La chambre obscure
[1] Monnaie qui forme la centième partie du florin, et équivaut environ à deux centimes.
VIII
LES AMIS ÉLOIGNÉS
C'est une sensation indéfinissable et un plaisir tout particulier que de revoir, après une longue séparation, un ami des pays lointains. Je l'ai goûté dans toute son intensité. Il m'est venu, tout à fait à l'improviste, un de ces amis-là, auquel j'avais dit adieu en versant beaucoup de larmes, cinq ans auparavant, et duquel j'avais eu, depuis, peu de nouvelles. C'était Antoine, de Constantinople. Respectable distance, d'ici à l'Hellespont! lecteur, et qui, je l'espère, vous remplira de respect pour nous deux; il me semble au moins que cela me rend très-intéressant, d'avoir un ami si loin, et pourtant je préférerais voir tous mes amis à l'intérieur des frontières de la bonne Hollande.
Pour dire la vérité, je mets parmi les sottises de ma jeunesse d'avoir contracté amitié si souvent avec des étrangers; maintenant que je sais par expérience à quoi m'en tenir, je conseille à quiconque a un cœur sensible dans la poitrine, de s'abstenir d'en faire autant: car tôt ou tard leur heure vient à sonner, et ils partent, l'un plus tôt, l'autre plus tard, pour les quatre coins du monde, sans rien laisser après eux qu'un souvenir de tristesse et un feuillet d'album. J'ai des amis en Angleterre, des amis au cap de Bonne-Espérance, des amis en Turquie, à Batavia, à Domérary, à Surinam! Avec quelques-uns, les plus chers, j'entretiens une correspondance régulière; mais que sont des lettres à de telles distances! Peuvent-elles nous bien éclairer sur les relations et la position de nos amis! De quelques autres, je n'ai plus rien appris, depuis la première nouvelle de leur arrivée à bon port. Je ne reverrai jamais la plupart d'entre eux; sans être morts, ils le sont pour moi. Beaucoup ne savent pas que je songe à eux avec une ardente affection; et je voudrais qu'Hildebrand fût renommé dans le monde entier et que son livre fût répandu et lu partout, pour qu'ils pussent du moins n'en pas ignorer.
Non, je n'aurais jamais dû me lier avec eux! Quels bons jeunes gens c'étaient! Comme leur société était pleine de charme, leur conversation intéressante, leurs manières affables! Quoique mes goûts fussent si bien en harmonie avec les leurs, j'aurais dû me tenir à distance! j'aurais dû mieux veiller sur mon cœur; j'aurais dû, lorsque je sentais se développer en moi le premier germe d'amitié, l'étouffer aussitôt, et lutter contre mes sentiments, comme ferait une honnête fille de menuisier, si par malheur elle se sentait amoureuse d'un prince ou d'un évêque! Je me serais bien des fois moins avancé, pour leur dire mille bonnes et cordiales paroles: car dire adieu est si pénible! je n'aurais pas si souvent follement regardé le bateau à vapeur qui démarrait, la voiture qui partait; je n'aurais pas passé tant de nuits sans dormir, écoutant avec anxiété la voix de la tempête et songeant aux amis qui étaient sur la mer,
Qui sur un bois léger sont portés sur l'abîme,
Et pour qui l'ouragan en passant sur leur tête
Imprime sur le sein de la mer écumante
Des signes redoutés qui présagent la mort.
Partout sous eux la tombe et s'ouvre et les menace;
Leur linceul se déploie et flotte devant eux;
Leur glas funèbre sonne à chaque coup de vent;
Seigneur, ils sont perdus, si vous ne les sauvez!
Je ne m'arrêterais pas si souvent, muet, dans les promenades solitaires et dans d'autres endroits où j'étais accoutumé de voir avec moi un homme qui aujourd'hui est loin, bien loin, et qui ne reviendra jamais! Cette pensée jette un nuage sur la beauté de ces lieux.
Cependant je ne puis assez louer ma mémoire pour les services qu'elle me rend au point de vue de mes amis éloignés. Non-seulement elle rappelle à mon esprit tour à tour leurs noms et leurs images avec une scrupuleuse précision, mais elle ramène aussi mille petites scènes éloignées sur la toile de la camera obscura de la pensée. L'heure du départ de chacun d'eux, surtout, est devant moi avec toutes ses particularités; les larmes, la main tendue, la lèvre tremblante, le sourire contraint, les dernières paroles, le mouchoir se déployant au loin, le dernier regard avant de disparaître, et la disparition totale. Je sens encore tout cela: et alors je revois autour de moi les visages indifférents de ceux que ce départ, auquel ils assistaient, a laissés impassibles; et je sens de nouveau l'émotion qu'on éprouve, après avoir dit le dernier adieu, à suivre d'un œil fixe celui qui s'éloigne, et à rentrer dans le monde des affaires, au milieu de la foule de la rue, à la maison, en présence de visages qui semblent vous dire: «Qu'est-ce que cela me fait?» d'une société où chacun a ses amis à lui et suit son propre chemin! Digne B..., toi qui aujourd'hui, à l'angle méridional de l'Afrique, tâtes le pouls à trois races différentes, et qui, à ce que j'apprends, as déjà fêté le mariage de la fille de ta femme (car tu as épousé une très-jeune veuve avec trois charmants enfants, et, dans le pays où tu es, les filles se marient à quatorze ans), le spectacle entier de ton départ de Leyde est encore sous mes yeux, lorsqu'il y a quatre ans, au mois de juin, tu devais mettre à la voile avec le Colombo.
Il était dix heures du matin lorsque vint la grande voiture qui devait te conduire à Rotterdam.
Je vois encore vos chambres dans cet état de désordre irréparable du départ d'une personne qui emporte tous ses meubles et tout ce qui garnit sa maison. Le parquet est couvert de malles, de paniers à cadenas, de valises. Ici, c'est la nourrice qui habille la chère petite Wilhelmine, à peine, éveillée, qui, étonnée d'être troublée si tôt dans son repos, promène autour d'elle ses petits yeux bruns encore pesants de sommeil; là, c'est votre femme arrangeant devant la glace sa magnifique chevelure; et plus loin, vous-même agenouillé devant un petit sac de toilette qui se trouve sur un coffre, et faisant votre barbe; puis c'est petit Jean (comme il doit être devenu grand!), tout habillé et prêt beaucoup trop tôt, avec un sabre en fer-blanc, une giberne en papier, un fusil de bois au bras (les enfants font tout en riant), prêt pour le grand voyage. Mimi et Jeannette (c'est sans doute elle qui est mariée?) tiennent doucement votre petit Louis; notre ami F. (il est mort, l'excellent garçon!), toujours haletant, suant, s'évertuant au travail pénible de transporter les bagages, et votre meilleur ami, Bram, qui avait perdu la moitié de sa gaieté ordinaire, et qui vous accompagna jusqu'à Rotterdam. Je vois encore toutes ces caisses ouvertes, et sur les planches ça et là quelques objets de trop peu de valeur pour être emportés, une cafetière, une écuelle et un plat fêlés, une vieille poupée, un mouton mutilé, sur trois pattes; là, une paire de pantoufles; plus loin, une boucle; ailleurs, un tambour brisé de Jean; au portemanteau, un vieux pantalon qui fut le vôtre, et dans un coin, le masque que vous aviez porté à la mascarade, à Berlin, et que Bram prit, en voiture, pour entretenir la gaieté des enfants. Un sofa couvert de manteaux, de chapeaux, d'habits. La confusion, le mouvement et l'agitation qui régnaient dans cette chambre nous distrayaient de notre émotion; mais, lorsque vous fûtes tous en voiture, et derrière le voiturier qui ne comprenait pas que vous alliez au Cap, et que vous partîtes avec votre chère femme et vos chers enfants,—alors mon cœur devint tout gros; je restai longtemps encore plongé dans mes pensées, après que la voiture eût disparu à mes yeux, et, lorsque je les promenai autour de moi, je pris très-mal que les maçons, une grosse pipe à la bouche, allassent à leur ouvrage, et que les laitières sonnassent partout avec le plus grand sang-froid, et que les chariots commençassent à circuler; mais partout, partout c'était la kermesse, et partout des boutiques. Pourquoi ne revenez-vous pas aussi vous, comme Antoine?
Le père d'Antoine est Italien d'origine, mais naturalisé hollandais, et occupe un haut rang à notre ambassade auprès de la Porte. Comme tel, il réside depuis longues années à Péra. Antoine était venu enfant à Marseille et y a reçu sa première éducation. Encore enfant, il fut placé dans un pensionnat de ma ville natale; et nous apprîmes à nous connaître dans l'heureuse période de quatorze à dix-sept ans et nous nous vouâmes réciproquement une fidèle et chaude amitié de jeunesse. La jeunesse n'est vraiment pas mauvaise pour l'amitié, car il est bien connu que celle-ci aime le bonheur. Oui, je serais tenté de regarder ce temps comme un des plus favorables pour l'éclosion d'une sympathie mutuelle. La dernière jeunesse peut être encore désintéressée et aussi indépendante des distinctions sociales de rang, d'état, et de bien d'autres, mais elle est déjà trop réfléchie. On se connaît alors trop bien, de trop près, on a trop vu l'homme intérieur. Un jeune homme est tout à l'extérieur. On a appris plus tard à se rendre compte de son affection, à l'étudier, à l'examiner, à la soupçonner; on a aussi tant de besoins moraux et on exige tant d'un ami! On l'aime plus prudemment, on s'ennuie l'un l'autre plus vite, on se refroidit plus facilement, on se blesse plus tôt. Les adolescents ne connaissent rien de tout cela. Le titre de bon garçon suffit pour donner droit à celui de bon ami, et on ne demande pas d'autre sympathie, sinon que tous deux aillent volontiers se promener, allumer bravement un feu d'artifice, se baigner, et, quand ils sont plus âgés, être habiles à rencontrer les demoiselles d'un pensionnat et à ne pas bien faire les thèmes latins. Tout le but de la sympathie réciproque est atteint quand on s'amuse bien de concert et qu'on goûte sans trouble les jouissances d'une bonne entente. Et, si cette bonne entente est parfois brisée par une petite jalousie ou une petite infidélité, il y a toujours des deux côtés deux poings pour frapper, deux pieds pour délier les jambes; et puis tout est fini, on continue à naviguer tous deux de conserve, à fumer tranquillement son cigare, et on montre les poings et on délie les jambes à quiconque conteste la sincérité de votre réconciliation. Voilà l'amitié de cette époque de la vie.
Antoine et moi, nous nous entendions à merveille, surtout quand, par exemple, nous étions amoureux tous deux de la même jeune fille, situation dans laquelle nous nous sommes trouvés très-souvent. Nous recherchions alors à l'envi les marques de sympathie de notre belle, et ne trouvions rien de plus amusant que d'être à la fois rivaux et confidents.
Vous auriez voulu nous voir, lecteur, lorsque nous étions occupés tous deux dans nos promenades à graver le même nom sur un arbre, ou que nous arrêtions le plan d'écrire une tendre lettre d'amour. Je me rappelle encore très-bien la particularité qu'à une kermesse de village nous nous fîmes tirer notre horoscope, et que tous deux nous reconnûmes absolument le portrait de notre épouse future, bien que nous fussions nés sous des planètes différentes et que la sonnette lui annonçât quatorze enfants et à moi onze seulement. Dans le tableau qui me fut tracé de ma destinée future, il y avait: «qu'une voilure me menacerait d'un malheur dont je serais préservé par un bon ami,» et j'aurais juré dès lors que ce bon ami n'était autre que mon Antoine aux boucles noires. Et cependant, par quelle distance nous voilà séparés! Et quelle possibilité y a-t-il que, si jamais je me trouve en contact avec des voitures, ce soit son bras fidèle qui me sauve? Oh! quand nous y regardons de près, comme nous devons souvent changer le personnel qui intervient dans nos rêves, nos perspectives à longue distance et nos châteaux en Espagne! comme nous devons fréquemment y renoncer et couvrir de nuages la scène de notre avenir, avec ceux qui dans nos rêveries se sont trouvés si souvent en d'étroites relations avec nous que sans eux nous ne pouvions comprendre notre avenir, et comme dans le spectacle de notre vie tel où tel rôle était attribué à une autre personne qu'à celle à laquelle nous avions pensé! Alors seulement nous remarquions bien de quelle façon merveilleuse l'urne du sort est agitée, et avec quelle mobilité toujours nouvelle se meuvent les rouages de la société; et quand nous nous abandonnions à nos rêveries et à nos prévisions de l'avenir, à quelles futilités ne nous abandonnions-nous pas, comme de nous faire tirer notre horoscope, de sonner la sonnette, et de regarder de la lunette l'image de notre chère bien-aimée!
Revenons à Antoine. Il était destiné au commerce, et dès que son éducation préparatoire fut achevée, il fut envoyé à Anvers pour l'étudier. Ce fut là notre première séparation, mais adoucie par la prévision que je le reverrais parfois, et qu'un jour il choisirait Amsterdam pour son domicile. Les événements de 1830 le chassèrent de la ville de l'Escaut, et je le vis un beau soir arriver dans la maison de mon père, après avoir fui les murs menacés. Il me parut alors très-intéressant, surtout lorsque je pensais qu'il avait laissé derrière lui tout ce qu'il possédait, y compris une chemise de nuit que je lui avais prêtée, il y avait quelque temps, ce qui me parut très-aventureux et très-romanesque. J'étais cependant contrarié qu'il n'eût pas reçu une balle morte ou une honorable blessure. Peu de temps après, il fut mandé à Constantinople par son père. Il partit avec beaucoup de répugnance. Il était attaché à la Hollande. Il ne connaissait pas son pays; il ne se souvenait pas de son père: sa mère était morte, et au lieu d'elle il trouverait une belle-mère à peine plus âgée que lui. Il partit en 1831, et nous nous fîmes de tristes adieux. Je lui donnai Un plan de ma ville natale, où il avait marqué de points rouges tous les endroits pour lesquels il se sentait quelque sympathie. Il l'a fidèlement conservé comme souvenir. Je lui adressai une lettre à Marseille, et bientôt j'en reçus une de lui de Stamboul, laquelle, à ma grande joie, était percée de plusieurs trous et répandait une forte odeur de vinaigre. Il avait fait en vingt-sept jours le trajet de Marseille à Constantinople. La peste et le choléra y commençaient leurs ravages à son arrivée; Péra venait d'être brûlé et la maison de son père avait été réduite en cendrés. Eh apprenant cette nouvelle, il se rendit à ce faubourg extérieur. Personne ne l'avait reconnu. Il s'était présenté à son père lui-même comme un ami de son plus jeune fils qu'il était lui-même, et dont il apportait des nouvelles. Il était naturellement très-bien renseigné. À table, il fut mis à la place d'honneur, à côté de sa belle-mère. Ses sœurs étaient là, et son père trouva qu'il était un peu familier avec elles pour un étranger. Au dessert, il s'était fait connaître par un toast mêlé de larmes. Il ne me faisait pas un tableau fort séduisant du pays: c'était beaucoup trop beau pour les Turcs; les Français étaient fiers et hautains; les filles paresseuses et pas plus jolies qu'ailleurs, grossières, et ne parlant que de cuisine; sacrifiant de temps en temps à l'amour, et abandonnant leurs enfants dans la rue. Il regrettait la Hollande et ses amis. Je le consolai par une lettre qu'il n'a jamais reçue, et notre correspondance en resta là. Tout à coup, au bout de cinq ans, il se retrouva devant moi le même et cependant tout autre. Il avait visité la Russie, l'Allemagne, la France, la Belgique et l'Angleterre aussi bien que le Levant, mais il était resté Antoine; son visage et son caractère n'avaient pas changé. Italien de naissance, Turc de patrie, Français de langage, Hollandais par l'éducation, catholique par la foi, et bon garçon par le cœur. Mais comme il était devenu riche en vues nouvelles, en connaissances, en cosmopolitisme, en découvertes! Il parlait à demi français, à demi hollandais, comme jadis, puis toutes les langues des pays qu'il avait visités. Nous nous entretenions le plus souvent en anglais et en français, car il n'avait pas bien retenu son hollandais, et puis il avait à dire tant de choses auxquelles on n'a jamais pensé en hollandais! Son vocabulaire hollandais n'était pas plus riche que celui d'un jeune homme de dix-sept ans. Il en avait vingt-deux. Il s'était assis aux côtés de pachas turcs et avait fait la cour à des princesses russes; il avait de l'huile de roses, des bijoux, de l'opium et des pastilles achetés à un juif polonais; il avait dansé avec des comtesses allemandes, joué avec d'incroyables français et porté des toasts dans la compagnie de gros lords anglais; il avait parcouru les mers, volé sur les chemins de fer, par le chaud et le froid, fait des quarantaines, comme l'amour, évité la peste et vu la mort en face; mais je le trouvais tout à fait le même, assis dans le pavillon de notre jardin; même cordialité, même bon vouloir, même urbanité, même amitié que lorsque j'avais écrit cinq ans auparavant dans son album:
Pas de grands mots ici, pas de serments jurés,
Car ils sont superflus, du moins pour la plupart;
Mettons mon nom tout seul à cette place à part,
Il te rappellera notre sainte amitié.
À peine arrivé en Hollande, il s'était hâté de gagner la ville que j'habitais, qu'il nommait le paradis de sa jeunesse, et il s'empressa de rendre visite à son vieil ami Hildebrand. Je le possédai pendant deux jours.
Je ne sais si vous avez éprouvé l'état dans lequel vous met une semblable rencontre. D'abord on a une attitude très-sotte; on fait une étrange figure. On vole avec une joie naïve dans les bras l'un de l'autre; mais on a terriblement peur d'être théâtral, et on ne se contente pas soi-même de cordialité. Les femmes sont dans un pareil moment, plus naturelles, et s'abandonnent davantage à leur sentiment. Elles crient, suspendues au cou l'une de l'autre: c'est bien chez nous, si cela va jusqu'à une larme qui encore veut se cacher derrière un sourire. Ah! quels que nous soyions, et quelle que soit la quantité, lait ou sang qui coule dans nos veines, nous sommes toujours dans une certaine mesure sous l'influence de ceux qui sont plus passionnés que nous, et nous avons beaucoup moins peur de paraître insensibles que ridicules. Ainsi nous comprimons souvent nos ardents sentiments dans la cuirasse de la force, où nous tremblons et frissonnons, et cachons les plus doux traits de notre tendresse sous un dur ricanement, afin d'être avant tout roides et comme insensibles. Lâches! n'allez pas trop loin avec cette hypocrisie! Dieu nous en demandera compte aussi, de même que du sentiment que nous aurons renié, et aussi des larmes que nous aurons étouffées par couardise.
Quant à nous, nous étions seuls, et j'en connais qui nous auraient traités d'enfants; et pourtant je ne me plaisais pas à moi-même. Et lorsque la première poignée de main et les premières salutions furent échangées, nous nous trouvâmes le nez devant une montagne de joie, devant une montagne d'admiration, chacun avec une montagne de communications derrière nous, et toute une chaîne de montagnes de questions à droite et à gauche, et tellement paralysés et empêchés de tous côtés que nous ne pouvions remuer une nageoire! C'eût été pour un froid spectateur un spectacle comique, que de remarquer comme nous tâtonnions maladroitement dans ce chaos confus du passé, pour nous remettre mutuellement sous les yeux le tempus actum; comme nous ouvrions et fermions maladroitement les livres des révélations pour en donner une idée; comme nous éprouvions souvent le besoin de raconter et de demander quelque chose sans le savoir! Qu'était-ce donc, vraiment? et quelles niaiseries nous nous jetions à la tête! Toujours est-il que je sentais un vif mécontentement du peu de chose que j'estimai d'abord valoir la peine d'être raconté, preuve évidente de l'insignifiance des événements de la vie humaine, qui, lorsqu'ils sont passés, n'ont souvent pas plus d'intérêt que les colonnes d'un vieux journal.
Mais insensiblement la lumière se fit dans ce chaos, et tout s'ordonna peu à peu. Le besoin de faire des récits, de confesser des expériences, et de nous étonner à l'envi cessa. Le cœur et le souvenir firent régulièrement leurs fonctions, et l'état anormal dans lequel nous nous trouvions se détendit. Rarement j'ai goûté d'heures plus douces que celles qui s'écoulèrent tandis que nous déroulions loyalement le cours de notre vie, et que nous faisions la magnifique découverte qu'après un long espace de temps et une expérience de plusieurs années, nous trouvions toujours une grande ressemblance entre nos principes et nos sentiments, et que nous étions restés les mêmes.
Et, en effet, il dut se souvenir souvent de moi, car il n'avait rien oublié. Il savait rappeler toutes sortes de riens, de petites circonstances qu'il n'eût pas retenues s'il ne m'eût pas tant aimé. La mémoire des petits plaisirs que nous avons savourés (et même des grands) est souvent gâtée, détruite et gaspillée dans le tourbillon de nos distractions, de nos occupations, de nos études. Le feu de nos passions les consume dans notre cœur, ou la glace de notre retenue les éteint; le monde les emporte sur le flot sans repos des émotions et des expériences, ou notre légèreté, notre orgueil et ce que nous nommons en nous la croissance, les anéantit et les dissipe, tandis que nous savourons le baume et le goût exquis de notre amour.
Le jour suivant fut particulièrement consacré aux joies du souvenir. Nous allâmes nous promener. Nous avions goûté en plein air la plupart de nos plaisirs; nous nous étions égarés au bord des clairs ruisseaux, des profondes forêts, et surtout sur les dunes brillantes. Et ces scènes n'avaient pas subi le moindre changement. Nous arrivions bien ici et là, et nous n'y retrouvions plus les choses comme autrefois: ici, nous ne reconnaissions plus un plan qui était changé; là, nous ne retrouvions plus un pont sur lequel nous nous étions assis en balançant nos jambes au-dessus de l'eau, ou un bois abattu par la hache, avec les noms de nos belles sur tous les arbres,—et quelle désagréable déception! J'avais presque honte de mes compatriotes qui y avaient apporté ce changement. Et cependant je veux parier que mon ami eût été moins satisfait s'il eût trouvé tout dans l'état où il l'avait laissé. Car certainement il l'aurait, même dans ce cas, trouvé autrement qu'il ne se l'était imaginé. Nous autres, hommes, nous ne pensons pas en notre absence aux choses que nous avons laissées loin de nous, d'une façon si stéréotypique, et, surtout si nous réfléchissons que nous-mêmes sommes fort mobiles et enclins à changer, portés à abattre et à réédifier. Il y a aussi quelque chose de répugnant pour notre nature à ce que tous les lieux, les monuments, les choses en général, ne restent pas parfaitement comme elles étaient, lorsque nous sommes absents ou loin d'elles, et cela excite en nous une indignation peut-être hors de propos, qui me s'applique ni à l'existence ni à l'absence des choses, et qui est beaucoup plus constante et mieux affermie que nous-mêmes; une indignation qui ne ressemble pas mal à celle qui s'empare plus ou moins d'un cercle d'amis devant un convive aviné.
S'il est de mes amis lointains qui lisent ceci et ne le croient pas, je ne sais rien de mieux pour eux que de venir s'en convaincre.
Qu'en est-il au fond de leur cœur? Je l'ignore; mais j'erre souvent en esprit et en réalité, et je visite les places que nous avons vues ensemble et me rappelle maintes heures fortunées, maints entretiens intimes, maint aveu brûlant et mainte confession déclarée. Je parle de ceux que j'ai connus, et je voudrais éveiller chez tous ceux qui me sont chers l'envie de les connaître; je feuillette leurs livres favoris et je reconnais les pages que nous lisions ensemble, dont plusieurs me rappellent des particularités qui ne sont pas sur le papier; je retrouve ainsi de petits souvenirs qui sont pour moi d'une haute valeur; je cherche leurs noms dans mon carnet. Ma pensée les réunit tous dans un éternel lien. Frères, nous sommes éparpillés bien loin les uns des autres dans le monde; des montagnes et des mers nous séparent et continueront de nous séparer, mais il y en a un seul d'entre vous que je voudrais revoir dans la joie de mon âme; pour les autres, j'ai abandonné ce doux espoir. Chacun de nous a sa propre carrière devant soi, et ceux qui lui sont chers autour de lui, et maint nouvel ami qui a pris la place des anciens; et au-dessus de nous tous, à l'orient et à l'occident, au nord et au sud, s'étend la voûte du même ciel et veille la même Providence. Je bénis chacun de vous. Souvenez-vous de moi!
IX
L'HIVER À LA CAMPAGNE.
Parmi les choses qu'on a coutume de s'affirmer à soi-même, sas y trop avoir réfléchi, se range entre-autres l'opinion que l'hiver à la campagne est très-désagréable, tandis que l'été est tout félicité. Des gens qui ne peuvent pas vivre sans opéra, sans concerts et sans soirées; des hommes qui ont besoin de voir la société tous les jours; des femmes qui ne sont pas heureuses si elles ne peuvent faire grande toilette, du moins une fois par semaine, peuvent se mettre cela dans l'idée; mais les esprits calmes, qui n'ont que par exception les plaisirs du monde et qui ont su restreindre le cercle de leurs plaisirs, que la leçon leur ait été faite avec douceur ou avec sévérité, trouvent le temps froid non moins agréable que la chaude saison;—oui, croyez-moi, quand je vous dis que, dans une tranquille campagne, l'hiver semble infiniment plus court qu'à la ville avec toutes ses ressources. Mais comme il fait, avec son préambule et sa suite de sombres jours, une grande et longue saison de l'année, on doit chercher toutes sortes de moyens passagers pour l'abréger et en sortir sans trop d'ennuis. À la campagne, au contraire, ce n'est que le rapide passage d'un long automne à un précoce printemps. Comme il est court le temps qui s'écoule entre la dernière feuille du chêne et l'épanouissement du premier bourgeon du châtaignier! Lorsque deux jours sur sept il fait un grand vent, qu'il pleut et grêle pendant deux autres jours, les gens de la ville restent dans leurs murs, même pendant les trois derniers jours de la semaine, pendant lesquels le soleil traverse les nuages, et jette de charmantes lueurs sur la nature languissante; car le matin quand ils ont quitté leur lit, jusqu'à midi, ils ont vu un nuage et ne savent pas que le beau temps suit ordinairement l'automne, et le sussent-ils, ils ne peuvent plus sortir, ils ne peuvent plus compter sur le temps; ils n'osent pas sortir sans le parapluie, et toutefois, ne veulent pas de ce compagnon incommode; le surtout, qui leur serait nécessaire, pèse trop à leurs épaules; ils se répètent l'un à l'autre l'observation usée que ce temps est pire qu'un froid fixe, et qu'ils désireraient un petit feu contre l'humidité, qu'ils souffleraient très-bien si on était seulement au mois de novembre. On est à la mi-octobre, et leur hiver est formellement commencé.
Avec novembre, vient le petit feu, viennent les lattes contre l'humidité, avec les peaux de mouton, les longues soirées, les rues boueuses et le froid peu favorable à la dévotion dans les grandes églises; il faut se surcharger de toutes sortes de vêtements préservatifs de dessus. Puis vient décembre avec les boas et les manchons, les almanachs et l'aurore et le crépuscule en lutte éternelle, et saint Nicolas; c'est le temps où il fait toujours mauvais pour sortir, dans la crainte d'une bourrasque imprévue de neige, qui gâte en un jour vingt chapeaux de dames; et les petites gelées de nuit qui font trembler, non de froid mais de peur. La fête de Noël, célébrée à la campagne d'une manière si charmante et si respectueuse, et se rattachant si harmonieusement au silence paisible qui la précède et qui la suit, donne à la ville le signal d'une agitation et de fêtes de toutes sortes; et après le glacial jour du nouvel an où des centaines d'individus sont gelés, un respectable père de famille est accablé de programmes de concert, qui lui fait contempler avec un serrement de cœur les têtes de ses filles très-désireuses de sortir; et il se fait dans la ville un bavardage et un mouvement de parties de dames, de comédies, de soirées musicales, de soirées littéraires et d'autres soirées encore, qui ne sont pas telle ou telle chose déterminée, mais qui sont extraordinairement roides, ennuyeuses et, disons plus, affreuses. Et l'on se rassasie si bien des plaisirs de l'hiver, qu'au bout de quatre semaines on en a assez. Ajoutez encore que règnent le froid et la misère, la glace dans les fossés et la mendicité sur les écluses. Pendant deux longs mois, chaque matin on consulte le thermomètre et on compte en murmurant le nombre des jours d'hiver. Et avant qu'on n'ose mettre le nez à la porte, il faut que les arbres soient verts; pour qu'on fût content de sa petite promenade, il faudrait au moins être au cœur de mai. C'est donc un hiver qui dure de la mi-octobre jusqu'au mois de mai. Et alors l'homme de la ville qui arrive aux champs, éprouve une surprise telle que s'il s'était fait une soudaine décoration; car il n'a rien vu de tous les préparatifs d'éveil de la nature; il ne l'a pas contemplée dans la marche lente de ses progrès. Il lui a manqué la joie que l'homme de la campagne a savourée lorsque sa première poule a pondu, et que ses perce-neige ont apparu toutes nues sortant du sol durci. Il n'a pas vu partir les oies et les sansonnets, les pinsons disparaître, et trois jours avant que lèvent ne vînt du sud, le fermier de son jardin lui avait prédit la chose.
Celui qui a une campagne et qui est forcé d'y passer l'hiver, ou est assez sage pour le faire sans contrainte, se lève avec le soleil. L'heure est assez favorable, car le soleil lui-même, dans cette saison, n'est pas fort matinal. Mais ne nous en faisons pas accroire mutuellement: citadin et campagnard sont du même avis, et pour tous deux le moment du lever est la grosse affaire de la journée; car le lit est chaud, la chambre froide, l'homme paresseux; de plus, l'eau peut être gelée dans l'aiguière, et le penchant à se retourner encore une fois est inné à notre race. Mais a-t-on une fois triomphé, alors on a du moins à la campagne la satisfaction personnelle de voir réellement le soleil, tandis que les messieurs et les dames de la ville sont condamnés à lire toujours ce gigantesque mot MANUFACTURE sur la façade de leur vis-à-vis, ou le nom moins agaçant fourniture de bureau; et si ce vis-à-vis est un hôtelier, vous avez tout au plus la chance de contempler l'image dorée du flambeau du ciel, avec des rayons gros comme le pouce et des yeux louches. Que vous êtes à plaindre si vous demeurez non loin d'un fossé d'où vous ne voyez que de la glace noire avec des tas de cendres et d'ordures, précisément jetés dehors pour votre récréation au moment où vous quittez votre couche! Que vous êtes à plaindre encore si vous habitez une chambre de derrière, et que votre vue se borne à un étroit jardin qui est dominé par les murs sombres de hauts magasins dont toutes les fenêtres sont fermées et condamnées! Mais venez à cette fenêtre qui s'ouvre à l'orient, regardez cette prairie que le givre semble couvrir d'une couche de plumes grises, l'horizon couleur de cuivre, avec ce disque d'un rouge de sang, à demi levé, à demi couché encore, qui, si nous étions à la fête de Noël, jetterait sur la neige un reflet rouge, mille fois plus beau que les plus beaux feux du Bengale sur les héros chanteurs du cinquième acte d'un opéra, ou sur les collines de toile d'un ballet. Ou bien, regardez par cette autre fenêtre qui donne sur le couchant, et voyez ces verts sapins enveloppés d'un voile léger et scintillant, et la foule majestueuse des vénérables hêtres dépouillés de leurs feuilles (une tête chauve est toujours respectable!). Là, derrière la cime cachée dans un nuage, vous voyez ce pin dont le tronc est arrosé par des gouttelettes résineuses; ceux-là auront aussi à Noël leur éclatant manteau de neige, espérons-le. Tout cela est beau, dites-vous, mon cher lecteur, mais on ne peut pas, durant toute la journée, regarder le soleil et les arbres. Que fait l'homme de la campagne? De quoi s'occupe-t-il? Comment s'amuse-t-il?
C'est le mois de décembre; son bois doit être abattu, et il fait la ronde avec son surveillant, pour désigner les arbres qui doivent tomber sous la hache, et quel bois taillis a atteint l'âge d'être coupé. La chasse n'est pas encore fermée, et il charge son fusil avec du gros plomb en guise de plomb fin, car le lièvre a pris, comme vous, sa pelisse d'hiver; et lorsqu'il a porté jusqu'à la nuit la carnassière sur l'épaule droite, le sac à dragées sur l'épaule gauche, et le fusil à la main, et que de plus il rapporte une couple de lièvres et autant de bécasses de bois pour les amis de la ville, au souper, il mange comme un loup, et aussi bien que vous, monsieur, bien que le poêle de votre comptoir brûle encore et que vous vous soyez tant animé à la Bourse! Le soir, il est beaucoup trop fatigué, pour s'ennuyer, il se met à l'aise dans sa robe de chambre et ses pantoufles, et songe à la peine qu'il a eue avec le lièvre qu'il a blessé à la patte et qui criait comme un enfant, le lièvre qu'il jette dans la chambre et qui gît là, roide mort; puis, il songe à cet autre dont il a vu voler les poils, qui a fait culbute sur la tête, a repris ses jambes à son cou pour aller mourir dans quelque coin inconnu; ou bien, s'élançant sur le char des hypothèses, il se demande où est allé celui qui s'est levé dans la plaine et où se sont abattues les bécasses sur lesquelles son fusil a raté. Sa famille et ses voisins, rassemblés autour du foyer, écoutent avec intérêt les vieilles histoires de chasse, des trois poulets et des deux canards tués d'un seul coup. Les paysans ne viennent-ils pas aussi payer et expliquer leurs affaires domestiques? Le dominé ne vient-il pas faire une partie d'échecs? Et n'écrivez-vous pas vous-même, dans les murs de la ville, assez de livres pour lui? Et ne reçoit-il pas deux fois par semaine tout un paquet de journaux, où il lit, à sa grande édification, les visites des rois et des princesses dans la capitale? les tabliers de diamants et les toilettes d'or des acteurs qui excellent dans leur nouveau rôle; le nom des grands, plus grands, infiniment grands virtuoses; des salles combles à étouffer? n'y voit-il pas les brillantes coiffures de femmes, les plaisirs artistiques qui ne trompent pas; le plombage de dents creuses dont il n'a pas besoin; de la source de vie à un florin vingt-cinq cent. la boîte qu'il trouve encore à meilleur marché à la campagne; puis les chicanes et les querelles de ceux qui écrivent des livres, sorte de péché dont il est bien innocent; le jeu du violon auquel il se livre uniquement pour son propre plaisir; les attestations des rédacteurs, par lesquelles il juge qu'ils n'ont pas coutume d'agir ainsi; ce qu'il peut remarquer lui-même dans ce tas de journaux qu'il a devant lui?
Il a aussi ses jours de fête. Ce sera, par exemple, le lundi perdu, un jour où, chez vous, à la ville, les ouvriers imprimeurs courent les portes en mendiant honnêtement; dernier appel à une générosité qui a déjà dû pourvoir auparavant à l'avidité des domestiques, des sacristains, des placeurs de poêles, des allumeurs de lanternes, des éteigneurs d'incendie, des veilleurs des tours, des garçons de la société tot Nut Van Allgermeen, et de Dieu sait qui encore. Nous ne connaissons ici personne dans ce genre que le garde forestier, qui vient nous offrir son almanach vert, et auquel nous recommandons à nouveau, dans cette occasion, les voleurs de bois. Car, pour dire la vérité, ce sont avec les innombrables corneilles, nos seuls malheurs de l'hiver. Mais je voulais parler du lundi perdu. Nous avons, par exemple, ce jour-là, la grande vente de bois, une solennité publique infiniment plus amusante qu'une grande parade; vous pouvez m'en croire.
Venez voir à dix heures, dix heures et demie! Alors les paysans arrivent par troupes à travers le bois; un paysan connaisseur n'a pas, sauf pour la foire aux fromages, plus de hâte pour arriver de façon à avoir une bonne place. Peu à peu, ils s'approchent tous, l'un les mains derrière le dos, l'autre les mains dans les poches de son habit, de l'endroit où se trouvent les parcs et les arbres de haute futaie qui sont désignés à la mort par une blessure de hache et un numéro, et l'on recherche, des premiers aux derniers, les numéros; chacun des acheteurs cache son plan, son envie d'acheter et son intérêt calculé, sous le plus complet laconisme.
—Ainsi, Gaspard, dit l'un, vous voudriez aussi avoir un lot?
—Mon Dieu oui, je viens un peu voir.
—Maintenant,—les paysans commencent presque toutes leurs phrases par ce mot,—maintenant, il y a là-bas beaucoup de beaux parcs, mais il y a aussi une partie de fins acheteurs.
—Oui, dit un autre qui a envie d'acheter plusieurs lots, et avant que je ne les aie à la maison...
—Ainsi, Jean Splitter, une couple de nouvelles chaumières, dit un autre propriétaire de ce nom qui a envie d'acheter un parc dont il prend note; cela va commencer. Jean Splitter va faire enchérir tout.
—Un beau petit temps, remarque un cinquième, qui est surpris à regarder un hêtre dont il évalue le rapport, un très-beau temps; mais il y a encore beaucoup de vent en l'air; j'aimerais mieux qu'il fit un peu sec.
—Cela devrait être, frère, dit un petit vieux paysan en allumant sa pipe et en remplissant à l'instant l'air de nuages à la forte odeur.
—Il y a aussi des marchands de la ville, à ce que je vois, dit un pauvre paysan qui craint que ces citadins ne l'empêchent d'acheter.
—Voyez-les avec leurs bottes fines, dit un jeune garçon a cravate rouge de sang, qui prend mieux son parti de la présence des gens de la ville; ainsi, boulanger, vous voudriez faire un bon coup?
Le boulanger fait une figure embarrassée, et fait semblant de ne pas avoir entendu; mais il réfléchit, tire sa tabatière, prend sa prise avec une vraie gloutonnerie de boulanger, et répond;
—Oui, je voudrais bien avoir ma petite part.
Sur ces entrefaites, le propriétaire est, avec les fils de la maison et le maître du bien, près d'un foyer où se brûle un bloc de bois de la grosseur d'une côte de bœuf; c'est un arbre de l'année dernière et qui a tellement profité au maître du bois, qu'il a regagné son argent avec le menu bois, et que le tronc lui est resté pour rien. Là est aussi le secrétaire de la commune avec son bâton d'épine, des mitaines vertes, une tête grise, et un employé de la ville qui va acheter une partie considérable du bois. Une petite conversation, une tasse de café; puis l'encan s'ouvre et on se rassemble autour du numéro un.
En ce moment, les conditions de la vente sont lues avec de terribles menaces contre ceux qui n'auraient pas payé comptant dans les six semaines, ne fermeraient pas convenablement les trous, et lors de l'arpentage amèneraient des chiens dans le bois; menaces qui, à défaut de moyens de contrainte, n'ont que la force de prières bienveillantes. Alors commencent la presse et l'agitation. Plusieurs achètent au commencement, parce que cela sera meilleur marché; plusieurs diffèrent leurs enchères dans l'espoir que la plupart des gens se retireront tout doucement et que les meilleurs marchés se feront à la fin. Le secrétaire fait de son mieux pour vendre au plus cher, et en même temps pour mettre les acheteurs, autant que possible, à même de débourser sur-le-champ te moins d'argent. On échange toutes sortes de gentillesses, et d'autant plus à mesure que les abatteurs de bois circulent plus gaiement avec le baril, et que les petites boutiques établies partout dans le bois taillis ont plus à faire.
—Avez-vous conservé votre argent? dit le secrétaire avec une admiration peu dissimulée pour la parcelle de terrain qu'il touche avec l'extrémité de sa baguette. Mes amis, quels arbres! Vous pouvez en faire du feu pendant deux ans! Combien pour ce parc? Qui met à prix sur douze florins? Ah! vous voulez en donner six! vous voulez plaisanter, mes enfants! Il vous les faudrait pour trois...
—Haussez donc, dit un instant après le même magistrat à un paysan qui semble disposé à enchérir et qui, dès qu'on lui adresse la parole, s'enfuit comme s'il craignait qu'on ne s'en fit son plastron; voyons, Jeannot, haussez pour Jean le marchand de bois. C'est une honte, Jeannot!
—Voyons, celui qui aura ce lot en aura cinq avec lui, plus un gâteau de la boutique et la bouteille par-dessus le marché, dit-il en plaisantant et en s'approchant d'une parcelle où une joyeuse vivandière, couverte d'un épais manteau, est en train de se chauffer les mains au petit pot à feu où les paysans viennent allumer leurs pipes; j'en donne moi-même sept florins, sept un quart, et trois quarte... Bon! une fois, deux fois, personne de plus que huit florins pour cette jolie femme? Huit et demie!—Bah! Antoine, n'avez-vous pas assez d'une femme, mon brave? Huit et demie! neuf ... pouvez-vous donner l'eau-de-vie, compère? Encore un quart, une demie; neuf et demie; une fois, deux fois, trois fois; je vous félicite; c'est un beau lot, compère! Quel est votre nom?
—Jean van Schoten.
—Vous vous appelez Jean van Schoten? Vous n'avez donc pas de bois chez vous, compère? Et se tournant vers le maître du bois, il dit;
—Est-ce fait, maître? Que devons-nous décider? Après cette pièce-là, le morceau qui touche à le terre de Simon, n'est-ce pas? Approchez, enfants: que dira Simon, si nous tombons tous là-dessus, toute une bande, comme sur des pannekoeks? La femme pourra cuire à la maison pendant cinq jours.—Allons, mais procédons bien en besogne. Numéro cent et trente; qui en donne cent trente et un florins? Cent trente et un cents, c'est un bon commencement pour mieux arriver...
—Deux ont mis à prix; qui a parlé le premier?
—Moi.
—Comment vous appelez-vous?
—Je m'appelle Pierre de Wit.
—Bon, je vais écrire cela en bonne encre noire.
Voilà des gentillesses, non pas de la plus fine espèce, et qui sont bien au-dessous de tous les bons mots et calembours qui circulent en ville, mais qui procèdent d'une joyeuse disposition et qui font parfaitement leur chemin dans le pays des paysans, et qui le feront aussi longtemps, pour employer le style nécrologique, que, les gentillesses des paysans seront appréciées à leur juste valeur dans la Néerlande.
Au milieu de tout cela, les hommes, les femmes, les enfants suivent en criant à travers le bois, avec de la boisson, du pain d'épices et des plats de friandises, et étendent partout leurs tentes portatives, et intriguent de toutes leurs forces, comme si tous ceux qui sont présents étaient soumis à l'obligation de consommer quelque chose chez eux:—À qui le tour?—Vous avez déjà demandé depuis longtemps une petite goutte, voisin?—Henri! Henri! comme votre gosier; est sec! Ne risquez vous pas le voyage? Six par-dessus et deux en dessous.—Voici Kees, voici Kees, vous n'avez rien à payer? Il ne paie pas non plus au boulanger de gâteaux! Et tous souhaitent pour la soixante-dixième fois de toucher le premier argent reçu de la vente du jour; et les petits paysans boivent avec les enfants du dominé et du chirurgien, et de la grande maison, et trottent à travers la foule dans toutes les directions, pour jouer, pour se réfugier dans les cachettes derrière les parcs, pour sauter comme de jeunes acrobates d'un tronc sur l'autre, ou ils se font payer parle maître du bois un schelling de gâteaux, et celui-ci les laisse aller pour son compte jusqu'à ce qu'il en soit pour un florin.
Au dernier lot, il y a un peu de remue-ménage, et au dernier numéro,—c'est un petit vieux arbre tout maigre, mort au sommet,—on hausse de cinq cents, et un petit homme de la ville, qui est beaucoup trop exalté pour calculer, demeure adjudicataire, à la joie générale. Et la cérémonie est terminée, sauf pour le maître du bois et pour les magistrats qui ont assisté à la vente et qui sont invités à manger un morceau de bœuf rôti.
Mais, nous voici à la fin de janvier, et votre barbier vous fait chaque matin de terribles tableaux des pouces de glace qui ont gelé dans les fossés de la ville. Maintenant vous arrivez avec une fête populaire, et vous me parlez de votre plaisir sur la glace! Votre plaisir sur la glace? J'ai bien l'honneur de vous saluer: je ne tiens pas à la glace et j'aime mieux ne pas m'y risquer, parce que je suis déjà à moitié fou sur l'eau liquide et vivante. Votre kermesse de l'Amslet, ô Amsterdammois, votre kermesse de la Mense, ô Rotterdammois, offrent un singulier aspect, et vos journaux tien peuvent assez parler; lorsque vous vous promenez, vous allez en voiture, vous chevauchez eu galop, vous jouez à la crosse, au billard, vous vous abreuvez d'amer et même vous vous aventurez sur la glace, où tous les états se livrent au même plaisir, le personnage de haute naissance dans sa polonaise et le passeur d'eau dans sa blouse de batelier; c'est comme un accord de croassements réunis de milliers de patineurs hollandais, anglais et frisons, qui remplissent l'air, tandis que les babioles retentissent et que les vivandiers cherchent à les dominer, en vendant leur eau-de-vie. Lorsque tout cet éclat de douillettes doublées et bordées, de pelisses et de châles, est éclairé par un austère soleil d'hiver, et qu'une société qui ne vit que de luxe semble vouloir opposer l'excès de sa richesse à la sobre avarice de la nature, on ne pense pas qu'à la campagne, si nous n'avons pas le plaisir de la glace, nous avons celui de la vente, l'honnête vente, et nous voudrions bien que vous l'eussiez aussi.
Je suppose que vous-même êtes propriétaire d'une petite campagne voisine d'un petit village; vous pourriez aussi avoir le plaisir de la glace, et si vous avez des enfants, cela vous ravira. Les grandes personnes dédaignent cette petite mare, mais le petit Wilbert aux grands yeux court prendre ses patins, dès qu'il entend dire que les jeunes messieurs du château voisin vont se risquer dessus, et il emmène avec lui son frère plus jeune qui commence à traîner timidement les pieds sur la glace. Bientôt se rassemble de toutes les demeures une jolie troupe de petits paysans de petites paysannes, qui se nomment les uns les autres par leurs noms, et qui sont très-familiers avec les petits messieurs et les petites demoiselles du château, qui ont mis leurs patins avant de sortir de la chambre; et qui, avec des pantalons bouffants tout rouges et des joues plus rouges encore, viennent se mêler au cortège. Là, la gaieté monte à son comble: la petite troupe glisse, traîne les pieds, tourbillonne et tourne en commun, tombe tout d'un coup, se jette mutuellement des boules de neige, et les jeunes gens mettent les jeunes filles sur leurs patins et leur escamotent leurs petits chapeaux de dessus la tête, sans que pour cela elles prennent aucun rhume; ils s'avancent en triomphe sur la pointe de leurs patins, et le traîneau va et vient avec toute une cargaison de petites filles et avec toute une bande de jeunes gens par derrière, tourne et retourne si terriblement que tous jettent les hauts cris. Et puis vous verriez le maître de la campagne lui-même se donner la fantaisie de jouer le vivandier et de restaurer la joyeuse jeunesse avec du gâteau et un petit verre d'eau-de-vie avec du sucre; alors s'élève un cri de joie, et les enfants des paysans n'ont jamais rien goûté de si bon; mais l'ouvrier qui a nettoyé la glissoire n'est pas non plus oublié, et glisse du haut en bas et du bas en haut avec son balai sur l'épaule, fait des folies avec les petits polissons et reçoit à l'improviste une boule de neige sur l'oreille, si bien qu'elle en tinte; puis le polisson qui a lancé la boule de neige la ramasse et la jette bien loin sur la glace; là-dessus, un autre polisson, qui est déjà deux fois tombé sur le nez, ne se sent plus de plaisir. Mais une déchirure se produit dans la glace, sous le poids des patineurs, si bien que le petit polisson, monté sur une paire de patins rouillés et qui agite en l'air ses gros bras enfermés dans un étroit pourpoint, ose encore avancer et détache doucement ses patins; mais les hommes qui ont une expérience de deux ou trois ans parlent de poutres qui viendront par-dessous, et tout est agitation, acclamations et bonheur. Garçons et filles ne savent rien de plus magnifique que quand il gèle fort et que le lendemain il y a de nouveau un pouce de glace dans le trou qui s'était produit la veille, et ils n'ont rien de plus pressé que de venir, le matin, vous en montrer les preuves jusque dans votre lit. L'obscurité seule met fin à la joie à laquelle le dîner n'apporte qu'une légère interruption. Mais, laissez venir le clair de lune, la glace se durcira encore, et il y aura un plus grand nombre de patineurs; voilà pourquoi, le soir, les autres eaux sont trop éloignées ou trop pleines de danger; et si vous n'avez pas envie de prendre part au plaisir, vous pouvez le voir, assis à votre foyer, qui projette ses lueurs sur le visage de votre bien-aimée femme et de vos charmantes filles, avec ces flammes de charbon de terre qui prennent surtout un plus brillant éclat lorsque vous fendez la motte avec la pointe du tisonnier; puis l'heure intime du crépuscule amène avec elle une foule de doux souvenirs et provoque une quantité de bavardages familiers. Et peut-être l'entretien porte-t-il votre attention sur quelque beau poème ou quelque livre intéressant qui orne votre petite bibliothèque; et le soir, quand tout est calme dans la maison et au dehors, vous faites une lecture à votre petit entourage, en savourant un verre de punch chaud ou d'excellent chaudeau; et vous ne songez pas qu'en ce même moment, dans une des salles de conférences de la capitale, une jeune victime de son amour-propre et d'un secrétaire d'une société savante, toute vêtue de noir et le visage pâle, est amenée au milieu d'une imposante réunion d'hommes estimables, pour lire entre six bougies, devant un nombre considérable de gens, décorés ou non, et de dames en belle toilette, une dissertation somnolente, ou un poème lugubre sur un homme qui par erreur épouse sa sœur, ou sur une jeune fille qui se lamente au haut d'une tour et finit par s'en précipiter.
Voulez-vous encore un autre contraste? Permettez-moi encore celui-ci: Vous n'aimez peut-être pas les oppositions: mais, grâce encore pour celle-ci; elle sera frappante. Il faut vous imaginer maintenant que vous êtes citadin, et que vous habitez Amsterdam ou La Haye.
C'est à la fin de février; dans votre cercle, dans votre société, que voulez-vous? dans votre maison peut-être, s'est développé un triste drame, par-dessous le voile de l'étiquette et de l'indiscrétion des caquets. La belle Emmeline était la reine du bal dans toutes les fêtes de l'hiver; elle était fêtée, elle était adorée; sa mère était fière d'elle, elle était fière d'elle-même. À la soirée de madame de W..., le jeune van Straaten la rencontra et fit extrêmement cas d'elle. Au concert de...,—nommer ici un des artistes inimitables parmi les dix mille de notre temps,—il sautait aux yeux qu'il voltigeait autour d'elle; au bal qui eut lieu chez vous (où l'on s'est amusé d'une manière si charmante, madame), et au Casino, il la quittait à peine, était d'une manière incroyable aux petits soins pour elle, et on a vu ses yeux étinceler comme des yeux de tigre, quand elle valsait avec un autre. Le jeune van Straaten a un extérieur très-séduisant, un très-bel avenir devant lui, et une très-respectable famille derrière lui. Quoi d'étonnant qu'il fit impression sur la jeune fille? Quoi d'étonnant qu'elle voulût savoir, en boudant un peu, ce qu'il se proposait? Que fait le monstre, à la dernière soirée à laquelle il assiste avec elle? Il l'aborde un instant; il lui demande à peine avec une roide révérence comment elle se porte; quand, sur les instances de tous, à l'exception des siennes, elle s'assied au piano et chante, elle le voit dans le miroir tout absorbé dans une conversation,... avec une autre belle? Non, messieurs; avec un savant, avec un diplomate. Et un instant après, il prend les cartes d'une vieille dame qui, parce qu'une autre vieille dame et deux vieux messieurs l'ennuyaient à l'hombre, l'a prié delà délivrer. Pendant toute la soirée, pas un mot, pas un regard pour la belle Emmeline; et, le lendemain, le bruit court que son engagement avec mademoiselle E. de X., qui, dès l'été, était arrêté, est définitivement conclu. Le cœur de la pauvre Emmeline est brisé ... non, empoisonné! Dès ce moment le monde entier n'est pour elle que feinte et dissimulation, tous les hommes ne sont que fausseté. Elle veut aussi porter un masque et feindre comme les autres. Toutes ses amies la consolent dans leurs réunions, et, pendant des semaines, elle n'est connue que sous le nom de la jeune fille qui a été traitée d'une manière infâme: ce doit être le refuge des conversations languissantes sur les sofas de velours, et des tête-à-tête animés près des cheminées de marbre et sur les bancs discrets des fenêtres.
Mais maintenant-je vois mon campagnard faire une visite à un de ses paysans et s'asseoir à côté de lui pour partager son café et sa tartine de l'après-dîner, en société avec un marchand qui porte sur son dos un paquet oblong; et qui souffle son café sans mot dire, tandis que la femme et les filles songent à ce qui est nécessaire encore. Mais la file ainée est à la ville, et mon campagnard, qui parle volontiers aux jeunes filles, trouve la circonstance opportune pour faire quelques questions:
—Eh bien, Jeannette, est-il vrai ou non que vous vous, êtes mise en tête de marier votre fille?
—Mais, monsieur, répond-elle, sans ménager le nombre des paroles, les gens veulent bien le dire; mais ça irait mal si nous voulions tout croire: je ne dis pas que ce n'est pas; la porte peut être entr'ouverte; mais quant à se marier, je peux dire: non, on n'en est pas là.
—Et vous, avez-vous pensé à prendre quelque chose, Trinette? dit le marchand.
—Oui, dit Trinette, donnez-moi un peloton de fil noir.
—Et à moi, quatre boutons de chemise, dit la femme.
—J'avais entendu dire, l'automne dernier, que vous étiez allée à la kermesse avec un amoureux, dit mon campagnard qui n'a jamais rien entendu de cette espèce.
Mais le paysan et sa femme prennent une figure grave, qui donne à entendre que le toit pèse trop sur la maison; et le citadin s'aperçoit qu'il faut changer de conversation.
—Est-ce là un petit agneau? demanda-t-il en désignant un petit animal noir, qui se trouvait agenouillé sur la pierre du foyer à côté d'un gros chat taché de roux et de noir.
—Oh! mon Dieu! nous en avons deux, un blanc et un noir que voilà: le blanc est fort et pousse bien, mais le noir laisse à désirer. Il ne veut pas téter, et il faut le tenir pour l'y forcer; nous le laissons boire dans un petit pot. Mais le pis, c'est qu'il fait des ordures partout.
—Oui, dit le paysan. Monsieur ne veut-il pas voir les veaux? Monsieur se lève et le suit à l'étable, où ils se trouvent.
—Tenez, en voilà trois: deux génisses et un bouvillon; l'une des génisses est venue aujourd'hui. Vilain poil, n'est-ce pas, monsieur?
—Il est tout noir.
—En effet, monsieur, mais savez-vous ce que je dis: il ne faut jamais mépriser une bête pour son poil; je pense que cela n'est pas convenable, et il peut y avoir une bénédiction en elle. Vous avez des gens qui sont si difficiles sur ce point! mais je dis que cela no convient pas, et j'élèverai la génisse noire aussi bien que la bigarrée; et savez-vous ce que je pense? Il vaut encore mieux en avoir une toute blanche, car celles-ci sont terriblement tourmentées par les mouches et sont aussi très-méchantes; en voilà une, là-bas, qui, il y a un an, s'est enfuie avec sa couverture.
—Mais, si c'était une génisse rouge?
—Alors, je ne la garderais pas; je n'aime pas la couleur de feu, dit le paysan, si tendre pour les animaux, et qui veut qu'on n'en méprise aucun pour sa peau, mais pour qui ce préjugé est trop puissant. Puis tout à coup, reprenant le premier entretien, il va aux deux génisses et au bouvillon, qu'il laisse tour à tour baver sur sa main.
—Tenez, vous êtes instruit; écoutez: Elle avait mis son idée sur lui aussi, je puis le dire, mais cela ne nous allait pas, à ma femme et à moi, et voilà pourquoi cela n'a pas abouti; car Trinette est une excellente fille, cela n'est pas douteux; c'est une belle fille, mais quoi qu'on en dise cela ne pouvait être mieux, et le maître dit qu'il n'en a jamais vu de pareille et d'aussi bien; et Trine est la femme sans pareille pour nettoyer, frotter, balayer; celui qui sera son mari aura en elle une excellente femme. Je voulais donc dire seulement que c'est une bonne fille, par la raison encore qu'elle tenait à ce garçon et qu'elle s'est mis la chose hors de la tête. Je lui dis:—Trine, danse au son du violon avec Jean, mais que ce soit la dernière fois. Je vis bien qu'elle regardait sèchement, et elle me dit: Que voulez-vous encore savoir? Mais voilà comment vont les affaires, monsieur, et je pense que vous m'avez compris; dans mon jeune temps, j'ai eu un caprice pour Joséphine, qui est maintenant la femme de Tak, mais j'étais beaucoup trop mal monté pour m'établir, et j'ai dans Marie une bien meilleure femme. Je vous dis donc que pour Trine et Jean, cela n'aurait pas bien été, et je dis à ma femme: Tu peux encore voir, mais la chose ne doit pas se faire. Ma femme pensa que le mieux était de mettre la main à l'œuvre et qu'on ne pouvait pas le renvoyer uniquement parce qu'il était catholique romain, car le dominé dit que nous devions être patients vis-à-vis des romains, mais la femme alla trouver le maître et lui expliqua l'affaire. Marie, lui dis-je, ce garçon doit partir, car je veux rester le maître à la maison. Ma femme me répondit; Eh bien! soit, puisque vous pensez que cela vaut mieux pour Trinette.
—Et que dit Trinette de la chose? demanda le campagnard qui, ayant lu vos derniers romans, ô messieurs de la ville, doit croire que la jeune fille est devenue au moins poitrinaire.
—Eh bien! Trinette fit ce que nous voulions. Je vis au commencement que cela lui faisait quelque chose, mais je lui dis:—Laisse le chagrin de côté, ma fille, le garçon est parti et ne reviendra plus. Songe à en choisir un autre, et veille aux vaches au moment où il faudra les traire.
Tout à coup le loquet de bois de la porte est levé, et l'héroïne de l'histoire apparaît, le front serein encadré dans les plis gracieux d'une cornette, avec une jaquette jaune et un panier de pêcheur au bras; la gaieté et l'espièglerie sont peintes dans ses yeux bleus, et le campagnard lui pinçant doucement la joue:
—Je disais à votre père, Trinette, que je ne comprenais pas qu'une jolie fille comme vous ne fit pas encore l'amour.
—Faire l'amour? dit Trinette, je ne sais pas ce que je n'aimerais pas mieux faire; et elle sauta légèrement plus loin, demanda à sa mère les commissions, aida au marchand ambulant à charger son paquet, et lui demanda s'il pourrait bien se lever, parce qu'il penchait un peu trop en avant.
—Me viendriez-vous en aide, Trinette? demanda le marchand avec un regard suppliant, si vous me voyiez par terre.
—J'y réfléchirais d'abord, dit la joyeuse Trinette. Adieu, Doris, bon voyage; mais prenez bien garde de tomber, si je suis dans votre voisinage....
—Eh bien! quoi donc? demanda le marchand avec un sourire sentimental.
—Venez ici, je vous aiderai. Bonjour, voisin Doris.
Le mois de mars règne à la campagne avec ses alternatives de neige, de tempête et de pluie. Toute la ville tousse et éternue, et demande avec indignation ce qui a valu à ce mois le nom si peu mérité de mois du printemps. Le campagnard ne le demande pas, car pour lui ce mois est riche en phénomènes encourageants, en preuves d'une nouvelle vie et d'une nouvelle force de la nature. Quand, dans les jours sereins et aux heures sereines du jour, il prend son bâton de frêne à la main et va se promener, il voit partout les champs en jachère remplis de belles brebis et de joyeux agneaux, qui paissent sur le chaume; il voit la charrue retourner le chaume d'autres champs qui doivent produire la moisson de l'année. Dans ses étangs sont venus des canards qui feront un nid sous les branches basses du sapin sur le rivage; les coudriers fleurissent; son jardin potager est mis en ordre depuis la Chandeleur, et bientôt il plantera ses pois précoces; encore une quinzaine de jours, et le taureau commencera sa tournée, et déjà les merles chantent gaiement dans son bois encore dépouillé. Avant la fin du mois on lui apporte les premiers œufs de vanneau, et ses choux-fleurs sont déjà plantés. À peine l'inconstant avril est-il arrivé que la cigogne vient poser ses longues pattes sur son toit; ses pêchers commencent à fleurir; son parc de violettes est tout bleu; ses poussins éclosent; une légère teinte verte se répand sur ses arbres, et la verdure croît dans ses champs; la fleur du châtaignier sauvage se montre déjà dans le bouton, et le dix-huit ou le dix-neuf, le gai rossignol annonce par son chant qu'il est là pour chanter la chanson du printemps. Chaque matin il apprend à son déjeuner des nouvelles de ses arbres qui sont devenus tout verts, et à chaque promenade, il rencontre de nouvelles fleurs. Dans le jardin, se montre déjà au-dessus du sol le verdoyant espoir de l'été; les tourterelles sauvages et les pigeons bleus volent dans les arbres avec de petites branches dans leurs becs rouges; l'hirondelle rase l'eau et vole à l'intérieur de l'étable pour suspendre son nid au-dessus du râtelier; le jeune bétail mugit dans la prairie, et les vaches laitières pourront être envoyées aux champs au mois de mai.... Et le dimanche, les chemins sont remplis de promeneurs qui viennent de la ville contempler toutes ces merveilles; parmi eux on en voit un seul qui a mis le pantalon blanc d'été, dans la bienheureuse, conviction qu'il est la première primevère du printemps.
X
LE PROGRÈS
Petite fille éveillée,
Que fais-tu dans mon jardin?
Tu cueilles toutes mes fleurs
Et le fais trop brutalement.
(Vieille chanson.)
Des revenants! oh! j'ai tout respect pour nos lumières supérieures, mais cela me peine terriblement qu'il n'y ait pas de revenants! Je voudrais, y croire, aux revenants et aux fées. O Mère-l'Oie, chère Mère-l'Oie! Bottes de sept lieues! Tache de sang ineffaçable sur cette clef fatale! Et vous, torrents de roses et de perles qui sortez de la bouche de la plus jeune fille du roi! comme vous avez réjoui ma jeunesse! Ma grand'mère savait si bien raconter l'histoire du Petit Chaperon-Rouge! Le samedi soir, quand elle venait aider à plier la lessive, avant qu'elle entreprît cette grave besogne, à l'heure du crépuscule, le plus petit de nous était sur ses genoux et jouait avec son tire-bouchon d'argent en forme de marteau. Comme ses yeux affaiblis brillaient encore lorsqu'elle imitait le loup au moment où il mord! Certainement, Jacob et ses enfants est un beau petit drame, le brave Henri est extrêmement brave; mais j'avais alors une aversion pour les livres sur le titre desquels on voit écrit en brillant caractères: Pour les enfants; et quant aux titres tels que Conseils et instructions, ils me faisaient comme à tous les enfants; je ne comprenais pas l'utilité de l'utile. Mais j'avais une très-jolie collection de la Mère-l'Oie, demi-française, demi-hollandaise, sans couverture, sans titre, et dont les feuillets par-dessus le marché étaient comme déchirés par la dent d'un chien de chasse. De la poétique leçon de morale imprimée en cursive, à la fin de chaque récit, je ne comprenais rien. Mais je comprenais merveilleusement le terrible: «Sœur Anne! sœur Anne! ne vois-tu rien venir?» Oh! la Barbe-Bleue, cette terrible, cette affreuse, cette magnifique Barbe-bleue! Si son histoire était pour moi la plus belle de toute la collection, je tournais autour d'elle avec une certaine crainte désireuse, comme une mouche autour d'une chandelle. Je lisais d'abord les autres, enfin je tombais sur le bourreau de femmes et je dévorais son histoire. Mon intérêt qui m'ôtait la respiration, mes joues pâles, ma chair de poule, mes regards vers la porte, mes vives terreurs, quand dans ces moments quelque chose tombait de la table, ou que quelqu'un entrait! tout cela est encore vivant dans mon esprit: oh! je voudrais pouvoir le sentir et en jouir encore aujourd'hui comme alors! Croyez-vous que ce temps fût perdu? croyez-vous qu'une telle heure ainsi employée ne contribuât pas à me former? que cela n'étendît pas, ne fortifiât pas mon imagination et ne lui donnât pas des aliments?
Et maintenant, qu'est devenue ma Mère-l'Oie de ces jours-là? Je n'en sais rien[1]; mes jeunes frères et sœurs n'en ont pas fait tant de cas. Je ne l'ai jamais vue dans leurs mains. Les enfants de nos jours lisent toutes sortes de choses sur l'utile; sur la science, toutes choses très-ennuyeuses. Ils lisent des choses écrites sur de grandes personnes qu'ils ne comprennent pas, et sur des enfants qu'ils n'oseraient se proposer d'imiter: ce sont de petits anges en jaquette et en pantalon qui donnent leurs épargnes à un pauvre homme, bien qu'ils pensassent en acheter des jouets; puis, ils lisent l'histoire des grands hommes mise à leur portée qu'ils comprennent à peine. Et puis; on ne les appelle que jeunes gens studieux et chers enfants. On ne sait pas que si mainte grande personne désire être encore enfant; il n'y a pas d'enfant au monde qui ne s'entende volontiers donner ce titre. Les paroles sensées de van der Palm à la jeunesse: «Je ne veux pas vous abaisser[2], mais vous élever,» sont restées une indication incomprise pour la plupart des auteurs qui ont écrit pour les enfants. Et qui veut s'entendre toujours appeler studieux et chers? Les enfants sont beaucoup trop modestes pour cela[3].
Mais tout change. Nos petites merveilles en pantalon sont devenus des hommes faits. Pour eux, dès le giron de leur mère, il n'y a plus une seule pieuse tromperie de permise, plus de joyeux badinage, plus de surprise. Ils n'écoutent plus la Mère-l'Oie; ils savent que ce qu'elle raconte est impossible; qu'il n'y a jamais eu de chats qui sussent parler, qu'il n'y a jamais eu moyen de faire au monde une voiture avec une citrouille; ils savent que saint Nicolas ne vient pas par la cheminée, que celui qui croit à l'Homme Noir n'a pas d'esprit, que tout cela, doit se faire naturellement, avec les mains, ou s'achète avec de l'argent. C'est beau, c'est sensé, c'est mieux!
Et cependant, je crois que cette exclusion complète du monde surnaturel, cette limitation absolue des idées de l'enfance au domaine de ce qui est physiquement possible, a son mauvais côté et pose dans maintes jeunes âmes les fondements d'un scepticisme ultérieur, un rationalisme ou au moins une certaine froideur à propos d'une foule de choses qui sans cela ont coutume de faire impression sur l'âme. Vraiment on rend la jeunesse trop insensible aux impressions. Nos petits hommes sont trop intelligents, trop raisonnables. Ils apprennent à se fier trop aux phrases et aux membres de phrase, et la volonté de voir et de toucher persiste chez eux. Vous apprenez trop tôt à vos enfants à parler d'un cher seigneur qui voit et entend tout; ne déployez pas trop de zèle contre les récits de la chambre faits aux enfants; avec quelle croyance s'accorde beaucoup mieux votre histoire naturelle précocement imprimée? Mais vous craignez; dites-vous, que vos enfants ne deviennent peureux, timides, lâches. Eh mon Dieu! mes amis, s'ils ont cela dans leurs nerfs, ils le deviendront toujours; si ce n'est pour des revenants, ce sera pour des bêtes, pour des voleurs, pour des brigands de grands chemins. Une âme d'enfant veut avoir ses terreurs. Le merveilleux,—comme c'est attrayant! n'est-ce pas même un plaisir pour vous de lire des histoires de revenants ou des histoires merveilleuses? Pour moi, je lis plus volontiers Swedenborg que Balthasar Bekker; vous feuilletez les Mille et une Nuits avec plaisir; un de nos premiers hommes les lit depuis un temps immémorial. Vous allez voir des ballets fantastiques; vous êtes la dupe volontaire d'un Faust, d'un Samiel et d'un Cheval de bronze. Le surnaturel, l'incompréhensible vous caresse. Eh bien! cet attrait est encore plus grand chez les enfants. Laissez à la jeunesse ses enchantements; à elle tout l'éclat d'une riche parure, à elle Brise-montagne, à elle la Belle au bois dormant, à elle le Pays de Cocagne; à vous la pâle, sèche et vraie réalité, à vous nos petits grands hommes, nos vilains railleurs, et notre pauvre monde où l'on n'a rien gratis; cela est si équitablement partagé! voudriez-vous que les enfants fussent aussi sages que nous sommes puérils?
Poëtes, écrivains, peintres, entre nous, ne croyez-vous pas que vous devez beaucoup, infiniment, à votre nourrice, à votre bonne, à votre grand'mère? Vous êtes-vous surpris vous-même recevant une impression de la chambre d'enfants? Ne pouvez-vous vous figurer que le beau monde de votre idéal est placé là, qui est tout peuplé... et vous pourriez être cruel pour la génération naissante?
Voilà pour les enfants. Mais en vérité, notre sort à tous est devenu plus triste depuis qu'on est allé avec tant d'ardeur à la recherche de la réalité. L'enjolivement est beaucoup plus beau, la tromperie beaucoup moins ennuyeuse. L'heureux temps que celui de ces fables! s'écriait Voltaire; et il serait à désirer qu'il l'eût mieux senti, le vilain railleur! Il n'en aurait pas tant dévoilé! Il n'aurait pas tant aidé à briser nos beaux châteaux en Espagne et à dévaster nos splendides Eldorados. Pauvre temps! Au lieu d'animaux merveilleux et de forces miraculeuses,—l'histoire naturelle et la physique! Au lieu de sorcellerie,—des manuels d'escamotage! Combien la poésie n'a-t-elle pas perdu à tout cela! Plus d'oiseau-phénix se consumant dans sa tombe d'ambre et de bois odoriférant, et renaissant de ses cendres; plus de salamandre respirant dans le feu; plus de cèdre croissant d'autant plus qu'il est plus comprimé! En dépit des armes d'Angleterre, plus de licornes! Plus de dragon volant, plus de basilic! Monsieur le comté de Buffon et beaucoup d'autres amateurs de sa trempe ont extirpé toutes ces races-là; l'envie et le meurtre soufflant sur des illusions: c'est comme si on avait fait un grand festin de tous ces animaux. Ce serait un beau sujet de roman intéressant que celui-ci: Néra, ou la dernière des Sirènes. La haine de famille entre la race des naturalistes et les nobles habitants de la mer pourrait y être décrite d'une maniéré saisissante. Et comme nous sommes mieux instruits que nos pères sur bien des points! Les crapauds ne sont point venimeux et n'ont pas de diamant sur le front (c'était pourtant une belle allégorie, une vérité morale); la baleine n'est pas un poisson et Jonas a été dans le ventre d'un requin; les autruches n'emportent pas, comme Enée, leurs vieux parents sur leur dos; les éléphants ressemblent plus aux hommes que les singes; on ne doit pas croire que les chacals épient la proie du lion;—ces messieurs nous ont appris tout cela, et, au lieu de toutes ces belles bêtes merveilleuses, ils nous ont jeté à la tête quelques misérables mammouths, ichthyosaures et mastodontes, dont nous devons croire tout ce qu'il leur plaît de nous raconter. Je ne conteste pas l'utilité de ces sciences. Mais ne refroidissent-elles pas notre cœur? La belle nature reste à peine la belle nature, lorsqu'on l'a classée et anatomisée avec tant de sang-froid. Ouvrez-les, ces livres d'histoire naturelle avec leurs classes, leurs ordres, leurs familles, leurs genres, leurs espèces, avec leurs classifications naturelles et artificielles,—combien souvent y chercherez-vous en vain un mot pieux venant du cœur ou une parole d'admiration et d'enthousiasme! Vraiment, on a trop déchiffré la merveilleuse nature, on l'a trop poursuivie avec des compas, des scalpels, des tableaux et des verres grossissants.
Goëthe (ou un autre, mais je crois que c'était Goëthe) a parlé selon son cœur quand il a lancé son anathème contre les microscopes et les verres grossissants. Notre œil, pensait Goëthe ou l'autre, notre œil et notre sentiment de la beauté ne sont organisés et disposés que pour comprendre et saisir la beauté de ce monde, telle qu'elle tombe sous nos sens. C'est pourquoi nous ne devons pas nous faire à nous-mêmes le tort de nous rendre dans un monde pour lequel nous n'avons ni sens ni sympathie, et qui doit nous paraître laid, à nous, habitués à d'autres proportions et à d'autres fermes. Et, en effet, il y a pour moi quelque chose d'ingrat, d'indiscret, dans la possession de cette grande terre, à poursuivre ce qui se trouve au delà de notre souveraineté; curiosité que nous expions ordinairement par le dégoût, l'épouvante et l'horreur. Ne sentez-vous pas un mélange de ces trois sensations, lorsque le microscope vous montre les horreurs d'une goutte d'eau et nous fait trembler devant les monstres affreux qui s'y meuvent? Pour moi, le bonheur que j'éprouvais le matin quand, le visage joyeux, je prenais mon aiguière, pour jeter une eau fraîche et limpide sur mes mains, a beaucoup perdu de son charme, depuis que j'ai appris à voir que cette eau claire est le véhicule de ces horreurs; depuis que je ne puis m'empêcher de penser à ces monstres à queue de scorpion et armés de griffes qui combattent[4].
Chers semblables! quel est votre sentiment quand vous pensez qu'à chaque pas vous commettez mille meurtres, qu'à chaque soupir vous déplacez mille corps d'armée, que vous engloutissez des bandes entières de créatures, que le baiser de l'amour en écrase des milliers, et, ce qui est plus, que vous exercez ces meurtres dans chaque pore de votre peau, auprès de laquelle celle de Hatem, dont la tente avait cent portes, n'est rien? Quant à moi, je voudrais bien ne pas savoir que je suis si généreux. Vraiment, mes amis, cette vie universelle est insupportable. Songez-y donc, peut-être en ce moment un tournoi a-t-il lieu dans les coins de votre bouche ou une bataille sur le bord de votre oreille. Peut-être, mademoiselle, le menu fretin des infiniment petits fête-t-il une bacchanale sur votre cou sans tache; peut-être, illustre savant, une bande de ces animaux danse-t-elle dans les plis de votre menton. Bah! c'est affreux! Comment secouer cette vermine? Comment échapper à ce fourmillement? Hélas! la force d'attraction et la force centrifuge,—l'impitoyable science le dit,—nous le défendent. Heureux temps que celui où vous ne le saviez pas! Alors vous pouviez, dans vos pensées, vous croire beau, pur, seul,—mais vous avez mangé de l'arbre de la science, et vous êtes devenu en horreur à vous-même? Pour moi, j'aime mieux croire à la sirène d'Encknis.
Voilà pour la nature. Et qu'est devenue l'histoire? Là aussi, la vérité, la froide vérité a été poursuivie avec opiniâtreté jusque dans les minuties. J'approuve que de nouvelles recherches aient supprimé Sardanapale et fait des changements non moins importants que ceux du médecin malgré lui, qui déplace le cœur et le porte da la gauche à la droite de la poitrine; par exemple, le tonneau de Diogène est devenu une petite cabane, comme si ce tonneau n'était pas plus joli que la plus petite hutte du monde! De la louve qui allaita Romulus et Rémus, on a fait une femme ordinaire. David n'était pas si petit, ni Goliath aussi grand. On a en vue l'hébreu, quand on dit d'Erasme qu'il avait douze ans avant de connaître l'A B C; les pannekoeken que le czar Pierre mangea à Zaandam n'étaient pas si vulgairement faites, et ses travaux de charpentier n'étaient pas si parfaits. Et puis toutes les villes fondées par des hommes qui n'ont jamais été dans l'endroit qu'elles occupent, et tous ces beaux dires qui n'étaient pas si beaux et qui avaient trait à autre chose; et puis ces chants magnifiques qui n'ont pas eu de poëte; et puis cette minutie à rectifier les chiffres; Léonidas défendit bien les Thermopyles avec trois cents Spartiates seulement, mais il y avait encore plusieurs centaines d'autres combattants qui n'étaient pas Spartiates; sainte Ursule n'a pas subi le martyre en compagnie de onze mille vierges, il y en avait beaucoup moins que cela; combien y en avait-il donc? Et puis on rit, lorsque nous avons pitié du Tasse et de Pétrarque, et on nous dit que le premier ne menait pas une vie si dure à Ferrare, et que l'autre n'était pas si amoureux! Si un spirituel écrivain a dit que l'histoire n'est qu'une fable, sur laquelle on est d'accord, pourquoi y a-t-il tant de trouble-fêtes qui, avec un odieux sourire, enlèvent, changent, altèrent quelque chose partout? Je crois que tout cela est utile, mais cela me donne envie de pleurer! Ah! donnez-moi ce petit livre-là, sur le bord de ce canapé. Je vous remercie. «Il y avait une fois un roi et une reine....»
Encore un mot. Savez-vous ce qui m'étonne? C'est que, tandis que notre temps cherche querelle pour la moindre bagatelle aux anciens historiens et chroniqueurs, et leur reproche d'avoir faussé les choses, ce même siècle mette tout en œuvre pour transmettre ce qui se passe sous ses yeux à la postérité, aussi orné et aussi enjolivé que possible. Nous qui frappons des médailles à propos de tout, qui faisons des odes sur tout, qui mesurons tout au plus large et le présentons le plus pittoresquement possible; nous qui écrivons et chantons, en admiration devant nous-mêmes, et qui plaçons tout dans le feu d'artifice de notre enthousiasme; nous qui donnons une teinte romanesque et chevaleresque à tout ce qui est à nous, nous prenons si gravement à partie les générations antérieures parce qu'elles ont aidé un peu les héros et les sages dans leur héroïsme et dans leur sagesse, et parce qu'elles ont mis ici une petite lumière, là une fleur, ailleurs une perle ou un rideau: c'est inconvenant!
«Il y avait une fois un roi et une reine qui étaient si tristes, etc.»
1837.
[1] Je dois ici rendre justice à la générosité de mon ami Baculus, qui m'a causé une surprise très-agréable, il y a quelques mois, en m'envoyant un exemplaire de mon ouvrage de prédilection. Le bonhomme a fait ce qu'il pouvait, mais ce n'était pas ma Mère-l'Oie.
[2] Bible pour la jeunesse, D. 1, part. 3.
[3] Si on leur laisse feuilleter des livres, c'est par exemple les Fables de Gellert (qui ne sont pas écrites pour la jeunesse); afin qu'ils puissent apprendre plus tôt à se défier de leurs semblables et à se moquer des femmes.
[4] Depuis qu'on a commencé à civiliser le monde des insectes dont M. Bertolotto a donné un sublime exemple, nous avons du moins un rayon de consolation. Et quant à la société de l'amélioration morale et à la société de tempérance, il faut s'attendre a ce que le microscope nous offre dos scènes plus pacifiques!
XI
L'EAU
Non, je reviens de mon idée, qu'en dépit de Newton et d'Herschell, un changement a eu lieu dans notre système du monde. Mon barbier me l'avait presque persuadé. La commère de Halley, avait-il dit au moins dix fois, n'a pas été loyale,—et lorsque les hivers s'adoucirent, et qu'il fit plus froid en Italie que chez nous; lorsque les mois de mai amenèrent un temps de novembre; lorsque le samedi avant Pâques (et Pâques tombait tard cette année-là), on cueillait trois violettes au bord de la chaussée,—alors je commençai à ajouter foi à l'homme à la longue redingote bleue et aux boucles d'oreilles en argent, qui avait toujours à raser et à jaser, et je lui dis:—C'est la commère de Halley qui l'aura fait.
Mais maintenant les choses semblent s'être rétablies sur l'ancien pied, et s'il est vraisemblable que nous avons fait un pas de côté, nous sommes certainement rentrés dans la voie ordinaire, nous nous retrouvons chez nous. L'hiver règne de nouveau en janvier. Ma grand'mère était fière de l'hiver de 95, alors qu'il n'y avait pas encore de poêle, et; m'enorgueillis du froid de 1830, lorsque de quarante petits garçons, sept seulement revinrent de l'école, dont j'étais un; et l'éloge que cela me valut de la part du maître s'adressa à un nez gelé, pour ne pas parler de la carte d'application et de zèle que je reçus, parce que mes mains étaient beaucoup trop rouges et trop froides pour faire une belle écriture moyenne, au-dessus et entre la ligne, avec de belles liaisons et sans grossir les traits. Hélas! je n'ai jamais été loin en écriture, et c'est pour cela que je fais imprimer aujourd'hui!
J'aime une vue d'hiver. Tous les peintres de paysage commencent par des vues d'hiver, d'où il résulte qu'une vue d'hiver est une chose facile et simple. Il y a dans la sobriété de la nature pendant les mois froids quelque chose d'attrayant, de solennel, de calme et d'élevé. Si ces vitres gelées voulaient bien le permettre, quelle vue étendue j'aurais! Vraiment, c'est beau! Un air serein, bleu, toute clarté, comme si le soleil voulait compenser ce qu'il donne de moins en chaleur. Un magnifique jour du Nord,
Un rejeton du soleil en robe de neige.
Mais la neige est peu de chose encore. Comme elle repose gracieusement en couche légère sur les branches toujours vertes des sapins! Tous les autres arbres l'ont secouée; mais la longue allée de hêtres, avec sa ligne de branchage a perte de vue, produit aussi une certaine impression. Et le lointain horizon, comme il est distinct! comme ce toit de roseau se détache nettement sur le ciel d'azur!... mais il y a une chose qui gâte pour mon âme toute la beauté de ce tableau d'hiver... C'est... dois-je le dire? c'est la glace!
Un beau jour du Nord, froid et serein, a donné à l'homme la conscience de sa force, et le fait jouir avec volupté du sentiment qu'il a de sa santé. Le froid donne un noble courage; il fortifie l'âme comme les muscles. On sait aussi quels hommes et quels principes le Nord a produits; quelles saines, pures et sereines idées sont sorties du Nord glacé; quelles nobles forces le rude Nord a déployées; quels géants habitués à sentir les flocons dans leur barbe et le cliquetis de la grêle sur leur cuirasse,
Avec des faits dans les poings,
sont sortis du Nord au sol durci par la gelée! C'est pour cela que j'honore le froid, le vent pur et sain, la neige éclatante d'une blancheur sans tache,—mais la glace! oh! permettez-moi de la haïr!
Le froid nécessite le mouvement et rend la paresse impossible, à moins que ce ne soit la paresse du lit. Toute effort, toute activité, toute fatigue est récompensée par le plus grand bien-être qu'on puisse goûter en hiver: avoir chaud. Et le foyer, le cher foyer. O toi, centre de tous les plaisirs de l'hiver! ardent objet de l'ardent amour des hommes et des animaux de la maison! gage et autel de la domesticité même! combien tu perds de tes charmes, de ta valeur et de ton autorité, dans les hivers fades, humides, timides, pleins d'eau! On te délaisse avec dédain, on t'oublie, on parle mal de toi. Deux fois par semaine la cheminée refuse de tirer, six fois en quinze jours le bois est trop humide pour brûler; tous les jours tu es une pomme de discorde dans les familles, lorsque l'un te trouve trop chaud et l'autre pas assez. Mais maintenant tu deviens un mal nécessaire, un indescriptible bonheur, une princesse fêtée par un domestique aux petits soins. On t'encourage, on te prise, on t'exalte, on t'admire; tu es adoré! On veut rester des heures à te contempler fixement. Tu es l'idéal du bonheur de l'hiver! Oh! être assis devant tes joyeuses flammes, le livre d'un écrivain favori à la main et la perspective d'un copieux dîner d'hiver pour midi, ou d'un punch généreux qui réveille le soir, et jeter de temps en temps un regard sur le paysage gelé du dehors, savourer la sérénité du ciel, de la terre et du foyer,—comparer le scintillement de la neige blanche avec les flammes jaunes et oranges ... c'est un vrai bonheur! Mais la glace, la glace! Pourquoi la glace?
Oui, la glace est pour moi un objet d'horreur. L'hiver devrait pouvoir être sans glace. J aime l'hiver,—je sens que l'hiver m'est nécessaire; j'ai beaucoup moins à dire contre les jours courts que contre nos automnes humides et maigres; mais le verre d'eau que je mets chaque soir sur ma table de nuit ne devrait pas geler, non plus que le vaste et cher étang sur lequel j'ai l'intention ... enfin je ne veux pas que mon microcosme, ni mon macrocosme se couvrent de glace. Et pourquoi pas? Ah! vous ne feriez pas la question, si vous saviez combien l'eau m'est chère, l'eau limpide et vivante!—Quelles émotions elle éveille en moi, quelles pensées elle reflète pour moi,—comme je l'aime tendrement!
Cooper parle quelque part d'un marin qui ne voyait pas pourquoi la terre est nécessaire, sauf une petite île pour y prendre de temps en temps de l'eau douce. Ma passion ne va pas si loin. C'est la terre ferme qui me fait estimer l'eau davantage; mais je l'aime aussi avec une ardeur que ne pourrait éteindre le liquide qui remplit toutes les mers et tous les fleuves.
Voyez la cascade écumante se précipiter de la hauteur dans la vallée avec un bruit retentissant. C'est une vue magnifique, un vacarme majestueux. Les sept couleurs de l'arc-en-ciel s'y voient distinctement; l'air retentit et le vent emporte de tous côtés la blanche et floconneuse écume. Le roc puissant tremble, et d'énormes blocs en sont arrachés; le torrent né d'hier les emporte comme de légères plumes, et les précipite dans le fond où lui seul peut les soulever. Eau, tu es le plus fort, le plus puissant, le plus noble des quatre éléments! La terre est muette, morte et immobile; mais la voix ressemble au tonnerre, ton langage a mille intonations diverses; tu vis, tu es animée; tu te meus dans toutes les directions comme un serpent aux ondoyants replis, comme une gracieuse beauté, comme un coursier impétueux, qui évite la pierre d'achoppement et ne voit pas la barrière qui ferme la route. L'air est invisible, mais toi tu brilles comme un noble métal, avec une virginale pureté! Ta surface élastique renvoie les rayons du soleil et fait danser ses ondes sur ta mesure. Le feu a besoin d'aliment et d'air; mais toi tu es libre et tu le suffis à toi-même, tu anéantis même le feu, à où il prétend à la domination sur tous les éléments. Précipite-toi, royal torrent de la montagne! précipite-toi et règne; remplis les vallées, fends les collines, raille-toi, avec fierté et confiance en toi, de la vaste matière. Dirige ta course où tu veux! Roule écumant, large et orageux. Sois craint et respecté. Et va te perdre enfin paisiblement dans le sein large océan; lui seul est digne de toi, et toi de lui! Vous vivrez tous deux jusqu'à ce que la terre soit roulée comme un vêtement et que toutes les choses matérielles soient consumées par le feu.
Salut, salut, fleuves rafraîchissants, limpides rivières! Vous parcourez la terre, artères vivifiantes, comme le sang parcourt les membres, des enfants des hommes! Malheur à qui vous dédaigne! Là il y a désert, épouvante et famine! Bénis sont les pays purifiés par vous, nourris, enrichis, ornés et rendus heureux! Vous pouvez bien refléter le ciel et ses merveilles. Les semences des plus belles fleurs peuvent tomber sur vos rives; les branches les plus luxuriantes des plus beaux arbres étendent leur feuillage au-dessus de vous, et les parfums des herbes les plus odoriférantes vous entourent de tous côtés; la cime des ormes se mire dans votre cristal limpide; le lys se penche avec amour sur vos fraîches rives, où il verdit et fleurit, grâce à vous. Les vignobles sur vos bords nourrissent par vous leurs grappes rafraîchissantes, et l'automne aux teintes d'un jaune doré n'imite le fracas de vos flots, que comme un hommage qu'il vous rend. Vous parcourez la terre en faisant le bien, et dans les lieux que vous embrassez avec amour naissent le bien-être et la fertilité, belles filles à leur tour mères de la paix et du bonheur!
J'aime à m'arrêter sur ce rivage et à jouir du magnifique spectacle. Comme la rivière aux flots bleus se courbe gracieusement dans son lit, et comme elle arrose ses bords verdoyants, heureux de cette bienfaisante humidité! Le soleil l'inonde de sa lumière; mais c'est comme s'il ne faisait qu'y tremper ses rayons, et il se retire timidement en laissant après lui un scintillement de feu et de diamants. L'humble saule avec son tronc rugueux et creux, le svelte penalier agité par la douce fraîcheur, le haut et épais roseau secouant ses feuilles aiguës et ses plumets noirs; la petite maison de laquelle monte joyeusement et lentement un petit nuage bleuâtre de fumée qui va se perdre dans l'air; la vache bigarrée, jusqu'au genou dans l'eau et prenant un bain frais sur ce banc de sable, là-bas;—tout est fidèlement représenté par l'eau limpide, et son léger vernis jette sur tous les objets un éclat plus brillant. Pouvez-vous résister à l'envie d'entrer dans cette barque? Tendez-moi la main et je vous conduirai au centre de ce charmant spectacle. Pendant un instant le clapotement des rames rompra le doux silence, un instant la surface unie de la rivière sera troublée, puis nous nous laisserons aller au courant. O volupté! se balancer, flotter, se laisser aller! Détaché de la terre pesante; comme une vague sur les vagues, s'abandonner au bienveillant esprit des eaux, dont l'invisible main vous pousse sur son domaine! Voyez, le ciel est au-dessus, au-dessous et, autour de nous, et vous vous sentez vous-même l'heureux centre d'une volière de beauté et de délices. Si vous aviez votre luth avec vous, la mélodie est plus douce sur l'eau. Les douces notes y tombent comme du duvet, et l'eau se gonfle comme le sein d'une femme; elle adoucit et fortifie, comme si le contact la rafraîchissait; le ton s'étend de flot en flot, de ride en ride et porte aux deux rives les sons harmonieux. Vraiment l'eau a des organes et de la sensibilité; elle aime le beau, les sons harmonieux, les douces couleurs, les doux parfums. On ne voudrait ni agiter violemment la rame, ni jeter une émotion inutile dans un élément si émouvant et si doux. Oui, la noble eau fait vivre la terre; elle réjouit le paysage; c'est le plus bel ornement du riche vêtement de la création.
Mais le soir, lorsque les larges ombres descendent sur ton sein; lorsque la lune fait trembler sa lumière consolante sur ta surface unie, si bien que les étoiles semblent y doubler d'éclat, alors, magnifique rivière, une voix s'élève de ton lit, qui parle avec une séduisante émotion à mon âme. Alors le bonheur est de s'arrêter à la dernière extrémité du rivage, en s'abandonnant à de douces et mélancoliques pensées. Et chaque fois qu'une légère brise s'élève et forme un pli dans la nappe d'eau, la voix séduisante devient plus émue et plus entraînante. Et le soleil suit ta surface jusqu'à ce qu'elle se confonde dans un mystérieux crépuscule, et des milliers de pensées et de souvenirs s'attachent à chacune de ses rides: c'est une vraie volupté.
Ainsi ai-je passé maint soir d'été sur ton bord, chère rivière; tu sais si je t'aime. Maintenant ... (hélas! j'écris tout cela auprès d'un grand feu de houille), je vois que tu es triste; tu es devenue une masse de glace; tu es roide, immobile, morte. Il y a peu de jours, j'ai vu encore le pâle soleil d'hiver luire sur tes flots, et les verts sapins du côté gauche, les groupes dépouillés de feuillage d'acacias et de hêtres se refléter dans ton miroir; et mon œil se reposait avec plaisir sur cette petite place pleine de soleil, que les poules et les pigeons ont coutume de choisir pour se rafraîchir à ton onde. Hélas! qu'es-tu devenue? comme tu es changée! qu'es-tu à présent, que
Le cadavre difforme d'une beauté morte.
Oh! que la glace est dure et insensible! Matière froide et inanimée, matière, comme la terre fatiguée. Shakspeare nommait l'eau fausse, mais il calomniait; l'eau est aussi loyale que transparente; elle ne flatte personne de l'impossibilité du danger quand on risque de s'aventurer dans son sein; c'est la glace qui est fausse et traîtresse. La glace! Oh! elle est équivoque, c'est une bâtarde, c'est, un mot que je dois à nos dignes professeurs d'université et qui est une sentence terrible de condamnation: la glace est un hybride. Je voudrais la même scène d'hiver, mais sans cette misérable couverture, sur ce que la nature a de plus aimable et de plus animé. Mais en quelque lieu que je tourne les yeux, je ne découvre nulle part l'objet de mon amour; il gît sous cette épaisse, envieuse dalle tumulaire bleue, et de vains esclaves du plaisir patinent sur la tombe.
Non, insensible, inébranlable croûte, image d'indifférence et de froide cruauté! non, misérable imitation du verre! mon pied ne te foulera pas! Je ne garnirai pas, comme un jeune évaporé, la plante de mes pieds de souliers de fer pour t'honorer, et pour profaner le lieu de repos de mon eau bien-aimée. Repose en paix et mêle-toi au précieux sang de la terre. Mais, malheur à toi, hypocrite, qui par fausse honte renie ton origine et veux passer pour moins que tu n'es. Vante-toi de ta force et de la puissance! Ces fers seront brisés. Je te le dis, il dégèlera. Lorsque soufflera le vent du printemps, le chant de triomphe de la liberté retentira; et la belle fille de la nature brisera sa prison et brillera de nouveau à la face du soleil.
Faisons encore un peu de feu maintenant.
XII
ENTERRER!
Mes amis, on vous enterrera tous!
Regardez votre corps; il est sain, il est fort, agile, obéissant à votre volonté, bien nourri, fêté, habillé, paré! Il viendra un temps où il sera étendu—sur un lit, je l'espère, inanimé, froid, roide, renfermé dans une étroite boîte sous un long drap blanc,—comme une pierre. C'est encore le vôtre; il ne sera plus vôtre alors. Il ne sera plus une personne, mais une chose. On est près de lui; l'amour et la sympathie sont près de lui, et si elles ne peuvent le voir qu'en pleurant, s'en séparer qu'en pleurant, elles ont presque honte de tant de sensibilité, de faire tant d'honneur à une chose de rien, que la raison et la religion leur apprennent à peu estimer. Mais non, ils n'ont pas honte,—l'humanité protesterait contre eux; l'amour voit encore dans son cadavre celui qu'il a aimé: puissant amour! On vous étend respectueusement et avec précaution. Si on vous touche pour voir si vous êtes déjà froid, oh! comme vous êtes froid! on vous ferme les yeux; on le fait avec douceur, comme si vous dormiez, comme si on craignait de vous éveiller. On ne parle qu'à voix basse dans la chambre mortuaire. Oh! pour qui vous aimait tendrement, c'est un besoin de donner encore une fois votre nom à cet insensible cadavre. On vous transporte à votre dernière demeure avec ménagement et respect. On vous conduit à la tombe avec solennité. On se découvre pour voir descendre le cercueil. On jette dessus avec une gravité solennelle la pelletée de terre: alors seulement on a fini avec le corps du défunt. Mais non! peut-être on écrit sur votre tombe des paroles d'amour et d'estime, on plante de vos fleurs favorites sur votre gazon, on y vient de temps en temps voir comment on vous y a posé et se souvenir de vous à la place où vous n'êtes pas, mais où ce qui y repose a longtemps tenu à vous, où l'humanité vous a dit adieu!
Je sais bien qu'il convient aux intelligents de nos jours de trouver tout cela mesquin, ridicule et inutile. On a lu tant de livres! Je sais bien qu'on prouve un esprit fort, quand on a le courage de dire: Cela m'est parfaitement indifférent de savoir ce que mon corps deviendra après ma mort, je ne le sentirai pas; qu'il soit déposé où l'on voudra, je n'en serai pas moins mort pour cela; cela ne peut intéresser que ma famille qu'on me fasse des funérailles honorables; mais que m'importe à moi? Je sais qu'on admire l'Anglais qui voulait, dans l'intérêt général, qu'on fit des boutons avec ses os et des cordes avec ses entrailles; mais cela me fait horreur! Je sais que le principe de la libre pensée est si fort qu'il a déjà influé sur nos institutions publiques, et l'affaire des morts moins embarrassante est faîte. Je comprends que le laisser-faire général en cette matière est en rapport avec le deuil et qu'on fait preuve de virilité en disant: Je ne veux pas qu'on s'occupe de moi quand je serai mort. Mais je plains les hommes qui sont si sages, qui se rendent toute bonne pensée impossible, et dont toute la vie, par leur propre faute, est une lutte entre la tête et le cœur, et je dis: Malheur! à l'adresse des grands hommes qui ont fait le monde ainsi. Mais la première faute incombe à ceux par qui toute cette sagesse a été égarée; à ceux qui traitent les affaires de sentiment de telle façon que l'intelligence s'en irrite. Lorsque nous avons longtemps pleuré dans un cimetière où nous n'avions rien à faire, et regardé les étoiles, les vers et les fleurs languissantes, alors viennent les antipodes, et les démolisseurs, les railleurs et les gens de prose, et ils agissent autrement; le ver est écrasé; le séraphin renvoyé chez lui; les dalles tumulaires sont vendues pour être brisées; les longs mouchoirs blancs sont vulgaires; on fait à peine attention à ses propres morts, et nous avons A—B—C. Le thermomètre descend de la chaleur du sang à la gelée. Il neige de grandes idées. Il faisait un froid glacial, désagréable à la longue.
Quant à ce qui regarde les grandes idées, je permets encore aux grands hommes de les émettre. Byron pouvait, en génie indépendant qu'il était, et après ce qu'il avait enduré, dire encore une fois:
Je ne veux pas que la nouvelle de ma mort
Vous gâte un instant de joie,
Ni ne demande que l'amitié, moi mort,
Vienne trembler sur ma bière.
bien que je lise avec plus de plaisir ses douces stances:—O loi! ravie dans la fleur de la beauté, etc.... Mais, que chaque maître d'école ou écolier veuille s'élever à cette grandeur d'âme, voilà ce que je trouve un peu fort et en même temps ridicule et malheureux. Et lorsqu'on ose altérer la doctrine de l'immortalité, telle que nous l'enseigne la divine révélation, pour me prouver que mon sentiment humain est insensé ou coupable, alors je plains profondément ceux qui comprennent si mal la doctrine de la Bible.
Non, il est contre nature d'être indifférent à ce que notre dépouille mortelle soit traitée avec respect, avec intérêt, avec amour, ou qu'elle repose dans un pays connu et cher plutôt que d'être anéantie dans les pays éloignés ou engloutie dans les abîmes de la mer. Vous ne sentez pas ainsi, dites-vous avec un calme sourire. Bien! que vous importe pendant votre vie ce qui arrivera après votre mort? Renoncez aux louanges de la postérité dont vous n'entendrez rien, ni ne sentirez rien, devenu froid et insensible. Ou est-ce plutôt à vos yeux un aiguillon plus fort pour votre zèle, une consolation (la seule) que vous ouvre le chemin de la gloire, en présence de l'ingratitude du temps? Et si vous vous êtes proposé cela, mon cher, dites-moi franchement: cela vous réjouit-il de penser que votre portrait tombera entre les mains de l'ami que vous aimiez le mieux? qu'après votre mort l'anneau que vous portiez au doigt passera à la bien-aimée, qui le portera jusqu'à ce qu'elle soit roidie par la mort? que votre fils habitera votre maison et s'assiéra dans votre fauteuil? que votre famille vous bénira pour l'affectueuse et généreuse façon dont vous avez disposé pour elle? Endurcissez votre âme d'abord contre ces émotions, et dites encore que toute communauté entre vous et vos proches cesse, et qu'il vous est indifférent qu'ils soient à votre chevet quand vous mourrez et qu'ils enterreront votre corps.
C'est une pensée agréable pour moi,—et il me semble qu'elle adoucira mon lit de mort,—que d'espérer que la douce main d'un ami fermera mes yeux et posera bien ma tête; que cet ami; accablé de tristesse dans les premiers jours, s'approchera de mon chevet pour me voir encore une fois; que plus d'une main tremblante saisira mes doigts glacés et les laissera retomber avec désolation; que maint visage en pleurs prendra congé de moi avec désespoir, et qu'on me fera une conduite solennelle au lieu du repos qui m'est déjà cher, comme lieu de repos de ceux que j'ai aimés. Oui, cela aussi, je le sens, sera pour moi une consolation, de penser que, de quelques bras que la mort m'arrache, je vais à ceux que j'ai pleurés, qu'une tombe les renfermera, eux et moi, et ceux qui survivront, de sorte que nous reposerons là tous ensemble:—oh! ce n'est rien, ce n'est rien, je sais que ce n'est rien; mais c'est une douce pensée, et je prie les sages de la terre de ne pas rire de moi, mais de me porter envie.
On sait de quelle façon la coutume d'enterrer dans le sanctuaire s'est introduite dans le monde. D'abord on bâtit les églises sur les tombes; ensuite on établit les tombes dans les églises. Là on reposait la cendre des martyrs dont le sang était le ciment de l'Église. Les premiers chrétiens élevèrent par une respectueuse reconnaissance la maison de la prière, comme la meilleure colonne d'honneur. Plus tard on apporta souvent leur chère dépouille, de la tombe ignorée où ils dormaient, dans l'église où on les enterra sous l'autel. Reposer dans leur voisinage fut longtemps le vœu le plus fervent des mourants, et le premier empereur chrétien fut aussi le premier qui désira être enseveli en lieu saint près de l'église fondée par lui. C'était un vœu hardi; mais il fut accompli et trouva des imitateurs. Les successeurs du grand converti défendirent d'enterrer dans le sanctuaire; mais la chrétienté trouva l'exemple si édifiant et le repos dans la maison de Dieu trop désirable pour y renoncer. La sépulture dans les églises devint générale. Chaque confesseur du nom du Sauveur se fortifiait contre les fatigues et les charges de la vie, par l'idée que le Seigneur lui donnerait le repos dans sa maison; et il lui parut encourageant d'attendre là sa résurrection. Chaque dalle du pavé devint une pierre tumulaire, et la commune trouva édifiant d'entendre la parole de vie; aussi dans la demeure des morts et entre les vivants et les morts, s'élevaient les arceaux sacrés sous lesquels est annoncée la doctrine de celui qui rend la vie aux morts et prédit les choses qui ne sont pas encore comme si elles étaient déjà. Nos aïeux trouvèrent là une source de consolations. À l'exception de quelques-uns, pour eux une tombe dans l'église était une inestimable possession. Aucune preuve du dommage que les morts pouvaient causer aux vivants ne pouvait les détourner de leur dessein. Et cependant cela ne pouvait pas être. Notre siècle était mûr pour faire le sacrifice. Notre indifférence en rendait la réalisation facile peut-être. Mais si vous rencontrez çà et là encore un vieux chrétien qui souffre de ce qu'il ne peut reposer dans la tombe de ses pères, à l'ombre du sanctuaire, où lui et eux adoraient Dieu, ne le raillez pas, je vous en prie. Frères, il a une respectable faiblesse.
Mais savez-vous ce que je trouve ridicule et scandaleux? Ce sont vos armoiries, vos obélisques, vos colonnes d'honneur dans l'églises, vos vers sur la cendre et la poussière, inscrits sur la terre sous l'œil de Dieu et dans sa sainte maison. Ce sont les trophées d'un orgueil insensé, d'une vanité terrestre, d'une richesse qui n'est que néant, d'une vaine science, de sanglantes guerres, établis là où l'humilité et la résignation baissent la tête sous l'œil du Seigneur. C est l'hommage assez souvent exagéré, toujours déplacé dans la maison construite en l'honneur de Dieu, rendu à toutes sortes de mérites; vraiment il est étrange, et (laissez-moi le dire) c'est un ridicule spectacle que cette rangée bigarrée de toutes sortes de vertus et de dons, loués, appréciés et pour ainsi dire divinisés dans le sanctuaire même. Ce sont des vertus et des dons pour la guerre, pour la science, pour le cabinet, pour l'art, pour l'industrie, honorés d'hommages sur la cendre d'hommes qui ont été doués de tous les instincts, ayant eu les conduites les plus diverses, plus ou moins de foi et d'incrédulité. Oh! ce n'est pas ce qui me blesse, que la commune, qui n'est pas juge en cette matière, leur ait donne une place égale dans son église, mais ils y sont comme des pécheurs! non comme des grands hommes avec les titres de naturœ se superantis opera, non sous les larges ailes de la renommée, lion sous les éloges vantards des contemporains et des admirateurs, mais dans la calme attente du jugement de Celui qui sait ce que vaut l'homme. Voulez-vous ciseler et dorer les noms de vos grands hommes, les couronner de lauriers et les entourer de rayons; voulez-vous leur élever des statues, leur dresser des colonnes; voulez-vous éterniser leurs vertus devant la postérité, aiguillonner la jeunesse par l'illustre exemple de leurs vertus et par l'honneur qui les attend, élevez ces trophées sur les places publiques, dans les salles académiques, dans les hôtels de ville, sur les escaliers des palais, et même sur les marchés publics. Là est le sol sacré. Déliez vos semelles. Ici pas de noms, pas d'éloges qui ne plaisent au ciel. Ici que Dieu seul et son fils soient loués et leur nom acclamé. Si vous voulez élever des colonnes ici, faites-le en l'honneur de Dieu qui vous sauve de grandes inquiétudes et vous préserve dans de grands dangers. Eben Haëzer, jusqu'ici le Seigneur nous a aidés; mais ici pas de divinisation de l'homme! ici Dieu seul et la foi!
Je sais que notre doctrine protestante ne considère pas le sol des églises comme saint; mais je sais aussi que notre humilité chrétienne nous ordonne de proscrire la superbe au moins dans ses environs. Je sais que notre sévère conviction: adorer Dieu en esprit et en vérité par prudence, prenant en considération la faiblesse humaine, ne souffre pas que nous représentions le Christ et l'image de ses actions sur la terre, dans nos maisons de prière; mais ces images conviennent d'autant moins qu'elles détournent notre attention du Seigneur et nous arrêtent par la grandeur des sujets. Non, non, rien ne doit briser l'unité du but du sanctuaire, tout doit montrer Dieu..., Dieu seul[1].
Mais bien que ce vieil abus (du moins il l'est à mes yeux) n'ait pas cessé complètement avec la sépulture dans les églises, il a cependant considérablement diminué; tous, nous pouvons reposer sous le ciel, et quoi qu'on puisse élever et écrire sur notre tombe, cela ne blessera aucun chrétien consciencieux. Oh! cette idée a quelque chose de bien beau, de bien doux, de bien heureux, de reposer dans une agréable contrée, au milieu de la nature que nous avons aimée, dans une douce tombe autour de laquelle tout fleurit et verdit, sur laquelle passent de douces brises et brillent les magnifiques étoiles de la nuit.
Je ne puis cependant dire que les lieux de sépulture éminemment romanesques de nos jours me plaisent beaucoup. Un grand nombre sont beaucoup trop gracieux, trop fleuris, trop artistiques, trop riches, trop chargés de symboles poétiques. La mort est pauvre et a sa poésie propre. Là où la nature rend la sépulture pittoresque, c'est bien; ce que l'art fait trahit l'aspiration de l'homme à trop parer toutes choses. Il y a, entre ces deux manières d'orner, la différence de la fleur sauvage à la couronne tressée. On ne doit pas planter un rosier sur chaque tombe; un saule pleureur ne doit pas pleurer sur chaque pierre tumulaire. Cependant ils sont là tout prêts comme pour attendre les morts. Ce n'est pas la tristesse et l'amour qui les plantent sur le lieu de repos de ceux qui leur sont chers;—c'est une idée du fossoyeur qui sait comme il convient que les choses soient, qui les destine par anticipation à chaque mort et prend de l'avance sur l'amour et l'estime.
J'aime mieux nos vieux cimetières de village, parce qu'ils ont moins l'air d'un jardin. Nos vieux cimetières de village, sans sentences prétentieuses, ni texte sacré qui vient de soi-même au cœur de chacun sûr la porte; sans arrangement artificiel, sans luxe, sans poésie apportée du dehors; où la troupe des morts forme un large cercle autour de la maison de Dieu, dans l'enceinte de laquelle on prêche que vous êtes poussière et dont le clocher montre le ciel! Ils annoncent la mort et la résurrection avec plus de vérité, de gravité, d'énergie, d'éloquence, sans ornements empruntés. Ils sont naturels; le goût n'y est pour rien! L'herbe haute, la fleur qui pousse spontanément, les simples signes de souvenir, la pauvreté du tout est en harmonie avec les pensées qui remplissent mon esprit. Aussi aucun enterrement solennel ne fait sur mon âme une impression aussi forte que ceux qui ont lieu chez nous dans le plat pays. La vieille cloche du village retentit au haut du clocher, et le petit cortège s'avance lentement. Pas de fonctionnaires, pas d'invités au visage compassé; seulement les parents, les amis, les voisins. Pas une autre voiture que celle qui a servi au défunt pour gagner honorablement sa vie, à lui et aux siens, ne le conduit au tombeau, et cette voiture est trainée par le cheval qu'il aimait, le compagnon de son travail. Le visage couvert de grands capuchons noirs, les femmes sont assises sur le cercueil même. Près de là est le maître d'école, ami de tous, qui prononce quelques paroles; le cercueil est descendu, les proches jettent dessus les premières pelletées de terre; et le dimanche suivant, on passe au-dessus de la fosse pour aller à l'église entendre des paroles de consolation. Car dans le cercle restreint d'une commune rurale on trouve satisfaction pour tous les besoins.
De tout cela on voit bien que je ne tiens pas beaucoup aux enterrements à cérémonie, aux longs convois funèbres, magna funera. Il est souvent affreux de voir une pareille mascarade avec un costume de deuil d'emprunt et un visage triste également d'emprunt. Et l'enterrement par la ville, comme il a lieu de temps en temps, n'inspire aussi que de froides idées. Non, ce sont les voisins qui doivent enterrer, et non pas un préposé à la chose qui, sur un ordre d'en haut, vient réclamer votre cher mort comme s'il était devenu propriété publique, et l'enlever, tandis que la coutume lui défend ordinairement d'y prendre part. Mais l'indifférence en certains endroits va si loin que, si vous êtes pauvre et que vous n'ayez pas de quoi faire donner une sépulture honorable à votre père, à votre mère, à votre chère femme, à un enfant bien-aimé, on ne vous dispense des frais qu'en inscrivant sur le drap funèbre: Pour les pauvres. C'est bien dur et cela ôte tout le mérite du bienfait!
J'ai dit un mot de la façon de porter le deuil; je voudrais à cette occasion exprimer mes idées sur ce sujet. Je sais bien que parfois, en considération de l'état de gêne dans lequel se trouve une famille nombreuse qu'on abandonne, on prescrit que personne ne portera de vêtements noirs. Mais là où cette raison ou quelqu'autre plus valable encore n'existe pas, ne prescrivez pas, mes amis, l'abstention du deuil. Ne vous faites pas de cela un caprice que vous pensez qui vous sied bien, ni un principe dont vous ne voulez pas revenir. Vous ne savez pas avec quel amer bonheur on porte le deuil de parents qui vous furent chers; combien il est doux de rendre ce petit hommage, aux yeux du monde, à un mort bien-aimé. Cent démonstrations néant des manifestations extérieures, cent preuves que le vêtement de deuil ne prouve rien, cent exemples d'hypocrites qui le déshonorent ou de gens légers qu'il ennuie, tout cela n'ôte rien au sentiment à la fois doux et douloureux avec lequel celui qui est sincèrement affligé le revêt. Et puis, je sais qu'au fond de votre âme est le désir que votre mort ne passe pas inaperçue et qu'on ne craigne pas de faire trop en faveur de votre mémoire. Mais votre raison combat ce désir? Ne soyez donc pas si austèrement raisonnable,—soyez naturel, soyez simple, soyez humain, surtout ne soyez pas cruel vis-à-vis des autres. Voyez-vous! je voudrais que toutes les idées des philosophes et des étudiants n'eussent qu'une tête pour pouvoir la faire disparaître du monde d'un seul coup!
Le petit village d'O... est si peu étendu qu'il n'a pas même d'église; mais y a-t-il un endroit si petit qu'il n'ait pas besoin de lieu de sépulture? Là, c'est une jolie colline sablonneuse du haut de laquelle on voit les bois et les fermes et dans le voisinage brillent les blanches dunes. Quelques habitants de la ville voisine y ont des tombes. C'est là que je fis mon premier sacrifice à la mort. C'est là qu'on a porté un de mes premiers et de mes meilleurs amis. J'avais alors dix-huit ans. C'était un jour serein, et le soleil brillait doucement sur le paisible paysage et sur le petit cimetière. Toute la scène, dans tous ses détails, est encore vivante clans mon esprit. Avec quelques proches connaissances et un autre ami du défunt, j'attendais le corps. Je vois encore les premiers porteurs du cercueil apparaître sur la colline, courbés sous le poids. D'abord il fut déposé sur des planches, puis descendu avec précaution sur celui d'une sœur,—une jeune femme que le même mal avait précipitée dans la tombe. Ce n'était pas une fosse, c'était un caveau. Depuis ce moment, j'en veux aux caveaux. Il me semble qu'ils sont si glacés! la terre maternelle n'étreint pas assez le mort pour qu'il mêle sa poussière à la sienne; mais il reste abandonné à lui-même; cela donne lieu à des pensées désagréables. Aussi bien on n'enterre pas le mort ici,—on le cache. Le soleil lance ses rayons sereins dans tout le caveau, et le blanc cercueil avec ses anneaux de cuivre brille sous cette suprême lumière. Mais bientôt on pousse la lourde pierre sur l'ouverture, et la lumière est peu à peu exclue du sombre séjour. Je sais bien que cela me fit une singulière impression, et que je vis, avec une attention pleine d'intérêt, l'ombre noire se glisser de plus en plus sur le cercueil jusqu'à ce qu'elle eût dévoré le dernier rayon de lumière. Mais cela devait être ainsi. Lorsque je quittai la tombe, j'étais en proie à un étrange sentiment. Il était clair pour moi que j'avais pris part à une triste cérémonie; mais que ce fût lui que j'eusse vu enterrer, lui que j'avais tant estimé et tant aimé, que j'avais veillé tant de nuits, lui que j'avais contemplé si souvent après sa mort, alors qu'il était étendu tranquillement sur son lit avec un joyeux sourire et le front serein: qu'il eût maintenant disparu pour toujours à mes yeux dans ce sombre caveau,—je ne pouvais y croire!
Je n'ai jamais visité ce petit village depuis, sans visiter la tombe. Jamais je n'ai conduit personne dans les environs de cette petite colline avec ses pierres bleues et ses verts gazons, sans la lui montrer et sans lui dire:—Là repose un de mes amis; c'était le meilleur des hommes!
Je finis comme j'ai commencé;—Mes amis, on nous enterrera tous! Oh! puissions-nous tous, comme, ceux-là, réunir autour de notre tombe ceux qui nous pleureront; puisse notre mémoire rester bénie dans les cœurs de tous! Et que notre poussière dorme ensuite dans le sein delà terre, jusqu'à ce que vienne le grand et terrible jour du Seigneur!
[1] Il me semble aussi que les églises ne devraient pas être humiliées par des collections de curiosités. Je connais une ville, d'ailleurs, remarquable par le prix qu'elle attache à ses maisons de prière, où entre autres, sur un des piliers de la cathédrale, est indiquée la taille d'un géant renommé et d'un nain non moins célèbre qui ont vécu dans la ville. Cependant, il faut tolérer qu'on transforme les sanctuaires en une sorte de grands entrepôts, où les seaux et les échelles d'incendie sont appendus au mur! Quant à l'ensemble, il pourrait y régner plus d'ordre, de simplicité et de convenance Un apôtre a dit: Faites toutes choses honnêtement et avec convenance.
XIII
UNE EXPOSITION DE TABLEAUX.
Mon ami Baculus a écrit un petit livre sur la décadence de l'art, où il gronde un peu. Comme cause de cette décadence, il dit, entr'autres choses, que l'art est placé en dehors de son but et qu'il n'est pas apprécié à sa juste valeur. L'art est une jeune fille, d'après lui, qui devient laide par défaut d'adorateurs. Il démontre que l'art en général n'est rien moins qu'adoré, mais qu'il est exposé à la vue et en vente, comme quelque chose de singulier et de joli, comme une curiosité. Il me semble qu'il y a là-dedans beaucoup de vérité, et cela peut se lire dans son livre en élégant français. En effet, il me semble de plus en plus que le grand art est tellement rapetissé qu'on fait avec lui le tour des kermesses comme avec un nain. Vous comprenez que cette petite vie lui fait prendre de mauvaises habitudes et l'humilie à ses propres yeux. Aussi ne peut-on le défendre depuis longtemps de vices et de goûts populaires. Il est de temps en temps hardi et impudent, chicaneur et entier. Il aime les ornements bigarrés, crie trois tons trop haut et est un peu libre en paroles; puis il a pris aussi un cruel sang-froid. Et que pensez-vous des expositions de tableaux? Baculus s'élève avec violence contre elles, et quand on regarde les choses un peu de haut, on tombe certainement d'accord avec lui; mais alors on court risque de devenir fantastique, comme le disent les gens de l'enquête; c'est pourquoi regardons-y de plus bas, et nous accorderons que les expositions annuelles ont une grande utilité à beaucoup de points de vue. Mais il est ennuyeux de parler toujours d'utilité; mille lecteurs font cela par mois dans mille lectures, et pour un amateur de peinture, une petite heure de tête-à-tête dans une chambre à l'écart, vis-à-vis d'un portrait de Kruseman ou d'une marine de Schotel, vaut plus que toute la salle pleine d'or et de couleurs, où les œuvres d'art sont entassées et où l'arc-en-ciel papillotte comme les fils de soie sur les sacs de nos grand'mères.
Quelles piqûres d'épingle; non, quels coups de poignard pensez-vous qu'une âme douée de quelque sens esthétique se sente donner lorsqu'elle voit une chandelle de Van Schendel représentant un vieux mendiant (de grandeur naturelle) tenant un chandelier suspendu entre deux paysages vert d'herbe, de je ne sais qui, avec mille arbres qui sont aussi grands chacun que la chandelle du vieillard, et au-dessus peut-être un bouquet de Bloemers, flanqué du portrait d'un officier de hussards brodé d'or, et de la représentation manquée d'un cabillaud ouvert au milieu d'une société de raies et d'écailles de moules.
Et cependant je ne néglige pas de visiter l'exposition et j'y puis même passer quelques heures avec un véritable plaisir. D'abord je fais le tour des tableaux, et acquiers autant de science qu'il est nécessaire pour parler en société des plus beaux de tous, fermement résolu d'avance à être d'accord avec la dame et la charmante fille de la maison; pour comparer ensuite les expositions de La Haye et d'Amsterdam, ce en quoi ma position géographique aide mon jugement; pour vanter les portraits de monsieur et madame A. B. C., en soutenant cependant avec force qu'ils ne sont pas flattés du tout; et enfin, au besoin, pour rire avec les jeunes dames de la toilette de mauvais goût de telle ou telle qui, imaginez-vous, a voulu être représentée en robe verte, lorsqu'elle est tout à fait blonde, et pour murmurer à l'oreille des messieurs qu'elle a employé trop peu d'étoffe pour le jupon vert; ce que je complète en dernier lieu par la dissection complète d'un très-mauvais morceau, et la contemplation en détail du petit tableau devant lequel on peut s'arrêter une heure, tant il est petit.
Mais alors je me détourne, fatigué des couleurs et des teintes de la dorure et du vernis, des numéros embrouillés et des morceaux venus après l'ouverture, pour la contemplation de ceux qui sont arrivés avec moi, afin de juger de ce qu'on met sur la toile dans cette saison de l'année. Des petites figures luisantes, douces, polies; des cadres, des têtes d'hommes en chapeaux; des tableaux de genre à la muraille aux tableaux de genre sur le parquet; et je pourrais passer plusieurs heures à contempler l'aspect du flot sans cesse grossissant des visiteurs des œuvres d'art. Je m'étonne qu'il n'y ait pas là de peintre pour faire des études. J'y ai trouvé toute une collection de tableaux. Voici quelques numéros de mon catalogue:
n° 1. Un maître de dessin contemplant son œuvre. C'est un nomme court et malingre, un peu gris de teinte, avec de petits yeux gris aussi, et un menton pointu. À son entrée, il regarde dans la salle, dans les quatre directions, avec l'œil d'un connaisseur, et ne s'avance d'un pas de plus qu'il n'ait mis ses lunettes. Il est vêtu d'une redingote noire, grasse et usée, et d'un pantalon décent. Une cravate en forme de corde, de sa façon, lui sert le cou, et il porte une chemise de coton à petits plis sur la poitrine. Il compense l'absence complète de gants par la longueur extraordinaire des parements de ses manches, qui lui viennent jusqu'à la seconde phalange des doigts. Il a déjà ouvert le catalogue dans le corridor et le referme en entrant. Il s'appelle Egide Punter. Le P. brille sur la première page. Il est occupé maintenait d'un certain manuel, propre uniquement aux maîtres de dessin, et tire de la poche de son gilet un crayon de mine de plomb avec une longue pointe aiguë. Voulez-vous en savoir davantage sur lui? Oh! ce n'est pas difficile de reconnaître en lui un de ces malheureux martyrs de l'art qui ont été méconnus et dont les dons brillants ne sont appréciés que par les jeunes dames qui copient leurs modèles. Il lui manque les encouragements et le temps, sans cela il serait l'un des plus grands peintres du pays. Alors il aurait un ordre chevalerie, il serait en Italie, il serait cité dans une nouvelle édition de la grande Histoire des peintres, mais personne ne prend garde à lui. Il croit parfois qu'il est un chrétien trop zélé, un citoyen trop exact pour pouvoir se faire un nom de peintre. Au reste, quand il parle de l'art, il emploie les mots, le ton, la force, l'esprit, la chaleur, les teintes complémentaires et bien d'autres choses, aussi bien que le plus illustre de la confrérie. Son principal mérite consiste dans une noble intrépidité qui le fait se risquer dans tous les genres. Il dessine des églises, il dessine l'histoire, il dessine le paysage d'après nature; il fait, si vous le désirez, votre portrait à l'aquarelle ou au crayon; il fait tout ce que vous voulez... Mais chaque année il envoie un tableau à l'exposition. Il fait l'admiration de sa femme, de sa servante, de tous ses élèves et de tous les membres d'une société d'encouragement des beaux-arts, de laquelle il fait partie.
Mais toujours il est mal placé, affreusement mal placé! Il voit dans la commission un scandaleux complot ourdi contre sa mise en évidence et son intérêt. Il lit le Letterbode, il lit le Handelsblad; jamais il n'y est fait mention de son œuvre! Ah! quels doux rêves il fait dans la dernière nuit, quand il a emballé son tableau, l'a muni d'une adresse détaillée et l'a expédié. Il fera l'admiration de tous les visiteurs. Le muséum Teylers l'achètera peut-être; la princesse d'Orange voudra le posséder; un amateur lui offrira de le couvrir d'or. De grands peintres envieront son pinceau; des étrangers viendront au lieu de sa demeure pour voir le grand Punter; et quand ils le verront, simple et humble comme il est, dans sa modeste redingote noire et avec ses hauts souliers, leur ouvrir la porte et qu'ils demanderont: Le grand Punter est-il à la maison? quel triomphe de pouvoir dire; «C'est moi-même, messieurs, pour vous servir.» Hélas! son petit tableau revient,—il n'a pas été remarqué! Une fois, oui, une lois,—la vérité exige que son historien le dise,—une fois, il parut avoir fait sensation. Une dame de condition et amateur des arts l'avait recommandé à un marchand de tableaux. Le marchand écrivit à Punter et Punter écrivit au marchand. Que de discussions cette correspondance avait soulevées entre madame Punter et son digne époux, lorsqu'elle apprit qu'il était trop modeste pour fixer le prix et quelle lui parut pour la première fois un peu intéressée! Quelques jours s'écoulèrent avant qu'il reçût une seconde lettre. Déjà toutes ses demoiselles et toute l'école de dessin de la ville savaient que le tableau de maître Punter était acheté pour un cabinet, déjà on l'avait félicité dans sa société pour l'encouragement des arts; déjà, plein de zèle et d'espoir, il avait commencé un nouveau tableau. Cette fois, ce devait être dans le goût de van Ostade. Deux paysans avec les petites pipes courtes de van Ostade demandaient par la fenêtre s'il y avait empêchement. L'un demandait un jeu de cartes, l'autre une demi-chope de bière. Il en exigerait le double de ce que lui avait rapporté son premier, et sa femme aurait un livre de prières avec un fermoir. Ainsi il monterait au plus haut de l'échelle de l'art; il irait jusqu'à Frans Halz, jusqu'à Van Dyck, voire jusqu'à Rembrandt. Mais, ô coup du sort, la poste lui apporte une froide lettre. On s'est trompé de numéro. Le marchand de tableaux est assez poli pour demander pardon de cette inadvertance. Pardon de cette inadvertance! quelle inadvertance? Non, il demandait plutôt pardon de l'un des plus terribles griefs qu'on puisse faire à un simple bourgeois; pardon pour un coup de poignard, qui perçait son cœur gonflé de joie; pour un coup de massue, qui faisait crouler mille châteaux en Espagne; pardon pour un meurtre moral et artistique. Voilà une seule page de l'histoire de ce petit homme chétif. Étonnez-vous maintenant que sa redingote soit si râpée, de ce que son visage soit si jaune, de ce que sa bouche soit si tristement plissée, de ce qu'il perde l'ambition, de ce qu'il ne fasse couper ses cheveux plats que tous les mois. Le voilà nouveau à l'exposition. Son tableau,—cette fois il représente une cuisinière qui nettoie un chaudron de cuivre,—il sera sans doute de nouveau mal placé, certainement trop haut ou trop bas pour la vue humaine. La dernière fois, ses admirateurs le cherchaient presque parmi les anges, maintenant il sera sans doute perdu dans les bas-fonds: Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo; il ne soupire pas, car il n'entend pas le latin. Son père était un peintre de voitures, renommé pour son vernis qui ne se crevassait jamais; mais le fils avait trop de génie pour rester dans cette branche. Il chercha avec une apparente indifférence l'endroit où son chef-d'œuvre était relégué. Cela allait encore quant à la hauteur; mais dans ce coin il ne tombait pas de lumière sur le chaudron de cuivre. Ah! tout le monde passe, Apelle est vainement dans l'attente; ni les sabots, ni le pied de sa cuisinière ne sont jugés: personne ne dit rien du chaudron de cuivre, sur lequel sa femme a toujours dit qu'elle croyait pouvoir y mettre son bonnet. Lorsque la file mobile des spectateurs qui cependant s'arrête devant de pires croûtes, approche de son œuvre, elle paraît soudain avoir perdu la vue et la parole:
Le silence mord beaucoup plus que l'injure.
Son attention persistante, à lui, n'éveille même l'attention de personne. «Et il faut encore qu'ils gâtent le cadre, disait-il, un cadre de douze florins!» car la dorure avait reçu un accroc dont il était encore humide, lorsqu'il emballa son tableau et l'envoya un mois trop tôt. Il s'éloigna désolé, pour calmer son âme, en contemplant le portrait d'un caniche dont l'oreille droite était mal dessinée; mais voici qu'il entend quelque chose dans le coin de son tableau. En effet, une jeune dame bien vêtue et son jeune mari sont occupés à regarder, penchés sur la peinture. Ainsi quelqu'un au moins la juge digne d'être regardée! Ah! comme ils s'arrêtent longtemps; ce sont sans doute des amateurs, mais incontestablement des connaisseurs! Mais quel sourire comprimé, maintenant qu'ils s'éloignent. Juste ciel! ils font une figure comme s'ils avaient vu le plus joyeux Jean Steen, au lieu de sa vénérable cuisinière, et il reprend encore les paroles qu'il venait de dire: Cela a plus d'un chien! Ce reproche rappelle, pauvre artiste, le petit chat de votre premier plan, qui n'est pas beaucoup plus grand, je l'avoue, qu'un mouton de la plus petite race! Le petit chat pour lequel son propre chat lui avait servi de modèle; le petit chat que vous avez dessiné le soir pendant que votre tendre épouse chauffait son bonnet de nuit sur le poêle. Et pour comble de dépit, voilà que ce même jeune couple exprime bruyamment son admiration pour ce même caniche dont l'oreille est mal dessinée. «C'est-à-dire, disent-ils, que c'est comme s'il vivait.» Le nom est tout, dit-il, et il consulte sa montre d'argent, la montre d'argent de son vénérable père, célèbre par son vernis brillant qui ne se crevassait jamais. L'heure est sonnée. Il doit donner leçon! Va, infortuné martyr, va trouver mademoiselle C***, et raconte-lui pour la centième fois qu'elle doit cependant faire les lignes principales; elle l'a encore oublié et tout le dessein est de travers; va et songe encore, chemin faisant, si vous oseriez bien risquer de représenter le fait héroïque de van Speyck dont il ne manque pas de représentations. Continuez vos leçons d'heure en heure et de jour en jour! Avec un peu plus de talent, vous arriveriez peut-être, et avec un peu moins, certainement à être heureux.
N° 2. Un tableau de famille. C'est un monsieur et une dame d'un âge moyen, un jeune homme et une jeune demoiselle dans la fleur de l'adolescence, et un petit garçon d'environ sept ans. Je ne décris pas leur costume; il n'a rien de remarquable. Ce sont des gens de la haute classe moyenne, bonnes gens, non pas de La Haye, mais vêtus à la façon d'une petite ville. Je jette un regard sur leurs physionomies. Monsieur, me semble-t-il, a l'air un peu de mauvaise humeur. En demandez-vous la raison? Ces gens viennent de la ville voisine dans une calèche où ils s'étaient installés eux tout seuls. Monsieur a des affaires importantes pour lesquelles on ne peut se passer de sa présence; il regarde toutes les digressions comme autant de montagnes et il ne tient pas à aller en voiture. Mais Madame était folle de voir l'exposition; toutes les dames la visitaient. Il devait reconnaître qu'il le lui avait promis dans un moment de faiblesse. Je pense bien que c'était le soir d'un jour où il n'avait pas envie de voir le monde; aussi bien les enfants n'avaient jamais été à La Haye, et le bois de La Haye était si magnifique! Le lendemain matin, la voiture arriva. Il faisait passablement beau, il faisait même beau temps. Mais dès que les chevaux eurent atteint le bois de La Haye qui était si magnifique, des nuages parurent se condenser dans le ciel, et l'hôtel du prince Frédéric n'était pas encore en vue qu'il tomba une averse. Dans le plan tracé il était convenu qu'on visiterait le champ du Tournoi sur le Doel, qu'on y descendrait et qu'on se restaurerait à son aisé. Monsieur tient à sa règle de vie. Mais on n'a pas de parapluie!—et puis les rues! On trouve donc préférable de se diriger vers l'exposition. Depuis que le premier nuage noir est arrivé et que la première ride a paru sur le front du papa, maman a mis tout en œuvre pour entretenir une conversation animée. Elle était inépuisable en récits de plaisirs dont elle avait joui dans sa jeunesse dans le bois de La Haye. Mais on ne prononce pas un mot, pour ainsi dire, depuis que la première goutte de pluie est tombée, et le: Nous allons tout attraper, est tombé des lèvres de l'estimable chef de la famille. Madame qui a pressé pour qu'on entreprît le voyage, la petite fille qui a ennuyé son père de la fête par son babil anticipé, et le jeune garçon qui a juré que le beau temps continuerait, se sentaient vraiment responsables de chaque goutte de pluie qui tombait, qui tomberait ou qui pourrait tomber, et ils se regardaient les uns les autres avec inquiétude.—Allons donc à l'exposition! avait dit le papa. Mais dans la disposition où il se trouvait, il repoussa l'idée d'acheter un catalogue pour chaque personne de sa famille, sauf le petit. Mais madame! son regard triomphant me cria:—Nous voici! et le plus aimable sourire remplaça, dès qu'elle se sentit dans la salle, la crispation d'anxiété qui, dans la calèche, déformait sa bouche. Sur ces entrefaites, cette chère famille est arrivée trop tôt. Il n'y a encore presque personne; cela contrarie un peu la dame légèrement mondaine: personne pour être vue; personne pour voir sa chère fille. Celle-ci a vraiment une jolie figure, et elle me semble la plus heureuse de tous; une joie sans affectation se peint sur son visage, maintenant qu'elle aperçoit les lignes bigarrées des tableaux. Mais elle s'était cependant représenté tout plus grand, plus joli et plus frappant. Dix salles pareilles et un millier de chefs-d'œuvre! Elle compte à peine seize ans! Monsieur son frère a un an de plus, et se trouve par conséquent dans cette intéressante période de la vie où l'on croit être pris pour quelque chose de bien, quand on prend une apparence du mal que l'on ne connaît pas. Il a tous les airs, tous les mouvements d'un vrai pédant insupportable, et semble encore hésiter dans cette alternative, s'il sera de préférence un fat ou un rustre. Il s'imagine avoir des connaissances en fait d'art, et, pour en donner des preuves, il est toujours d'un avis opposé aux autres. Tous les tableaux qui font s'arrêter de ravissement sa bonne mère enthousiasmée, il les déclare peints d'une manière infâme, mauvais de couleur, vides de pensée, plats, sans profondeur; bref, de vrais boucs émissaires qu'il charge de tous les défauts de toutes les mauvaises peintures. Il force sa sœur à admirer de grossières et farouches têtes d'étude de bandits et de pourfendeurs, peintes d'un large pinceau, où il y a du génie, dit-il, et qui doivent absolument plaire davantage à la jeune fille que le plus beau tableau religieux du monde. Il est toujours d'un tableau ou deux en avant, cherche en cachette les numéros dans le catalogue, et montre sa supériorité sur son père en l'attirant dans des pièges, en l'engageant à faire des paris fous sur l'auteur vraisemblable de tel ou tel tableau dont le catalogue lui a révélé le nom: et après avoir prouvé qu'il reconnaît l'auteur de tel tableau à la distribution de la lumière, de tel autre à la manière, au procédé, d'un troisième aux étoffes, d'un quatrième à l'ordonnance générale, il fait faire, de temps en temps, une malheureuse figure à son père qui n'est déjà pas de bonne humeur. Madame a un triste défaut de méthode dans sa contemplation. Tantôt elle est dans telle partie de la salle, mais tout à coup sa curiosité l'emporte au côté opposé; tantôt elle est attirée par telle ou telle couleur éclatante, tantôt elle est séduite par une manie innée de trouver des ressemblances.—Vois donc, mon ami, ne trouves-tu pas que ce petit garçon a quelque chose de notre Pierrot? Le tableau dont elle parle est le portrait d'un charmant enfant, la tête penchée en avant sur celle d'un épagneul, et peint par un de nos premiers maîtres (une vraie petite figure de séraphin, dont, en passant, je félicite la mère). Pierrot est un petit garçon de sept ans que je ne vous ai pas encore décrit; Pierrot est un malheureux petit être, souffrant d'une hydrocéphalite, avec une grosse tête triangulaire pâle, très-pâle! Dans ses yeux ternes ne brille qu'une faible étincelle de vie. Je ne sais pas s'il a un mouchoir de poche, mais on n'a négligé dans son costume ni goût, ni frais, ni temps. Les enfants de nos jours sont habillés de la façon la plus poétique et la plus théâtrale. Un bonnet carré de hulan avec une houppe d'or; une petite blouse écossaise à carreaux, dont les larges plis sont retenus par une courroie en cuir laqué encore plus large, et fermée par une énorme boucle, embrasse ses membres délicats. Les carreaux en sont si grands que le dos de l'enfant représente parfaitement un écusson écartelé. Puis un col finement plissé qui lui pique les oreilles et qui est retenu, dans les ondulations extravagantes qu'il pourrait faire, par une cravate de soie turque avec, un très-large nœud. Un pantalon en cuir anglais blanc, qui, à la grande douleur de la maman, a été sali en descendant de la calèche, revêt ses petites jambes qui vont finir dans des bas blancs et des souliers bas. «Ne trouvez-vous pas que ce petit garçon a quelque chose de notre Pierrot?» dit la mère aveuglée. Mais quel n'est pas son étonnement, lorsqu'en relevant la tête pour demander une réponse, elle aperçoit non plus son mari, mais Dieu sait quel grand monsieur de La Haye avec une décoration et des moustaches! «Excusez-moi, monsieur!» dit-elle en rougissant comme le feu, et elle s'éloigne, en traînant après elle son légitime conjoint, du portrait du gentil petit garçon qui ressemble tant à Pierrot.
On a passé une heure ainsi. Monsieur croit que la visite est suffisamment longue; le pédant affirme qu'il n'y a rien de vraiment beau; la jeune demoiselle a une folle envie d'avoir son portrait, le cou nu avec une chaîne d'or, et madame trouve qu'on ne doit pas s'en aller avant d'avoir encore un peu vu les gens de La Haye. La voiture qui est de retour attendra bien pour cela. Mais les gens de La Haye ne viennent pas encore; le beau monde ne se hâte pas de venir. On flâne encore une petite demi-heure, et voyez, le soleil commence à briller. Il faut profiter du beau temps et aller au bois de La Haye qui est si magnifique. La famille se réunit à l'entrée du salon. «Mon Dieu, dit madame, nous n'avons pas vu le tableau de Ko, nous devrions bien aller le voir.—Oh! laisse-là le tableau de Ko, dit monsieur en soupirant.—Ce sera du beau, dit le pédant.» Mais madame n'oserait paraître devant la mère de Ko, sans avoir vu le tableau de Ko. Ko est un cousin de la famille, un enfant gâté qui ne dessine pas mal; c'est pourquoi sa mère a voulu qu'il fit de la peinture, et comme il pouvait produire quelque chose de supportable, elle lui fit envoyer quelque chose à l'exposition.—Oh! ces petites vaches, on dirait qu'elles vont mugir! Et l'on rentre dans la salle. Et monsieur cherche sérieusement dans le catalogue, madame cherche au hasard, mademoiselle fait semblant de chercher, et le pédant ne cherche pas du tout le tableau de Ko. Le tableau de Ko ne se trouve nulle part.—Quelle grandeur peut-il avoir? Il ne doit certainement pas être très-grand. Enfin on trouve un tableau avec des vaches de Ravenswaai ou d'un autre:—Oui, ce sera cela, c'est bien sa manière,—et sans ouvrir le catalogue de peur d'être détrompé, monsieur entraîne sa famille parfaitement satisfaite du tableau de Ko. Ils partent. Sur ces entrefaites, il a recommencé de pleuvoir. Toute l'atmosphère semble découpée dans une immense feuille de papier gris; ils s'en vont visiter le bois de La Haye qui est si magnifique et dîner aux bains de Scheveninque, ce qui est très-distingué, pour reprendre ensuite le chemin de la maison, monsieur avec la certitude qu'il devra travailler le double le lendemain; madame, seulement à demi satisfaite: elle a vu si peu de gens! la jeune fille de seize ans, avec le vœu sans espoir dans le cœur, d'être peinte décolletée et avec une chaîne d'or; et le pédant, condamné pendant toute la roule à avoir le petit ange écossais assis sur ses genoux.
N°.... mais non, je renonce aux numéros; je ne connais rien de plus ennuyeux ni de plus inquiétant que les chiffres; je crois qu'ils donnent la fièvre dans certaines circonstances. Je ferme donc mon catalogue, et j'aime mieux vous prier de vous placer avec moi au milieu de cette foule variée de spectateurs, maintenant que l'heure du bon ton a sonné et que la salle est remplie. Quel bourdonnement! quelle foule! quelle cohue! mais une cohue douce et polie, une cohue de soie et de velours! Voyez cette vieille baronne appuyée au bras de son fils le chambellan. Elle est contente de pouvoir se fâcher de ce que quelques bourgeois sont restés dans la salle. Voyez cette brillante modiste avec son or faux et sa robe de soie lâchée, se donnant les airs d'une demoiselle de race, et d'une langue bien effilée avec le parfait accent de La Haye; puis en mauvais français jugeant les tableaux avec cet aplomb de la dame de la plus haute naissance. Regardez cette charmante fille de la bourgeoisie, victime de l'ambition de son frère qui est commis dans un ministère, et qui porte des lunettes et du drap beaucoup plus fin que son père, le marchand de rubans: il ne voulait absolument pas venir à l'exposition avant l'heure fashionable; et maintenant sa jolie petite sœur, qui a dû se régler d'après lui, est dans des angoisses continuelles, n'ose se risquer dans la foule et se hasarde à peine à se placer devant la vieille femme lisant la Bible dont elle a tant entendu parler; elle l'atteint enfin, mais ne la considère que d'un regard timide, et prête à prendre la fuite devant la première grande dame qui paraît diriger sa lorgnette sur elle! Ah! elle sent si profondément et si souvent qu'elle n'est qu'une petite demoiselle! Pour son grand bonheur, l'arrivée du chef de son frère la sauve de toutes les douleurs de cette salle de torture. Donnez-vous la peine de comparer le regard de muette admiration de cet homme simple, le regard d'indifférence de ce monsieur indifférent, avec le regard de ce jeûne homme de quarante ans qui a tant vu dans sa vie et dans ses voyages! Faites attention à ce malheureux Narcisse, heureux de son gilet bigarré et de ses gants jaune paille, qui, suçant le bout de son jonc, se tient lui-même pour l'ensemble de toutes les beautés viriles; qui accorde plus d'intérêt aux dames qu'à tous les portraits de savants, d'officiers de cavalerie et de marins qui se trouvent dans la salle, et qui est digne par toutes les courbes dans lesquelles il se meut d'être peint pour faire l'admiration de toutes les expositions. Jetez les yeux sur ce spectateur affairé, qui vole en quelque sorte à travers la salle, et dont le visage grave crie chaque lois tout haut qu'il a bien autre chose à faire dans la vie que de courir après des tableaux;—sur cette jeune dame qui peint elle-même et qui, un lorgnon à la main, n'a pas de répit qu'elle n'ait vu les tableaux de son peintre favori, car le reste lui est indiffèrent;—sur cet étudiant qui va étouffer s'il ne vient bientôt quelqu'un à qui il puisse raconter qu'il a vu la dernière exposition de Dusseldorf.—Mais quel est ce jeune homme, demandez-vous, avec ce chapeau bas, à larges bords, avec ces cheveux ébouriffés, cette grosse canne, ce paletot très-court, ce large pantalon à carreaux?—C'est un peintre, un jeune peintre.—Vous vous trompez, c'est l'ami d'un homme qui porte un chapeau encore plus bas et à plus larges bords, avec de longs mais beaux cheveux frisés, puis une canne plus grosse mais aussi plus belle, un paletot plus court mais en velours et un pantalon encore plus bariolé. C'est celui-là qui est un peintre! celui-ci est son alter ego, son inséparable, son chacal, son admirateur, sa copie, son ombre. Il se promène avec le peintre, il fait des tours à cheval avec le peintre, il déjeune avec le peintre, il va avec le peintre au spectacle, il fume, il jure, il joue au billard avec le peintre; mais il ne peint pas avec le peintre. Tous les jours il vient le trouver dans cette salle; car c'est un admirateur passionné de la peinture et des peintres. Si vous croyez lire sur son front, à cette distance, le mot artiste, vous le rendrez le plus heureux des hommes. Aussi son peintre lui doit-il plus d'une idée, et s'il voulait..., oui, s'il voulait...
Voulez-vous attendre encore jusqu'à ce que vous voyiez paraître les derniers représentants du beau monde, qui trouvent déjà la salle vidée par leurs pareils et envahie de nouveau par le peuple qui a déjà dîné? ou nous en allons-nous, dans la crainte que tel ou tel observateur ne nous dessine comme des caricatures, d'insupportables coureurs qui se donnent des airs de connaisseurs?
1838
XIV
LE VENT.
La tempête gronde au dehors: l'en tendez-vous, mes amis? La tempête! Le vent est horrible: la bourrasque suit la bourrasque. Il rugit sur votre toit, il siffle par chaque ouverture, par chaque passage. Il ébranle vos portes et vos fenêtres. C'est un temps effroyable.—Ne dites pas: «Animons-nous, rassemblons-nous, mangeons et buvons et parlons si haut que nous n'entendions pas le vent.» C'est une lâcheté épicurienne. De même que, par un temps doux et agréable, vous jetez mille fois les yeux par la fenêtre, et contemplant l'aimable nature dans sa calme beauté, vous vous écriez chaque fois: C'est magnifique! ainsi il convient que, dans un jour comme aujourd'hui, vous écoutiez au moins une seule fois l'ouragan, que vous voyiez sa rage, que vous pensiez à la commotion universelle, et que vous disiez: C'est formidable! Cela est digne d'un homme, me semble-t-il. Je crains que ceux qui ne veulent pas le faire, ne cherchent à échapper aux tempêtes de la vie avec la même pusillanimité. Non, ce n'est pas eux, certes, qui, dans les malheurs et les catastrophes, dans l'infortune et la détresse oseront avoir la conscience de leur état, et relèveront la tête au milieu de la tempête et de l'adversité, en disant:—Me voici! Ils ferment les yeux devant le danger; la pensée seule les effraie. Ils se fortifieraient le cœur en exerçant leur force d'âme; mais ils ne tirent aucune utilité de leurs souffrances: ce sont des lâches. Écoutons la tempête!
Le vent, le terrible vent, d'où vient-il? Où va-t-il? Vaines questions emportées et dispersées par sa puissante haleine! L'invisible, le puissant, le présent partout! Le géant du mystère! Haut, bien haut au-dessus de la terre, il lutte contre le flanc des montagnes, il s'y tord et les fouette; il pénètre dans les fentes des rochers, et les parcourt avec un sifflement aigu; il pousse de sourds grondements dans l'abîme; dans le désert solitaire où aucun autre son que sa voix ne se fait entendre, il soulève le sable en immenses tourbillons; il se promène dans la solitude avec une violence sauvage et bruyante; il parcourt la mer immense! N'est-il pas plus grand qu'elle? Il est son frère, son formidable compagnon de jeu, son adversaire furieux.
Il est indépendant; il souffle où il veut. Quand vous l'attendez à l'orient, il s'élève au nord. Vous croyez qu'il dort au midi, il est à l'est. Comme il s'éveille vite, comme son cri est effrayant, comme ses coups sont irrésistibles! Il est fort; parfois il se joue et folâtre; mais malheur! malheur, quand cela devient sérieux. Car avant que la lutte commence, son triomphe est déjà assuré. Il traverse la forêt comme l'armée de Sennachérib fut parcourue par l'ange exterminateur du Seigneur. Les eaux s'agitent, bouillonnent et brûlent. Lui, il découvre leurs lits, et arrache le rocher de son piédestal. Il brise les rangs des vagues, et joue avec leur écume comme si c'étaient des plumes blanches, arrachées à leurs cimes cuirassées. En vain la mer se lève comme une possédée, folle de rage, rugissante de colère. Il la saisit et la secoue, jusqu'à ce qu'elle s'affaisse impuissante et en proie à des convulsions, et ceux qui se confient à son sein, qui se risquent sur ses dangereuses profondeurs, Seigneur, protégez-les! Ils vont périr.
Voix puissante de la nature, comme tu secoues le cœur des hommes! Tout bruit de la nature inanimée se tait devant toi, vivante voix de l'air! Tu parles: l'écho des montagnes, le sein des eaux, l'épais feuillage te répondent. Mais ta voix les domine tous. Tu peux bien t'appeler la voix du Seigneur. Assurément non: ni le mugissement qui retentit dans les flancs des rochers, ni la flèche sifflante, ni le cheval ailé, ni l'aigle volant de ses ailes puissantes ne peuvent te dépasser, tu es la voix du Tout-Puissant. Ton esprit est un souffle, un puissant murmure. Le chaos était désert, désert et vide, pas d'ordre, pas de distinction, pas de lumière, pas de sons. Les ténèbres planaient sur l'abîme. Tout était morne et sans vie. Mais un puissant et fécond tourbillon de vent passa sur les profondeurs. C'était le souffle de Dieu courant sur les eaux. Elles frémirent sous ce, contact; ce frémissement était la vie. Le silence était rompu. Dès ce moment la force créatrice de Dieu, l'ordre et la vie se manifestèrent. Dans le murmure de la brise du soir, Jéhovah se plut à faire apparaître le premier fils de la poussière; du milieu d'un tourbillon de vent parlant à Job, il lui apprit à trembler devant sa toute-puissance. Entends-tu ce solennel rugissement? Eh bien! ce fut un bruit semblable qui remplit l'édifice où les disciples étaient rassemblés le jour de la Pentecôte. C'était l'esprit de Dieu descendant sur la terre dans un puissant tourbillon de vent.
Mais ce symbole de la force de Dieu, si invisible, si formidable, n'est-il pas aussi une ombre de sa bienfaisance? Voyez, maintenant, il est violent et destructeur; mais ce n'est pas un dévastateur uniquement créé pour détruire. Lorsque tout est plongé dans un morne silence, que le soleil est brûlant, la croûte de la terre fendue, le feuillage brûlé, les plantes des champs à peine nées, maigres, étiolées et couvertes de poussière, comme un chancre de destruction, s'apprêtant à tout dévorer dans l'ombre, fait lever du tiède marais la vapeur empestée de la mort; alors la mort se réjouit à l'espoir d'une riche moisson. Mais dans le lointain, vous voyez un petit nuage, pas plus grand que votre poing, et c'est comme si vous entendiez déjà tomber une pluie battante; car le messager du Seigneur s'est levé, le vent aux larges ailes qui vous l'apportera en un clin d'œil. Il vient, le vent béni! Devant lui fuient les émanations pestilentielles qui flottaient sur vos têtes, et sous ses ailes il apporte les trésors de la fécondité et de l'épanouissement, de la santé et de la force. Il renouvelle la face de la terre. Il emporte la poussière qui couvrait les moissons; il éveille de son assoupissement la force végétative. Il va rafraîchissant tout et distribuant partout les bouffées de bien-être et de vie.
Vous rappelez-vous ce délicieux soir d'été dont vous avez si bien goûté les jouissances? Le jour avait été pesant et d'une chaleur accablante. Le soleil, ardent jusqu'à la fin, s était couché dans la pourpre, dans l'or et dans les roses. Les oiseaux ne chantaient pas encore. Un lourd fardeau semblait peser sur la nature. Mais voilà que s'éveille un léger bruit, le murmure d'une douce brise! Avec quelle volupté vous l'aspirâtes de vos lèvres altérées et vous la laissâtes se jouer dans vos boucles de cheveux humides de rosée! Elle venait en flottant doucement, chargée des effluves parfumées des feuilles et des fleurs, et rafraîchissait le feuillage et les brins d'herbe. Elle passait en battant des ailes au-dessus des eaux tièdes, et les rafraîchissait en les faisant rider et en murmurant de joie: les cimes des arbres semblaient murmurer entr'elles; c'était un agréable mélange de sons doux et paisibles. Il te semblait que tout se confondait en une seule voix d'amour. Eh bien! c'était la voix de l'amour de Dieu. Ainsi murmurait-elle aux oreilles du prophète, au sommet de l'Horeb, où il était debout attendant le Seigneur. Et voyez, le Seigneur passa, et un vent violent et fort comme celui-ci, déchirant les montagnes et brisant les rochers, précède le Seigneur. Mais le Seigneur n'était pas dans le vent; et après ce vent il y eut un tremblement de terre, et après le tremblement de terre une éruption de feu. Le Seigneur n'était pas non plus dans le feu; et après le feu, une voix douce se fit entendre. Alors le Seigneur parla à Elie. Cela, mes amis, se trouve dans la Bible, afin que vous le lisiez dans les temps de tempête. Oh! la nuit, la nuit, lorsque vous êtes couché sans sommeil, et que le vent déchaîné tourne autour de la maison comme un lion rugissant, qui semble devoir y pénétrer,—alors un frémissement vous secoue jusqu'au fond de l'âme. Dites-moi, avez-vous prié Dieu, le Seigneur devant qui les ouragans et les tempêtes sont comme des serviteurs quand il les appelle? ils viennent à lui et disent:
—Nous voici! le Dieu qui les envoie et les rappelle comme des messagers et des esclaves, le Tout-Puissant, doux et aimable comme une tiède fraîcheur! Endormez-vous, fussiez-vous même de tendres mères dont les fils sont éloignés, peut-être même sur les vastes mers. Encore une fois, des prières, et avec cette pensée, il vous semblera que le vent se tait et que vous êtes entouré du doux amour de Dieu qui vous apporte le calme. Ne craignez pas,—croyez seulement.
XV
RÉPONSE À UNE LETTRE DE PARIS.
Enfin je l'ai vu, mon ami, vu et admiré! Le monstre de Bleeklo, l'adoré, le fêté, l'espoir de tous ceux qui ne désespèrent pas encore du bon goût et de l'esprit droit de l'école de peinture hollandaise, de tous ceux qui croient encore au délicat coloris de van Dyck et au puissant pinceau de Frans Hals. Comment vous donner une idée de sa manière, de son talent, moi qui n'ai pas vu le Vatican, et cela à vous qui ne savez rien trouver dans les écoles de couture de Bleeklo: ou, dites-moi, pouvez-vous faire des comparaisons entre les capacités présumées des époux de différentes couturières, Blok, over den Kant, Préveille et autres? Non certainement: vous ne savez pas si le mari de mademoiselle over den Kant, ni de mademoiselle Blok, ni de mademoiselle Préveille, ni même de mademoiselle Nautgen op Zoom[1], a jamais tenu le pinceau, parce qu'aucune de ces jeunes filles n'a été échanger l'état de vierge contre l'état matrimonial: et cependant sur la tête de mademoiselle de Zoom plane le génie, l'espoir de la patrie, je veux dire son père. Ce n'est pas l'artiste que vous saluez en lui, c'est l'art lui-même. À peine a-t-il atteint l'âge de soixante-huit ans; quelle magnifique aurore se lève pour l'école hollandaise! Hélas! je ne sais comment je dois faire pour expliquer clairement ce que nous avons à attendre de lui, ce qui caractérise son talent, ce qui à la hauteur où il est parvenu le fait rester seul, tout isolé. Et cependant je veux l'essayer: car je veux voler une mouche au Messager du soir et prendre l'avance sur le Journal du Commerce. Je veux, au cœur de Paris, faire bouillonner d'un noble orgueil votre sang patriotique; oui bouillonner, même étinceler et écumer. Vous saurez comment notre Bleeklo est de Zoom, dussé-je, pour l'appréciation esthétique de son talent, sacrifier chaque effusion d'amitié et de cordialité, dût mon écrit ressembler davantage à un feuilleton ou à un article du Messager des lettres qu'à une lettre confidentielle, dût, de la page une à la page quatre, de Zoom, Zoom, Zoom, absorber complètement votre attention de lecteur!
Je commence par vous dire qu'en qualifiant de Zoom de monstre, je n'en dis pas trop. Il a, comme je l'ai déjà dit, près de soixante-huit ans; il n'a jamais eu un maître; la nature le fit naître avec le sentiment du beau et du sublime, qu'il sait exprimer sur la toile avec tant de vérité et d'expression. Étant petit enfant, à l'école, il dessinait déjà son maître sur l'ardoise avec une pipe à la bouche, et faisait des dessins pour sa sœur qui faisait son apprentissage de brodeuse. Il illustrait aussi assez souvent les portes des magasins et des gîtes des veilleurs de nuit avec de la craie blanche et rouge. Un passant le surprit dans cette occupation et admira la vigueur de ses esquisses. Le passant était un artiste. Lui était peintre en bâtiment et vitrier. Bientôt il lui ouvrit les secrets de l'art et l'initia à ses mystères. Il ne tarda pas à être assez habile pour peindre des enseignes. Il apprit d'abord à peindre des cafetières et des théières; puis on lui confia l'exécution même d'un verre de bière. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans ce dernier travail, c'était l'écume. Jamais on n'en avait vu une pareille. C'était plus que l'écume de bière, c'était de l'écume de champagne. Imaginez-vous, mon digne ami, quelle puissance d'imagination chez le jeune fils d'un marchand de couleurs, dont le père était fabricant de paniers, et qui, selon toute probabilité, n'avait jamais vu écumer de champagne. Peu à peu son maître lui laissa aussi peindre des armoiries: et ce fut là surtout que son bon goût brilla. Avec une audace sans exemple, il ramenait tout au naturel; tous les lions jaunes avec des crinières noires, comme les vrais lions de Barbarie; il n'en connaissait pas de rouges, ni de bleus, ni de noires. À celui qui lui parlait de sable, il offrait de le rouer de coups, et il serait presque mort de rage lorsqu'on lui disait que certaines armoiries avaient représenté des aigles rouges au bec bleu et aux serres bleues. «Car, disait-il, un aigle est brun.» Et il avait raison. Sur ces entrefaites, il était arrivé au sommet le plus élevé de l'art, jusqu'à peindre les animaux; il pouvait déjà dépasser son maître, et déjà il avait parfaitement fait l'esquisse d'un cœur altéré, lorsque les malheureux troubles de ce temps, entre 1785 et 1790, entraînèrent aussi le jeune de Zoom dans leurs torrents. Il disparut pour un certain temps de la scène et on n'entendit plus parler de lui. On parlait d'une gravure satirique qu'il aurait faite sur le prince et dont l'idée principale était: Un grand souci mordu au pied de sa tige par un chien-loup, et d'une autre sur la nation anglaise: on avait oublié ce qu'elle représentait. Quoi qu'il en soit, on eût presque oublié de Zoom, s'il n'avait reparu l'année dernière avec son chef-d'œuvre: C'est un tour pur monter. L'idée n'est pas neuve. Un grand cheval est tout harnaché, tout sellé, et un très-petit homme se prépare à le monter; ce qui, grâce à l'exiguïté de sa taille, semble fort difficile. Tout dans ce tableau respire la vie et le mouvement. Les efforts du cavalier nain qui ne peut monter ressortent admirablement par la veste de chasse qu'il porte,—on le voit directement dans le dos et par tous ses muscles. Le peintre a représenté avec beaucoup d'esprit ses bottes et ses éperons, sous une forme si lourde et si colossale, que l'on doit sentir que c'est un empêchement pour monter à cheval. La chose la plus saillante du tableau, c'est le cheval lui-même, dans la représentation duquel on pourrait dire que le génie de Zoom a atteint l'apogée de sa force. Avec une audace sans exemple, il a triomphé des difficultés de son plan et a merveilleusement bien su dominer et équilibrer les proportions; avant tout, la hauteur de la rosse; et par conséquent la difficulté de la monter n'est pas peu de chose. L'animal est ici représenté en même temps comme un cheval, comme un éléphant et comme un lévrier; mais les caractères de ces trois espèces d'animaux différents jouent si bien leur rôle dans la peinture, qu'on peut dire que le génie créateur du peintre a créé un nouvel être. Je ne parle pas de la largeur avec laquelle la garniture de la tête et le pantalon de cheval rayé du cavalier sont peints, ni du paysage au-dessus duquel est suspendu un nuage chargé d'éclairs, éclairé par une lumière magique qui semble sortir de terre. Mon plan me défend de m'étendre davantage sur ce point. Aussi bien, ne l'exigez-vous pas. Ce que j'ai dit de de Zoom vous fera voir suffisamment que ce jeune talent laisse derrière lui et surpasse facilement tous les autres talents de notre patrie.
De Zoom n'est pas grand de taille; son visage est plus flétri que joli. Ordinairement il porte un bonnet de nuit bleu à bord blanc; il prise et fume à la fois. Il porte depuis cinq ans un paletot, acheté à demi usé chez un fripier. C'est en pareil costume que je l'ai vu devant moi, occupé à faire le portrait d'un de ses amis. Il mettait la dernière main à la chevelure pour passer ensuite au front; car il n'appartient pas à ces écervelés de peintres, sans s'être donné la peine de compter combien de rides vous avez au front, de jeter brusquement sur la toile six ou sept grandes raies, cric, crac! vous voilà bien! et après cela ils vous ramènent peu à peu à la vie comme s'ils vous retiraient d'un fumier. On doit travailler avec ordre, dit-il, maint peintre a gâté un portrait pour avoir commencé par les favoris avant d'avoir donné aux sourcils ce qu'il leur fallait. «Ces cheveux, me dit-il, vous semblent un peu roides; mais le modèle porte une perruque, ajouta-t-il, et je dis toujours qu'une perruque doit rester perruque.»
D'où, ô mon ami, éclaircis-moi cette énigme,—d'où un fils de fabricant de paniers tient-il ces idées audacieuses? Oh! le génie! le génie!... Il faut que je brise là.
Conserve bien cette lettre. Je veux la faire imprimer plus tard.
17 janvier 1839.
HILDEBRAND.
P.S.—Essuie de tes yeux les larmes sur la mort de Schotel.