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La chambre obscure

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[1] Le petit morceau suivant, inséré ici pour que ce volume soit complet, n'est qu'une plaisanterie. C'est la parodie d'une lettre adressée à Hildebrand par son ami Baculus, lettre dont le contenu consistait simplement dans un éloge, au reste bien mérité et très-éloquent, du génie de la célèbre tragédienne Rachel.


XVI

ANTOINE LE CHASSEUR.

Le dernier village quelque peu pittoresque, sur la côte occidentale de la Hollande, c'est sans doute le pauvre hameau de Schoorl. Il est situé au pied des dunes, à l'endroit où celles-ci sont les plus larges, pour cesser soudain à Kamp, et retirer leur protection au pays jusqu'à Petten, et laisser là la grande ouverture qui rend nécessaire la célèbre digue de Hondsbossche, pour l'entretien de laquelle il faut tant de pilotis et de banquets! Comme à Bergen, qui y touche, le promeneur trouve ici l'agréable spectacle de hauts talus de dunes, couverts d'épais taillis et de frais bocages, et de la seigneurie qui compte parmi ses anciens possesseurs les Borselens, les Brederodes et les Nassans. Jusqu'à notre petit hameau de Schoorl on suit un agréable sentier qui serpente, dans le sable, en décrivant de gracieux contours, ombragé des deux côtés par l'épais feuillage des chênes, des ormes, des bouleaux et de toutes sortes d'autres arbres, aux pieds desquels la limpide eau des dunes se fraye un passage en petits ruisseaux au cours capricieux, et au milieu desquels se montrent des deux côtés, de distance en distance, les petites chaumières des habitants, souvent à demi enterrées dans la dune, couvertes de mousse grise et fleurie et d'agaric rugueux.

Au bout de cet agréable sentier, le petit clocher vert de Schoorl dresse sa pointe dans les airs pour contempler le village lui-même et les nombreux champs de grain où l'on récolte un gruau qui appartient aux denrées renommées du marché d'Alkmaar. Celui qui a parcouru ces charmants bocages et qui, après s'être rafraîchi d'abord sous le frais ombrage, puis dans quelque auberge du village, veut remonter plus haut vers le nord, doit renoncer à l'espoir de trouver encore des arbres, car il n'aperçoit plus que le Hondsbosch qui, malgré son nom, n'est point un bosquet, puis la Lype, la plus grande plaine desséchée artificiellement de la Frise occidentale, puis le désert de l'Herbe des vaches, jusqu'à ce qu'il s'arrête au Helder, dans le Marsdien, regarde vers l'orient et voie poindre l'île de Texel, où les voyageurs assurent qu'il y a un charmant petit bois entre le Burcht et le Schilde, reste insignifiant de son ancienne et magnifique forêt.

C'était dans les derniers jours de septembre 183., un matin, de très-bonne heure, le soleil n'était pas encore levé, la petite porte de l'une des chaumières que nous avons mentionnées tout à l'heure, adossée à la dune près de Schoorl, s'ouvrit, et sur le seuil apparut un jeune homme qui s'assura attentivement de l'état de l'atmosphère et de la direction du vent. Un beau chien couchant, taché de brun, avait sauté au-dessus de la porte inférieure dès que la porte supérieure avait été ouverte, et se roulait dans le sable avec une sorte de volupté, aux pieds du jeune homme, ou sautait contre ses genoux; il se coucha ensuite un instant, la tête appuyée sur ses deux pattes de devant, pour se relever bientôt avec vivacité, en jappant doucement, poussant des cris et faisant toutes les gentillesses d'un chien de chasse satisfait. Au reste, il n'y a pas d'animal qui trouve plus facilement du plaisir et qui soit moins vite blasé; son maître n'a besoin que de prendre son fusil, et ce mouvement évoque à l'instant les plus brillantes perspectives de jouissance et de bonheur devant l'imagination enflammée du chien, et je suis convaincu que les démonstrations de joie dont je parle ne sont que de faibles preuves du sentiment qui gonfle sa poitrine vêtue! Pourtant il sait très-bien que tous les plaisirs de la journée consisteront à courir, à tomber en arrêt, à apporter toujours, sans jamais nourrir le moindre espoir d'avoir quelque part au butin.

Le jeune chasseur,—car c'en était un,—était à dessiner avec sa blouse verte usée, avec sa vieille carnassière et son vieux sac à plomb croisé sur ses deux épaules, le pantalon dans les bottes, le bonnet de cuir vert mis de côte, et un court fusil double avec un cordon vert, sous le bras. Il était grand et robuste, un blond fils des Celtes, et son visage bruni par l'ardeur du soleil faisait d'autant plus ressortir le bleu limpide de ses yeux; mais en ce moment, consultant d'abord l'atmosphère, puis regardant autour de lui, ses yeux avaient une expression d'abattement.

—Assez, Veldine, s'écria-t-il, comme s'il était ennuyé des sauts joyeux de l'animal, qui n'obéit pas et continua à caresser ses genoux d'une manière aussi folâtre, si bien qu'il ferma la porte en donnant un coup de pied à Veldine.

L'animal s'enfuit, la queue entre les jambes et en criant.

—Viens ici, Veldine, reprit le chasseur repentant. Et lui caressant la tête, il ajouta.

—Faut-il que tu souffres parce que ton maître a fait de mauvais rêves?

Il prit le chemin qui conduisait vers le village.

Si la jeunesse de Schoorl eût vu son Antoine le chasseur, car tout le monde l'appelait ainsi, se mettre en route d'aussi bonne heure, elle en aurait à peine cru ses yeux. Car jamais elle n'avait vu son œil aussi triste ni aussi baissé vers la terre; jamais son pas n'avait été si traînant ni si indifférent. Il était connu pour le caractère le plus gai du village, et soit qu'il fit accroire aux enfants et aux petits garçons curieux de merveilleuses bourdes de chasseur, soit qu'il laissât tomber dans le mouchoir de cou des jeunes filles de froids grains de plomb, soit qu'il amusât les vieux, près du rouet, par ses joyeuses saillies, tout cela semblait toujours venir du cœur, d'un cœur content, léger et sans souci. Et cependant Antoine le chasseur appartenait aux caractères chez lesquels la gaieté est moins une qualité qu'une puissance de l'âme, et sous le ruisseau limpide de sa bonne humeur, où rien ne semblait se refléter que la lumière et les fleurs, il y avait un fond de gravité et de mélancolie. Il n'était pas rare qu'il s'abandonnât à ce dernier sentiment dans la solitude, et il suffisait d'une bagatelle pour le mettre dans cette disposition d'esprit. Alors il était découragé et abattu. Il pensait, sans transition sensible, à sa mère et à son père, qu'il avait vus mourir, et aux petits arbres verts du cimetière; puis il ne voyait devant lui d'autre horizon que la misère et le besoin, jusqu'à ce que la présence des hommes le tirât de sa rêverie et qu'il redevînt le joyeux et facétieux Antoine le chasseur de toujours. La chasse était son plaisir et sa vie, et de la moitié de septembre au premier janvier, il s'en donnait à cœur joie. Chaque matin il se mettait en campagne avant le lever du soleil, avec le plus gai visage du monde; mais il lui venait de singulières pensées, à la longue, dans ces promenades solitaires, n'ayant autour de lui que sa fidèle chienne Veldine. Aujourd'hui il semblait avoir des préoccupations tristes pour sa tête et pour son cœur, car dès le début son allure était lente et abattue.

Cependant son visage se rasséréna tout à fait, quand il s'arrêta non loin d'une petite maison à demi cachée dans la verdure, à sa main droite. Il écoula à la fenêtre fermée. Un instant il parut hésiter; mais il se décida et frappa deux ou trois fois contre le vieux volet. Un bruit à l'intérieur, comme le déplacement d'une chaise, répondit au signal.

Il sourit.

—Ce sera elle! dit-il tout haut.

—Oui! répondit une harmonieuse voix de femme qui semblait venir du fond de la maison.

Il attendit encore un instant, le sourire disparut lentement de ses lèvres, et son visage reprit sa sombra expression d'auparavant. Il leva la tête et fit signe au chien.

Il siffla doucement. Veldine était plus près de lui qu'il ne l'avait cru, et bondit de l'épais feuillage sous lequel se dissimulait près de la chaumière une petite source venant de la dune.

—Diable de chienne! Faut-il toujours que tu boives? grommela-t-il d'un ton mécontent. Mais changeant sur-le-champ, il se dit à lui-même à demi-voix: «Si Jeannette savait que je me suis fâché contre Veldine! Je mérite d'être malheureux aujourd'hui.

Triste prévision pour celui qui va en chasse!

Antoine le chasseur pressa le pas et atteignit bientôt le village. La chienne sembla regarder les terres labourées comme sa destination et s'éloigna à droite. Antoine la rappela.

—Ici, Veldine! dit-il d'une voix affectueuse, il faut monter, ma chère. Ils n'ont pas encore besoin du chaume; il y a encore assez à paitre sur la dune. Et il tourna à droite.

—Allez-vous là-haut, Antoine? dit Jean, qui était déjà levé et en campagne aussi et qui parut tout à coup en blouse grise avec des boutons de chasse, un bâton à la main et un chapeau avec ruban vert.

—Oui, Jean, répondit le chasseur, ils sont encore trop occupés sur la brande[1].

—Vous dites vrai, répondit le garde du bois de Bergen, car c'était lui. Ne voulez-vous pas allumer? dit-il, et il lui tendit amicalement sa pipe.

—Merci, Jean, répondit Antoine, je n'ai pas encore gagné mon tabac aujourd'hui. Vous êtes levé de bien bonne heure. Vous êtes sur la trace d'un braconnier, peut-être?

—Non, camarade, répondit le garde. Je vais à la digue de Schoorl; je dois me rendre à Alkmaar et je ferai la route avec Jeppie. Bonne chasse!

—Merci! dit l'autre. Et suivi du chien, il s'approcha de la dune, et se fraya un chemin à travers le bois taillis humide de brouillard, d'où s'envolèrent mille vauriens de moineaux effrayés, et il commença à monter.

Lorsqu'il eut atteint le sommet de la colline, il se retourna vers le petit village. Le soleil allait atteindre l'horizon et lançait déjà au-dessus ses premiers rayons. La brume d'automne commençait à briller de toutes ces teintes colorées qui la font ressembler à l'arc-en-ciel descendu sur la terre; la croix au haut du clocher commençait à étinceler, et les gouttes qui tremblaient à l'extrémité des feuilles avaient une poétique ressemblance avec les plus brillantes pierres précieuses. Son œil chercha la place où la chaumière de Jeannette se cachait sous le feuillage. Nul signe de vie, et dans le village aussi, tout était encore plongé dans le calme et dans le silence: un seul coq chantait, un seul chien se glissait lentement hors de sa niche; mais on n'apercevait pas un être humain en mouvement. Seulement, on voyait sur le sentier qui conduisait à la digue de Schoorl le garde, qui poursuivait son chemin d'un pas rapide.

—Tout dort encore, se dit le chasseur à lui-même, et Jeannette est sans doute aussi rendormie. Rêveraient-ils tous? Folie! poursuivit-il, et il tira sa gourde, et comme s'il buvait à sa chienne: «Allons, Veldine, au premier perdreau tué!»

À ces mots il arma les deux chiens de son fusil et commença à parcourir le terrain de chasse.

Dans tout Schoorl et Bergen, il n'y avait pas de meilleur chasseur qu'Antoine. Il appartenait à ce petit nombre d'heureux qui peuvent se dire sûrs de leur coup: «Savez-vous à quoi cela tient, avait dit un jour le vieux Krelis, assis avec des paysans et buvant la bière, sur le banc devant le Lion rouge, lorsque Antoine passa chargé de gibier; savez-vous à quoi il tient qu'Antoine le chasseur, quand deux gélinottes se lèvent, une devant et l'autre derrière lui, il ne les abat pas moins toutes les deux?—C'est parce qu'il à un fusil à deux coups, avait-on répondu.—Non pas, camarades, avait dit Krelis, c'est parce que c'est un homme double.» De là venait aussi qu'Antoine le chasseur ne se plaignait jamais des circonstances contrariantes dans les quatre éléments auxquels un grand nombre de chasseurs attribuent tout, quand ils reviennent au logis la carnassière plate, parlant haut et ferme d'une foule de lièvres et de perdreaux qu'ils n'ont à la vérité pas rapportés à la maison, mais convaincus qu'ils sont allés mourir de leurs blessures dans quelque trou impossible à découvrir.

La gorgée d'eau-de-vie, le craquement si harmonieux pour un chasseur des deux chiens de son fusil, le radieux soleil paraissaient dissiper l'humeur sombre d'Antoine le chasseur et lui inspirer du courage; dès qu'il se voyait arrivé au terrain de chasse, son esprit s'éveillait. Veldine sautait légèrement devant lui; elle commença bientôt à renifler très-fort, le nez contre le sol.

—Le chien commence à travailler, dit Antoine, cela ira bien.

Bientôt un lièvre débusqué bondit. Les deux coups partirent, l'un après l'autre. Le chien s'élança: le lièvre était libre.

—Que diable cela veut-il dire? dit Antoine le chasseur en jetant son fusil à terre. Il suivit d'un œil stupéfait l'animal aux longues oreilles qui n'était nullement blessé, et qui, poursuivi par le chien, vola à travers la plaine jusqu'à, ce il disparût de l'autre côté sur une dune où Veldine le suivit avec ardeur et avec des aboiements entrecoupés; mais elle finit par en perdre la piste.

Il siffla pour rappeler son chien et chargea de nouveau.

—Je pensais bien que je serais malheureux! s'écria-t-il, Enfin, ce n'était qu'un lièvre! Doucement, Veldine.

Et il poursuivit son chemin.

—Ce n'était qu'un lièvre, disait Antoine le chasseur, mais que voulait-il donc? Permettez-moi de vous parler un peu de Jeannette, et vous le comprendrez.

Je ne commencerai pas par vous dire que Jeannette était la plus jolie des filles de Schoorl. Une telle expression ou ne dit rien, ou dit souvent trop, et en tout cas est rebattue. Dans mille récits, la jeune fille est toujours la plus jolie de la contrée. Mais ce qui est certain, c'est que c'était une charmante enfant, plus délicate et plus svelte que la plupart des petites paysannes, et les boucles d'oreilles d'argent du dimanche pouvaient parfaitement lui manquer pendant la semaine, sans qu'elle en fût moins séduisante. Orpheline, elle était le soutien, la consolation de sa grand'mère et d'un frère sourd-muet qui avait neuf ou dix ans. Ces trois personnes constituaient le petit ménage de la chaumière sous les arbres. Avec sa grand'mère et le malheureux enfant, Jeannette n'aimait personne autant qu'Antoine le chasseur, et si elle avait parfois souffert en songeant à la mort éventuelle de sa grand'mère, elle s'était peut-être imaginé aussi qu'elle pourrait bien devenir la femme d'Antoine le chasseur. Dans l'état où les choses étaient maintenant, elle tourmentait Antoine tant et plus, mais cela n'allait pas plus loin. La grand'mère aimait à entendre plaisanter Antoine, et l'enfant sourd-muet était au comble du bonheur lorsqu'il le voyait approcher et qu'il lui apprenait à faire des trébuchets de pierre pour prendre des moineaux; Jeannette regardait avec amour Antoine de ses grands yeux sereins et bleu foncé, lorsqu'il venait en aide au jeune garçon et le faisait sauter sur ses genoux, jusqu'à ce que sous l'empire de la joie il parvint à faire entendre un son. Et le soir, lorsque Antoine retournait à la maison, il arrivait bien quelquefois que ses lèvres touchaient son frais petit visage, mais pas davantage; et «le bonsoir, Antoine!» n'en était pas moins affectueux pour cela.

Mais la veille au soir, Jeannette l'avait malicieusement tourmenté, car c'était déjà le sixième jour de la chasse, et bien qu'Antoine eût déjà apporté maint lièvre à la chaumière, il n'avait pas encore tiré un seul perdreau.

—Non, frère Antoine, avait dit Jeannette, les lièvres, cela va encore, mais les plumes, cela va trop vite pour vous, camarade!

—Combien voulez-vous que je rapporte de perdreaux demain? demanda Antoine.

—Je ne vous imposerai pas trop, mon garçon, répondit Jeannette. Tirez-en deux seulement et je croirai que vous vous y connaissez encore.

—Cela sera, Jeannette! s'écria le chasseur en passant le bras autour de la taille de la jeune fille; cela sera comme vous le dites, ou je veux ne plus m'appeler Antoine le chasseur. Et il l'attira vers lui.

—Reste tranquille, mon petit Antoine, s'écria la jeune bile, pas de folie, entends-tu? Un baiser? Quand les perdreaux seront là, nous verrons. Fi, mon garçon, pas de folie!

Et elle se mit à rire aux éclats pour persister dans sa ferme remontrance.

—Soit, répondit l'amant; mais sais-tu, Jeannette, donne-moi un baiser sur la main, et si demain je reviens sans perdreaux, donné-moi encore un baiser semblable; mais si j'en apporte, gare à ta carcasse!

—C'est fait! dit joyeusement Jeannette, et elle se rapprocha de lui, lui donna une bonne poignée de main, se laissa donner un baiser sur la joue, après quoi sa bouche se détourna un peu plus que d'ordinaire; le sourd-muet, en voyant cette scène, releva la tête et se mit à bondir de plaisir autour de la chambre en battant des mains.

Étonnez-vous, maintenant, qu'Antoine le chasseur ait dit aujourd'hui avec quelque dédain:—Ce n'est qu'un lièvre!

Et cependant s'il avait eu le lièvre seulement! car on aurait dit de plus en plus qu'il courait chance de rentrer au logis les mains vides. En vain avait-il parcouru pendant une couple d'heures la vaste dune de Schoorl; à travers les vallées où il marchait jusqu'à la cheville dans l'épaisse mousse brune; sur les bancs blanchis où le sable sec et mouvant effaçait ses pas; le long des plaines où des marais salés humectaient le sol; nulle part, pour employer un terme de chasse de la Hollande du nord, il ne découvrait la vie. Il remarquait bien çà et là une trace de lièvre, et plus loin des excréments de perdreaux; mais ni celui-là, ni ceux-ci ne se présentaient. Il tira avec une certaine méchanceté un hibou blanc, qui s'éleva d'un buisson sur ses ailes d'une légèreté diabolique, le ramassa et le jeta dédaigneusement loin de lui. Veldine lui causa encore une lâche déception en se mettant en arrêt, et enfin il sentit quelque chose s'élancer d'une touffe de mousse épaisse; ce n'était qu'une chétive alouette! Ainsi se passèrent de lentes heures, et Antoine le chasseur revint sur ses pas en proie à un abattement encore augmenté par la fatigue et l'ardente chaleur du jour. Tout à coup une légère brise s'éleva, qui passa rafraîchissante dans ses cheveux inondés de sueur, et après avoir franchi une haute colline de sable blanc, il aperçut devant lui la vaste mer.

La mer offre toujours un spectacle imposant; mais lorsqu'on la voit sur une plage parfaitement solitaire, où rien ne frappe les yeux, que la dune dépouillée à gauche, à droite et derrière soi, sans chaumière sur le sable, ni voile à sa surface, alors l'aspect de cette vaste étendue vide vous saisit doublement. Le sentiment que vous vous trouvez vraiment à l'extrémité du monde s'empare de vous; vous croyez être le seul habitant qui reste sur la terre. Antoine le chasseur s'assit en frissonnant sur le sommet de la colline, mit son fusil au repos, et regarda les vagues réfléchissant le soleil. Le chien se reposait haletant à côté de lui; sa langue sortait longue et rouge de sa gueule. Ici, en présence de la mer, et pas de rafraîchissement!

Antoine le chasseur tira de sa carnassière un morceau de pain et une couple de pommes, et partagea le pain avec sa compagne de chasse. Il tira aussi sa gourde pour boire un coup.

—Non, dit-il en l'éloignant de sa bouche. Oh! ce rêve! je voudrais être quitte de ce rêve!

Il voulait secouer le souvenir du rêve terrible de la nuit précédente, et qui était la vraie cause de son abattement; mais la vue de la mer lui en rappelait des circonstances qu'il avait oubliées. Bientôt il se représenta à lui plus vivement que jamais.

Il se retrouvait, comme dans son sommeil, à la chasse avec les fils de l'ouvrière de Schoorl: ce n'était pas cependant dans la campagne de Schoorl, mais dans le bois de Bergen. Il portait un nouvel habit de chasse, avec des boutons d'or qui brillaient au soleil, et Jeannette avait planté une plume de faisan sur son bonnet. Tout à coup trois perdreaux s'envolent devant lui, mais il ne peut les avoir à portée; chaque fois ils s'abattent comme pour le narguer, et dès qu'il approche, ils poussent un cri, battent dès ailes et volent plus loin. Enfin, il voulut faire un effort pour les tirer à distance, mais son fusil rata et lui tomba des mains. Alors les trois perdreaux crièrent chacun trois fois, et l'un d'eux vola sur le bonnet du jeune homme où il se posa.—Puis-je tirer, jeune homme, dit-il. Antoine lui fit signe de la main que oui. Il visa et le perdreau tomba; mais lorsqu'il alla pour le ramasser il n'y avait plus ni perdreau, ni seigneur de Schoorl, mais la tête sanglante de Jeannette gisait par terre et le regardait avec des yeux mourants; et lorsqu'il l'eut contemplée longtemps, la mer s'avança jusqu'à eux, la tête se mit à se mouvoir sur les flots, alla en arrière et disparut, revint au-dessus de l'eau et disparut encore, jusqu'à ce qu'il s'éveillât. Son coq chantait; la lumière apparaissait par les fentes et les fenêtres. Il s'habilla pour la chasse.

Et maintenant qu'il a le regard longuement fixé sur la mer, la vision se répète, et la tête de Jeannette paraît au milieu des rides écumeuses éclairées par le soleil de la mer du Nord, et monte et descend avec les vagues.

Il détourna les yeux de la mer et s'étendit en avant sur la pente de la colline, les bras sous la tête. Bientôt il s'endormit et l'affreux spectacle se présenta de nouveau à son esprit; mais toute la mer devint rouge comme du sang, puis de petites flammes et des étincelles dansaient et tournoyaient tout autour. Soudain, deux coups de feu retentirent. Il s'éveilla. Veldine avait volé au bruit et descendait au galop la colline.

Un nuage bleu de fumée s'éleva majestueusement derrière la dune voisine, et une nombreuse compagnie de perdreaux passa effarouchée devant lui. Antoine rappela son chien et suivit les perdreaux des yeux. Ils s'abbattirent doucement de l'autre côté de la colline, puis partirent de nouveau avec le vent vers le midi. Un moment un homme parut au sommet de la dune et regarda où se trouvaient les perdreaux, mais ils s'étaient déjà abattus. Alors il chargea avec précaution son fusil, et Antoine le chasseur le vit fourrer dans sa carnassière une couple de jolis perdreaux, après les avoir, considérés un instant avec complaisance.

C'était Dirk Joosten, le seul homme dans tout Schoorl qui ne pût le souffrir et qu'il ne supportait pas davantage. Car Dirk Joosten unissait le métier de braconnier à celui de chasseur, et Antoine l'avait un jour surpris occupé, à une heure avancée de la nuit, à tendre des pièges pour les lièvres, passion qui a donné un mauvais renom aux habitants de Schoorl. Au reste, c'était un mauvais chasseur, et même avec l'aide du braconnage il ne rapportait pas, dans une saison de chasse, la moitié de ce que tuait le double Antoine, comme disait Krelis, ce qui l'ennuyait beaucoup.

Dès que Dirk aperçut Antoine le chasseur, il lui cria d'un ton demi-impératif:

—Où sont-ils allés, Antoine?

—Vous devez le savoir! dit celui-ci.

—Puis-je regarder par-dessus la montagne? grommela Dirk Joosten. Avez-vous quelque chose?

—Ni poil ni plume! cria Antoine le chasseur, à haute voix.

—Cela va mieux pour moi, dit Dirk en souriant: et il tira un lièvre et trois perdreaux de sa carnassière, et les éleva triomphalement en l'air.

—Chacun son tour, Dirk! cria l'autre.

—Oui, s'écria Dirk, et si tu n'avais-pas de tour aujourd'hui, enfant du diable!

Alors il descendit la dune et continua son chemin en se dirigeant vers le nord.

—Allons, maintenant au champ, de derrière, Veldine! dit Antoine le chasseur à son chien, et un rayon de courage brilla de nouveau dans ses yeux, un joyeux sourire illumina son visage bruni. Il but un petit coup de sa gourde et se dirigea vers le midi.

Il avait bien remarqué l'endroit où les perdreaux s'étaient abattus. D'après tous ses calculs, c'était une plaine à lui bien connue qui a l'air d'une exploitation manquée, et ça et là parsemée de bouquets de genêts, de saules rampants et d'aunes nains. Cependant il prit encore plus au sud, comme s'il dépassait la place pour tirer les perdreaux contre le vent. Alors il s'approcha de la plaine; mais les perdreaux étaient devenus sauvages. Bien loin avant qu'il ne fût à portée, ils prirent leur vol, et firent une bonne traite vers le sud-ouest où ils s'abattirent de nouveau.

—Patience! pensa Antoine, et après avoir vainement exploré la plaine pour s'assurer qu'il n'était rien resté en arrière, il prit la même direction pour poursuivre la compagnie.

Il répéta cette manœuvre encore trois ou quatre fois, cette manœuvre dont il avait rêvé; chaque fois les perdreaux gardaient l'avance: il ne perdit pourtant pas patience: la vue des perdreaux à l'horizon, toute vexante qu'elle fût, le faisait continuer. Mais son âme était tellement préoccupée des perdreaux qu'il me semble qu'un lièvre, aurait pu lui couper le chemin sans que, tout bon chasseur qu'il fût, il l'eût aperçu à temps! Après une couple d'heures de chasse, il se reposa encore une fois dans un endroit où son chien trouva de l'eau de source. L'animal, non content de se désaltérer, entra dans l'eau jusqu'au ventre, et parut après ce rafraîchissement aussi alerte et aussi vif que le matin. Antoine imita cet exemple, puis poursuivit la chasse.

Déjà il avait dépassé le bois de Bergen. Tout à coup, il vit la compagnie se lever et s'abattre aussitôt. Il se hâta de marcher dans cette direction. Déjà il approchait de la place où elle devait être! le chien tenait le nez avec la plus grande attention contre le sol. Son espoir n'avait pas encore été aussi vif de toute la journée. Mais tout à coup le poteau de la chasse réservée du seigneur de Bergen lui tomba sous les yeux; son domaine s'étend encore de quelques verges au delà du bois. Déjà le chien l'avait dépassé eu reniflant. La tentation était grande. Il n'avait encore rien fait après une chasse de tant d'heures. Bien plus, il s'était vanté de rapporter des perdreaux. Et puis Jeannette lui refuserait le baiser promis, et pis encore, comme elle se raillerait de lui! Son nom ne serait plus Antoine le chasseur. Le garde du bois de Bergen était à Alkmaar. Ah! comme les perdreaux en s'élevant l'avaient provoqué! il avait marché vers le nord. Et là, à une quarantaine de pas peut-être, se trouvaient les objets de son désir, non, de son besoin, les beaux perdreaux, fatigués d'un long vol, et reposant, Dieu sait de quel profond repos, dans la haute mousse!

Il se sentait agité; son cœur battait dans sa poitrine. Le chien allait de nouveau reniflant. Il leva les yeux et soupira profondément. Un instant, il réfléchit et il rappela le chien qui obéit à contre-cœur. «Je ne veux pas me nommer Antoine le voleur de gibier, à mes propres yeux!» dit-il en soupirant.

Il tourna le dos au poteau et à la chasse du seigneur de Bergen, et tout à coup, comme pour le récompenser, un fort sifflement se fit entendre! une couple de perdreaux s'envolaient juste devant lui, des retardataires qui n'avaient pu suivre la troupe. Au même instant son doigt fut sur la gâchette et les deux coups retentirent. Un perdreau tomba comme du plomb; l'autre alla un peu plus loin, tourna sur lui-même en l'air, et tomba également. Tandis que Veldine s'emparait du premier, il alla pour ramasser l'autre. Il vivait encore et s'efforçait de se cacher dans la mousse, mais Antoine le saisit. Il le regardait tristement et d'un air plaintif avec son petit œil rond où la lumière était à demi éteinte. Il le laissa retomber. C'est d'un œil pareil que Jeannette l'avait regardé dans le sinistre rêve. Toute la vision reparut devant son esprit. Et, ramassant de nouveau le perdreau, le petit œil rond était déjà couvert de la paupière grise!

Le fatal souvenir est passé, et Antoine le chasseur fait joyeusement le reste de son chemin. Il a ce qu'il désirait: les deux perdreaux desquels dépendait la conservation de son nom étaient suspendus à sa hanche. Il n'a pas perdu le baiser de Jeannette! Le fusil chargé de nouveau lui semble léger. Il marche ainsi à travers la haute bruyère et les genêts. Un quart d'heure après, un lièvre bondit et tombe presque au même instant, «arrêté dans ses bonds agiles par le plomb rapide,» comme a chanté le plus poétique chasseur de la Hollande.

—Plus on arrive tard au marché, plus il y a de beau monde! dit Antoine le chasseur. Et, content de sa chasse, il se dirige tranquillement vers Schoorl.

Il était déjà tard, et il avait, encore une forte hauteur à gravir, puis une longue promenade, bien que la distance ne fût cependant pas comparable à la largeur du ciel; mais que lui importait la fatigue? Il allait arriver triomphant avec sa chasse sous les yeux de Jeannette.

—Puisse-je porter le lièvre, Antoine? demanda, un petit garçon aux cheveux jaune paille et aux joues d'un brun de cale qui sortait du taillis sur la dernière dune de Schoorl; il y avait coupé un bâton lorsqu'il avait vu les pattes velues sortir du filet de la carnassière.

—Oui, frère de Krelis, dit joyeusement Antoine le chasseur, je vais te le donner; mais il ne faut pas l'escamoter, entends-tu?

Il s'assit par terre, et ouvrant la carnassière, il la vida d'abord des perdreaux qu'il avait mis au-dessus. Le petit garçon en prit un et le considéra.

Eh! qu'il est gras! et de jolis petits yeux d'ouate! dit-il en ouvrant par un badinage d'enfant un des yeux du perdreau et le mettant devant Antoine.

—Laissé ses yeux fermes, méchant bambin! dit Antoine le chasseur avec vivacité, et un nuage reparût sur son front.

Alors il suspendit le lièvre en sautoir par les pattes sut le bâton de l'enfant: celui-ci, fier de sa charge et se sentant plus grand que tous les enfants de paysans réunis des seigneurs de Schoorl, Groet et Kamp, descendit rapidement avec l'animal.

Mais Antoine cacha les deux perdreaux dans l'intérieur du sac de la carnassière, si bien que la moindre plume n'en dépassait pas.

—Je serai malin, se dit-il à lui-même, et je vais voir d'abord ce qu'elle va faire.

Ainsi il traverse le village et suivit le chemin de sable; calculant s'il était vraisemblable que Jeannette fût ou non à la maison à cette heure de la journée. Il était encore à cinquante pas de sa chaumière. Le bois tressaillit à sa droite, et Jeannette s'élança en poussant un grand cri pour l'effrayer. Le sourd-muet la suivait lentement.

Antoine le chasseur s'effraya plus que Jeannette n'avait pu s'y attendre. Un frisson glacial lui parcourût les membres. Mais il se remit sur-le-champ.

—Sac plat! lui cria-t-il en riant.

—Cela n'est pas vrai, dit la joyeuse fille, car j'ai vu le garçon avec le lièvre. Mais où sont les perdreaux, Antoine?

—Je n'ai pu en atteindre, dit Antoine, qui sentit que son visage le trahissait. Mais non, Jeannette, ajouta-t-il, la jeune fille le regardant avec incrédulité.

—Voyons, camarade, dit-elle; et elle saisit la carnassière pour se convaincre.

Mais il tira celle-ci de la main chérie et la repoussa brusquement vers son côté droit. La jeune fille sourit et sauta devant lui pour tacher de voir dedans. Un coup retentit: le chien aboya. Jeannette gisait sanglante à ses pieds.

Dans son brusque mouvement pour jeter la carnassière de l'autre côté, il avait engagé le chien de son fusil dans une des petites mailles du filet, et en relevant l'arme, le coup était parti.

Antoine le chasseur et les deux petits garçons étaient pétrifiés. Mais l'enfant sourd-muet revint le premier à la conscience de la situation: il s'élança furieux sur Antoine et le mordit au bras. Le fusil était tombé par terre. Tout à coup le malheureux chasseur se baisse et le saisit par la crosse; mais une main vigoureuse saisit la gueule du canon et lui arrache l'arme. C'était un paysan qui étant accouru déchargea le fusil en l'air. La moitié du village accourut et se pressa autour du cadavre de Jeannette et autour de l'infortuné, qui désire retrouver son fusil et lutte avec une rage muette contre les assistants.


Il n'y a pas de secours à porter à Jeannette. Chacun sait qu'un coup de plomb à bout portant fait une blessure mille fois plus dangereuse qu'une balle; car chaque petit grain en fait une particulière et la quantité des plombs est infiniment plus lourde. Mais aussi le coup avait frappé la charmante enfant, droit au-dessous du cœur. Pleurée de tout Schoorl, elle alla reposer sous les petits arbres verts du cimetière. La vieille grand'mère et l'enfant sourd-muet avaient tout perdu.

L'infortuné Antoine le chasseur fut saisi d'une violente fièvre dans laquelle il ne cessait pas d'être furieux. La nuit après l'enterrement de Jeannette, il échappa à son gardien qui avait succombé au sommeil et monta sur la fenêtre. Le garde du bois de Bergen qui s'en retournait tard à la maison, le vit au clair de lune travailler en chemise au haut de la dune.

—Que faites-vous là, Antoine? cria-t-il d'une voix forte en le saisissant par le bras,

—Seigneur, dit l'infortuné effrayé et à voix basse, je l'enterre. La mer va venir tout à l'heure.

Et il couvrit de sable un des perdreaux, pour lequel il avait creusé une tombe avec ses doigts.

Le soir suivant, il avait rendu l'âme!


[1] Terres en friche ou incultes.

FIN DE LA CHAMBRE OBSCURE.

TYPES HOLLANDAIS.


I

LE BATELIER.

J'ai si souvent voyagé en trekschnit[1] que je suis à même d'écrire sur ce mode de locomotion le plus grand libelle et le plus grand éloge. Je me suis exprimé une fois un peu vivement sur son compte [2] mais j'en suis à demi au regret. Je crois que je l'ai fait pour avancer l'affaire des chemins de fer, uniquement par impatience. Mais maintenant que je vois déjà une barque d'ordonnance tomber réellement en ruine et que des paniers à pipes (vrai signal hollandais) flottant dans l'air crient à diverses autres le Memento mori, l'affaire prend pour moi une tournure si mélancolique que je serais en état de louer le roef[3] entier d'Amsterdam à Rotterdam pour écrire une élégie sur les temps changés. Ce n'est pas tant pour les trekschnits que cela me peine: ils ont beaucoup de défauts et il y a de meilleurs moyens de locomotion, mais c'est pour les bateliers. Vous perdrez beaucoup, mes amis, à leur disparition. C'est une bonne, honnête, fidèle race de gens à la mode antique, et ce sera une vraie désolation si jamais ils disparaissent de la terre—je veux dire des eaux. Respect pour eux! Ayez un bon batelier et donnez-lui un message oral, une lettre ouverte, une grande somme d'argent, un meuble précieux! Rien ne manquera au message, pas un stuiver à l'argent, pas un mot ne sera lu dans la lettre, pas la moindre égratignure ne sera faite au meuble. Faites-lui seulement savoir que vous vous fiez à ses soins, et soyez aussi tranquille que si vous envoyiez votre propre fils. Ici ton image est devant mes yeux, loyal Van de Velden. Tu appartiens au personnel d'amis de mes souvenirs académiques. De qui Hildebrand aimait-il mieux entendre le pas que le tien sur l'escalier inégal de son humble réduit d'étudiant lorsque tu y traînais le panier à cadenas ou le petit coffre bien connu qui n'avait plus besoin d'adresse? Et puis ton affectueux compliment, et que toute la famille allait bien, et l'impatience d'Hildebrand lorsqu'il cherchait le double de la clef avec laquelle sa bonne mère avait fermé le cadenas. Passais-tu jamais près de lui sans lui dire:—Monsieur n'a-t-il rien à faire dire? ou pouvais-tu dans sa ville natale passer devant la maison de ses parents, sans y aller dire que tu avais vu monsieur la veille en improvisant les saluts les plus cordiaux de sa part? Ne l'as-tu pas caché plus d'une fois dans ta barque, quand il était vert[4], jusqu'à ce que la table d'étudiants sur la Mare fût finie. Et quand il fût promu à ses grades, et que tu le félicitais—que manquait-il donc à tes yeux que ton mouchoir aux mille couleurs, qui ne pouvait rester dans ta poche quand tu remarquais qu'on avait déjà emporté presque tous ses coffres? Diable! Van de Velden, le trekschnit ne devrait pas être supprimé!

Mais, outre celui-là, j'avais maint ami à bord de la barque qui savait reconnaître ma malle et mon sac de voyage à un quart d'heure de distance, et prenait à l'instant pour moi le meilleur coussin du roef, le secouait et le mettait sur la chaise du pilote, prêt, si le pont était mouillé, à me céder l'usage de ses sabots. Lorsque je le pouvais, je m'asseyais sur la chaise du pilote, et je n'ai jamais dit d'elle du mal. Je connaissais l'histoire de tous les bateliers et de tous les domestiques, de leurs anciennes relations et de leurs récentes mésaventures à bord du trekschnit. Chacun avait son mérite propre dans la conversation. L'un savait montrer partout des canards et des lièvres dans les terres cultivées le long desquelles nous passions; l'autre savait, tout en fumant régulièrement sa pipe, régaler les gens de vieilles histoires du temps où il allait à l'école; le troisième parlait de Bonaparte, et combien celui-ci avait dû avoir peur des cosaques, avec l'exactitude d'un contemporain et la familiarité d'un ami. Je me souviens du vieux Mulder, avec son chapeau peint et sa culotte courte; il conduisait toujours les barques les plus pleines; le long Riethenvel, qui était renommé pour le sauvetage des noyés; et son frère, surnommé le Teigneux, qui n'avait pas toute la dignité de l'état de pêcheur, mais qui était un causeur facétieux, inépuisable, et sachant raconter des anecdotes pendant autant de ponts que vous vouliez. S'il lisait le commencement de ce morceau, cela le fâcherait; car je sais que rien ne l'ennuie plus que quand on se lamente sur le sort qui attend les trekschnits dans l'avenir.

—Vous aurez bientôt fini, batelier? dit une demoiselle dans le roef, en regardant par-dessous ses lunettes notre Riethenvel, après avoir fait d'inutiles efforts pour décider un monsieur assis dans le coin à lier un bout de conversation. Vous saurez bientôt fini, batelier?—Comment cela, mademoiselle? demanda le capitaine.—Mais grâces aux chemins de fer.—Les chemins de fer! mademoiselle, cela ne vaut pas un liard. S'il n'y avait rien autre chose, ce serait bientôt fini d'eux. Mais la nouvelle...—La demoiselle ne connaissait rien de plus nouveau au monde que les chemins de fer, et l'on ne parviendrait pas à l'y faire monter.—Mais oui, dit Riethenvel; vous avez lu sans doute quelque chose sur le soufflet souterrain?—Sur le quoi? demanda la demoiselle ôtant ses lunettes, sur le quoi?—Mais le soufflet souterrain, s'écria le batelier aussi fort que le lui permit sa voix rauque. C'est magnifique, écoutez! Vous avez des tuyaux, des buses, des canaux ... et souterrains encore! d'Amsterdam à Rotterdam, par exemple, et réciproquement, ce sont les deux plus grands. Maintenant vous en avez de courts pour Halfwez, Harlem, Leyde, Delft ... vous comprenez, n'est-ce pas?—La demoiselle dressait les oreilles et ouvrait la bouche.—Bon! vous arrivez au bureau; vous voyez dans le plancher un certain nombre de trappes sur lesquelles sont peints en grandes lettres les noms de Halfwez, Harlem, Leyde, en un mot toutes les destinations. Vous voyez là une grande balance et un valet en très-belle livrée à côté. Où doit aller mademoiselle? dites seulement un endroit;—Ici le narrateur attendit une réponse, mais la demoiselle ne savait que dire et craignait que tout le récit ne fût qu'un piège tendu à son innocence.—Bon! je dirai que vous voulez aller à Rotterdam. Vous recevez une carte. Très-bien. Veuillez vous mettre dans la balance. Ici la demoiselle ne put se contenir:—Dans la balance, batelier? s'écria-t-elle, et ses prunelles s'écarquillèrent de surprise, aussi grandes que des assiettes. Que dois-je faire dans la balance?—Vous allez le savoir. Vous serez pesée. Vous êtes passablement grosse. Bon: tant de livres, tant de force pour le soufflet. Veuillez aller vous placer sur cette trappe. Pouf! elle descend dans la terre. Runt! vous voilà en route: vous ne voyez rien que les ténèbres d'Égypte. Mais on n'a pas besoin de voir. Dix minutes. Cric, crac, font les ressorts. Vous voilà de nouveau dans un bureau; vous croyez que c'est le même? vous vous trompez: vous êtes à Rotterdam. Est-ce vrai ou non, Pierre?

À cet appel l'interpellé, qui est domestique du Teigneux, ne répondit qu'en hochant la tête et en prenant une chique de tabac.—Pierre y a été peseur, ajoute le batelier. Vous pouvez en voir le dessin: cela serait inauguré depuis longtemps, ma chère demoiselle, mais on attend que les manches larges soient passées de mode. Pierre, il fait froid, mon brave, tu as de l'âge. Ne lambine pas parce qu'il y a une demoiselle dans la barque; fais marcher la haridelle, camarade; et donne-moi mon manteau, car il commence à pleuvoir.

—Oui, mes braves gens, dit la demoiselle, il faut bien prendre soin de votre santé. Je ne sais comment vous y tenez.

—Y tenir? dit le batelier: mademoiselle doit savoir qu'il n'y a pas de gens qui vivent plus vieux que les bateliers et les maîtres d'école. Les maîtres d'école, à cause de l'innocente haleine des enfants, et les bateliers, à cause du grand air et du vent.


[1] Barque traînée par un cheval qui, malgré les chemins de fer, est encore aujourd'hui un moyen de transport très-usité en Hollande, et nous devons ajouter très-agréable.

[2] Page 66.

[3] Arrière du trekschnit, et premières places.

[4] On désigne en Hollande par le nom de verts, les étudiants récemment entrés à l'Université, qui sont soumis, comme partout, à certaines tribulations et épreuves.


II

LE DOMESTIQUE DU BATELIER.

—Si nous avions une servante de moins? dit le bourgmestre Dikkerdak à madame Dikkerdak un beau matin, et il éplucha la frange de ta cordelière de sa robe de chambre, comme s'il avait envie de faire fortune en réalisant cette proposition.

—Une servante de moins! s'écria madame Dikkerdak, et ses yeux se mirent à briller d'une façon effrayante, c'est impossible, monsieur! Si on consomme trop, ce n'est pas le fait des servantes. Les servantes doivent rester. Je, et elle appuya d'une manière étonnante sur ce pronom, je ne puis me passer d'aucune de mes domestiques.

Le bourgmestre eut un violent accès de toux, car il avait la poitrine oppressée; il déploya un numéro du Journal de Harlem ... octobre 18.. (il y a longtemps) avec précaution de ses plis officiels; posa une petite bûche sur le feu; alla jusqu'à la fenêtre; regarda les arbres de sa campagne, puis son abdomen, puis les pointes de ses pantoufles flambées; eut encore une accès de toux; quitta la chambre avec gravité; alla se faire poudrer, et cette opération solennelle étant terminée, s'enferma dans sa chambre. Alors il étendit la main et sonna.

—Faites monter Kees[1], dit-il au domestique qui entra.

Kees vint, poudré comme son maître; c'était un homme d'environ cinquante ans, de taille moyenne.—Que désire monsieur? demanda-t-il.

—Kees, commença le bourgmestre; mais un nouvel accès d'oppression de poitrine l'empêcha d'aller plus loin. Kees écoutait la toux dans la plus respectueuse attitude.

—Kees, reprit le bourgmestre, tu m'as fidèlement servi pendant vingt-deux ans, loyalement servi, servi avec zèle...

Kees prit courage: il avait pense qu'il s'agissait d'une chose désagréable, et le bourgmestre était un homme sévère. Maïs celui-ci, voyant la figure de Kees s'éclaircir, prit aussi courage; si bien qu'en ce moment deux hommes se trouvaient en présence qui avaient tous deux le plus beau courage du monde.

—Fidèlement servi? répéta le bourgmestre.

—Le mieux que j'ai pu, dit Kees, et il regarda les revers rouges de sa redingote gris-jaune.

Le bourgmestre prit une prise et dit:

—J'ai attendu l'occasion de le récompenser.

—Quant à cela, monsieur, reprit Kees, et une grosse larme vint rouler au coin de son nez, car c'était un sensible malgré ses favoris,... monsieur a toujours été pour moi un bon maître. Je désiré...

—Écoute, Kees, dit le bourgmestre, parlons peu, mais parlons bien; il y a une place vacante dans la ville et j'ai pensé à toi. C'est une petite place facile, une bonne petite place...

—Mais, dit Kees, si je puis prendre la liberté d'interrompre monsieur; je ne désire nullement charger...

Le bourgmestre eut de nouveau un violent accès de toux.

—Et puis-je prendre la liberté, dit Kees, de demander de quelle place il s'agit...

Le bourgmestre Dikkerdak se frotta le menton avec gravité, et dit avec majesté:

—Le bénéfice de domestique à bord du trekscknit de X. Il sera donné dans peu. Réfléchis-y, Kees! je te le conseille; et va maintenant (kuch! kuch!) demander (uche! uche!) si madame (uche! uche!) veut m'envoyer mon sirop par Betjen: j'en ai terriblement besoin.

Kees voulait encore dire quelque Chose. Mais le bourgmestre toussait d'une façon si effrayante et devenait si rouge de figure, faisait si clairement signé de la main qu'il lui fallait le sirop sur-le-champ, que Kees jugea prudent de partir.

—Que les bateliers aillent au diable! s'écria Kees une heure après en rentrant chez lui, et en jetant sur les pierres son chapeau galonné aussi loin qu'il voulut aller; que les bateliers aillent au diable!

Sa bonne Hélène, croyant qu'il était devenu fou, ramassa le chapeau et lui demanda ce qu'il avait.

—Je dois devenir domestique de batelier, s'écria-t-il, et ses yeux roulaient terriblement dans sa tête. Domestique de batelier, parce que, pendant vingt-deux ans, j'ai servi fidèlement monsieur! Avec la vadrouille[2], hein?... une jolie carrière! Oh! oh! oh! crier vingt fois oh! près d'un pont, et hu!... u.... u... u... près du bord d'un fossé! C'est magnifique, hein?

La bonne femme ne comprenait pas trop ce que signifiait toutes ces exclamations! mais quelle fut son épouvante et son horreur quand elle en apprit plus nettement la cause. Comment? s'écria-t-elle, tu courrais avec des paquets devant les portes; tu aurais un bonnet de charretier, un tapabor sur ta tête poudrée! Toi, une capote de soldat au lieu de ton habit galonné; et tu viens justement d'en avoir un neuf.

—Cela n'avance à rien, femme! dit Kees, je l'ai remarqué depuis longtemps; il y a de la difficulté chez monsieur; mais c'est malheureux pour celui sur qui cela tombe.

—Cela n'arrivera pas, dit Hélène. Laisse monsieur te renvoyer; laisse-le te jeter sur la rue, mais ne sois pas domestique de batelier, lorsque tu as été domestique pendant vingt-deux ans dans une bonne maison.

Et à l'unanimité des voix, il fut décidé que cela ne serait pas. Ce qui arriva Kees savait le raconter à sa manière, comme il l'avait fait plus d'une fois, la main à la barre du gouvernail.

Cela resta ainsi en suspens, mais seulement une quinzaine de jours; c'était un mardi, et monsieur allait tous les mardis à la chambre du bourgmestre; nous partîmes en voiture pour la ville. Nous arrêtons devant l'hôtel-de-ville; je descends et j'aide monsieur à sortir.—Attends ici un instant, me dit-il.—Avec la voiture?—Non, dit-il; toi seul, Kees; va près du messager de l'hôtel-de-ville, tu le connais.

C'était en effet mon neveu.—Que venez-vous faire ici, me dit celui-ci. Je dis: Je n'en sais rien. Et monsieur entre. Je pensais: monsieur ne sera pas assez fou pour aller parler là dedans de cette plaisanterie; car je croyais que Maire était oubliée; il a bien vu que cela ne m'allait pas. Mais toute sa vie! J'attendis bien une demi-heure; puis on sonna. Mon neveu entra avec un trousseau de clefs: que va-t-on faire de moi? En un clin d'œil j'étais de retour; on m'avait fait une belle vie. Je dus venir en haut. Là était assis monsieur qui est passablement gros, et puis le gros Van Zuchter, et M. Daats, dont le fils est encore bourgmestre, je crois, et le défunt M. Watser avec sa perruque à queue; puis M. Kierewier, mais celui-ci n'avait rien à dire; il était là comme secrétaire et assis au milieu des papiers. Le plus gros, Van Zuchter, avait un petit marteau dans la main; il commença à me faire un sermon et à m'adresser des félicitations en même temps; en un mot à me dire que, grâce aux belles paroles de M. Dikkerdak, mon maître, ces messieurs avaient consenti à faire selon mon désir, c'est-à-dire à me nommer domestique du trekschnit de X., et qu'ils espéraient que je remplirais ce poste fidèlement et loyalement et aurais bien soin de tout à bord. Voyez-vous, je fus si fâché, monsieur, que je pensai en avoir une attaque: Attends, mon gros, dis-je, tiens-toi bien un instant, je vais parier avec toi; car, voyez-vous, je songeais à dire carrément que je ne le ferais pas. Mais, ah! bien oui, dès que j'eus amen, ils commencèrent tous à me féliciter, et à faire que c'était une bénédiction, et Kierewier avait préparé un papier qu'il me mit dans la main, et mon maître ne faisait que tousser: c'est maintenant qu'il avait la poitrine oppressée; avant que je pusse dire quelque chose, M. Van Zuchter prit une grande sonnette de table; elle ressemblait à une cloche, et alors mon neveu rentra, et je n'eus plus qu'à partir; mais que dit ma femme lorsque je revins à la maison comme domestique de batelier! J'étais à peine rentré à la maison que déjà madame Dikkerdak et mademoiselle étaient là, tout le monde me félicitait et me disait que je serais bientôt batelier! Une belle chose: tous les bateliers sont plus jeunes que moi, et je ne viens que le troisième après le plus jeune domestique.—Et comme ma femme se lamenta, lorsque dans les froides matinées je devais aller à la barque avec ma vadrouille sous le bras! Oh! mes chères gens! Enfin nous avons trainé et nous traînons comme nous pouvons. Monsieur est mort, madame est morte, et la jeune demoiselle a encore dernièrement voyagé avec moi; mais elle disait à peine bonjour et bonsoir, et je suis maintenant dans ma soixante-dixième année... Ho... o,... o..., conducteur, la corde va se mettre en pièces avec ces chocs. Elle durera encore plus longtemps, que moi, s'il plaît à Dieu!


[1] Abréviation de Corneille.

[2] Trousseau fait de vieux cordages défilés qui sont attachés au bout d'un bâton et dont on se sert comme d'un balai à bord des navires pour les nettoyer.


III

LE BARBIER.

À monsieur J. D. Van den Hanzett, chirurgien à Monnikendam.

Mon digne collègue,

Les longues soirées d'hiver et le nombre relativement petit des patients me permettent de vous écrire, à l'occasion de la nouvelle année, une lettre confraternelle; ce que j'avais envie de faire depuis longtemps: cette fois-ci, je n'ai pu résister davantage à l'aiguillon. Vous ne sauriez croire combien, dans cette capitale, diminue tous les jours le nombre des confrères avec lesquels on puisse échanger raisonnablement ses idées sur la science; ce sont presque tous maintenant des gens qui ont fait de très-faibles études, qui comprennent l'opération, c'est-à-dire la partie manuelle, qui ont de la dextérité, mais sans procéder en vertu d'une théorie ou d'un système, et qui ne peuvent rendre compte de leur affaire; ils ne sont même pas capables, si par une circonstance, accidentelle ils produisent une ulcération, de la guérir secundum legum artum, ou de graisser une emplâtre, et c'est pourquoi aussi, pour les blessures qu'on se fait, ils ne savent ordinairement rien conseiller que de l'eau froide et une compresse.

Oh! mon bon Van den Hanzett, lorsque, chez votre digne oncle, à Amsterdam, nous exercions cette branche dans notre jeunesse, c'était une autre branche et un autre temps. Qui eût osé donner à ce profond savant le nom déshonorant de barbier, qui dans les dictionnaires les plus étendus de ce temps ne se trouve même pas. Maintenant nous sommes tous nommés ainsi par le grand et le petit. On a arraché notre branche du cercle des sciences médicales et réduite à elle-même, si bien qu'elle se corrompt et se dessèche comme une branche violemment amputée de l'arbre. Peu sont aussi heureux que nous à qui il a été donné de continuer d'exercer le noble art de la chirurgie, mais quelle est la considération dont nous jouissons? Quel cas fait-on de nous dans les commissions médicales provinciales? Et ne devons-nous pas avouer que dans ce siècle d'obscurantisme, notre rasoir fait perdre toute confiance en notre lancette?

Si nous trouvions encore, dans l'emploi de ce rasoir, un moyen surabondant d'existence, comme il conviendrait qu'en pût donner un art qui est en si étroite alliance avec la civilisation, et duquel tant de choses dépendent dans la société, nous pourrions alors du moins, nous pourrions nous consoler et prendre à cœur l'avantage général, non sans profit pour nous-mêmes. Mais s'il en est pour vous comme pour moi, alors vous perdez aussi tous les jours des chalands, et il ne vous en naît pas de nouveaux. Hier,—et cette circonstance même m'a porté à vous écrire aujourd'hui,—hier j'ai perdu mon dernier patient, qui était habitué à se faire raser jusqu'à la nuque avec un large instrument, et un peu dans le système dur, comme notre défunt patron avait coutume de traiter les bourgmestres, lorsqu'on était encore habitué à donner aux parties du menton et du cou un aspect convenable. Maintenant il est dans l'ordre de laisser autant de poil que possible, au grand affront de l'intervention de Tubalcaïn et de la branche chirurgicale, et j'ose dire, de plus, au grand détriment des bonnes mœurs. Car je présume, avec de bonnes raisons, que tous les régicides, les suicidés, les émeutiers et les auteurs de comédies, en France et ailleurs, doivent en grande partie leurs sauvages égarements à ce que, depuis les années de la puberté, ils ont donné pleine carrière à leur barbe et l'ont laissée croître à la façon des révolutionnaires, qu'on nomme Jeune-France. Je les vois tous les jours dans les magasins d'estampes.

Mais revenons au défunt. Je vous dirai qu'avec lui toute mon ambition pour l'avenir de la branche est descendue dans la tombe. Que veut-on présentement? Avec le dédain du gracieux, tout le beau de l'opération disparaît, et si doucement, si insensiblement, qu'on en vint à laver la barbe! Comment peuvent, de cette façon, faire honneur à la branche, ceux qui se montrent les vrais disciples de notre inoubliable Blaaskron, lorsque tout doit être fait en cinq minutes? Mais savez-vous, mon digne Van den Hanzett, qui sont ceux qui gâtent pour vous et pour moi toute la branche chirurgicale? Personne autre que cette infâme nation anglaise qui est la cause de tous nos malheurs.

Ouvrez le premier journal venu qui vous tombe entre les mains et vous en serez convaincu. Partout vous verrez les emblèmes de notre branche représentés d'une manière incomplète par de mauvaises gravures sur bois, et à votre indignation intérieure vous verrez que c'est une nouvelle sorte de rasoirs patentés, de sirops patentés, de savons patentés, qu'on vient d'inventer uniquement dans le but, pour ainsi dire, de jeter des perles devant des porcs, rendre notre difficile branche accessible au premier venu, et nous voler, nous et nos enfants. Je demande seulement, mon digne collègue, ce que signifie cette belle institution des patentes, si chacun, non seulement ceux qui ne sont pas graduées, mais même les non patentés, ont la permission de se faire la barbe eux-mêmes? Voilà une question qui vaudrait la peine d'être présentée à la seconde chambre, et je serais curieux de voir comment ces messieurs en sortiraient. Mais à quoi cela servirait-il, Van den Hanzett, à quoi cela servirait-il? Croyez-moi, si vous pouvez le croire à Monnikendam; mais ici, dans la capitale, il y a abondamment occasion de se convaincre qu'un tiers des hautes puissances (ombres de nos pères!) se soustrait à la faculté.

Mais laissons de côté ce chapitre chagrinant pour nous; ma lettre est déjà longue, et j'ai fixé ce soir pour l'exercice de mes deux fils, qui doivent tous deux se faire, pour la première fois, mutuellement l'opération à la lumière. Encore un mot sur la situation sanitaire de cette capitale. Il y a ici encore beaucoup de fièvres, et j'en reste avec notre inoubliable patron au principium nocentium de l'eau, en combinaison avec les humeurs de l'atmosphère. Mais croyez-moi, le quinquina fait beaucoup de mal à la longue. J'ai eu, il y a peu de temps, l'honneur de guérir un patient qu'on aidait à mourir avec le misérable sulfatis quinini, seulement et uniquement en lui conseillant de manger des grappes de raisin sur l'estomac à jeun; la fièvre intermittente l'a immédiatement quitté! Et moi je vais vous quitter aussi. Adieu, avicissime collega, mes salutations cordiales à madame la chirurgienne, et aussi de la part de ma femme.

Votre affectionné collègue,

JORIS KRASTEM.

Amsterdam, 12 décembre 18...

P.S. Je crois que vous ferez bien d'enlever le crocodile empaillé qui pend peut-être encore, comme autrefois, au plafond de votre magasin. On commence en ce temps profane à plaisanter de ces affaires scientifiques. O tempores! o mora!


IV

LE COUCHER DE LOUAGE.

Le premier crépuscule du matin planait sur la ville académique[1]; çà et là, la petite mèche d'un réverbère isolé répand une lumière devenue inutile. Tout dort encore dans la Bréestraat. Seules les corneilles sont en promenade en grand nombre sur les pierres et volent sur la tête de bœuf chez Rivé et sur les têtes des lions qui veillent sur les clefs de Leyde sur l'escalier de l'Hôtel-de-Ville, s'étonnant que la sentinelle regarde d'un œil si endormi, et qu'elle ne porte plus de bottes luisantes comme autrefois. Par respect pour le repos des têtes savantes de l'Athènes néerlandaise, elles s'abstiennent cependant de cris inutiles. Tout à coup retentit un coup de fouet qui fait prendre à un carrosse à quatre chevaux la fuite vers les clochers et les cheminées. La calèche arrive devant une étroite boutique encore fermée. C'est une bonne voiture, plusieurs fois employée et mise à l'épreuve: sur le siège est assis dans toute la gloire de son attitude, avec le chapeau dans un étui luisant, une paire de favoris de chaque côté du visage, des anneaux aux oreilles, un œil vif, une bouche joyeuse, et enveloppé dans un pourpoint de drap gris et un long manteau, Gerrit Van Stienen, surnommé le fou Gerrit, à cause de sa hardiesse en partie réelle, en partie feinte, vis-à-vis des nobles coursiers.

—Hip! hi! cria le fou Gerrit. Tout s'arrête dans un silence de mort. Il se lève sur le siège, et fait claquer trois fois son fouet, si bien que les corneilles s'envolent comme si cela s'adressait à elles et commencent un carrousel autour de la poire de l'Hôtel-de-Ville. Il fait entendre de nouveau son hip! hi!

La fenêtre de l'étage s'ouvre; un jeune homme avec un mouchoir de soie sur la tête (les étudiants détestent les bonnets de nuit) et une jeune-france au menton, regarde au dehors, enveloppé dans une robe de chambre écossaise à carreaux.—Eh! le fou; voilà de l'exactitude, gaillard!—Bonjour, monsieur, dit le fou en clignant obliquement de l'œil, avez-vous attendu longtemps?

Le monsieur à la jeune-france jette un coup d'œil sur l'attelage:—Doivent-ils le faire, Gerrit, dit-il.—Oui, monsieur, ils le désirent de tout cœur.—Ils n'ont pas un extérieur florissant, Gerrit.—Cela ne se peut pas non plus, monsieur; mais les jambes sont solides.—Il me semble qu'ils s'appuient si rêveusement l'un contre l'autre.—Monsieur doit tenir compte qu'ils sortent à peine du lit; et puis ils ne se tiennent pas en perfection debout, mais ce sont de fameux coureurs.

Trois jeunes gens apparurent, venant des différents coins de la ville, et se réunirent d'une façon passablement bruyante dans la chambre de l'étudiant à la jeune-france.

—Fixe au commandement, Gerrit! dit monsieur un tel en franchissant d'un pas rapide l'escalier.—C'est qu'il dit aussi, dit Gerrit en montrant son fouet.—En deux heures à Harlem, ordonna un autre, en boutonnant étroitement son paletot.—Si nous ne faisons pas le chemin en sept quarts d'heure, dit Gerrit, cela ne sera pas gentil, et il cligna des yeux.—Il ne faut jamais marcher, Gerrit, dit monsieur François, pas même dans le sable, et il prit place.—Ils devraient être morts de honte, reprit Gerrit.—Fais claquer ton fouet â ébranler la rue, dit joyeusement M. X... en tirant la portière à lui; la réponse du fouet fut: Clic! clac! clic! et les corneilles s'envolèrent eh poussant de grands cris, et la voiture roula et fit trembler tous les carreaux de la Bréestraat dans leurs rainures, jusqu'à là porte de Rhynsburg.

On s'arrête pour se rafraîchir à l'Homme savant,—Vous n'avez pas très-bien marché, Gerrit.—Il faut défaire les jarretières, dit l'homme en ôtant son surtout parce que le soleil commençait à lui peser et se montrant dans une blouse bleue à courts pans, un gilet jaune et un pantalon en velours dont les jambes sur le côté étaient garnies d'une foule de boutons d'os. Les étudiants, Gerrit, et les chevaux prirent leur prandium. Tout est déjà prêt de nouveau.—Attendez, crie François, il nous faut une farce. Duin, allumez les lanternes.—Les lanternes en plein jour, demanda Duin en pâlissant.—Soyez-en sûr, dit Gerrit du haut du siège et en clignant des yeux avec la plus grande gravité; vous ne savez pas, il suffit souvent d'une petite cause pour amener un grand malheur. Hip! hi! hâte-toi un peu, Duin.

On arrive à Harlem, les lanternes allumées. La course a duré deux heures.—Les cloches sonnent, dit Gerrit. On le convainc du contraire avec sa propre montre.—On a couru trop fort pour pouvoir retenir les chevaux. Nouveau clin d'œil. Et le long fouet va à droite et à gauche, et l'air retentit sous les coups, et les chevaux trottent dans la bonne ville, si bien que les épiciers disent derrière leurs comptoirs que c'est un scandale.

On sort par la porte Neuve, on monte la chaussée; on tourne la porte du Sable; Bloemendaal; le sable...

—Vous ne marchez plus, Gerrit? lui crié-t-on.

—Le cheval de devant sous là main a perdu un fer, et le cheval de derrière a marché dans les clous de celui de devant, messieurs.

Mais, malgré ces accidents, dès qu'on approche de la barrière de Zomerzorg, le fouet retentit: Clic! clac! clic! on passe au grand trot devant la maison, on longe le pont, la voiture tourne court et s'arrêté net devant la porte.

—Jolie manœuvre, fou! crièrent les messieurs d'une seule voix, et l'on dit unanimement que personne ne s'entendait mieux à conduire que Gerrit le fou. Celui-ci moissonna son triomphe en adressant un clin-d'œil répété au garçon d'écurie qui attendait.

Un quart d'heure après, les chevaux sont au râtelier, et Gerrit, les manches retroussées, prend avec la pincette un petit charbon du foyer de la cuisine pour le mettre sur sa courte pipe.—Eh bien, Katjen, dit-il a une grosse cuisinière rien moins que jolie, je n'ai pu rester plus longtemps loin de vous. J'ai dit à ces messieurs: Nous poursuivrons le voyage jusqu'à Zomerzorg, je veux savoir si Katjen n'a pas encore d'amoureux.—Qu'est-ce que cela vous fait? cit l'aimable maritorne; vous avez une femme à la maison.—Une femme, répondit Gerrit, et à ce souvenir il ôta respectueusement son chapeau luisant; une femme comme deux, Katjen, et elle vous fait ses compliments. Demandez à ces messieurs; je leur ai dit: Messieurs, aidez-moi à me souvenir que je dois faire à Katjen les compliments de ma femme.

Les messieurs sont à table. Les premiers moments sont passés. Conticuere, rumor, etc. Ce sont des acclamations, des éclats de rire, des toasts sans fin. Monsieur un tel, avec des petits yeux brillants, à demi plus petits que d'ordinaire, arrive derrière, à la cuisine, et s'écrie:

—Gerrit, avez-vous du vin?

—Du vin, monsieur, demanda Gerrit avec le plus innocent visage du monde, en se versant un verre de bière.

—Par les dieux! s'écria monsieur un tel, Gerrit n'a pas de vin, et courant en avant, il revient avec une bouteille à rabat. Lorsqu'il a quitté la cuisine, Gerrit cligne extraordinairement de l'œil, et est transporté de contentement.

Les messieurs se remettent en voiture. Ils sont surexcités. L'un veut aller en voiture, l'autre veut rester en arrière. Le troisième veut avoir le fouet. Le quatrième déclare qu'il consent à donner dix stuivers à Gerrit, s'il fait en sorte de les verser.—J'ai de l'argent, assez, monsieur, répond Gerrit; j'aime mieux mourir demain qu'aujourd'hui.

Il est ferme sur son siège, fait claquer son fouet, cligne des yeux, répond par des plaisanteries, et ne fait pas un pas de plus qu'il ne lui convient.

Il est tard dans la nuit, lorsque Gerrit arrive à la maison. Le garçon d'écurie ouvre la porte et l'éclaire en face avec sa lanterne.

—Tu as un peu chaud, hein? dit Gerrit; moi je tombe du sommeil que j'ai abrégé ce matin.

—Un bon pourboire? demanda le valet d'écurie en frissonnant, dans sa casaque de toile, de froid, de sommeil et de désir.—Une poupée de l'homme, André!—C'est une honte, Gerrit! de tels pourboires quand vous traînez toujours à rentrer.—Allons, dit Gerrit, laisse-moi gagner mon lit, et que je n'aie plus à me soucier de rien.


[1] Leyde, où se trouve la principale université de Hollande.


V

LA JEUNE FILLE DU BRABANT DU NORD.

Par une belle matinée du mois d'août de l'année 1839, deux jeunes gens suivaient le fatigant mais beau chemin de Heide vers Oosterhout. Ils étaient descendus de la diligence au premier de ces endroits et devaient dîner dans le second. Le soleil brillait splendidement sur les champs fertiles couverts de seigle et de sarrasin, qui s'étendaient des deux côtés du chemin, mais en même temps ne tombait pas moins brûlant sur leurs chapeaux de paille et leurs havre-sacs, et comme le frais taillis qu'ils longeaient et les petites sapinières qu'ils traversaient de temps en temps étaient trop bas pour donner beaucoup d'ombre, ils commençaient à s'apercevoir qu'un voyage à pied peut avoir aussi ses désagréments.

—Cette diable de tour, dit le plus jeune en s'arrêtant et en appuyant le pommeau de sa canne sur le côté pour respirer un instant, cette diable de tour est tantôt à droite et tantôt à gauche, et nous n'avançons pas.

—C'est cependant le bon chemin, répliqua le plus âgé qui portait la décoration de la campagne de dix jours[1], je le connais bien. Voilà là-bas, à droite de la tour, le moulin où nous avions un poste.

—Est-ce un joli endroit? demanda le premier en se remettant en marche.

—Joli, tu verras. Le roi Louis en fit une ville, mais ce n'est pas cela qui le rendit charmant. Il y a une place de marché; une vaste église avec un autel sculpté représente le mont du Calvaire; une jolie ruine, et nombre de charmantes maisons neuves. Mais ce qu'il y a de plus joli, c'est Ketjen. Nous allons chez Ketjen. Tu verras comme elle nous recevra cordialement.

—J'espère, dit l'un d'un ton de doute, qu'elle sera digne des peines que nous donne ce fatigant chemin; car je n'aime pas beaucoup tes servantes d'auberge. Elles sont assez jolies dans les chansons et dans les voyages; mais pour moi je n'en ai jamais rencontré que de grossières, prudes et mausades. On ne peut les regarder amicalement sans qu'elles pensent qu'on va les corrompre. Si on leur adresse quelques galanteries, elles vous regardent bouche béante sans vous comprendre, ou vous disent monsieur! avec un rire si stupide qu'on en a assez d'une fois.

—Tu ne connais pas Ketjen! répliqua l'autre avec une emphase affectée, par tous les dieux, tu ne connais pas Ketjen! Tu n'es pas digne de contempler son visage. Ketjen, le plus fin et délicat brin de fille de tout le Brabant du nord que j'aie vue. Ketjen, avec sa jolie petite figure, ses charmants petits pieds, ses petites mains avec des fossettes à chaque doigt; ce petit visage au teint de neige, ces grands yeux bleus, ce regard pénétrant. La spirituelle, jolie, joyeuse Ketjen, qui parle si bien et rit si gracieusement...

—Et qui donne de si doux baisers? demanda le plus jeune, car, si elle est comme tu la décris, elle doit être légère, affectueuse, et alors je dis avec le vieux poëme:

Une jolie fille dans une auberge doit être honnête.

—Charles, dit l'autre du ton le plus théâtral possible, ne me force pas à commettre un meurtre au milieu de cette belle nature. Encore un mot au détriment de Ketjen, et j'abats la tête déloyale, comme ces moissonneurs les épis mûrs là-bas. Puis, reprenant un ton naturel, il poursuivit. Je n'avouerais pas volontiers, mon ami, combien de fois, au temps où nous étions à Oosterhout, je l'ai tourmentée et suppliée pour qu'elle me donnât un baiser. Si j'ai réussi trois fois à en obtenir un, c'est beaucoup, et dans le nombre il y en a un qu'elle m'a accordé lors du départ. Toute la compagnie était amoureuse d'elle. C'était Ketjen par-ci, Ketjen par-là; tous rêvaient d'elle; chacun voulait se promener avec elle, aller avec elle à Raamsdonck en voiture,—il y en avait même, je crois, qui voulaient l'épouser...

—Et elle était à tout le monde, remarqua Charles, et elle écoutait les plaintes de chacun?

—Pas du tout: elle était trop intelligente, et plus encore trop honnête pour cela. Il fallait la voir aller à l'église, avec la large faille noire suspendue sur ses épaules avec beaucoup plus de grâce, par exemple, que ma cousine ne porte sa mantille, puis, en franchissant la porte, la mettre sur sa tête, ce qui allait on ne peut mieux à sa petite figure dévote; mais laissons cela. Il n'y avait personne qui pût se vanter d'avoir obtenu une faveur d'elle; il n'y avait personne qui la traitât brutalement ou la mit en colère; elle restait si bonne et si affectueuse envers tous que, tous pensaient être sur un bon pied avec elle. C'était sot de recevoir les mêmes confidences de six ou sept hommes, reposant sur les mêmes niaiseries...

—Elle jouait la coquette, dit Charles, juste comme le village ou la petite ville, qui, quand on croit y être, se cache chaque fois derrière les arbres; elle jouait la coquette, mon brave, et avait ses doigts pleins de bagues et sa malle pleine de présents de toutes sortes...

—Pas un seul: je t'assure qu'elle n'acceptait rien. Oh! si tu savais comme elle pensait sur ces choses-là. J'étais toujours son confident. Et elle parlait beaucoup avec moi.

—Et tu tombais dans les termes de ces heureux dont tu parlais tout à l'heure, qui croyaient qu'ils avaient à eux seuls ce qu'ils partageaient avec six ou sept?

—Tu ne seras pas convaincu avant que tu ne l'aies vue et entendue parler, misérable! dit l'autre, mais tu aurais dû la voir jolie, comme moi; ses beaux yeux pleins de larmes après une proposition inconvenante de van der Krop, qui avait trop bu; comme elle avait les nerfs douloureusement agacés!

—Et ce van der Krop était-il un beau garçon? demanda l'impitoyable compagnon de voyage.

—Bien loin de là. Pour moi, je le nommais un monstre, et Ketjen aussi. Il y en avait beaucoup qui avaient fait plus d'impression sur son cher petit cœur...

—Toi, par exemple, n'est-ce pas?

—Oui, mais dans un autre sens; j'étais son ami; mais notre ami Evrard était trop-haut prisé par elle. Je ne serais pas étonné qu'elle eût pleuré au départ de celui-là.

—Allons! cela devient trop émouvant! dit Charles; plus un mot sur Ketjen jusqu'à ce que nous la voyions.

Les deux amis arrivèrent à Oosterhout et virent Ketjen. Ils entrèrent dans l'auberge et la trouvèrent à la fenêtre occupée d'un ouvrage de couture. Les grandes barbes plissée du bonnet brabançon, où deux bandeaux plats de cheveux noirs apparaissaient, tombaient sur un mouchoir fond rouge foncé avec des carreaux verts, qui couvrait ses épaules et son sein jusqu'au cou, et contrastait merveilleusement avec son petit menton de neige. Elle leva la tête pour regarder, et son grand œil bleu fit une telle impression sur le plus jeune des voyageurs, qu'il augmenta à l'instant le nombre de ses adorateurs.

—Resterez-vous éternellement jolie, Ketjen? dit le plus âgé en lui tendant la main; il y a neuf ans déjà que nous étions bons amis et vous êtes toujours la même.

—Je suis cependant de huit ans plus vieille, dit Ketjen en riant amicalement et en montrant une rangée de dents les plus régulières qui aient jamais brillé entre deux lèvres roses.

—Monsieur! reprit l'autre, ne me connaissez-vous plus? Songez aux chasseurs de Leyde.

Ketjen fronça son joli front pour réfléchir.

—Je crois, dit-elle en hésitant, je crois que c'est monsieur van... der Krop.


[1] Campagne des Hollandais en Belgique en 1831, qui se termina par la bataille de Louvain.


VI

LE VOITURIER LIMBOURGEOIS

—Bonjour, messieurs, dit Christophe Hermans en attelant son gros cheval à la charrette couverte d'une banne, qui devait nous conduire quelques lieues plus loin, bonjour, messieurs!

Ce dernier mot lut pour nous une déception. Quelque misérable que fût notre extérieur, quelque sales que fussent devenues nos blouses brabançonnes à la suite d'un voyage de quelques semaines; quelque lâches que tombassent les bords de nos chapeaux; quelque humblement que, la veille au soir, après avoir jeté nos sacs, nous ayons posé les pieds sur la plaque du foyer commun, et avec quelle simplicité et quelle adresse de gens du commun nous avions aidé la vieille grand'mère à couper des haricots pour la provision d hiver, nous n'avions pas réussi à passer pour des marchands ambulants ou des aventuriers; nous étions des messieurs! et devions, nonobstant le triste état de nos finances, préparés à payer, outre notre soupe au lait de la veille au soir, notre logis de la nuit, notre déjeuner du matin, le titre de messieurs!

Christophe Hermans était occupé, ai-je dit, à atteler son gros cheval à la charrette, et se livrait à cette besogne dans une petite cour intérieure où ses poules et ses dindons lui couraient dans les jambes, en s'entretenant continuellement avec le cheval.

—Attention, aujourd'hui, sais-tu! tu auras ton filet à mouches neuf sur le dos, et les sonnettes neuves aux oreilles. Recule un peu, camarade; ne vois-tu pas que tu vas marcher sur la patte du chat? Vois-tu, nous mettons un bon tas de foin dans le sac. Aussi faudra-t-il bien marcher, etc.

Pendant cette allocution encourageante, la colossale bête était brillamment parée d'un grand filet à mouches, mêlé de nœuds du rouge coquelicot le plus ardent, dont la partie antérieure était tirée dans la courroie de la têtière, et l'arriéré nouée à la queue; tout autour il était garni d'une frange légère de même couleur, et deux gros nœuds rouges à l'extrémité du timon.

Il est merveilleux combien d'accessoires se rattachent au harnachement d'un cheval limbourgeois, auxquels on peut imaginer une utilité possible, et qui tous, de l'aveu même du voiturier, ne sont là qu'à titre d'ornements. À cette catégorie appartiennent un grand nombre de courroies et de cordes qui vont de la têtière au collier, tandis que la bête n'est dirigée que par la voix (par hot et par her) et par le fouet; ajoutez à cela une couple d'instruments de cuivre en forme de larges et grands peignes à cheveux, desquels le collier ne pourrait manquer, bien qu'ils y soient tout à fait sans but. Ajoutez encore une lourde chaîne de fer le long du timon du chariot et une guirlande de sonnettes autour de la nuque du cheval, dont la première est une raillerie évidente de la grande douceur de l'animal, et dont les autres sont d'une parfaite inutilité sur de larges routes où on se voit venir à une lieue de distance.

Lorsque tous ces enjolivements furent convenablement mis en ordre, et un grand tas de foin jeté dans un filet suspendu entre les roues, une grosse botte de paille fut posée en travers de la charrette, sur laquelle Vlerk et Hildebrand prirent place; les portes de la cour furent ouvertes, et Christophe Hermans, gaillard de six pieds, avec une belle blouse bleue, marcha en avant avec le fouet de roseau tressé, légèrement appuyé sur le coude, et il montra le chemin à son cheval. Le filet rouge à mouches se mit en mouvement, comme un ondoyant torrent de sang, les sonnettes retentirent, la chaîne fit entendre son cliquetis et les deux lourdes roues du char s'ébranlèrent avec bruit. Nous chassâmes le coq qui était venu se percher sur la banne, et notre expédition commença, tandis que Christophe Hermans en bleu et le gros cheval en rouge, rivalisèrent à qui ferait les plus grands pas.

—Combien de temps croyez-vous qu'il faille pour arriver à Quaadmechelen, voiturier?

—Laissez voir, dit-il; il peut y avoir trois lieues de marche; cela fait quatre heures et demie avec la charrette.

Remarquez que la charrette à banne est un excellent moyen de transport pour les gens: quand ils passent en voiture auprès de quelque chose, leurs yeux ne voient confusément que du jaune et du vert. En effet, je puis la recommander à tous les voyageurs à pied, parce que pour voir le pays elle n'offre aucun obstacle, pourvu qu'on rabatte la banne. C'est aussi vraiment le mode de voyage le plus agréable pour ceux qui deviennent un peu roides à force d'être assis, attendu qu'il n'y a rien de plus facile que de se laisser glisser de temps en temps à bas de la charrette, pour se dégourdir les jambes; tandis que le cheval continue à marcher, on se promène à côté des roues sans que cela cause de retard dans le voyage. Ajoutez à cela que, d'après tous les calculs humains, nul danger qu'il vous arrive un malheur, puisqu'il n'est pas possible qu'une courroie se rompe; quant à l'échappement d'une roue, je suis convaincu que cela n'entraînerait aucun embarras; les jantes, en effet, sont si épaisses que je suis sûr que l'équipage peut rester en équilibre aussi bien sur une roue que sur deux. Comptez encore que ce mode de locomotion n'est pas cher, et que, sauf un verre de bière au voiturier qui en a besoin de temps en temps, il n'entraîne pas d'autres frais, puisque le cheval a son râtelier sous la charrette qu'il conduit, et qu'il est loin d'être aussi délicat et aussi gastronome que nos beaux chevaux hollandais qui ne peuvent courir plus d'une heure et demie, sans souffler, manger du pain et boire.

Si de plus vous trouvez un voiturier comme Christophe Hermans, un bon et cordial gaillard, riche de communications et de récits de la campagne, l'ennui de la route sera singulièrement abrégé pour vous. Il aurait fallu que vous lui entendissiez raconter l'émeute que les étudiants de Leyde avaient faite à Quaadmechelen; comment une demoiselle, dans la bagarre, avait reçu dans la poitrine une balle qui était ressortie par derrière, ce-qui ne l'empêcha pas néanmoins de devenir grosse et grasse; comment les puissances de la Hollande, le prince d'Orange et l'autre prince lui avaient rendu son salut quand il leur avait ôté son chapeau, et comment il avait conduit sur cette même charrette le cadavre d'un soldat de Son Altesse le prince de Saxe-Weimar, lequel soldat avait eu la tête fendue de la propre main de celui-ci, parce qu'il commençait à piller, à voler, et avait dit à un Limbourgeois: Ote ton pantalon, car le mien est en pièces. Et si votre voiturier est hollandais ou limbourgeois-belge, vous reconnaîtrez avec plaisir que, par la langue, le caractère et la manière de vivre, il appartient aussi bien à la Hollande que vous et moi.


VII

LE PÊCHEUR DE MARKEN.

Ultima Thule.


Au commencement de chaque année, le public de la rue, à Haarlem, est invité à jouir du spectacle amusant de cinq ou six jeunes géants qui se montrent dans les rues avec un vieux géant, surtout à la hauteur du palais du gouvernement et du Doel, où ils sont fort regardés et poursuivis avec autant d'intérêt par les gamins de la rue qu'un juif polonais mendiant avec une longue barbe et un bonnet pointu, ou aux environs de la Kermesse, un arménien de Paris, avec des habits parfumés et un turban à fleurs. Le personnel des jeunes géants change chaque année, car ils ne sont pas admis dans cette expédition s'ils ont déjà fêté le dix-huitième anniversaire de leur naissance et n'ont pas encore atteint le dix-neuvième. Mais le vieux géant qui marche à leur tête reste le même, et est seulement chaque, fois plus vieux d'un an. Ces géants sont tous vêtus absolument de la même manière. Ils portent,—pour commencer par ce qui frappe le plus les yeux,—des pantalons courts d'une largeur effrayante avec de profondes poches dans lesquelles ils tiennent continuellement leurs mains cachées, et des pourpoints à peine fermant autour du corps, sous lesquels se montre un gilet en damas ou en coton bleu, selon la situation financière du propriétaire. Pourpoint et pantalon sont d'une grossière étoffe brune et non en drap. Sur leur petite tête, ils portent un chapeau rond à larges bords, et leurs gros mollets sont vêtus de bas gris. Comme ornements de luxe, quelques-uns portent, et le vieux au moins, de petits boutons ronds, en or ou en argent, dans leur cravate à carreaux rouges, aux manches de chemise et sur le devant du pantalon. Ils ont le front et les arcades temporales osseux et saillants, au milieu desquelles sont cachés leurs yeux gris-pâle et tout affectueux; ils ont de larges bouches, de petites dents blanches, et de rares et minces cheveux de vraie couleur celtique, qui chez le vieux géant commencent à pâlir un peu. Tels qu'ils se montrent ainsi dans les rues de Haarlem, ils font partie du contingent de l'île de Marken pour la milice nationale, avec le noble et estimable bourgmestre de cette île à leur tête.

Connaissez-vous l'île de Marken? Elle offre la preuve convaincante que la sobriété et les privations peuvent produire et conserver la plus robuste race d'hommes. Marken est, dirait-on, un las de boue au milieu du Zuidersée; mais non, avec un peu d'herbe çà et là pour un maigre cheval, et du reste pas de vie végétale, sinon de l'éteule et un peu de cochléaria, remède contre le scorbut. À Marken il n'y a pas l'ombre d'un seul arbre; à Marken, pas d'apparence ni rien qui ait l'air d'une moisson; à Marken même, pas de boulanger. Le pain que mange cette race de géants, qui prospère sur ce sol marécageux, est préparé à Monnikendam, et quand la barque qui l'apporte, chaque jour, ne peut entrer dans le mauvais port, les géants ont faim. Et cependant c'est là que s'est conservé vraiment le type de nos premiers ancêtres. Dans ces hommes de plus de six pieds, avec des épaules comme des Atlas et des boucles d'or; et le curieux qui met le pied chez ce simple peuple de pêcheurs, y trouve les maisons, les habitudes, les mœurs, les idées d'il y a deux siècles; bien qu'il ne faille pas méconnaître que les levées du service militaire et la chute des grandes et des petites pêcheries, ont fait aussi de l'habitant de Marken un saleur d'anchois: c'est ce qui l'a quelque peu fait sortir du cercle restreint dans lequel il était renfermé. J'y allai un jour avec un vieillard de soixante-dix ans, au gouvernail, qui croyait aussi fermement aux revenants et aux sorciers qu'à la sainte Trinité; j'entendis un sermon religieux où il était parlé des Voétiens et des Coccéiens, comme ces querelles étaient encore à l'ordre du jour, comme si messieurs Voétius et Coccétus continuaient leurs disputes encore tous les jours avec un zèle ardent. J'étais assis chez le bourgmestre à sécher mes habits, près d'un feu dont la fumée n'avait d'autre issue que par le toit, et cependant on me donna à choisir entre un verre de parfait amour et de rose sans épines, selon mon bon plaisir; puis l'homme du logis me raconta que le gouverneur avait servi à sa table du vin qui crache,—il désignait ainsi le champagne,—lorsqu'il avait fait son tour dans tes îles. Je dois ajouter, pour lui rendre justice, que lui-même ne daigna honorer ni vin, ni gouverneur du contact de ses lèvres de bourgmestre.

Les lits où ce peuple de géants goûte la bénédiction du sommeil sont remarquables par leur hauteur: ce sont des sortes de tours sur lesquelles on arrive en gravissant divers escaliers. Si vous considérez leur demeure et un des grands nids d'hirondelles suspendus au grenier, si vous voyez les rideaux ouverts et que votre œil s'arrête sur le haut tas de coussins dont les taies d'oreiller sont confectionnées d'une façon particulière et exclusivement markenoise, et sur lesquelles est étendue une couverture de parade brodée de la même manière, ne croiriez-vous pas que ce fut là la place où le Titan tomba dans les bras de sa Titane. C'est le lit d'apparat. Car ici même, il y a de la mise en scène; c'est ce que témoignent encore les murs de la pauvre cabane, qui ne sont pas moins étincelants de plats de cuivre tourné, que ceux d'une boutique de briquets à la foire, sous l'éclatante renommée Spandonk.

Mais vous êtes stupéfait quand vous parcourez cette île dans sa longueur et dans sa largeur, et que vous entrez dans les maisons, de ne pas voir des femmes. Rien d'étonnant: elles sont complètement misanthropes et fuient à la vue d'un étranger. Si vous parvenez à en voir une, vous remarquerez qu'elles sont de deux pieds environ plus petites que les hommes, et que rarement elles excellent en beauté; elles portent pour coiffure des chaperons blancs, d'où leurs cheveux tombent en deux grossières et disgracieuses mèches, tout unies et sans frisure, le long de leur visage. Leur jaquette et leur robe sont d'étoffe grossière, et sur la poitrine elles fixent avec des épingles un linge blanc aussi brodé à la mode de Marken. Cette jaquette est le plus souvent de plusieurs couleurs, si bien que le derrière et le devant forment une étrange bigarrure; ainsi les femmes de cette contrée vous présentent une poitrine rouge et un dos vert, ou réciproquement. Les enfants n'ont pour tout jouet qu'une mouette de mer assez mal imitée, qu'ils portent au cou suspendue à un anneau de fer. Quant à leur air extérieur, il ne faut pas en juger par les échantillons que vous en avez vus aux dernières Kermesses; alors vous devriez vous figurer, à votre extrême étonnement, une masse informe de quelques centaines de livres de chair humaine, sous le nom d'un nourrisson de trois mois. Du reste, la nature vous montre ce qu'elle peut à Marken, et la qualité nourricière du lait des mères est supérieure; c'est pourquoi je conseillerais à toutes les ménagères de Monnikendam qui ont des servantes de Marken, de s'y munir aussi de nourrices.

Au milieu de ces antiquailles et de cette race du dix-septième âge du monde, le prédicateur, le maître d'école et le chirurgien font la plus plaisante figure, pygmées par malheur égarés au milieu de ces géants, et dont l'habillement, à la façon de nos jours, tranche étrangement avec celui des enfants du pays qui sont tous orthodoxes et sains.


VIII

LE CHASSEUR ET LE POLSDRAGER[1].

—Bonjour! dit le chasseur, et il appuie sa tête couverte d'un bonnet vert au coin de la porte de la demeure où le paysan et la paysanne, avec huit à neuf enfants, deux domestiques et une servante, prenaient leur repas du matin.

—Bonjour, Henri! s'écrie le paysan, tandis que les miettes de pain de seigle qui, à l'occasion de son salut, tombent de sa bouche pleine, sont happées par le chien de chasse;—allumez-vous?

—Oui, dit le chasseur en s'asseyant sur la demi-porte de l'écurie, et tirant une petite pipe de sa casquette, tandis qu'il tient entre les jambes son fusil dont la paysanne ne pouvait détacher les yeux.

—Il est en repos, la mère.

—Oui, Henri, c'est bon à dire, mais on en a tout de même peur.

—En avez-vous déjà pris, Henri? demanda le paysan.

—Deux, oncle Krelis; je les ai laissés chez Simon.

—Bah! remarqua la femme, je pense qu'Henri en a joliment eu des perdreaux...

—Je voudrais bien les voir tous ensemble, dit le chasseur.

Les chasseurs ont toujours un vif désir de voir une vallée de Josephat pleine du gibier tiré par eux.

—Les voyez-vous encore? demanda-t-il.

—Je ne les découvre plus bien, dit Krelis, mais voici Pierre qui les voit bien.

—Hier soir, dit Pierre, garçon bien découplé, l'ainé des enfants de l'oncle Krelis, en regardant d'un œil de désir la carnassière et le fusil; hier soir, il en est passé un tout près, ici, devant la porte. Et un gros, savez-vous!

—Le garçon peut-il courir avec moi? demanda Henri à l'oncle Krelis.

—Oui, répondit celui-ci; cela ira bien.

Pierre faillit s'étrangler en avalant sa dernière croûte de pain de seigle avec du fromage. On tira de la grange une longue perche, et le chasseur et le polsdrager furent improvisés.

Telle est en effet l'histoire de la naissance du polsdrager; mais jamais il n'y eut créature au monde plus reconnaissante de son existence; jamais esclave favori ne fut attaché à son maître plus fidèlement que le polsdrager au chasseur. Il ne quitte pas son côté. Il saute avant le chasseur par-dessus tous les fossés et gravit derrière lui cent digues; il arpente avec lui le terrain de chasse en décrivant de fatigants zigzags; il tombe en arrêt comme le chien et apporte comme lui. Quand le chasseur parle, il est suspendu à ses lèvres; animé de la foi la plus illimitée. Et ce n'est pas a de petites épreuves qu'il est soumis. Il n'y a pas de plus grands menteurs que les patineurs et les chasseurs. Mais quelque merveilleuses histoires que ces derniers puissent servir: six lièvres tués d'un coup, deux bécassines aussi d'un coup, mais dans l'obscurité; des lièvres qui ont couru sur une patte à perte de vue, d'autres qui se sont jetés contre le chien, les yeux enlevés par le coup de feu; des perdreaux qui tournoyaient, s'abattaient, s'envolaient de nouveau, tournoyaient encore et tombaient enfin une dernière fois; des aigles qui s'étaient abattus sur le chien, des butors qui s'étaient envolés avec la baguette du fusil; le polsdrager ne révoque en doute aucun de ces grands événements; le chasseur est en général son oracle, son idole; il ne lui vient pas dans l'idée qu'il puisse y avoir quelque enjolivement, quelque exagération dans les récits de l'homme; et en particulier, il tient le chasseur avec lequel il chasse pour le plus grand des Nemrods. Et même, si quelque chose doit être amplifié, il est le premier à en épargner la peine au chasseur. Quand il lui raconte toutes les histoires dont il se souvient, encore une fois et qu'il se les fait communiquer. Si le coup du chasseur porte, le polsdrager, bien qu'il n'ait vu qu'un peu de feu et de fumée, a vu le lièvre faire trois fois la culbute sur la tête; si l'animal n'est pas atteint, le polsdrager affirme qu'il a vu des flocons de poils emportés par le vent. Cela arrive-t-il une seule fois? cela, n'arrive jamais, affirment chasseurs et polsdragers, mais cependant cela pourrait être; après une chasse malheureuse, quand il y a de la neige dans l'air; vers la fin ... quand on doit emporter un lièvre ... qui gît sur la limite d'une chasse privée—qui doit être tiré au gîte bien qu'on ait pris exprès une perche et un polsdrager pour le faire lever... Pouf! les cochléaries ne sont pas levés sur l'herbe... le lièvre se débat blessé.

—Juste quand il se levait, dit le chasseur:

—Vous avez été vite tout près, dit le polsdrager.

—Un autre l'eût tiré au gîte! dit le chasseur.

—Le feuillage y est aussi pour quelque chose, dit le polsdrager; il ne se serait pas renversé ainsi au-dessus de la digue, s'il eût été touché.

Le polsdrager parle ainsi, non par politesse ou par lâcheté, mais avec une pleine conviction.

—Un beau lièvre, dit le chasseur en achevant le pauvre diable par un coup sur la nuque, un beau bouquin.

—Un beau bouquin, répondit comme un écho le polsdrager.

—J'ai toujours dit qu'il devait s'en lever un sur cette pièce, rappelle le chasseur.

—Cela est vrai aussi, répond le polsdrager; bien que le chasseur n'ait rien laissé tomber de pareil de ses lèvres. Vous l'avez vu au chien.

—Non, dit le chasseur qui n'approuve jamais les conjectures de chasse du polsdrager, ce n'est pas cela.

—Aviez-vous donc vu ses traces dans la boue de la digue?

—Ce n'est pas cela non plus, dit le chasseur avec une grande sagesse, mais tout à l'heure il s'est levé une hase...

—Était-ce une hase, Henri, que vous avez manquée?

—Manquée? reprit le chasseur avec indignation... Elle avait reçu assez de plomb. Tu la trouveras demain...

Et le lendemain le polsdrager retourne dans la pièce à la recherche du lièvre décédé de ses blessures, et s'il ne le trouve pas ... ce sont des braconniers qui seront venus le prendre avant lui; une bête fauve l'a dévoré; ou quelques-uns de ses semblables, pris de compassion, l'auront, en le trouvant se tordant dans son sang, emporté sur leur dos, jusqu'à la canardière voisine, où, sous la protection du droit qui protège ces lieux, il aura pu rendre l'âme paisiblement au bord d'un ruisseau glacial, bien convaincu qu'il ne lui manquait pas de plomb.


[1] Porteur de perche (à franchir les fossés), mais dont le porteur se sert aussi pour faire lever le lièvre.


IX

LE PÊCHEUR À LA LIGNE DE LEYDE.

Un habitant de Leyde dit une fois à Caron:
—Je vous en prie, batelier, écoutez ma prière!
Si vous me permettez d'entrer dans votre barque,
Oh! que ce soit par une nuit sans lune!
Si je puis de votre barque pêcher a la ligne,
Vous aurez la moitié de la waterzoot[1].
Et je vous montrerai ensuite la terre
Où je trouve mes meilleurs vers.

Almanach des Étudiants, 1836.


L'écusson de la ville de Leyde représente les clefs de saint Pierre. C'est une impardonnable bévue! C'eût mieux été son filet à poisson. C'est la ville de la pêche. C'est aussi la ville universitaire, aussi la ville des Pharaons égyptiens, aussi la ville des taureaux, mais par-dessus tout la ville des pêcheurs. Approchez de Leyde par la porte de Hoegewoert, la porte des Vaches, la porte Blanche, la porte de Rhynsburg, la porte de Mare, ou telle porte que vous voudrez, partout vous verrez suspendu à la balustrade du pont de la porté un ableret [2]. Promenez-vous dans les chemins qui entourent Leyde, vous ne verrez pas trois arbres sans qu'au troisième ne se trouve un pêcheur a la ligne, enfoncé dans sa cravate, dans sa redingote et dans l'herbe, un cache-nez sur la bouche, de la pâte à poisson devenue sale à sa droite, et à sa gauche trois ou quatre petits poissons agonisants. Visitez Leyde à l'époque des hautes eaux, et vous surprendrez les habitants de la digue des Apothicaires et du Vieux Rempart occupés à attraper devant leurs maisons les perches que les flots y ont amenées. Écoutez à Leyde l'assemblée des Hautes-Puissances, vous les entendrez s'élever de toutes leurs forces contre le dessèchement du lac de Haarlem, sous prétexte que la ville a un antique droit de propriété sur une partie de cette eau poissonneuse.

Lorsque je disais tout à l'heure que la ville de Leyde devrait porter un filet, je citais un emblème convenable, mais non le plus convenable. Je parlais de filet pour en rester à saint Pierre: mais si vous me demandez ce que les armoiries de Leyde devraient être, je dirai: Une paire de lignes croisées, et une couple d'hameçons en sautoir. Il est rare qu'on pêche à Leyde pour le poisson; c'est pour pêcher, et la jouissance la plus lente de ce bonheur est la meilleure. Ce n'est pas d'un coup de seine, ni avec un tramail qu'on lève deux fois par jour, ou avec des lignes dormantes qui font leur office pendant que vous dormez, pour amener tout un peuple écailleux des eaux; tout cela n'est pas le fait d'un vrai Leydois. Le bonheur de voir le bouton, le tremblement et le plongeon de la plume, les tentatives d'une ennuyeuse petite anguille, l'ébranlement d'un poteau pourri dans ce coin imperceptible, lui suffit. Le poisson blanc vulgaire est pour lui le bienvenu aussi bien que la tanche et la perche. Ce poisson est même cher aux habitants de Leyde. Tout ce qui mord à l'hameçon, et les ouïes sanglantes et les yeux hors de la tête, peut être arraché de cet hameçon, voilà ce qui le rend également heureux.—Un pêcheur à la ligne ne peut être un bon homme, dit lord Byron; mais le Leydois a une consolation:—C'est un méchant homme qui a dit cela! me semble-t-il l'entendre répondre.

Parlons des Anglais! Ils pêchent avec des mouches peintes, pour commettre à chaque prise une double cruauté. Que diraient-ils de la cruauté avec laquelle un Leydois prépare son amorce? Please, sir, me suivre dans ce voisinage à l'écart; cela s'appelle le camp. Regardez! Que voyez-vous?—Je vois une femme avec les cheveux ébouriffés hors du bonnet, et qui cuit de petits gâteaux ronds.—Très-bien; ils sont composés d'eau, de farine et d'un peu d'huile. C'est pour les gens pour qui un pain d'un liard est trop cher. C'est la femme du pêcheur à la ligne de Leyde. Ne voyez-vous pas son mari?—Yes, ce fallow avec un bonnet de nuit et une veste de duffet!—Lui-même. C'est le pêcheur à la ligne de Leyde en personne. Un caractère qui ne se trouve que dans cette ville. L'homme de l'aile gauche de la ligne des pêcheurs de Leyde. Le ver le plus condamnable chez lequel se manifeste la passion de la pêche à la ligne. Que fait-il? Il enfile quelque chose dans une corde, quelque chose qu'il tire d'un pot rouge, une chose longue et graisseuse.—C'est cela, ce sont des vers de terre, Sir! rien que des vers de terre, des vers de terre de la vraie sorte, avec des couronnes jaunes autour de la tête. Dans ce pot, il y en a plus de cent, et ils sont rangés, dans un cordon passablement gros, la tête en dedans, la queue en dehors.

Tout à l'heure vous le verrez faire de cette guirlande de vers une sorte de nœud qui ressemble assez bien à l'extrémité d'une bayadère en corail rouge. Avec cette frange de vers, on pêche; on pêche à la ligne, et celui qui se donne ce singulier passe-temps, s'appelle le Penëraar [3]. Horrible, horrible, mort horrible!—Pas du tout, dira cet homme, si vous le comprenez, pas du tout, car avec vos amorces de parade, les anguilles ne reçoivent pas le crochet dans la mâchoire. Vous voyez bien qu'on peut prendre toutes les choses de deux façons.—Le plat langage leydois est très-laid et celui du Penëraar est le plus plat.

Lorsqu'il n'y a pas de lune, le Penëraar sort à la tombée de la nuit, avec une lanterne sous le bras, et sa courte ligne de laquelle pend le joli chapelet de vers que nous avons décrit, à la main, la veste de duffel au dos, les sabots aux pieds, une pipe dans sa casquette. Dans sa poche repose une grande bouteille de genièvre, et dans sa tabatière il conserve un petit billet par lequel le commissaire de police de Leyde atteste que le Penëraar en question n'est pas un vaurien, et ne volera pas de bois quand même il viendrait avec sa petite barque près d'une scierie. Ainsi il s'en va dans un cabaret ou l'autre où, selon le rendez-vous promis, il trouve un autre Penëraar, et après avoir pris pour trois petits cents de genièvre, les collègues se rendent à leur barque commune, petit bâtiment plat qu'ils conduisent avec des rames et avec un morceau de linge éraillé, sous le titre usurpé de voile, et fixé au bout d'un bâton. Dès qu'on a trouvé un bon mouillage, la voile est serrée, l'ancre jetée, une natte de jonc placée contre le vent et la pêche commence. L'art de pêcher à la ligne consiste à mouvoir doucement de bas en haut et de haut en bas la ligne de façon à ce que l'attrayant bouquet de vers soit dans un mouvement continuel,—et chaque fois, lorsque la pointe sensible du doigt du Penëraar, non quand son cœur, lui dit que le poisson a mordu, il retire la ligne, et l'anguille frétille dans la barque. Et dès qu'une place est épuisée, la voile est déployée, et on en recherche une nouvelle. Ainsi les Penëraars voyagent sur le Rhin, sur la Zyl, sur le canal de Leyde et sur la mer de Haarlem, ils vont même parfois jusque tout près delà capitale; et ils passent nuit sur nuit à pêcher.

—Que ce morceau de pain qu'ils gagnent est amer! Merci de votre pitié, madame: mais ne croyez pas que ces gens fassent cela pour du pain. Votre noble cœur présume qu'ils sacrifient ici le repos et les aises de la nuit pour leur femme et leurs enfants. Il y a à bord un petit pot à feu, du sel et une pelle pour faire des koeken. L'anguille est sur-le-champ dépouillée de sa peau, coupée et rôtie, et mangée par la paire d'amis avec un copieux arrosement de schiedam, tandis que la femme cuit de son côté les petits gâteaux à l'huile et souffre elle-même de la faim avec ses enfants. C'est pourquoi quand ces Ulysses au petit pied reviennent de leur longue tournée visiter leurs dieux domestiques, ils sont ordinairement accueillis par leur fidèle Pénélope avec l'apostrophe de Fainéant, petit nom d'amour que ces tendres femmes ont imaginé pour leurs époux.

Fainéant, disent leurs lèvres de rose, fainéant, tu reviens encore de ta barque où on fait si bonne chère? (smulschoit.)

Car le bâtiment du Penëraar porte ce nom dans le cercle de famille.


[1] Étuvée de poissons de diverses espèces et principalement d'anguilles.

[2] Sorte de filet carré pour pêcher dans les rivières.

[3] De peuren, pécher a la ligne.


X

LA PAYSANNE DE LA HOLLANDE DU NORD.

C'est une femme alerte que Gertrude Riek, svelte, forte et bien faite. Son visage brille d'une fraîche rougeur et de ce teint blanc plein d'éclat qui est particulier aux femmes de la Frise occidentale, et qui, lorsqu'elles sont en toilette du dimanche, contraste avec le collier de corail rouge de sang, aux grains gros comme des chiques. Je vous assure qu'elles ne les portent pas pâles, et Gertrude moins que toute autre. Chacun trouve que sa cape lui va bien, avec son front blanc et uni, avec son petit nez droit, sa joue colorée, ses grands yeux bleus, son doux menton rond, son cou svelte et blanc. Le seul défaut de sa beauté, un défaut qui lui est commun avec la plupart des femmes de la Hollande du nord, ce sont ses dents gâtées par l'usage immodéré du pain d'épice et du café faible. Vous demandez la couleur de ses cheveux? Personne ne le sait. Ils sont rasés jusqu'à la racine; il ne vient pas une boucle au jour. La chevelure est confisquée, mais on porte une aiguille d'or sur le front, une de fer d'or (pardonnez la contradiction dans les termes) au-dessus des oreilles, une paire de plaques d'or aux tempes, et une couple d'épingles d'or par-dessus, et l'on n'oserait risquer de soutenir que la cape, la cape jolie, gaie, d'une blancheur parfaite et soigneusement plissée, n'aille pas bien. Mais qu'est-ce donc que ce gros fil entortillé qui sort de dessous les plaques d'or? C'est un brin de cheveux faux, questionneur indiscret! placés là comme une excuse d'avoir fait raser les siens propres, ou plutôt encore, comme une preuve scientifique que la paysanne du nord de la Hollande qui pose des papillottes, frise et brûle, sait très-bien que cette importante partie du corps humain, qui s'appelle la tête, est garnie de cheveux. Toutes les paysannes portent ce petit tour,—c'est-à-dire une petite boucle qui fourre sa tête dans sa queue en cheveux noirs. Le blond est en horreur parmi elles.

Quand vous avez pris connaissance des particularités de sa personne extérieure, livrez-vous à la contemplation de sa valeur intérieure.

La voilà, celle qui, après ses bêtes, est inscrite au premier rang dans l'estime de son bien-aimé mari. Je dis après ses bêtes, car lorsque ses bêtes meurent, l'achat qu'il faut faire pour les remplacer coûte de l'argent; on retrouve une femme pour rien, et même elle apporte peut-être encore une petite dot. Peut-être même n'est-elle pas une excellente faiseuse de fromage,—mais un homme doit risquer quelque chose—et dans les vaches, il n'y a rien. Cela peut tomber bien ou mal au hasard.

La destination de la paysanne du nord de la Hollande est de faire du fromage, faire du fromage et toujours faire du fromage; il faut sans cesse veiller à ce que le lait du matin et du soir soit apporté après le trayage et ne dépasse la porte que sous la forme d'un fromage bon, sain, et ne se fendant pas. Et cela lui donne tous les jours tant de besogne qu'on ne sait comment elle trouve le temps d'avoir des enfants. Cependant elle en a et une grande quantité. Mais aussi, lorsque le premier-né a été regardé pendant deux ou trois jours par les voisins et qu'en présence de ces admirateurs un nombre passablement grand de sucreries (biscuits avec du sucre) ont été mangées, elle quitte de nouveau la chambre d'accouchée et se rend à l'instant à la chambre du fromage.

Si vous voulez voir une propreté qui lasse du bien au cœur, entrez dans la métairie. Ce n'est pas ici la petitesse d'esprit de Zaandam et de Broek dans le Waterland qui court dans des pantoufles et épargne tous les meubles et ustensiles de ménage, frottant, époussetant et rendant luisant ce dont on n'oserait se servir; mais une propreté sans recherche qui lave et entretient, fait briller et reluire au milieu de l'usage le plus divers et le plus incessant. Voyez cette longue file de petits appartements à mi-hauteur d'homme sur presque toute la longueur de la métairie. Les lambris et les jambages des portes sont tous d'une blancheur éclatante, et des ustensiles de cuivre brillant y sont suspendus; le parquet est couvert de sable disposé en figures. Vous pourriez vous y asseoir avec votre meilleur habit. Cependant ces mêmes places sont celles où les bêtes sont pendant l'hiver. De la gouttière qui coule le long, vous verrez toujours dégoutter du lait. Mais voyez maintenant le laboratoire; la chambre aux fromages, presse, les chaudières, les litiges, les têtes où le fromage reçoit son suc et sa forme; tout est propre et ragoûtant à voir. Le bois est rude et le cuivre luisant à force d'être frotté. Et Gertrude même se laisse voir librement à vos yeux avec son gros bras nu dans la cuve où elle a versé la présure—le fromage ne vous en semble pas moins appétissant. C'est tout autre chose qu'une paysanne ou une cuisinière à bord d'un bateau à vapeur. Les petits enfants, voilà la seule chose qui soit sale. Mais ils roulent pendant tout le jour avec de petits chiens dans le chantier et dans le sable. L'intérieur de la maison n'est leur terrain que pour manger et pour dormir, du moins la partie de la maison où le fromage est confectionné. Voilà la paysanne seule. Mais lorsque le lait arrive dans la maison, s'éveillent de leur léger sommeil dans divers coins de la métairie, un matou de Chypre, un chat blanc, un chat noir et un chat roux tacheté; ils s'approchent, encore roides et en bâillant, des seaux, sur le bord desquels ils se dressent sur leurs pattes de derrière, comme les chiens savants à la kermesse sur un tambour, et, animaux brillants de propreté, ils prennent avec leur langue si propre, la part de lait qui leur est assignée, et après cela reprennent leurs doux rêves sur la plaque d'un poêle chaud et sur le linteau de la fenêtre où le soleil luit.

Gertrude a meilleur cœur, est plus économe, est un peu moins entêtée, a moins de préjugés que son mari, auquel elle ne cherche jamais querelle que dans le cas où il n'à pas vendu au plus haut prix les fromages préparés par ses mains empressées. Dans ses jeunes années, elle était peut-être un peu bruyante quand elle s'y mettait; mais avec le temps, on ne put plus lui reprocher ce défaut. Elle avait beaucoup d'adorateurs avec lesquels, selon la coutume du pays, elle célébrait la kermesse tour à tour, sans vouloir fixer son choix et sans que cela pût tirer à conséquence. Son mari l'a un peu gagnée par surprise. Elle déclare avoir en lui un bon homme et dit qu'elle serait bien fâchée qu'il lui manquât. Et vous ne devez pas douter de la vérité de cette déclaration, si vous apprenez qu'en cas du décès éventuel de son André, elle se mariera dans l'année avec son domestique, un jeune homme sur lequel elle n'a jamais jeté les yeux, à peine aussi âgé que son fils aîné, et qu'elle prend non pas parce qu'il lui faut absolument un mari, mais parce que la métairie doit avoir un métayer.

La façon dont André Riek et Gertrude se firent l'amour et se marièrent est un véritable échantillon des mœurs de la Hollande du nord; voici l'histoire écrite pour ainsi dire sous sa dictée:

—Cela a été entamé le mardi et signé le vendredi. Vous direz que c'est un peu vite, peut-être? Mais nous étions trois jeunes gens, bons compagnons, nous nous étions donné une poignée de main et étions convenus que le dernier marié paierait l'écot. L'un de nous était parti comme conscrit français et nous n'en avons plus jamais entendu parler. Je veux croire qu'il a été tué par les Cosaques. Mais le samedi, j'apprends tout à coup que mon frère, qui était le troisième, voyez-vous, allait se marier. Je pense à part moi: payer l'écot et ne pas avoir de femme, cela ne va pas. Le dimanche, je sortis; mais je ne réussis pas. Il y avait de la société chez la fille où j'allai; je pus l'entendre du dehors à travers la porte. Mais le mardi, je la trouvai, et alors ce fut une affaire faite. Elle me connaissait bien, mais elle n'aurait pas cru que je deviendrais son mari. Je me mariai juste le même jour que mon frère; et voilà! Faire la cour pour enjôler les têtes blanches (il voulait dire le beau sexe), cela ne vaut pas un liard. J'ai toujours eu une excellente femme. Et pour faire le fromage, je n'en connais pas de meilleure.


XI

LE PAYSAN DE LA HOLLANDE DU NORD.

Allez, un vendredi matin, dans la saison du fromage, à Alkmaar. Les soixante-dix villages et plus qui entourent la Hollande du nord, ont livré leur contingent. Beemsler, Purmer, Schermer, Waard ont envoyé tous leurs enfants dans la belle petite ville. Toutes les rues qui aboutissent à une porte, et surtout la digue, vaste place à l'intérieur de la ville, sont pleines de leurs voitures jaunes et vertes dételées, sur le derrière desquelles sont peints des pots de fleurs, des lettres ornées et des devises en vers. Toutes les écuries sont pleines de la vapeur de leurs chevaux; tous les cabarets, toutes les auberges le sont de la fumée de leurs pipes. Toutes les chaises des barbiers brillent de leurs faces ensavonnées. Où que vous alliez, chez le marchand de tabac, à la regratterie, dans la boutique de poterie, chez le cordonnier, qui ont tous fait double étalage, chez le notaire, l'avocat, le médecin, et dans les mille et une maisons d'intendants des digues et de trésoriers des poldres, vous rencontrez un paysan. L'un cherche le bourgeois de son village qui, établi à Alkmaar, prend le plus à cœur les intérêts des enfants de son village natal; l'autre prend chez le maître forgeron une recette pour son cheval malade que celui-ci n'a jamais vu que bien portant. Qu'Alkmaar, les autres jours de la semaine, soit si morne et sans vie que la petite ville semble faite exprès pour des enterrements, c'est une conjecture que la magnificence et l'étendue particulière du cimetière doivent fortifier chez tous ceux qui s'y hasardent; mais le vendredi, il y règne une cohue ou un bourdonnement semblable à celui d'une ruche d'abeilles. Ce sont en effet les abeilles qui sucent le miel et la cire des fleurs à beurre du Kennemerland et de la Frise occidentale qui sont rassemblées ici. La rue Longue (Langestraat), qui semble avoir emprunté son nom à la famille de Lange, qui y est tour à tour qualifiée par toutes les lettres de l'A, B, C, et brille sur les trois quarts des portes, est remplie de paysans et de paysannes; les mères, rangées en longues lignes, entrent dans les boutiques des orfèvres et en sortent, dans celles des pâtissiers, parlent haut, rient à se fendre la bouche, et se frappent les genoux à chaque nouvelle saillie de l'esprit de paysan.

Mais la plus grande foule se trouve sur la place des voitures, où de petits fromages jaunes, par milliers de livres, sont étendus sur des toiles marquées à l'initiale du nom de leurs propriétaires. Tout ce que vous voyez ici doit être vendu au coup de deux heures. Après cette heure, aucun marché ne peut plus être conclu, et aucun paysan ne veut ni ne peut plus reprendre son fromage. Il doit le vendre de même que les marchands de première main doivent l'acheter. Faire le plus haut prix est un art dans lequel maint paysan qui a l'air parfaitement stupide, et qui l'est en effect sur beaucoup d'autres points, s'entend excellemment. Bien de plus plaisant que la feinte colère avec laquelle se font les offres, les demandes, et le marché se conclut enfin, comme si les deux parties voulaient faire accroire par leurs figures irritées qu'il faut du sang versé.—Puis viennent les porteurs de fromage avec leurs paquets blancs et leurs chapeaux jaunes, verts et rouges, dans leur petit trot lent, et ils portent la marchandise vendue où elle doit être, soit à un navire, soit à l'entrepôt.

C'est là que vous verrez la véritable force vitale de la Hollande du nord. Ce n'est rien autre chose que ce fromage qui la défend contre les fureurs de la mer, qui en fait un pays verdoyant et le fait rester tel, et qui en fait fumer toutes les cheminées. Voulez-vous savoir si cela va bien pour le paysan? Informez-vous du prix du fromage. Demandez si le sac des pauvres a été plus rempli le vendredi que le dimanche? Si les propriétaires de terres remarquent que le fromage a été à bon prix pendant toute l'année? Réponse: Non. Les orfèvres et les pâtissiers s'en aperçoivent mieux; les kermesses des paysans, la kermesse d'Alkmaar lui doivent d'être si florissantes. Car la femme aime la toilette et les douceurs, et le mari sait dépenser beaucoup d'argent quand il est dehors pour son plaisir. En l'année pluvieuse 1841, le foin réussit très-mal; mais quand la cloche de la kermesse sonna à Alkmaar, il n'y vint pas moins d'équipages et de chariots par tous les chemins et par toutes les portes, chargés de paysans et de paysannes qui se donnaient du vin blanc et du vin rouge avec du sucre, et où on apporte tout ce qui peut exciter à table les esprits vitaux, et ils ne mangèrent pas moins de gâteaux que les précédentes années; et le carrousel ne retentit pas moins horriblement de leur admiration sans bornes pour le noble art de se rompre le cou, et les inimitables farces du clown qui tombe comme un bâton. Les lamentations sont,—à cause de la brièveté du temps,—épargnées par le propriétaire foncier, pour valider ses comptes.

Le vieux type du paysan de la Hollande du nord disparait peu à peu ou se modifie comme tous les types. Vous le trouverez à la foire d'Alkmaar dans toute ses nuances. Ce petit vieux gaillard, dont les yeux joyeux rient d'aussi bon cœur que sa bouche, et regardent sous les larges bords d'un chapeau à fond rond qu'il fixe avec un bout de tuyau de pipe sur sa tête pour l'empêcher d'être emporté par le vent, est le plus vieux type; Une étroite cravate en coton rouge roulée, est fixée à son cou par de petits boutons d'or. Un long pourpoint brun avec une rangée de grands boutons en non-activité (les agrafes et les porte-agrafes font leur office) leur pend jusque sur les hanches. La culotte regarde comme indigne d'elle les mollets et les tibias, et les confie entièrement aux bas gris qui se terminent dans de gros souliers, fermés par de grosses boucles d'argent. Il y en a encore quelques-uns qui se promènent à la ronde avec de longs bâtons dépouillés de leur écorce à la main, et qui atteignent jusqu'à leur menton. Mon plan m'empêche de décrire tous les types intermédiaires, mais voulez-vous connaître le plus jeune? Le voici. Une blouse bleue unie avec un collet en velours qui lui vient jusqu'aux omoplates, le reste tout pantalon, pantalon de velours de coton; une cravate de laine flammée de rouge, de vert et de jaune au cou, et selon les circonstances, un large chapeau entourant bien la tête, ou une casquette de fourrure bigarrée avec la soupape tournée selon qu'il pleut ou qu'il fait du soleil, sur les yeux ou vers la nuque.—Il y a dix à parier contre un que le vieux est un joyeux bavard; et que le plus jeune est un gaillard entêté, roide, soupçonneux.

Aller au marché est la principale occupation du paysan du nord de la Hollande; Il est; à proprement parler, administrateur et marchand de ce qu'il possède, c'est tout. Ses qualités sont plutôt négatives que positives. Ne demandez pas si c'est un homme actif? Je réponds: il veille à son jeu. Me demandez-vous s'il mène une vie régulière? Je réponds: il boit tous les jours de marché et de kermesse. Est-ce un querelleur ou un batailleur? Jamais, lorsqu'il est à jeun. Est-il honnête? Il ne trait pas les vaches des autres. Est-il bienfaisant? Il aime ses bêtes. Aime-t-il sa femme? Il n'y a pas de meilleure faiseuse de fromages. Aime-t-il ses enfants? Ils reçoivent de grosses tartines, et le maître d'école ne peut les battre sur la tête. Est-il religieux? Il va régulièrement à l'église.

Son idéal est de demeurer dans une maison de paysan à lui appartenant, dans une partie du poldre où il ait là vaste plaine autour de lui, sans que rien ne limite l'étendue de la vue; et de ne pas avoir d'autres domestiques ou servantes que ses propres enfants. Les idoles de son cœur sont une belle vache tachetée avec les pis pleins et un jeune pour traîner une brillante voiture de paysan à roues dorées. Quand il va à une kermesse de village, dans la plus légère et la plus élégante de toutes les voitures antiques et modernes, avec sa femme bien parée, et qu'il réussit en sciant la bouche de son cheval (il emploie rarement le fouet) à dépasser ses voisins, il goûte un plaisir auquel n'a pas pensé le paysan d'Abtswond quand il s'enthousiasme tant sur

Greffer des pommiers, cueillir des poires,
Faire la moisson et le foin,
Entasser dans la grange les fruits des champs,
Presser les pis, tondre les moutons,

et bien d'autres choses encore!


XII

LA GARDE.

Le nom de la garde (baker) est une preuve évidente (bien que le peuple dise baakster), évidente comme le soleil qu'il ne faut pas avoir d'accès aux étoiles (ster) pour faire connaître le titulaire d'un emploi féminin par excellence. Je dis emploi féminin, et s'il ne l'était pas, il n'y en aurait pas au monde. L'indiscrétion des hommes a déjà pénétré, en dépit de la nature, dans différentes branches de l'activité sociale qui, originairement et à juste titre, appartenaient au domaine des femmes. On trouva des hommes qui manièrent l'aiguille pour nous; il y en a qui nous cuisent le pot au feu; et même nous autres hommes, pour la plupart, au grand détriment de la bienséance, nous sommes introduits dans ce monde par des hommes! Mais jamais je n'ai eu l'honneur de rencontrer, de connaître ou d'entendre nommer quelqu'un qui ait exercé l'état de garde autrement que dans un cas d'extrême et seulement pour un seul instant. Un homme vous a-t-il gardé, monsieur? Un homme aurait-il pu vous garder? Loin de là. Le soin excessif que cela demandait, dont vous aviez besoin, orgueilleux seigneur de la création, qui marchez là, comme un paon et avec des bottes à éperons! dont vous aviez besoin, monsieur le misogyne, qui ne vous reconnaissez ni ne vous désirez aucune autre obligation envers le beau sexe, sinon qu'il vous a mis au monde!—dont vous aviez besoin au moment émouvant, où vous apparûtes pleurant et nu sur la scène de ce monde, afin que l'air et la lumière ne vous fissent pas de tort, que votre propre étourderie ne vous rendît pas malheureux pour tout de bon, et que pendant toute votre vie vous n'ayez l'air d'un Turc; ce soin excessif, il était impossible que quelqu'un le prît de vous, sinon une garde féminine. C'est terriblement dommage que vous ne vous êtes pas vu vous-même; alors, vos petits genoux retirés jusqu'au menton, et gisant devant le panier sur son chaud giron, que vous n'ayez pas vu ses yeux affectueux luire sur vous, avec une expression si tendre et si compatissante d'amour, qu'elle vous serait restée pendant toute votre vie! Mais qu'y avait-il? Vous n'aviez pas d'yeux qui pussent voir, vous portiez encore bien moins des lunettes.

Le nom de baker vient de baken, chauffer, choyer. Avoir eu une baker, c'est avoir été dans les premiers jours de votre vie couvé et dorloté, c'est comme cela. Cela vous fâche, n'est-ce pas, monsieur jeune-France? Croyez-vous donc qu'il eût mieux valu, selon la méthode laponne, vous plonger dans l'eau glacée et vous rouler dans la neige, au lieu de vous tenir les pieds devant le chaud foyer, et de vous envelopper de langes sur langes, si bien que vos mains et votre visage restaient seuls visibles,—et jaunes alors, ma foi, comme de l'or, pour faire l'admiration des gens de la maison et des voisins qui disaient: Quel enfant! Croyez-vous donc que, par un autre traitement, votre barbe eût grandi plus tôt, votre main se fût montrée plus musculeuse sous votre petit gant glacé, et que vous vous seriez mû plus vigoureusement et plus souplement à cheval que vous ne faites maintenant? C'est possible. Mais voici le portrait de monsieur votre arrière-grand-père. Il a aussi eu une garde, monsieur. Il a aussi été choyé dans son temps, et je crois qu'il l'a été plus chaudement et plus sévèrement que vous: les enfants, ainsi choyés et dorlotés alors, ressemblaient infiniment plus que maintenant aux cocons du ver à soie. Mais qu'en pensez-vous? Je vous regarde comme si vous étiez encore dans les langes.

Ayez du respect pour votre garde. Dans la prévision des heures anxieuses qui approchaient d'elle, lorsqu'elle était la main, la femme calme, posée, riche d'expérience, compatissante, adroite, à la main douce, prudente, a été pour votre mère comme un ange de Dieu. Et aussi après! ses soins dévoués n'étaient pas tout. La jeune mère encore avait toujours besoin de beaucoup de soins; insoucieuse comme elle l'était elle-même quand tout allait bien, et que son premier-né était sur son sein, et qu'elle avait fait et risqué tout ce qui pouvait mettre sa jeune vie en danger, et vous priver d'une mère avant que vous sussiez que vous en aviez une. Quant à ce qui vous concerne, jamais un étranger, dans la suite de votre vie, n'a eu autant de patience avec tous vos caprices du jour et de la nuit; jamais un ami (même un ami de l'art) ne vous a tant vanté en face; jamais aucun bienfaiteur n'a récolté de vous autant de mauvaise odeur, au lieu de reconnaissance. J'espère de tout cœur, monsieur, que vous saurez apprécier dignement ces inestimables services, près du lit d'accouchée de la femme de votre cœur, près du premier feu allumé pour votre premier fils.

Puisque le moment arrive où vous direz:—O ma Baakster, dite Baker! vous avez eu une bonne récompense; vous aviez beaucoup de notes à votre chant; les servantes vous haïssaient à cause de cela avec tout le feu d'une haine de parti; vous reçûtes un bon pourboire; vous faisiez disparaître, comme un nuage du matin, les gâteaux d'amandes et les pâtisseries moscovites de ma mère, mais vous étiez impayable. Vous aviez, si je puis le dire, vos préjugés, vos superstitions et vos caprices; vous n'étiez peut-être pas tout à fait exempte de médisance. Mais vos soins pleins de tendresse et de sollicitude vous donnaient des droits à une couronne. Dans mes jours d'enfance, dans toutes les écoles, dans tous les livres pour la jeunesse, on m'a toujours recommandé de tenir compte des devoirs de reconnaissance envers mes parents, mes instituteurs; mais à mes enfants j'inculquerai la reconnaissance envers leurs parents, leurs instituteurs et leurs gardes...

Et cela d'autant plus que le nombre des instituteurs en est augmenté par un maître de gymnastique.

Ce morceau semble ne parler que des bonnes bakers.

Hildebrand n'en a pas connu de mauvaises. Sa propre garde avait un mérite éminent. Il s'étonnera, pendant toute sa vie, qu'avec une telle garde il ne soit pas devenu quelque chose de supérieur à ce qu'il est.

1840.

FIN DES TYPES HOLLANDAIS,


ÉPILOGUE

ET

DÉDICACE À UN AMI


PREMIÈRE ÉDITION.


Mon excellent ami!

Lorsque je vis les précédentes pages imprimées, je compris qu'il y manquait encore quelque chose avant que je pusse les lancer dans le monde. D'abord j'avais eu l'idée d'écrire une acerbe préface contre tel ou tel auteur de mes collègues qui ne m'ont jamais fait de mal, mais contre lesquels j'avais une rancune ou dont j'étais jaloux. Mais comme je ne pus imaginer personne qui tombât dans ces termes, je dus bien renoncer à ce joli plan. Alors je me proposai de diriger de violentes attaques contre messieurs les critiques que je ne connais pas et qui me..., j'aurais pu dire,—ils devront conspuer. C'est un mot solennel et fort en usage chez les écrivains déçus. Mais il y avait mille chances contre une, qu'on me reprocherait d'avoir écrit ces attaques. Là-dessus, j'ai renoncé à toutes les choses odieuses, et ç'eût été mieux encore si je ne les avais pas laissées passer dans mon livre. Et comme j'avais eu le dessein de te dédier ce livre, je résolus enfin de fondre tout ce que j'avais à dire avec cette dédicace; et c'est pour cela que j'ai écrit cet épilogue. Dire quelque chose de désagréable maintenant me serait impossible, car comment cela pourrait-il se faire dans le voisinage de ton nom?

Tu sais comment j'ai réuni ces croquis. Ils ont été composés à des heures perdues, entre deux roues et sur l'eau, dans des promenades et dans d'ennuyeuses sociétés. Ils ont été écrits dans un moment où un autre ouvre son piano, ou fume sa pipe ou parle de don Carlos. Ils seront lus entre amis. Maintenant qu'ils sont réunis et vont être livrés au public, j'espère que le public les considérera comme tels. Quiconque n'aime pas Hildebrand ne doit pas le lire. Vous et d'autres amis d'université, vous l'entendrez bavarder et raconter, et y retrouverez beaucoup de ce que vous avez entendu de lui de vive voix. Ils se sont dispersés çà et là, ces excellents amis, avec leurs grades doctoraux respectifs, et je leur envoie ce livre comme un souvenir de nos agréables relations, et j'y ajoute mon cordial salut d'ami.

Qui est Hildebrand? Tout le monde le sait; il y en a parfois qui l'ont deviné avec beaucoup de perspicacité. Aussi n'en fais-je pas un secret, ni ne m'efforcé-je pas de me faire passer pour avoir quarante ans de plus que je n'ai, ou pour quarante fois meilleur que je ne suis. Que le bon public ne s'inquiète pas du nom; qu'importe qu'on s'appelle Jaap ou Hildebrand?

Mais le nom du livre lui-même m'a coûté beaucoup de peine. Il était très-difficile de mettre en ordre les différents morceaux sous une seule étiquette, et l'éditeur voulait avoir quelque chose que ne fût pas trop usé. Il est fort question aujourd'hui de la Camera obscura, et la citation de l'anonyme que j'ai placée à la première page montre avec quel droit j'ai osé mettre cet instrument en avant[1].

Parfois je m'imagine que cette liasse de papiers pourrait rendre quelques services au point de vue de notre bonne langue maternelle. Jusqu'ici, quant au style familier, elle n'a pas grand'chose d'attrayant. Je ne suis cependant pas le seul qui essaie de lui ôter son habit des dimanches et de la faire courir un peu plus naturellement. J'espère que je ne me serai pas permis trop de libertés, et demande pardon pour les fautes d'impression[2].

Ah! ah! les fautes d'impression sont une croix! À la page 12, il y a 19 au lieu de 17; à la page 13 (en bas), il y a (comment cela est-il possible?), onverschilligst (le plus indifférent), au lieu de onbillykst (le plus injuste). Je parie qu'il y a encore des centaines de fautes qui m'ont échappé! Mais il y en a une que je n'ai pas oubliée et qui me peine plus que toutes les autres: elle est à la page 160. Je sais aussi bien que vous qu'il est aussi sot de parler d'une paysanne skalksche (rusée), que de dire une paysanne geksche (folle), et qu'on peut dire aussi peu: Elle riait sckalks, que; Elle riait mals, et c'est pour cela que j'ai fait la jeune fille de la page 160, regarder schalk. Alors vint le compositeur, il secoua la tête et mit schalks. J'intervins et me fâchai contre le compositeur, j'enlevai l's, et je mis à côté le deleatur; je reçus une épreuve, j'étais obéi et donnai le bon à tirer. Alors je ne sais quelle main se glissa encore une fois dans l'épreuve et la gâta de nouveau. Je n'attaque pas trop cette main. Elle suivait l'exemple de beaucoup de mains et de mains habiles; mais je m'attriste, cher ami, qu'on soit devenu si inhabile dans notre belle langue maternelle, et si habitué à cette orthographe erronée qu'on chercherait en vain chez les anciens écrivains.

Voilà une longue histoire pour une seule faute d'impression. À la page 101, il y a bragt au lieu de bracht. Cela vient de la prétention d'épeler avec Bilderdyck. Pas de précipitation, mon digne ami, je vous en prie. Je respecte chacun qui suit avec conviction une autre règle d'épellation, comme je respecte l'habileté et les mérites de chacun. Mais nous demandons pour nous la même liberté que nous accordons aux autres: Hanc veniam petimusque damusque vicissim.

Mais, quelques fautes d'impression et autres qu'il y ait dans ce livre, et bien qu'elles puissent montrer l'inexpérience et l'incompétence d'Hildebrand à faire imprimer, à écrire ou à épeler, je sais que la dédicace de ce petit volume vous sera agréable. C'est du moins quelque chose, mon ami, et si le livre vous plaît, j'ose espérer qu'il plaira à la plupart. S'il vous ressemblait seulement un peu, il serait plein d'une observation spirituelle, gaie et bonne, qui n'hésite pas à se renfermer en soi-même; de ce bienveillant sourire qui n'a rien du ricanement; il aurait alors un ton d'agréable urbanité, qui fait qu'on se sent à son aise et qui enchaînerait le lecteur et l'occuperait, et le disposerait à une sereine satisfaction et une gravité sans affectation! C'est seulement un vœu, mon cher ami!

J'ai conservé la dédicace pour la fin. C'est bien contre l'ordre, mais il en est ainsi. Il y a tant de lecteurs qui commencent un livre par la dernière page, ce qui revient presque au même!


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