La Chartreuse De Parme
empêcherait de jouir de la meilleure des monarchies.
(Chap. xxiii.)
CHAPITRE XIV
Pendant que Fabrice était à la chasse de l’amour dans un village voisin de Parme, le fiscal général Rassi, qui ne le savait pas si près de lui, continuait à traiter son affaire comme s’il eût été un libéral: il feignit de ne pouvoir trouver, ou plutôt intimida les témoins à décharge; et enfin, après un travail fort savant de près d’une année, et environ deux mois après le dernier retour de Fabrice à Bologne, un certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement dans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait d’être rendue depuis une heure contre le petit del Dongo serait présentée à la signature du prince et approuvée par lui. Quelques minutes plus tard la duchesse sut ce propos de son ennemie.
«Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle; encore ce matin il croyait que la sentence ne pouvait être rendue avant huit jours. Peut-être ne serait-il pas fâché d’éloigner de Parme mon jeune grand vicaire; mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera notre archevêque.» La duchesse sonna:
—Réunissez tous les domestiques dans la salle d’attente, dit-elle à son valet de chambre, même les cuisiniers; allez prendre chez le commandant de la place le permis nécessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et enfin qu’avant une demi-heure ces chevaux soient attelés à mon landau. Toutes les femmes de la maison furent occupées à faire des malles, la duchesse prit à la hâte un habit de voyage, le tout sans rien faire dire au comte; l’idée de se moquer un peu de lui la transportait de joie.
—Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblés, j’apprends que mon pauvre neveu va être condamné par contumace pour avoir eu l’audace de défendre sa a vie contre un furieux; c’était Giletti qui voulait le tuer. Chacun de vous a pu voir combien le caractère de Fabrice est doux et inoffensif. Justement indignée de cette injure atroce, je pars pour Florence: je laisse à chacun de vous ses gages pendant dix ans; si vous êtes malheureux, écrivez-moi, et tant que j’aurai un sequin, il y aura quelque chose pour vous.
La duchesse pensait exactement ce qu’elle disait, et, à ses derniers mots, les domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux humides; elle ajouta d’une voix émue:
—Priez Dieu pour moi et pour Mgr Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocèse, qui demain matin va être condamné aux galères, ou, ce qui serait moins bête, à la peine de mort.
Les larmes des domestiques redoublèrent et peu à peu se changèrent en cris à peu près séditieux; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au palais du prince. Malgré l’heure indue, elle fit solliciter une audience par le général Fontana, aide de camp de service; elle n’était point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et encore moins fâché de cette demande d’audience. «Nous allons voir des larmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient demander grâce; enfin cette fière beauté va s’humilier! elle était aussi trop insupportable avec ses petits airs d’indépendance! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire, à la moindre chose qui la choquait: Naples ou Milan seraient un séjour bien autrement aimable que votre petite ville de Parme. A la vérité je ne règne pas sur Naples ou sur Milan; mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose qui dépend de moi uniquement et qu’elle brûle d’obtenir; j’ai toujours pensé que l’arrivé de ce neveu m’en ferait tirer pied ou aile.»
Pendant que le prince souriait à ces pensées et se livrait à toutes ces prévisions agréables, il se promenait dans son grand cabinet, à la porte duquel le général Fontana était resté debout et raide comme un soldat au port d’armes. Voyant les yeux brillants du prince, et se rappelant l’habit de voyage de la duchesse, il crut à la dissolution de la monarchie. Son ébahissement n’eut plus de bornes quand il entendit le prince lui dire:
—Priez Mme la duchesse d’attendre un petit quart d’heure.
Le général aide de camp fit son demi-tour comme un soldat à la parade; le prince sourit encore: «Fontana n’est pas accoutumé, se dit-il, à voir attendre cette fière duchesse: la figure étonnée avec laquelle il va lui parler du petit quart d’heure d’attente préparera le passage aux larmes touchantes que ce cabinet va voir répandre.» Ce petit quart d’heure fut délicieux pour le prince, il se promenait d’un pas ferme et égal, il régnait. «Il s’agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement à sa place; quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c’est une des plus grandes dames de ma cour. Comment Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d’en être mécontent?» et ses yeux s’arrêtèrent sur le portrait du grand roi.
Le plaisant de la chose c’est que le prince ne songea point à se demander s’il ferait grâce à Fabrice et quelle serait cette grâce. Enfin, au bout de vingt minutes, le fidèle Fontana se présenta de nouveau à la porte, mais sans rien dire.
—La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d’un air théâtral.
«Les larmes vont commencer», se dit-il, et, comme pour se préparer à un tel spectacle, il tira son mouchoir.
Jamais la duchesse n’avait été aussi leste et aussi jolie; elle n’avait pas vingt-cinq ans. En voyant son petit pas léger et rapide effleurer à peine les tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout à fait la raison.
—J’ai bien des pardons à demander à Votre Altesse Sérénissime, dit la duchesse de sa petite voix légère et gaie, j’ai pris la liberté de me présenter devant elle avec un habit qui n’est pas précisément convenable, mais Votre Altesse m’a tellement accoutumée à ses bontés que j’ai osé espérer qu’elle voudrait bien m’accorder encore cette grâce.
La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir de la figure du prince; elle était délicieuse à cause de l’étonnement profond et du reste de grands airs que la position de la tête et des bras accusait encore. Le prince était resté comme frappé de la foudre; de sa petite voix aigre et troublée, il s’écriait de temps à autre en articulant à peine:
—Comment! comment!
La duchesse, comme par respect, après avoir fini son compliment, lui laissa tout le temps de répondre; puis elle ajouta:
—J’ose espérer que Votre Altesse Sérénissime daigne me pardonner l’incongruité de mon costume.
Mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d’un si vif éclat que le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez lui était le dernier signe du plus extrême embarras.
—Comment! comment! dit-il encore.
Puis il eut le bonheur de trouver une phrase:
—Madame la duchesse asseyez-vous donc.
Il avança lui-même un fauteuil et avec assez de grâce. La duchesse ne fut point insensible à cette politesse, elle modéra la pétulance de son regard.
—Comment! comment! répéta encore le prince en s’agitant dans son fauteuil, sur lequel on eût dit qu’il ne pouvait trouver de position solide.
—Je vais profiter de la fraîcheur de la nuit pour courir la poste, reprit la duchesse, et, comme mon absence peut être de quelque durée, je n’ai point voulu sortir des Etats de Son Altesse Sérénissime sans la remercier de toutes les bontés que depuis cinq années elle a daigné avoir pour moi. A ces mots le prince comprit enfin; il devint pâle: c’était l’homme du monde qui souffrait le plus de se voir trompé dans ses prévisions; puis il prit un air de grandeur tout à fait digne du portrait de Louis XIV qui était sous ses yeux. «A la bonne heure, se dit la duchesse, voilà un homme.»
—Et quel est le motif de ce départ subit? dit le prince d’un ton assez ferme.
—J’avais ce projet depuis longtemps, répondit la duchesse, et une petite insulte que l’on fait à Monsignore del Dongo que demain l’on va condamner à mort ou aux galères, me fait hâter mon départ.
—Et dans quel ville allez-vous?
—A Naples, je pense.
Elle ajouta en se levant:
—Il ne me reste plus qu’à prendre congé de Votre Altesse Sérénissime et à la remercier très humblement de ses anciennes bontés.
A son tour, elle partait d’un air si ferme que le prince vit bien que dans deux secondes tout serait fini; l’éclat du départ ayant eu lieu, il savait que tout arrangement était impossible; elle n’était pas femme à revenir sur ses démarches. Il courut après elle.
—Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main, que toujours je vous ai aimée, et d’une amitié à laquelle il ne tenait qu’à vous de donner un autre nom. Un meurtre a été commis, c’est ce qu’on ne saurait nier; j’ai confié l’instruction du procès à mes meilleurs juges...
A ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence de respect et même d’urbanité disparut en un clin d’œil: la femme outragée parut clairement, et la femme outragée s’adressant à un être qu’elle sait de mauvaise foi. Ce fut avec l’expression de la colère la plus vive et même du mépris, qu’elle dit au prince en pesant sur tous les mots:
—Je quitte à jamais les Etats de Votre Altesse Sérénissime, pour ne jamais entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infâmes assassins qui ont condamné à mort mon neveu et tant d’autres; si Votre Altesse Sérénissime ne veut pas mêler un sentiment d’amertume aux derniers instants que je passe auprès d’un prince poli et spirituel quand il n’est pas trompé, je la prie très humblement de ne pas me rappeler l’idée de ces juges infâmes qui se vendent pour mille écus ou une croix.
L’accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcées ces paroles fit tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa dignité compromise par une accusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit bientôt par être de plaisir: il admirait la duchesse; l’ensemble de sa personne atteignit en ce moment une beauté sublime. «Grand Dieu! qu’elle est belle, se dit le prince; on doit passer quelque chose à une femme unique et telle que peut-être il n’en existe pas une seconde dans toute l’Italie... Eh bien! avec un peu de bonne politique il ne serait peut-être pas impossible d’en faire un jour ma maîtresse; il y a loin d’un tel être à cette poupée de marquise Balbi, et qui encore chaque année vole au moins trois cent mille francs à mes pauvres sujets... Mais l’ai-je bien entendu? pensa-t-il tout à coup; elle a dit: condamné mon neveu et tant d’autres.»
Alors la colère surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang suprême que le prince dit, après un silence:
—Et que faudrait-il faire pour que madame ne partît point?
—Quelque chose dont vous n’êtes pas capable, répliqua la duchesse avec l’accent de l’ironie la plus amère et du mépris le moins déguisé.
Le prince était hors de lui, mais il devait à l’habitude de son métier de souverain absolu la force de résister à un premier mouvement. «Il faut avoir cette femme, se dit-il, c’est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le mépris... Si elle sort de ce cabinet, je ne la revois jamais.» Mais, ivre de colère et de haine comme il l’était en ce moment, où trouver un mot qui pût satisfaire à la fois à ce qu’il se devait à lui-même et porter la duchesse à ne pas déserter sa cour à l’instant? «On ne peut, se dit-il, ni répéter ni tourner en ridicule un geste», et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son cabinet. Peu après il entendit gratter à cette porte.
—Quel est le jean-sucre, s’écria-t-il en jurant de toute la force de ses poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici m’apporter sa sotte présence?
Le pauvre général Fontana montra sa figure pâle et totalement renversée, et ce fut avec l’air d’un homme à l’agonie qu’il prononça ces mots mal articulés:
—Son Excellence le comte Mosca sollicite l’honneur d’être introduit.
—Qu’il entre! dit le prince en criant.
Et comme Mosca saluait:
—Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prétend quitter Parme à l’instant pour aller s’établir à Naples, et qui par-dessus le marché me dit des impertinences.
—Comment! dit Mosca pâlissant.
—Quoi! vous ne saviez pas ce projet de départ?
—Pas la première parole; j’ai quitté Madame à six heures, joyeuse et contente.
Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D’abord il regarda Mosca; sa pâleur croissante lui montra qu’il disait vrai et n’était point complice du coup de tête de la duchesse. «En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours; plaisir et vengeance, tout s’envole en même temps. A Naples elle fera des épigrammes avec son neveu Fabrice sur la grande colère du petit prince de Parme.» Il regarda la duchesse; le plus violent mépris et la colère se disputaient son cœur; ses yeux étaient fixés en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette belle bouche exprimaient le dédain le plus amer. Toute cette figure disait: vil courtisan! «Ainsi, pensa le prince, après l’avoir examinée, je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce qu’elle dira de mes juges à Naples... Et avec cet esprit et cette force de persuasion divine que le ciel lui a donnés, elle se fera croire de tout le monde. Je lui devrai la réputation d’un tyran ridicule qui se lève la nuit pour regarder sous son lit...» Alors, par une manœuvre adroite et comme cherchant à se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaça de nouveau devant la porte du cabinet; le comte était à sa droite à trois pas de distance, pâle, défait et tellement tremblant qu’il fut obligé de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait occupé au commencement de l’audience, et que le prince dans un mouvement de colère avait poussé au loin. Le comte était amoureux. «Si la duchesse part je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle de moi à sa suite? voilà la question.»
A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisés et serrés contre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une pâleur complète et profonde avait succédé aux vives couleurs qui naguère animaient cette tête sublime.
Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge et l’air inquiet; sa main gauche jouait d’une façon convulsive avec la croix attachée au grand cordon de son ordre qu’il portait sous l’habit; de la main droite il se caressait le menton.
—Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu’il faisait lui-même et entraîné par l’habitude de le consulter sur tout.
—Je n’en sais rien en vérité, Altesse Sérénissime, répondit le comte de l’air d’un homme qui rend le dernier soupir.
Il pouvait à peine prononcer les mots de sa réponse. Le ton de cette voix donna au prince la première consolation que son orgueil blessé eût trouvée dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase heureuse pour son amour-propre.
—Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien faire abstraction complète de ma position dans le monde. Je vais parler comme un ami.
Et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imité des temps heureux de Louis XIV:
—Comme un ami parlant à des amis, Madame la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une résolution intempestive?
—En vérité, je n’en sais rien, répondit la duchesse avec un grand soupir, en vérité je n’en sais rien, tant j’ai Parme en horreur.
Il n’y avait nulle intention d’épigramme dans ce mot, on voyait que la sincérité même parlait par sa bouche.
Le comte se tourna vivement de son côté; l’âme du courtisan était scandalisée: puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignité et de sang-froid le prince laissa passer un moment; puis s’adressant au comte:
—Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout à fait hors d’elle-même; c’est tout simple, elle adore son neveu.
Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec le regard le plus galant et en même temps de l’air que l’on prend pour citer le mot d’une comédie:
—Que faut-il faire pour plaire à ces beaux yeux?
La duchesse avait eu le temps de réfléchir; d’un ton ferme et lent, et comme si elle eût dicté son ultimatum, elle répondit:
—Son Altesse m’écrirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les faire; elle me dirait que, n’étant point convaincue de la culpabilité de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l’archevêque, elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui présenter, et que cette procédure injuste n’aura aucune suite à l’avenir.
—Comment injuste! s’écria le prince en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et reprenant sa colère.
—Ce n’est pas tout! répliqua la duchesse avec une fierté romaine; dès ce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est déjà onze heures et un quart; dès ce soir Son Altesse Sérénissime enverra dire à la marquise Raversi qu’elle lui conseille d’aller à la campagne pour se délasser des fatigues qu’a dû lui causer un certain procès dont elle parlait dans son salon au commencement de la soirée.
Le duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux.
—Vit-on jamais une telle femme?... s’écriait-il; elle me manque de respect.
La duchesse répondit avec une grâce parfaite:
—De la vie je n’ai eu l’idée de manquer de respect à Son Altesse Sérénissime: Son Altesse a eu l’extrême condescendance de dire qu’elle parlait comme un ami à des amis. Je n’ai, du reste, aucune envie de rester à Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier mépris.
Ce regard décida le prince, jusqu’ici fort incertain, quoique ces paroles eussent semblé annoncer un engagement; il se moquait fort des paroles.
Il y eut encore quelques mots d’échangés, mais enfin le comte Mosca reçut l’ordre d’écrire le billet gracieux sollicité par la duchesse. Il omit la phrase: Cette procédure injuste n’aura aucune suite à l’avenir. «Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera présentée.» Le prince le remercia d’un coup d’œil en signant.
Le comte eut grand tort, le prince était fatigué et eût tout signé; il croyait se bien tirer de la scène, et toute l’affaire était dominée à ses yeux par ces mots: «Si la duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours.» Le comte remarqua que le maître corrigeait la date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle marquait près de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrigée que l’envie pédantesque de faire preuve d’exactitude et de bon gouvernement. Quant à l’exil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince avait un plaisir particulier à exiler les gens.
—Général Fontana, s’écria-t-il en entrouvrant la porte.
Le général parut avec une figure tellement étonnée et tellement curieuse, qu’il y eut échange d’un regard gai entre la duchesse et le comte, et ce regard fit la paix.
—Général Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez annoncer; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma part, et, arrivé dans sa chambre, vous direz ces précises paroles, et non d’autres: «Madame la marquise Raversi, Son Altesse Sérénissime vous engage à partir demain, avant huit heures du matin, pour votre château de Velleja; Son Altesse vous fera connaître quand vous pourrez revenir à Parme.»
Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le remercier comme il s’y attendait, lui fit une révérence extrêmement respectueuse et sortit rapidement.
—Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca.
Celui-ci, ravi de l’exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes ses actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en courtisan consommé; il voulait consoler l’amour-propre du souverain, et ne prit congé que lorsqu’il le vit bien convaincu que l’histoire anecdotique de Louis XIV n’avait pas de page plus belle que celle qu’il venait de fournir à ses historiens futurs.
En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu’on n’admît personne, pas même le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-même, et voir un peu quelle idée elle devait se former de la scène qui venait d’avoir lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire plaisir au moment même; mais à quelque démarche qu’elle se fût laissé entraîner elle y eût tenu avec fermeté. Elle ne se fût point blâmée en revenant au sang-froid, encore moins repentie: tel était le caractère auquel elle devait d’être encore à trente-six ans la plus jolie femme de la cour.
Elle rêvait en ce moment à ce que Parme pouvait offrir d’agréable, comme elle eût fait au retour d’un long voyage, tant de neuf heures à onze elle avait cru fermement quitter ce pays pour toujours.
«Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu’il a connu mon départ en présence du prince... Au fait, c’est un homme aimable et d’un cœur bien rare! Il eût quitté ses ministères pour me suivre... Mais aussi pendant cinq années entières il n’a pas eu une distraction à me reprocher. Quelles femmes mariées à l’autel pourraient en dire autant à leur seigneur et maître? Il faut convenir qu’il n’est point important, point pédant, il ne donne nullement l’envie de le tromper; devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance... Il faisait une drôle de figure en présence de son seigneur et maître; s’il était là je l’embrasserais... Mais pour rien au monde je ne me chargerais d’amuser un ministre qui a perdu son portefeuille, c’est une maladie dont on ne guérit qu’à la mort, et... qui fait mourir. Quel malheur ce serait d’être ministre jeune! Il faut que je le lui écrive, c’est une de ces choses qu’il doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son prince... Mais j’oubliais mes bons domestiques.»
La duchesse sonna. Ses femmes étaient toujours occupées à faire des malles; la voiture était avancée sous le portique et on la chargeait; tous les domestiques qui n’avaient pas de travail à faire entouraient cette voiture, les larmes aux yeux. La Chékina, qui dans les grandes occasions entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces détails.
—Fais-les monter, dit la duchesse.
Un instant après elle passa dans la salle d’attente.
—On m’a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas signée par le souverain (c’est ainsi qu’on parle en Italie); je suspens mon départ; nous verrons si mes ennemis auront le crédit de faire changer cette résolution.
Après un petit silence, les domestiques se mirent à crier: «Vive Madame la duchesse!» et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui était déjà dans la pièce voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une petite révérence pleine de grâce à ses gens et leur dit:
—Mes amis, je vous remercie.
Si elle eût dit un mot, tous, en ce moment, eussent marché contre le palais pour l’attaquer. Elle fit un signe à un postillon, ancien contrebandier et homme dévoué, qui la suivit.
—Tu vas t’habiller en paysan aisé, tu sortiras de Parme comme tu pourras, tu loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible à Bologne. Tu entreras à Bologne en promeneur et par la porte de Florence, et tu remettras à Fabrice, qui est au Pelegrino, un paquet que Chékina va te donner. Fabrice se cache et s’appelle là-bas M. Joseph Bossi; ne va pas le trahir par étourderie, n’aie pas l’air de le connaître; mes ennemis mettront peut-être des espions à tes trousses. Fabrice te renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours: c’est surtout en revenant qu’il faut redoubler de précautions pour ne pas le trahir.
—Ah! les gens de la marquise Raversi! s’écria le postillon; nous les attendons, et si Madame voulait ils seraient bientôt exterminés.
—Un jour peut-être! mais gardez-vous sur votre tête de rien faire sans mon ordre.
C’était la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer à Fabrice; elle ne put résister au plaisir de l’amuser, et ajouta un mot sur la scène qui avait amené le billet; ce mot devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler le postillon.
—Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu’à quatre heures, à porte ouvrante.
—Je comptais passer par le grand égout, j’aurais de l’eau jusqu’au menton, mais je passerais.
—Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer à prendre la fièvre un de mes plus fidèles serviteurs. Connais-tu quelqu’un chez monseigneur l’archevêque?
—Le second cocher est mon ami.
—Voici une lettre pour ce saint prélat: introduis-toi sans bruit dans son palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais pas qu’on réveillât monseigneur. S’il est déjà renfermé dans sa chambre, passe la nuit dans le palais, et, comme il est dans l’usage de se lever avec le jour, demain matin, à quatre heures, fais-toi annoncer de ma part, demande sa bénédiction au saint archevêque, remets-lui le paquet que voici, et prends les lettres qu’il te donnera peut-être pour Bologne.
La duchesse adressait à l’archevêque l’original même du billet du prince; comme ce billet était relatif à son premier grand vicaire, elle le priait de le déposer aux archives de l’archevêché, où elle espérait que messieurs les grands vicaires et les chanoines, collègues de son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le tout sous la condition du plus profond secret.
La duchesse écrivait à monseigneur Landriani avec une familiarité qui devait charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes; la lettre, fort amicale, était suivie de ces mots: Angelina-Cornelia-Isola Valserra del Dongo, duchesse Sanseverina.
«Je n’en ai pas tant écrit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mène ces gens-là que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature fait beauté.» Elle ne put pas finir la soirée sans céder à la tentation d’écrire une lettre de persiflage au pauvre comte; elle lui annonçait officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec les têtes couronnées, qu’elle ne se sentait pas capable d’amuser un ministre disgracié. «Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc à moi à vous faire peur?» Elle fit porter sur-le-champ cette lettre.
De son côté, le lendemain dès sept heures du matin, le prince manda le comte Zurla, ministre de l’Intérieur.
—De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus sévères à tous les podestats pour qu’ils fassent arrêter le sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-être il osera reparaître dans nos Etats. Ce fugitif se trouvant à Bologne, où il semble braver les poursuites de nos tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement, 1º dans les villages sur la route de Bologne à Parme; 2º aux environs du château de la duchesse Sanseverina, à Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3º autour du château du comte Mosca. J’ose espérer de votre haute sagesse, monsieur le comte, que vous saurez dérober la connaissance de ces ordres de votre souverain à la pénétration du comte Mosca. Sachez que je veux que l’on arrête le sieur Fabrice del Dongo.
Dès que ce ministre fut sorti, une porte secrète introduisit chez le prince le fiscal général Rassi, qui s’avança plié en deux et saluant à chaque pas. La mine de ce coquin-là était à peindre; elle rendait justice à toute l’infamie de son rôle, et, tandis que les mouvements rapides et désordonnés de ses yeux trahissaient la connaissance qu’il avait de ses mérites, l’assurance arrogante et grimaçante de sa bouche montrait qu’il savait lutter contre le mépris.
Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la destinée de Fabrice, on peut en dire un mot. Il était grand, il avait de beaux yeux fort intelligents, mais un visage abîmé par la petite vérole; pour de l’esprit, il en avait, et beaucoup et du plus fin; on lui accordait de posséder parfaitement la science du droit, mais c’était surtout par l’esprit de ressource qu’il brillait. De quelque sens que pût se présenter une affaire, il trouvait facilement, et en peu d’instants, les moyens fort bien fondés en droit d’arriver à une condamnation ou à un acquittement; il était surtout le roi des finesses de procureur.
A cet homme, que de grandes monarchies eussent envié au prince de Parme, on ne connaissait qu’une passion: être en conversation intime avec de grands personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu lui importait que l’homme puissant rît de ce qu’il disait, ou de sa propre personne, ou fît des plaisanteries révoltantes sur Mme Rassi; pourvu qu’il le vît rire et qu’on le traitât avec familiarité, il était content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la dignité de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si les coups de pied lui faisaient mal, il se mettait à pleurer. Mais l’instinct de bouffonnerie était si puissant chez lui, qu’on le voyait tous les jours préférer le salon d’un ministre qui le bafouait, à son propre salon où il régnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s’était surtout fait une position à part, en ce qu’il était impossible au noble le plus insolent de pouvoir l’humilier; sa façon de se venger des injures qu’il essuyait toute la journée était de les raconter au prince, auquel il s’était acquis le privilège de tout dire; il est vrai que souvent la réponse était un soufflet bien appliqué et qui faisait mal, mais il ne s’en formalisait aucunement. La présence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors il s’amusait à l’outrager. On voit que Rassi était à peu près l’homme parfait à la cour: sans honneur et sans humeur.
—Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le traitant tout à fait comme un cuistre, lui qui était si poli avec tout le monde. De quand votre sentence est-elle datée?
—Altesse Sérénissime, d’hier matin.
—De combien de juges est-elle signée?
—De tous les cinq.
—Et la peine?
—Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse Sérénissime me l’avait dit.
—La peine de mort eût révolté, dit le prince comme se parlant à soi-même, c’est dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c’est un del Dongo, et ce nom est révéré dans Parme, à cause des trois archevêques presque successifs... Vous me dites vingt ans de forteresse?
—Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et plié en deux, avec, au préalable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse Sérénissime; de plus, jeûne au pain et à l’eau tous les vendredis et toutes les veilles des fêtes principales, le sujet étant d’une impiété notoire. Ceci pour l’avenir et pour casser le cou à sa fortune.
—Ecrivez, dit le prince:
Son Altesse Sérénissime ayant daigné écouter avec bonté les très humbles supplications de la marquise del Dongo, mère du coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont représenté qu’à l’époque du crime leur fils et neveu était fort jeune et d’ailleurs égaré par une folle passion conçue pour la femme du malheureux Giletti, a bien voulu, malgré l’horreur inspirée par un tel meurtre, commuer la peine à laquelle Fabrice del Dongo a été condamné, en celle de douze années de forteresse.
«Donnez que je signe.
Le prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence à Rassi, il lui dit:
—Ecrivez immédiatement au-dessous de ma signature:
La duchesse Sanseverina s’étant derechef jetée aux genoux de Son Altesse, le prince a permis que tous les jeudis le coupable ait une heure de promenade sur la plate-forme de la tour carrée vulgairement appelée tour Farnèse.
«Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller De’ Capitani, qui a voté pour deux ans de forteresse et qui a même péroré en faveur de cette opinion ridicule, que je l’engage à relire les lois et règlements. Derechef, silence, et bonsoir.
Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes révérences que le prince ne regarda pas.
Ceci se passait à sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle de l’exil de la marquise Raversi se répandait dans la ville et dans les cafés, tout le monde parlait à la fois de ce grand événement. L’exil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et des petites cours, l’ennui. Le général Fabio Conti, qui s’était cru ministre, prétexta une attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse. La bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce qui se passait, qu’il était clair que le prince avait résolu de donner l’archevêché de Parme à Monsignore del Dongo. Les fins politiques de café allèrent même jusqu’à prétendre qu’on avait engagé le père Landriani, l’archevêque actuel, à feindre une maladie et à présenter sa démission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac, ils en étaient sûrs: ce bruit vint jusqu’à l’archevêque qui s’en alarma fort, et pendant quelques jours son zèle pour notre héros en fut grandement paralysé. Deux mois après, cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que c’était le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait être fait archevêque.
La marquise Raversi était furibonde dans son château de Velleja; ce n’était point une femmelette, de celles qui croient se venger en lançant des propos outrageants contre leurs ennemis. Dès le lendemain de sa disgrâce, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se présentèrent au prince par son ordre, et lui demandèrent la permission d’aller la voir à son château. L’Altesse reçut ces messieurs avec une grâce parfaite, et leur arrivée à Velleja fut une grande consolation pour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle avait trente personnes dans son château, tous ceux que le ministère libéral devait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil régulier avec les mieux informés de ses amis. Un jour qu’elle avait reçu beaucoup de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure: la femme de chambre favorite introduisit d’abord l’amant régnant, le comte Baldi, jeune homme d’une admirable figure et fort insignifiant; et plus tard, le chevalier Riscara son prédécesseur: celui-ci était un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commencé par être répétiteur de géométrie au collège des nobles à Parme, se voyait maintenant conseiller d’Etat et chevalier de plusieurs ordres.
—J’ai la bonne habitude, dit la marquise à ces deux hommes, de ne détruire jamais aucun papier, et bien m’en prend; voici neuf lettres que la Sanseverina m’a écrites en différentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour Gênes, vous chercherez parmi les galériens un ex-notaire nommé Burati, comme le grand poète de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous à mon bureau et écrivez ce que je vais vous dicter.
Une idée me vient et je t’écris ce mot. Je vais à ma chaumière près de Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai bien heureuse: il n’y a, ce me semble, pas grand danger après ce qui vient de se passer; les nuages s’éclaircissent. Cependant arrête-toi avant d’entrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes gens, ils t’aiment tous à la folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de Bossi pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus admirable capucin, et l’on ne t’a vu à Parme qu’avec la figure décente d’un grand vicaire.
—Comprends-tu, Riscara?
—Parfaitement; mais le voyage à Gênes est un luxe inutile; je connais un homme dans Parme qui, à la vérité, n’est pas encore aux galères, mais qui ne peut manquer d’y arriver. Il contrefera admirablement l’écriture de la Sanseverina.
A ces mots, le comte Baldi ouvrit démesurément ses yeux si beaux; il comprenait seulement.
—Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espères de l’avancement, dit la marquise à Riscara, apparemment qu’il te connaît aussi; sa maîtresse, son confesseur, son ami peuvent être vendus à la Sanseverina; j’aime mieux différer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m’exposer à aucun hasard. Partez dans deux heures comme de bons petits agneaux, ne voyez âme qui vive à Gênes et revenez bien vite.
Le chevalier Riscara s’enfuit en riant, et parlant du nez comme Polichinelle: Il faut préparer les paquets, disait-il en courant d’une façon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours après, Riscara ramena à la marquise son comte Baldi tout écorché: pour abréger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne à dos de mulet; il jurait qu’on ne le reprendrait plus à faire de grands voyages. Baldi remit à la marquise trois exemplaires de la lettre qu’elle lui avait dictée, et cinq ou six autres lettres de la même écriture, composées par Riscara, et dont on pourrait peut-être tirer parti par la suite. L’une de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur les pleurs que le prince avait la nuit, et sur la déplorable maigreur de la marquise Baldi, sa maîtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d’une pincette sur le coussin des bergères après s’y être assise un instant. On eût juré que toutes ces lettres étaient écrites de la main de Mme Sanseverina.
—Maintenant je sais à n’en pas douter, dit la marquise, que l’ami du cœur, que le Fabrice est à Bologne ou dans les environs...
—Je suis trop malade, s’écria le comte Baldi en l’interrompant; je demande en grâce d’être dispensé de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma santé.
—Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas à la marquise.
—Eh bien! soit, j’y consens, répondit-elle en souriant.
—Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise à Baldi d’un air assez dédaigneux.
—Merci, s’écria celui-ci avec l’accent du cœur.
En effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il était à peine à Bologne depuis deux jours, lorsqu’il aperçut dans une calèche Fabrice et la petite Marietta. «Diable! se dit-il, il paraît que notre futur archevêque ne se gêne point; il faudra faire connaître ceci à la duchesse, qui en sera charmée.» Riscara n’eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci reçut par un courrier la lettre de fabrique génoise; il la trouva un peu courte, mais du reste n’eut aucun soupçon. L’idée de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur, et quoi que pût dire Ludovic, il prit un cheval à la poste et partit au galop. Sans s’en douter, il était suivi à peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, à six lieues de Parme, à la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand attroupement dans la place devant la prison du lieu; on venait d’y conduire notre héros, reconnu à la poste, comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et envoyés par le comte Zurla.
Les petits yeux du chevalier Riscara brillèrent de joie; il vérifia avec une patience exemplaire tout ce qui venait d’arriver dans ce petit village, puis expédia un courrier à la marquise Raversi. Après quoi, courant les rues comme pour voir l’église fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du Parmesan qu’on lui avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui s’empressa de rendre ses hommages à un conseiller d’Etat. Riscara eut l’air étonné qu’il n’eût pas envoyé sur-le-champ à la citadelle de Parme le conspirateur qu’il avait eu le bonheur de faire arrêter.
—On pourrait craindre, ajouta Riscara d’un air froid, que ses nombreux amis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage à travers les Etats de Son Altesse Sérénissime ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles étaient bien douze ou quinze à cheval.
—Intelligenti pauca! s’écria le podestat d’un air malin.
CHAPITRE XV
Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attaché par une longue chaîne à la sediola même dans laquelle on l’avait fait monter, partait pour la citadelle de Parme, escorté par huit gendarmes. Ceux-ci avaient l’ordre d’emmener avec eux tous les gendarmes stationnés dans les villages que le cortège devait traverser; le podestat lui-même suivait ce prisonnier d’importance. Sur les sept heures après midi, la sediola, escortée par tous les gamins de Parme et par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa devant le petit palais qu’habitait la Fausta quelques mois auparavant et enfin se présenta à la porte extérieure de la citadelle à l’instant où le général Fabio Conti et sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur s’arrêta avant d’arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola à laquelle Fabrice était attaché; le général cria aussitôt que l’on fermât les portes de la citadelle, et se hâta de descendre au bureau d’entrée pour voir un peu ce dont il s’agissait; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut le prisonnier, lequel était devenu tout raide, attaché à sa sediola pendant une aussi longue route; quatre gendarmes l’avaient enlevé et le portaient au bureau d’écrou. J’ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que depuis près d’un an la haute société de Parme a juré de s’occuper exclusivement!
Vingt fois le général l’avait rencontré à la cour, chez la duchesse et ailleurs; mais il se garda bien de témoigner qu’il le connaissait; il eût craint de se compromettre.
—Que l’on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procès-verbal fort circonstancié de la remise qui m’est faite du prisonnier par le digne podestat de Castelnovo.
Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa tournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on eût dit un geôlier allemand. Croyant savoir que c’était surtout la duchesse Sanseverina qui avait empêché son maître, le gouverneur, de devenir ministre de la guerre, il fut d’une insolence plus qu’ordinaire envers le prisonnier; il lui adressait la parole en l’appelant voi, ce qui est en Italie la façon de parler aux domestiques.
—Je suis prélat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec fermeté, et grand vicaire de ce diocèse; ma naissance seule me donne droit aux égards.
—Je n’en sais rien! répliqua le commis avec impertinence; prouvez vos assertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit à ces titres fort respectables.
Fabrice n’avait point de brevets et ne répondit pas. Le général Fabio Conti, debout à côté de son commis, le regardait écrire sans lever les yeux sur le prisonnier afin de n’être pas obligé de dire qu’il était réellement Fabrice del Dongo.
Tout à coup Clélia Conti, qui attendait en voiture, entendit un tapage effroyable dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une description insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui ordonna d’ouvrir ses vêtements, afin que l’on pût vérifier et constater le nombre et l’état des égratignures reçues lors de l’affaire Giletti.
—Je ne puis, dit Fabrice souriant amèrement; je me trouve hors d’état d’obéir aux ordres de monsieur, les menottes m’en empêchent!
—Quoi! s’écria le général d’un air naïf, le prisonnier a des menottes! dans l’intérieur de la forteresse! cela est contre les règlements, il faut un ordre ad hoc; ôtez-lui les menottes.
Fabrice le regarda. «Voilà un plaisant jésuite! pensa-t-il; il y a une heure qu’il me voit ces menottes qui me gênent horriblement, et il fait l’étonné!»
Les menottes furent ôtées par les gendarmes; ils venaient d’apprendre que Fabrice était neveu de la duchesse Sanseverina, et se hâtèrent de lui montrer une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la grossièreté du commis; celui-ci en parut piqué et dit à Fabrice qui restait immobile:
—Allons donc! dépêchons! montrez-nous ces égratignures que vous avez reçues du pauvre Giletti, lors de l’assassinat.
D’un saut, Fabrice s’élança sur le commis, et lui donna un soufflet tel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les jambes du général. Les gendarmes s’emparèrent des bras de Fabrice qui restait immobile; le général lui-même et deux gendarmes qui étaient à ses côtés se hâtèrent de relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus éloignés coururent fermer la porte du bureau, dans l’idée que le prisonnier cherchait à s’évader. Le brigadier qui les commandait pensa que le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien sérieuse, puisque enfin il se trouvait dans l’intérieur de la citadelle; toutefois il s’approcha de la fenêtre pour empêcher le désordre, et par un instinct de gendarme. Vis-à-vis de cette fenêtre ouverte, et à deux pas, se trouvait arrêtée la voiture du général: Clélia s’était blottie dans le fond, afin de ne pas être témoin de la triste scène qui se passait au bureau; lorsqu’elle entendit tout ce bruit, elle regarda.
—Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.
—Mademoiselle, c’est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d’appliquer un fier soufflet à cet insolent de Barbone!
—Quoi! c’est M. del Dongo qu’on amène en prison?
—Eh! sans doute, dit le brigadier; c’est à cause de la haute naissance de ce pauvre jeune homme que l’on fait tant de cérémonies; je croyais que mademoiselle était au fait.
Clélia ne quitta plus la portière; quand les gendarmes qui entouraient la table s’écartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. «Qui m’eût dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la première fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de Côme?... Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mère... Il se trouvait déjà avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils commencé à cette époque?»
Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libéral dirigé par la marquise Raversi et le général Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre liaison qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le comte Mosca, qu’on abhorrait, était pour sa duperie l’objet d’éternelles plaisanteries.
«Ainsi, pensa Clélia, le voilà prisonnier et prisonnier de ses ennemis! car au fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi de cette capture.»
Un accès de gros rire éclata dans le corps de garde.
—Jacopo, dit-elle au brigadier d’une voix émue que se passe-t-il donc?
—Le général a demandé avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frappé Barbone: Monsignore Fabrice a répondu froidement: «Il m’a appelé assassin, qu’il montre les titres et brevets qui l’autorisent à me donner ce titre»; et l’on rit.
Un geôlier qui savait écrire remplaça Barbone; Clélia vit sortir celui-ci, qui essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en abondance de son affreuse figure: il jurait comme un païen:
—Ce f... Fabrice, disait-il à très haute voix, ne mourra jamais que de ma main. Je volerai le bourreau, etc.
Il s’était arrêté entre la fenêtre du bureau et la voiture du général pour regarder Fabrice, et ses jurements redoublaient.
—Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi devant mademoiselle.
Barbone leva la tête pour regarder dans la voiture, ses yeux rencontrèrent ceux de Clélia à laquelle un cri d’horreur échappa; jamais elle n’avait vu d’aussi près une expression de figure tellement atroce. «Il tuera Fabrice! se dit-elle, il faut que je prévienne don Cesare.» C’était son oncle, l’un des prêtres les plus respectables de la ville; le général Conti, son frère, lui avait fait avoir la place d’économe et de premier aumônier de la prison.
Le général remonta en voiture.
—Veux-tu rentrer chez toi, dit-il à sa fille, ou m’attendre peut-être longtemps dans la cour du palais? il faut que j’aille rendre compte de tout ceci au souverain.
Fabrice sortait du bureau escorté par trois gendarmes; on le conduisait à la chambre qu’on lui avait destinée: Clélia regardait par la portière, le prisonnier était fort près d’elle. En ce moment elle répondit à la question de son père par ces mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant prononcer ces paroles tout près de lui, leva les yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il fut frappé surtout de l’expression de mélancolie de sa figure. «Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis notre rencontre près de Côme! quelle expression de pensée profonde!... On a raison de la comparer à la duchesse, quelle physionomie angélique!» Barbone, le commis sanglant, qui ne s’était pas placé près de la voiture sans intention, arrêta d’un geste les trois gendarmes qui conduisaient Fabrice, et, faisant le tour de la voiture par derrière, pour arriver à la portière près de laquelle était le général:
—Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l’intérieur de la citadelle, lui dit-il, en vertu de l’article 157 du règlement, n’y aurait-il pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours?
—Allez au diable! s’écria le général, que cette arrestation ne laissait pas d’embarrasser.
Il s’agissait pour lui de ne pousser à bout ni la duchesse ni le comte Mosca: et d’ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette affaire? au fond, le meurtre d’un Giletti était une bagatelle, et l’intrigue seule était parvenue à en faire quelque chose.
Durant ce court dialogue, Fabrice était superbe au milieu de ces gendarmes, c’était bien la mine la plus fière et la plus noble; ses traits fins et délicats, et le sourire de mépris qui errait sur ses lèvres, faisaient un charmant contraste avec les apparences grossières des gendarmes qui l’entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi dire que la partie extérieure de sa physionomie; il était ravi de la céleste beauté de Clélia, et son œil trahissait toute sa surprise. Elle, profondément pensive, n’avait pas songé à retirer la tête de la portière; il la salua avec le demi-sourire le plus respectueux; puis, après un instant:
—Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu’autrefois, près d’un lac, j’ai déjà eu l’honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes.
Clélia rougit et fut tellement interdite qu’elle ne trouva aucune parole pour répondre. «Quel air noble au milieu de ces êtres grossiers!» se disait-elle au moment où Fabrice lui adressa la parole. La profonde pitié, et nous dirons presque l’attendrissement où elle était plongée, lui ôtèrent la présence d’esprit nécessaire pour trouver un mot quelconque, elle s’aperçut de son silence et rougit encore davantage. En ce moment on tirait avec violence les verrous de la grande porte de la citadelle, la voiture de Son Excellence n’attendait-elle pas depuis une minute au moins? Le bruit fut si violent sous cette voûte, que, quand même Clélia aurait trouvé quelque mot pour répondre, Fabrice n’aurait pu entendre ses paroles.
Emportée par les chevaux qui avaient pris le galop aussitôt après le pont-levis, Clélia se disait: «Il m’aura trouvée bien ridicule!» Puis tout à coup elle ajouta: «Non pas seulement ridicule; il aura cru voir en moi une âme basse, il aura pensé que je ne répondais pas à son salut parce qu’il est prisonnier et moi fille du gouverneur.»
Cette idée fut du désespoir pour cette jeune fille qui avait l’âme élevée. «Ce qui rend mon procédé tout à fait avilissant, ajouta-t-elle, c’est que jadis, quand nous nous rencontrâmes pour la première fois, aussi avec accompagnement de gendarmes, comme il le dit, c’était moi qui me trouvais prisonnière, et lui me rendait service et me tirait d’un fort grand embarras... Oui, il faut en convenir, mon procédé est complet, c’est à la fois de la grossièreté et de l’ingratitude. Hélas! le pauvre jeune homme! maintenant qu’il est dans le malheur tout le monde va se montrer ingrat envers lui. Il m’avait bien dit alors: Vous souviendrez-vous de mon nom à Parme? Combien il me méprise à l’heure qu’il est! Un mot poli était si facile à dire! Il faut l’avouer, oui, ma conduite a été atroce avec lui. Jadis, sans l’offre généreuse de la voiture de sa mère, j’aurais dû suivre les gendarmes à pied dans la poussière, ou, ce qui est bien pis, monter en croupe derrière un de ces gens-là; c’était alors mon père qui était arrêté et moi sans défense! Oui, mon procédé est complet. Et combien un être comme lui a dû le sentir vivement! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon procédé! Quelle noblesse! quelle sérénité! Comme il avait l’air d’un héros entouré de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la passion de la duchesse: puisqu’il est ainsi au milieu d’un événement contrariant et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas paraître lorsque son âme est heureuse!»
Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d’une heure et demi dans la cour du palais, et toutefois lorsque le général descendit de chez le prince, Clélia ne trouva point qu’il y fût resté trop longtemps.
—Quelle est la volonté de Son Altesse? demanda Clélia.
—Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort!
—La mort! Grand Dieu! s’écria Clélia.
—Allons, tais-toi! reprit le général avec humeur; que je suis sot de répondre à un enfant!
Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches qui conduisaient à la tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la plate-forme de la grosse tour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui venait de s’opérer dans son sort. «Quel regard! se disait-il; que de choses il exprimait! quelle profonde pitié! Elle avait l’air de dire: la vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous affligez point trop de ce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour être infortunés? Comme ses yeux si beaux restaient attachés sur moi, même quand les chevaux s’avançaient avec tant de bruit sous la voûte!»
Fabrice oubliait complètement d’être malheureux.
Clélia suivit son père dans plusieurs salons; au commencement de la soirée, personne ne savait encore la nouvelle de l’arrestation du grand coupable, car ce fut le nom que les courtisans donnèrent deux heures plus tard à ce pauvre jeune homme imprudent.
On remarqua ce soir-là plus d’animation que de coutume dans la figure de Clélia; or, l’animation, l’air de prendre part à ce qui l’environnait, étaient surtout ce qui manquait à cette belle personne. Quand on comparait sa beauté à celle de la duchesse, c’était surtout cet air de n’être émue par rien, cette façon d’être comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanité, on eût été probablement d’un avis tout opposé. Clélia Conti était une jeune fille encore un peu trop svelte que l’on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne dissimulerons point que, suivant les données de la beauté grecque, on eût pu reprocher à cette tête des traits un peu marqués, par exemple, les lèvres remplies de la grâce la plus touchante étaient un peu fortes.
L’admirable singularité de cette figure dans laquelle éclataient les grâces naïves et l’empreinte céleste de l’âme la plus noble, c’est que, bien que de la plus rare et de la plus singulière beauté, elle ne ressemblait en aucune façon aux têtes de statues grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la beauté connue de l’idéal, et sa tête vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre mélancolie des belles Hérodiades de Léonard de Vinci. Autant la duchesse était sémillante, pétillante d’esprit et de malice, s’attachant avec passion, si l’on peut parler ainsi, à tous les sujets que le courant de la conversation amenait devant les yeux de son âme, autant Clélia se montrait calme et lente à s’émouvoir, soit par mépris de ce qui l’entourait, soit par regret de quelque chimère absente. Longtemps on avait cru qu’elle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans on lui voyait de la répugnance à aller au bal, et si elle y suivait son père, ce n’était que par obéissance et pour ne pas nuire aux intérêts de son ambition.
«Il me sera donc impossible, répétait trop souvent l’âme vulgaire du général, le ciel m’ayant donné pour fille la plus belle personne des Etats de notre souverain, et la plus vertueuse, d’en tirer quelque parti pour l’avancement de ma fortune! Ma vie est trop isolée, je n’ai qu’elle au monde, et il me faut de toute nécessité une famille qui m’étaie dans le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, où mon mérite et surtout mon aptitude au ministère soient posés comme bases inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage, si pieuse, prend de l’humeur dès qu’un jeune homme bien établi à la cour entreprend de lui faire agréer ses hommages. Ce prétendant est-il éconduit, son caractère devient moins sombre, et je la vois presque gaie, jusqu’à ce qu’un autre épouseur se mette sur les rangs. Le plus bel homme de la cour, le comte Baldi, s’est présenté et a déplu: l’homme le plus riche des Etats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succédé, elle prétend qu’il ferait son malheur.
«Décidément, disait d’autres fois le général, les yeux de ma fille sont plus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu’en de rares occasions ils sont susceptibles d’une expression plus profonde; mais cette expression magnifique, quand est-ce qu’on la lui voit? Jamais dans un salon où elle pourrait lui faire honneur, mais bien à la promenade, seule avec moi, où elle se laissera attendrir, par exemple, par le malheur de quelque manant hideux. Conserve quelque souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons où nous paraîtrons ce soir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble et pure offre l’expression assez hautaine et peu encourageante de l’obéissance passive.»
Le général n’épargnait aucune démarche, comme on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai.
Les courtisans, qui n’ont rien à regarder dans leur âme, sont attentifs à tout: ils avaient remarqué que c’était surtout dans ces jours où Clélia ne pouvait prendre sur elle de s’élancer hors de ses chères rêveries et de feindre de l’intérêt pour quelque chose que la duchesse aimait à s’arrêter auprès d’elle et cherchait à la faire parler. Clélia avait des cheveux blonds cendrés, se détachant, par un effet très doux, sur des joues d’un coloris fin, mais en général un peu trop pâle. La forme seule du front eût pu annoncer à un observateur attentif que cet air si noble, cette démarche tellement au-dessus des grâces vulgaires, tenaient à une profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire. C’était l’absence et non pas l’impossibilité de l’intérêt pour quelque chose. Depuis que son père était gouverneur de la citadelle, Clélia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son appartement si élevé. Le nombre effroyable de marches qu’il fallait monter pour arriver à ce palais du gouverneur, situé sur l’esplanade de la grosse tour, éloignait les visites ennuyeuses, et Clélia, par cette raison matérielle, jouissait de la liberté du couvent; c’était presque là tout l’idéal de bonheur que, dans un temps, elle avait songé à demander à la vie religieuse. Elle était saisie d’une sorte d’horreur à la seule pensée de mettre sa chère solitude et ses pensées intimes à la disposition d’un jeune homme, que le titre de mari autoriserait à troubler toute cette vie intérieure. Si par la solitude elle n’atteignait pas au bonheur, du moins elle était parvenue à éviter les sensations trop douloureuses.
Le jour où Fabrice fut conduit à la forteresse, la duchesse rencontra Clélia à la soirée du ministre de l’Intérieur, comte Zurla; tout le monde faisait cercle autour d’elles: ce soir-là, la beauté de Clélia l’emportait sur celle de la duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient une expression si singulière et si profonde qu’ils en étaient presque indiscrets: il y avait de la pitié, il y avait aussi de l’indignation et de la colère dans ses regards. La gaieté et les idées brillantes de la duchesse semblaient jeter Clélia dans des moments de douleur allant jusqu’à l’horreur. «Quels vont être les cris et les gémissements de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu’elle va savoir que son amant, ce jeune homme d’un si grand cœur et d’une physionomie si noble, vient d’être jeté en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent à mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l’Italie! O âmes vénales et basses! Et je suis fille d’un geôlier! et je n’ai point démenti ce noble caractère en ne daignant pas répondre à Fabrice! et autrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il de moi à cette heure, seul dans sa chambre et en tête-à-tête avec sa petite lampe?» Révoltée par cette idée, Clélia jetait des regards d’horreur sur la magnifique illumination des salons du ministre de l’Intérieur.
«Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des deux beautés à la mode, et qui cherchait à se mêler à leur conversation, jamais elles ne se sont parlé d’un air si animé et en même temps si intime.» La duchesse, toujours attentive à conjurer les haines excitées par le premier ministre, aurait-elle songé à quelque grand mariage en faveur de la Clélia? Cette conjecture était appuyée sur une circonstance qui jusque-là ne s’était jamais présentée à l’observation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de feu, et même, si l’on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la belle duchesse. Celle-ci, de son côté, était étonnée, et, l’on peut dire à sa gloire, ravie des grâces si nouvelles qu’elle découvrait dans la jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement senti à la vue d’une rivale. «Mais que se passe-t-il donc? se demandait la duchesse; jamais Clélia n’a été aussi belle, et l’on peut dire aussi touchante: son cœur aurait-il parlé?... Mais en ce cas-là, certes, c’est de l’amour malheureux, il y a de la sombre douleur au fond de cette animation si nouvelle... Mais l’amour malheureux se tait! S’agirait-il de ramener un inconstant par un succès dans le monde?» Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d’expression singulière, c’était toujours de la fatuité plus ou moins contente. «Mais il y a du miracle ici, se disait la duchesse, piquée de ne pas deviner. Où est le comte Mosca, cet être si fin? Non, je ne me trompe point, Clélia me regarde avec attention et comme si j’étais pour elle l’objet d’un intérêt tout nouveau. Est-ce l’effet de quelque ordre donné par son père, ce vil courtisan? Je croyais cette âme noble et jeune incapable de se ravaler à des intérêts d’argent. Le général Fabio Conti aurait-il quelque demande décisive à faire au comte?»
Vers les dix heures, un ami de la duchesse s’approcha et lui dit deux mots à voix basse; elle pâlit excessivement; Clélia lui prit la main et osa la lui serrer.
—Je vous remercie et je vous comprends maintenant... vous avez une belle âme! dit la duchesse, faisant effort sur elle-même.
Elle eut à peine la force de prononcer ce peu de mots. Elle adressa beaucoup de sourires à la maîtresse de la maison qui se leva pour l’accompagner jusqu’à la porte du dernier salon: ces honneurs n’étaient dus qu’à des princesses de sang et faisaient pour la duchesse un cruel contresens avec sa position présente. Aussi elle sourit beaucoup à la comtesse Zurla, mais malgré des efforts inouïs ne put jamais lui adresser un seul mot.
Les yeux de Clélia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse au milieu de ces salons peuplés alors de ce qu’il y avait de plus brillant dans la société. «Que va devenir cette pauvre femme, se dit-elle, quand elle se trouvera seule dans sa voiture? Ce serait une indiscrétion à moi de m’offrir pour l’accompagner! je n’ose... Combien le pauvre prisonnier, assis dans quelque affreuse chambre, tête à tête avec sa petite lampe, serait consolé pourtant s’il savait qu’il est aimé à ce point! Quelle solitude affreuse que celle dans laquelle on l’a plongé! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants! quelle horreur! Y aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot? Grand Dieu! ce serait trahir mon père; sa situation est si délicate entre les deux partis! Que devient-il s’il s’expose à la haine passionnée de la duchesse qui dispose de la volonté du premier ministre, lequel est le maître dans les trois quarts des affaires! D’un autre côté le prince s’occupe sans cesse de ce qui se passe à la forteresse, et il n’entend pas raillerie sur ce sujet; la peur rend cruel... Dans tous les cas, Fabrice (Clélia ne disait plus M. del Dongo) est bien autrement à plaindre!... il s’agit pour lui de bien autre chose que du danger de perdre une place lucrative!... Et la duchesse!... Quelle horrible passion que l’amour!... et cependant tous ces menteurs du monde en parlent comme d’une source de bonheur! On plaint les femmes âgées parce qu’elles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de l’amour!... Jamais je n’oublierai ce que je viens de voir; quel changement subit! Comme les yeux de la duchesse, si beaux, si radieux, sont devenus mornes, éteints, après le mot fatal que le marquis N... est venu lui dire!... Il faut que Fabrice soit bien digne d’être aimé!...»
Au milieu de ces réflexions fort sérieuses et qui occupaient toute l’âme de Clélia, les propos complimenteurs qui l’entouraient toujours lui semblèrent plus désagréables encore que de coutume. Pour s’en délivrer, elle s’approcha d’une fenêtre ouverte et à demi voilée par un rideau de taffetas; elle espérait que personne n’aurait la hardiesse de la suivre dans cette sorte de retraite. Cette fenêtre donnait sur un petit bois d’orangers en pleine terre: à la vérité, chaque hiver on était obligé de les recouvrir d’un toit. Clélia respirait avec délices le parfum de ces fleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de calme à son âme... «Je lui ai trouvé l’air fort noble, pensa-t-elle; mais inspirer une telle passion à une femme si distinguée!... Elle a eu la gloire de refuser les hommages du prince, et si elle eût daigné le vouloir, elle eût été la reine de ces Etats... Mon père dit que la passion du souverain allait jusqu’à l’épouser si jamais il fût devenu libre!... Et cet amour pour Fabrice dure depuis si longtemps! car il y a bien cinq ans que nous les rencontrâmes près du lac de Côme!... Oui, il y a cinq ans, se dit-elle après un instant de réflexion. J’en fus frappée même alors, où tant de choses passaient inaperçues devant mes yeux d’enfant! Comme ces deux dames semblaient admirer Fabrice!...»
Clélia remarqua avec joie qu’aucun des jeunes gens qui lui parlaient avec tant d’empressement n’avait osé se rapprocher du balcon. L’un d’eux, le marquis Crescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis s’était arrêté auprès d’une table de jeu. «Si au moins, se disait-elle, sous ma petite fenêtre du palais de la forteresse, la seule qui ait de l’ombre, j’avais la vue de jolis orangers, tels que ceux-ci, mes idées seraient moins tristes! mais pour toute perspective les énormes pierres de taille de la tour Farnèse... Ah! s’écria-t-elle en faisant un mouvement, c’est peut-être là qu’on l’aura placé! Qu’il me tarde de pouvoir parler à don Cesare! il sera moins sévère que le général. Mon père ne me dira rien certainement en rentrant à la forteresse, mais je saurai tout par don Cesare... J’ai de l’argent, je pourrais acheter quelques orangers qui, placés sous la fenêtre de ma volière, m’empêcheraient de voir ce gros mur de la tour Farnèse. Combien il va m’être plus odieux encore maintenant que je connais l’une des personnes qu’il cache à la lumière!... Oui, c’est bien la troisième fois que je l’ai vu; une fois à la cour, au bal du jour de naissance de la princesse; aujourd’hui, entouré de trois gendarmes, pendant que cet horrible Barbone sollicitait les menottes contre lui, et enfin près du lac de Côme... Il y a bien cinq ans de cela; quel air de mauvais garnement il avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels regards singuliers sa mère et sa tante lui adressaient! Certainement il y avait ce jour-là quelque secret, quelque chose de particulier entre eux; dans le temps, j’eus l’idée que lui aussi avait peur des gendarmes...» Clélia tressaillit.» Mais que j’étais ignorante! Sans doute, déjà dans ce temps, la duchesse avait de l’intérêt pour lui... Comme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames, malgré leur préoccupation évidente, se furent un peu accoutumées à la présence d’une étrangère!... et ce soir j’ai pu ne pas répondre au mot qu’il m’a adressé!... O ignorance et timidité! combien souvent vous ressemblez à ce qu’il y a de plus noir! Et je suis ainsi à vingt ans passés!... J’avais bien raison de songer au cloître; réellement je ne suis faite que pour la retraite! «Digne fille d’un geôlier!» se sera-t-il dit. Il me méprise, et, dès qu’il pourra écrire à la duchesse, il parlera de mon manque d’égard, et la duchesse me croira une petite fille bien fausse; car enfin ce soir elle a pu me croire remplie de sensibilité pour son malheur.»
Clélia s’aperçut que quelqu’un s’approchait et apparemment dans le dessein de se placer à côté d’elle au balcon de fer de cette fenêtre; elle en fut contrariée quoiqu’elle se fît des reproches; les rêveries auxquelles on l’arrachait n’étaient point sans quelque douceur. «Voilà un importun que je vais joliment recevoir!» pensa-t-elle. Elle tournait la tête avec un regard altier, lorsqu’elle aperçut la figure timide de l’archevêque qui s’approchait du balcon par de petits mouvements insensibles. «Ce saint homme n’a point d’usage, pensa Clélia; pourquoi venir troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillité est tout ce que je possède.» Elle le saluait avec respect, mais aussi d’un air hautain, lorsque le prélat lui dit:
—Mademoiselle, savez-vous l’horrible nouvelle?
Les yeux de la jeune fille avaient déjà pris une tout autre expression; mais, suivant les instructions cent fois répétées de son père, elle répondit avec un air d’ignorance que le langage de ses yeux contredisait hautement:
—Je n’ai rien appris, Monseigneur.
—Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est coupable comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a été enlevé à Bologne où il vivait sous le nom supposé de Joseph Bossi; on l’a renfermé dans votre citadelle; il y est arrivé enchaîné à la voiture même qui le portait. Une sorte de geôlier nommé Barbone, qui jadis eut sa grâce après avoir assassiné un de ses frères, a voulu faire éprouver une violence personnelle à Fabrice; mais mon jeune ami n’est point homme à souffrir une insulte. Il a jeté à ses pieds son infâme adversaire, sur quoi on l’a descendu dans un cachot à vingt pieds sous terre, après lui avoir mis les menottes.
—Les menottes, non.
—Ah! vous savez quelque chose! s’écria l’archevêque, et les traits du vieillard perdirent de leur profonde expression de découragement; mais, avant tout, on peut approcher de ce balcon et nous interrompre: seriez-vous assez charitable pour remettre vous-même à don Cesare mon anneau pastoral que voici?
La jeune fille avait pris l’anneau, mais ne savait où le placer pour ne pas courir la chance de le perdre.
—Mettez-le au pouce, dit l’archevêque; et il le plaça lui-même. Puis-je compter que vous remettrez cet anneau?
—Oui, monseigneur.
—Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, même dans le cas où vous ne trouveriez pas convenable d’accéder à ma demande?
—Mais oui, Monseigneur, répondit la jeune fille toute tremblante en voyant l’air sombre et sérieux que le vieillard avait pris tout à coup... Notre respectable archevêque, ajouta-t-elle, ne peut que me donner des ordres dignes de lui et de moi.
—Dites à don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif: je sais que les sbires qui l’ont enlevé ne lui ont pas donné le temps de prendre son bréviaire, je prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si monsieur votre oncle veut envoyer demain à l’archevêché, je me charge de remplacer le livre par lui donné à Fabrice. Je prie don Cesare de faire tenir également l’anneau que porte cette jolie main, à M. del Dongo.
L’archevêque fut interrompu par le général Fabio Conti qui venait prendre sa fille pour la conduire à sa voiture; il y eut là un petit moment de conversation, qui ne fut pas dépourvu d’adresse de la part du prélat. Sans parler en aucune façon du nouveau prisonnier, il s’arrangea de façon à ce que le courant du discours pût amener convenablement dans sa bouche certaines maximes morales et politiques; par exemple: Il y a des moments de crise dans la vie des cours qui décident pour longtemps de l’existence des plus grands personnages; il y aurait une imprudence notable à changer en haine personnelle l’état d’éloignement politique qui est souvent le résultat fort simple de positions opposées. L’archevêque, se laissant un peu emporter par le profond chagrin que lui causait une arrestation si imprévue, alla jusqu’à dire qu’il fallait assurément conserver les positions dont on jouissait, mais qu’il y aurait une imprudence bien gratuite à s’attirer pour la suite des haines furibondes en se prêtant à de certaines choses que l’on n’oublie point.
Quand le général fut dans son carrosse avec sa fille:
—Ceci peut s’appeler des menaces, lui dit-il... des menaces à un homme de ma sorte!
Il n’y eut pas d’autres paroles échangées entre le père et la fille pendant vingt minutes.
En recevant l’anneau pastoral de l’archevêque, Clélia s’était bien promis de parler à son père, lorsqu’elle serait en voiture, du petit service que le prélat lui demandait. Mais après le mot menaces prononcé avec colère, elle se tint pour assurée que son père intercepterait la commission; elle recouvrait cet anneau de la main gauche et le serrait avec passion. Durant tout le temps que l’on mit pour aller du ministère de l’Intérieur à la citadelle, elle se demanda s’il serait criminel à elle de ne pas parler à son père. Elle était fort pieuse, fort timorée, et son cœur, si tranquille d’ordinaire, battait avec une violence inaccoutumée; mais enfin le qui vive de la sentinelle placée sur le rempart au-dessus de la porte retentit à l’approche de la voiture, avant que Clélia eût trouvé les termes convenables pour disposer son père à ne pas refuser, tant elle avait peur d’être refusée! En montant les trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du gouverneur, Clélia ne trouva rien.
Elle se hâta de parler à son oncle, qui la gronda et refusa de se prêter à rien.
CHAPITRE XVI
—Eh bien! s’écria le général, en apercevant son frère don Cesare, voilà la duchesse qui va dépenser cent mille écus pour se moquer de moi et faire sauver le prisonnier!
Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa prison, tout au faîte de la citadelle de Parme; on le garde bien, et nous l’y retrouverons peut-être un peu changé. Nous allons nous occuper avant tout de la cour, où des intrigues fort compliquées, et surtout les passions d’une femme malheureuse vont décider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison à la tour Farnèse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment, trouva qu’il n’avait pas le temps de songer au malheur.
En rentrant chez elle après la soirée du comte Zurla, la duchesse renvoya ses femmes d’un geste; puis, se laissant tomber tout habillée sur son lit:
—Fabrice, s’écria-t-elle à haute voix, est au pouvoir de ses ennemis, et peut-être à cause de moi ils lui donneront du poison!
Comment peindre le moment de désespoir qui suivit cet exposé de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la sensation présente, et, sans se l’avouer, éperdument amoureuse du jeune prisonnier? Ce furent des cris inarticulés, des transports de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu’elle allait éclater en sanglots dès qu’elle se trouverait seule; mais les larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, lui manquèrent tout à fait. La colère, l’indignation, le sentiment d’infériorité vis-à-vis du prince, dominaient trop cette âme altière.
«Suis-je assez humiliée! s’écriait-elle à chaque instant; on m’outrage, et, bien plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne me vengerai pas! Halte-là, mon prince! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir; mais ensuite moi j’aurai votre vie. Hélas! pauvre Fabrice, à quoi cela te servira-t-il? Quelle différence avec ce jour où je voulus quitter Parme! et pourtant alors je me croyais malheureuse... quel aveuglement! J’allais briser toutes les habitudes d’une vie agréable: hélas! sans le savoir, je touchais à un événement qui allait à jamais décider de mon sort. Si, par ses infâmes habitudes de plate courtisanerie, le comte n’eût supprimé le mot procédure injuste dans ce fatal billet que m’accordait la vanité du prince, nous étions sauvés. J’avais eu le bonheur plus que l’adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son amour-propre au sujet de sa chère ville de Parme. Alors je menaçais de partir, alors j’étais libre! Grand Dieu! suis-je assez esclave! Maintenant me voici clouée dans ce cloaque infâme, et Fabrice enchaîné dans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingués a été l’antichambre de la mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voir quitter son repaire!
«Il a trop d’esprit pour ne pas sentir que je ne m’éloignerai jamais de la tour infâme où mon cœur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée de cet homme peut lui suggérer les idées les plus singulières; leur cruauté bizarre ne ferait que piquer au jeu son étonnante vanité. S’il revient à ses anciens propos de fade galanterie, s’il me dit: Agréez les hommages de votre esclave, ou Fabrice périt: eh bien! la vieille histoire de Judith... Oui, mais si ce n’est qu’un suicide pour moi, c’est un assassin pour Fabrice; le benêt de successeur, notre prince royal, et l’infâme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.»
La duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de sortir torturait ce cœur malheureux. Sa tête troublée ne voyait aucune autre probabilité dans l’avenir. Pendant dix minutes elle s’agita comme une insensée; enfin un sommeil d’accablement remplaça pour quelques instants cet état horrible, la vie était épuisée. Quelques minutes après, elle se réveilla en sursaut, et se trouva assise sur son lit; il lui semblait qu’en sa présence le prince voulait faire couper la tête à Fabrice. Quels yeux égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d’elle! Quand enfin elle se fut convaincue qu’elle n’avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit, et fut sur le point de s’évanouir. Sa faiblesse physique était telle qu’elle ne se sentait pas la force de changer de position. «Grand Dieu! si je pouvais mourir! se dit-elle... Mais quelle lâcheté! moi abandonner Fabrice dans le malheur! Je m’égare... Voyons, revenons au vrai; envisageons de sang-froid l’exécrable position où je me suis plongée comme à plaisir. Quelle funeste étourderie! venir habiter la cour d’un prince absolu! un tyran qui connaît toutes ses victimes! chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir. Hélas! c’est ce que ni le comte ni moi nous ne vîmes lorsque je quittai Milan: je pensais aux grâces d’une cour aimable; quelque chose d’inférieur, il est vrai, mais quelque chose dans le genre des beaux jours du prince Eugène!
«De loin nous ne nous faisions pas d’idée de ce que c’est que l’autorité d’un despote qui connaît de vue tous ses sujets. La forme extérieure du despotisme est la même que celle des autres gouvernements: il y a des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi; le monstre, il ne trouverait rien d’extraordinaire à faire pendre son père si le prince le lui ordonnait... il appellerait cela son devoir... Séduire Rassi! malheureuse que je suis! je n’en possède aucun moyen. Que puis-je lui offrir? cent mille francs peut-être! et l’on prétend que, lors du dernier coup de poignard auquel la colère du ciel envers ce malheureux pays l’a fait échapper, le prince lui a envoyé dix mille sequins d’or dans une cassette! D’ailleurs quelle somme d’argent pourrait le séduire? Cette âme de boue, qui n’a jamais vu que du mépris dans les regards des hommes, a le plaisir ici d’y voir maintenant de la crainte, et même du respect; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas? Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et trembleront devant lui, aussi servilement que lui-même tremble devant le souverain.
«Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut que j’y sois utile à Fabrice: vivre seule, solitaire, désespérée! que puis-je alors pour Fabrice? Allons, marche, malheureuse femme, fais ton devoir; va dans le monde, feins de ne plus penser à Fabrice... Feindre de t’oublier, cher ange!»
A ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer. Après une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses idées commençaient à s’éclaircir. «Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me réfugier avec lui dans quelque pays heureux, où nous ne puissions être poursuivis, Paris par exemple. Nous y vivrions d’abord avec les douze cents francs que l’homme d’affaires de son père me fait passer avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille francs des débris de ma fortune!» L’imagination de la duchesse passait en revue avec des moments d’inexprimables délices tous les détails de la vie qu’elle mènerait à trois cents lieues de Parme. Là, se disait-elle, il pourrait entrer au service sous un nom supposé... Placé dans un régiment de ces braves Français, bientôt le jeune Valserra aurait une réputation; enfin il serait heureux.»
Ces images fortunées rappelèrent une seconde fois les larmes, mais celles-ci étaient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part! Cet état dura longtemps; la pauvre femme avait horreur de revenir à la contemplation de l’affreuse réalité. Enfin, comme l’aube du jour commençait à marquer d’une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. «Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille; il sera question d’agir, et s’il m’arrive quelque chose d’irritant, si le prince s’avise de m’adresser quelque mot relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délai prendre des résolutions.
«Si je suis déclarée criminelle d’Etat, Rassi fait saisir tout ce qui se trouve dans ce palais; le 1er de ce mois, le comte et moi nous avons brûlé, suivant l’usage, tous les papiers dont la police pourrait abuser, et il est le ministre de la police, voilà le plaisant. J’ai trois diamants de quelque prix: demain, Fulgence, mon ancien batelier de Grianta, partira pour Genève où il les mettra en sûreté. Si jamais Fabrice s’échappe (grand Dieu! soyez-moi propice! et elle fit un signe de croix), l’incommensurable lâcheté du marquis del Dongo trouvera qu’il y a du péché à envoyer du pain à un homme poursuivi par un prince légitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura du pain.
«Renvoyer le comte... me trouver seule avec lui, après ce qui vient d’arriver, c’est ce qui m’est impossible. Le pauvre homme! Il n’est point méchant, au contraire; il n’est que faible. Cette âme vulgaire n’est point à la hauteur des nôtres. Pauvre Fabrice! que ne peux-tu être ici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nos périls!
«La prudence méticuleuse du comte gênerait tous mes projets, et d’ailleurs il ne faut point l’entraîner dans ma perte... Car pourquoi la vanité de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison? J’aurai conspiré... quoi de plus facile à prouver? Si c’était à sa citadelle qu’il m’envoyât et que je pusse à force d’or parler à Fabrice, ne fût-ce qu’un instant, avec quel courage nous marcherions ensemble à la mort! Mais laissons ces folies; son Rassi lui conseillerait de finir avec moi par le poison; ma présence dans les rues, placée sur une charrette, pourrait émouvoir la sensibilité de ses chers Parmesans... Mais quoi! toujours le roman! Hélas! l’on doit pardonner ces folies à une pauvre femme dont le sort réel est si triste! Le vrai de tout ceci, c’est que le prince ne m’enverra point à la mort; mais rien de plus facile que de me jeter en prison et de m’y retenir; il fera cacher dans un coin de mon palais toutes sortes de papiers suspects comme on a fait pour ce pauvre L... Alors trois juges pas trop coquins, car il y aura ce qu’ils appellent des pièces probantes, et une douzaine de faux témoins suffisent. Je puis donc être condamnée à mort comme ayant conspiré; et le prince, dans sa clémence infinie, considérant qu’autrefois j’ai eu l’honneur d’être admise à sa cour, commuera ma peine en dix ans de forteresse. Mais moi, pour ne point déchoir de ce caractère violent qui a fait dire tant de sottises à la marquise Raversi et à mes autres ennemis, je m’empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la bonté de le croire; mais je gage que le Rassi paraîtra dans mon cachot pour m’apporter galamment, de la part du prince, un petit flacon de strychnine ou de l’opium de Pérouse.
«Oui, il faut me brouiller très ostensiblement avec le comte, car je ne veux pas l’entraîner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre homme m’a aimée avec tant de candeur! Ma sottise a été de croire qu’il restait assez d’âme dans un courtisan véritable pour être capable d’amour. Très probablement le prince trouvera quelque prétexte pour me jeter en prison; il craindra que je ne pervertisse l’opinion publique relativement à Fabrice. Le comte est plein d’honneur; à l’instant il fera ce que les cuistres de cette cour, dans leur étonnement profond, appelleront une folie, il quittera la cour. J’ai bravé l’autorité du prince le soir du billet, je puis m’attendre à tout de la part de sa vanité blessée: un homme né prince oublie-t-il jamais la sensation que je lui ai donnée ce soir-là? D’ailleurs le comte brouillé avec moi est en meilleure position pour être utile à Fabrice. Mais si le comte, que ma résolution va mettre au désespoir, se vengeait?... Voilà, par exemple, une idée qui ne lui viendra jamais; il n’a point l’âme foncièrement basse du prince: le comte peut, en gémissant, contresigner un décret infâme, mais il a de l’honneur. Et puis, de quoi se venger? de ce que, après l’avoir aimé cinq ans, sans faire la moindre offense à son amour, je lui dis: «Cher comte! j’avais le bonheur de vous aimer; eh bien, cette flamme s’éteint; je ne vous aime plus! mais je connais le fond de votre cœur, je garde pour vous une estime profonde, et vous serez toujours le meilleur de mes amis.
«Que peut répondre un galant homme à une déclaration aussi sincère?»
«Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je dirai à cet amant: «Au fond le prince a raison de punir l’étourderie de Fabrice; mais le jour de sa fête, sans doute notre gracieux souverain lui rendra la liberté.» Ainsi je gagne six mois. Le nouvel amant désigné par la prudence serait ce juge vendu, cet infâme bourreau, ce Rassi... il se trouverait anobli et dans le fait, je lui donnerais l’entrée de la bonne compagnie. Pardonne, cher Fabrice! un tel effort est pour moi au-delà du possible. Quoi! ce monstre, encore tout couvert du sang du comte P. et de D.! il me ferait évanouir d’horreur en s’approchant de moi, ou plutôt je saisirais un couteau et le plongerais dans son infâme cœur. Ne me demande pas des choses impossibles!
«Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l’ombre de colère contre le prince, reprendre ma gaieté ordinaire, qui paraîtra plus aimable à ces âmes fangeuses, premièrement, parce que j’aurai l’air de me soumettre de bonne grâce à leur souverain; en second lieu, parce que, bien loin de me moquer d’eux, je serai attentive à faire ressortir leurs jolis petits mérites; par exemple, je ferai compliment au comte Zurla sur la beauté de la plume blanche de son chapeau qu’il vient de faire venir de Lyon par un courrier, et qui fait son bonheur.
«Choisir un amant dans le parti de la Raversi... Si le comte s’en va, ce sera le parti ministériel; là sera le pouvoir. Ce sera un ami de la Raversi qui régnera sur la citadelle, car le Fabio Conti arrivera au ministère. Comment le prince, homme de bonne compagnie, homme d’esprit, accoutumé au travail charmant du comte, pourra-t-il traiter d’affaires avec ce bœuf, avec ce roi des sots qui toute sa vie s’est occupé de ce problème capital: les soldats de Son Altesse doivent-ils porter sur leur habit, à la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces bêtes brutes fort jalouses de moi, et voilà ce qui fait ton danger, cher Fabrice! ce sont ces bêtes brutes qui vont décider de mon sort et du tien! Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa démission! qu’il reste, dût-il subir des humiliations! il s’imagine toujours que donner sa démission est le plus grand sacrifice que puisse faire un premier ministre; et toutes les fois que son miroir lui dit qu’il vieillit, il m’offre ce sacrifice: donc brouillerie complète, oui, et réconciliation seulement dans le cas où il n’y aurait que ce moyen de l’empêcher de s’en aller. Assurément, je mettrai à son congé toute la bonne amitié possible; mais après l’omission courtisanesque des mots procédure injuste dans le billet du prince, je sens que pour ne pas le haïr j’ai besoin de passer quelques mois sans le voir. Dans cette soirée décisive, je n’avais pas besoin de son esprit; il fallait seulement qu’il écrivît sous ma dictée, il n’avait qu’à écrire ce mot, que j’avais obtenu par mon caractère: ses habitudes de bas courtisan l’ont emporté. Il me disait le lendemain qu’il n’avait pu faire signer une absurdité par son prince, qu’il aurait fallu des lettres de grâce: eh! bon Dieu! avec de telles gens, avec des monstres de vanité et de rancune qu’on appelle des Farnèse, on prend ce qu’on peut.»
A cette idée, toute la colère de la duchesse se ranima. «Le prince m’a trompée, se disait-elle, et avec quelle lâcheté!... Cet homme est sans excuse: il a de l’esprit, de la finesse, du raisonnement; il n’y a de bas en lui que ses passions. Vingt fois le comte et moi nous l’avons remarqué, son esprit ne devient vulgaire que lorsqu’il s’imagine qu’on a voulu l’offenser. Eh bien! le crime de Fabrice est étranger à la politique, c’est un petit assassinat comme on en compte cent par an dans ses heureux Etats, et le comte m’a juré qu’il a fait prendre les renseignements les plus exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti n’était point sans courage: se voyant à deux pas de la frontière, il eut tout à coup la tentation de se défaire d’un rival qui plaisait.»
La duchesse s’arrêta longtemps pour examiner s’il était possible de croire à la culpabilité de Fabrice: non pas qu’elle trouvât que ce fût un bien gros péché, chez un gentilhomme du rang de son neveu, de se défaire de l’impertinence d’un historien; mais, dans son désespoir, elle commençait à sentir vaguement qu’elle allait être obligée de se battre pour prouver cette innocence de Fabrice. «Non, se dit-elle enfin, voici une preuve décisive; il est comme le pauvre Pietranera, il a toujours des armes dans toutes ses poches, et, ce jour-là, il ne portait qu’un mauvais fusil à un coup, et encore, emprunté à l’un des ouvriers.
«Je hais le prince parce qu’il m’a trompée, et trompée de la façon la plus lâche; après son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre garçon à Bologne, etc. Mais ce compte se réglera.» Vers les cinq heures du matin, la duchesse, anéantie par ce long accès de désespoir, sonna ses femmes; celles-ci jetèrent un cri. En l’apercevant sur son lit, toute habillée, avec ses diamants, pâle comme ses draps et les yeux fermés, il leur sembla la voir exposée sur un lit de parade après sa mort. Elles l’eussent crue tout à fait évanouie, si elles ne se fussent pas rappelé qu’elle venait de les sonner. Quelques larmes fort rares coulaient de temps à autre sur ses joues insensibles; ses femmes comprirent par un signe qu’elle voulait être mise au lit.
Deux fois après la soirée du ministre Zurla, le comte s’était présenté chez la duchesse: toujours refusé, il lui écrivit qu’il avait un conseil à lui demander pour lui-même: «Devait-il garder sa position après l’affront qu’on osait lui faire?» Le comte ajoutait: «Le jeune homme est innocent; mais fût-il coupable, devait-on l’arrêter sans m’en prévenir, moi, son protecteur déclaré?» La duchesse ne vit cette lettre que le lendemain.
Le comte n’avait pas de vertu; l’on peut même ajouter que ce que les libéraux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre) lui semblait une duperie; il se croyait obligé à chercher avant tout le bonheur du comte Mosca della Rovere; mais il était plein d’honneur et parfaitement sincère lorsqu’il parlait de sa démission. De la vie il n’avait dit un mensonge à la duchesse; celle-ci du reste ne fit pas la moindre attention à cette lettre; son parti, et un parti bien pénible, était pris, feindre d’oublier Fabrice; après cet effort, tout lui était indifférent.
Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait passé dix fois au palais Sanseverina, enfin fut admis; il fut atterré à la vue de la duchesse... «Elle a quarante ans! se dit-il, et hier si brillante! si jeune!... Tout le monde me dit que, durant sa longue conversation avec la Clélia Conti, elle avait l’air aussi jeune et bien autrement séduisante.»
La voix, le ton de la duchesse étaient aussi étranges que l’aspect de sa personne. Ce ton, dépouillé de toute passion, de tout intérêt humain, de toute colère, fit pâlir le comte; il lui rappela la façon d’être d’un de ses amis qui, peu de mois auparavant, sur le point de mourir, et ayant déjà reçu les sacrements, avait voulu l’entretenir.
Après quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et ses yeux restèrent éteints:
—Séparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d’une voix faible, mais bien articulée, et qu’elle s’efforçait de rendre aimable; séparons-nous, il le faut! Le ciel m’est témoin que, depuis cinq ans, ma conduite envers vous a été irréprochable. Vous m’avez donné une existence brillante, au lieu de l’ennui qui aurait été mon triste partage au château de Grianta; sans vous j’aurais rencontré la vieillesse quelques années plus tôt... De mon côté, ma seule occupation a été de chercher à vous faire trouver le bonheur. C’est parce que je vous aime que je vous propose cette séparation à l’amiable, comme on dirait en France.
Le comte ne comprenait pas; elle fut obligée de répéter plusieurs fois. Il devint d’une pâleur mortelle, et, se jetant à genoux auprès de son lit, il dit tout ce que l’étonnement profond, et ensuite le désespoir le plus vif, peuvent inspirer à un homme d’esprit passionnément amoureux. A chaque moment il offrait de donner sa démission et de suivre son amie dans quelque retraite à mille lieues de Parme.
—Vous osez me parler de départ, et Fabrice est ici! s’écria-t-elle enfin en se soulevant à demi.
Mais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait une impression pénible, elle ajouta après un moment de repos et en serrant légèrement la main du comte:
—Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aimé avec cette passion et ces transports que l’on n’éprouve plus, ce me semble, après trente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. On vous aura dit que j’aimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette cour méchante. (Ses yeux brillèrent pour la première fois dans cette conversation, en prononçant ce mot méchante.) Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais il ne s’est passé entre lui et moi la plus petite chose que n’eût pas pu souffrir l’œil d’une tierce personne. Je ne vous dirai pas non plus que je l’aime exactement comme ferait une sœur; je l’aime d’instinct, pour parler ainsi. J’aime en lui son courage si simple et si parfait, que l’on peut dire qu’il ne s’en aperçoit pas lui-même; je me souviens que ce genre d’admiration commença à son retour de Warterloo. Il était encore enfant, malgré ses dix-sept ans; sa grande inquiétude était de savoir si réellement il avait assisté à la bataille, et dans le cas du oui, s’il pouvait dire s’être battu, lui qui n’avait marché à l’attaque d’aucune batterie ni d’aucune colonne ennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble sur ce sujet important, que je commençai à voir en lui une grâce parfaite. Sa grande âme se révélait à moi; que de savants mensonges eût étalés, à sa place, un jeune homme bien élevé! Enfin, s’il n’est heureux je ne puis être heureuse. Tenez, voilà un mot qui peint bien l’état de mon cœur; si ce n’est la vérité, c’est au moins tout ce que j’en vois.
Le comte, encouragé par ce ton de franchise et d’intimité, voulut lui baiser la main: elle la retira avec une sorte d’horreur.
—Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme de trente-sept ans, je me trouve à la porte de la vieillesse, j’en ressens déjà tous les découragements, et peut-être même suis-je voisine de la tombe. Ce moment est terrible, à ce qu’on dit, et pourtant il me semble que je le désire. J’éprouve le pire symptôme de la vieillesse: mon cœur est éteint par cet affreux malheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en vous, cher comte, que l’ombre de quelqu’un qui me fut cher. Je dirai plus, c’est la reconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce langage.
—Que vais-je devenir? lui répétait le comte, moi qui sens que je vous suis attaché avec plus de passion que les premiers jours, quand je vous voyais à la Scala!
—Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d’amour m’ennuie, et me semble indécent. Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en vain, courage! soyez homme d’esprit, homme judicieux, homme à ressources dans les occurrences. Soyez avec moi ce que vous êtes réellement aux yeux des indifférents, l’homme le plus habile et le plus grand politique que l’Italie ait produit depuis des siècles.
Le comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants.
—Impossible, chère amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux déchirements de la passion la plus violente, et vous me demandez d’interroger ma raison! Il n’y a plus de raison pour moi!
—Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d’un ton sec.
Et ce fut pour la première fois, après deux heures d’entretien, que sa voix prit une expression quelconque. Le comte, au désespoir lui-même, chercha à la consoler.
—Il m’a trompée, s’écriait-elle sans répondre en aucune façon aux raisons d’espérer que lui exposait le comte; il m’a trompée de la façon la plus lâche!
Et sa pâleur mortelle cessa pour un instant; mais, même dans ce moment d’excitation violente, le comte remarqua qu’elle n’avait pas la force de soulever les bras.
«Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu’elle ne fût que malade? En ce cas pourtant ce serait le début de quelque maladie fort grave.» Alors, rempli d’inquiétude, il proposa de faire appeler le célèbre Rozari, le premier médecin du pays et de l’Italie.
—Vous voulez donc donner à un étranger le plaisir de connaître toute l’étendue de mon désespoir?... Est-ce là le conseil d’un traître ou d’un ami?
Et elle le regarda avec des yeux étranges.
«C’en est fait, se dit-il avec désespoir, elle n’a plus d’amour pour moi, et bien plus, elle ne me place plus même au rang des hommes d’honneur vulgaires.»
—Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que j’ai voulu avant tout avoir des détails sur l’arrestation qui nous met au désespoir, et chose étrange! je ne sais encore rien de positif; j’ai fait interroger les gendarmes de la station voisine, ils ont vu arriver le prisonnier par la route de Castelnovo, et ont reçu l’ordre de suivre sa sediola. J’ai réexpédié aussitôt Bruno, dont vous connaissez le zèle non moins que le dévouement; il a ordre de remonter de station en station pour savoir où et comment Fabrice a été arrêté.
En entendant prononcer ce nom de Fabrice, la duchesse fut saisie d’une légère convulsion.
—Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dès qu’elle put parler; ces détails m’intéressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien comprendre les plus petites circonstances.
—Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air de légèreté pour tenter de la distraire un peu, j’ai envie d’envoyer un commis de confiance à Bruno et d’ordonner à celui-ci de pousser jusqu’à Bologne; c’est là, peut-être, qu’on aura enlevé notre jeune ami. De quelle date est sa dernière lettre?
—De mardi, il y a cinq jours.
—Avait-elle été ouverte à la poste?
—Aucune trace d’ouverture. Il faut vous dire qu’elle était écrite sur du papier horrible; l’adresse est d’une main de femme, et cette adresse porte le nom d’une vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre. La blanchisseuse croit qu’il s’agit d’une affaire d’amour, et la Chékina lui rembourse les ports de lettres sans y rien ajouter.
Le comte, qui avait pris tout à fait le ton d’un homme d’affaires, essaya de découvrir, en discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir été le jour de l’enlèvement à Bologne. Il s’aperçut alors seulement, lui qui avait ordinairement tant de tact, que c’était là le ton qu’il fallait prendre. Ces détails intéressaient la malheureuse femme et semblaient la distraire un peu. Si le comte n’eût pas été amoureux, il eût eu cette idée si simple dès son entrée dans la chambre. La duchesse le renvoya pour qu’il pût sans délai expédier de nouveaux ordres au fidèle Bruno. Comme on s’occupait en passant de la question de savoir s’il y avait eu sentence avant le moment où le prince avait signé le billet adressé à la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte d’empressement l’occasion de dire au comte:
—Je ne vous reprocherai point d’avoir omis les mots injuste procédure dans le billet que vous écrivîtes et qu’il signa, c’était l’instinct de courtisan qui vous prenait à la gorge; sans vous en douter, vous préfériez l’intérêt de votre maître à celui de votre amie. Vous avez mis vos actions à mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais il n’est pas en votre pouvoir de changer votre nature; vous avez de grands talents pour être ministre, mais vous avez aussi l’instinct de ce métier. La suppression du mot injuste me perd; mais loin de moi de vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute de l’instinct et non pas celle de la volonté.
«Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l’air le plus impérieux, que je ne suis point trop affligée de l’enlèvement de Fabrice, que je n’ai pas eu la moindre velléité de m’éloigner de ce pays-ci, que je suis remplie de respect pour le prince. Voilà ce que vous avez à dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire: Comme je compte seule diriger ma conduite à l’avenir, je veux me séparer de vous à l’amiable, c’est-à-dire en bonne et vieille amie. Comptez que j’ai soixante ans; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus m’exagérer rien au monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais encore plus malheureuse que je ne le suis s’il m’arrivait de compromettre votre destinée. Il peut entrer dans mes projets de me donner l’apparence d’avoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir affligé. Je puis vous jurer sur le bonheur de Fabrice, elle s’arrêta une demi-minute après ce mot, que jamais je ne vous ai fait une infidélité et cela en cinq années de temps. C’est bien long, dit-elle; elle essaya de sourire; ses joues si pâles s’agitèrent, mais ses lèvres ne purent se séparer. Je vous jure même que jamais je n’en ai eu le projet ni l’envie. Cela bien entendu, laissez-moi.
Le comte sortit, au désespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez la duchesse l’intention bien arrêtée de se séparer de lui, et jamais il n’avait été aussi éperdument amoureux. C’est là une de ces choses sur lesquelles je suis obligé de revenir souvent, parce qu’elles sont improbables hors de l’Italie. En rentrant chez lui, il expédia jusqu’à six personnes différentes sur la route de Castelnovo et de Bologne, et les chargea de lettres. «Mais ce n’est pas tout, se dit le malheureux comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire exécuter ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse prit avec lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la duchesse passait une limite que l’on ne doit jamais franchir, et c’est pour raccommoder les choses que j’ai eu la sottise incroyable de supprimer le mot procédure injuste, le seul qui liât le souverain... Mais bah! ces gens-là sont-ils liés par quelque chose? C’est là sans doute la plus grande faute de ma vie, j’ai mis au hasard tout ce qui peut en faire le prix pour moi: il s’agit de réparer cette étourderie à force d’activité et d’adresse; mais enfin si je ne puis rien obtenir, même en sacrifiant un peu de ma dignité, je plante là cet homme; avec ses rêves de haute politique, avec ses idées de se faire roi constitutionnel de la Lombardie, nous verrons comment il me remplacera... Fabio Conti n’est qu’un sot, le talent de Rassi se réduit à faire pendre légalement un homme qui déplaît au pouvoir.»
Une fois cette résolution bien arrêtée de renoncer au ministère si les rigueurs à l’égard de Fabrice dépassaient celles d’une simple détention, le comte se dit: «Si un caprice de la vanité de cet homme imprudemment bravée me coûte le bonheur, du moins l’honneur me restera... A propos, puisque je me moque de mon portefeuille, je puis me permettre cent actions qui, ce matin encore, m’eussent semblé hors du possible. Par exemple, je vais tenter tout ce qui est humainement faisable pour faire évader Fabrice... Grand Dieu! s’écria le comte en s’interrompant et ses yeux s’ouvrant à l’excès comme à la vue d’un bonheur imprévu, la duchesse ne m’a pas parlé d’évasion, aurait-elle manqué de sincérité une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que le désir que je trahisse le prince? Ma foi, c’est fait!»
L’œil du comte avait repris toute sa finesse satirique. «Cet aimable fiscal Rassi est payé par le maître pour toutes les sentences qui nous déshonorent en Europe mais il n’est pas homme à refuser d’être payé par moi pour trahir les secrets du maître. Cet animal-là a une maîtresse et un confesseur, mais la maîtresse est d’une trop vile espèce pour que je puisse lui parler, le lendemain elle raconterait l’entrevue à toutes les fruitières du voisinage.» Le comte, ressuscité par cette lueur d’espoir, était déjà sur le chemin de la cathédrale; étonné de la légèreté de sa démarche, il sourit malgré son chagrin: «Ce que c’est, dit-il, que de n’être plus ministre!» Cette cathédrale, comme beaucoup d’églises en Italie, sert de passage d’une rue à l’autre, le comte vit de loin un des grands vicaires de l’archevêque qui traversait la nef.
—Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour épargner à ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez monseigneur l’archevêque. Je lui aurais toutes les obligations du monde s’il voulait bien descendre jusqu’à la sacristie.
L’archevêque fut ravi de ce message, il avait mille choses à dire au ministre au sujet de Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses n’étaient que des phrases et ne voulut rien écouter.
—Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul?
—Un petit esprit et une grande ambition, répondit l’archevêque, peu de scrupules et une extrême pauvreté, car nous en avons des vices!
—Tudieu, monseigneur! s’écria le ministre, vous peignez comme Tacite.
Et il prit congé de lui en riant. A peine de retour au ministère, il fit appeler l’abbé Dugnani.
—Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal général Rassi, n’aurait-il rien à me dire?
Et, sans autres paroles ou plus de cérémonie, il renvoya le Dugnani.
CHAPITRE XVII
Le comte se regardait comme hors du ministère. «Voyons un peu, se dit-il, combien nous pourrons avoir de chevaux après ma disgrâce, car c’est ainsi qu’on appellera ma retraite.» Le comte fit l’état de sa fortune: il était entré au ministère avec quatre-vingt mille francs de bien; à son grand étonnement, il trouva que, tout compté, son avoir actuel ne s’élevait pas à cinq cent mille francs: «C’est vingt mille livres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que je suis un grand étourdi! Il n’y a pas un bourgeois à Parme qui ne me croie cent cinquante mille livres de rente; et le prince, sur ce sujet, est plus bourgeois qu’un autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront que je sais bien cacher ma fortune. Pardieu, s’écria-t-il, si je suis encore ministre trois mois, nous la verrons doublée, cette fortune.» Il trouva dans cette idée l’occasion d’écrire à la duchesse, et la saisit avec avidité; mais pour se faire pardonner une lettre dans les termes où ils en étaient, il remplit celle-ci de chiffres et de calculs. «Nous n’aurons que vingt mille livres de rente, lui dit-il, pour vivre tous trois à Naples, Fabrice, vous et moi. Fabrice et moi nous aurons un cheval de selle à nous deux.» Le ministre venait à peine d’envoyer sa lettre, lorsqu’on annonça le fiscal général Rassi; il le reçut avec une hauteur qui frisait l’impertinence.
—Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever à Bologne un conspirateur que je protège, de plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne me dites rien! Savez-vous au moins le nom de mon successeur? Est-ce le général Conti, ou vous-même?
Le Rassi fut atterré; il avait trop peu d’habitude de la bonne compagnie pour deviner si le comte parlait sérieusement: il rougit beaucoup, ânonna quelques mots peu intelligibles; le comte le regardait et jouissait de son embarras. Tout à coup le Rassi se secoua et s’écria avec une aisance parfaite et de l’air de Figaro pris en flagrant délit par Almaviva:
—Ma foi, monsieur le comte, je n’irai point par quatre chemins avec Votre Excellence: que me donnerez-vous pour répondre à toutes vos questions comme je ferais à celles de mon confesseur?
—La croix de Saint-Paul (c’est l’ordre de Parme), ou de l’argent, si vous pouvez me fournir un prétexte pour vous en accorder.
—J’aime mieux la croix de Saint-Paul, parce qu’elle m’anoblit.
—Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre noblesse?
—Si j’étais né noble, répondit le Rassi avec toute l’impudence de son métier, les parents des gens que j’ai fait pendre me haïraient, mais ils ne me mépriseraient pas.
—Eh bien! je vous sauverai du mépris, dit le comte, guérissez-moi de mon ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice?
—Ma foi, le prince est fort embarrassé: il craint que, séduit par les beaux yeux d’Armide, pardonnez à ce langage un peu vif, ce sont les termes précis du souverain; il craint que, séduit par de fort beaux yeux qui l’ont un peu touché lui-même, vous ne le plantiez là, et il n’y a que vous pour les affaires de Lombardie. Je vous dirai même, ajouta Rassi en baissant la voix, qu’il y a là une fière occasion pour vous, et qui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous me donnez. Le prince vous accorderait, comme récompense nationale, une jolie terre valant six cent mille francs qu’il distrairait de son domaine, ou une gratification de trois cent mille francs écus, si vous vouliez consentir à ne pas vous mêler du sort de Fabrice del Dongo, ou du moins à ne lui en parler qu’en public.
—Je m’attendais à mieux que ça, dit le comte; ne pas me mêler de Fabrice c’est me brouiller avec la duchesse.
—Eh bien! c’est encore ce que dit le prince: le fait est qu’il est horriblement monté contre Mme la duchesse, entre nous soit dit; et il craint que, pour dédommagement de la brouille avec cette dame aimable, maintenant que vous voilà veuf, vous ne lui demandiez la main de sa cousine, la vieille princesse Isota, laquelle n’est âgée que de cinquante ans.
—Il a deviné juste, s’écria le comte, notre maître est l’homme le plus fin de ses Etats.
Jamais le comte n’avait eu l’idée baroque d’épouser cette vieille princesse; rien ne fût allé plus mal à un homme que les cérémonies de cour ennuyaient à la mort.
Il se mit à jouer avec sa tabatière sur le marbre d’une petite table voisine de son fauteuil. Rassi vit dans ce geste d’embarras la possibilité d’une bonne aubaine; son œil brilla.
—De grâce, monsieur le comte, s’écria-t-il, si Votre Excellence veut accepter, ou la terre de six cent mille francs, ou la gratification en argent, je la prie de ne point choisir d’autre négociateur que moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il en baissant la voix, de faire augmenter la gratification en argent ou même de faire joindre une forêt assez importante à la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait mettre un peu de douceur et de ménagement dans sa façon de parler au prince de ce morveux qu’on a coffré, on pourrait peut-être ériger en duché la terre que lui offrirait la reconnaissance nationale. Je le répète à Votre Excellence; le prince, pour le quart d’heure, exècre la duchesse, mais il est fort embarrassé, et même au point que j’ai cru parfois qu’il y avait quelque circonstance secrète qu’il n’osait pas m’avouer. Au fond on peut trouver ici une mine d’or, moi vous vendant ses secrets les plus intimes et fort librement, car on me croit votre ennemi juré. Au fond, s’il est furieux contre la duchesse, il croit aussi, et comme nous tous, que vous seul au monde pouvez conduire à bien toutes les démarches secrètes relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle de lui répéter textuellement les paroles du souverain? dit le Rassi en s’échauffant, il y a souvent une physionomie dans la position des mots, qu’aucune traduction ne saurait rendre, et vous pourrez y voir plus que je n’y vois.
—Je permets tout, dit le comte en continuant, d’un air distrait, à frapper la table de marbre avec sa tabatière d’or, je permets tout et je serai reconnaissant.
—Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, indépendamment de la croix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle d’anoblissement au prince, il me répond: «Un coquin tel que toi, noble? Il faudrait fermer boutique dès le lendemain; personne à Parme ne voudrait plus se faire anoblir.» Pour en revenir à l’affaire du Milanais, le prince me disait, il n’y a pas trois jours: «Il n’y a que ce fripon-là pour suivre le fil de nos intrigues; si je le chasse ou s’il suit la duchesse, il vaut autant que je renonce à l’espoir de me voir un jour le chef libéral et adoré de toute l’Italie.»
A ce mot le comte respira: «Fabrice ne mourra pas», se dit-il.
De sa vie le Rassi n’avait pu arriver à une conversation intime avec le premier ministre: il était hors de lui de bonheur; il se voyait à la veille de pouvoir quitter ce nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme de tout ce qu’il y a de bas et de vil; le petit peuple donnait le nom de Rassi aux chiens enragés; depuis peu des soldats s’étaient battus en duel parce qu’un de leurs camarades les avait appelés Rassi. Enfin il ne se passait pas de semaine sans que ce malheureux nom ne vînt s’enchâsser dans quelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent écolier de seize ans, était chassé des cafés, sur son nom.
C’est le souvenir brûlant de tous ces agréments de sa position qui lui fit commettre une imprudence.
—J’ai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil du ministre, elle s’appelle Riva, je voudrais être baron Riva.
—Pourquoi pas? dit le ministre.
Rassi était hors de lui.
—Eh bien! monsieur le comte, je me permettrai d’être indiscret, j’oserai deviner le but de vos désirs, vous aspirez à la main de la princesse Isota, et c’est une noble ambition. Une fois parent, vous êtes à l’abri de la disgrâce, vous bouclez notre homme. Je ne vous cacherai pas qu’il a ce mariage avec la princesse Isota en horreur; mais si vos affaires étaient confiées à quelqu’un d’adroit et de bien payé, on pourrait ne pas désespérer du succès.
—Moi, mon cher baron, j’en désespérais; je désavoue d’avance toutes les paroles que vous pourrez porter en mon nom; mais le jour où cette alliance illustre viendra enfin combler mes vœux et me donner une si haute position dans l’Etat, je vous offrirai, moi, trois cent mille francs de mon argent, ou bien je conseillerai au prince de vous accorder une marque de faveur que vous-même vous préférerez à cette somme d’argent.
Le lecteur trouve cette conversation longue; pourtant nous lui faisons grâce de plus de la moitié; elle se prolongea encore deux heures. Le Rassi sortit de chez le comte fou de bonheur; le comte resta avec de grandes espérances de sauver Fabrice, et plus résolu que jamais à donner sa démission. Il trouvait que son crédit avait raison d’être renouvelé par la présence au pouvoir de gens tels que Rassi et le général Conti; il jouissait avec délices d’une possibilité qu’il venait d’entrevoir de se venger du prince: «Il peut faire partir la duchesse, s’écriait-il, mais parbleu il renoncera à l’espoir d’être roi constitutionnel de la Lombardie.» (Cette chimère était ridicule: le prince avait beaucoup d’esprit, mais, à force d’y rêver, il en était devenu amoureux fou.)
Le comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui rendre compte de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte fermée pour lui; le portier n’osait presque pas lui avouer cet ordre reçu de la bouche même de sa maîtresse. Le comte regagna tristement le palais du ministère, le malheur qu’il venait d’essuyer éclipsait en entier la joie que lui avait donnée sa conversation avec le confident du prince. N’ayant plus le cœur de s’occuper de rien, le comte errait tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart d’heure après, il reçut un billet ainsi conçu:
Puisqu’il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu’amis, il faut ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours nous réduirons ces visites, toujours si chères à mon cœur, à deux par mois. Si vous voulez me plaire, donnez de la publicité à cette sorte de rupture; si vous vouliez me rendre presque tout l’amour que jadis j’eus pour vous, vous feriez choix d’une nouvelle amie. Quant à moi, j’ai de grands projets de dissipation: je compte aller beaucoup dans le monde, peut-être même trouverai-je un homme d’esprit pour me faire oublier mes malheurs. Sans doute en qualité d’ami la première place dans mon cœur vous sera toujours réservée; mais je ne veux plus que l’on dise que mes démarches ont été dictées par votre sagesse; je veux surtout que l’on sache bien que j’ai perdu toute influence sur vos déterminations. En un mot, cher comte, croyez que vous serez toujours mon ami le plus cher, mais jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie, aucune idée de retour, tout est bien fini. Comptez à jamais sur mon amitié.
Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du comte: il fit une belle lettre au prince pour donner sa démission de tous ses emplois, et il l’adressa à la duchesse avec prière de la faire parvenir au palais. Un instant après, il reçut sa démission, déchirée en quatre, et, sur un des blancs du papier, la duchesse avait daigné écrire: Non, mille fois non!
Il serait difficile de décrire le désespoir du pauvre ministre. «Elle a raison, j’en conviens, se disait-il à chaque instant; mon omission du mot procédure injuste est un affreux malheur; elle entraînera peut-être la mort de Fabrice, et celle-ci amènera la mienne.» Ce fut avec la mort dans l’âme que le comte, qui ne voulait pas paraître au palais du souverain avant d’y être appelé, écrivit de sa main le mot u proprio qui nommait Rassi chevalier de l’ordre de Saint-Paul et lui conférait la noblesse transmissible; le comte y joignit un rapport d’une demi-pause qui exposait au prince les raisons d’Etat qui conseillaient cette mesure. Il trouva une sorte de joie mélancolique à faire de ces pièces deux belles copies qu’il adressa à la duchesse.
Il se perdait en suppositions; il cherchait à deviner quel serait à l’avenir le plan de conduite de la femme qu’il aimait. «Elle n’en sait rien elle-même, se disait-il; une seule chose reste certaine, c’est que, pour rien au monde, elle ne manquerait aux résolutions qu’elle m’aurait une fois annoncées.» Ce qui ajoutait encore à son malheur, c’est qu’il ne pouvait parvenir à trouver la duchesse blâmable. «Elle m’a fait une grâce en m’aimant, elle cesse de m’aimer après une faute involontaire, il est vrai, mais qui peut entraîner une conséquence horrible; je n’ai aucun droit de me plaindre.» Le lendemain matin, le comte sut que la duchesse avait recommencé à aller dans le monde; elle avait paru la veille au soir dans toutes les maisons qui recevaient. Que fût-il devenu s’il se fût rencontré avec elle dans le même salon? Comment lui parler? De quel ton lui adresser la parole? Et comment ne pas lui parler?
Le lendemain fut un jour funèbre; le bruit se répandait généralement que Fabrice allait être mis à mort, la ville fut émue. On ajoutait que le prince, ayant égard à sa haute naissance, avait daigné décider qu’il aurait la tête tranchée.
«C’est moi qui le tue, se dit le comte; je ne puis plus prétendre à revoir jamais la duchesse.» Malgré ce raisonnement assez simple, il ne put s’empêcher de passer trois fois à sa porte; à la vérité, pour n’être pas remarqué, il alla chez elle à pied. Dans son désespoir, il eut même le courage de lui écrire. Il avait fait appeler Rassi deux fois; le fiscal ne s’était point présenté. «Le coquin me trahit», se dit le comte.
Le lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute société de Parme, et même la bourgeoisie. La mise à mort de Fabrice était plus que jamais certaine; et, complément bien étrange de cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point trop au désespoir. Selon les apparences, elle n’accordait que des regrets assez modérés à son jeune amant; toutefois elle profitait avec un art infini de la pâleur que venait de lui donner une indisposition assez grave, qui était survenue en même temps que l’arrestation de Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien à ces détails le cœur sec d’une grande dame de la cour. Par décence cependant, et comme sacrifice aux mânes du jeune Fabrice, elle avait rompu avec le comte Mosca.
—Quelle immoralité! s’écriaient les jansénistes de Parme.
Mais déjà la duchesse, chose incroyable! paraissait disposée à écouter les cajoleries des plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait, entre autres singularités, qu’elle avait été fort gaie dans une conversation avec le comte Baldi, l’amant actuel de la Raversi, et l’avait beaucoup plaisanté sur ses courses fréquentes au château de Velleja. La petite bourgeoisie et le peuple étaient indignés de la mort de Fabrice, que ces bonnes gens attribuaient à la jalousie du comte Mosca. La société de la cour s’occupait aussi beaucoup du comte, mais c’était pour s’en moquer. La troisième des grandes nouvelles que nous avons annoncées n’était autre en effet que la démission du comte; tout le monde se moquait d’un amant ridicule qui, à l’âge de cinquante-six ans, sacrifiait une position magnifique au chagrin d’être quitté par une femme sans cœur et qui, depuis longtemps, lui préférait un jeune homme. Le seul archevêque eut l’esprit, ou plutôt le cœur, de deviner que l’honneur défendait au comte de rester premier ministre dans un pays où l’on allait couper la tête, et sans le consulter, à un jeune homme, son protégé. La nouvelle de la démission du comte eut l’effet de guérir de sa goutte le général Fabio Conti, comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous parlerons de la façon dont le pauvre Fabrice passait son temps à la citadelle, pendant que toute la ville s’enquérait de l’heure de son supplice.
Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fidèle qu’il avait expédié sur Bologne; le comte s’attendrit au moment où cet homme entrait dans son cabinet; sa vue lui rappelait l’état heureux où il se trouvait lorsqu’il l’avait envoyé à Bologne, presque d’accord avec la duchesse. Bruno arrivait de Bologne où il n’avait rien découvert; il n’avait pu trouver Ludovic, que le podestat de Castelnovo avait gardé dans la prison de son village.
—Je vais vous renvoyer à Bologne, dit le comte à Bruno: la duchesse tiendra au triste plaisir de connaître les détails du malheur de Fabrice. Adressez-vous au brigadier de gendarmerie qui commande le poste de Castelnovo...
«Mais non! s’écria le comte en s’interrompant; partez à l’instant même pour la Lombardie, et distribuez de l’argent et en grande quantité à tous nos correspondants. Mon but est d’obtenir de tous ces gens-là des rapports de la nature la plus encourageante.
Bruno ayant bien compris le but de sa mission, se mit à écrire ses lettres de créance; comme le comte lui donnait ses dernières instructions, il reçut une lettre parfaitement fausse, mais fort bien écrite; on eût dit un ami écrivant à son ami pour lui demander un service. L’ami qui écrivait n’était autre que le prince. Ayant ouï parler de certains projets de retraite, il suppliait son ami, le comte Mosca, de garder le ministère; il le lui demandait au nom de l’amitié et des dangers de la patrie; et le lui ordonnait comme son maître. Il ajoutait que le roi de *** venant de mettre à sa disposition deux cordons de son ordre, il en gardait un pour lui, et envoyait l’autre à son cher comte Mosca.
—Cet animal-là fait mon malheur! s’écria le comte furieux, devant Bruno stupéfait, et croit me séduire par ces mêmes phrases hypocrites que tant de fois nous avons arrangées ensemble pour prendre à la glu quelque sot.
Il refusa l’ordre qu’on lui offrait, et dans sa réponse parla de l’état de sa santé comme ne lui laissant que bien peu d’espérance de pouvoir s’acquitter longtemps encore des pénibles travaux du ministère. Le comte était furieux. Un instant après on annonça le fiscal Rassi, qu’il traita comme un nègre.
—Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous commencez à faire l’insolent! Pourquoi n’être pas venu hier pour me remercier, comme c’était votre devoir étroit, monsieur le cuistre?
Le Rassi était bien au-dessus des injures; c’était sur ce ton-là qu’il était journellement reçu par le prince; mais il voulait être baron et se justifia avec esprit. Rien n’était plus facile.
—Le prince m’a tenu cloué à une table hier toute la journée; je n’ai pu sortir du palais. Son Altesse m’a fait copier de ma mauvaise écriture de procureur une quantité de pièces diplomatiques tellement niaises et tellement bavardes que je crois, en vérité, que son but unique était de me retenir prisonnier. Quand enfin j’ai pu prendre congé, vers les cinq heures, mourant de faim, il m’a donné l’ordre d’aller chez moi directement, et de n’en pas sortir de la soirée. En effet, j’ai vu deux de ses espions particuliers, de moi bien connus, se promener dans ma rue jusque sur le minuit. Ce matin, dès que je l’ai pu, j’ai fait venir une voiture qui m’a conduit jusqu’à la porte de la cathédrale. Je suis descendu de voiture très lentement, puis, prenant le pas de course, j’ai traversé l’église et me voici. Votre Excellence est dans ce moment-ci l’homme du monde auquel je désire plaire avec le plus de passion.
—Et moi, monsieur le drôle, je ne suis point dupe de tous ces contes plus ou moins bien bâtis! Vous avez refusé de me parler de Fabrice avant-hier; j’ai respecté vos scrupules, et vos serments touchant le secret, quoique les serments pour un être tel que vous ne soient tout au plus que des moyens de défaite. Aujourd’hui, je veux la vérité: Qu’est-ce que ces bruits ridicules qui font condamner à mort ce jeune homme comme assassin du comédien Giletti!
—Personne ne peut mieux rendre compte à Votre Excellence de ces bruits, puisque c’est moi-même qui les ai fait courir par ordre du souverain; et, j’y pense! c’est peut-être pour m’empêcher de vous faire part de cet incident qu’hier, toute la journée, il m’a retenu prisonnier. Le prince, qui ne me croit pas un fou, ne pouvait pas douter que je ne vinsse vous apporter ma croix et vous supplier de l’attacher à ma boutonnière.
—Au fait! s’écria le ministre, et pas de phrases.
—Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre M. del Dongo, mais il n’a, comme vous le savez sans doute, qu’une condamnation en vingt années de fers, commuée par lui, le lendemain même de la sentence, en douze années de forteresse avec jeûne au pain et à l’eau tous les vendredis, et autres bamboches religieuses.
—C’est parce que je savais cette condamnation à la prison seulement, que j’étais effrayé des bruits d’exécution prochaine qui se répandent par la ville; je me souviens de la mort du comte Palanza, si bien escamotée par vous.
—C’est alors que j’aurais dû avoir la croix! s’écria Rassi sans se déconcerter; il fallait serrer le bouton tandis que je le tenais, et que l’homme avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors, et c’est armé de cette expérience que j’ose vous conseiller de ne pas m’imiter aujourd’hui. (Cette comparaison parut du plus mauvais goût à l’interlocuteur, qui fut obligé de se retenir pour ne pas donner des coups de pied à Rassi.)
—D’abord, reprit celui-ci avec la logique d’un jurisconsulte et l’assurance parfaite d’un homme qu’aucune insulte ne peut offenser, d’abord il ne peut être question de l’exécution dudit del Dongo; le prince n’oserait! les temps sont bien changés! et enfin, moi, noble et espérant par vous de devenir baron, je n’y donnerais pas les mains. Or, ce n’est que de moi, comme le sait Votre Excellence, que l’exécuteur des hautes œuvres peut recevoir des ordres, et, je vous le jure, le chevalier Rassi n’en donnera jamais contre le sieur del Dongo.
—Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant d’un air sévère.
—Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour les morts officielles, et si M. del Dongo vient à mourir d’une colique, n’allez pas me l’attribuer! Le prince est outré, et je ne sais pourquoi, contre la Sanseverina (trois jours auparavant le Rassi eût dit la duchesse, mais, comme toute la ville, il savait la rupture avec le premier ministre).
Le comte fut frappé de la suppression du titre dans une telle bouche, et l’on peut juger du plaisir qu’elle lui fit; il lança au Rassi un regard chargé de la plus vive haine. «Mon cher ange! se dit-il ensuite, je ne puis te montrer mon amour qu’en obéissant aveuglément à tes ordres.»
—Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intérêt bien passionné aux divers caprices de Mme la duchesse; toutefois, comme elle m’avait présenté ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien dû rester à Naples, et ne pas venir ici embrouiller nos affaires, je tiens à ce qu’il ne soit pas mis à mort de mon temps, et je veux bien vous donner ma parole que vous serez baron dans les huit jours qui suivront sa sortie de prison.
—En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze années révolues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est tellement vive, qu’il cherche à la cacher.
—Son Altesse est bien bonne! qu’a-t-elle besoin de cacher sa haine, puisque son premier ministre ne protège plus la duchesse? Seulement je ne veux pas qu’on puisse m’accuser de vilenie, ni surtout de jalousie: c’est moi qui ai fait venir la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt en prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez peut-être poignardé. Mais laissons cette bagatelle: le fait est que j’ai fait le compte de ma fortune; à peine si j’ai trouvé vingt mille livres de rente, sur quoi j’ai le projet d’adresser très humblement ma démission au souverain. J’ai quelque espoir d’être employé par le roi de Naples: cette grande ville m’offrira les distractions dont j’ai besoin en ce moment, et que je ne puis trouver dans un trou tel que Parme; je ne resterais qu’autant que vous me feriez obtenir la main de la princesse Isota, etc.
La conversation fut infinie dans ce sens. Comme Rassi se levait, le comte lui dit d’un air fort indifférent:
—Vous savez qu’on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens qu’il était un des amants de la duchesse; je n’accepte point ce bruit, et pour le démentir, je veux que vous fassiez passer cette bourse à Fabrice.
—Mais monsieur le comte, dit Rassi effrayé, et regardant la bourse, il y a là une somme énorme, et les règlements...
—Pour vous, mon cher, elle peut être énorme, reprit le comte de l’air du plus souverain mépris: un bourgeois tel que vous, envoyant de l’argent à son ami en prison, croit se ruiner en lui donnant dix sequins: moi, jeveux que Fabrice reçoive ces six mille francs, et surtout que le château ne sache rien de cet envoi.
Comme le Rassi effrayé voulait répliquer, le comte ferma la porte sur lui avec impatience. «Ces gens-là, se dit-il, ne voient le pouvoir que derrière l’insolence.» Cela dit, ce grand ministre se livra à une action tellement ridicule, que nous avons quelque peine à la rapporter; il courut prendre dans son bureau un portrait en miniature de la duchesse, et le couvrit de baisers passionnés. «Pardon, mon cher ange, s’écriait-il, si je n’ai pas jeté par la fenêtre et de mes propres mains ce cuistre qui ose parler de toi avec une nuance de familiarité, mais, si j’agis avec cet excès de patience, c’est pour t’obéir! et il ne perdra rien pour attendre!»
Après une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait le cœur mort dans la poitrine, eut l’idée d’une action ridicule et s’y livra avec un empressement d’enfant. Il se fit donner un habit avec des plaques, et fut faire une visite à la vieille princesse Isota; de la vie il ne s’était présenté chez elle qu’à l’occasion du jour de l’an. Il la trouva entourée d’une quantité de chiens, et parée de tous ses atours, et même avec des diamants comme si elle allait à la cour. Le comte, ayant témoigné quelque crainte de déranger les projets de Son Altesse, qui probablement allait sortir, l’Altesse répondit au ministre qu’une princesse de Parme se devait à elle-même d’être toujours ainsi. Pour la première fois depuis son malheur le comte eut un mouvement de gaieté. «J’ai bien fait de paraître ici, se dit-il, et dès aujourd’hui il faut faire ma déclaration.» La princesse avait été ravie de voir arriver chez elle un homme aussi renommé par son esprit et un premier ministre; la pauvre vieille fille n’était guère accoutumée à de semblables visites. Le comte commença par une préface adroite, relative à l’immense distance qui séparera toujours d’un simple gentilhomme les membres d’une famille régnante.
—Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d’un roi de France, par exemple, n’a aucun espoir d’arriver jamais à la couronne; mais les choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme. C’est pourquoi nous autres Farnèse nous devons toujours conserver une certaine dignité dans notre extérieur; et moi, pauvre princesse telle que vous me voyez, je ne puis pas dire qu’il soit absolument impossible qu’un jour vous soyez mon premier ministre.
Cette idée par son imprévu baroque donna au pauvre comte un second instant de gaieté parfaite.
Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en recevant l’aveu de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un des fourriers du palais: le prince le faisait demander en toute hâte.
—Je suis malade, répondit le ministre, ravi de pouvoir faire une malhonnêteté à son prince.
«Ah! ah! vous me poussez à bout, s’écria-t-il avec fureur, et puis vous voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, qu’avoir reçu le pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce siècle-ci, il faut beaucoup d’esprit et un grand caractère pour réussir à être despote.»
Après avoir renvoyé le fourrier du palais fort scandalisé de la parfaite santé de ce malade, le comte trouva plaisant d’aller voir les deux hommes de la cour qui avaient le plus d’influence sur le général Fabio Conti. Ce qui surtout faisait frémir le ministre et lui ôtait tout courage, c’est que le gouverneur de la citadelle était accusé de s’être défait jadis d’un capitaine, son ennemi personnel, au moyen de l’aquetta de Pérouse.
Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait répandu des sommes folles pour se ménager des intelligences à la citadelle; mais, suivant lui, il y avait peu d’espoir de succès, tous les yeux étaient encore trop ouverts. Nous ne raconterons point au lecteur toutes les tentatives de corruption essayées par cette femme malheureuse: elle était au désespoir, et des agents de toute sorte et parfaitement dévoués la secondaient. Mais il n’est peut-être qu’un seul genre d’affaires dont on s’acquitte parfaitement bien dans les petites cours despotiques, c’est la garde des prisonniers politiques. L’or de la duchesse ne produisit d’autre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou dix hommes de tout grade.
CHAPITRE XVIII
Ainsi, avec un dévouement complet pour le prisonnier, la duchesse et le premier ministre n’avaient pu faire pour lui que bien peu de chose. Le prince était en colère, la cour ainsi que le public étaient piqués contre Fabrice et ravis de lui voir arriver malheur; il avait été trop heureux. Malgré l’or jeté à pleines mains, la duchesse n’avait pu faire un pas dans le siège de la citadelle; il ne se passait pas de jour sans que la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel avis à communiquer au général Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse. Comme nous l’avons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut conduit d’abord au palais du gouverneur: C’est un joli petit bâtiment construit dans le siècle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui le plaça à cent quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de l’immense tour ronde. Des fenêtres de ce petit palais, isolé sur le dos de l’énorme tour comme la bosse d’un chameau, Fabrice découvrait la campagne et les Alpes fort au loin; il suivait de l’œil, au pied de la citadelle, le cours de la Parma, sorte de torrent, qui, tournant à droite à quatre lieues de la ville, va se jeter dans le Pô. Par-delà la rive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite d’immenses taches blanches au milieu des campagnes verdoyantes, son œil ravi apercevait distinctement chacun des sommets de l’immense mur que les Alpes forment au nord de l’Italie. Ces sommets, toujours couverts de neige, même au mois d’août où l’on était alors, donnent comme une sorte de fraîcheur par souvenir au milieu de ces campagnes brûlantes; l’œil en peut suivre les moindres détails, et pourtant ils sont à plus de trente lieues de la citadelle de Parme. La vue si étendue du joli palais du gouverneur est interceptée vers un angle au midi par la tour Farnèse, dans laquelle on préparait à la hâte une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour, comme le lecteur s’en souvient peut-être, fut élevée sur la plate-forme de la grosse tour, en l’honneur d’un prince héréditaire qui, fort différent de l’Hippolyte fils de Thésée, n’avait point repoussé les politesses d’une jeune belle-mère. La princesse mourut en quelques heures; le fils du prince ne recouvra sa liberté que dix-sept ans plus tard en montant sur le trône à la mort de son père. Cette tour Farnèse où, après trois quarts d’heure, l’on fit monter Fabrice, fort laide à l’extérieur, est élevée d’une cinquantaine de pieds au-dessus de la plate-forme de la grosse tour et garnie d’une quantité de paratonnerres. Le prince mécontent de sa femme, qui fit bâtir cette prison aperçue de toutes parts, eut la singulière prétention de persuader à ses sujets qu’elle existait depuis longues années: c’est pourquoi il lui imposa le nom de tour Farnèse. Il était défendu de parler de cette construction, et de toutes les parties de la ville de Parme et des plaines voisines on voyait parfaitement les maçons placer chacune des pierres qui composent cet édifice pentagone. Afin de prouver qu’elle était ancienne, on plaça au-dessus de la porte de deux pieds de large et de quatre de hauteur, par laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui représente Alexandre Farnèse, le général célèbre, forçant Henri IV à s’éloigner de Paris. Cette tour Farnèse placée en si belle vue se compose d’un rez-de-chaussée long de quarante pas au moins, large à proportion et tout rempli de colonnes fort trapues, car cette pièce si démesurément vaste n’a pas plus de quinze pieds d’élévation. Elle est occupée par le corps de garde, et, du centre, l’escalier s’élève en tournant autour d’une des colonnes: c’est un petit escalier en fer, fort léger, large de deux pieds à peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids des geôliers qui l’escortaient, Fabrice arriva à de vastes pièces de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier étage. Elles furent jadis meublées avec le plus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix-sept plus belles années de sa vie. A l’une des extrémités de cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier une chapelle de la plus grande magnificence; les murs et la voûte sont entièrement revêtus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de la plus noble proportion sont placées en lignes le long des murs noirs, sans les toucher, et ces murs sont ornés d’une quantité de têtes de morts en marbre blanc, de proportions colossales, élégamment sculptées et placées sur deux os en sautoir. «Voilà bien une invention de la haine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable d’idée de me montrer cela!» Un escalier en fer et en filigrane fort léger, également disposé autour d’une colonne, donne accès au second étage de cette prison, et c’est dans les chambres de ce second étage, hautes de quinze pieds environ, que depuis un an le général Fabio Conti faisait preuve de génie. D’abord, sous sa direction, l’on avait solidement grillé les fenêtres de ces chambres jadis occupées par les domestiques du prince et qui sont à plus de trente pieds des dalles de pierre formant la plate-forme de la grosse tour ronde. C’est par un corridor obscur placé au centre du bâtiment que l’on arrive à ces chambres, qui toutes ont deux fenêtres; et dans ce corridor fort étroit, Fabrice remarqua trois portes de fer successives formées de barreaux énormes et s’élevant jusqu’à la voûte. Ce sont les plans, coupes et élévations de toutes ces belles inventions, qui pendant deux ans avaient valu au général une audience de son maître chaque semaine. Un conspirateur placé dans l’une de ces chambres ne pourrait pas se plaindre à l’opinion d’être traité d’une façon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication avec personne au monde, ni faire un mouvement sans qu’on l’entendît. Le général avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers de chêne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et c’était là son invention capitale, celle qui lui donnait des droits au ministère de la police. Sur ces bancs il avait fait établir une cabane en planches, fort sonore, haute de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du côté des fenêtres. Des trois autres côtés il régnait un petit corridor de quatre pieds de large, entre le mur primitif de la prison, composé d’énormes pierres de taille, et les parois en planches de la cabane. Ces parois, formées de quatre doubles de planches de noyer, chêne et sapin, étaient solidement reliées par des boulons de fer et par des clous sans nombre.
Ce fut dans l’une de ces chambres construites depuis un an, et chef-d’œuvre du général Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom d’Obéissance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenêtres; la vue qu’on avait de ces fenêtres grillées était sublime: un seul petit coin de l’horizon était caché, vers le nord-est, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui n’avait que deux étages; le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l’état-major; et d’abord les yeux de Fabrice furent attirés vers une des fenêtres du second étage, où se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantité d’oiseaux de toute sorte. Fabrice s’amusait à les entendre chanter, et à les voir saluer les derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que les geôliers s’agitaient autour de lui. Cette fenêtre de la volière n’était pas à plus de vingt-cinq pieds de l’une des siennes, et se trouvait à cinq ou six pieds en contrebas, de façon qu’il plongeait sur les oiseaux.
Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement à l’horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n’était que huit heures et demie du soir, et à l’autre extrémité de l’horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le mont Cenis et Turin; sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle sublime. «C’est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti! avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu’un autre; on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de Parme.» Ce ne fut qu’après avoir passé plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s’écria tout à coup: «Mais ceci est-il une prison? est-ce là ce que j’ai tant redouté?» Au lieu d’apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d’aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.
Tout à coup son attention fut violemment rappelée à la réalité par un tapage épouvantable: sa chambre de bois, assez semblable à une cage et surtout fort sonore, était violemment ébranlée: des aboiements de chien et de petits cris aigus complétaient le bruit le plus singulier. «Quoi donc! si tôt pourrais-je m’échapper!» pensa Fabrice. Un instant après, il riait comme jamais peut-être on n’a ri dans une prison. Par ordre du général, on avait fait monter en même temps que les geôliers un chien anglais, fort méchant, préposé à la garde des prisonniers d’importance, et qui devait passer la nuit dans l’espace si ingénieusement ménagé tout autour de la cage de Fabrice. Le chien et le geôlier devaient coucher dans l’intervalle de trois pieds ménagé entre les dalles de pierre du sol primitif de la chambre et le plancher en bois sur lequel le prisonnier ne pouvait faire un pas sans être entendu.
Or, à l’arrivée de Fabrice, la chambre de l’Obéissance passive se trouvait occupée par une centaine de rats énormes qui prirent la fuite dans tous les sens. Le chien, sorte d’épagneul croisé avec un fox anglais, n’était point beau, mais en revanche, il se montra fort alerte. On l’avait attaché sur le pavé en dalles de pierre au-dessous du plancher de la chambre de bois; mais lorsqu’il sentit passer les rats tout près de lui il fit des efforts si extraordinaires qu’il parvint à retirer la tête de son collier; alors advint cette bataille admirable et dont le tapage réveilla Fabrice lancé dans les rêveries des moins tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup de dent, se réfugiant dans la chambre de bois, le chien monta après eux les six marches qui conduisaient du pavé en pierre à la cabane de Fabrice. Alors commença un tapage bien autrement épouvantable: la cabane était ébranlée jusqu’en ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait à force de rire: le geôlier Grillo, non moins riant, avait fermé la porte; le chien, courant après les rats, n’était gêné par aucun meuble, car la chambre était absolument nue; il n’y avait pour gêner les bonds du chien chasseur qu’un poêle de fer dans un coin. Quand le chien eut triomphé de tous ses ennemis, Fabrice l’appela, le caressa, réussit à lui plaire: «Si jamais celui-ci me voit sautant par-dessus quelque mur, se dit-il, il n’aboiera pas.» Mais cette politique raffinée était une prétention de sa part: dans la situation d’esprit où il était, il trouvait son bonheur à jouer avec ce chien. Par une bizarrerie à laquelle il ne réfléchissait point, une secrète joie régnait au fond de son âme.
Après qu’il se fut bien essoufflé à courir avec le chien:
—Comment vous appelez-vous? dit Fabrice au geôlier.
—Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par le règlement.
—Eh bien! mon cher Grillo, un nommé Giletti a voulu m’assassiner au milieu d’un grand chemin, je me suis défendu et l’ai tué; je le tuerais encore si c’était à faire: mais je n’en veux pas moins mener joyeuse vie, tant que je serai votre hôte. Sollicitez l’autorisation de vos chefs et allez demander du linge au palais Sanseverina; de plus, achetez-moi force nébieu d’Asti.
C’est un assez bon vin mousseux qu’on fabrique en Piémont dans la patrie d’Alfieri et qui est fort estimé surtout de la classe d’amateurs à laquelle appartiennent les geôliers. Huit ou dix de ces messieurs étaient occupés à transporter dans la chambre de bois de Fabrice quelques meubles antiques et fort dorés que l’on enlevait au premier étage dans l’appartement du prince; tous recueillirent religieusement dans leur pensée le mot en faveur du vin d’Asti. Quoi qu’on pût faire, l’établissement de Fabrice pour cette première nuit fut pitoyable; mais il n’eut l’air choqué que de l’absence d’une bouteille de bon nébieu.
—Celui-là a l’air d’un bon enfant... dirent les geôliers en s’en allant... et il n’y a qu’une chose à désirer, c’est que nos messieurs lui laissent passer de l’argent.
Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: «Est-il possible que ce soit là la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Trévise au mont Viso, la chaîne si étendue des Alpes, les pics couverts de neige, les étoiles, etc., et une première nuit en prison encore! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans cette solitude aérienne; on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses et des méchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces oiseaux qui sont là sous ma fenêtre lui appartiennent, je la verrai... Rougira-t-elle en m’apercevant?» Ce fut en discutant cette grande question que le prisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée de la nuit.
Dès le lendemain de cette nuit, la première passée en prison, et durant laquelle il ne s’impatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit à faire la conversation avec Fox le chien anglais; Grillo le geôlier lui faisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il n’apportait ni linge ni nébieu.
«Verrai-je Clélia? se dit Fabrice en s’éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils à elle?» Les oiseaux commençaient à jeter des petits cris et à chanter, et à cette élévation c’était le seul bruit qui s’entendît dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveauté et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette hauteur: il écoutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. «S’ils lui appartiennent, elle paraîtra un instant dans cette chambre, là sous ma fenêtre», et tout en examinant les immenses chaînes des Alpes, vis-à-vis le premier étage desquelles la citadelle de Parme semblait s’élever comme un ouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois d’acajou qui, garnies de fils dorés, s’élevaient au milieu de la chambre fort claire, servant de volière. Ce que Fabrice n’apprit que plus tard, c’est que cette chambre était la seule du second étage du palais qui eût de l’ombre de onze heures à quatre; elle était abritée par la tour Farnèse.
«Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu de cette physionomie céleste et pensive que j’attends et qui rougira peut-être un peu si elle m’aperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune, chargée par procuration de soigner les oiseaux! Mais si je vois Clélia, daignera-t-elle m’apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscrétions pour être remarqué; ma situation doit avoir quelques privilèges; d’ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le général Conti et les autres misérables de cette espèce appellent un de leurs subordonnés... Mais elle a tant d’esprit, ou pour mieux dire tant d’âme, comme le suppose le comte, que peut-être, à ce qu’il dit, méprise-t-elle le métier de son père; de là viendrait sa mélancolie! Noble cause de tristesse! Mais après tout, je ne suis point précisément un étranger pour elle. Avec quelle grâce pleine de modestie elle m’a salué hier soir! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre près de Côme je lui dis: «Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous souviendrez-vous de ce nom: Fabrice del Dongo?» L’aura-t-elle oublié? elle était si jeune alors!
«Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le cours de ses pensées, j’oublie d’être en colère! Serais-je un de ces grands courages comme l’antiquité en a montré quelques exemples au monde? Suis-je un héros sans m’en douter? Comment! moi qui avais tant de peur de la prison, j’y suis, et je ne me souviens pas d’être triste! c’est bien le cas de dire que la peur a été cent fois pire que le mal. Quoi! j’ai besoin de me raisonner pour être affligé de cette prison, qui, comme le dit Blanès, peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce l’étonnement de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la peine que je devrais éprouver? Peut-être que cette bonne humeur indépendante de ma volonté et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver.
«Dans tous les cas, il est bien étonnant d’être en prison et de devoir se raisonner pour être triste! Ma foi, j’en reviens à ma supposition, peut-être que j’ai un grand caractère.»
Les rêveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la citadelle, lequel venait prendre mesure d’abat-jour pour ses fenêtres; c’était la première fois que cette prison servait, et l’on avait oublié de la compléter en cette partie essentielle.
«Ainsi, se dit Fabrice, je vais être privé de cette vue sublime», et il cherchait à s’attrister de cette privation.
—Mais quoi! s’écria-t-il tout à coup parlant au menuisier, je ne verrai plus ces jolis oiseaux?
—Ah! les oiseaux de Mademoiselle! qu’elle aime tant! dit cet homme avec l’air de la bonté; cachés, éclipsés, anéantis comme tout le reste.
Parler était défendu au menuisier tout aussi strictement qu’aux geôliers, mais cet homme avait pitié de la jeunesse du prisonnier: il lui apprit que ces abat-jour énormes, placés sur l’appui des deux fenêtres, et s’éloignant du mur tout en s’élevant, ne devaient laisser aux détenus que la vue du ciel.
—On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin d’augmenter une tristesse salutaire et l’envie de se corriger dans l’âme des prisonniers; le général, ajouta le menuisier, a aussi inventé de leur retirer les vitres, et de les faire remplacer à leurs fenêtres par du papier huilé.
Fabrice aima beaucoup le tour épigrammatique de cette conversation, fort rare en Italie.
—Je voudrais bien avoir un oiseau pour me désennuyer, je les aime à la folie; achetez-en un de la femme de chambre de Mlle Clélia Conti.
—Quoi! vous la connaissez, s’écria le menuisier, que vous dites si bien son nom?
—Qui n’a pas ouï parler de cette beauté si célèbre? Mais j’ai eu l’honneur de la rencontrer plusieurs fois à la cour.
—La pauvre demoiselle s’ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle passe sa vie là avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de beaux orangers que l’on a placés par son ordre à la porte de la tour sous votre fenêtre; sans la corniche vous pourriez les voir.
Il y avait dans cette réponse des mots bien précieux pour Fabrice, il trouva une façon obligeante de donner quelque argent au menuisier.
—Je fais deux fautes à la fois, lui dit cet homme, je parle à Votre Excellence et je reçois de l’argent. Après demain, en revenant pour les abat-jour, j’aurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai semblant de le laisser envoler; si je puis même, je vous apporterai un livre de prières: vous devez bien souffrir de ne pas pouvoir dire vos offices.
«Ainsi, se dit Fabrice, dès qu’il fut seul, ces oiseaux sont à elle, mais dans deux jours je ne les verrai plus!» A cette pensée, ses regards prirent une teinte de malheur. Mais enfin, à son inexprimable joie, après une si longue attente et tant de regards, vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il était debout contre les énormes barreaux de sa fenêtre et fort près. Il remarqua qu’elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l’air gêné, comme ceux de quelqu’un qui se sent regardé. Quand elle l’aurait voulu, la pauvre fille n’aurait pas pu oublier le sourire si fin qu’elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille, au moment où les gendarmes l’emmenaient du corps de garde.
Quoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec le plus grand soin, au moment où elle s’approcha de la fenêtre de la volière, elle rougit fort sensiblement. La première pensée de Fabrice, collé contre les barreaux de fer de sa fenêtre, fut de se livrer à l’enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit; puis la seule idée de ce manque de délicatesse lui fit horreur. «Je mériterais que pendant huit jours elle envoyât soigner ses oiseaux par sa femme de chambre.» Cette idée délicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novare.
Il la suivait ardemment des yeux: «Certainement, se disait-il, elle va s’en aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre, et, pourtant elle est bien en face.» Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice, grâce à sa position plus élevée apercevait fort bien, Clélia ne put s’empêcher de le regarder du haut de l’œil, tout en marchant, et c’en fut assez pour que Fabrice se crût autorisé à la saluer. «Ne sommes-nous pas seuls au monde ici?» se dit-il pour s’en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement; et évidemment, en faisant effort sur elle-même, elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus distant mais elle ne put imposer silence à ses yeux; sans qu’elle le sût probablement, ils exprimèrent un instant la pitié la plus vive. Fabrice remarqua qu’elle rougissait tellement que la teinte rose s’étendait rapidement jusque sur le haut des épaules, dont la chaleur venait d’éloigner, en arrivant à la volière, un châle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice répondit à son salut redoubla le trouble de la jeune fille. «Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant à la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois!»
Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son départ; mais, pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite par échelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle eût dû soigner les oiseaux placés le plus près de la porte. Elle sortit enfin; Fabrice restait immobile à regarder la porte par laquelle elle venait de disparaître; il était un autre homme.
Dès ce moment l’unique objet de ses pensées fut de savoir comment il pourrait parvenir à continuer de la voir, même quand on aurait posé cet horrible abat-jour devant la fenêtre qui donnait sur le palais du gouverneur.
La veille au soir, avant de se coucher, il s’était imposé l’ennui fort long de cacher la meilleure partie de l’or qu’il avait, dans plusieurs des trous de rats qui ornaient sa chambre de bois. «Il faut, ce soir, que je cache ma montre. N’ai-je pas entendu dire qu’avec de la patience et un ressort de montre ébréché on peut couper le bois et même le fer? Je pourrai donc scier cet abat-jour.» Ce travail de cacher la montre, qui dura deux grandes heures, ne lui sembla point long; il songeait aux différents moyens de parvenir à son but, et à ce qu’il savait faire en travaux de menuiserie. «Si je sais m’y prendre, se disait-il, je pourrai couper bien carrément un compartiment de la planche de chêne qui formera l’abat-jour, vers la partie qui reposera sur l’appui de la fenêtre; j’ôterai et je remettrai ce morceau suivant les circonstances; je donnerai tout ce que je possède à Grillo afin qu’il veuille bien ne pas s’apercevoir de ce petit manège.» Tout le bonheur de Fabrice était désormais attaché à la possibilité d’exécuter ce travail, et il ne songeait à rien autre. «Si je parviens seulement à la voir, je suis heureux... Non pas, se dit-il; il faut aussi qu’elle voie que je la vois.» Pendant toute la nuit, il eut la tête remplie d’inventions de menuiserie, et ne songea peut-être pas une seule fois à la cour de Parme, à la colère du prince, etc. Nous avouerons qu’il ne songea pas davantage à la douleur dans laquelle la duchesse devait être plongée. Il attendait avec impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut plus: apparemment qu’il passait pour libéral dans la prison; on eut soin d’en envoyer un autre à mine rébarbative, lequel ne répondit jamais que par un grognement de mauvais augure à toutes les choses agréables que l’esprit de Fabrice cherchait à lui adresser. Quelques-unes des nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec Fabrice avaient été dépistées par les nombreux agents de la marquise Raversi, et, par elle, le général Fabio Conti était journellement averti, effrayé, piqué d’amour-propre. Toutes les huit heures, six soldats de garde se relevaient dans la grande salle aux cent colonnes du rez-de-chaussée; de plus, le gouverneur établit un geôlier de garde à chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre Grillo, le seul qui vît le prisonnier, fut condamné à ne sortir de la tour Farnèse que tous les huit jours, ce dont il se montra fort contrarié. Il fit sentir son humeur à Fabrice qui eut le bon esprit de ne répondre que par ces mots: «Force nébieu d’Asti, mon ami», et il lui donna de l’argent.
—Eh bien! même cela, qui nous console de tous les maux, s’écria Grillo indigné, d’une voix à peine assez élevée pour être entendu du prisonnier, on nous défend de le recevoir et je devrais le refuser, mais je le prends; du reste, argent perdu; je ne puis rien vous dire sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable, toute la citadelle est sens dessus dessous à cause de vous; les belles menées de Madame la duchesse ont déjà fait renvoyer trois d’entre nous.
«L’abat-jour sera-t-il prêt avant midi?» Telle fut la grande question qui fit battre le cœur de Fabrice pendant toute cette longue matinée; il comptait tous les quarts d’heure qui sonnaient à l’horloge de la citadelle. Enfin, comme les trois quarts après onze heures sonnaient, l’abat-jour n’était pas encore arrivé; Clélia reparut donnant des soins à ses oiseaux. La cruelle nécessité avait fait faire de si grands pas à l’audace de Fabrice, et le danger de ne plus la voir lui semblait tellement au-dessus de tout, qu’il osa, en regardant Clélia, faire avec le doigt le geste de scier l’abat-jour; il est vrai qu’aussitôt après avoir aperçu ce geste si séditieux en prison, elle salua à demi, et se retira.
«Hé quoi! se dit Fabrice étonné, serait-elle assez déraisonnable pour voir une familiarité ridicule dans un geste dicté par la plus impérieuse nécessité? Je voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regarder quelquefois la fenêtre de la prison, même quand elle la trouvera masquée par un énorme volet de bois; je voulais lui indiquer que je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir à la voir. Grand Dieu! est-ce qu’elle ne viendra pas demain à cause de ce geste indiscret?» Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice, se vérifia complètement; le lendemain Clélia n’avait pas paru à trois heures, quand on acheva de poser devant les fenêtres de Fabrice les deux énormes abat-jour; les diverses pièces en avaient été élevées, à partir de l’esplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies attachées par-dehors aux barreaux de fer des fenêtres. Il est vrai que, cachée derrière une persienne de son appartement, Clélia avait suivi avec angoisse tous les mouvements des ouvriers; elle avait fort bien vu la mortelle inquiétude de Fabrice, mais n’en avait pas moins eu le courage de tenir la promesse qu’elle s’était faite.
Clélia était une petite sectaire de libéralisme; dans sa première jeunesse elle avait pris au sérieux tous les propos de libéralisme qu’elle entendait dans la société de son père, lequel ne songeait qu’à se faire une position; elle était partie de là pour prendre en mépris et presque en horreur le caractère flexible du courtisan: de là son antipathie pour le mariage. Depuis l’arrivée de Fabrice, elle était bourrelée de remords: «Voilà, se disait-elle, que mon indigne cœur se met du parti des gens qui veulent trahir mon père! il ose me faire le geste de scier une porte!... Mais, se dit-elle aussitôt l’âme navrée, toute la ville parle de sa mort prochaine! Demain peut être le jour fatal! avec les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au monde n’est pas possible! Quelle douceur, quelle sérénité héroïque dans ces yeux qui peut-être vont se fermer! Dieu! quelles ne doivent pas être les angoisses de la duchesse! aussi on la dit tout à fait au désespoir. Moi j’irais poignarder le prince, comme l’héroïque Charlotte Corday.»
Pendant toute cette troisième journée de sa prison Fabrice fut outré de colère, mais uniquement de ne pas avoir vu reparaître Clélia. «Colère pour colère, j’aurais dû lui dire que je l’aimais», s’écriait-il; car il en était arrivé à cette découverte. «Non, ce n’est point par grandeur d’âme que je ne songe pas à la prison et que je fais mentir la prophétie de Blanès, tant d’honneur ne m’appartient point. Malgré moi je songe à ce regard de douce pitié que Clélia laissa tomber sur moi lorsque les gendarmes m’emmenaient du corps de garde; ce regard a effacé toute ma vie passée. Qui m’eût dit que je trouverais des yeux si doux en un tel lieu! et au moment où j’avais les regards salis par la physionomie de Barbone et par celle de M. le général gouverneur. Le ciel parut au milieu de ces êtres vils. Et comment faire pour ne pas aimer la beauté et chercher à la revoir? Non, ce n’est point par grandeur d’âme que je suis indifférent à toutes les petites vexations dont la prison m’accable.» L’imagination de Fabrice, parcourant rapidement toutes les possibilités, arriva à celle d’être mis en liberté. «Sans doute l’amitié de la duchesse fera des miracles pour moi. Eh bien! je ne la remercierais de la liberté que du bout des lèvres; ces lieux ne sont point de ceux où l’on revient! une fois hors de prison, séparés de sociétés comme nous le sommes, je ne reverrais presque jamais Clélia! Et, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si Clélia daignait ne pas m’accabler de sa colère, qu’aurais-je à demander au ciel?»
Le soir de ce jour où il n’avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande idée: avec la croix de fer du chapelet que l’on distribue à tous les prisonniers à leur entrée en prison, il commença, et avec succès, à percer l’abat-jour. «C’est peut-être une imprudence, se dit-il avant de commencer. Les menuisiers n’ont-ils pas dit devant moi que, dès demain, ils seront remplacés par les ouvriers peintres? Que diront ceux-ci s’ils trouvent l’abat-jour de la fenêtre percé? Mais si je ne commets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi! par ma faute je resterais un jour sans la voir! et encore quand elle m’a quitté fâchée!» L’imprudence de Fabrice fut récompensée; après quinze heures de travail, il vit Clélia, et, par excès de bonheur, comme elle ne croyait point être aperçue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard fixé sur cet immense abat-jour; il eut tout le temps de lire dans ses yeux les signes de la pitié la plus tendre. Sur la fin de la visite elle négligeait même évidemment les soins à donner à ses oiseaux, pour rester des minutes entières immobile à contempler la fenêtre. Son âme était profondément troublée; elle songeait à la duchesse dont l’extrême malheur lui avait inspiré tant de pitié, et cependant elle commençait à la haïr. Elle ne comprenait rien à la profonde mélancolie qui s’emparait de son caractère, elle avait de l’humeur contre elle-même. Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l’impatience de chercher à ébranler l’abat-jour; il lui semblait qu’il n’était pas heureux tant qu’il ne pouvait pas témoigner à Clélia qu’il la voyait. «Cependant, se disait-il, si elle savait que je l’aperçois avec autant de facilité, timide et réservée comme elle l’est, sans doute elle se déroberait à mes regards.»
Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misères l’amour ne fait-il pas son bonheur!): pendant qu’elle regardait tristement l’immense abat-jour, il parvint à faire passer un petit morceau de fil de fer par l’ouverture que la croix de fer avait pratiquée, et il lui fit des signes qu’elle comprit évidemment, du moins dans ce sens qu’ils voulaient dire: je suis là et je vous vois.
Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever à l’abat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que l’on pourrait remettre à volonté et qui lui permettrait de voir et d’être vu, c’est-à-dire de parler, par signes du moins, de ce qui se passait dans son âme; mais il se trouva que le bruit de la petite scie fort imparfaite qu’il avait fabriquée avec le ressort de sa montre ébréché par la croix, inquiétait Grillo qui venait passer de longues heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la sévérité de Clélia semblait diminuer à mesure qu’augmentaient les difficultés matérielles qui s’opposaient à toute correspondance; Fabrice observa fort bien qu’elle n’affectait plus de baisser les yeux ou de regarder les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de présence à l’aide de son chétif morceau de fil de fer; il avait le plaisir de voir qu’elle ne manquait jamais à paraître dans la volière au moment précis où onze heures trois quarts sonnaient, et il eut presque la présomption de se croire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi? cette idée ne semble pas raisonnable; mais l’amour observe des nuances invisibles à l’œil indifférent, et en tire des conséquences infinies. Par exemple, depuis que Clélia ne voyait plus le prisonnier, presque immédiatement en entrant dans la volière, elle levait les yeux vers sa fenêtre. C’était dans ces journées funèbres où personne dans Parme ne doutait que Fabrice ne fût bientôt mis à mort: lui seul l’ignorait; mais cette affreuse idée ne quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait des reproches du trop d’intérêt qu’elle portait à Fabrice? il allait périr! et pour la cause de la liberté! car il était trop absurde de mettre à mort un del Dongo pour un coup d’épée à un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme était attaché à une autre femme! Clélia était profondément malheureuse, et sans s’avouer bien précisément le genre d’intérêt qu’elle prenait à son sort: «Certes, se disait-elle, si on le conduit à la mort, je m’enfuirai dans un couvent, et de la vie je ne reparaîtrai dans cette société de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis!»
Le huitième jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de honte: elle regardait fixement, et absorbée dans ses tristes pensées, l’abat-jour qui cachait la fenêtre du prisonnier; ce jour-là il n’avait encore donné aucun signe de présence: tout à coup un petit morceau d’abat-jour, plus grand que la main, fut retiré par lui; il la regarda d’un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir cette épreuve inattendue, elle se retourna rapidement vers ses oiseaux et se mit à les soigner; mais elle tremblait au point qu’elle versait l’eau qu’elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir parfaitement son émotion; elle ne put supporter cette situation, et prit le parti de se sauver en courant.
Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune comparaison. Avec quels transports il eût refusé la liberté, si on la lui eût offerte en cet instant!
Le lendemain fut le jour de grand désespoir de la duchesse. Tout le monde tenait pour sûr dans la ville que c’en était fait de Fabrice; Clélia n’eut pas le triste courage de lui montrer une dureté qui n’était pas dans son cœur, elle passa une heure et demie à la volière, regarda tous ses signes, et souvent lui répondit, au moins par l’expression de l’intérêt le plus vif et le plus sincère; elle le quittait des instants pour lui cacher ses larmes. Sa coquetterie de femme sentait bien vivement l’imperfection du langage employé: si l’on se fût parlé, de combien de façons différentes n’eût-elle pas pu chercher à deviner quelle était précisément la nature des sentiments que Fabrice avait pour la duchesse! Clélia ne pouvait presque plus se faire d’illusion, elle avait de la haine pour Mme Sanseverina.
Une nuit Fabrice vint à penser un peu sérieusement à sa tante: il fut étonné, il eut peine à reconnaître son image, le souvenir qu’il conservait d’elle avait totalement changé; pour lui, à cette heure, elle avait cinquante ans.
—Grand Dieu! s’écria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspiré de ne pas lui dire que je l’aimais!
Il en était au point de ne presque plus pouvoir comprendre comment il l’avait trouvée si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui faisait une impression de changement moins sensible: c’est que jamais il ne s’était figuré que son âme fût de quelque chose dans l’amour pour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son âme tout entière appartenait à la duchesse. La duchesse d’A... et la Marietta lui faisaient l’effet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le charme serait dans la faiblesse et dans l’innocence, tandis que l’image sublime de Clélia Conti, en s’emparant de toute son âme, allait jusqu’à lui donner de la terreur. Il sentait trop bien que l’éternel bonheur de sa vie allait le forcer de compter avec la fille du gouverneur, et qu’il était en son pouvoir de faire de lui le plus malheureux des hommes. Chaque jour il craignait mortellement de voir se terminer tout à coup, par un caprice sans appel de sa volonté, cette sorte de vie singulière et délicieuse qu’il trouvait auprès d’elle; toutefois, elle avait déjà rempli de félicité les deux premiers mois de sa prison. C’était le temps où, deux fois la semaine, le général Fabio Conti disait au prince:
—Je puis donner ma parole d’honneur à Votre Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle à âme qui vive, et passe sa vie dans l’accablement du plus profond désespoir, ou à dormir.
Clélia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour des instants: si Fabrice ne l’eût pas tant aimée, il eût bien vu qu’il était aimé; mais il avait des doutes mortels à cet égard. Clélia avait fait placer un piano dans la volière. Tout en frappant les touches, pour que le son de l’instrument pût rendre compte de sa présence et occupât les sentinelles qui se promenaient sous ses fenêtres, elle répondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un seul sujet elle ne faisait jamais de réponse, et même dans les grandes occasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une journée entière; c’était lorsque les signes de Fabrice indiquaient des sentiments dont il était trop difficile de ne pas comprendre l’aveu: elle était inexorable sur ce point.
Ainsi, quoique étroitement resserré dans une assez petite cage, Fabrice avait une vie fort occupée; elle était employée tout entière à chercher la solution de ce problème si important: «M’aime-t-elle?» Le résultat de milliers d’observations sans cesse renouvelées, mais aussi sans cesse mises en doute, était ceci: «Tous ses gestes volontaires disent non, mais ce qui est involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer qu’elle prend de l’amitié pour moi.»
Clélia espérait bien ne jamais arriver à un aveu, et c’est pour éloigner ce péril qu’elle avait repoussé, avec une colère excessive, une prière que Fabrice lui avait adressée plusieurs fois. La misère des ressources employées par le pauvre prisonnier aurait dû, ce semble, inspirer à Clélia plus de pitié. Il voulait correspondre avec elle au moyen de caractères qu’il traçait sur sa main avec un morceau de charbon dont il avait fait la précieuse découverte dans son poêle; il aurait formé les mots lettre à lettre, successivement. Cette invention eût doublé les moyens de conversation en ce qu’elle eût permis de dire des choses précises. Sa fenêtre était éloignée de celle de Clélia d’environ vingt-cinq pieds; il eût été trop chanceux de se parler par-dessus la tête des sentinelles se promenant devant le palais du gouverneur. Fabrice doutait d’être aimé; s’il eût eu quelque expérience de l’amour, il ne lui fût pas resté de doutes: mais jamais femme n’avait occupé son cœur; il n’avait, du reste, aucun soupçon d’un secret qui l’eût mis au désespoir s’il l’eût connu; il était grandement question du mariage de Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche de la cour.
CHAPITRE XIX
L’ambition du général Fabio Conti, exaltée jusqu’à la folie par les embarras qui venaient se placer au milieu de la carrière du premier ministre Mosca, et qui semblaient annoncer sa chute, l’avait porté à faire des scènes violentes à sa fille; il lui répétait sans cesse, et avec colère, qu’elle cassait le cou à sa fortune si elle ne se déterminait enfin à faire un choix; à vingt ans passés il était temps de prendre un parti; cet état d’isolement cruel, dans lequel son obstination déraisonnable plongeait le général, devait cesser à la fin, etc.
C’était d’abord pour se soustraire à ces accès d’humeur de tous les instants que Clélia s’était réfugiée dans la volière; on n’y pouvait arriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle sérieux pour le gouverneur.
Depuis quelques semaines, l’âme de Clélia était tellement agitée, elle savait si peu elle-même ce qu’elle devait désirer, que, sans donner précisément une parole à son père, elle s’était presque laissé engager. Dans un de ses accès de colère, le général s’était écrié qu’il saurait bien l’envoyer s’ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et que, là, il la laisserait se morfondre jusqu’à ce qu’elle daignât faire un choix.
—Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas six mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s’élève à plus de cent mille écus par an. Tout le monde à la cour s’accorde à lui reconnaître le caractère le plus doux; jamais il n’a donné de sujet de plainte à personne; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu’il faut être folle à lier pour repousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais peut-être le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Et que deviendriez-vous, je vous prie, si j’étais mis à la demi-solde? quel triomphe pour mes ennemis, si l’on me voyait logé dans quelque second étage, moi dont il a été si souvent question pour le ministère! Non, morbleu! voici assez de temps que ma bonté me fait jouer le rôle d’un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté d’être amoureux de vous, de vouloir vous épouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente mille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous l’épousez dans deux mois!...
Un seul mot de tout ce discours avait frappé Clélia, c’était la menace d’être mise au couvent, et par conséquent éloignée de la citadelle, et au moment encore où la vie de Fabrice semblait ne tenir qu’à un fil, car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne courût de nouveau à la ville et à la cour. Quelque raisonnement qu’elle se fît, elle ne put se déterminer à courir cette chance: Etre séparée de Fabrice, et au moment où elle tremblait pour sa vie! c’était à ses yeux le plus grand des maux, c’en était du moins le plus immédiat.
Ce n’est pas que, même en n’étant pas éloignée de Fabrice, son cœur trouvât la perspective du bonheur; elle le croyait aimé de la duchesse, et son âme était déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de cette femme si généralement admirée. L’extrême réserve qu’elle s’imposait envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l’avait confiné, de peur de tomber dans quelque indiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les moyens d’arriver à quelque éclaircissement sur sa manière d’être avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l’affreux malheur d’avoir une rivale dans le cœur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s’exposer au danger de lui donner l’occasion de dire toute la vérité sur ce qui se passait dans ce cœur. Mais quel charme cependant de l’entendre faire l’aveu de ses sentiments vrais! quel bonheur pour Clélia de pouvoir éclaircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie!
Fabrice était léger; à Naples, il avait la réputation de changer assez facilement de maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au rôle d’une demoiselle, depuis qu’elle était chanoinesse et qu’elle allait à la cour, Clélia, sans interroger jamais, mais en écoutant avec attention, avait appris à connaître la réputation que s’étaient faite les jeunes gens qui avaient successivement recherché sa main; eh bien! Fabrice, comparé à tous ces jeunes gens, était celui qui portait le plus de légèreté dans ses relations de cœur. Il était en prison, il s’ennuyait, il faisait la cour à l’unique femme à laquelle il pût parler; quoi de plus simple? quoi même de plus commun? et c’était ce qui désolait Clélia. Quand même, par une révélation complète, elle eût appris que Fabrice n’aimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand même elle eût cru à la sincérité de ses discours, quelle confiance eût-elle pu avoir dans la durée de ses sentiments? Et enfin, pour achever de porter le désespoir dans son cœur, Fabrice n’était-il pas déjà fort avancé dans la carrière ecclésiastique? n’était-il pas à la veille de se lier par des vœux éternels? Les plus grandes dignités ne l’attendaient-elles pas dans ce genre de vie? S’il me restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse Clélia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier mon père de m’enfermer dans quelque couvent fort éloigné? Et pour comble de misère, c’est précisément la crainte d’être éloignée de la citadelle et renfermée dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C’est cette crainte qui me force à dissimuler, qui m’oblige au hideux et déshonorant mensonge de feindre d’accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi.
Le caractère de Clélia était profondément raisonnable; en toute sa vie elle n’avait pas eu à se reprocher une démarche inconsidérée, et sa conduite en cette occurrence était le comble de la déraison: on peut juger de ses souffrances!... Elles étaient d’autant plus cruelles qu’elle ne se faisait aucune illusion. Elle s’attachait à un homme qui était éperdument aimé de la plus belle femme de la cour, d’une femme qui, à tant de titres, était supérieure à elle Clélia! Et cet homme même, eût-il été libre, n’était pas capable d’un attachement sérieux, tandis qu’elle, comme elle le sentait trop bien, n’aurait jamais qu’un seul attachement dans la vie.
C’était donc le cœur agité des plus affreux remords que tous les jours Clélia venait à la volière: portée en ce lieu comme malgré elle, son inquiétude changeait d’objet et devenait moins cruelle, les remords disparaissaient pour quelques instants; elle épiait, avec des battements de cœur indicibles, les moments où Fabrice pouvait ouvrir la sorte de vasistas par lui pratiqué dans l’immense abat-jour qui masquait sa fenêtre. Souvent la présence du geôlier Grillo dans sa chambre l’empêchait de s’entretenir par signes avec son amie.
Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature la plus étrange dans la citadelle: de nuit, en se couchant sur la fenêtre et sortant la tête hors du vasistas, il parvenait à distinguer les bruits un peu forts qu’on faisait dans le grand escalier, dit des trois cents marches, lequel conduisait de la première cour dans l’intérieur de la tour ronde, à l’esplanade en pierre sur laquelle on avait construit le palais du gouverneur et la prison Farnèse où il se trouvait.
Vers le milieu de son développement, à cent quatre-vingts marches d’élévation, cet escalier passait du côté méridional d’une vaste cour, au côté du nord; là se trouvait un pont en fer fort léger et fort étroit, au milieu duquel était établi un portier. On relevait cet homme toutes les six heures, et il était obligé de se lever et d’effacer le corps pour que l’on pût passer sur le pont qu’il gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et à la tour Farnèse. Il suffisait de donner deux tours à un ressort, dont le gouverneur portait la clef sur lui, pour précipiter ce pont de fer dans la cour, à une profondeur de plus de cent pieds; cette simple précaution prise, comme il n’y avait pas d’autre escalier dans toute la citadelle, et que tous les soirs à minuit un adjudant rapportait chez le gouverneur, et dans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les puits, il restait complètement inaccessible dans son palais, et il eût été également impossible à qui que ce fût d’arriver à la tour Farnèse. C’est ce que Fabrice avait parfaitement bien remarqué le jour de son entrée à la citadelle, et ce que Grillo, qui comme tous les geôliers aimait à vanter sa prison, lui avait plusieurs fois expliqué: ainsi il n’avait guère d’espoir de se sauver. Cependant il se souvenait d’une maxime de l’abbé Blanès:
L’amant songe plus souvent à arriver à sa maîtresse que le mari à garder sa femme; le prisonnier songe plus souvent à se sauver, que le geôlier à fermer sa porte; donc, quels que soient les obstacles, l’amant et le prisonnier doivent réussir.
Ce soir-là Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d’hommes passer sur le pont en fer, dit le pont de l’esclave, parce que jadis un esclave dalmate avait réussi à se sauver, en précipitant le gardien du pont dans la cour.
«On vient faire ici un enlèvement, on va peut-être me mener pendre; mais il peut y avoir du désordre, il s’agit d’en profiter.» Il avait pris ses armes, il retirait déjà de l’or de quelques-unes de ses cachettes, lorsque tout à coup il s’arrêta.
«L’homme est un plaisant animal, s’écria-t-il, il faut en convenir! Que dirait un spectateur invisible qui verrait mes préparatifs? Est-ce que par hasard je veux me sauver? Que deviendrais-je le lendemain du jour où je serais de retour à Parme? est-ce que je ne ferais pas tout au monde pour revenir auprès de Clélia? S’il y a du désordre, profitons-en pour me glisser dans le palais du gouverneur; peut-être je pourrai parler à Clélia, peut-être autorisé par le désordre j’oserai lui baiser la main. Le général Conti, fort défiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait garder son palais par cinq sentinelles, une à chaque angle du bâtiment, et une cinquième à la porte d’entrée, mais par bonheur la nuit est fort noire.» A pas de loup, Fabrice alla vérifier ce que faisaient le geôlier Grillo et son chien: le geôlier était profondément endormi dans une peau de bœuf suspendue au plancher par quatre cordes, et entourée d’un filet grossier; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s’avança doucement vers Fabrice pour le caresser.
Notre prisonnier remonta légèrement les six marches qui conduisaient à sa cabane de bois; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour Farnèse, et précisément devant la porte, qu’il pensa que Grillo pourrait bien se réveiller. Fabrice, chargé de toutes ses armes, prêt à agir, se croyait réservé cette nuit-là aux grandes aventures, quand tout à coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde: c’était une sérénade que l’on donnait au général ou à sa fille. Il tomba dans un accès de rire fou: «Et moi qui songeais déjà à donner des coups de dague! comme si une sérénade n’était pas une chose infiniment plus ordinaire qu’un enlèvement nécessitant la présence de quatre-vingts personnes dans une prison ou qu’une révolte!» La musique était excellente et parut délicieuse à Fabrice, dont l’âme n’avait eu aucune distraction depuis tant de semaines; elle lui fit verser de bien douces larmes; dans son ravissement, il adressait les discours les plus irrésistibles à la belle Clélia. Mais le lendemain, à midi, il la trouva d’une mélancolie tellement sombre, elle était si pâle, elle dirigeait sur lui des regards où il lisait quelquefois tant de colère, qu’il ne se sentit pas assez autorisé pour lui adresser une question sur la sérénade; il craignit d’être impoli.
Clélia avait grandement raison d’être triste, c’était une sérénade que lui donnait le marquis Crescenzi; une démarche aussi publique était en quelque sorte l’annonce officielle du mariage. Jusqu’au jour même de la sérénade, et jusqu’à neuf heures du soir, Clélia avait fait la plus belle résistance, mais elle avait eu la faiblesse de céder à la menace d’être envoyée immédiatement au couvent, qui lui avait été faite par son père.
«Quoi! je ne le verrais plus!» s’était-elle dit en pleurant. C’est en vain que sa raison avait ajouté: «Je ne le verrais plus, cet être qui fera mon malheur de toutes les façons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus cet homme léger qui a eu dix maîtresses connues à Naples, et les a toutes trahies; je ne verrais plus ce jeune ambitieux qui, s’il survit à la sentence qui pèse sur lui, va s’engager dans les ordres sacrés! Ce serait un crime pour moi de le regarder encore lorsqu’il sera hors de cette citadelle, et son inconstance naturelle m’en épargnera la tentation; car, que suis-je pour lui? un prétexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de ses journées de prison.» Au milieu de toutes ces injures, Clélia vint à se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l’entouraient lorsqu’il sortait du bureau d’écrou pour monter à la tour Farnèse. Les larmes inondèrent ses yeux: «Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin; je me perds moi-même d’une manière atroce en assistant ce soir à cette affreuse sérénade mais demain, à midi, je reverrai tes yeux!»
Ce fut précisément le lendemain de ce jour où Clélia avait fait de si grands sacrifices au jeune prisonnier qu’elle aimait d’une passion si vive; ce fut le lendemain de ce jour où, voyant tous ses défauts, elle lui avait sacrifié sa vie, que Fabrice fut désespéré de sa froideur. Si même en n’employant que le langage si imparfait des signes il eût fait la moindre violence à l’âme de Clélia, probablement elle n’eût pu retenir ses larmes, et Fabrice eût obtenu l’aveu de tout ce qu’elle sentait pour lui, mais il manquait d’audace, il avait une trop mortelle crainte d’offenser Clélia, elle pouvait le punir d’une peine trop sévère. En d’autres termes, Fabrice n’avait aucune expérience du genre d’émotion que donne une femme que l’on aime; c’était une sensation qu’il n’avait jamais éprouvée, même dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours, après celui de la sérénade, pour se remettre avec Clélia sur le pied accoutumé de bonne amitié. La pauvre fille s’armait de sévérité, mourant de crainte de se trahir, et il semblait à Fabrice que chaque jour il était moins bien avec elle.
Un jour, et il y avait alors près de trois mois que Fabrice était en prison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans se trouver malheureux; Grillo était resté fort tard le matin dans sa chambre; Fabrice ne savait comment le renvoyer, il était au désespoir; enfin midi et demi avait déjà sonné lorsqu’il put ouvrir les deux petites trappes d’un pied de haut qu’il avait pratiquées à l’abat-jour fatal.
Clélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle de Fabrice; ses traits contractés exprimaient le plus violent désespoir. A peine vit-elle Fabrice, qu’elle lui fit signe que tout était perdu: elle se précipita à son piano et, feignant de chanter un récitatif de l’opéra alors à la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le désespoir et par la crainte d’être comprise par les sentinelles qui se promenaient sous la fenêtre:
—Grand Dieu! vous êtes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande envers le Ciel! Barbone, ce geôlier dont vous punîtes l’insolence le jour de votre entrée ici, avait disparu, il n’était plus dans la citadelle; avant-hier soir il est rentré, et depuis hier j’ai lieu de croire qu’il cherche à vous empoisonner. Il vient rôder dans la cuisine particulière du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de sûr, mais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de vous ôter la vie. Je mourais d’inquiétude ne vous voyant point paraître, je vous croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment jusqu’à nouvel avis, je vais faire l’impossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans tous les cas, ce soir à neuf heures, si la bonté du Ciel veut que vous ayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge, laissez-le descendre de votre fenêtre sur les orangers, j’y attacherai une corde que vous retirerez à vous, et à l’aide de cette corde je vous ferai passer du pain et du chocolat.»
Fabrice avait conservé comme un trésor le morceau de charbon qu’il avait trouvé dans le poêle de sa chambre: il se hâta de profiter de l’émotion de Clélia, et d’écrire sur sa main une suite de lettres dont l’apparition successive formait ces mots:
—Je vous aime, et la vie ne m’est précieuse que parce que je vous vois; surtout envoyez-moi du papier et un crayon.
Ainsi que Fabrice l’avait espéré, l’extrême terreur qu’il lisait dans les traits de Clélia empêcha la jeune fille de rompre l’entretien après ce mot si hardi, je vous aime; elle se contenta de témoigner beaucoup d’humeur. Fabrice eut l’esprit d’ajouter:
—Par le grand vent qu’il fait aujourd’hui, je n’entends que fort imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son du piano couvre la voix. Qu’est-ce que c’est, par exemple, que ce poison dont vous me parlez?
A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entière; elle se mit à la hâte à tracer de grandes lettres à l’encre sur les pages d’un livre qu’elle déchira, et Fabrice fut transporté de joie en voyant enfin établi, après trois mois de soins, ce moyen de correspondance qu’il avait si vainement sollicité. Il n’eut garde d’abandonner la petite ruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait à écrire des lettres, et feignait à chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Clélia exposait successivement à ses yeux toutes les lettres.
Elle fut obligée de quitter la volière pour courir auprès de son père; elle craignait par-dessus tout qu’il ne vînt l’y chercher; son génie soupçonneux n’eût point été content du grand voisinage de la fenêtre de cette volière et de l’abat-jour qui masquait celle du prisonnier. Clélia elle-même avait eu l’idée quelques moments auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquiétude, que l’on pourrait jeter une petite pierre enveloppée d’un morceau de papier vers la partie supérieure de cet abat-jour; si le hasard voulait qu’en cet instant le geôlier chargé de la garde de Fabrice ne se trouvât pas dans sa chambre, c’était un moyen de correspondance certain.
Notre prisonnier se hâta de construire une sorte de ruban avec du linge; et le soir, un peu après neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frappés sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fenêtre; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde fort longue, à l’aide de laquelle il retira d’abord une provision de chocolat, et ensuite, à son inexprimable satisfaction, un rouleau de papier et un crayon. Ce fut en vain qu’il tendit la corde ensuite, il ne reçut plus rien; apparemment que les sentinelles s’étaient rapprochées des orangers. Mais il était ivre de joie. Il se hâta d’écrire une lettre infinie à Clélia: à peine fut-elle terminée qu’il l’attacha à sa corde et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement qu’on vînt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des changements. «Si Clélia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis qu’elle est encore émue par ses idées de poison, peut-être demain matin rejettera-t-elle bien loin l’idée de recevoir une lettre.»
Le fait est que Clélia n’avait pu se dispenser de descendre à la ville avec son père: Fabrice en eut presque l’idée en entendant, vers minuit et demi, rentrer la voiture du général; il connaissait le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes après avoir entendu le général traverser l’esplanade et les sentinelles lui présenter les armes, il sentit s’agiter la corde qu’il n’avait cessé de tenir autour du bras! On attachait un grand poids à cette corde, deux petites secousses lui donnèrent le signal de la retirer. Il eut assez de peine à faire passer au poids qu’il ramenait une corniche extrêmement saillante qui se trouvait sous sa fenêtre.
Cet objet qu’il avait eu tant de peine à faire remonter, c’était une carafe remplie d’eau et enveloppée dans un châle. Ce fut avec délices que ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une solitude si complète, couvrit ce châle de ses baisers. Mais il faut renoncer à peindre son émotion lorsque enfin, après tant de jours d’espérance vaine, il découvrit un petit morceau de papier qui était attaché au châle par une épingle.
Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat; demain je ferai tout au monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les côtés avec de petites croix tracées à l’encre. C’est affreux à dire, mais il faut que vous le sachiez, peut-être Barbone est-il chargé de vous empoisonner. Comment n’avez vous pas senti que le sujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est fait pour me déplaire? Aussi je ne vous écrirais pas sans le danger extrême qui vous menace. Je viens de voir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le comte, mais elle est fort maigrie; ne m’écrivez plus sur ce sujet: voudriez-vous me fâcher?
Ce fut un grand effort de vertu chez Clélia que d’écrire l’avant-dernière ligne de ce billet. Tout le monde prétendait, dans la société de la cour, que Mme Sanseverina prenait beaucoup d’amitié pour le comte Baldi, ce si bel homme, l’ancien ami de la marquise Raversi. Ce qu’il y avait de sûr, c’est qu’il s’était brouillé de la façon la plus scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi de mère et l’avait établi dans le monde.
Clélia avait été obligée de recommencer ce petit mot écrit à la hâte, parce que dans la première rédaction il perçait quelque chose des nouvelles amours que la malignité publique supposait à la duchesse.
—Quelle bassesse à moi! s’était-elle écriée: dire du mal à Fabrice de la femme qu’il aime!...
Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre de Fabrice, y déposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de tous les côtés de petites croix tracées à la plume: Fabrice les couvrit de baisers: il était amoureux. A côté du pain se trouvait un rouleau recouvert d’un grand nombre de doubles de papier; il renfermait six mille francs en sequins; enfin, Fabrice trouva un beau bréviaire tout neuf: une main qu’il commençait à connaître avait tracé ces mots à la marge:
Le poison! Prendre garde à l’eau, au vin, à tout; vivre de chocolat, tâcher de faire manger par le chien le dîner auquel on ne touchera pas; il ne faut pas paraître méfiant, l’ennemi chercherait un autre moyen. Pas d’étourderie, au nom de Dieu! pas de légèreté!
Fabrice se hâta d’enlever ces caractères chéris qui pouvaient compromettre Clélia, et de déchirer un grand nombre de feuillets du bréviaire, à l’aide desquels il fit plusieurs alphabets; chaque lettre était proprement tracée avec du charbon écrasé délayé dans du vin. Ces alphabets se trouvèrent secs lorsqu’à onze heures trois quarts Clélia parut à deux pas en arrière de la fenêtre de la volière. «La grande affaire maintenant, se dit Fabrice, c’est qu’elle consente à en faire usage.» Mais, par bonheur, il se trouva qu’elle avait beaucoup de choses à dire au jeune prisonnier sur la tentative d’empoisonnement: un chien des filles de service était mort pour avoir mangé un plat qui lui était destiné. Clélia, bien loin de faire des objections contre l’usage des alphabets, en avait préparé un magnifique avec de l’encre. La conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments, ne dura pas moins d’une heure et demie, c’est-à-dire tout le temps que Clélia put rester à la volière. Deux ou trois fois, Fabrice se permettant des choses défendues, elle ne répondit pas, et alla pendant un instant donner à ses oiseaux les soins nécessaires.
Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de l’eau, elle lui ferait parvenir un des alphabets tracés par elle avec de l’encre, et qui se voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas d’écrire une fort longue lettre dans laquelle il eut soin de ne point placer de choses tendres, du moins d’une façon qui pût offenser. Ce moyen lui réussit; sa lettre fut acceptée.
Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, Clélia ne lui fit pas de reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le Barbone avait été attaqué et presque assommé par les gens qui faisaient la cour aux filles de cuisine du palais du gouverneur, probablement il n’oserait plus reparaître dans les cuisines. Clélia lui avoua que, pour lui, elle avait osé voler du contre-poison à son père; elle le lui envoyait: l’essentiel était de repousser à l’instant tout aliment auquel on trouverait une saveur extraordinaire.
Clélia avait fait beaucoup de questions à don Cesare, sans pouvoir découvrir d’où provenaient les six cents sequins reçus par Fabrice; dans tous les cas, c’était un signe excellent; la sévérité diminuait.
Cet épisode du poison avança infiniment les affaires de notre prisonnier; toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressemblât à de l’amour, mais il avait le bonheur de vivre de la manière la plus intime avec Clélia. Tous les matins, et souvent les soirs, il y avait une longue conversation avec les alphabets; chaque soir, à neuf heures, Clélia acceptait une longue lettre, et quelquefois y répondait par quelques mots; elle lui envoyait le journal et quelques livres; enfin, Grillo avait été amadoué au point d’apporter à Fabrice du pain et du vin, qui lui étaient remis journellement par la femme de chambre de Clélia. Le geôlier Grillo en avait conclu que le gouverneur n’était pas d’accord avec les gens qui avaient chargé Barbone d’empoisonner le jeune Monsignore, et il en était fort aise, ainsi que tous ses camarades, car un proverbe s’était établi dans la prison: il suffit de regarder en face monsignore del Dongo pour qu’il vous donne de l’argent.
Fabrice était devenu fort pâle; le manque absolu d’exercice nuisait à sa santé; à cela près, jamais il n’avait été aussi heureux. Le ton de la conversation était intime, et quelquefois fort gai, entre Clélia et lui. Les seuls moments de la vie de Clélia qui ne fussent pas assiégés de prévisions funestes et de remords étaient ceux qu’elle passait à s’entretenir avec lui. Un jour elle eut l’imprudence de lui dire:
—J’admire votre délicatesse; comme je suis la fille du gouverneur, vous ne me parlez jamais du désir de recouvrer la liberté!
—C’est que je me garde bien d’avoir un désir aussi absurde, lui répondit Fabrice; une fois de retour à Parme, comment vous reverrais-je? et la vie me serait désormais insupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je pense... non, pas précisément tout ce que je pense, vous y mettez bon ordre; mais enfin, malgré votre méchanceté, vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que cette prison! de la vie je ne fus aussi heureux!... N’est-il pas plaisant de voir que le bonheur m’attendait en prison?
—Il y a bien des choses à dire sur cet article, répondit Clélia d’un air qui devint tout à coup excessivement sérieux et presque sinistre.
—Comment! s’écria Fabrice fort alarmé, serais-je exposé à perdre cette place si petite que j’ai pu gagner dans votre cœur, et qui fait ma seule joie en ce monde?
—Oui, lui dit-elle, j’ai tout lieu de croire que vous manquez de probité envers moi, quoique passant d’ailleurs dans le monde pour fort galant homme; mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourd’hui.
Cette ouverture singulière jeta beaucoup d’embarras dans leur conversation, et souvent l’un et l’autre eurent les larmes aux yeux.
Le fiscal général Rassi aspirait toujours à changer de nom; il était bien las de celui qu’il s’était fait, et voulait devenir baron Riva. Le comte Mosca, de son côté, travaillait, avec toute l’habileté dont il était capable, à fortifier chez ce juge vendu la passion de la baronnie, comme il cherchait à redoubler chez le prince la folle espérance de se faire roi constitutionnel de la Lombardie. C’étaient les seuls moyens qu’il eût pu inventer de retarder la mort de Fabrice.
Le prince disait à Rassi:
—Quinze jours de désespoir et quinze jours d’espérance, c’est par ce régime patiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère de cette femme altière; c’est par ces alternatives de douceur et de dureté que l’on arrive à dompter les chevaux les plus féroces. Appliquez le caustique ferme.
En effet, tous les quinze jours on voyait renaître dans Parme un nouveau bruit annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse duchesse dans le dernier désespoir. Fidèle à la résolution de ne pas entraîner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux fois par mois; mais elle était punie de sa cruauté envers ce pauvre homme par les alternatives continuelles de sombre désespoir où elle passait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la jalousie cruelle que lui inspiraient les assiduités du comte Baldi, ce si bel homme, écrivait à la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait connaissance de tous les renseignements qu’il devait au zèle du futur baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir résister aux bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice de passer sa vie avec un homme d’esprit et de cœur tel que Mosca; la nullité du Baldi, la laissant à ses pensées, lui donnait une façon d’exister affreuse, et le comte ne pouvait parvenir à lui communiquer ses raisons d’espérer.
Au moyen de divers prétextes assez ingénieux, ce ministre était parvenu à faire consentir le prince à ce que l’on déposât dans un château ami, au centre même de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les archives de toutes les intrigues fort compliquées au moyen desquelles Ranuce-Ernest IV nourrissait l’espérance archifolle de se faire roi constitutionnel de ce beau pays.
Plus de vingt de ces pièces fort compromettantes étaient de la main du prince ou signées par lui, et dans le cas où la vie de Fabrice serait sérieusement menacée, le comte avait le projet d’annoncer à Son Altesse qu’il allait livrer ces pièces à une grande puissance qui d’un mot pouvait l’anéantir.
Le comte Mosca se croyait sûr du futur baron Riva, il ne craignait que le poison; la tentative de Barbone l’avait profondément alarmé, et à un tel point qu’il s’était déterminé à hasarder une démarche folle en apparence. Un matin il passa à la porte de la citadelle, et fit appeler le général Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de la porte; là, se promenant amicalement avec lui, il n’hésita pas à lui dire, après une petite préface aigre-douce et convenable:
—Si Fabrice périt d’une façon suspecte, cette mort pourra m’être attribuée, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que je suis résolu de ne pas accepter. Donc, et pour m’en laver, s’il périt de maladie, je vous tuerai de ma main; comptez là-dessus.
Le général Fabio Conti fit une réponse magnifique et parla de sa bravoure, mais le regard du comte resta présent à sa pensée.
Peu de jours après, et comme s’il se fût concerté avec le comte, le fiscal Rassi se permit une imprudence bien singulière chez un tel homme. Le mépris public attaché à son nom qui servait de proverbe à la canaille, le rendait malade depuis qu’il avait l’espoir fondé de pouvoir y échapper. Il adressa au général Fabio Conti une copie officielle de la sentence qui condamnait Fabrice à douze années de citadelle. D’après la loi, c’est ce qui aurait dû être fait dès le lendemain même de l’entrée de Fabrice en prison; mais ce qui était inouï à Parme, dans ce pays de mesures secrètes, c’est que la justice se permît une telle démarche sans l’ordre exprès du souverain. En effet, comment nourrir l’espoir de redoubler tous les quinze jours l’effroi de la duchesse, et de dompter ce caractère altier, selon le mot du prince, une fois qu’une copie officielle de la sentence était sortie de la chancellerie de justice? La veille du jour où le général Fabio Conti reçut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait été roué de coups en rentrant un peu tard à la citadelle; il en conclut qu’il n’était plus question en certain lieu de se défaire de Fabrice; et, par un trait de prudence qui sauva Rassi des suites immédiates de sa folie, il ne parla point au prince, à la première audience qu’il en obtint, de la copie officielle de la sentence du prisonnier à lui transmise. Le comte avait découvert, heureusement pour la tranquillité de la pauvre duchesse, que la tentative gauche de Barbone n’avait été qu’une velléité de vengeance particulière, et il avait fait donner à ce commis l’avis dont on a parlé.
Fabrice fut bien agréablement surpris quand, après cent trente-cinq jours de prison dans une cage assez étroite, le bon aumônier don Cesare vint le chercher un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour Farnèse: Fabrice n’y eut pas été dix minutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal.
Don Cesare prit prétexte de cet accident pour lui accorder une promenade d’une demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise; ces promenades fréquentes eurent bientôt rendu à notre héros des forces dont il abusa.
Il y eut plusieurs sérénades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce qu’elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille Clélia, dont le caractère lui faisait peur: il sentait vaguement qu’il n’y avait nul point de contact entre elle et lui, et craignait toujours de sa part quelque coup de tête. Elle pouvait s’enfuir au couvent, et il restait désarmé. Du reste, le général craignait que toute cette musique, dont les sons pouvaient pénétrer jusque dans les cachots les plus profonds, réservés aux plus noirs libéraux, ne contînt des signaux. Les musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par eux-mêmes; aussi, à peine la sérénade terminée, on les enfermait à clef dans les grandes salles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de bureaux pour l’état-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain matin au grand jour. C’était le gouverneur lui-même qui, placé sur le pont de l’esclave, les faisait fouiller en sa présence et leur rendait la liberté, non sans leur répéter plusieurs fois qu’il ferait pendre à l’instant celui d’entre eux qui aurait l’audace de se charger de la moindre commission pour quelque prisonnier. Et l’on savait que dans sa peur de déplaire il était homme à tenir parole, de façon que le marquis Crescenzi était obligé de payer triple ses musiciens fort choqués de cette nuit à passer en prison.
Tout ce que la duchesse put obtenir et à grand-peine de la pusillanimité de l’un de ces hommes, ce fut qu’il se chargerait d’une lettre pour la remettre au gouverneur. La lettre était adressée à Fabrice; on y déplorait la fatalité qui faisait que depuis plus de cinq mois qu’il était en prison, ses amis du dehors n’avaient pu établir avec lui la moindre correspondance.
En entrant à la citadelle, le musicien gagné se jeta aux genoux du général Fabio Conti, et lui avoua qu’un prêtre, à lui inconnu, avait tellement insisté pour le charger d’une lettre adressée au sieur del Dongo, qu’il n’avait osé refuser; mais, fidèle à son devoir, il se hâtait de la remettre entre les mains de Son Excellence.
L’Excellence fut très flattée: elle connaissait les ressources dont la duchesse disposait, et avait grand-peur d’être mystifié. Dans sa joie, le général alla présenter cette lettre au prince, qui fut ravi.
—Ainsi, la fermeté de mon administration est parvenue à me venger! Cette femme hautaine souffre depuis cinq mois! Mais l’un de ces jours nous allons faire préparer un échafaud, et sa folle imagination ne manquera pas de croire qu’il est destiné au petit del Dongo.