas de surdité, pas de lenteur, pas de paresse; ici, le froid et l'insensibilité! C'est ici leur autre monde. Vous voyez leurs ombres, leurs contours, leurs εἴδωκα! La taxidermie et l'adresse de l'artiste ont pu faire défaut, dans une certaine mesure, à la fidèle reproduction de leur enveloppe matérielle et de leurs attitudes; mais l'âme (vous croyez, n'est-ce pas, que les animaux ont une âme?) n'est pas ici étouffée et mutilée. Ce n'est pas une spéculation vile et intéressée, c'est la grave science qui les a rassemblés. Ils ne sont pas ici pour être regardés, ils y sont pour votre instruction. Leurs noms y sont inscrits en respectueux latin. On marche silencieusement entre leurs rangs avec le respect qu'on a pour les morts.

Mais une ménagerie!

O seigneurs de la création! je ne sais si dans le XIXe siècle de notre ère, et si loin du paradis, vous méritez encore ce nom, mais vous l'entendez si volontiers et vous en êtes si fiers! O vous, seigneurs de la création! faites-vous valoir dans le règne animal; faites-vous valoir vis-à-vis de tout ce qui a griffes, dents, sabots et cornes. Régnez, contraignez, ordonnez, domptez, disposez à votre gré: posez votre tour de guerre sur le dos de l'éléphant; posez votre fardeau sur la nuque du buffle; enfoncez vos dents dans l'oreille de l'onagre; lancez votre plomb dans le front du tigre et faites de sa fourrure une chabraque pour vos chevaux; vainquez le monde comme César, et attelez, comme César, quatre lions à votre char de triomphe. C'est bien, mais n'abusez pas de votre force. N'insultez pas, ne torturez pas, n'abaissez pas, n'étouffez pas! Pas de prison, pas de cellule, pas d'échafaud, pas de pilori, pas de cage tournante, pas de ménagerie! C'est un jeu, et un jeu affreusement cruel. S'il vous faut un jeu, faites du Colysée en ruine un champ de combat, et ayez du moins la générosité de ne faire entrer dans la lutte que vos semblables. Amusez-vous (si vous n'avez pas encore assez d'amusements barbares) de leur force, de leur courage, de leur fin héroïque, mais non de leur esclavage, de leur déshonneur, de leur nostalgie, de leur mort par consomption.


[1] Voir Scènes de la Vie hollandaise, p. 147.


IV

UN HOMME DÉSAGRÉABLE DANS LE BOIS DE HARLEM.

Une incroyable quantité de gens ont des relations de famille, des amis ou des connaissances à Amsterdam. C'est un phénomène que j'attribue uniquement au grand nombre d'habitants de la capitale. J'y avais encore, il y a une couple d'années, un cousin éloigné. Où est-il maintenant? Je n'en sais rien. Je crois qu'il est parti pour les Indes. Peut-être l'un ou l'autre de mes lecteurs lui a-t-il donné des lettres. Dans ce cas, il a eu un messager exact, mais peu amical, comme il résultera probablement du contenu de ces quelques pages. En effet, je connais beaucoup de gens qui font grand cas de leurs cousins d'Amsterdam, surtout quand ils sont lecteurs de la société Félix [1], ou qu'ils tiennent voiture; mais je me suis souvent étonné de ma froideur excessive vis-à-vis de la personne de mon cousin Robert Nurks; et rien n'était plus terrible pour moi que quand il m'envoyait, le samedi après midi, par la diligence, une pierre accompagnée d'une lettre, par laquelle il m'annonçait (pourvu que le temps restât beau et qu'il ne lui survint pas d'obstacle, ce qui n'arrivait jamais) qu'il viendrait passer avec moi la journée du dimanche dans le bois de Harlem; non pas que j'eusse quelque chose contre ledit bois, mais j'avais quelque chose contre mondit cousin.

Et cependant c'était un excellent, honnête et loyal jeune homme, habile dans ses affaires, de mœurs irréprochables, pieux et même au fond doué d'un bon cœur; mais il y avait en sa personne un je ne sais quoi qui faisait que je n'étais pas à mon aise avec lui; quelque chose d'importun, d'impertinent, quelque chose en un mot de parfaitement désagréable.

J'aurais, par exemple, acheté un chapeau neuf, dont la façon n'ait rien d'excentrique (pas un chapeau national, par conséquent), une forme ni trop haute ni trop plate, aux bords ni trop larges ni trop étroits; un chapeau bon à ôter devant un galant homme, et à garder sur la tête devant un fou; comme toute, un chapeau dont il n'y a rien à dire. Cependant je pouvais être certain que mon aimable cousin Nurks, la première fois qu'il me rencontrerait coiffé de ce chapeau, me dirait, avec le plus odieux sourire du monde et avec une sorte de surprise mécontente: «Quel chapeau de fou avez-vous là?» Maintenant, il est incroyablement difficile (bien que j'avoue volontiers que l'un se comporte plus habilement que l'autre et que je ne suis pas un des plus intrépides), il est impossible, dis-je, sous le coup d'une telle déclaration critique, de continuer de faire une figure passable sous son chapeau. Le prendre au sérieux pour votre chapeau, ce serait trop fou. Laisser passer la remarque avec un Hein, vous trouvez? trahit une complète absence de sang-froid. Répliquer avec aigreur, en attaquant le propre chapeau du critique, c'est par trop enfant. Et quoique, dans la circonstance, le meilleur parti soit de plaisanter, et qu'il soit un trésor de gentillesses toujours ouvert, il est cependant à remarquer combien, dans ce moment-là, on en trouve difficilement de toutes prêtes sous la main. Dès que le critique des chapeaux s'est aperçu qu'il a causé même un léger embarras, il goûte une joie diabolique.

Si de ce petit exemple de mon chapeau,—c'est chose étonnante, pour le dire en passant, combien souvent les chapeaux servent d'exemple,—vous n'avez pas une idée nette de mon cousin Nurks, tout le récit que je vais écrire sera fait en pure perte pour vous, lecteur, et je prendrai la liberté, pour votre punition, de vous tenir pour le portrait et le pendant de ce même Robert Nurks. On se tromperait cependant si on se représentait ce digne jeune homme d'Amsterdam, comme un être malheureux, mécontent ou distillant de la bile noire. Il n'était que bizarre, et cela autant par habitude que par une jalousie que lui-même peut-être ne connaissait pas. Nullement morose, il était toujours dans une disposition d'esprit joyeuse et aimait la gaieté; mais il paraissait trouver plaisir à reprocher à ses amis leurs petits griefs, et non-seulement à ses amis, mais en général aux hommes les plus innocents du monde. Une éducation au-dessus de sa condition lui avait donné, je crois, cette grossière présomption, et des parents inintelligents l'avaient accoutumé trop tôt à entendre avec acclamation le jugement qu'il portait, étant encore très-jeune, sur quiconque visitait leur maison. De là l'absence, en lui, de cette timidité modeste et retenue qui fait craindre de blesser autant que d'être blessé: rien de cette humanité qui fait dire, malgré toute l'autorité des proverbes, que Ingenuas didicisse féliciter artes, etc. Mieux vaut être reçu de sa mère que de la littérature classique. D'ailleurs, il savait très-peu de latin.

Si Robert Nurks savait que vous étiez à demi amoureux, il trouvait l'occasion d'amener l'entretien sur l'objet de votre discrète sympathie, avec accompagnement d'épithètes qui vous déchiraient le cœur: laide, stupide, insignifiante, folle, ou autres. S'il connaissait mon auteur favori, il en relevait, devant la société, les plus vilains passages en ajoutant: «Ici, une citation omise, comme dit si bien Hildebrand.» Si vous osiez risquer une vieille anecdote qui vous avait fait beaucoup de plaisir jadis, pour laquelle vous aviez quelque sympathie et dont vous vous promettiez cette fois encore quelque effet, parce que tous faisaient comme s'ils ne la connaissaient pas, il en gâtait l'impression, juste en commettant la gentillesse d'effiler l'histoire avant vous, en parlant de l'almanach d'Enkluirzen de l'année précédente, et en disant que toutes les anecdotes sont insipides, et que celle-là, particulièrement, il l'avait entendue une centaine de fois. Bref, il connaissait tous les côtés faibles de votre famille, de votre cœur, de votre âme, de vos amours, de vos études, de votre réputation, de votre corps et de votre garde-robe, et avait le plaisir de les toucher tour à tour, péniblement pour vous. Et je ne sais quelle influence pressante et magnétique il faisait peser sur vous, mais vous étiez toujours désarmé.


Il y a trois ans environ,—je dois être ménager avec les années, car je suis encore si jeune,—que mon cousin Nurks m'envoya de nouveau, le 14 juillet, une pierre qui me retomba lourdement sur le cœur. Il devait venir me voir, après le service du matin, et repartir le soir à huit heures par la diligence. Il sacrifierait les heures intermédiaires à l'amitié et au plaisir. Sur ces entrefaites, j'avais arrêté avec un autre ami un autre plan et un autre plaisir. J'avais un camarade de Leyde, logé chez moi, avec lequel je devais aller dîner à Zomerzorg, puis aller promener de Velzerend à Velsen, pour le lendemain matin aller botaniser un peu à Blezap; tous deux nous étions grands amateurs de botanique. J'espère qu'aucun de mes lecteurs ne me méprisera, nonobstant cette coutume de beaucoup de gens qui doutent de la valeur et de la durée des plaisirs qu'ils ne sont pas en état de juger. Mon cousin Nurks appartenait à cette classe de gens.

Le plan que je viens d'indiquer avait été fait avec un grand enthousiasme et une approbation réciproque. C'était comme si nos âmes s'étaient confondues. Je promis à mon étudiant en médecine, dont j'ai promis de taire le nom parce que j'ai peur des horreurs que disent les critiques des journaux, et, pour ma commodité, je le nommerai Boerhave,—je promis à mon étudiant, outre les ombrages de Blezap, des exemplaires en fleurs de l'aristoloche-clématite, sur le chemin entre Velzerend et Zomerzorg, et comme il faisait aussi une collection de coquilles, il fut littéralement dans le ravissement lorsque je lui assurai que, sur la hauteur des Trappistes bleus, les laques des arbres fourmillaient sous vos pas comme si ce n'était rien. Mais la pierre d'Amsterdam brisa toutes ces félicités, et tout le plan dut être ajourné, dans la pensée effrayante pour nous de passer toute la journée au bois; car un Amsterdamois comme il faut va toujours au bois.

Le sacrifice nous sembla pénible, et je soupçonnai le beau Boerhave (qui ne sentait pas autant que moi le lien du sang et qui de plus devait avoir une confiance sans bornes dans la science qu'il exerçait) du désir secret que mon aimable Nurks, dont il ne se proposait rien de bon, à demi par instinct, à demi par le mal que je lui en avais dit, autant que par une petite indisposition entre le samedi soir et le dimanche matin, qui le déciderait à écrire une petite lettre par la première barque, etc.; et je lui souhaitai une charmante société de campagne, avec un bon dîner au Beerenbyt, en compagnie de trois membres de la Monnaie et sept de la Doctrine, où l'on s'évertuerait à élever au ciel réciproquement les deux sociétés, au grand embarras du onzième personnage qui était membre des deux sociétés et qui voulait donner raison aux doctrinaires parce qu'ils avaient la majorité, mais ils n'attaquaient pas les monnayeurs parce que ceux-ci étaient les plus grands messieurs. Dans une telle société, mon ami Nurks, qui en général partageait tout à fait l'avis du onzième, avait l'occasion de soulager son cœur sur le gros et ennuyeux pareil, un oncle d'un des convives, qui lisait toujours le journal de Harlem comme il voulait l'entendre, et un insupportable long vieillard, cousin germain d'une autre des personnes présentes, qui faisaient toujours la poule, quand il avait commencé à jouer le carambolage. Et cependant il était destiné à passer la journée du 15 juillet dans le bois de Harlem.


—Ah! comment va Robert? lui criai-je, lorsqu'il entra. Mon ami, l'étudiant Boerhave, cousin.

Était-ce hypocrisie que de le recevoir ainsi? Je crois que non. Lorsqu'il fallut vraiment renoncer au plan de Zomerzorg et de Blezap, je pris la chose par le meilleur côté; et puis il y avait si longtemps que je ne l'avais vu!

—Très-bien, mon garçon. Monsieur, votre serviteur Dieu! comme cette porte d'Amsterdam m'a paru éloignée!

—Monsieur doit être habitué aux longues distances, dit Boerhave, pour montrer ses connaissances topographiques au sujet d'Amsterdam.

—Oui, il en est ainsi, dit Nurks en appuyant avec une force particulière sur le mot est; mais c'est justement pour cela que ce que je dis fait honneur à la ville de Harlem.

Nurks jeta un regard dans la glace et redressa son col tombé par la chaleur; il faisait très-chaud ce jour-là, surtout dans les diligences; il avait été mis de mauvaise humeur par ce temps, et son col avait été frappé de défaillance.

—De belles choses! j'aime cette façon, mais je n'aime pas ces bords ronds.

Boerhave et l'humble habitant de la petite ville étaient beaux avec elle; il s'imaginait n'avoir rien vu.

—Ne savez-vous pas encore fumer, Hildebrand?

Je courus au porte-cigares et le lui offris.

—Avez-vous encore de ces cigares de paille? dit-il en mordant la pointe de celui qu'il avait pris, avec le visage le plus incrédule du monde.

Et il reprit son premier sujet, dont il n'avait pas encore assez.

—Je trouve, messieurs, que cela va si mal de ne pas savoir fumer! On est toujours ne sachant que faire de ses doigts. Je connais un individu qui ne fume pas, et c'est bien le plus misérable gaillard du monde.

Je compris que j'avais bien de la chance, au décès de ce monsieur, de succéder à son haut rang dans l'estime de mon cousin.

Vint ensuite un entretien qui porta principalement sur des informations relatives à nos connaissances réciproques, dans lequel ne survint rien de désagréable, sinon qu'il demanda des nouvelles d'un ami qu'il connaissait très-bien, mais sa mémoire lui rappelait un souvenir: «Est-ce lui dont le frère a eu cette sale affaire avec la police?» Sur quoi Boerhave eut le loisir de concevoir tous les soupçons possibles sur la famille. Je ne sais pas s'il le fit; mais peu après il nous quitta un instant pour écrire un petit billet; Nurks profita de cette occasion pour me faire l'observation suivante:

—Votre ami ressemble d'une manière frappante à ce juif qui se tient toujours au coin de la rue du Poivre et du Fossé-des-Seigneurs.

Et comme j'ouvrais de grands yeux:

—Ah! vous savez bien, ce vilain gaillard, juste comme s'il avait reçu un coup de pied de cheval sur la figure.

Boerhave rentra en ce moment, et je ne pus juger de sa ressemblance avec le juif du coin de la rue du Poivre et du Fossé-des-Seigneurs, attendu que les figures respectives des différents juifs d'Amsterdam ne m'étaient pas présentes à l'esprit; mais de lire quelque chose sur la figure de mon ami, qui fit penser qu'il avait pu se trouver en désagréable contact avec le quadrupède que Nurks venait de nommer, cela me parut tout à fait impossible.

Nous prîmes du café et du pain, deux articles qui eurent l'honneur d'obtenir la complète approbation de mon cousin. Il assura bien que le premier nuirait pris sans lait comme le médecin le faisait, et il assura de plus qu'on pouvait toujours le voir au teint de quelqu'un, que le teint en devenait vilain; mais lorsque Boerhave déclara qu'il était médecin, et qu'en cette qualité il n'avait jamais entendu parler de cela, il changea de batterie et commença à parler à mon ami du grand nombre de jeunes docteurs qu'il y avait à Amsterdam, sans pain, qui demeuraient dans de pauvres chambres, et devant subir toutes les humiliations pour obtenir une boîte, et nombre d'autres remarques très-propres à encourager un candidat en médecine dans ses études, tandis qu'il les couronnait par la solennelle déclaration qu'il n'y avait pas un médecin au monde auquel lui, Robert Nurks, confierait son chat.

Nous partîmes pour le bois: il était environ une heure.—Toutes les choses bien réglées ont leur temps. Les rossignols viennent au printemps, les pinsons et les linottes en automne; le soleil paraît pendant le jour, les chandelles pendant la soirée, et la lune pendant la nuit. Ainsi en est-il également des sortes de gens. Quiconque connaît les mille et une espèces du genre harlemmois sait qu'elles ont toutes leurs heures de promenade le dimanche, chose qui devient très-naturelle quand on songe aux heures différentes du dîner, et qu'avec cela on considère que beaucoup de gens vont au service de midi, tandis qu'une grande partie ne sait même pas que ce service existe. Lorsqu'on classe ces diverses espèces et qu'on y intercale les oiseaux étrangers qu'y amène un dimanche de soleil, alors on aboutit à une chaîne ininterrompue, qui n'est pas sans rapport avec la belle comparaison d'Homère, lorsqu'il dit que les générations poussent, dans l'existence de l'humanité, comme les feuilles des arbres, ou qu'on peut comparer encore se poussant les unes les autres sur l'Europe, au Ve siècle.

Ainsi, celui qui étudie la nature, qui le dimanche néglige de fréquenter l'église, ou qui est allé au sermon du matin, ce que j'aime mieux supposer, et entre dix et onze heures arrive au bois, à la plaine et au camp des Vaches (le nom n'est-il pas harmonieux?), rencontre des essaims d'oiseaux de fête reçus par la digne ville de Harlem et partis d'Amsterdam par le trekschnit de sept heures. Les hommes sont mis en bleu ou en noir, ont de la boue humide à leurs pantalons, des favoris bien frisés. Ils sont pourvus de longues pipes de terre, avec lesquelles ils fument, ou qu'ils tiennent négligemment par la tête, entre les doigts, en laissant d'un air indifférent le tuyau pendre en bas. Remarquez les parapluies. Les femmes sont vêtues de blanc. Elles relèvent leurs jupes aussi souvent qu'elles marchent au-dessus d'une goutte d'eau, et les portent tout à fait relevées par des épingles, lorsqu'il y a des mares d'eau formées par la pluie du samedi. Elles mangent continuellement des choses qu'elles tirent de leur sac; plusieurs ont dans le nombre des langes noués et des vivres. On rencontre ordinairement, dans les groupes de neuf, deux hommes sur sept femmes. Ils s'en vont assez loin, jusqu'à Heemstede ou le Glin, mais passent l'après-midi à traîner les pieds en buvant une cruche de bière au Faucon-Vert ou à l'arbre des Fraises, pour repartir par le dernier trekschnit pour Amsterdam, tandis que les langes sont transformés de bissac en corbeille pour rapporter des fleurs à la maison, lesquelles pendent, trois semaines, dans un pot au lait en terre et sans anse, dans un petit coin au haut de l'escalier d'une cave, ici sans lumière, et là sous les émanations d'une rigole puante, font le bonheur et la richesse de celui qui vend du fil ou du ruban, ou est en même temps entremetteur, ou de quelqu'un qui vend de la tourbe ou du bois.

Si l'observateur de la nature poursuit sa route, il voit en passant d'abord une troupe semblable, qui s'amuse a la vue du pavillon, et dont les individus, pour se convaincre que ce n'est pas un rêve, s'attachent des deux mains aux barres de fer de la barrière, ne pouvant, comprendre comment il est possible qu'il y ait tant de gentillesse et de gaieté dans le Laocoon, mais tombant d'accord sur ce point, que le frontispice signifie Walleen.

L'observateur de la nature déjà nommé quitte l'allée pour partager le ravissement de ces étrangers, mais va par un petit sentier charmant où le soleil du matin se joue gaiement dans les grands arbres au-dessus des maisons. Il dépasse en se promenant une birouchette jaune et un char à bancs bleu, qu'il voit dételés à l'ombre des arbres, comme pour attirer là quelqu'un de leurs semblables. Tout est morne et silencieux; c'est une charmante matinée. Un seul monsieur avec un paletot brun, un pantalon d'été, des bas anglais tachetés, des souliers bas et un extérieur éminemment fashionable, est assis à une table de marbre, aux armes d'Amsterdam, devant la porte, très à son aise à lire un livre. Un gros monsieur à joues rouges, au ventre proéminent, avec une redingote noire, lit un journal en s'appuyant sur sa canne, assis sur une chaise sans table. Une jeune femme, récemment relevée de couches et encore un peu pâle, est assise à une autre table, sur laquelle est servi un déjeuner, avec un joli petit bonnet à rubans bleus et une petite jupe bleu clair, couchée à son aise sur sa chaise et occupée à tricoter; elle jette de temps en temps un regard sur la bonne d'enfant qui, avec une cornette d'Amsterdam sur la tête, ou plutôt à la tête, car cette sorte de bonnets laisse les cheveux à découvert jusqu'à la couronne, et une robe rose avec un tablier noir et des rubans croisés sur des souliers de lasting, juste comme madame se promène tranquillement dans le sentier semé de coquilles, tenant d'une main gantée un enfant de deux ans, couvert d'un petit chapeau à bords retombants avec des rubans d'un rose rouge, et de l'autre un de trois ans en lisière; et toutes les fois qu'elle rencontre quelqu'un à qui elle veut donner une bonne idée de son éducation et de ses services, elle se hâte de répéter à ces enfants le solennel Urve[2].

—Ne parlez-vous pas à monsieur, Georgette? Fi! François, que faites-vous de vos mains avec ces coquilles?

À l'allée du Cerf, se montrent çà et là quelques couples de jeunes dames tête nue et dans un costume qu'elles nomment tout à fait de campagne, et particulièrement caractérisé par des tabliers de soie hauts en couleur; elles sont occupées à donner à manger à leurs chères petites bêtes. Celles-ci sont les heureuses privilégiées, logées chez Stoffels. À la société, il n'y a encore personne; mais une couple de garçons, un homme fait et l'autre qui ne le sera jamais, sont l'un vis-à-vis de l'autre dans la porte centrale vitrée, les mains derrière le dos, à admirer le talent du veilleur que les messieurs de la Foi doit paraître ont mis là dans l'occasion, pour voir les vaisseaux qui traversent le Spaerne. Dans le logement du coin se trouve une famille de Zaandam, arrivée hier; tous les hommes sont grands, et vêtus uniformément d'habits bleus, avec des cravates noires et des cois blancs; les femmes avec la coiffure nationale et des dents noires. Ils boivent déjà du café et se l'ont instruire par l'hôte, qui prend la liberté de rester sur la porte, de plusieurs choses dignes d'être sues. Remarquez-vous contre les piliers, et de plus appuyé sur un bâton, un homme infirme? c'est moins un mendiant qu'un homme qui attend l'aumône; un de ces hommes immortels que les plus vieux Harlemmois ont toujours vus aussi vieux et aussi mutilés. Quelques-uns le soupçonnent d'être en dessous un rapporteur; je ne le crois pas; mais s'il l'est, c'est seulement pour rapporter comment les petits enfants dépensent au bois l'argent de leurs grands-pères.

Le bois reste dans cet état jusqu'à onze heures ou onze heures et demie; alors l'élite des promeneurs harlemmois y apparaît. Elle se compose principalement de ceux qui, les six autres jours liés à leur place ou à leur métier, doivent se dispenser de toute promenade et par conséquent ont grand appétit le dimanche. Ce sont des petits boutiquiers avec des redingotes à longues manches; les libraires qui portent de la ouate; les maîtres de métiers avec de hauts chapeaux et de longs reins; tous avec leurs femmes et avec leurs filles, vêtues trois degrés au-dessus de leur condition. Ils ne sont accompagnés de leurs fils que dans ce cas particulier, c'est-à-dire quand ceux-ci n'ont pas assez fait leur chemin dans le monde pour avoir honte de leurs parents; car il y a parmi eux des clercs de secrétaire, des sous-maîtres et de petits marchands de fleurs; mais si ce n'est pas le cas, vous pouvez être sûr que le père et le fils se promènent avec les mêmes rotins. Pour le reste, vous ne remarquez qu'un jeune homme d'une condition supérieure, soit un clerc de notaire ou un surnuméraire près du gouvernement de la Hollande septentrionale, lequel, étant sans valeur, ne sait pas trouver une créature à laquelle il doive rendre une visite après le service divin; mais il marche vers Stoffels, et surpris de ne rencontrer personne de sa connaissance, aidé par le chien de l'hôte, qui témoigne par sa sympathie entraînante que monsieur est un habitué.

Ce n'est, qu'au bout de deux ou trois heures que les graves bourgeois de la ville les suivent. Le fabricant avec sa famille, le notaire avec la sienne, le libraire avec la sienne, et les enfants du monde du ministre, sans leurs parents. Viennent ensuite les marchands de fleurs, des petits marchands du bois avec leur femme et leur postérité. Plus loin, on remarque les sœurs avec leurs premiers voiles, qui vont à la rencontre de leurs frères en redingote; puis une seule voiture, celle, par exemple, du docteur qui va faire un tour avec son meilleur véhicule et sa femme, et rencontre la voiture du grainetier, à qui son plaisir ne coûte point d'argent; devant, c'est la demi-fortune d'un petit rentier, puis la voiture laquée, avec les noirs coursiers, du banquier en vogue, et la voiture du fils du directeur des écoles gardiennes; le tout traversé et dépassé par les chars à bancs d'Amsterdam, à douze personnes, mais où il y en a quatorze avec un enfant, et des calèches pour trois où il y en a cinq avec une boîte à chapeau; je dois dire que la plupart de ces derniers détellent en ville.

Il arriva ainsi que nous passâmes à trois la porte du bois et nous rencontrâmes nécessairement les petits boutiquiers qui revenaient, les teneurs de livres avec leur Annette, les hauts chapeaux, les longs corps, etc.; et ils annonçaient l'arrivée des notaires, des fabricants, des marchands de livres, des apothicaires, des marchands de fleurs, des sœurs et des frères, etc., qui étaient derrière nous.

—Comme vos concitoyens ont l'air peu fashionable! dit Nurks avec ce rire particulier que les Anglais nomment a sneer, en brisant un entretien très-agréable et en reprenant immédiatement la parole pour m'empêcher de répondre.

Quelques arbres plus loin, il me répéta la même méchanceté en s'écriant:

—Je croyais qu'il y avait tant de beau monde dans votre Harlem?

Et il ne me permit pas de dire que toute la bourgeoisie était derrière nous, laquelle, une heure plus tard, serait remplacée par les fonctionnaires supérieurs, puis ceux-ci suivis par la haute volée. Je savais cela tout aussi bien que lui.

Nous prîmes place près de Stoffels. Les impolitesses qui jusque-là nous avaient été faites à nous deux n'étaient pas encore oubliées qu'elles étaient déjà remises à notre disposition. Je n'étais pas encore assis que Nurks s'écriait comme pour le faire entendre aux sociétés voisines:

—Ciel! Hild, quel beau gilet vous avez là! Je ne vous l'avais pas encore vu. C'est dommage que la façon est de deux modes en arrière.

Le vilain personnage avait clairement vu ce que je me préparais en regardant de temps en temps avec une fervente bienveillance. Je fourrai bien vite mes jambes sous la table, car il m'était arrivé soixante-quinze fois au moins, que, regardant avec curiosité, il avait aperçu, avec son nez allongé, l'extrémité de mes souliers et m'avait demandé: «Que laissez-vous faire à ces piétineurs de tourbes?»

D'un bon chien frisé qui était caressé avec effusion pari vieillard, il disait: «Quelle rosse!» d'une paire de chevaux blancs qui s'arrêtèrent devant la porte et dont le propriétaire était très-fier: «Vilaines bêtes!» d'un enfant dans langes qui se promenait depuis six heures et demie, et qui avait l'air terriblement échauffé: «Si j'avais un moutard comme cela, je lui mettrais une pierre au cou.» Et tout cela se disait assez haut pour être entendu par les propriétaires respectifs de la rosse, des vilaines bêtes et du jeune nourrisson. Il y avait là un homme d'une physionomie imposante, dont le bonheur était à demi troublé, parce qu'ayant été voir, le matin, des fleurs à la société de Flore, son pantalon s'était accroché à un clou en passant le long d'un grand bac. Il n'y avait pas fait grande attention; mais assis à fumer tranquillement un cigare au bois, il découvre au milieu de ses réflexions un petit accroc à son pantalon juste près du genou. Il ne l'a pas plutôt vu, qu'il jette par-dessus, avec une grande dextérité, son foulard de soie, mais trop tard pour échapper à la remarque de Nurks, qui justement au même instant disait: «J'aime bien un petit-clair de lune comme cela.» L'amateur de fleurs rougit comme un cactus speciosus, et pour cacher cette rougeur, dans son trouble il prit son foulard pour se moucher, si bien que la lune perça tout à coup de nouveau au travers des nuages, à la grande joie d'une société de demoiselles et de messieurs d'un magasin d'Amsterdam qui, ce jour-là, auraient bien voulu se faire prendre pour des demoiselles d'honneur et des chambellans de Sa Majesté le roi.

—Est-ce là un habit de votre père? demanda facétieusement Nurks au garçon qui lui apportait sa limonade, et qui assurément n'était nullement gêné dans ses mouvements par le vêtement en question.

—Je n'ai pas de père, dit le pauvre garçon.

Et ce mot m'alla à l'âme.

Le beau monde parut avec toutes ses odeurs et ses couleurs distinguées, avec tout son luxe de plumes, de châles, de parasols, de mantilles, d'amazones, de cochers, de voitures et de chevaux de selle. J'avais eu le malheur d'annoncer d'avance à Nurks qu'il verrait un nouvel et brillant, équipage. Comme son œil ne l'aperçut pas d'abord, il me demanda avec impatience:

—Quand viendra donc le bel équipage dont vous m'avez parlé?

Et il en était ainsi pour tout, au grand dépit de Boerhave, qui cependant était sans gêne dans ses allures, mais dont le cordon de montre était affreusement fixé par Nurks, si bien qu'il croyait à chaque instant qu'il allait recevoir un trait, et qu'il finit par fermer sa redingote. Je ne me rappelle que deux désagréments que Nurks fit subir à mon bon médecin. Voici l'un: nous parlions des malheurs qui peuvent arriver en nageant. Par une chaude journée d'été, c'est une volupté que de parler d'eau. Boerhave raconta un trait éclatant d'abnégation de soi-même d'un nageur, trait assez extraordinaire pour mériter toutes les médailles de la société Tot nut van Algemeen[3], si celle-ci n'avait pris pour règle de ne les accorder en récompense qu'à ceux qui ne savent pas nager, mais du moins assez extraordinaire pour ne pas émouvoir vivement même un cœur de pierre. Cependant Nurks l'entendit avec la plus parfaite indifférence; il s'occupa même pendant le récit de toutes sortes d'autres choses. Ainsi, par exemple, il semblait s'occuper avec ardeur à former artistement des cercles de fumée de tabac; puis il soufflait tout à fait, dans l'attitude d'un homme qui n'a absolument rien autre chose à faire, la cendre de cigare de son genou et même de la table, puis il semblait accorder toute son attention et tout son intérêt à son col toujours malade et qui avait à chaque instant des accès de faiblesse, multiplicité d'occupations qui, à la longue, flatta peu mon ami qui bâillait d'enthousiasme. Il fut tout aussi malheureux avec le récit d'une anecdote toute nouvelle sur le compte de trois habitants de Leyde, de laquelle j'avais ri aux larmes avec toute ma famille, au grand péril de nous étouffer avec du pain chaud; mais ce naufrage total eut lieu sur l'inflexibilité de fer de monsieur mon cousin qui, cette fois, tomba dans un autre extrême, et se mit à écouter très-patiemment avec une grande attention et qui persista lorsque le récit fut fini. Il attendait toujours le trait qui devait finir et que, à en juger par son visage, on aurait dit devoir être encore à venir. Il m'a été néanmoins assuré de bonne source que le susdit cousin, dès le même soir en diligence, raconta à son tour le généreux sauvetage et l'aventure des trois Leydois; le lendemain il sut aussi amener les deux récits à point, à sa table, à la société de la Doctrine, et à celle de la Monnaie, et dans le cours de la semaine, il sut la faire passer à deux concerts, dans cinq cafés (si bien que je suppose qu'il en réjouit aujourd'hui les sœurs des Indiens). A quiconque ne trouvait pas la première surprenante et la seconde à mourir de rire, il savait dire immédiatement quelque chose de piquant sur le point sensible des favoris et des cravates en corde.

Il vint de la musique. Trois femmes avec de longs réseaux, des rubans rouges au bonnet, des mouchoirs oranges au cou et des tabliers à poches profondes et à coulisse. Une large Sapho, plate comme une lentille au milieu, et tenant une harpe qui lui ressemblait, et deux femmes basanées qui, les mains pleines de diamants, lesquels avaient un grand air de famille avec le verre, jouaient du violon. «Le trio des Grâces!» dit Nurks en riant et assez haut pour faire rire avec lui un long clerc de procureur qui était beaucoup plus loin de lui que les Grâces en question. Le concert commença. Nurks se fourrait de temps en temps les doigts dans les oreilles, ce qui ne pouvait être encourageant pour les trois artistes, qui savaient bien d'ailleurs que les mélodies qu'elles écorchaient n'étaient rien moins que séduisantes, et qui ne demandaient qu'un doublon ou un stuiver à chacun des auditeurs, et un peu de patience. Les violons s'arrêtèrent avec un rude égratignement des cordes, et la joueuse de harpe entonna d'une voix rauque et pour la vingt-troisième fois depuis ce matin mémorable, la mélodie alors aussi peu neuve qu'aujourd'hui, mais toujours aussi entraînante:

Fleu—ve du Ta—ge, etc.

—Bah! qu'elle est laide quand elle chante, dit, à travers les paroles touchantes de la romance, la bouche peu polie de Robert, à qui il n'était certainement jamais venu en tête qu'une pauvre femme pût avoir de la vanité.

La romance s'acheva sans autre encombre, puis le réticule s'ouvrit pour livrer passage à la sébile qu'on eût dit faite de laque rouge à bord brillant. J'aurais voulu donner an florin si la chanteuse n'avait rien demandé à Nurks; mais il n'y avait pas possibilité de l'en empêcher et je ne donnai qu'un doublon. Elle s'approcha de Nurks.

—Combien d'octaves savez-vous chanter? demanda-t-il en ricanant, mais en mettant une pièce de cinq stuivers dans la sébile.

Il était ainsi.

On doit dans le commerce aussi prendre l'argent sale.

—Merci, monsieur, dit la harpiste en baissant les yeux.

Et elle alla au monsieur au pantalon déchiré.

Sur ces entrefaites, le long clerc de procureur avait changé de place et se trouvait par hasard à une table que la virtuose avait déjà dépassée.

Les violons, pendant ce temps, avaient gaiement joué; je ne sais si on en donna plus généreusement ou plus chichement. Puis on exécuta un très-court et très-rapide trio, et toutes les dames, les yeux baissés, remuèrent toutes les lèvres, s'inclinèrent et partirent. Alors je vis un clarinettiste ambulant, sans chapeau, se préparer à nous faire apprécier aussi son talent.

—Une succession de mauvaise musique! remarqua Nurks.

—Mais je trouve cela assez gai, dis-je d'un ton conciliant.

—Oui, dit-il en me regardant fixement dans les yeux et en buvant une bonne gorgée de limonade, oui; mais, pour dire la vérité, je crois que vous n'êtes pas très-musicien.

Pour dire cette dernière impertinence, on n'as besoin d'être Robert Nurks. Pour cela, selon mon expérience, chaque amateur se croit autorisé, qui joue chez lui un premier et unique violon, et dans quelque orchestre un second, et qui en jouerait un troisième s'il en existait un; j'ai connu des timbaliers qui étaient des plus criminels sur ce point. Oh! si l'on est homme qui dans un concert sait poser sa main avec une certaine majesté sous le menton, et cligner des yeux avec un profond sentiment, pour ne les ouvrir tout grands, en touchant, qu'à un point d'orgue, comme si on venait d'un autre monde (du monde de l'imagination, par exemple), où l'on frappe soi-même, avec une certaine sagesse, la mesure avec l'affiche ouverte ou avec l'index sous un gant glacé; où l'on laisse échapper, au retour du thème principal dans un grand morceau, un petit sourire, ce sourire fébrile qui dit avec une clarté télégraphique: «Nous voici chez nous!» où l'on a seulement la capacité requise pour déclarer qu'une chanteuse qui a généralement plu, avec un sourcil froncé fatalement et un hochement de tête très-significatif, n'a pas de méthode; ou le tact de distinguer la musique classique de la musique romantique, et dire: «Je préfère Lafont et Bériot à Eichhorn et à Ernst;» je dirais même, quand on a seulement copié une page de musique; et, tranquillisé par ces qualités musicales, on se croit la compétence de regarder tout le reste avec dédain et de déclarer en face à toutes les créatures, dès qu'elles s'enhardissent à loucher à l'art divin, qu'elles ne sont pas musicales. Les exécutants ont cette effronterie, les donneurs de cor, les joueurs de musette et les batteurs de tambour, vis-à-vis des artistes des autres branches. Je crois que pas un peintre, quand vous venez dans son atelier et que vous dites telle chose de sa peinture ou de celle d'un autre, que cela soit juste ou moins juste, n'aurait l'impolitesse de dire: «Je crois que monsieur n'a pas un œil d'artiste.» Pas un auteur, devant qui un homme comme il faut exprime sa pensée sur un roman, un poème ou une scène, n'osera lui demander s'il a du goût ou un jugement sain. Mais les musiciens, ils se sont habitués à avoir, sur leur art, cette impolitesse, qui était innée chez mon cousin Nurks, et j'ai rencontré des jeunes gens des cercles les plus distingués, de vrais gentlemen, qui, sur ce point, étaient tout à fait insupportables.

Je crois que je ne dois plus revenir sur mon cousin. Lorsque j'y pense, je sais à peine d'où m'est venue la témérité de vous le présenter. Je ne vous raconte pas comment nous dînâmes à table d'hôte aux Armes d'Amsterdam; comment il murmurait à demi-voix sur l'économie d'une couple de gens simples qui, contre le règlement, commandaient une demi-bouteille pour eux deux, et ensuite s'exposaient à une indigestion en mangeant du bouilli qui fut servi après la soupe, comme s'ils avaient été convaincus qu'il ne viendrait plus d'autre viande après;—comment ses regards plus tard s'arrêtaient sur le bras paralysé d'un vieux monsieur à la tête poudrée, qui découpait, sans adresse, naturellement, une poule coriace avec un couteau ébréché;—comment il regardait en face une petite demoiselle qui n'avait pas encore beaucoup vu le monde et qui était assise vis-à-vis de lui; son regard était tellement ironique qu'elle crut d'abord qu'elle mangeait beaucoup trop, et commença à remercier pour tout, et par suite de la ferme conviction qu'elle devait s'être salie, elle faisait tout son possible pour pouvoir jeter un coup d'œil dans le miroir, pour savoir comment elle était assise;—comment, après le dîner, quand nous parcourûmes encore l'allée du Cerf, je subis mille angoisses de peur de recevoir un coup de parapluie d'ouvriers endimanchés, d'ouvriers beaux comme des Adonis dans leurs blouses bleues, qui se promenaient bras-dessus bras-dessous avec des servantes aimables, aimantes et aimées, parées de chapeaux de soie noire et de châles à palmes brunes, qui marchaient à grands pas. Il ne put s'empêcher d'appliquer à la toilette de ces braves gens les noms de douteur et de pur drap.

Après toutes ces désolations, nous mîmes à la diligence, à la Cloche, le bon, excellent, aimable et amical Robert Nurks. Il passa encore la tête parla portière pour nous crier: «Pas trop d'affaires!» ce que la société de voyage peut, pour de bons motifs, s'appliquer. Il partit. Nous nous promenâmes ensuite hors de la porte, car je nomme toujours de ce nom la barrière, avec tous les Harlemmois qui ont connu la porte. Et lorsqu'en regardant le champ des Lièvres, nous vîmes le soleil descendre d'un rouge sanglant et communiquer sa belle teinte aux petits nuages écumeux, qui, comme de petits voiles légers, flottaient dans l'air, j'osai prédire à Boerhave un beau lundi, et il oublia bien vite, dans la perspective de l'aristoloche-clématite en fleurs et de la laque d'arbre vivante, l'aimable parent dont je lui avais fait faire la connaissance.

1839


[1] Felix meritis, une des principales sociétés d'Amsterdam.

[2] Formule de politesse.

[3] Société pour le Bien-être général, puissante association philanthropique qui étend son réseau sur toute la Hollande.


V

HUMORISTES.

L'armée part pur milliers, puissante, la plus
grande de celles que le pays d'eau a jamais
mises eu campagne, la Kennemer, la Frise, la
Zélande et la Hollande réunies.
(Vondel, Gyselbrecht van Aemstel.)


(Extrait d'une lettre de Melchior,)

Cher Hildebrand.

J'apprends avec un certain plaisir que vous faites de temps en temps imprimer quelque chose; car nous avons été à l'école ensemble. J'avais toujours pensé alors qu'il y avait quelque chose en vous, mais je ne savais pas ce qui en sortirait. Mon père dit toujours qu'il avait présagé cela, ce que je ne me rappelle pas; mais je sais bien que j'ai eu trois fois une remontrance à propos de vous, parce que mon père prétendait que vous étiez un modèle du bien, et cependant je savais qu'il vous arrivait quelquefois de faire des tours de chat. Songez un peu à la porte qui se fermait d'elle-même du Veau bigarré qui, tous les matins à neuf heures et demie, et chaque après-dînée, à trois heures, était ouverte; que la sonnette se mettait en branle pendant un quart d'heure, et que la prière française était depuis longtemps lue à l'école; mais laissons cela, mon ami; j'entends dire que vous avez quelque chose sous presse, et vous voudrez bien, en m'en donnant une pleine connaissance, me permettre de vous offrir quelques conseils. Je connais des gens qui font cela de préférence, par des critiques, dans les journaux: c'est là que la copie la plus irréprochable et le livre imprimé trouvent les appréciations les plus folles; mais je ne suis pas cette méthode et j'aime mieux vous donner mon conseil d'avance.

Je voudrais d'abord vous demander tout rondement si vous êtes un humoriste. Je le pense à demi, quoique le contraire soit furieusement à l'ordre du jour. Voyez-vous, Hildebrand, si vous étiez un humoriste, cela me causerait un grand et vilain dépit, je dirais presque que mon cœur s'en briserait; si vous êtes un humoriste, Hildebrand, déposez trois sirivers, achetez une corde, etc.;—mais vous n'êtes pas un humoriste, mon digne ami; dites que vous ne l'êtes pas.

On fait, à l'heure qu'il est, une si effrayante consommation d'humour, mon ami, que cet article doit être devenu très-cher et que, par suite, il doit être affreusement altéré. Je suis convaincu que dans toute église, y compris le dominé, il y a plus de cent humoristes réunis. On n'entre pas dans un café, on ne voyage pas en diligence, bien plus, on ne peut se mettre dans une voiture supplémentaire, sans y trouver un humoriste. Tout le pays en est empoisonné; humoristes en rimes, humoristes en prose, savants humoristes, humoristes domestiques, hauts humoristes, bas humoristes, humoristes hybrides, humoristes fleuris, humoristes de texte, humoristes du bon mot, humoristes détestant et caressant les femmes, humoristes, sentimentaux, humoristes inégaux, humoristes penseurs, humoristes auteurs de livres, de critiques, de mélanges, de lettres, de préface, de feuille de titre; humoristes qui injurient les grandes gens et déclarent qu'ils n'ont pas un grain de sentiment, parce qu'ils ont un domestique avec des galons à l'habit et une pendule à musique; humoristes qui parlent des mendiants dans les livres et se font transporter à l'hospice Frédéric par la société de bienfaisance; humoristes voyageurs, humoristes sédentaires, humoristes de jardins et de berceaux, dont les femmes sont occupées à autre chose qu'à humoriser, et enfin les simples humoristes, du plat pays, bien qu'ils aient perdu un peu de leur simplesse, à tel point que vous pourriez penser qu'ils sont innocents, mais c'est tout amabilité; je ne parle pas des humoristes éminemment facétieux, très-infaillibles et très-insignifiants. O Hildebrand, il y en a de cent espèces, et je n'en parle pas, car ils sortent de terre, et je ne sais pas bien si, comme il en est des plantes, on fait mieux de les ranger d'après les parties essentielles, ou d'après l'habitus, ou d'après un systema naturale, un systema artificiale, ce qui est proprement, quant au style, actuellement la question à la mode sur laquelle, en français, et en latin, en style poli et en style acerbe, vous pouvez lire beaucoup de choses religieuses dites d'un ton suffisant.

Et cependant, je ne puis comprendre comment, avec tant d'humour, il est possible qu'on n'en vienne pas à en donner au monde une meilleure définition! Dieu du ciel! nous nageons, dans l'humour, et personne n'a d'haleine pour dire ce que c'est que cette liqueur. Je commence à croire nous nous y noierons. Dans ce cas, on ne peut assez tôt créer une société de sauvetage pour les humoristes ou une société de suppression, ou au moins de tempérance, sous la devise: Laissez reposer votre humour: Jean-Paul prend le sublime par les jambes, le retourne avec une force rapponique et dit: «Voilà l'humour! ce n'est rien autre chose que le sublime, les pieds en l'air[1].» J'ai tout respect dans les œuvres d'art, mais Jean-Paul était parfois un humoriste bien obscur. Bilderdyk dit quelque part, et si ce n'est dans ses livres, je le tiens de sa bouche, que c'est précisément la neskheid: mais hooft et neskheid sont, quoi que Tesfelschade y puisse faire, des humoristes tellement vieux, que je crains bien que cette explication de la chose n'éclaire guère la question. Et après tout, qu'a-t-on en général à faire avec cela? Les humoristes existent en grand nombre et se multiplient tous les jours. Un beau matin, nous verrons un haras royal d'humoristes. Qui sait ce qui pourrait en sortir? Au commencement, une révolution humoristique, et, à la fin, un ordre humoristique de choses, avec une vieille maîtresse sur le trône et un cercle de journaliers sentimentaux au ministère. Dans la salle de réunion sont assis les simples et innocents petits enfants; l'armée se composera de lâches, au cœur de pigeon, sous le nom sublime d'âmes compatissantes; l'emploi de juge sera rempli par des hommes qui se prononceront contre toute punition; personne, s'il n'est déjà vieux, ne se mêlera d'écrire, d'être poëte ou savant, et ne sera compté comme l'espoir du pays, à l'exception des humoristes eux-mêmes; chacun d'eux aura un bon oncle ou un innocent cousin; mais, à l'exception de ces chers enfants, les jeunes gens seront envoyés hors du pays connue une mauvaise invention. Plus de noblesse, plus de richesse, plus de domestiques en livrée, plus de foie gras, plus de cages pour les oiseaux et plus de modes pour les dames; mais une importation considérable de paletots de maison, de vieilles pantoufles, de pipes, de cannes de jardin, de livres pour les enfants, de Mère-l'Oie.

Ce que je vous supplie de ne pas faire, Hildebrand, c'est de vous rallier aux humoristes.


[1] «L'humour est le romantique comique, le rebours du sublime, ou le fini sur l'infini, l'intelligence est tournée sur l'idée.»


VI

LE TREKSCHNIT, LA DILIGENCE, LE BATEAU À VAPEUR ET LE CHEMIN DE FER.

On est occupé, dans ma patrie, à établir des chemins de fer. Il a fallu bien du temps avant qu'on y arrive. Les plans reposaient toujours chez nous sur le trekschnit; la ligne se brise au moins six fois avant d'arriver à sa destination; enfin, on arrive! Mais ciel! que cela dure longtemps avant que l'on ait ses bagages; avant que la chaufferette, la haridelle et le parapluie soient remis aux mains du brouettier. Quant à moi, je suis un Hollandais de vieille souche; mais j'ai, entre autres vices non patriotiques, une impatience qui n'est rien moins que hollandaise: bien que je puisse me rendre cette justice, et déclarer qu'il n'y a personne au monde qui tire d'embarras, avec plus de calme, une jolie femme et un tricot de coton ou de soie. Quant au reste, c'est tout autre chose. Pour faire tout ce qui doit être fait, j'ai la plus admirable patience; j'ai du respect pour les choses qu'il faut faire lentement: mais ne rien faire m'ennuie terriblement; je ne puis attendre: cela me fait souffrir. La vie est trop courte, et mon sang coule vite. Festina lentè, recté, sed festina. Quant aux chemins de fer, en particulier, je les attends depuis des années, non pas que j'y aie quelque intérêt commercial ou financier, mais à cause d'un pari que j'ai fait, et uniquement parce qu'il n'y a encore aucun moyen de transport qui me plaise, excepté pourtant ma propre voiture et des chevaux de poste, dont, pour certaines raisons graves, je ne pouvais que rarement faire usage.

Pour ce qui est du trekschnit, j'ai déjà laissé voir mon sentiment. Il est vrai qu'on peut y lire, y jouer aux dominos, aux dames, et, si le batelier a de l'encre à bord et que vous ayez emporté une plume avec vous (car la sienne est toute noire de la tête au pied), vous pouvez même écrire, quoique la petite table se trouve au roef, un peu éloignée du siège. Mais avec tout cela, si vous assurez que vous êtes assis à votre aise, je vous tiens, avec votre permission, pour une créature contrefaite, ou pour un petit être pas plus haut que mon genou; et assurément vous n'êtes point un gaillard de cinq pieds sept pouces, comme votre humble serviteur. Puis il y a quelque chose de douloureux dans le mouvement du trekschnit qui rend ennuyeux le livre le plus amusant et vous ralentit dans votre ardeur pour le jeu; mais surtout il y a dans le trekschnit un génie de bavardage d'une misérable espèce. Les conversations qui s'y engagent sont toutes composées des mêmes ingrédients et tombent toutes dans le même ton monotone. Les anecdotes du trekschnit sont parfaitement insupportables; ajoutez-y cette affreuse question souvent répétée: «À quelle distance sommes-nous, batelier?» et l'éternel: «Allons, il faut payer,» quand l'homme vient chercher son argent. Ne condamnez pas légèrement les passagers, si vous arrivez à un tel abaissement d'esprit. Dès que la tombe s'ouvre devant nous, on ne rougit pas d'une seule faiblesse. On sent du plaisir et de l'intérêt à parler du son des cloches, du prix des vivres et de cette grave question: «Vaut-il mieux aller se promener après midi ou faire un petit somme?» On a besoin de raisonner et de barguigner sur des frivolités. Oui, le démon de l'endroit vous domine tellement, qu'il vous réduit souvent presqu'à vous faire additionner la des avantages du trekschnit. Vous entendrez toujours somme aussi vos compagnons de voyage prêter l'oreille avec attention au nom de trekschniten et de diligences qui font le trajet en un jour. La triste et pénible impression dont Vous souffrez s'aggrave encore par la lecture du tarif, par la vue d'un bougeoir en cuivre, par le petit crachoir triangulaire en fer-blanc, et le reste du petit mobilier. Puis vous êtes frappe de la gravité prudente avec laquelle le batelier tire d'abord une clef de sa poche, ouvre le petit tiroir de la table, et enfin en tire une longue pipe. Je ne crois pas que personne ait jamais eu une pensée spirituelle dans un trekschnit. Au contraire, le roef est l'atmosphère naturelle de tous les préjugés, le lieu où se conservent scrupuleusement toutes les vieilles idées, l'école de tous les laids et vils défauts. Il y a des exemples d'hommes qui, pour avoir été trop en trekschnit, sont devenus lâches, rampants, avares, entêtés et importuns.

En général, le roef est consacré aux gens qui en font le personnel ordinaire. Là sont les ouvriers fashionables qui ont un métier qui traîne, comme les tourneurs en ivoire, les horlogers, bonnes gens qui vont recueillir un héritage, la femme avec un petit pain dans le ridicule, l'homme avec une tabatière à musique; de jeunes fabricants de pain d'épice, qui ne veulent pas paraître ce qu'ils sont, avec une sorte de constellation sur la poitrine, consistant en trois boutons de chemise ciselés et une éclatante épingle de cravate, avec une pierre jaune taillée à facettes, beaucoup trop grande pour être authentique; de petits rentiers de cinquante à soixante ans, qui ont le couvercle de pipe en argent, avec des glands en bois de palmier; d'honorables libraires qui ont trôné vingt-cinq ans derrière le même comptoir, et montrent pour preuve une tabatière d'argent avec inscription; des mères avec des enfants endormis, et qui en ont laissé un petit à la maison, lequel à huit ans connaît déjà le français; des ménagères qui disent urvé et ikh eeft; des caméristes qui veulent se faire passer pour leurs maîtresses, et qui parlent de notre campagne où un pont doit être construit, et où, à leur grande honte, un garçon jardinier les a reçues avec un baiser; de demi-malades qui vont consulter un profester; des demoiselles qui passent pour une pièce de treize sous et demi; des mauvais plaisants qui ont l'esprit de parler des dangers terribles qui caractérisent les voyages en trekschnit, et les malheureux qui ne pourront arriver chez eux à moins qu'ils n'arrivent à temps pour l'autre trekschnit de huit heures. Je ne vous parle pas des vers, sorte d'insectes affreux qui prennent leur vol au mois de septembre sur toutes les chaussées qui aboutissent aux villes académiques.


Le personnel de la diligence a un tout autre caractère: en général, il est plus à la hauteur de son siècle. Il a plus d'actualité, mais en même temps il y a plus de différence. En diligence, vous voyagez avec des personnages politiques, avec des étudiants, avec des messieurs qui vont à une audience, avec des inspecteurs d'écoles et des membres des commissions provinciales, avec des hommes de bourse, des marchands de chevaux et des entrepreneurs en large redingote de drap bleu, avec des commis voyageurs au doigt desquels brille un large anneau, le plus souvent une améthiste; ils voyagent dans le dernier compartiment, sont très-familiers avec les conducteurs, connaissent les chevaux par leur nom et comparent les services relatifs des diverses entreprises de poste avec des poëtes qui vont faire une lecture; de nobles dames qui regardent comme au-dessous de leur condition de voyager en diligence et se vengent de cette humiliation par leur mine rébarbative; avec des jeunes filles qui sont embarrassées et qui prennent en mal qu'un monsieur étranger soit poli envers elles; avec des tantes bienfaisantes qui sont surveillées jusqu'au lieu de leur destination par une douzaine d'enfants qu'elles ont gâtés depuis des années; avec des capitaines de navires marchands fumant de longs cigares de Curaçao; avec des chasseurs qui font plus d'attention à leur arme qu'à la pointe de vos pieds; avec des personnes fort remuantes qui sont éternellement entre les roues, et vous additionnent combien elles ont vu de pays dans une semaine; avec un monsieur scrupuleux qui, par obéissance, doit occuper le numéro 1; avec un gros monsieur à l'ample poitrine qui veut que tout soit ouvert, et avec un monsieur maigre et allongé qui ouvre le collet de sa redingote, se blottit dans son coin, parle du méchant temps et veut vous laisser étouffer; des individus qui n'aiment à parler que des viandes qu'ils aiment le mieux, et trouvent partout des connaissances; des mécontents qui maugréent contre tout; souvent avec un entant qui paye demi-place ou un chien dont vous avez trop peur, et souvent, très-souvent avec un homme trop peu poli. Tel est, d'ordinaire, le contenu d'une diligence.

De tous ces gens, il y en a beaucoup qu'il faut compter parmi les inconvénients de cette manière de voyage, et je propose de les partager en trois classes, savoir:

Les dormeurs,
Les fumeurs,
Les bavards.

Les dormeurs sont pour moi au plus bas degré de l'incommodité. Les désagréments qu'ils vous causent sont aux trois quarts négatifs, mais, voyez-vous, ils ronflent parfois, et ils sont insupportables, quand on doit passer devant eux pour entrer ou sortir aux lieux de relais, et enfin ils ne cessent de s'allonger et de prendre leurs aises. Leur postérieur, leurs coudes, leurs genoux, tout s'étale; et j'ai voyagé avec des compagnons de route endormis qui, dans un trajet de moins de quatre heures, avaient doublé de volume. Du reste, il faut bien que je les trouve supportables, attendu que, la plupart du temps, j'ai l'honneur de faire partie de leur classe. Suivent les fumeurs! Il y a bien longtemps de cela, mes amis, que les pipes de Gonda étaient encore comme il faut, les étuis à cigares en fer-blanc et les pipes d'argent encore à la mode; pas un homme bien élevé, pas un commis voyageur, pas un gamin même (race la plus impudente qu'il y ait au monde) n'eût allumé une feuille de tabac sans demander respectueusement: «Cela ne dérange-t-il personne?» ou au moins «Cela ne dérange-t-il pas ces dames?» Bien que l'intérieur des chambres fût consacré à la pipe (qui avait reçu l'épithète de patriotique), en dehors de la maison, on ne fumait qu'avec l'assentiment et l'approbation de toutes les voix, et, si on pouvait l'obtenir, on en faisait usage avec discrétion; on fumait avec une certaine délicatesse, de petits nuages. Cela n'a plus lieu présentement. Je vois les plus civilisés, les plus galants de nos jeunes gentilshommes, les plus timides et les plus craintifs de nos messieurs de la bourgeoisie, les plus maniérés de nos clercs de comptoir, avec gilet et sous-gilet, franchir sans façon le marchepied de la voiture avec une pipe en feu ou un cigare allumé, et, après avoir fumé pendant une dizaine de minutes, demandant à peine: «Cela ne dérange-t-il pas?» et sans attendre la réponse ni se laisser émouvoir par la toux de la plus aimable fille du monde, si elle a le malheur de ne pas être jolie, et continuant à infecter tout le monde. Nos dames—débonnaires comme elles le sont—n'osent jamais dire non... Moi, je maudis ce non dont je me suis chargé et dont je vais me charger encore en racontant le fait ici aux messieurs, mais surtout aux très-jeunes messieurs; j'en connais un qui est terrible. J'ai, un jour, dit non. C'était entre Harlem et Leyde; la vérité est que tous les carreaux étaient fermés et que nous devions respirer à douze personnes six cigares et rester en vie; mais comme je fus maltraité par l'homme qui était assis à côté de moi et avait toujours quelque chose à dire tantôt sur mon chapeau, tantôt sur mon parapluie, puis sur mes pieds, sur mon manteau et puis sur rien du tout! vraiment je n'étais pas sûr de ma vie. Aussi lotit le monde est-il mis aujourd'hui sur le pied du tabac à fumer; cet art appartient tout à fait à la vie publique et tout son matériel est devenu aussi portatif que possible; chaque voiture est une ambulance à tabac, toutes les élégantes longueurs de l'art de fumer ont été abrégées; plus de classique et oblongue tabatière en laque de Chine, avec la signature du propriétaire sur la couverture, mais des sacs à tabac faits d'une dégoûtante vessie de porc et suspendue par une petite courroie rouge à la boutonnière. À dire vrai, toutes les poches d'habit sont des sacs à tabac, et, quand vous voyez réunie une société de messieurs comme il faut de divers calibres et de divers mérites, vous pouvez toujours compter que, l'un dans l'autre, ils valent de six à huit stuivers, uniquement par les cigares qu'ils portent sur eux. Plus d'élégant porte-cigares, droit ou recourbé, où la fumée est distillée; non, l'affreux petit rouleau tel qu'il sort des sales doigts de l'apprenti marchand de tabac, et tiré d'un petit sac de papier et mis directement dans la bouche; et y a-t-il rien d'équivoque comme la jouissance qu'il vous procure! Ajoutez à cela que de temps en temps il est souillé et manié par les mains du premier venu qui vous emprunte un feu impur. Plus de propres et blanches pipes de Gonda, armées d'un prudent couvercle, mais un tuyau grossier, en forme de serpent, puant, imbibé de saleté; puis les allumettes à la nouvelle mode, qui font sauter un homme en arrière quand elles éclatent et qui dégagent un oxygène qui vous fait tourner le cœur. Oh! quand toutes ces effrayantes images me viennent à l'esprit, quand ma pensée s'épanche dans la pure atmosphère de ma chambre d'étude, où, depuis que le feu a bien brûlé dans l'autre, il n'y a que la proportion de vingt et une parties d'oxygène et soixante-dix-neuf parties d'azote (nouveau calcul); lorsque, dis-je, ma pensée s'enfonce dans toutes ces affreuses idées et que je songe que souvent encore, très-souvent en ma vie, je devais braver l'immersion dans un bain de fumée d'herbes de toute qualité, vraiment mon cœur se serre et je déplore la cruauté de mes semblables, moitié à cause de la faiblesse de mon estomac, moitié à cause de la délicatesse de mon palais, qui ne me permettent pas, comme disaient nos pères, de sucer du tabac. Car de même qu'on doit prendre des voleurs avec des voleurs et des menteurs avec des mensonges, il faut aussi, dit-on, fumer pour pouvoir supporter des fumeurs.

J'en viens aux bavards et aux babillards par excellence. Ils sont pires que les fumeurs, parce qu'ils blessent ce qu'il y a de plus noble en vous, la tête et le cœur, ce que ces derniers ne font point, à moins qu'ils ne vous rendent grognon,—mais j'espère toujours que vous êtes un philosophe. Les fumeurs vous rendent malade, les bavards malheureux. Il est vrai, vous n'avez pas besoin de les écouter; mais comment se résigner à passer pour un rustre complet? Vous pouvez faire semblant de dormir, souvent même ils ne vous adressent pas une fois la parole, mais ils n'en parlent que plus haut à votre voisin ou à votre vis-à-vis. Oui, ce sont eux qui, par leur voix criarde, sont parvenus à dominer le bruit des roues les plus bruyantes et des portières les plus jaseuses.

Oh! que dans un pays où les chaussées sont si excellentes, on fasse et on tolère de si mauvaises diligences! Mais ici, je rends hommage à qui de droit, nobles Van Gend et Loos, Veldhorst et Van Koppen, chauds amis de l'humanité! Dans vos voitures, on est assis sur de larges bancs; vos places sont amples, vos coussins et vos dossiers bien bourrés, vos caisses profondes, vos ressorts flexibles, vos roues larges; vos portières bien fermées, vos vitres modestement silencieuses, et vos quatre chevaux toujours au trot régulier. Mais beaucoup de vos collègues nous mettent dans une boîte cahoteuse, étroite, retentissante, sale, humide, qui vous fait tourner la tête; une sorte de grande patraque bruyante sur quatre roues; dans les unes, nous n'avons pas de place pour nos cuisses; dans d'autres, pas d'espace pour nos genoux; de celle-ci nous sortons les pieds gelés, de celle-là la nuque roidie; nous nous rendons malades, nous gagnons mal à la tête, nous croyons devenir fous du bourdonnement qui assiège nos oreilles et de l'ébranlement continuel de nos pieds; et souvent, au bouleversement de nos entrailles, nous nous demandons avec inquiétude lequel serait le plus heureux, d'en sortir mort ou vivant!

Mort ou vivant ! oui, c'est là le danger! Dans un pays où la police ne surveille pas les harnais des chevaux ni les essieux des roues, et où, dans la plupart des lieux, le bagage que l'on charge n'est ni pesé ni compté, comment se fait-il qu'il n'arrive que si peu de malheurs?


Le bateau à vapeur,—me dis-je à moi-même,—améliorera et surpassera tout, et je pris une place de Rotterdam à Nimègue: il me donnera les moyens de transport et me réconciliera avec les voyages, le rapide, vaste, commode, gracieux, sociable et riche bateau à vapeur. N'est-ce pas une île flottante de plaisirs, un palais à vapeur enchanté, un paradis sur l'eau? Oui, c'est un café ambulant, dît-on. Pour de petites distances, rien de plus agréable qu'un bateau à vapeur. Mais c'est pour les grandes qu'on en a besoin. Ne dites pas: «On y est aussi bien qu'à la maison.» Il est vrai qu'on y est assis sur de larges bancs avec de doux coussins, à de belles tables luisantes; on peut y avoir tout ce qu'on désire et y faire tout ce qu'on veut. Mais ce choc sec comme celui d'un cheval qui prend le grand trot, rôdeur mélangée d'huile et de charbon, la cherté des vivres, les prétentions du maître d'hôtel, la mauvaise nourriture et l'ennui, voilà toutes choses qu'on n'a pas à la maison. Je dis ennui; car en quel lieu du monde rencontre-t-on plus de gens qui voyagent pour leur plaisir qu'à bord des bateaux à vapeur? et qu'y a-t-il de plus ennuyeux que leur société?

Voyager pour son plaisir! O rêve! ô illusion qu'on se fait à soi-même! Est-il donc si peu de gens qui sachent combien il est difficile d'avoir du plaisir en voyage? Non, l'homme n'est pas un oiseau voyageur; c'est un animal domestique, et le cercle naturel de ses sensations de plaisir ne s'étend pas plus loin que ses pieds ne peuvent le porter. Dans le mouvement et l'inquiétude, en s'éloignant du sol où il est attaché, des relations auxquelles il est habitué, il ne peut trouver le bonheur. La nature se venge de cette prétention insolente. Eux, des voyageurs pour leur plaisir! À chaque jouissance qu'ils savourent, ils s'imaginent que ce n'est pas encore le plaisir pour lequel ils sont sortis de chez eux: c'est pourquoi ils se réjouissent chaque fois qu'ils arrivent aux lieux respectifs de leur destination, bien qu'ils voyagent pour s'éloigner; et cette chasse continuelle à la poursuite d'un plaisir imaginaire qui doit encore venir, fait que leur temps s'écoule en agitations, en déceptions, en contrariétés. Tout passe devant eux; ils ne jouissent de rien. Mais, arrivés chez eux, ils remarquent qu'ils ont dépensé une forte somme d'argent, et, comme ils en sont honteux, ils s'efforcent de faire accroire à eux-mêmes et aux autres qu'ils ont fait un charmant, magnifique et très-intéressant voyage. Oui, si l'idée qu'on se fait et la réalité n'étaient pas dans de tels rapports, des milliers de passe-ports de moins seraient délivrés chaque année aux malheureuses victimes d'un rêve que leur inspire le démon des voyages et qui ne savent pas ce qu'ils veulent. Oh! dans les belles soirées d'été, pendant les grandes vacances des universités qui sont aussi la période la plus tranquille du commerce, lorsqu'on sent qu'on peut goûter avec un calme parfait les délices de la vie intérieure, tous les chemins de la patrie sont pleins de jeunes gens qui quittent leur chambre bien-aimée, leur commode maison paternelle, leur riante campagne, leur cercle social, leurs plus chères relations, leurs plus utiles liaisons, livrés à cette fièvre exaltée d'aller faire un petit voyage de plaisir. Ils reviennent avec une figure basanée, une paire de moustaches, les vêtements fatigués, un tas de linge sale et une bourse vide; le souvenir des pieds lassés par la marche, des mauvais lits, des punaises, de la poussière, des Anglais, et des voleurs. Mais les magnifiques, poétiques et émouvantes impressions qu'ils avaient espérées, les plaisirs indicibles et transportant l'âme qu'ils avaient rêvés pendant le voyage, et avec cela les belles Allemandes dont ils auraient dû être amoureux, ou la piquante baronne avec laquelle ils auraient dû avoir une aventure; l'intéressant savant connu dans le monde entier qui devait les prendre en amitié; le lord riche à trésors auquel ils devaient sauver la vie, tous ces projets qui se confondaient à leur horizon, dans leurs rêves et dans leurs rêveries,—où étaient-ils?—L'écho répondait: «Où étaient-ils?» Arrivés à la maison, fatigués de corps et d'âme, il leur faut quinze jours encore pour reprendre une vie réglée, sans anecdotes de voyage, sans un cœur plus poétique et plus grand que celui avec lequel ils sont partis, sans être le moins du monde intéressants; uniquement remarquables par une casquette de forme baroque, comme on en porte dans telle ou telle ville étrangère, ne rapportant que quelques monnaies de cuivre; c'est joli, à titre de souvenir! Ils ont conservé une pierrette du Rolendseck, une feuille desséchée de Nounnenwerth, et une cinquantaine de: «Que c'est joli et indescriptible!» Et: «Vous devriez y avoir été vous-même: ici une montagne, là une vallée, et ces arbres, et ces rochers!» Tout cela dit pour vous éblouir, pour se justifier à ses propres yeux, et, par une sorte de vengeance, se faire illusion à soi-même, sauf à retomber ensuite dans le même désenchantement.

Qu'on me pardonne cette digression uniquement faite par philanthropie, pour consoler une quantité de jeunes filles et de jeunes amateurs de notre pays qui voient d'un œil d'envie d'autres jeunes filles et d'autres jeunes garçons se mettre en voyage dans les beaux mois d'été, bien qu'ils doivent se trouver partout beaucoup plus mal qu'à la maison; pour consoler un grand nombre d'hommes comme il faut, auxquels leurs affaires urgentes défendent de s'occuper d'autres choses que de leur commerce, et un grand nombre d'autres, surtout de jeunes mariés ou de jeunes gens qui se marieront l'année prochaine et qui ont déjà un plan dans la tête pour la prochaine saison (et quel charmant plan!) Voir un peu partout, pouvoir parler de tout, après avoir passé quatre semaines hors de la maison! On voyage si vite maintenant! C'est, dis-je, pour les avertir très-sérieusement, de la misère dans laquelle ils s'exposent à tomber.

Mais revenons à notre bateau à vapeur; D'abord cela va bien; on arrive joyeux et content, et disposé à goûter à bord toutes sortes de plaisirs. On reste sur le pont jusqu'à ce que la ville d'où l'on part ait disparu à notre vue. On trouve plaisir à contempler la rive gauche et la rive droite. Puis on s'en va tranquillement en bas; on trouve la cabine très-jolie, très-commode et le sofa excellent; c'est un vrai bien-être que de s'asseoir sur un pliant. Oh se dispose en groupes, ou commande le déjeuner, on bavarde, on rit, on a des anecdotes; des nouvelles de la ville et de la politique. On joue avec intérêt une partie d'échecs, on est à son aise. Mais, une heure plus tard, vous voyez de temps en temps, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, venir passer la tête sur le pont; ce n'est pas encore l'ennui, mais c'est l'impatience qui le précède. On veut savoir où on est dans le monde, on veut être à l'air, on ne veut pas perdre de beaux points de vue, on reste un instant en haut, regardant devant et derrière soi, à droite et à gauche, et le scepticisme dit: «Est-ce que je m'amuse?» Et la bourse répond: «Je l'espère.» Pour varier ses plaisirs, on redescend. On prend un journal ou un livre; mais on ne s'est pourtant pas mis en voyage pour lire des journaux ou des livres. On doit avoir d'autres plaisirs qu'à la maison. Le vilain ennui commence, et tel passager veut faire paraître le temps plus court à l'autre. Les sofas ne sont pas assez commodes; on n'est pas bien assis sur les pliants, peu à peu vous voyez l'un, puis l'autre, arriver sur le pont. «Comme on s'ennuie en bas!—Oui, c'est toujours le cas à bord d'un bateau à vapeur—Les cabines sont basses.—Vous ne sauriez croire quel effet désagréable produit le papillonnement de la lumière sur les vitres.—C'est dommage qu'il fasse tant de soleil et tant de vent.—Je ne vois pas qu'on dresse jamais la tente.» On s'assied à la lanterne, puis à la balustrade, puis sur le siège du pilote, puis on court çà et là, puis on ôte et on remet son habit. Puis c'est une descente et une montée sans fin, et de l'ennui à forte dose! De désespoir, on déroge à sa règle de vie et on se rend malade avec du chocolat et du bouillon, des amers et des liqueurs, comme si on se sentait l'estomac rempli de matières équivoques. En bas, les voyageurs s'étendent sur les sièges, courent en haut, en tous sens, et vous pouvez être sûr que chacun va à son tour à la roue du gouvernail pour jeter un coup d'œil sur la machine à laquelle il ne comprend rien, en disant: «C'est pourtant une belle invention!» Plus les heures se multiplient, plus elles sont traînantes. Les montres sont consultées à chaque instant, à chaque instant on fait le calcul du nombre d'heures que durera encore la traversée. On passe ainsi une longue journée pendant laquelle l'heure des repas abrège seule un peu le temps. Mais les mets sont presque tous mauvais. Bref, et pour ne pas vous ennuyer trop longtemps avec nos voyages, une bonne demi-heure avant que la barque arrive, lorsque le lieu de votre destination n'est encore qu'en perspective, vous pouvez voir tout le monde se préparer, les habits, les manteaux et les bagages à la main, pour être prêt à temps et quitter le plus tôt possible le navire hautement vanté. Arriver plus tôt c'est le dernier, mais non le moindre martyre pour l'esprit impatient.

Ainsi, le bateau à vapeur promet plus qu'il ne donne.


Mais vous me prenez, je le vois bien, après la lecture de tout cela, pour un homme mécontent, grondeur, incommode à vivre, pour un misérable pessimiste, avec lequel il n'y a pas une broche à gagner, qui ne voyage qu'avec le mal du pays et la jaunisse, qui décolore et altère pour lui chaque objet qu'il rencontre. Je dois être équitable envers moi-même et déclarer que j'ai un tout autre caractère. Au contraire, j'appartiens à la classe des créatures de bonne humeur, s'amusant bien, et m'arrange en tout de façon à chercher un côté qui prête à rire et à m'y étendre en plaisantant. Je vais plus loin: je puis vous assurer que j'ai fait, une couple de fois, une très-agréable partie de smousjas en trekschnit, qu'il y a des circonstances, des pensées et des perspectives avec lesquelles j'aime à être assis en diligence; que je me suis maintes fois très-bien amusé en bateau à vapeur, entre autres en dessinant mes compagnons de voyage; que j'ai voyagé avec beaucoup, mais beaucoup de plaisir. Oui, quand je suis assis ici dans mon large fauteuil de cuir, dans mon ample robe de chambre, près de mon joyeux foyer, en paix et en bon accord avec le monde entier, je me sens la force de serrer cordialement la main à tous les bateliers, à tous les conducteurs de diligence et à toute la société des bateaux à vapeur, et enfin la perspective fondée d'avoir des chemins de fer me réjouit, me caresse et m'enthousiasme tellement, que d'avance je suis déjà heureux et consens à supporter tous les modes de locomotion et de navigation sans murmurer.


Chemins de fer! magnifiques chemins de fer! on ne fumera pus chez vous, car il n'y a pas d'haleine.

On ne dormira pas chez vous, car il n'y a pas de repos.

On ne bavardera pas chez vous, car il n'y a pas de temps.

S'il y a donc lieu chez vous à se lamenter sur d'autres désagréments, ils n'auront pas le temps de nous atteindre, et nous n'aurons aucune occasion de nous en apercevoir.

Mais venez, venez, magnifiques chemins de fer! descendez comme un réseau de rails sur nos provinces.

Anéantisseurs de toutes les grandes distances, ne dédaignez pas les petites distances de notre petit royaume.

Oui, laissez chanter nos poëtes bientôt enthousiastes.

Le chemin de fer vient! le chemin de fer vient!

Laissez les mouchoirs des belles dames se déployer, les médailles de notre monnaie se rouler au-devant de vous.

Alors, lorsque la nation hollandaise, sur vos lignes unies, sera traversée tous les jours comme par une navette, le bien-être, la prospérité, la vie et la célérité régneront dans notre chère patrie.


VII

JOUISSANCE DE PLAISIR

(Extrait de la correspondance avec Augustin.)

«Si j'ai été à la kermesse de Rotterdam? Le ciel m'en garde! comment pouvez-vous avoir une telle idée? Quel est le méchant calomniateur qui m'impute une telle tache? Qui s'est plu à noircir aux yeux des hommes mon âme si pure et qui hait tant les kermesses? Ne sais-je donc, pas que déjà, en 1833, le jour ou ma ville natale trouvait bon de fêter sa kermesse, le son des cloches accompagnait cette improvisation:

«Pour moi, pas de fête de kermesse,
Pas de jeu d'enfant d'un nom pompeux orné,
Pas de folie sur son char de triomphe.
Par décret de la ville et au son des cloches
Et pendant dix jours,
Qu'est-ce qu'un brave homme peut avoir contre?

«Oh! laissez mon âme en paix;
Qu'un autre le fasse, l'envie me manque
De voir tant d'hommes, singes titrés,
Vraie race d'hommes semblables aux singes,
La bouche béante dans la rue et sur le marché,
Comme si ces plaisanteries étaient choses rares!

«Savez-vous ce que c'est qu'une kermesse, Hildebrand? C'est un affreux échec des plaisirs publics, la parodie et la charge de la joie des fêtes, l'idéal d'un enthousiasme à propos de rien, le contraire de ce qui est harmonieux et convenable. Savez-vous ce que c'est qu'une kermesse, Hildebrand? C'est une fête de bacchantes dans les temps modernes, c'est la divinisation de la démence, c'est un seul grand jeu de marionnettes où nous nous ennuyons et salissons nos habits. Croyez-moi, les singes dans l'Inde, les chameaux de la sérieuse Arabie qu'on promène chez nous, sont stupéfaits de notre rage hollandaise, devant laquelle ils oublient tous deux l'avarice et la pauvreté; l'esprit se hâte, la moralité risque sa vie, le sang-froid bout et le rire le plus insensé se marie avec le masque le plus raisonnable. Pour nous, nous avons toujours, autant que possible, évité et craint l'atmosphère empestée, des kermesses., nous préférons notre argent et notre bon sens saufs, et nous n'en n'avons jamais, eu assez à dépenser pour en jeter même un peu dans ce bourbier des triviaux. Nous nous sommes toujours imaginés que les porte-faix, trouvant peu d'autre chose chez nous, nous voleraient notre dignité et que les tireurs d'horoscope déploieraient nos quant à moi; que les escamoteurs nous subtiliseraient une partie de nos goûts populaires dans leur sac, tandis que peut-être nous laisserions le manteau de notre dignité pendu au Vaux-Hall, et que notre raison serait recrutée par un danseur de corde.»

Quant à ce dernier point, mon cher Augustin, vous courez grand danger, au moins si vous continuez à écrire dans ce style. Vraiment, il y a là dedans quelque chose de très-acrobatique! Le mouvement élastique de la corde et le costume du danseur le dit. Et puis tous ces sauts sur une largeur qui n'est pas plus grande que mon rotin! Vraiment, vous êtes plus propre à la kermesse que vous ne le pensez, et j'aurais plaisir à vous y conduire et à vous montrer à tous les citoyens, comme mon ami Augustin long d'une aune sept palmes, âgé de vingt-six ans, homme parfaitement fantasque, mais de l'espèce peureuse. Ce singulier animal s'imagine ne prendre de plaisir nulle part où un autre s'amuse; il connaît le latin et le grec, lit tous les livres possibles, n'en trouve aucun de bien, mange énormément, mais ne veut pas le savoir; est bon de cœur, mais de très-mauvaise composition quand on veut l'amuser; il a sept fois changé de caractère et il en changera sept fois encore.

En effet, mon digne ami, vous devez prendre la vie simplement; cela serait mieux, et la vie vous plairait davantage. Vous avez là la kermesse de Rotterdam, elle est peut-être un peu trop folle, je le crois volontiers. Comment! vous osez m'écrire:

«Au besoin, je prendrai place dans les carrousels et m'occuperai des écureuils et des souris blanches qui doivent bien tourner. Je me livrerai comme un fanatique a bourreaux et je m'écrierai: «Je suis aussi un martyr.»

Écoutez, mon sublime écrivain de lettres, regardez bien dans les yeux. Très-bien! et laissez-moi maintenant vous dire que vous ne pensez rien de ce que vous dites. Qu'avez-vous fait, homme bizarre, durant ces huit jours qu'a duré la kermesse de Rotterdam? Rien qui en valût la peine: lu des livres, écrit des lettres et ri de la kermesse. Vous devriez savoir que la kermesse a ri devons aussi. Si vous l'aviez su! Vous avez deux jolies et charmantes nièces, joyeuses et alertes filles, de véritables saute-aux-champs. Les jeunes filles de Rotterdam sont joyeuses. Vous avez dû parcourir les boutiques avec elles; vous avez dû leur acheter toutes sortes de petites bagatelles. Les colifichets en lave sont maintenant ce qu'il y a de mieux. Vous avez dû les trouver jolies, puisque moi et d'autres les trouvons ainsi. Peut-être ne les trouverez-vous plus, l'année prochaine, dignes d'attention. Elles n'en seront pas moins ce qu'elles sont, mon ami. Il y aura alors autre chose qui nous plaira: l'affaire n'exige pas tant de gravité, et elle appartient aux plaisirs de notre vie, puis-qu'elle nous rend joyeux.

À l'heure fashionable, lorsque le beau monde se réunit, vous avez dû conduire vos nièces à la ronde et ne pas vous fâcher du tout de ce que tant de gens leur parlaient, et de ce que vous entendiez dire trop souvent que telle boutique était la plus belle. Et puis il a dû y avoir de la vie et de l'intérêt dans votre visage. Vous n'êtes pas trop grand pour cela, Augustin; personne n'est trop grand pour s'occuper de bagatelles et de petites choses. Je ne veux pas vous conseiller au même point de regarder les jeux, ou il faut que ce soient des jeux où on vous mène par le nez d'une façon grossière, une tromperie de paysan, vous savez, une très-jolie chose pour un homme qui a lu beaucoup de livres. Quant aux ménageries, vous connaissez mon opinion. Mais ce que j'ai dit contre elles a peut-être un cachet d'exagération, mon ami, lorsqu'on veut prendre à la lettre... Mais, nous ne sommes pas des valets de lettres et encore moins des héros de lettres. Vous entendez encore plus de grec, Augustin, que vous n'en connaissez. Nous pouvons bien passer par-dessus, pensé-je quand le thème est bien conçu et profondément senti, et quand une pensée attire l'autre, et nous allons ardemment et joyeusement. À ce compte, je consentirais à écrire une partie de votre philippique contre les kermesses. Rien n'est si puéril, si laid et si inhumain que de vouloir faire de l'esprit en disséquant les facéties d'un autre. Cela appartient beaucoup trop aux plaisirs désagréables de nos jours; mais je ne veux pas agir contre ma conscience et pour cela je n'ai rien à redire à votre fête des bacchantes, et à votre atmosphère empestée; mais seulement je trouve vous méprisez trop les kermesses.

La joie est une jolie chose, mon bon ami! non-seulement à goûter, mais aussi à voir. Vous devriez une fois assister à une kermesse de paysan. L'après-dinée, tout le village et les hameaux voisins sont sur jambes; cent voitures de paysans, cent paysans aux joues rouges avec des agrafes d'argent au pantalon et des boutons d'or à la cravate, qui étendent un gros gras de jambe contre l'arbre du timon, et les petites paysannes coquettement mises en vert clair et en rouge sombre avec des rubans flottants à leurs chapeaux de paille, avec tout l'or qu'elles ont à la tête et au bord de la robe, pas plus bas que les épaules. Alors on dételle et on s'assied aux longues tables étroites sous les hangars de la petite auberge: le Cerf altéré ou le Dernier Stuiver, ou on flâne le long des petites boutiques, ou on se groupe autour de petites loteries de carafes et de coupes peintes, d'étuis de bois et de fourchettes d'acier. Et puis il faut voir les mines réjouies des petits paysans avec leurs cheveux blonds et leurs dents blanches, occupés à savourer un gâteau, et fourrant leur gain dans la poche de leur pantalon, dans celle de leur pourpoint et jusque dans leur casquette; ou les petites paysannes groupées autour d'une brouette avec des anneaux d'or à un cent[1] la pièce, toutes avec une amande cassante entre les dents et des noix muscades à la main. Ce n'est là que le commencement.

Mais le soir, lorsque les fraîches filles et les mères encore florissantes sont devant le violon avec des paysans et des domestiques, et exécutent une danse pour quatre dutes:

Connaissez pas trois Écossaises?
Ne pouvez-vous donc pas danser?

et doivent s'embrasser, tandis que le joyeux musicien joue dans un coin en raclant derrière le chevalet.

Il faudrait voir cela, Augustin; cela est beaucoup plus beau que d'être blasé et philosophe, et vous verriez par là qu'on s'amuse d'autant plus à mesure qu'on est plus simple de cœur et de sens. Mais il ne faut pas y aller avec un visage de commissaire de police qui vient voir si tout va bien et conformément à l'ordre; il ne faut pas non plus ce sourire de pitié avec lequel certaines gens se l'ont faire leur portrait; vous êtes au fond beaucoup trop bon pour vous le permettre; il ne faut pas non plus prendre un air d'amabilité calculée, comme si ce devait être pour les gens présents un grand honneur que vous leur faites en venant les voir. Croyez-moi, le paysan remarque et sent par instinct ce qui est blessant pour lui et ne vous confond jamais avec ce qu'il appelle un homme commun. Non, il faut y venir avec un franc et ferme sourire sur la bouche, comme si vous vouliez faire votre partie dans la fête. Je vous promets que vous ressentirez plus de penchant pour la chose que vous ne voudriez le croire. La joie est contagieuse; mais il faut des dispositions pour cela, et l'on ne doit pas venir à une kermesse hollandaise avec une aspiration vers l'Italie, où le ciel est toujours bleu, etc., et ne pas non plus faire de pédantes remarques comme celles-ci, par exemple, qu'un paysan hollandais est d'une tout autre figure qu'un paysan normand, breton ou piémontais. C'est pourquoi, ne pensez ni à la Normandie ni à la Bretagne, ni au Piémont, mais uniquement aux Colins et aux Lubins de vaudeville avec leurs chemisettes d'une blancheur de neige, des bretelles rouges, des chapeaux sur l'oreille, garnis de précieux rubans, de fines mains, de jolis visages et de tendres sentiments. La poésie, Augustin, est partout; mais celle que l'on observe directement dans la réalité, vaut mieux que celle qui est acquise ou survient à l'improviste, comme un coup de vent. Beaucoup de gens comparent ce qu'ils trouvent h ce qu'ils lisent au lieu de comparer ce qu'ils lisent à ce qu'ils trouvent. Insensiblement et à la longue, ils se sont tellement pénétrés des impressions de livres ou de scènes sous lesquelles leur âme s'est exclusivement formée, qu'ils jureraient que c'est leur propre expérience. Pas le moins du monde; cela fait justement qu'ils n'ont jamais d'expérience personnelle, qu'ils n'en chercheront ni n'en trouveront jamais, que jamais ils ne sauront étudier ni eux-mêmes, ni leur temps, ni les hommes, et n'auront de toute chose qu'une idée négative. «Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, comme dit maint critique en lisant le titre d'un livre: ce serait mieux comme ceci, ce serait bien comme cela, plutôt que de demander: «Qu'est-ce que c'est?» «Ce n'est pas ma belle,» dit quelque autre; et il laisse là la belle Gertrude. Mais la charmante Lisette, donc?—Pas davantage; mais la blonde Barbe, Élisabeth ... mais tout l'alphabet? Rien de tout cela. Puis-je savoir quelle est la belle de monsieur? La belle de monsieur est un idéal indécis, flottant, vague, composé de vingt diverses gravures anglaises et de cinquante lithographies de Grévedon avec cinquante descriptions de jolies actrices, ou de charmantes maîtresses, puisées dans les feuilletons et les mémoires. Il eût été mieux et plus agréable de voir le beau hollandais sur un visage hollandais, le plaisir hollandais dans le rire hollandais, le caractère hollandais dans le cœur hollandais, et la poésie hollandaise dans les formes, les situations et les faits hollandais: cela vaudrait beaucoup mieux que ces gronderies, ces chagrins, ces afféteries par lesquels on semble faire une figure, mais celle-ci manque tout à fait du véritable sens philosophique ou poétique.

Ainsi en est-il surtout de la jouissance des plaisirs. Il est bien rare, Augustin, que les choses qui ont été attachées à notre berceau telle année, tel jour à titre de plaisirs, et qui, depuis cette année et ce jour, ont été acceptées comme telles, manquent tout à fait leur destination et soient complètement impuissantes à réjouir et à rendre heureux les hommes à bonne conscience.—Pour d'autres, oui, dites-vous, mais pas pour moi! Et pourquoi pas? La faute en est à vous. C'est le bonheur des enfants de n'examiner ni rechercher s'il y a un côté chagrin à ce que l'on présente comme plaisir. Il suffit qu'ils soient satisfaits. Laisser envoler un papillon, c'est avoir du plaisir; avoir un sac plein de chiques,—plaisir; faire une promenade en voiture, un jour de vacance, assister à une veillée au lieu d'aller au lit,—plaisir. Voilà leur philosophie. Quand on devient plus vieux, on est sans cesse à examiner si telle ou telle chose, en tout ou en partie, en ce qu'elle a, de trop et de trop peu, de vrai ou d'apparent, est un plaisir, une véritable joie, une jouissance—ou si tout n'est qu'illusion. Cela ne doit pas être: c'est bon quand on est vieux. Qui vous donne, à vous et à vos égaux, le droit de tout embrouiller, et de raisonner sur les plaisirs de la jeunesse avec votre caractère d'homme mûr, comme si, à cet âge, on n'enviait pas toujours ses plaisirs au jeune homme! Voilà le malheureux homme de vingt ans,—je le sais, mon cher ami,—tout à coup trop grand pour une terre qu'il ne connaît pas, trop délicat dans ses sentiments, pour des plaisirs dont il ne fait qu'entrevoir la grossièreté; puis, il renverse la coupe rafraîchissante qui l'eût soulagé; puis il vit d'une vie retirée et poétique, fait peut-être de mauvaises escarmouches de mots vides de sens, et rimées, où il fait profession de mépriser la matière, et sur les ailes de l'aigle, de regarder le soleil en face; et toutes sortes de visions que jamais bon poëte n'a eues et, pendant ce temps-là, la vraie poésie qui est en lui, est condamnée à un sommeil de mort. Augustin, veillez-y! et acceptez cette lettre comme un petit cadeau de kermesse.

Votre affectionné,

HILDEBRAND.

1839.

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