La Chartreuse De Parme
The Project Gutenberg eBook of La Chartreuse De Parme
Title: La Chartreuse De Parme
Author: Stendhal
Release date: January 1, 1997 [eBook #796]
Most recently updated: February 7, 2020
Language: French
Credits: Produced by Tokuya Matsumoto, HTML formatting by Walter Debeuf,
Project Gutenberg Volunteer.
LA CHARTREUSE DE PARME
par Stendhal
LIVRE PREMIER: PREMIER, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII.
LIVRE SECOND: XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII,LIVRE PREMIER
Gia mi fur dolci inviti a empir le carte
I luoghi ameni.
Ariost, sat. IV.
CHAPITRE PREMIER
Milan en 1796Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l’Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi; huit jours encore avant l’arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu’un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté Impériale et Royale: c’était du moins ce que leur répétait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur du papier sale.
Au Moyen Age, les Lombards républicains avaient fait preuve d’une bravoure égale à celle des Français, et ils méritèrent de voir leur ville entièrement rasée par les empereurs d’Allemagne. Depuis qu’ils étaient devenus de fidèles sujets, leur grande affaire était d’imprimer des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d’une jeune fille appartenant à quelque famille noble ou riche. Deux ou trois ans après cette grande époque de sa vie, cette jeune fille prenait un cavalier servant: quelquefois le nom du sigisbée choisi par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait loin de ces mœurs efféminées aux émotions profondes que donna l’arrivée imprévue de l’armée française. Bientôt surgirent des mœurs nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s’aperçut, le 15 mai 1796, que tout ce qu’il avait respecté jusque-là était souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier régiment de l’Autriche marqua la chute des idées anciennes: exposer sa vie devint à la mode; on vit que pour être heureux après des siècles de sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d’un amour réel et chercher les actions héroïques. On était plongé dans une nuit profonde par la continuation du despotisme jaloux de Charles Quint et de Philippe II; on renversa leurs statues, et tout à coup l’on se trouva inondé de lumière. Depuis une cinquantaine d’années, et à mesure que l’Encyclopédie et Voltaire éclataient en France, les moines criaient au bon peuple de Milan, qu’apprendre à lire ou quelque chose au monde était une peine fort inutile, et qu’en payant bien exactement la dîme à son curé, et lui racontant fidèlement tous ses petits péchés, on était à peu près sûr d’avoir une belle place au paradis. Pour achever d’énerver ce peuple autrefois si terrible et si raisonneur, l’Autriche lui avait vendu à bon marché le privilège de ne point fournir de recrues à son armée.
En 1796, l’armée milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillés de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques régiments de grenadiers hongrois. La liberté des mœurs était extrême, mais la passion fort rare; d’ailleurs, outre le désagrément de devoir tout raconter au curé, sous peine de ruine même en ce monde, le bon peuple de Milan était encore soumis à certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d’être vexantes. Par exemple l’archiduc, qui résidait à Milan et gouvernait au nom de l’Empereur, son cousin, avait eu l’idée lucrative de faire le commerce des blés. En conséquence, défense aux paysans de vendre leurs grains jusqu’à ce que Son Altesse eût rempli ses magasins.
En mai 1796, trois jours après l’entrée des Français, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu avec l’armée, entendant raconter au grand café des Servi (à la mode alors) les exploits de l’archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des glaces imprimée en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et, au lieu de sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée plaisanterie ou caricature n’était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du café des Servi parut un miracle descendu du ciel; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.
Le même jour, on affichait l’avis d’une contribution de guerre de six millions, frappée pour les besoins de l’armée française, laquelle, venant de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d’habits et de chapeaux.
La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Français si pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques nobles s’aperçurent de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bientôt, fut suivie de beaucoup d’autres. Ces soldats français riaient et chantaient toute la journée; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l’homme le plus âgé de son armée. Cette gaieté, cette jeunesse, cette insouciance, répondaient d’une façon plaisante aux prédications furibondes des moines qui, depuis six mois, annonçaient du haut de la chaire sacrée que les Français étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout brûler et à couper la tête à tout le monde. A cet effet, chaque régiment marchait avec la guillotine en tête.
Dans les campagnes l’on voyait sur la porte des chaumières le soldat français occupé à bercer le petit enfant de la maîtresse du logis, et presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliquées pour que les soldats, qui d’ailleurs ne les savaient guère, pussent les apprendre aux femmes du pays, c’étaient celles-ci qui montraient aux jeunes Français la Monférine, la Sauteuse et autres danses italiennes.
Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens riches; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant nommé Robert eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet officier, jeune réquisitionnaire assez leste, possédait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un écu de six francs qu’il venait de recevoir à Plaisance. Après le passage du pont de Lodi, il prit à un bel officier autrichien tué par un boulet un magnifique pantalon de nankin tout neuf, et jamais vêtement ne vint plus à propos. Ses épaulettes d’officier étaient en laine, et le drap de son habit était cousu à la doublure des manches pour que les morceaux tinssent ensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles de ses souliers étaient en morceaux de chapeau également pris sur le champ de bataille, au-delà du pont de Lodi. Ces semelles improvisées tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de façon que lorsque le majordome de la maison se présenta dans la chambre du lieutenant Robert pour l’inviter à dîner avec Mme la marquise, celui-ci fut plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent les deux heures qui les séparaient de ce fatal dîner à tâcher de recoudre un peu l’habit et à teindre en noir avec de l’encre les malheureuses ficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva. «De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenant Robert; ces dames pensaient que j’allais leur faire peur, et moi j’étais plus tremblant qu’elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec grâce. La marquise del Dongo, ajoutait-il, était alors dans tout l’éclat de sa beauté: vous l’avez connue avec ses yeux si beaux et d’une douceur angélique et ses jolis cheveux d’un blond foncé qui dessinaient si bien l’ovale de cette figure charmante. J’avais dans ma chambre une Hérodiade de Léonard de Vinci qui semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse tellement saisi de cette beauté surnaturelle que j’en oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses laides et misérables dans les montagnes du pays de Gênes: j’osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement.
«Mais j’avais trop de sens pour m’arrêter longtemps dans le genre complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle à manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vêtus avec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-là avaient non seulement de bons souliers, mais encore des boucles d’argent. Je voyais du coin de l’œil tous ces regards stupides fixés sur mon habit, et peut-être aussi sur mes souliers, ce qui me perçait le cœur. J’aurais pu d’un mot faire peur à tous ces gens; mais comment les mettre à leur place sans courir le risque d’effaroucher les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle me l’a dit cent fois depuis, avait envoyé prendre au couvent où elle était pensionnaire en ce temps-là, Gina del Dongo, sœur de son mari, qui fut depuis cette charmante comtesse Pietranera: personne dans la prospérité ne la surpassa par la gaieté et l’esprit aimable, comme personne ne la surpassa par le courage et la sérénité d’âme dans la fortune contraire.
«Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive et franche, comme vous savez, avait tant de peur d’éclater de rire en présence de mon costume, qu’elle n’osait pas manger; la marquise, au contraire, m’accablait de politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements d’impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mâchais le mépris, chose qu’on dit impossible à un Français. Enfin une idée descendue du ciel vint m’illuminer: je me mis à raconter à ces dames ma misère, et ce que nous avions souffert depuis deux ans dans les montagnes du pays de Gênes où nous retenaient de vieux généraux imbéciles. Là, disais-je, on nous donnait des assignats qui n’avaient pas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je n’avais pas parlé deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et la Gina était devenue sérieuse.
«—Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain!
«—Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine, et comme les paysans chez lesquels nous logions étaient encore plus misérables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain.
«En sortant de table, j’offris mon bras à la marquise jusqu’à la porte du salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique qui m’avait servi à table cet unique écu de six francs sur l’emploi duquel j’avais fait tant de châteaux en Espagne.
«Huit jours après, continuait Robert, quand il fut bien avéré que les Français ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son château de Grianta, sur le lac de Côme, où bravement il s’était réfugié à l’approche de l’armée, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa sœur. La haine que ce marquis avait pour nous était égale à sa peur, c’est-à-dire incommensurable: sa grosse figure pâle et dévote était amusante à voir quand il me faisait des politesses. Le lendemain de son retour à Milan, je reçus trois aunes de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions: je me remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commencèrent.
L’histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les Français; au lieu de se moquer de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié, et on les aima.
Cette époque de bonheur imprévu et d’ivresse ne dura que deux petites années; la folie avait été si excessive et si générale, qu’il me serait impossible d’en donner une idée, si ce n’est par cette réflexion historique et profonde: ce peuple s’ennuyait depuis cent ans.
La volupté naturelle aux pays méridionaux avait régné jadis à la cour des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l’an 1635, que les Espagnols s’étaient emparés du Milanais, et emparés en maîtres taciturnes, soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours la révolte, la gaieté s’était enfuie. Les peuples, prenant les mœurs de leurs maîtres, songeaient plutôt à se venger de la moindre insulte par un coup de poignard qu’à jouir du moment présent.
La joie folle, la gaieté, la volupté, l’oubli de tous les sentiments tristes, ou seulement raisonnables, furent poussés à un tel point, depuis le 15 mai 1796, que les Français entrèrent à Milan, jusqu’en avril 1799, qu’ils en furent chassés à la suite de la bataille de Cassano, que l’on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oublié d’être moroses et de gagner de l’argent.
Tout au plus eût-il été possible de compter quelques familles appartenant à la haute noblesse, qui s’étaient retirées dans leurs palais à la campagne, comme pour bouder contre l’allégresse générale et l’épanouissement de tous les cœurs. Il est véritable aussi que ces familles nobles et riches avaient été distinguées d’une manière fâcheuse dans la répartition des contributions de guerre demandées pour l’armée française.
Le marquis del Dongo, contrarié de voir tant de gaieté, avait été un des premiers à regagner son magnifique château de Grianta, au-delà de Côme, où les dames menèrent le lieutenant Robert. Ce château, situé dans une position peut-être unique au monde, sur un plateau de cent cinquante pieds au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie, avait été une place forte. La famille del Dongo le fit construire au quinzième siècle, comme le témoignaient de toutes parts les marbres chargés de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis et des fossés profonds, à la vérité privés d’eau; mais avec ces murs de quatre-vingts pieds de haut et de six pieds d’épaisseur, ce château était à l’abri d’un coup de main; et c’est pour cela qu’il était cher au soupçonneux marquis. Entouré de vingt-cinq ou trente domestiques qu’il supposait dévoués, apparemment parce qu’il ne leur parlait jamais que l’injure à la bouche, il était moins tourmenté par la peur qu’à Milan.
Cette peur n’était pas tout à fait gratuite: il correspondait fort activement avec un espion placé par l’Autriche sur la frontière suisse à trois lieues de Grianta, pour faire évader les prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui aurait pu être pris au sérieux par les généraux français.
Le marquis avait laissé sa jeune femme à Milan: elle y dirigeait les affaires de la famille, elle était chargée de faire face aux contributions imposées à la casa del Dongo, comme on dit dans le pays; elle cherchait à les faire diminuer, ce qui l’obligeait à voir ceux des nobles qui avaient accepté des fonctions publiques, et même quelques non nobles fort influents. Il survint un grand événement dans cette famille. Le marquis avait arrangé le mariage de sa jeune sœur Gina avec un personnage fort riche et de la plus haute naissance; mais il portait de la poudre: à ce titre, Gina le recevait avec des éclats de rire, et bientôt elle fit la folie d’épouser le comte Pietranera. C’était à la vérité un fort bon gentilhomme, très bien fait de sa personne, mais ruiné de père en fils, et, pour comble de disgrâce, partisan fougueux des idées nouvelles. Pietranera était sous-lieutenant dans la légion italienne, surcroît de désespoir pour le marquis.
Après ces deux années de folie et de bonheur, le Directoire de Paris, se donnant des airs de souverain bien établi, montra une haine mortelle pour tout ce qui n’était pas médiocre. Les généraux ineptes qu’il donna à l’armée d’Italie perdirent une suite de batailles dans ces mêmes plaines de Vérone, témoins deux ans auparavant des prodiges d’Arcole et de Lonato. Les Autrichiens se rapprochèrent de Milan; le lieutenant Robert, devenu chef de bataillon et blessé à la bataille de Cassano, vint loger pour la dernière fois chez son amie la marquise del Dongo. Les adieux furent tristes; Robert partit avec le comte Pietranera qui suivait les Français dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, à laquelle son frère refusa de payer sa légitime, suivit l’armée montée sur une charrette.
Alors commença cette époque de réaction et de retour aux idées anciennes, que les Milanais appellent «i tredici mesi» (les treize mois), parce qu’en effet leur bonheur voulut que ce retour à la sottise ne durât que treize mois, jusqu’à Marengo. Tout ce qui était vieux, dévot, morose, reparut à la tête des affaires, et reprit la direction de la société: bientôt les gens restés fidèles aux bonnes doctrines publièrent dans les villages que Napoléon avait été pendu par les Mameluks en Egypte, comme il le méritait à tant de titres.
Parmi ces hommes qui étaient allés bouder dans leurs terres et qui revenaient altérés de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par sa fureur; son exagération le porta naturellement à la tête du parti. Ces messieurs, fort honnêtes gens quand ils n’avaient pas peur, mais qui tremblaient toujours, parvinrent à circonvenir le général autrichien: assez bon homme, il se laissa persuader que la sévérité était de la haute politique, et fit arrêter cent cinquante patriotes: c’était bien alors ce qu’il y avait de mieux en Italie.
Bientôt on les déporta aux bouches de Cattaro, et jetés dans des grottes souterraines, l’humidité et surtout le manque de pain firent bonne et prompte justice de tous ces coquins.
Le marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une avarice sordide à une foule d’autres belles qualités, il se vanta publiquement de ne pas envoyer un écu à sa sœur, la comtesse Pietranera: toujours folle d’amour, elle ne voulait pas quitter son mari, et mourait de faim en France avec lui. La bonne marquise était désespérée; enfin elle réussit à dérober quelques petits diamants dans son écrin, que son mari lui reprenait tous les soirs pour l’enfermer sous son lit dans une caisse de fer: la marquise avait apporté huit cent mille francs de dot à son mari, et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses dépenses personnelles. Pendant les treize mois que les Français passèrent hors de Milan, cette femme si timide trouva des prétextes et ne quitta pas le noir.
Nous avouerons que, suivant l’exemple de beaucoup de graves auteurs, nous avons commencé l’histoire de notre héros une année avant sa naissance. Ce personnage essentiel n’est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit à Milan 1. Il venait justement de se donner la peine de naître lorsque les Français furent chassés, et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez déjà le gros visage blême, le sourire faux et la haine sans bornes pour les idées nouvelles. Toute la fortune de la maison était substituée au fils aîné Ascanio del Dongo, le digne portrait de son père. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque tout à coup ce général Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu depuis longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan: ce moment est encore unique dans l’histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours après, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à dire. L’ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle était mélangée d’idées de vengeance: on avait appris la haine à ce bon peuple. Bientôt l’on vit arriver ce qui restait des patriotes déportés aux bouches de Cattaro; leur retour fut célébré par une fête nationale. Leurs figures pâles, leurs grands yeux étonnés, leurs membres amaigris, faisaient un étrange contraste avec la joie qui éclatait de toutes parts. Leur arrivée fut le signal du départ pour les familles les plus compromises. Le marquis del Dongo fut des premiers à s’enfuir à son château de Grianta. Les chefs des grandes familles étaient remplis de haine et de peur; mais leurs femmes, leurs filles, se rappelaient les joies du premier séjour des Français, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussitôt après Marengo s’organisèrent à la Casa Tanzi. Peu de jours après la victoire, le général français, chargé de maintenir la tranquillité dans la Lombardie, s’aperçut que tous les fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne, bien loin de songer encore à cette étonnante victoire de Marengo qui avait changé les destinées de l’Italie, et reconquis treize places fortes en un jour, n’avaient l’âme occupée que d’une prophétie de saint Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacrée, les prospérités des Français et de Napoléon devaient cesser treize semaines juste après Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles boudeurs des campagnes, c’est que réellement et sans comédie ils croyaient à la prophétie. Tous ces gens-là n’avaient pas lu quatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs préparatifs pour rentrer à Milan au bout des treize semaines, mais le temps, en s’écoulant, marquait de nouveaux succès pour la cause de la France. De retour à Paris, Napoléon, par de sages décrets, sauvait la révolution à l’intérieur, comme il l’avait sauvée à Marengo contre les étrangers. Alors les nobles lombards, réfugiés dans leurs châteaux, découvrirent que d’abord ils avaient mal compris la prédiction du saint patron de Brescia: il ne s’agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les treize mois s’écoulèrent, et la prospérité de la France semblait s’augmenter tous les jours.
Nous glissons sur dix années de progrès et de bonheur, de 1800 à 1810; Fabrice passa les premières au château de Grianta, donnant et recevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village, et n’apprenant rien, pas même à lire. Plus tard, on l’envoya au collège des jésuites à Milan. Le marquis son père exigea qu’on lui montrât le latin, non point d’après ces vieux auteurs qui parlent toujours des républiques, mais sur un magnifique volume orné de plus de cent gravures, chef-d’œuvre des artistes du XVIIe siècle; c’était la généalogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publiée en 1650 par Fabrice del Dongo, archevêque de Parme. La fortune des Valserra étant surtout militaire, les gravures représentaient force batailles, et toujours on voyait quelque héros de ce nom donnant de grands coups d’épée. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui l’adorait, obtenait de temps en temps la permission de venir le voir à Milan; mais son mari ne lui offrant jamais d’argent pour ces voyages, c’était sa belle-sœur, l’aimable comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le retour des Français, la comtesse était devenue l’une des femmes les plus brillantes de la cour du prince Eugène, vice-roi d’Italie.
Lorsque Fabrice eut fait sa première communion, elle obtint du marquis, toujours exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son collège. Elle le trouva singulier, spirituel, fort sérieux, mais joli garçon, et ne déparant point trop le salon d’une femme à la mode; du reste, ignorant à plaisir, et sachant à peine écrire. La comtesse, qui portait en toutes choses son caractère enthousiaste, promit sa protection au chef de l’établissement, si son neveu Fabrice faisait des progrès étonnants, et à la fin de l’année avait beaucoup de prix. Pour lui donner les moyens de les mériter, elle l’envoyait chercher tous les samedis soir, et souvent ne le rendait à ses maîtres que le mercredi ou le jeudi. Les jésuites, quoique tendrement chéris par le prince vice-roi, étaient repoussés d’Italie par les lois du royaume, et le supérieur du collège, homme habile, sentit tout le parti qu’il pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante à la cour. Il n’eut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, à la fin de l’année obtint cinq premiers prix. A cette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari, général commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister à la distribution des prix chez les jésuites. Le supérieur fut complimenté par ses chefs.
La comtesse conduisait son neveu à toutes ces fêtes brillantes qui marquèrent le règne trop court de l’aimable prince Eugène. Elle l’avait créé de son autorité officier de hussards, et Fabrice, âgé de douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchantée de sa jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain, elle eut besoin de tout son crédit pour obtenir que le vice-roi voulût bien ne pas se souvenir de cette demande, à laquelle rien ne manquait que le consentement du père du futur page, et ce consentement eût été refusé avec éclat. A la suite de cette folie, qui fit frémir le marquis boudeur, il trouva un prétexte pour rappeler à Grianta le jeune Fabrice. La comtesse méprisait souverainement son frère; elle le regardait comme un sot triste, et qui serait méchant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle était folle de Fabrice, et, après dix ans de silence, elle écrivit au marquis pour réclamer son neveu: sa lettre fut laissée sans réponse.
A son retour dans ce palais formidable, bâti par le plus belliqueux de ses ancêtres, Fabrice ne savait rien au monde que faire l’exercice et monter à cheval. Souvent le comte Pietranera, aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait monter à cheval, et le menait avec lui à la parade.
En arrivant au château de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges des larmes répandues en quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva que les caresses passionnées de sa mère et de ses sœurs. Le marquis était enfermé dans son cabinet avec son fils aîné, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient des lettres chiffrées qui avaient l’honneur d’être envoyées à Vienne; le père et le fils ne paraissaient qu’aux heures des repas. Le marquis répétait avec affectation qu’il apprenait à son successeur naturel à tenir, en partie double, le compte des produits de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis était trop jaloux de son pouvoir pour parler de ces choses-là à un fils, héritier nécessaire de toutes ces terres substituées. Il l’employait à chiffrer des dépêches de quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait passer en Suisse, d’où on les acheminait à Vienne. Le marquis prétendait faire connaître à ses souverains légitimes l’état intérieur du royaume d’Italie qu’il ne connaissait pas lui-même, et toutefois ses lettres avaient beaucoup de succès; voici comment. Le marquis faisait compter sur la grande route, par quelque agent sûr, le nombre des soldats de tel régiment français ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant compte du fait à la cour de Vienne, il avait soin de diminuer d’un grand quart le nombre des soldats présents. Ces lettres, d’ailleurs ridicules, avaient le mérite d’en démentir d’autres plus véridiques, et elles plaisaient. Aussi, peu de temps avant l’arrivée de Fabrice au château, le marquis avait-il reçu la plaque d’un ordre renommé: c’était la cinquième qui ornait son habit de chambellan. A la vérité, il avait le chagrin de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet; mais il ne se permettait jamais de dicter une dépêche sans avoir revêtu le costume brodé, garni de tous ses ordres. Il eût cru manquer de respect d’en agir autrement.
La marquise fut émerveillée des grâces de son fils. Mais elle avait conservé l’habitude d’écrire deux ou trois fois par an au général comte d’A***; c’était le nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait horreur de mentir aux gens qu’elle aimait; elle interrogea son fils et fut épouvantée de son ignorance.
«S’il me semble peu instruit, se disait-elle, à moi qui ne sais rien, Robert, qui est si savant, trouverait son éducation absolument manquée; or maintenant il faut du mérite.» Une autre particularité qui l’étonna presque autant, c’est que Fabrice avait pris au sérieux toutes les choses religieuses qu’on lui avait enseignées chez les jésuites. Quoique fort pieuse elle-même, le fanatisme de cet enfant la fit frémir. «Si le marquis a l’esprit de deviner ce moyen d’influence, il va m’enlever l’amour de mon fils.» Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice s’en augmenta.
La vie de ce château, peuplé de trente ou quarante domestiques, était fort triste; aussi Fabrice passait-il toutes ses journées à la chasse ou à courir le lac sur une barque. Bientôt il fut étroitement lié avec les cochers et les hommes des écuries; tous étaient partisans fous des Français et se moquaient ouvertement des valets de chambre dévots, attachés à la personne du marquis ou à celle de son fils aîné. Le grand sujet de plaisanterie contre ces personnages graves, c’est qu’ils portaient de la poudre à l’instar de leurs maîtres.
CHAPITRE II
...Alors que Vesper vint embrunir nos yeux,
Tout épris d’avenir, je contemple les cieux,
En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures,
Les sorts et les destins de toutes créatures.
Car lui, du fond des cieux regardant un humain,
Parfois mû de pitié, lui montre le chemin;
Par les astres du ciel qui sont ses caractères,
Les choses nous prédit et bonnes et contraires;
Mais les hommes, chargés de terre et de trépas,
Méprisent tel écrit, et ne le lisent pas.
Ronsard
Le marquis professait une haine vigoureuse pour les lumières: «Ce sont les idées, disait-il, qui ont perdu l’Italie.» Il ne savait trop comment concilier cette sainte horreur de l’instruction, avec le désir de voir son fils Fabrice perfectionner l’éducation si brillamment commencée chez les jésuites. Pour courir le moins de risques possible, il chargea le bon abbé Blanès, curé de Grianta, de faire continuer à Fabrice ses études en latin. Il eût fallu que le curé lui-même sût cette langue; or elle était l’objet de ses mépris; ses connaissances en ce genre se bornaient à réciter, par cœur, les prières de son missel, dont il pouvait rendre à peu près le sens à ses ouailles. Mais ce curé n’en était pas moins fort respecté et même redouté dans le canton; il avait toujours dit que ce n’était point en treize semaines ni même en treize mois, que l’on verrait s’accomplir la célèbre prophétie de saint Giovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait à des amis sûrs, que ce nombre treize devait être interprété d’une façon qui étonnerait bien du monde, s’il était permis de tout dire (1813).
Le fait est que l’abbé Blanès, personnage d’une honnêteté et d’une vertu primitives, et de plus homme d’esprit, passait toutes les nuits au haut de son clocher; il était fou d’astrologie. Après avoir usé ses journées à calculer des conjonctions et des positions d’étoiles, il employait la meilleure part de ses nuits à les suivre dans le ciel. Par suite de sa pauvreté, il n’avait d’autre instrument qu’une longue lunette à tuyau de carton. On peut juger du mépris qu’avait pour l’étude des langues un homme qui passait sa vie à découvrir l’époque précise de la chute des empires et des révolutions qui changent la face du monde. «Que sais-je de plus sur un cheval, disait-il à Fabrice, depuis qu’on m’a appris qu’en latin il s’appelle equus?»
Les paysans redoutaient l’abbé Blanès comme un grand magicien: pour lui, à l’aide de la peur qu’inspiraient ses stations dans le clocher, il les empêchait de voler. Ses confrères les curés des environs, fort jaloux de son influence, le détestaient; le marquis del Dongo le méprisait tout simplement parce qu’il raisonnait trop pour un homme de si bas étage. Fabrice l’adorait: pour lui plaire il passait quelquefois des soirées entières à faire des additions ou des multiplications énormes. Puis il montait au clocher: c’était une grande faveur et que l’abbé Blanès n’avait jamais accordée à personne; mais il aimait cet enfant pour sa naïveté.
—Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-être tu seras un homme.
Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrépide et passionné dans ses plaisirs, était sur le point de se noyer dans le lac. Il était le chef de toutes les grandes expéditions des petits paysans de Grianta et de la Cadenabia. Ces enfants s’étaient procuré quelques petites clefs, et quand la nuit était bien noire, ils essayaient d’ouvrir les cadenas de ces chaînes qui attachent les bateaux à quelque grosse pierre ou à quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac de Côme l’industrie des pêcheurs place des lignes dormantes à une grande distance des bords. L’extrémité supérieure de la corde est attachée à une planchette doublée de liège, et une branche de coudrier très flexible, fichée sur cette planchette, soutient une petite sonnette qui tinte lorsque le poisson, pris à la ligne, donne des secousses à la corde.
Le grand objet de ces expéditions nocturnes, que Fabrice commandait en chef, était d’aller visiter les lignes dormantes, avant que les pêcheurs eussent entendu l’avertissement donné par les petites clochettes. On choisissait les temps d’orage; et, pour ces parties hasardeuses, on s’embarquait le matin, une heure avant l’aube. En montant dans la barque, ces enfants croyaient se précipiter dans les plus grands dangers, c’était là le beau côté de leur action; et, suivant l’exemple de leurs pères, ils récitaient dévotement un Ave Maria. Or, il arrivait souvent qu’au moment du départ, et à l’instant qui suivait l’Ave Maria, Fabrice était frappé d’un présage. C’était là le fruit qu’il avait retiré des études astrologiques de son ami l’abbé Blanès, aux prédictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination, ce présage lui annonçait avec certitude le bon ou le mauvais succès; et comme il avait plus de résolution qu’aucun de ses camarades, peu à peu toute la troupe prit tellement l’habitude des présages, que si, au moment de s’embarquer, on apercevait sur la côte un prêtre, ou si l’on voyait un corbeau s’envoler à main gauche, on se hâtait de remettre le cadenas à la chaîne du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi l’abbé Blanès n’avait pas communiqué sa science assez difficile à Fabrice; mais à son insu, il lui avait inoculé une confiance illimitée dans les signes qui peuvent prédire l’avenir.
Le marquis sentait qu’un accident arrivé à sa correspondance chiffrée pouvait le mettre à la merci de sa sœur; aussi tous les ans, à l’époque de la Sainte-Angela, fête de la comtesse Pietranera, Fabrice obtenait la permission d’aller passer huit jours à Milan. Il vivait toute l’année dans l’espérance ou le regret de ces huit jours. En cette grande occasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis remettait à son fils quatre écus, et, suivant l’usage, ne donnait rien à sa femme, qui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec deux chevaux, partaient pour Côme, la veille du voyage, et chaque jour, à Milan, la marquise trouvait une voiture à ses ordres, et un dîner de douze couverts.
Le genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo était assurément fort peu divertissant; mais il avait cet avantage qu’il enrichissait à jamais les familles qui avaient la bonté de s’y livrer. Le marquis, qui avait plus de deux cent mille livres de rente, n’en dépensait pas le quart; il vivait d’espérances. Pendant les treize années de 1800 à 1813, il crut constamment et fermement que Napoléon serait renversé avant six mois. Qu’on juge de son ravissement quand, au commencement de 1813, il apprit les désastres de la Bérésina! La prise de Paris et la chute de Napoléon faillirent lui faire perdre la tête; il se permit alors les propos les plus outrageants envers sa femme et sa sœur. Enfin, après quatorze années d’attente, il eut cette joie inexprimable de voir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan. D’après les ordres venus de Vienne, le général autrichien reçut le marquis del Dongo avec une considération voisine du respect; on se hâta de lui offrir une des premières places dans le gouvernement, et il l’accepta comme le paiement d’une dette. Son fils aîné eut une lieutenance dans l’un des plus beaux régiments de la monarchie; mais le second ne voulut jamais accepter une place de cadet qui lui était offerte. Ce triomphe, dont le marquis jouissait avec une insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut suivi d’un revers humiliant. Jamais il n’avait eu le talent des affaires, et quatorze années passées à la campagne, entre ses valets, son notaire et son médecin, jointes à la mauvaise humeur de la vieillesse qui était survenue, en avaient fait un homme tout à fait incapable. Or il n’est pas possible, en pays autrichien, de conserver une place importante sans avoir le genre de talent que réclame l’administration lente et compliquée, mais fort raisonnable, de cette vieille monarchie. Les bévues du marquis del Dongo scandalisaient les employés et même arrêtaient la marche des affaires. Ses propos ultra-monarchiques irritaient les populations qu’on voulait plonger dans le sommeil et l’incurie. Un beau jour, il apprit que Sa Majesté avait daigné accepter gracieusement la démission qu’il donnait de son emploi dans l’administration, et en même temps lui conférait la place de second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien. Le marquis fut indigné de l’injustice atroce dont il était victime; il fit imprimer une lettre à un ami, lui qui exécrait tellement la liberté de la presse. Enfin il écrivit à l’Empereur que ses ministres le trahissaient, et n’étaient que des jacobins. Ces choses faites, il revint tristement à son château de Grianta. Il eut une consolation. Après la chute de Napoléon, certains personnages puissants à Milan firent assommer dans les rues le comte Prina, ancien ministre du roi d’Italie, et homme du premier mérite. Le comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du ministre, qui fut tué à coups de parapluie, et dont le supplice dura cinq heures. Un prêtre, confesseur du marquis del Dongo, eût pu sauver Prina en lui ouvrant la grille de l’église de San Giovanni, devant laquelle on traînait le malheureux ministre, qui même un instant fut abandonné dans le ruisseau, au milieu de la rue; mais il refusa d’ouvrir sa grille avec dérision, et, six mois après, le marquis eut le bonheur de lui faire obtenir un bel avancement.
Il exécrait le comte Pietranera, son beau-frère, lequel, n’ayant pas cinquante louis de rente, osait être assez content, s’avisait de se montrer fidèle à ce qu’il avait aimé toute sa vie, et avait l’insolence de prôner cet esprit de justice sans acceptation de personnes, que le marquis appelait un jacobinisme infâme. Le comte avait refusé de prendre du service en Autriche, on fit valoir ce refus, et, quelques mois après la mort de Prina, les mêmes personnages qui avaient payé les assassins obtinrent que le général Pietranera serait jeté en prison. Sur quoi la comtesse, sa femme, prit un passeport et demanda des chevaux de poste pour aller à Vienne dire la vérité à l’Empereur. Les assassins de Prina eurent peur, et l’un d’eux, cousin de Mme Pietranera, vint lui apporter à minuit, une heure avant son départ pour Vienne, l’ordre de mettre en liberté son mari. Le lendemain, le général autrichien fit appeler le comte Pietranera, le reçut avec toute la distinction possible, et l’assura que sa pension de retraite ne tarderait pas à être liquidée sur le pied le plus avantageux. Le brave général Bubna, homme d’esprit et de cœur, avait l’air tout honteux de l’assassinat de Prina et de la prison du comte.
Après cette bourrasque, conjurée par le caractère ferme de la comtesse, les deux époux vécurent, tant bien que mal, avec la pension de retraite, qui, grâce à la recommandation du général Bubna, ne se fit pas attendre.
Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait beaucoup d’amitié pour un jeune homme fort riche, lequel était aussi ami intime du comte, et ne manquait pas de mettre à leur disposition le plus bel attelage de chevaux anglais qui fût alors à Milan, sa loge au théâtre de la Scala, et son château à la campagne. Mais le comte avait la conscience de sa bravoure, son âme était généreuse, il s’emportait facilement, et alors se permettait d’étranges propos. Un jour qu’il était à la chasse avec des jeunes gens, l’un d’eux, qui avait servi sous d’autres drapeaux que lui, se mit à faire des plaisanteries sur la bravoure des soldats de la république cisalpine; le comte lui donna un soufflet, l’on se battit aussitôt, et le comte, qui était seul de son bord, au milieu de tous ces jeunes gens, fut tué. On parla beaucoup de cette espèce de duel, et les personnes qui s’y étaient trouvées prirent le parti d’aller voyager en Suisse.
Ce courage ridicule qu’on appelle résignation, le courage d’un sot qui se laisse prendre sans mot dire n’était point à l’usage de la comtesse. Furieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce jeune homme riche, son ami intime, prît aussi la fantaisie de voyager en Suisse, et de donner un coup de carabine ou un soufflet au meurtrier du comte Pietranera.
Limercati trouva ce projet d’un ridicule achevé et la comtesse s’aperçut que chez elle le mépris avait tué l’amour. Elle redoubla d’attention pour Limercati; elle voulait réveiller son amour, et ensuite le planter là et le mettre au désespoir. Pour rendre ce plan de vengeance intelligible en France, je dirai qu’à Milan, pays fort éloigné du nôtre, on est encore au désespoir par amour. La comtesse, qui, dans ses habits de deuil, éclipsait de bien loin toutes ses rivales, fit des coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le haut du pavé, et l’un d’eux, le comte N..., qui, de tout temps, avait dit qu’il trouvait le mérite de Limercati un peu lourd, un peu empesé pour une femme d’autant d’esprit, devint amoureux fou de la comtesse. Elle écrivit à Limercati:
Voulez-vous agir une fois en homme d’esprit?
Figurez-vous que vous ne m’avez jamais connue.
Je suis, avec un peu de mépris peut-être,
votre très humble servante.
GINA PIETRANERA.
A la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses châteaux; son amour s’exalta, il devint fou, et parla de se brûler la cervelle, chose inusitée dans les pays à enfer. Dès le lendemain de son arrivée à la campagne, il avait écrit à la comtesse pour lui offrir sa main et ses deux cent mille livres de rente. Elle lui renvoya sa lettre non décachetée par le groom du comte N... Sur quoi Limercati a passé trois ans dans ses terres, revenant tous les deux mois à Milan, mais sans avoir jamais le courage d’y rester, et ennuyant tous ses amis de son amour passionné pour la comtesse, et du récit circonstancié des bontés que jadis elle avait pour lui. Dans les commencements, il ajoutait qu’avec le comte N... elle se perdait, et qu’une telle liaison la déshonorait.
Le fait est que la comtesse n’avait aucune sorte d’amour pour le comte N..., et c’est ce qu’elle lui déclara quand elle fut tout à fait sûre du désespoir de Limercati. Le comte, qui avait de l’usage, la pria de ne point divulguer la triste vérité dont elle lui faisait confidence:
—Si vous avez l’extrême indulgence, ajouta-t-il, de continuer à me recevoir avec toutes les distinctions extérieures accordées à l’amant régnant, je trouverai peut-être une place convenable.
Après cette déclaration héroïque la comtesse ne voulut plus des chevaux ni de la loge du comte N... Mais depuis quinze ans elle était accoutumée à la vie la plus élégante: elle eut à résoudre ce problème difficile ou pour mieux dire impossible: vivre à Milan avec une pension de quinze cents francs. Elle quitta son palais, loua deux chambres à un cinquième étage, renvoya tous ses gens et jusqu’à sa femme de chambre remplacée par une pauvre vieille faisant des ménages. Ce sacrifice était dans le fait moins héroïque et moins pénible qu’il ne nous semble; à Milan la pauvreté n’est pas un ridicule, et partant ne se montre pas aux âmes effrayées comme le pire des maux. Après quelques mois de cette pauvreté noble, assiégée par les lettres continuelles de Limercati, et même du comte N... qui lui aussi voulait épouser, il arriva que le marquis del Dongo, ordinairement d’une avarice exécrable, vint à penser que ses ennemis pourraient bien triompher de la misère de sa sœur. Quoi! une del Dongo être réduite à vivre avec la pension que la cour de Vienne, dont il avait tant à se plaindre, accorde aux veuves de ses généraux!
Il lui écrivit qu’un appartement et un traitement dignes de sa sœur l’attendaient au château de Grianta. L’âme mobile de la comtesse embrassa avec enthousiasme l’idée de ce nouveau genre de vie; il y avait vingt ans qu’elle n’avait pas habité ce château vénérable s’élevant majestueusement au milieu des vieux châtaigniers plantés du temps des Sforce. «Là, se disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon âge, n’est-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait arrivée au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime où je suis née, m’attend enfin une vie heureuse et paisible.»
Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu’il y a de sûr c’est que cette âme passionnée, qui venait de refuser si lestement l’offre de deux immenses fortunes, apporta le bonheur au château de Grianta. Ses deux nièces étaient folles de joie.
—Tu m’as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise en l’embrassant; la veille de ton arrivée, j’avais cent ans. La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs: la villa Melzi de l’autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue, au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité: aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne surpasse point. C’était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. «Le lac de Côme, se disait-elle, n’est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l’argent et la spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d’inégales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plantés par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’élève l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l’œil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu’ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu’on voudrait tous habiter, l’œil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu’il en faut pour accroître la volupté présente. L’imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres: ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l’homme: La vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir.» Le langage de ces lieux ravissants, et qui n’ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son cœur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d’années sans revoir le lac. «Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait réfugié?» Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle ornèrent de leurs mains, car on manquait d’argent pour tout, au milieu de l’état de maison le plus splendide; depuis sa disgrâce le marquis del Dongo avait redoublé de faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac, près de la fameuse allée de platanes, à côté de la Cadenabia, il faisait construire une digue dont le devis allait à quatre-vingt mille francs. A l’extrémité de la digue on voyait s’élever, sur les dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle bâtie tout entière en blocs de granit énormes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur à la mode de Milan, lui bâtissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux devaient représenter les belles actions de ses ancêtres.
Le frère aîné de Fabrice, le marchesino Ascagne, voulut se mettre des promenades de ces dames; mais sa tante jetait de l’eau sur ses cheveux poudrés, et avait tous les jours quelque nouvelle niche à lancer à sa gravité. Enfin il délivra de l’aspect de sa grosse figure blafarde la joyeuse troupe qui n’osait rire en sa présence. On pensait qu’il était l’espion du marquis son père, et il fallait ménager ce despote sévère et toujours furieux depuis sa démission forcée.
Ascagne jura de se venger de Fabrice.
Il y eut une tempête où l’on courut des dangers; quoiqu’on eût infiniment peu d’argent, on paya généreusement les deux bateliers pour qu’ils ne dissent rien au marquis, qui déjà témoignait beaucoup d’humeur de ce qu’on emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde tempête; elles sont terribles et imprévues sur ce beau lac: des rafales de vent sortent à l’improviste de deux gorges de montagnes placées dans des directions opposées et luttent sur les eaux. La comtesse voulut débarquer au milieu de l’ouragan et des coups de tonnerre; elle prétendait que, placée sur un rocher isolé au milieu du lac, et grand comme une petite chambre, elle aurait un spectacle singulier; elle se verrait assiégée de toutes parts par des vagues furieuses, mais, en sautant de la barque, elle tomba dans l’eau. Fabrice se jeta après elle pour la sauver, et tous deux furent entraînés assez loin. Sans doute il n’est pas beau de se noyer, mais l’ennui, tout étonné, était banni du château féodal. La comtesse s’était passionnée pour le caractère primitif et pour l’astrologie de l’abbé Blanès. Le peu d’argent qui lui restait après l’acquisition de la barque avait été employé à acheter un petit télescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses nièces et Fabrice, elle allait s’établir sur la plate-forme d’une des tours gothiques du château. Fabrice était le savant de la troupe, et l’on passait là plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.
Il faut avouer qu’il y avait des journées où la comtesse n’adressait la parole à personne; on la voyait se promener sous les hauts châtaigniers, plongée dans de sombres rêveries; elle avait trop d’esprit pour ne pas sentir parfois l’ennui qu’il y a à ne pas échanger ses idées. Mais le lendemain elle riait comme la veille: c’étaient les doléances de la marquise, sa belle-sœur, qui produisaient ces impressions sombres sur cette âme naturellement si agissante.
—Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste château! s’écriait la marquise.
Avant l’arrivée de la comtesse, elle n’avait pas même le courage d’avoir de ces regrets.
L’on vécut ainsi pendant l’hiver de 1814 à 1815. Deux fois, malgré sa pauvreté, la comtesse vint passer quelques jours à Milan; il s’agissait de voir un ballet sublime de Vigano, donné au théâtre de la Scala, et le marquis ne défendait point à sa femme d’accompagner sa belle-sœur. On allait toucher les quartiers de la petite pension, et c’était la pauvre veuve du général cisalpin qui prêtait quelques sequins à la richissime marquise del Dongo. Ces parties étaient charmantes; on invitait à dîner de vieux amis, et l’on se consolait en riant de tout, comme de vrais enfants. Cette gaieté italienne, pleine de brio et d’imprévu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils aîné répandaient autour d’eux à Grianta. Fabrice, à peine âgé de seize ans, représentait fort bien le chef de la maison.
Le 7 mars 1815, les dames étaient de retour, depuis l’avant-veille, d’un charmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle allée de platanes récemment prolongée sur l’extrême bord du lac. Une barque parut, venant du côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue: Napoléon venait de débarquer au golfe de Juan. L’Europe eut la bonhomie d’être surprise de cet événement, qui ne surprit point le marquis del Dongo; il écrivit à son souverain une lettre pleine d’effusion de cœur; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des jacobins d’accord avec les meneurs de Paris.
Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils aîné, le brouillon d’une troisième dépêche politique; il s’occupait avec gravité à la transcrire de sa belle écriture soignée, sur du papier portant en filigrane l’effigie du souverain. Au même instant, Fabrice se faisait annoncer chez la comtesse Pietranera.
—Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l’Empereur, qui est aussi roi d’Italie; il avait tant d’amitié pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, à Menagio, mon ami Vasi, le marchand de baromètres, m’a donné son passeport; maintenant donne-moi quelques napoléons, car je n’en ai que deux à moi; mais s’il le faut, j’irai à pied.
La comtesse pleurait de joie et d’angoisse.
—Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue! s’écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice.
Elle se leva et alla prendre dans l’armoire au linge, où elle était soigneusement cachée, une petite bourse ornée de perles; c’était tout ce qu’elle possédait au monde.
—Prends, dit-elle à Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi, si tu nous manques? Quant au succès de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le faire périr. N’as-tu pas entendu, il y a huit jours, à Milan, l’histoire des vingt-trois projets d’assassinat tous si bien combinés et auxquels il n’échappa que par miracle? et alors il était tout-puissant. Et tu as vu que ce n’est pas la volonté de le perdre qui manque à nos ennemis; la France n’était plus rien depuis son départ.
C’était avec l’accent de l’émotion la plus vive que la comtesse parlait à Fabrice des futures destinées de Napoléon.
—En te permettant d’aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j’ai de plus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de partir ne fut pas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à cette amie si chère toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous prenons la liberté de trouver bien plaisantes.
—Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais, sur le bord du lac dans l’allée de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. Là, pour la première fois, j’ai remarqué au loin le bateau qui venait de Côme, porteur d’une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau sans songer à l’Empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent voyager, tout à coup j’ai été saisi d’une émotion profonde. Le bateau a pris terre, l’agent a parlé bas à mon père, qui a changé de couleur, et nous a pris à part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à ma droite j’ai vu un aigle, l’oiseau de Napoléon; il volait majestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à l’instant, je traverserai la Suisse avec la rapidité de l’aigle, et j’irai offrir à ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. A l’instant, quand je voyais encore l’aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la preuve que cette idée vient d’en haut, c’est qu’au même moment, sans discuter, j’ai pris ma résolution et j’ai vu les moyens d’exécuter ce voyage. En un clin d’œil toutes les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont été comme enlevées par un souffle divin. J’ai vu cette grande image de l’Italie se relever de la fange où les Allemands la retiennent plongée 2; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mère malheureuse, je partirai, j’irai mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin, et qui voulut nous laver du mépris que nous jettent même les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l’Europe.
«Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses yeux d’où jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma mère, l’hiver de ma naissance, planta elle-même au bord de la grande fontaine dans notre forêt, à deux lieues d’ici: avant de rien faire, j’ai voulu l’aller visiter. Le printemps n’est pas trop avancé, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l’état de torpeur où je languis dans ce triste et froid château. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une véritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que l’hiver est pour mon arbre.
«Le croirais-tu, Gina? hier soir à sept heures et demie j’arrivais à mon marronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J’ai bêché la terre avec respect à l’entour de l’arbre chéri. Aussitôt, rempli d’un transport nouveau, j’ai traversé la montagne; je suis arrivé à Menagio: il me fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait volé, il était déjà une heure du matin quand je me suis vu à la porte de Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le réveiller; mais il était debout avec trois de ses amis. A mon premier mot: «Tu vas rejoindre Napoléon!» s’est-il écrié, et il m’a sauté au cou. Les autres aussi m’ont embrassé avec transport. «Pourquoi suis-je marié!» disait l’un d’eux.
Mme Pietranera était devenue pensive; elle crut devoir présenter quelques objections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût bien vu que la comtesse elle-même ne croyait pas aux bonnes raisons qu’elle se hâtait de lui donner. Mais, à défaut d’expérience, il avait de la résolution; il ne daigna pas même écouter ces raisons. La comtesse se réduisit bientôt à obtenir de lui que du moins il fît part de son projet à sa mère.
—Elle le dira à mes sœurs, et ces femmes me trahiront à leur insu! s’écria Fabrice avec une sorte de hauteur héroïque.
—Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous déplairez toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les âmes prosaïques.
La marquise fondit en larmes en apprenant l’étrange projet de son fils; elle n’en sentait pas l’héroïsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, excepté les murs d’une prison, ne pourrait l’empêcher de partir, elle lui remit le peu d’argent qu’elle possédait; puis elle se souvint qu’elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-être dix mille francs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan. Les sœurs de Fabrice entrèrent chez leur mère tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l’habit de voyage de notre héros; il rendait à ces pauvres femmes leurs chétifs napoléons. Ses sœurs furent tellement enthousiasmées de son projet, elles l’embrassaient avec une joie si bruyante qu’il prit à la main quelques diamants qui restaient encore à cacher, et voulut partir sur-le-champ.
—Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses sœurs. Puisque j’ai tant d’argent, il est inutile d’emporter des hardes; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui lui étaient si chères, et partit à l’instant même sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d’être poursuivi par des gens à cheval, que le soir même il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans une ville suisse, et ne craignait plus d’être violenté sur la route solitaire par des gendarmes payés par son père. De ce lieu, il lui écrivit une belle lettre, faiblesse d’enfant qui donna de la consistance à la colère du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L’Empereur était à Paris. Là commencèrent les malheurs de Fabrice; il était parti dans la ferme intention de parler à l’Empereur: jamais il ne lui était venu à l’esprit que ce fût chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince Eugène et eût pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la cour du château des Tuileries assister aux revues passées par Napoléon; mais jamais il ne put approcher de l’Empereur. Notre héros croyait tous les Français profondément émus comme lui de l’extrême danger que courait la patrie. A la table de l’hôtel où il était descendu, il ne fit point mystère de ses projets et de son dévouement; il trouva des jeunes gens d’une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne manquèrent pas de lui voler tout l’argent qu’il possédait. Heureusement, par pure modestie, il n’avait pas parlé des diamants donnés par sa mère. Le matin où, à la suite d’une orgie, il se trouva décidément volé, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l’armée. Il ne savait rien, sinon qu’elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivé sur la frontière, qu’il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occupé à se chauffer devant une bonne cheminée, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pût lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se mêler imprudemment aux bivouacs de l’extrême frontière, sur la route de Belgique. A peine fut-il arrivé au premier bataillon placé à côté de la route, que les soldats se mirent à regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n’avait rien qui rappelât l’uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s’approcha d’un feu, et demanda l’hospitalité en payant. Les soldats se regardèrent étonnés surtout de l’idée de payer, et lui accordèrent avec bonté une place au feu; son domestique lui fit un abri. Mais, une heure après, l’adjudant du régiment passant à portée du bivouac, les soldats allèrent lui raconter l’arrivée de cet étranger parlant mal français. L’adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l’Empereur avec un accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, établi dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s’approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l’adjudant sous-officier, qu’aussitôt il changea de pensée, et se mit à interroger aussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant d’abord le plan de campagne de son interlocuteur, parla des protections qu’avait son maître, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. Aussitôt un soldat appelé par l’adjudant lui mit la main sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d’un air sévère, l’adjudant ordonna à Fabrice de le suivre sans répliquer.
Après lui avoir fait faire une bonne lieue, à pied, dans l’obscurité rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts éclairaient l’horizon, l’adjudant remit Fabrice à un officier de gendarmerie qui, d’un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchandise.
—Sont-ils bêtes, s’écria l’officier, c’est aussi trop fort!
Il fit des questions à notre héros qui parla de l’Empereur et de la liberté dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l’officier de gendarmerie fut saisi d’un rire fou.
—Parbleu! tu n’es pas trop adroit! s’écria-t-il. Il est un peu fort de café que l’on ose nous expédier des blancs-becs de ton espèce!
Et quoi que pût dire Fabrice, qui se tuait à expliquer qu’en effet il n’était pas marchand de baromètres, l’officier l’envoya à la prison de B..., petite ville du voisinage où notre héros arriva sur les trois heures du matin, outré de fureur et mort de fatigue.
Fabrice, d’abord étonné, puis furieux, ne comprenant absolument rien à ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journées dans cette misérable prison; il écrivait lettres sur lettres au commandant de la place, et c’était la femme du geôlier, belle Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n’avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli garçon, et que d’ailleurs il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir écouter les doléances du prisonnier; elle avait dit à son mari que le blanc-bec avait de l’argent, sur quoi le prudent geôlier lui avait donné carte blanche. Elle usa de la permission et reçut quelques napoléons d’or, car l’adjudant n’avait enlevé que les chevaux, et l’officier de gendarmerie n’avait rien confisqué du tout. Une après-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez éloignée. On se battait donc enfin! son cœur bondissait d’impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville; en effet un grand mouvement s’opérait, trois divisions traversaient B... Quand, sur les onze heures du soir, la femme du geôlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de coutume; puis lui prenant les mains:
—Faites-moi sortir d’ici, je jurerai sur l’honneur de revenir dans la prison dès qu’on aura cessé de se battre.
—Balivernes que tout cela! As-tu du quibus? Il parut inquiet, il ne comprenait pas le mot quibus. La geôlière, voyant ce mouvement, jugea que les eaux étaient basses, et, au lieu de parler de napoléons d’or comme elle l’avait résolu, elle ne parla plus que de francs.
—Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je mettrai un double napoléon sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son régiment doit filer dans la journée, il acceptera.
Le marché fut bientôt conclu. La geôlière consentit même à cacher Fabrice dans sa chambre d’où il pourrait plus facilement s’évader le lendemain matin.
Le lendemain, avant l’aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice:
—Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier: crois-moi, n’y reviens plus.
—Mais quoi! répétait Fabrice, il est donc criminel de vouloir défendre la patrie?
—Suffit. Rappelle-toi toujours que je t’ai sauvé la vie; ton cas était net, tu aurais été fusillé, mais ne le dis à personne, car tu nous ferais perdre notre place à mon mari et à moi; surtout ne répète jamais ton mauvais conte d’un gentilhomme de Milan déguisé en marchand de baromètres, c’est trop bête. Ecoute-moi bien, je vais te donner les habits d’un hussard mort avant-hier dans la prison: n’ouvre la bouche que le moins possible, mais enfin, si un maréchal des logis ou un officier t’interroge de façon à te forcer de répondre, dis que tu es resté malade chez un paysan qui t’a recueilli par charité comme tu tremblais la fièvre dans un fossé de la route. Si l’on n’est pas satisfait de cette réponse, ajoute que tu vas rejoindre ton régiment. On t’arrêtera peut-être à cause de ton accent: alors dis que tu es né en Piémont, que tu es un conscrit resté en France l’année passée, etc.
Pour la première fois, après trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la geôlière, qui, ce matin-là, était fort tendre, et enfin tandis qu’armée d’une aiguille elle rétrécissait les habits du hussard, il raconta son histoire bien clairement à cette femme étonnée. Elle y crut un instant; il avait l’air si naïf, et il était si joli habillé en hussard!
—Puisque tu as tant de bonne volonté pour te battre, lui dit-elle enfin à demi persuadée, il fallait donc en arrivant à Paris t’engager dans un régiment. En payant à boire à un maréchal des logis, ton affaire était faite! La geôlière ajouta beaucoup de bons avis pour l’avenir, et enfin, à la petite pointe du jour, mit Fabrice hors de chez elle, après lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son nom, quoi qu’il pût arriver. Dès que Fabrice fut sorti de la petite ville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui vint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec l’habit et la feuille de route d’un hussard mort en prison, où l’avait conduit, dit-on, le vol d’une vache et de quelques couverts d’argent! j’ai pour ainsi dire succédé à son être... et cela sans le vouloir ni le prévoir en aucune manière! Gare la prison!... Le présage est clair, j’aurai beaucoup à souffrir de la prison!
Il n’y avait pas une heure que Fabrice avait quitté sa bienfaitrice, lorsque la pluie commença à tomber avec une telle force qu’à peine le nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrassé par des bottes grossières qui n’étaient pas faites pour lui. Il fit rencontre d’un paysan monté sur un méchant cheval, il acheta le cheval en s’expliquant par signes; la geôlière lui avait recommandé de parler le moins possible, à cause de son accent.
Ce jour-là l’armée, qui venait de gagner la bataille de Ligny, était en pleine marche sur Bruxelles; on était à la veille de la bataille de Waterloo. Sur le midi, la pluie à verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier tout à fait les affreux moments de désespoir que venait de lui donner cette prison si injuste. Il marcha jusqu’à la nuit très avancée, et comme il commençait à avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan fort éloignée de la route. Ce paysan pleurait et prétendait qu’on lui avait tout pris; Fabrice lui donna un écu, et il trouva de l’avoine. Mon cheval n’est pas beau, se dit Fabrice; mais qu’importe, il pourrait bien se trouver du goût de quelque adjudant, et il alla coucher à l’écurie à ses côtés. Une heure avant le jour, le lendemain, Fabrice était sur la route, et, à force de caresses, il était parvenu à faire prendre le trot à son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la canonnade: c’étaient les préliminaires de Waterloo.
CHAPITRE III
Fabrice trouva bientôt des vivandières, et l’extrême reconnaissance qu’il avait pour la geôlière de B... le porta à leur adresser la parole: il demanda à l’une d’elles où était le 4e régiment de hussards, auquel il appartenait.
—Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser mon petit soldat, dit la cantinière touchée par la pâleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n’as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner aujourd’hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lâcher ta balle tout comme un autre.
Ce conseil déplut à Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantinière. De temps à autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empêchait de s’entendre, car Fabrice était tellement hors de lui d’enthousiasme et de bonheur, qu’il avait renoué la conversation. Chaque mot de la cantinière redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l’exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire à cette femme qui semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne comprenait rien du tout à ce que lui racontait ce beau jeune soldat.
—Je vois le fin mot, s’écria-t-elle enfin d’un air de triomphe: vous êtes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4e de hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l’uniforme que vous portez, et vous courez après elle. Vrai, comme Dieu est là-haut, vous n’avez jamais été soldat; mais, comme un brave garçon que vous êtes, puisque votre régiment est au feu, vous voulez y paraître, et ne pas passer pour un capon.
Fabrice convint de tout: c’était le seul moyen qu’il eût de recevoir de bons conseils. «J’ignore toutes les façons d’agir de ces Français, se disait-il, et, si je ne suis pas guidé par quelqu’un, je parviendrai encore à me faire jeter en prison, et l’on me volera mon cheval.
—D’abord, mon petit, lui dit la cantinière, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n’as pas vingt et un ans: c’est tout le bout du monde si tu en as dix-sept.
C’était la vérité, et Fabrice l’avoua de bonne grâce.
—Ainsi, tu n’es pas même conscrit; c’est uniquement à cause des beaux yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n’est pas dégoûtée. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu’elle t’a remis, il faut primo que tu achètes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d’un peu près; c’est là un cheval de paysan qui te fera tuer dès que tu seras en ligne. Cette fumée blanche, que tu vois là-bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps.
Fabrice suivit ce conseil, et, présentant un napoléon à la vivandière, la pria de se payer.
—C’est pitié de le voir! s’écria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulement dépenser son argent! Tu mériterais bien qu’après avoir empoigné ton napoléon je fisse prendre son grand trot à Cocotte; du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me voyant détaler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d’or. Tiens, lui dit-elle, voilà dix-huit francs cinquante centimes, et ton déjeuner te coûte trente sous. Maintenant, nous allons bientôt avoir des chevaux à revendre. Si la bête est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon.
Le déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue par une femme qui s’avançait à travers champs, et qui passa sur la route.
—Holà, hé! lui cria cette femme; holà! Margot! ton 6e léger est sur la droite.
—Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandière à notre héros; mais en vérité tu me fais pitié; j’ai de l’amitié pour toi, sacré dié! Tu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-t’en au 6e léger avec moi.
—Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et suis résolu d’aller là-bas vers cette fumée blanche.
—Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Dès qu’il sera là-bas, quelque peu de vigueur qu’il ait, il te forcera la main, il se mettra à galoper, et Dieu sait où il te mènera. Veux-tu m’en croire? Dès que tu seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi à côté des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche.
Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu’elle avait deviné juste.
—Pauvre petit! il va être tué tout de suite; vrai comme Dieu! ça ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinière d’un air d’autorité.
—Mais je veux me battre.
—Tu te battras aussi; va, le 6e léger est un fameux, et aujourd’hui il y en a pour tout le monde.
—Mais serons-nous bientôt à votre régiment?
—Dans un quart d’heure tout au plus.
«Recommandé par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre.» A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n’attendait pas l’autre.
—C’est comme un chapelet, dit Fabrice.
—On commence à distinguer les feux de peloton, dit la vivandière en donnant un coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par le feu.
La cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d’y rester: Fabrice poussa à la roue. Son cheval tomba deux fois; bientôt le chemin, moins rempli d’eau, ne fut plus qu’un sentier au milieu du gazon. Fabrice n’avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s’arrêta tout court: c’était un cadavre, posé en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier.
La figure de Fabrice, très pâle naturellement, prit une teinte verte fort prononcée: la cantinière, après avoir regardé le mort, dit, comme se parlant à elle-même:
—Ça n’est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre héros, elle éclata de rire.
—Ah! ah! mon petit! s’écria-t-elle, en voilà du nanan!
Fabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout c’était la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà était dépouillé de ses souliers, et auquel on n’avait laissé qu’un mauvais pantalon tout souillé de sang.
—Approche, lui dit la cantinière; descends de cheval; il faut que tu t’y accoutumes; tiens, s’écria-t-elle, il en a eu par la tête.
Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et défigurait ce cadavre d’une façon hideuse; il était resté avec un œil ouvert.
—Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière, et donne-lui une poignée de main pour voir s’il te la rendra.
Sans hésiter, quoique prêt à rendre l’âme de dégoût, Fabrice se jeta à bas de cheval et prit la main du cadavre qu’il secoua ferme; puis il resta comme anéanti; il sentait qu’il n’avait pas la force de remonter à cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout c’était cet œil ouvert.
«La vivandière va me croire un lâche», se disait-il avec amertume; mais il sentait l’impossibilité de faire un mouvement: il serait tombé. Ce moment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout à fait. La vivandière s’en aperçut, sauta lestement à bas de sa petite voiture, et lui présenta, sans mot dire, un verre d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandière le regardait de temps à autre du coin de l’œil.
—Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd’hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu’il faut que tu apprennes le métier de soldat.
—Au contraire, je veux me battre tout de suite, s’écria notre héros d’un air sombre, qui sembla de bon augure à la vivandière. Le bruit du canon redoublait et semblait s’approcher. Les coups commençaient à former comme une basse continue; un coup n’était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d’un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton.
Dans ce moment la route s’enfonçait au milieu d’un bouquet de bois; la vivandière vit trois ou quatre soldats des nôtres qui venaient à elle courant à toutes jambes; elle sauta lestement à bas de sa voiture et courut se cacher à quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui était resté au lieu où l’on venait d’arracher un grand arbre. «Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lâche!» Il s’arrêta auprès de la petite voiture abandonnée par la cantinière et tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention à lui et passèrent en courant le long du bois, à gauche de la route.
—Ce sont des nôtres, dit tranquillement la vivandière en revenant tout essoufflée vers sa petite voiture... Si ton cheval était capable de galoper, je te dirais: pousse en avant jusqu’au bout du bois, vois s’il y a quelqu’un dans la plaine. Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche à un peuplier, l’effeuilla et se mit à battre son cheval à tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint à son petit trot accoutumé. La vivandière avait mis son cheval au galop:
—Arrête-toi donc, arrête! criait-elle à Fabrice.
Bientôt tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousqueterie tonnaient de tous les côtés, à droite, à gauche, derrière. Et comme le bouquet de bois d’où ils sortaient occupait un tertre élevé de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien un coin de la bataille; mais enfin il n’y avait personne dans le pré au-delà du bois. Ce pré était bordé, à mille pas de distance, par une longue rangée de saules, très touffus; au-dessus des saules paraissait une fumée blanche qui quelquefois s’élevait dans le ciel en tournoyant.
—Si je savais seulement où est le régiment! disait la cantinière embarrassée. Il ne faut pas traverser ce grand pré tout droit. A propos, toi, dit-elle à Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas t’amuser à le sabrer.
A ce moment, la cantinière aperçut les quatre soldats dont nous venons de parler, ils débouchaient du bois dans la plaine à gauche de la route. L’un d’eux était à cheval.
—Voilà ton affaire, dit-elle à Fabrice. Holà! ho! cria-t-elle à celui qui était à cheval, viens donc ici boire le verre d’eau-de-vie; les soldats s’approchèrent.
—Où est le 6e léger? cria-t-elle.
—Là-bas, à cinq minutes d’ici, en avant de ce canal qui est le long des saules; même que le colonel Macon vient d’être tué.
—Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi?
—Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mère, un cheval d’officier que je vais vendre cinq napoléons avant un quart d’heure.
—Donne-m’en un de tes napoléons, dit la vivandière à Fabrice.
Puis s’approchant du soldat à cheval:
—Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton napoléon.
Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandière détachait le petit portemanteau qui était sur la rosse.
—Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c’est comme ça que vous laissez travailler une dame!
Mais à peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu’il se mit à se cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir.
—Bon signe! dit la vivandière, le monsieur n’est pas accoutumé au chatouillement du portemanteau.
—Un cheval de général, s’écriait le soldat qui l’avait vendu, un cheval qui vaut dix napoléons comme un liard!
—Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui eût du mouvement.
A ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu’il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de côté et d’autre comme rasées par un coup de faux.
—Tiens, voilà le brutal qui s’avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt francs.
Il pouvait être deux heures.
Fabrice était encore dans l’enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu’une troupe de généraux, suivis d’une vingtaine de hussards, traversèrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il était arrêté: son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de tête violents contre la bride qui le retenait. «Eh bien, soit!» se dit Fabrice.
Le cheval laissé à lui-même partit ventre à terre et alla rejoindre l’escorte qui suivait les généraux. Fabrice compta quatre chapeaux bordés. Un quart d’heure après, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu’un de ces généraux était le célèbre maréchal Ney. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des quatre généraux était le maréchal Ney; il eût donné tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu’il ne fallait pas parler. L’escorte s’arrêta pour passer un large fossé rempli d’eau par la pluie de la veille, il était bordé de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie à l’entrée de laquelle Fabrice avait acheté le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied à terre; le bord du fossé était à pic et fort glissant, et l’eau se trouvait bien à trois ou quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu’à son cheval, lequel étant fort animé, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l’eau à une hauteur considérable. Un des généraux fut entièrement mouillé par la nappe d’eau, et s’écria en jurant:
—Au diable la f... bête!
Fabrice se sentit profondément blessé de cette injure. «Puis-je en demander raison?» se dit-il. En attendant, pour prouver qu’il n’était pas si gauche, il entreprit de faire monter à son cheval la rive opposée du fossé; mais elle était à pic et haute de cinq à six pieds. Il fallut y renoncer; alors il remonta le courant, son cheval ayant de l’eau jusqu’à la tête, et enfin trouva une sorte d’abreuvoir; par cette pente douce il gagna facilement le champ de l’autre côté du canal. Il fut le premier homme de l’escorte qui y parut, il se mit à trotter fièrement le long du bord: au fond du canal les hussards se démenaient, assez embarrassés de leur position; car en beaucoup d’endroits l’eau avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement épouvantable. Un maréchal des logis s’aperçut de la manœuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l’air si peu militaire.
—Remontez! il y a un abreuvoir à gauche! s’écria-t-il, et peu à peu tous passèrent.
En arrivant sur l’autre rive, Fabrice y avait trouvé les généraux tout seuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut à peine s’il entendit le général, par lui si bien mouillé, qui criait à son oreille:
—Où as-tu pris ce cheval?
Fabrice était tellement troublé qu’il répondit en italien:
—L’ho comprato poco fa. (Je viens de l’acheter à l’instant.)
—Que dis-tu? lui cria le général.
Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui répondre. Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
—Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de l’escorte.
Et d’abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s’arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte s’arrêta; Fabrice, qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
—Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d’un air d’autorité et presque de réprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin:
—Quel est-il ce général qui gourmande son voisin?
—Pardi, c’est le maréchal!
—Quel maréchal?
—Le maréchal Ney, bêta! Ah çà! où as-tu servi jusqu’ici?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui: c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulait suivre les autres: le sang coulait dans la boue.
«Ah! m’y voilà donc enfin au feu! se dit-il. J’ai vu le feu! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire.» A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines; il n’y comprenait rien du tout.
A ce moment, les généraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui était à cinq pieds en contrebas.
Le maréchal s’arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. «Nous n’avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça», ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire: «Jamais je ne serai un héros.» Il regarda les hussards; à l’exception d’un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l’escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tête vers l’ennemi. C’étaient des lignes fort étendues d’hommes rouges; mais, ce qui l’étonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contrebas que le maréchal et l’escorte s’étaient mis à suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fumée empêchait de rien distinguer du côté vers lequel on s’avançait; l’on voyait quelquefois des hommes au galop se détacher sur cette fumée blanche.
Tout à coup, du côté de l’ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre à terre. «Ah! nous sommes attaqués», se dit-il; puis il vit deux de ces hommes parler au maréchal. Un des généraux de la suite de ce dernier partit au galop du côté de l’ennemi, suivi de deux hussards de l’escorte et des quatre hommes qui venaient d’arriver. Après un petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva à côté d’un maréchal des logis qui avait l’air fort bon enfant. «Il faut que je parle à celui-là, se dit-il, peut-être ils cesseront de me regarder.» Il médita longtemps.
—Monsieur, c’est la première fois que j’assiste à la bataille, dit-il enfin au maréchal des logis; mais ceci est-il une véritable bataille?
—Un peu. Mais vous, qui êtes-vous?
—Je suis le frère de la femme d’un capitaine.
—Et comment l’appelez-vous, ce capitaine?
Notre héros fut terriblement embarrassé; il n’avait point prévu cette question. Par bonheur, le maréchal et l’escorte repartaient au galop. Quel nom français dirai-je? pensait-il. Enfin il se rappela le nom du maître d’hôtel où il avait logé à Paris; il rapprocha son cheval de celui du maréchal des logis, et lui cria de toutes ses forces:
—Le capitaine Meunier!
L’autre, entendant mal à cause du roulement du canon, lui répondit:
—Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a été tué.
«Bravo! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier; il faut faire l’affligé.»
—Ah, mon Dieu! cria-t-il, et il prit une mine piteuse.
On était sorti du chemin en contrebas, on traversait un petit pré, on allait ventre à terre, les boulets arrivaient de nouveau, le maréchal se porta vers une division de cavalerie. L’escorte se trouvait au milieu de cadavres et de blessés; mais ce spectacle ne faisait déjà plus autant d’impression sur notre héros; il avait autre chose à penser.
Pendant que l’escorte était arrêtée, il aperçut la petite voiture d’une cantinière, et sa tendresse pour ce corps respectable l’emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre.
—Restez donc, s...! lui cria le maréchal des logis.
«Que peut-il me faire ici?» pensa Fabrice, et il continua de galoper vers la cantinière. En donnant de l’éperon à son cheval, il avait eu quelque espoir que c’était sa bonne cantinière du matin; les chevaux et les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propriétaire était tout autre, et notre héros lui trouva l’air fort méchant. Comme il l’abordait, Fabrice l’entendit qui disait:
—Il était pourtant bien bel homme!
Un fort vilain spectacle attendait là le nouveau soldat; on coupait la cuisse à un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d’eau-de-vie.
—Comme tu y vas, gringalet! s’écria la cantinière. L’eau-de-vie lui donna une idée: il faut que j’achète la bienveillance de mes camarades les hussards de l’escorte.
—Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il à la vivandière.
—Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là coûte dix francs, un jour comme aujourd’hui?
Comme il regagnait l’escorte au galop:
—Ah! tu nous rapportes la goutte! s’écria le maréchal des logis, c’est pour ça que tu désertais? Donne.
La bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l’air après avoir bu.
—Merci, camarade! cria-t-il à Fabrice.
—Tous les yeux le regardèrent avec bienveillance. Ces regards ôtèrent un poids de cent livres de dessus le cœur de Fabrice: c’était un de ces cœurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l’amitié de ce qui les entoure. Enfin il n’était plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux! Fabrice respira profondément, puis d’une voix libre, il dit au maréchal des logis:
—Et si le capitaine Teulier a été tué, où pourrais-je rejoindre ma sœur?
Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier.
—C’est ce que vous saurez ce soir, lui répondit le maréchal des logis.
L’escorte repartit et se porta vers des divisions d’infanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré; il avait bu trop d’eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fort à propos d’un mot que répétait le cocher de sa mère: «Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin.» Le maréchal s’arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu’il fit charger; mais pendant une heure ou deux notre héros n’eut guère la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.
Tout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes:
—Vous ne voyez donc pas l’Empereur, s...! Sur-le-champ l’escorte cria vive l’Empereur! à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d’une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la suite l’empêchèrent de distinguer les figures. «Ainsi, je n’ai pu voir l’Empereur sur un champ de bataille, à cause de ces maudits verres d’eau-de-vie!» Cette réflexion le réveilla tout à fait.
On redescendit dans un chemin rempli d’eau, les chevaux voulurent boire.
—C’est donc l’Empereur qui a passé là? dit-il à son voisin.
—Eh! certainement, celui qui n’avait pas d’habit brodé. Comment ne l’avez-vous pas vu? lui répondit le camarade avec bienveillance.
Fabrice eut grande envie de galoper après l’escorte de l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros! C’était pour cela qu’il était venu en France. «J’en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n’ai d’autre raison pour faire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s’est mis à galoper pour suivre ces généraux.»
Ce qui détermina Fabrice à rester, c’est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine; il commençait à se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l’Arioste. S’il se joignait à l’escorte de l’Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire; peut-être même on lui ferait la mine car ces autres cavaliers étaient des dragons et lui portait l’uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au comble du bonheur; il eût fait tout au monde pour ses camarades; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout lui semblait avoir changé de face depuis qu’il était avec des amis, il mourait d’envie de faire des questions. «Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geôlière.» Il remarqua en sortant du chemin creux que l’escorte n’était plus avec le maréchal Ney; le général qu’ils suivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l’œil terrible.
Ce général n’était autre que le comte d’A..., le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo.
Il y avait déjà longtemps que Fabrice n’apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l’action des boulets; on arriva derrière un régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l’escorte, sortant d’un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près de lui: il tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux; le général lui-même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetés par terre: trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrième criait:
—Tirez-moi de dessous.
Le maréchal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui, s’appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas; il cherchait à s’éloigner de son cheval qui se débattait renversé par terre et lançait des coups de pied furibonds.
Le maréchal des logis s’approcha de Fabrice. A ce moment notre héros entendit dire derrière lui et tout près de son oreille:
—C’est le seul qui puisse encore galoper.
Il se sentit saisir les pieds; on les élevait en même temps qu’on lui soutenait le corps par-dessous les bras; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu’à terre, où il tomba assis.
L’aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride; le général, aidé par le maréchal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après eux en criant:
—Ladri! ladri!(voleurs! voleurs!)
Il était plaisant de courir après des voleurs au milieu d’un champ de bataille.
L’escorte et le général, comte d’A..., disparurent bientôt derrière une rangée de saules. Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à cette ligne de saules; il se trouva tout contre un canal fort profond qu’il traversa. Puis, arrivé de l’autre côté, il se remit à jurer en apercevant de nouveau, mais à une très grande distance, le général et l’escorte qui se perdaient dans les arbres.
—Voleurs! voleurs! criait-il maintenant en français.
Désespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si son beau cheval lui eût été enlevé par l’ennemi, il n’y eût pas songé; mais se voir trahir et voler par ce maréchal des logis qu’il aimait tant et par ces hussards qu’il regardait comme des frères! c’est ce qui lui brisait le cœur. Il ne pouvait se consoler de tant d’infamie, et, le dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il défaisait un à un tous ses beaux rêves d’amitié chevaleresque et sublime, comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n’était rien, entouré d’âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir! mais garder son enthousiasme, entouré de vils fripons!!! Fabrice exagérait comme tout homme indigné. Au bout d’un quart d’heure d’attendrissement, il remarqua que les boulets commençaient à arriver jusqu’à la rangée d’arbres à l’ombre desquels il méditait. Il se leva et chercha à s’orienter. Il regardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules touffus: il crut se reconnaître. Il aperçut un corps d’infanterie qui passait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart de lieue en avant de lui. «J’allais m’endormir, se dit-il; il s’agit de n’être pas prisonnier»; et il se mit à marcher très vite. En avançant il fut rassuré, il reconnut l’uniforme, les régiments par lesquels il craignait d’être coupé étaient français. Il obliqua à droite pour les rejoindre.
Après la douleur morale d’avoir été si indignement trahi et volé, il en était une autre qui, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement: il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrême qu’après avoir marché, ou plutôt couru pendant dix minutes, il s’aperçut que le corps d’infanterie, qui allait très vite aussi, s’arrêtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats.
—Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain?
—Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers!
Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n’était donc plus ce noble et commun élan d’âmes amantes de la gloire qu’il s’était figuré d’après les proclamations de Napoléon! Il s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur le gazon; il devint très pâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui s’était arrêté à dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s’approcha et lui jeta un morceau de pain, puis, voyant qu’il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait tomber de fatigue et cherchait déjà de l’œil une place commode; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d’abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantinière du matin! Elle accourut à lui et fut effrayée de sa mine.
—Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc blessé? et ton beau cheval? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, où elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la voiture, notre héros, excédé de fatigue, s’endormit profondément. 3
CHAPITRE IV
Rien ne put le réveiller, ni les coups de fusil tirés fort près de la petite charrette, ni le trot du cheval que la cantinière fouettait à tour de bras. Le régiment attaqué à l’improviste par des nuées de cavalerie prussienne, après avoir cru à la victoire toute la journée, battait en retraite, ou plutôt s’enfuyait du côté de la France.
Le colonel, beau jeune homme, bien ficelé, qui venait de succéder à Macon, fut sabré; le chef de bataillon qui le remplaça dans le commandement, vieillard à cheveux blancs, fit faire halte au régiment.
—F...! dit-il aux soldats, du temps de la république on attendait pour filer d’y être forcé par l’ennemi... Défendez chaque pouce de terrain et faites-vous tuer, s’écriait-il en jurant; c’est maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens veulent envahir!
La petite charrette s’arrêta, Fabrice se réveilla tout à coup. Le soleil était couché depuis longtemps; il fut tout étonné de voir qu’il était presque nuit. Les soldats couraient de côté et d’autre dans une confusion qui surprit fort notre héros; il trouva qu’ils avaient l’air penaud.
—Qu’est-ce donc? dit-il à la cantinière.
—Rien du tout. C’est que nous sommes flambés, mon petit; c’est la cavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bêta de général a d’abord cru que c’était la nôtre. Allons, vivement, aide-moi à réparer le trait de Cocotte qui s’est cassé.
Quelques coups de fusil partirent à dix pas de distance: notre héros, frais et dispos, se dit: «Mais réellement, pendant toute la journée, je ne me suis pas battu, j’ai seulement escorté un général.»
—Il faut que je me batte, dit-il à la cantinière.
—Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes perdus!
—Aubry, mon garçon, cria-t-elle à un caporal qui passait, regarde toujours de temps à autre où en est la petite voiture.
—Vous allez vous battre? dit Fabrice à Aubry.
—Non, je vais mettre mes escarpins pour aller à la danse!
—Je vous suis.
—Je te recommande le petit hussard, cria la cantinière, le jeune bourgeois a du cœur. Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derrière un gros chêne entouré de ronces. Arrivé là, il les plaça au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort étendue; chacun était au moins à dix pas de son voisin.
—Ah çà! vous autres, dit le caporal, et c’était la première fois qu’il parlait, n’allez pas faire feu avant l’ordre, songez que vous n’avez plus que trois cartouches.
«Mais que se passe-t-il donc?» se demandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit:
—Je n’ai pas de fusil.
—Tais-toi d’abord! Avance-toi là, à cinquante pas en avant du bois, tu trouveras quelqu’un des pauvres soldats du régiment qui viennent d’être sabrés; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dépouiller un blessé, au moins; prends le fusil et la giberne d’un qui soit bien mort, et dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens.
Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne.
—Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l’ordre que je t’en donnerai... Dieu de Dieu! dit le caporal en s’interrompant, il ne sait pas même charger son arme!... (Il aida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lâche ton coup qu’à bout portant quand ton cavalier sera à trois pas de toi; il faut presque que ta baïonnette touche son uniforme.
«Jette donc ton grand sabre, s’écria le caporal, veux-tu qu’il te fasse tomber, nom de D...! Quels soldats on nous donne maintenant!
En parlant ainsi, il prit lui-même le sabre qu’il jeta au loin avec colère.
—Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tiré un coup de fusil?
—Je suis chasseur.
—Dieu soit loué! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l’ordre que je te donnerai.
Et il s’en alla.
Fabrice était tout joyeux. «Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m’exposer à être tué; métier de dupe.» Il regardait de tous côtés avec une extrême curiosité. Au bout d’un moment, il entendit partir sept à huit coups de fusil tout près de lui. Mais, ne recevant point l’ordre de tirer, il se tenait tranquille derrière son arbre. Il était presque nuit; il lui semblait être à l’espère, à la chasse de l’ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une idée de chasseur; il prit une cartouche dans sa giberne et en détacha la balle: «Si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque», et il fit couler cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté de son arbre; en même temps il vit un cavalier vêtu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite à sa gauche. «Il n’est pas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon coup», il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la détente; le cavalier tomba avec son cheval. Notre héros se croyait à la chasse: il courut tout joyeux sur la pièce qu’il venait d’abattre. Il touchait déjà l’homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapidité incroyable, deux cavaliers prussiens arrivèrent sur lui pour le sabrer. Fabrice se sauva à toutes jambes vers le bois; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n’étaient plus qu’à trois pas de lui lorsqu’il atteignit une nouvelle plantation de petits chênes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chênes arrêtèrent un instant les cavaliers, mais ils passèrent et se remirent à poursuivre Fabrice dans une clairière. De nouveau ils étaient près de l’atteindre, lorsqu’il se glissa entre sept à huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête; comme il la relevait, il se trouva vis-à-vis du caporal.
—Tu as tué le tien? lui dit le caporal Aubry.
—Oui, mais j’ai perdu mon fusil.
—Ce n’est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b...; malgré ton air cornichon, tu as bien gagné ta journée, et ces soldats-ci viennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit à eux; moi, je ne les voyais pas. Il s’agit maintenant de filer rondement; le régiment doit être à un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie où nous pouvons être ramassés au demi-cercle.
Tout en parlant, le caporal marchait rapidement à la tête de ses dix hommes. A deux cents pas de là, en entrant dans la petite prairie dont il avait parlé, on rencontra un général blessé qui était porté par son aide de camp et par un domestique.
—Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d’une voix éteinte, il s’agit de me transporter à l’ambulance; j’ai la jambe fracassée.
—Va te faire f..., répondit le caporal, toi et tous les généraux. Vous avez tous trahi l’Empereur aujourd’hui.
—Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres! Savez-vous que je suis le général comte B***, commandant votre division, etc.
Il fit des phrases. L’aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lança un coup de baïonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas.
—Puissent-ils être tous comme toi, répétait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracassés! Tas de freluquets! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l’Empereur!
Fabrice écoutait avec saisissement cette affreuse accusation.
Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à l’entrée d’un gros village qui formait plusieurs rues fort étroites, mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry évitait de parler à aucun des officiers. Impossible d’avancer, s’écria le caporal! Toutes ces rues étaient encombrées d’infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d’artillerie et de fourgons. Le caporal se présenta à l’issue de trois de ces rues; après avoir fait vingt pas, il fallait s’arrêter: tout le monde jurait et se fâchait.
—Encore quelque traître qui commande! s’écria le caporal; si l’ennemi a l’esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi, vous autres.
Fabrice regarda; il n’y avait plus que six soldats avec le caporal. Par une grande porte ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour; de la basse-cour ils passèrent dans une écurie, dont la petite porte leur donna entrée dans un jardin. Ils s’y perdirent un moment, errant de côté et d’autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvèrent dans une vaste pièce de blé noir. En moins d’une demi-heure, guidés par les cris et le bruit confus, ils eurent regagné la grande route au-delà du village. Les fossés de cette route étaient remplis de fusils abandonnés; Fabrice en choisit un mais la route, quoique fort large, était tellement encombrée de fuyards et de charrettes, qu’en une demi-heure de temps, à peine si le caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents pas; on disait que cette route conduisait à Charleroi. Comme onze heures sonnaient à l’horloge du village:
—Prenons de nouveau à travers champ, s’écria le caporal.
La petite troupe n’était plus composée que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut à un quart de lieue de la grande route:
—Je n’en puis plus, dit un des soldats.
—Et moi itou, dit un autre.
—Belle nouvelle! Nous en sommes tous logés là, dit le caporal; mais obéissez-moi, et vous vous en trouverez bien.
Il vit cinq ou six arbres le long d’un petit fossé au milieu d’une immense pièce de blé.
—Aux arbres! dit-il à ses hommes; couchez-vous là, ajouta-t-il quand on y fut arrivé, et surtout pas de bruit. Mais, avant de s’endormir, qui est-ce qui a du pain?
—Moi, dit un des soldats.
—Donne, dit le caporal, d’un air magistral; il divisa le pain en cinq morceaux et prit le plus petit.
—Un quart d’heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il s’agit de ne pas se laisser sabrer. Un seul est flambé, avec de la cavalerie sur le dos, dans ces grandes plaines, cinq au contraire peuvent se sauver: restez avec moi bien unis, ne tirez qu’à bout portant, et demain soir je me fais fort de vous rendre à Charleroi.
Le caporal les éveilla une heure avant le jour; il leur fit renouveler la charge de leurs armes, le tapage sur la grande route continuait, et avait duré toute la nuit: c’était comme le bruit d’un torrent entendu dans le lointain.
—Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d’un air naïf.
—Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indigné.
Et les trois soldats qui composaient toute son armée avec Fabrice regardèrent celui-ci d’un air de colère, comme s’il eût blasphémé. Il avait insulté la nation.
«Voilà qui est fort! pensa notre héros; j’ai déjà remarqué cela chez le vice-roi à Milan; ils ne fuient pas, non! Avec ces Français il n’est pas permis de dire la vérité quand elle choque leur vanité. Mais quant à leur air méchant je m’en moque, et il faut que je le leur fasse comprendre.» On marchait toujours à cinq cents pas de ce torrent de fuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de là le caporal et sa troupe traversèrent un chemin qui allait rejoindre la route et où beaucoup de soldats étaient couchés. Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui coûta quarante francs, et parmi tous les sabres jetés de côté et d’autre, il choisit avec soin un grand sabre droit. «Puisqu’on dit qu’il faut piquer pensa-t-il, celui-ci est le meilleur.» Ainsi équipé il mit son cheval au galop et rejoignit bientôt le caporal qui avait pris les devants. Il s’affermit sur ses étriers, prit de la main gauche le fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre Français:
—Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont l’air d’un troupeau de moutons... Ils marchent comme des moutons effrayés...
Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camarades ne se souvenaient plus d’avoir été fâchés par ce mot une heure auparavant. Ici se trahit un des contrastes des caractères italien et français; le Français est sans doute le plus heureux, il glisse sur les événements de la vie et ne garde pas rancune.
Nous ne cacherons point que Fabrice fut très satisfait de sa personne après avoir parlé des moutons. On marchait en faisant la petite conversation. A deux lieues de là le caporal, toujours fort étonné de ne point voir la cavalerie ennemie, dit à Fabrice:
—Vous êtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre, demandez au paysan s’il veut nous vendre à déjeuner, dites bien que nous ne sommes que cinq. S’il hésite donnez-lui cinq francs d’avance de votre argent mais soyez tranquille, nous reprendrons la pièce blanche après le déjeuner.
Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et vraiment l’air de la supériorité morale; il obéit. Tout se passa comme l’avait prévu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour qu’on ne reprît pas de vive force les cinq francs qu’il avait donnés au paysan.
—L’argent est à moi, dit-il à ses camarades, je ne paie pas pour vous, je paie pour l’avoine qu’il a donnée à mon cheval.
Fabrice prononçait si mal le français, que ses camarades crurent voir dans ses paroles un ton de supériorité, ils furent vivement choqués, et dès lors dans leur esprit un duel se prépara pour la fin de la journée. Ils le trouvaient fort différent d’eux-mêmes, ce qui les choquait; Fabrice au contraire commençait à se sentir beaucoup d’amitié pour eux.
On marchait sans rien dire depuis deux heures, lorsque le caporal, regardant la grande route, s’écria avec un transport de joie:
—Voici le régiment!
On fut bientôt sur la route; mais, hélas! autour de l’aigle il n’y avait pas deux cents hommes. L’œil de Fabrice eut bientôt aperçu la vivandière; elle marchait à pied, avait les yeux rouges et pleurait de temps à autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la petite charrette et Cocotte.
—Pillés, perdus, volés, s’écria la vivandière répondant aux regards de notre héros.
Celui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride, et dit à la vivandière:
—Montez.
Elle ne se le fit pas dire deux fois.
—Raccourcis-moi les étriers, fit-elle.
Une fois bien établie à cheval elle se mit à raconter à Fabrice tous les désastres de la nuit. Après un récit d’une longueur infinie, mais avidement écouté par notre héros qui, à dire vrai, ne comprenait rien à rien, mais avait une tendre amitié pour la vivandière, celle-ci ajouta:
—Et dire que ce sont les Français qui m’ont pillée, battue, abîmée...
—Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d’un air naïf, qui rendait charmante sa belle figure grave et pâle...
—Que tu es bête, mon pauvre petit! dit la vivandière, souriant au milieu de ses larmes; et quoique ça, tu es bien gentil.
—Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit le caporal Aubry qui, au milieu de la cohue générale, se trouvait par hasard de l’autre côté du cheval monté par la cantinière. Mais il est fier, continua le caporal...
Fabrice fit un mouvement.
—Et comment t’appelles-tu? continua le caporal, car enfin, s’il y a un rapport, je veux te nommer.
—Je m’appelle Vasi, répondit Fabrice, faisant une mine singulière, c’est-à-dire Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement.
Boulot avait été le nom du propriétaire de la feuille de route que la geôlière de B... lui avait remise; l’avant-veille il l’avait étudiée avec soin, tout en marchant, car il commençait à réfléchir quelque peu et n’était plus si étonné des choses. Outre la feuille de route du hussard Boulot, il conservait précieusement le passeport italien d’après lequel il pouvait prétendre au noble nom de Vasi, marchand de baromètres. Quand le caporal lui avait reproché d’être fier, il avait été sur le point de répondre: «Moi fier! moi Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, qui consens à porter le nom d’un Vasi, marchand de baromètres!»
Pendant qu’il faisait des réflexions et qu’il se disait: «Il faut bien me rappeler que je m’appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me menace», le caporal et la cantinière avaient échangé plusieurs mots sur son compte.
—Ne m’accusez pas d’être une curieuse, lui dit la cantinière en cessant de le tutoyer; c’est pour votre bien que je vous fais des questions. Qui êtes-vous, là, réellement?
Fabrice ne répondit pas d’abord; il considérait que jamais il ne pourrait trouver d’amis plus dévoués pour leur demander conseil, et il avait un pressant besoin de conseils. «Nous allons entrer dans une place de guerre, le gouverneur voudra savoir qui je suis, et gare la prison si je fais voir par mes réponses que je ne connais personne au 4e régiment de hussards dont je porte l’uniforme!» En sa qualité de sujet de l’Autriche, Fabrice savait toute l’importance qu’il faut attacher à un passeport. Les membres de sa famille, quoique nobles et dévots, quoique appartenant au parti vainqueur, avaient été vexés plus de vingt fois à l’occasion de leurs passeports; il ne fut donc nullement choqué de la question que lui adressait la cantinière. Mais comme, avant que de répondre, il cherchait les mots français les plus clairs, la cantinière, piquée d’une vive curiosité, ajouta pour l’engager à parler:
—Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous conduire.
—Je n’en doute pas, répondit Fabrice: je m’appelle Vasi et je suis de Gênes; ma sœur, célèbre par sa beauté, a épousé un capitaine. Comme je n’ai que dix-sept ans, elle me faisait venir auprès d’elle pour me faire voir la France, et me former un peu; ne la trouvant pas à Paris et sachant qu’elle était à cette armée, j’y suis venu, je l’ai cherchée de tous les côtés sans pouvoir la trouver. Les soldats, étonnés de mon accent, m’ont fait arrêter. J’avais de l’argent alors, j’en ai donné au gendarme, qui m’a remis une feuille de route, un uniforme et m’a dit: «File, et jure-moi de ne jamais prononcer mon nom.»
—Comment s’appelait-il? dit la cantinière.
—J’ai donné ma parole, dit Fabrice.
—Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le camarade ne doit pas le nommer. Et comment s’appelle-t-il, ce capitaine, mari de votre sœur? Si nous savons son nom, nous pourrons le chercher.
—Teulier, capitaine au 4e de hussards, répondit notre héros.
—Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, à votre accent étranger, les soldats vous prirent pour un espion?
—C’est là le mot infâme! s’écria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui aime tant l’Empereur et les Français! Et c’est par cette insulte que je suis le plus vexé.
—Il n’y a pas d’insulte, voilà ce qui vous trompe; l’erreur des soldats était fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry.
Alors il lui expliqua avec beaucoup de pédanterie qu’à l’armée il faut appartenir à un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est tout simple qu’on vous prenne pour un espion. L’ennemi nous en lâche beaucoup: tout le monde trahit dans cette guerre.
Les écailles tombèrent des yeux de Fabrice; il comprit pour la première fois qu’il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois.
—Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantinière dont la curiosité était de plus en plus excitée.
Fabrice obéit. Quand il eut fini:
—Au fait, dit la cantinière parlant d’un air grave au caporal, cet enfant n’est point militaire; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo?
—Et même, dit le caporal, qu’il ne sait pas charger son fusil, ni en douze temps, ni à volonté, c’est moi qui ai chargé le coup qui a descendu le Prussien.
—De plus, il montre son argent à tout le monde, ajouta la cantinière; il sera volé de tout dès qu’il ne sera plus avec nous.
—Le premier sous-officier de cavalerie qu’il rencontre, dit le caporal, le confisque à son profit pour se faire payer la goutte, et peut-être on le recrute pour l’ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et il le suivra; il ferait mieux d’entrer dans notre régiment.
—Non pas, s’il vous plaît, caporal! s’écria vivement Fabrice; il est plus commode d’aller à cheval, et d’ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous avez vu que je manie un cheval.
Fabrice fut très fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la longue discussion sur sa destinée future qui eut lieu entre le caporal et la cantinière. Fabrice remarqua qu’en discutant ces gens répétaient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son histoire: les soupçons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la façon dont la veille il s’était trouvé faire partie de l’escorte du maréchal, l’Empereur vu au galop, le cheval escofié, etc.
Avec une curiosité de femme, la cantinière revenait sans cesse sur la façon dont on l’avait dépossédé du bon cheval qu’elle lui avait fait acheter.
—Tu t’es senti saisir par les pieds, on t’a fait passer doucement par-dessus la queue de ton cheval, et l’on t’a assis par terre! «Pourquoi répéter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien?» Il ne savait pas encore que c’est ainsi qu’en France les gens du peuple vont à la recherche des idées.
—Combien as-tu d’argent? lui dit tout à coup la cantinière.
Fabrice n’hésita pas à répondre; il était sûr de la noblesse d’âme de cette femme: c’est là le beau côté de la France.
—En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus de cinq francs.
—En ce cas, tu as le champ libre! s’écria la cantinière; tire-toi du milieu de cette armée en déroute; jette-toi de côté, prends la première route un peu frayée que tu trouveras là sur ta droite; pousse ton cheval ferme, toujours t’éloignant de l’armée. A la première occasion achète des habits de pékin. Quand tu seras à huit ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais à personne que tu as été à l’armée; les gendarmes te ramasseraient comme déserteur; et, quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n’es pas encore assez fûté pour répondre à des gendarmes. Dès que tu auras sur le dos des habits de bourgeois, déchire ta feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom véritable; dis que tu es Vasi. Et d’où devra-t-il dire qu’il vient? fit-elle au caporal.
—De Cambrai sur l’Escaut: c’est une bonne ville toute petite, entends-tu? et où il y a une cathédrale et Fénelon.
—C’est ça, dit la cantinière; ne dis jamais que tu as été à la bataille, ne souffle mot de B***, ni du gendarme qui t’a vendu la feuille de route. Quand tu voudras rentrer à Paris, rends-toi d’abord à Versailles, et passe la barrière de Paris de ce côté-là en flânant, en marchant à pied comme un promeneur. Couds tes napoléons dans ton pantalon; et surtout quand tu as à payer quelque chose, ne montre tout juste que l’argent qu’il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c’est qu’on va t’empaumer, on va te chiper tout ce que tu as; et que feras-tu une fois sans argent? toi qui ne sais pas te conduire? etc.
La bonne cantinière parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis par des signes de tête, ne pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout à coup cette foule qui couvrait la grande route, d’abord doubla le pas; puis, en un clin d’œil, passa le petit fossé qui bordait la route à gauche, et se mit à fuir à toutes jambes.
—Les Cosaques! les Cosaques! criait-on de tous les côtés.
—Reprends ton cheval! s’écria la cantinière.
—Dieu m’en garde! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne. Voulez-vous de quoi racheter une petite voiture? La moitié de ce que j’ai est à vous.
—Reprends ton cheval, te dis-je! s’écria la cantinière en colère; et elle se mettait en devoir de descendre. Fabrice tira son sabre:
—Tenez-vous bien! lui cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de plat de sabre au cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards.
Notre héros regarda la grande route; naguère trois ou quatre mille individus s’y pressaient, serrés comme des paysans à la suite d’une procession. Après le mot cosaques il n’y vit exactement plus personne; les fuyards avaient abandonné des shakos, des fusils, des sabres, etc. Fabrice, étonné, monta dans un champ à droite du chemin, et qui était élevé de vingt ou trente pieds; il regarda la grande route des deux côtés et la plaine, il ne vit pas trace de cosaques. Drôles de gens, que ces Français! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite, pensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite; il est possible que ces gens aient pour courir une raison que je ne connais pas. Il ramassa un fusil, vérifia qu’il était chargé, remua la poudre de l’amorce, nettoya la pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de tous les côtés; il était absolument seul au milieu de cette plaine naguère si couverte de monde. Dans l’extrême lointain, il voyait les fuyards qui commençaient à disparaître derrière les arbres, et couraient toujours. «Voilà qui est bien singulier!» se dit-il; et, se rappelant la manœuvre employée la veille par le caporal, il alla s’asseoir au milieu d’un champ de blé. Il ne s’éloignait pas, parce qu’il désirait revoir ses bons amis, la cantinière et le caporal Aubry.
Dans ce blé, il vérifia qu’il n’avait plus que dix-huit napoléons, au lieu de trente comme il le pensait; mais il lui restait de petits diamants qu’il avait placés dans la doublure des bottes du hussard, le matin, dans la chambre de la geôlière, à B.... Il cacha ses napoléons du mieux qu’il put, tout en réfléchissant profondément à cette disparition si soudaine. «Cela est-il d’un mauvais présage pour moi?» se disait-il. Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette question au caporal Aubry:
«Ai-je réellement assisté à une bataille?» Il lui semblait que oui, et il eût été au comble du bonheur, s’il en eût été certain.
«Toutefois, se dit-il, j’y ai assisté portant le nom d’un prisonnier, j’avais la feuille de route d’un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi! Voilà qui est fatal pour l’avenir: qu’en eût dit l’abbé Blanès? Et ce malheureux Boulot est mort en prison! Tout cela est de sinistre augure; le destin me conduira en prison.» Fabrice eût donné tout au monde pour savoir si le hussard Boulot était réellement coupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geôlière de B... lui avait dit que le hussard avait été ramassé non seulement pour des couverts d’argent, mais encore pour avoir volé la vache d’un paysan, et battu le paysan à toute outrance: Fabrice ne doutait pas qu’il ne fût mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il pensait à son ami le curé Blanès; que n’eût-il pas donné pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela qu’il n’avait pas écrit à sa tante depuis qu’il avait quitté Paris. Pauvre Gina! se dit-il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout à coup il entendit un petit bruit tout près de lui, c’était un soldat qui faisait manger le blé par trois chevaux auxquels il avait ôté la bride, et qui semblaient morts de faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva comme un perdreau, le soldat eut peur. Notre héros le remarqua, et céda au plaisir de jouer un instant le rôle de hussard.
—Un de ces chevaux m’appartient, f...! s’écria-t-il, mais je veux bien te donner cinq francs pour la peine que tu as prise de me l’amener ici.
—Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat.
Fabrice le mit en joue à six pas de distance.
—Lâche le cheval ou je te brûle!
Le soldat avait son fusil en bandoulière, il donna un tour d’épaule pour le reprendre.
—Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s’écria Fabrice en lui courant dessus.
—Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le soldat confus, après avoir jeté un regard de regret sur la grande route où il n’y avait absolument personne. Fabrice, tenant son fusil haut de la main gauche, de la droite lui jeta trois pièces de cinq francs.
—Descends, ou tu es mort... Bride le noir et va-t’en plus loin avec les deux autres... Je te brûle si tu remues.
Le soldat obéit en rechignant. Fabrice s’approcha du cheval et passa la bride dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s’éloignait lentement; quand Fabrice le vit à une cinquantaine de pas, il sauta lestement sur le cheval. Il y était à peine et cherchait l’étrier de droite avec le pied, lorsqu’il entendit siffler une balle de fort près: c’était le soldat qui lui lâchait son coup de fusil. Fabrice, transporté de colère, se mit à galoper sur le soldat qui s’enfuit à toutes jambes, et bientôt Fabrice le vit monté sur un de ses deux chevaux et galopant. «Bon, le voilà hors de portée», se dit-il. Le cheval qu’il venait d’acheter était magnifique, mais paraissait mourant de faim. Fabrice revint sur la grande route, où il n’y avait toujours âme qui vive; il la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit pli de terrain sur la gauche où il espérait retrouver la cantinière; mais quand il fut au sommet de la petite montée il n’aperçut, à plus d’une lieue de distance, que quelques soldats isolés. «Il est écrit que je ne la reverrai plus, se dit-il avec un soupir, brave et bonne femme!» Il gagna une ferme qu’il apercevait dans le lointain et sur la droite de la route. Sans descendre de cheval, et après avoir payé d’avance, il fit donner de l’avoine à son pauvre cheval, tellement affamé qu’il mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route toujours dans le vague espoir de retrouver la cantinière, ou du moins le caporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les côtés il arriva à une rivière marécageuse traversée par un pont en bois assez étroit. Avant le pont, sur la droite de la route, était une maison isolée portant l’enseigne du Cheval-Blanc. «Là, je vais dîner», se dit Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en écharpe se trouvait à l’entrée du pont; il était à cheval et avait l’air fort triste; à dix pas de lui, trois cavaliers à pied arrangeaient leurs pipes.
«Voilà des gens, se dit Fabrice, qui m’ont bien la mine de vouloir m’acheter mon cheval encore moins cher qu’il ne m’a coûté.» L’officier blessé et les trois piétons le regardaient venir et semblaient l’attendre. «Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la rivière à droite, ce serait la route conseillée par la cantinière pour sortir d’embarras... Oui, se dit notre héros; mais si je prends la fuite, demain j’en serai tout honteux: d’ailleurs mon cheval a de bonnes jambes, celui de l’officier est probablement fatigué; s’il entreprend de me démonter je galoperai.» En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s’avançait au plus petit pas possible.
—Avancez donc, hussard, lui cria l’officier d’un air d’autorité.
Fabrice avança quelques pas et s’arrêta.
—Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il.
—Pas le moins du monde; avancez.
Fabrice regarda l’officier: il avait des moustaches blanches, et l’air le plus honnête du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche était plein de sang, et sa main droite aussi était enveloppée d’un linge sanglant. «Ce sont les piétons qui vont sauter à la bride de mon cheval», se dit Fabrice; mais, en y regardant de près, il vit que les piétons aussi étaient blessés.
—Au nom de l’honneur, lui dit l’officier qui portait les épaulettes de colonel, restez ici en vedette, et dites à tous les dragons, chasseurs et hussards que vous verrez que le colonel Le Baron est dans l’auberge que voilà, et que je leur ordonne de venir me joindre.
Le vieux colonel avait l’air navré de douleur; dès le premier mot il avait fait la conquête de notre héros, qui lui répondit avec bon sens:
—Je suis bien jeune, monsieur, pour que l’on veuille m’écouter; il faudrait un ordre écrit de votre main.
—Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup, écris l’ordre, La Rose, toi qui as une main droite.
Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin, écrivit quelques lignes, et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice; le colonel répéta l’ordre à celui-ci, ajoutant qu’après deux heures de faction il serait relevé, comme de juste, par un des trois cavaliers blessés qui étaient avec lui. Cela dit, il entra dans l’auberge avec ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout de son pont de bois, tant il avait été frappé par la douleur morne et silencieuse de ces trois personnages. «On dirait des génies enchantés», se dit-il. Enfin il ouvrit le papier plié et lut l’ordre ainsi conçu:
Le colonel Le Baron, du 6e dragons, commandant la seconde brigade de la première division de cavalerie du 14e corps, ordonne à tous cavaliers, dragons, chasseurs et hussards de ne point passer le pont, et de le rejoindre à l’auberge du Cheval-Blanc, près le pont, où est son quartier général.
Au quartier général, près le pont de la Sainte, le 19 juin 1815.