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La Chartreuse De Parme

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CHAPITRE XX

Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couché sur sa fenêtre, avait passé la tête par le guichet pratiqué dans l’abat-jour, et contemplait les étoiles et l’immense horizon dont on jouit du haut de la tour Farnèse. Ses yeux, errant dans la campagne du côté du bas Pô et de Ferrare, remarquèrent par hasard une lumière excessivement petite, mais assez vive, qui semblait partir du haut d’une tour. «Cette lumière ne doit pas être aperçue de la plaine, se dit Fabrice, l’épaisseur de la tour l’empêche d’être vue d’en bas; ce sera quelque signal pour un point éloigné.» Tout à coup il remarqua que cette lueur paraissait et disparaissait à des intervalles fort rapprochés. C’est quelque jeune fille qui parle à son amant du village voisin. Il compta neuf apparitions successives: «Ceci est un I», dit-il. En effet, l’I est la neuvième lettre de l’alphabet. Il y eut ensuite, après un repos, quatorze apparitions: «Ceci est un N»; puis, encore après un repos, une seule apparition: «C’est un A; le mot est Ina

Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand les apparitions successives, toujours séparées par de petits repos, vinrent compléter les mots suivants:

Ina pensa a te.

Evidemment: Gina pense à toi!

Il répondit à l’instant par des apparitions successives de sa lampe au vasistas par lui pratiqué:

Fabrice t’aime!

La correspondance continua jusqu’au jour. Cette nuit était la cent soixante-treizième de sa captivité, et on lui apprit que depuis quatre mois on faisait ces signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait les voir et les comprendre; on commença dès cette première nuit à établir des abréviations: trois apparitions se suivant très rapidement indiquaient la duchesse; quatre, le prince; deux, le comte Mosca; deux apparitions rapides suivies de deux lentes voulaient dire évasion. On convint de suivre à l’avenir l’ancien alphabet alla monaca, qui, afin de n’être pas deviné par des indiscrets, change le numéro ordinaire des lettres, et leur en donne d’arbitraires; A, par exemple, porte le numéro 10; le B, le numéro 3; c’est-à-dire que trois éclipses successives de la lampe veulent dire B, dix éclipses successives, l’A, etc.; un moment d’obscurité fait la séparation des mots. On prit rendez-vous pour le lendemain à une heure après minuit, et le lendemain la duchesse vint à cette tour qui était à un quart de lieue de la ville. Ses yeux se remplirent de larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice qu’elle avait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-même par des apparitions de lampe: Je t’aime, bon courage, santé, bon espoir! Exerce tes forces dans ta chambre, tu auras besoin de la force de tes bras. «Je ne l’ai pas vu, se disait la duchesse, depuis le concert de la Fausta, lorsqu’il parut à la porte de mon salon habillé en chasseur. Qui m’eût dit alors le sort qui nous attendait!»

La duchesse fit faire des signaux qui annonçaient à Fabrice que bientôt il serait délivré, grâce à la bonté du prince (ces signaux pouvaient être compris); puis elle revint à lui dire des tendresses; elle ne pouvait s’arracher d’auprès de lui! Les seules représentations de Ludovic, qui, parce qu’il avait été utile à Fabrice, était devenu son factotum, purent l’engager, lorsque le jour allait déjà paraître, à discontinuer des signaux qui pouvaient attirer les regards de quelque méchant. Cette annonce plusieurs fois répétée d’une délivrance prochaine jeta Fabrice dans une profonde tristesse: Clélia, la remarquant le lendemain, commit l’imprudence de lui en demander la cause.

—Je me vois sur le point de donner un grave sujet de mécontentement à la duchesse.

—Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? s’écria Clélia transportée de la curiosité la plus vive.

—Elle veut que je sorte d’ici, lui répondit-il, et c’est à quoi je ne consentirai jamais.

Clélia ne put répondre, elle le regarda et fondit en larmes. S’il eût pu lui adresser la parole de près, peut-être alors eût-il obtenu l’aveu de sentiments dont l’incertitude le plongeait souvent dans un profond découragement; il sentait vivement que la vie, sans l’amour de Clélia, ne pouvait être pour lui qu’une suite de chagrins amers ou d’ennuis insupportables. Il lui semblait que ce n’était plus la peine de vivre pour retrouver ces mêmes bonheurs qui lui semblaient intéressants avant d’avoir connu l’amour, et quoique le suicide ne soit pas encore à la mode en Italie, il y avait songé comme à une ressource, si le destin le séparait de Clélia.

Le lendemain il reçut d’elle une fort longue lettre.

Il faut, mon ami, que vous sachiez la vérité: bien souvent, depuis que vous êtes ici, l’on a cru à Parme que votre dernier jour était arrivé. Il est vrai que vous n’êtes condamné qu’à douze années de forteresse; mais il est, par malheur, impossible de douter qu’une haine toute-puissante ne s’attache à vous poursuivre, et vingt fois j’ai tremblé que le poison ne vînt mettre fin à vos jours: saisissez donc tous les moyens possibles de sortir d’ici. Vous voyez que pour vous je manque aux devoirs les plus saints; jugez de l’imminence du danger par les choses que je me hasarde à vous dire et qui sont si déplacées dans ma bouche. S’il le faut absolument, s’il n’est aucun autre moyen de salut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peut mettre votre vie dans le plus grand péril; songez qu’il est un parti à la cour que la perspective d’un crime n’arrêta jamais dans ses desseins. Et ne voyez-vous pas tous les projets de ce parti sans cesse déjoués par l’habileté supérieure du comte Mosca? Or, on a trouvé un moyen certain de l’exiler de Parme, c’est le désespoir de la duchesse; et n’est-on pas trop certain d’amener ce désespoir par la mort d’un jeune prisonnier? Ce mot seul, qui est sans réponse, doit vous faire juger de votre situation. Vous dites que vous avez de l’amitié pour moi: songez d’abord que des obstacles insurmontables s’opposent à ce que ce sentiment prenne jamais une certaine fixité entre nous. Nous nous serons rencontrés dans notre jeunesse, nous nous serons tendu une main secourable dans une période malheureuse; le destin m’aura placée en ce lieu de sévérité pour adoucir vos peines, mais je me ferais des reproches éternels si des illusions, que rien n’autorise et n’autorisera jamais, vous portaient à ne pas saisir toutes les occasions possibles de soustraire votre vie à un si affreux péril. J’ai perdu la paix de l’âme par la cruelle imprudence que j’ai commise en échangeant avec vous quelques signes de bonne amitié. Si nos jeux d’enfant, avec des alphabets, vous conduisent à des illusions si peu fondées et qui peuvent vous être si fatales, ce serait en vain que pour me justifier je me rappellerais la tentative de Barbone. Je vous aurais jeté moi-même dans un péril bien plus affreux, bien plus certain, en croyant vous soustraire à un danger du moment; et mes imprudences sont à jamais impardonnables si elles ont fait naître des sentiments qui puissent vous porter à résister aux conseils de la duchesse. Voyez ce que vous m’obligez à vous répéter; sauvez-vous, je vous l’ordonne...

Cette lettre était fort longue; certains passages, tels que le je vous l’ordonne, que nous venons de transcrire, donnèrent des moments d’espoir délicieux à l’amour de Fabrice. Il lui semblait que le fond des sentiments était assez tendre, si les expressions étaient remarquablement prudentes. Dans d’autres instants, il payait la peine de sa complète ignorance en ce genre de guerre; il ne voyait que de la simple amitié, ou même de l’humanité fort ordinaire, dans cette lettre de Clélia.

Au reste, tout ce qu’elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant de dessein: en supposant que les périls qu’elle lui peignait fussent bien réels, était-ce trop que d’acheter, par quelques dangers du moment, le bonheur de la voir tous les jours? Quelle vie mènerait-il quand il serait de nouveau réfugié à Bologne ou à Florence? car, en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas même espérer la permission de vivre à Parme. Et même, quand le prince changerait au point de le mettre en liberté (ce qui était si peu probable, puisque lui, Fabrice, était devenu, pour une faction puissante, un moyen de renverser le comte Mosca), quelle vie mènerait-il à Parme, séparé de Clélia par toute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par mois, peut-être, le hasard les placerait dans les mêmes salons; mais, même alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle? Comment retrouver cette intimité parfaite dont chaque jour maintenant il jouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon, comparée à celle qu’ils faisaient avec des alphabets? «Et, quand je devrais acheter cette vie de délices et cette chance unique de bonheur par quelques petits dangers, où serait le mal? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner une preuve de mon amour?»

Fabrice ne vit dans la lettre de Clélia que l’occasion de lui demander une entrevue: c’était l’unique et constant objet de tous ses désirs; il ne lui avait parlé qu’une fois, et encore un instant, au moment de son entrée en prison, et il y avait alors de cela plus de deux cents jours.

Il se présentait un moyen facile de rencontrer Clélia: l’excellent abbé don Cesare accordait à Fabrice une demi-heure de promenade sur la terrasse de la tour Farnèse tous les jeudis, pendant le jour; mais les autres jours de la semaine, cette promenade, qui pouvait être remarquée par tous les habitants de Parme et des environs et compromettre gravement le gouverneur, n’avait lieu qu’à la tombée de la nuit. Pour monter sur la terrasse de la tour Farnèse il n’y avait d’autre escalier que celui du petit clocher dépendant de la chapelle si lugubrement décorée en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient peut-être. Grillo conduisait Fabrice à cette chapelle, il lui ouvrait le petit escalier du clocher: son devoir eût été de l’y suivre, mais, comme les soirées commençaient à être fraîches, le geôlier le laissait monter seul, l’enfermait à clef dans ce clocher qui communiquait à la terrasse, et retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien! un soir, Clélia ne pourrait-elle pas se trouver, escortée par sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir?

Toute la longue lettre par laquelle Fabrice répondait à celle de Clélia était calculée pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confidence avec une sincérité parfaite, et comme s’il se fût agi d’une autre personne, de toutes les raisons qui le décidaient à ne pas quitter la citadelle.

«Je m’exposerais chaque jour à la perspective de mille morts pour avoir le bonheur de vous parler à l’aide de nos alphabets, qui maintenant ne nous arrêtent pas un instant, et vous voulez que je fasse la duperie de m’exiler à Parme, ou peut-être à Bologne, ou même à Florence! Vous voulez que je marche pour m’éloigner de vous! Sachez qu’un tel effort m’est impossible; c’est en vain que je vous donnerais ma parole, je ne pourrais la tenir.»

Le résultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de Clélia, qui ne dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint à la volière que dans les instants où elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage de la petite ouverture pratiquée à l’abat-jour. Fabrice fut au désespoir; il conclut de cette absence que, malgré certains regards qui lui avaient fait concevoir de folles espérances, jamais il n’avait inspiré à Clélia d’autres sentiments que ceux d’une simple amitié. «En ce cas, se disait-il, que m’importe la vie? que le prince me la fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas quitter la forteresse.» Et c’était avec un profond sentiment de dégoût que, toutes les nuits, il répondait aux signaux de la petite lampe. La duchesse le crut tout à fait fou quand elle lut, sur le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots étranges: je ne veux pas me sauver; je veux mourir ici!

Pendant ces cinq journées, si cruelles pour Fabrice, Clélia était plus malheureuse que lui; elle avait eu cette idée, si poignante pour une âme généreuse: «Mon devoir est de m’enfuir dans un couvent, loin de la citadelle; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les geôliers, alors il se déterminera à une tentative d’évasion.» Mais aller au couvent, c’était renoncer à jamais revoir Fabrice; et renoncer à le voir quand il donnait une preuve si évidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier à la duchesse n’existaient plus maintenant! Quelle preuve d’amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner? Après sept longs mois de prison, qui avaient gravement altéré sa santé, il refusait de reprendre sa liberté. Un être léger, tel que les discours des courtisans avaient dépeint Fabrice aux yeux de Clélia, eût sacrifié vingt maîtresses pour sortir un jour plus tôt de la citadelle; et que n’eût-il pas fait pour sortir d’une prison où chaque jour le poison pouvait mettre fin à sa vie!

Clélia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un refuge dans un couvent, ce qui en même temps lui eût donné un moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute commise, comment résister à ce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui exposait sa vie à des périls affreux pour obtenir le simple bonheur de l’apercevoir d’une fenêtre à l’autre? Après cinq jours de combats affreux, entremêlés de moments de mépris pour elle-même, Clélia se détermina à répondre à la lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre noir. A la vérité elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce moment toute tranquillité fut perdue pour elle, à chaque instant son imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison; elle venait six ou huit fois par jour à la volière, elle éprouvait le besoin passionné de s’assurer par ses yeux que Fabrice vivait.

«S’il est encore à la forteresse, se disait-elle, s’il est exposé à toutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-être contre lui dans le but de chasser le comte Mosca, c’est uniquement parce que j’ai eu la lâcheté de ne pas m’enfuir au couvent! Quel prétexte pour rester ici une fois qu’il eût été certain que je m’en étais éloignée à jamais?»

Cette fille si timide à la fois et si hautaine en vint à courir la chance d’un refus de la part du geôlier Grillo; bien plus, elle s’exposa à tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la singularité de sa conduite. Elle descendit à ce degré d’humiliation de le faire appeler, et de lui dire d’une voix tremblante et qui trahissait tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa liberté, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux démarches les plus actives, que souvent il était nécessaire d’avoir à l’instant même la réponse du prisonnier à de certaines propositions qui étaient faites, et qu’elle l’engageait, lui Grillo, à permettre à Fabrice de pratiquer une ouverture dans l’abat-jour qui masquait sa fenêtre, afin qu’elle pût lui communiquer par signes les avis qu’elle recevait plusieurs fois la journée de Mme Sanseverina.

Grillo sourit et lui donna l’assurance de son respect et de son obéissance. Clélia lui sut un gré infini de ce qu’il n’ajoutait aucune parole; il était évident qu’il savait fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois.

A peine ce geôlier fut-il hors de chez elle que Clélia fit le signal dont elle était convenue pour appeler Fabrice dans les grandes occasions; elle lui avoua tout ce qu’elle venait de faire.

—Vous voulez périr par le poison, ajouta-t-elle: j’espère avoir le courage un de ces jours de quitter mon père, et de m’enfuir dans quelque couvent lointain; voilà l’obligation que je vous aurai; alors j’espère que vous ne résisterez plus aux plans qui peuvent vous être proposés pour vous tirer d’ici; tant que vous y êtes, j’ai des moments affreux et déraisonnables; de la vie je n’ai contribué au malheur de personne, et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idée que j’aurais au sujet d’un parfait inconnu me mettrait au désespoir, jugez de ce que j’éprouve quand je viens à me figurer qu’un ami, dont la déraison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu’enfin je vois tous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment même aux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-même que vous vivez.

«C’est pour me soustraire à cette affreuse douleur que je viens de m’abaisser jusqu’à demander une grâce à un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-être heureuse qu’il vînt me dénoncer à mon père, à l’instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous obéirez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami cruel? c’est moi qui vous sollicite de trahir mon père! Appelez Grillo, et faites-lui un cadeau.

Fabrice était tellement amoureux, la plus simple expression de la volonté de Clélia le plongeait dans une telle crainte, que même cette étrange communication ne fut point pour lui la certitude d’être aimé. Il appela Grillo auquel il paya généreusement les complaisances passées, et quant à l’avenir, il lui dit que pour chaque jour qu’il lui permettrait de faire usage de l’ouverture pratiquée dans l’abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut enchanté de ces conditions.

—Je vais vous parler le cœur sur la main, monseigneur: voulez-vous vous soumettre à manger votre dîner froid tous les jours? il est un moyen bien simple d’éviter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discrétion, un geôlier doit tout voir et ne rien deviner, etc. Au lieu d’un chien j’en aurai plusieurs, et vous-même vous leur ferez goûter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu’aux bouteilles dont j’aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre à jamais, il suffit qu’elle fasse confidence de ces détails même à Mlle Clélia; les femmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous, après-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention à son père, dont la plus douce joie serait d’avoir de quoi faire pendre un geôlier. Après Barbone, c’est peut-être l’être le plus méchant de la forteresse, et c’est là ce qui fait le vrai danger de votre position; il sait manier le poison, soyez-en sûr, et il ne me pardonnerait pas cette idée d’avoir trois ou quatre petits chiens.

Il y eut une nouvelle sérénade. Maintenant Grillo répondait à toutes les questions de Fabrice; il s’était bien promis toutefois d’être prudent, et de ne point trahir Mlle Clélia, qui, selon lui, tout en étant sur le point d’épouser le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche des Etats de Parme, n’en faisait pas moins l’amour, autant que les murs de la prison le permettaient, avec l’aimable monsignore del Dongo. Il répondait aux dernières questions de celui-ci sur la sérénade, lorsqu’il eut l’étourderie d’ajouter:

—On pense qu’il l’épousera bientôt.

On peut juger de l’effet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne répondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu’il était malade. Le lendemain matin, dès les dix heures, Clélia ayant paru à la volière, il lui demanda, avec un ton de politesse cérémonieuse bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu’elle aimait le marquis Crescenzi, et qu’elle était sur le point de l’épouser.

—C’est que rien de tout cela n’est vrai, répondit Clélia avec impatience.

Il est véritable aussi que le reste de sa réponse fut moins net: Fabrice le lui fit remarquer et profita de l’occasion pour renouveler la demande d’une entrevue. Clélia, qui voyait sa bonne foi mise en doute, l’accorda presque aussitôt, tout en lui faisant observer qu’elle se déshonorait à jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle parut, accompagnée de sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir; elle s’arrêta au milieu, à côté de la lampe de veille; la femme de chambre et Grillo retournèrent à trente pas auprès de la porte. Clélia, toute tremblante, avait préparé un beau discours: son but était de ne point faire d’aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante; le profond intérêt qu’elle met à savoir la vérité ne lui permet point de garder de vains ménagements, en même temps que l’extrême dévouement qu’elle sent pour ce qu’elle aime lui ôte la crainte d’offenser. Fabrice fut d’abord ébloui de la beauté de Clélia, depuis près de huit mois il n’avait vu d’aussi près que des geôliers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit clairement que Clélia ne répondait qu’avec des ménagements prudents; Clélia elle-même comprit qu’elle augmentait les soupçons au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle.

—Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colère et les larmes aux yeux, de m’avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois à moi-même? Jusqu’au 3 août de l’année passée, je n’avais éprouvé que de l’éloignement pour les hommes qui avaient cherché à me plaire. J’avais un mépris sans bornes et probablement exagéré pour le caractère des courtisans, tout ce qui était heureux à cette cour me déplaisait. Je trouvai au contraire des qualités singulières à un prisonnier qui le 3 août fut amené dans cette citadelle. J’éprouvai, d’abord sans m’en rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les grâces d’une femme charmante, et de moi bien connue, étaient des coups de poignard pour mon cœur, parce que je croyais, et je crois encore un peu, que ce prisonnier lui était attaché. Bientôt les persécutions du marquis Crescenzi, qui avait demandé ma main, redoublèrent; il est fort riche et nous n’avons aucune fortune; je les repoussais avec une grande liberté d’esprit, lorsque mon père prononça le mot fatal de couvent; je compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont le sort m’intéressait. Le chef-d’œuvre de mes précautions avait été que jusqu’à ce moment il ne se doutât en aucune façon des affreux dangers qui menaçaient sa vie. Je m’étais bien promis de ne jamais trahir ni mon père ni mon secret; mais cette femme d’une activité admirable, d’un esprit supérieur, d’une volonté terrible, qui protège ce prisonnier, lui offrit, à ce que je suppose, des moyens d’évasion, il les repoussa et voulut me persuader qu’il se refusait à quitter la citadelle pour ne pas s’éloigner de moi. Alors je fis une grande faute, je combattis pendant cinq jours, j’aurais dû à l’instant me réfugier au couvent et quitter la forteresse: cette démarche m’offrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je n’eus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille perdue; je me suis attachée à un homme léger: je sais quelle a été sa conduite à Naples; et quelle raison aurais-je de croire qu’il aura changé de caractère? Enfermé dans une prison sévère, il a fait la cour à la seule femme qu’il pût voir, elle a été une distraction pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu’avec de certaines difficultés, cet amusement a pris la fausse apparence d’une passion. Ce prisonnier s’étant fait un nom dans le monde par son courage, il s’imagine prouver que son amour est mieux qu’un simple goût passager, en s’exposant à d’assez grands périls pour continuer à voir la personne qu’il croit aimer. Mais dès qu’il sera dans une grande ville, entouré de nouveau des séductions de la société, il sera de nouveau ce qu’il a toujours été, un homme du monde adonné aux dissipations, à la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubliée de cet être léger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu.

Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut, comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il était éperdument amoureux, aussi il était parfaitement convaincu qu’il n’avait jamais aimé avant d’avoir vu Clélia, et que la destinée de sa vie était de ne vivre que pour elle.

Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu’il disait, lorsque la femme de chambre avertit sa maîtresse que onze heures et demie venaient de sonner, et que le général pouvait rentrer à tout moment; la séparation fut cruelle.

—Je vous vois peut-être pour la dernière fois, dit Clélia au prisonnier: une mesure qui est dans l’intérêt évident de la cabale Raversi peut vous fournir une cruelle façon de prouver que vous n’êtes pas inconstant.

Clélia quitta Fabrice étouffée par ses sanglots, et mourant de honte de ne pouvoir les dérober entièrement à sa femme de chambre ni surtout au geôlier Grillo. Une seconde conversation n’était possible que lorsque le général annoncerait devoir passer la soirée dans le monde; et comme depuis la prison de Fabrice, et l’intérêt qu’elle inspirait à la curiosité du courtisan, il avait trouvé prudent de se donner un accès de goutte presque continuel, ses courses à la ville, soumises aux exigences d’une politique savante, ne se décidaient qu’au moment de monter en voiture.

Depuis cette soirée dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut une suite de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore s’opposer à son bonheur; mais enfin il avait cette joie suprême et peu espérée d’être aimé par l’être divin qui occupait toutes ses pensées.

La troisième journée après cette entrevue, les signaux de la lampe finirent de fort bonne heure, à peu près sur le minuit; à l’instant où ils se terminaient, Fabrice eut presque la tête cassée par une grosse balle de plomb qui, lancée dans la partie supérieure de l’abat-jour de sa fenêtre, vint briser ses vitres de papier et tomba dans sa chambre.

Cette fort grosse balle n’était point aussi pesante à beaucoup près que l’annonçait son volume; Fabrice réussit facilement à l’ouvrir et trouva une lettre de la duchesse. Par l’entremise de l’archevêque qu’elle flattait avec soin, elle avait gagné un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats placés en sentinelle aux angles et à la porte du palais du gouverneur ou s’arrangeait avec eux.

Il faut te sauver avec des cordes: je frémis en te donnant cet avis étrange, j’hésite depuis plus de deux mois entiers à te dire cette parole; mais l’avenir officiel se rembrunit chaque jour, et l’on peut s’attendre à ce qu’il y a de pis. A propos, recommence à l’instant les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reçu cette lettre dangereuse; marque P, B et G à la monaca, c’est-à-dire quatre, douze et deux; je ne respirerai pas jusqu’à ce que j’aie vu ce signal; je suis à la tour, on répondra par N et O, sept et cinq. La réponse reçue, ne fais plus aucun signal, et occupe-toi uniquement à comprendre ma lettre.

Fabrice se hâta d’obéir, et fit les signaux convenus qui furent suivis des réponses annoncées, puis il continua la lecture de la lettre.

On peut s’attendre à ce qu’il y a de pis; c’est ce que m’ont déclaré les trois hommes dans lesquels j’ai le plus de confiance, après que je leur ai fait jurer sur l’Evangile de me dire la vérité, quelque cruelle qu’elle pût être pour moi. Le premier de ces hommes menaça le chirurgien dénonciateur à Ferrare de tomber sur lui avec un couteau ouvert à la main; le second te dit à ton retour de Belgirate, qu’il aurait été plus strictement prudent de donner un coup de pistolet au valet de chambre qui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisième, c’est un voleur de grand chemin de mes amis, homme d’exécution s’il en fut, et qui a autant de courage que toi; c’est pourquoi surtout je lui ai demandé de me déclarer ce que tu devais faire. Tous les trois m’ont dit, sans savoir chacun que j’eusse consulté les deux autres, qu’il vaut mieux s’exposer à se casser le cou que de passer encore onze années et quatre mois dans la crainte continuelle d’un poison fort probable.

Il faut pendant un mois t’exercer dans ta chambre à monter et descendre au moyen d’une corde nouée. Ensuite, un jour de fête où la garnison de la citadelle aura reçu une gratification de vin, tu tenteras la grande entreprise. Tu auras trois cordes en soie et chanvre, de la grosseur d’une plume de cygne, la première de quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu’il y a de ta fenêtre au bois d’orangers, la seconde de trois cents pieds, et c’est là la difficulté à cause du poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds qu’a de hauteur le mur de la grosse tour; une troisième de trente pieds te servira à descendre le rempart. Je passe ma vie à étudier le grand mur à l’orient, c’est-à-dire du côté de Ferrare: une fente causée par un tremblement de terre a été remplie au moyen d’un contrefort qui forme plan incliné. Mon voleur de grand chemin m’assure qu’il se ferait fort de descendre de ce côté-là sans trop de difficulté et sous peine seulement de quelques écorchures, en se laissant glisser sur le plan incliné formé par ce contrefort. L’espace vertical n’est que de vingt-huit pieds tout à fait au bas; ce côté est le moins bien gardé.

Cependant, à tout prendre, mon voleur, qui trois fois s’est sauvé de prison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu’il exècre les gens de ta caste; mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et leste comme toi, pense qu’il aimerait mieux descendre par le côté du couchant, exactement vis-à-vis le petit palais occupé jadis par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le déciderait pour ce côté, c’est que la muraille, quoique très peu inclinée, est presque constamment garnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit doigt, qui peuvent fort bien écorcher si l’on n’y prend garde, mais qui, aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais ce côté du couchant avec une excellente lunette; la place à choisir, c’est précisément au-dessous d’une pierre neuve que l’on a placée à la balustrade d’en haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement au-dessous de cette pierre, tu trouveras d’abord un espace nu d’une vingtaine de pieds; il faut aller là très lentement (tu sens si mon cœur frémit en te donnant ces instructions terribles, mais le courage consiste à savoir choisir le moindre mal, si affreux qu’il soit encore); après l’espace nu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds de broussailles fort grandes, où l’on voit voler des oiseaux, puis un espace de trente pieds qui n’a que des herbes, des violiers et des pariétaires. Ensuite, en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt-cinq ou trente pieds récemment éparvérés.

Ce qui me déciderait pour ce côté, c’est que là se trouve verticalement, au-dessous de la pierre neuve de la balustrade d’en haut, une cabane en bois bâtie par un soldat dans son jardin, et que le capitaine du génie employé à la forteresse veut le forcer à démolir; elle a dix-sept pieds de haut, elle est couverte en chaume, et le toit touche au grand mur de la citadelle. C’est ce toit qui me tente; dans le cas affreux d’un accident, il amortirait la chute. Une fois arrivé là, tu es dans l’enceinte des remparts assez négligemment gardés; si l’on t’arrêtait là, tire des coups de pistolet et défends-toi quelques minutes. Ton ami de Ferrare et un autre homme de cœur, celui que j’appelle le voleur de grand chemin, auront des échelles, et n’hésiteront pas à escalader ce rempart assez bas, et à voler à ton secours.

Le rempart n’a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je serai au pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens armés.

J’ai l’espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la même voie que celle-ci. Je répéterai sans cesse les mêmes choses en d’autres termes, afin que nous soyons bien d’accord. Tu devines de quel cœur je te dis que l’homme du coup de pistolet au valet de chambre, qui, après tout, est le meilleur des êtres et se meurt de repentir, pense que tu en seras quitte pour un bras cassé. Le voleur de grand chemin, qui a plus d’expérience de ces sortes d’expéditions, pense que, si tu veux descendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta liberté ne te coûtera que des écorchures. La grande difficulté, c’est d’avoir des cordes; c’est à quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que cette grande idée occupe tous mes instants.

Je ne réponds pas à cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies dite de ta vie: «Je ne veux pas me sauver!» L’homme du coup de pistolet au valet de chambre s’écria que l’ennui t’avait rendu fou. Je ne te cacherai point que nous redoutons un fort imminent danger qui peut-être fera hâter le jour de ta fuite. Pour t’annoncer ce danger, la lampe dira plusieurs fois de suite: Le feu a pris au château! Tu répondras: Mes livres sont-ils brûlés?

Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de détails; elle était écrite en caractères microscopiques sur du papier très fin.

«Tout cela est fort beau et fort bien inventé, se dit Fabrice; je dois une reconnaissance éternelle au comte et à la duchesse; ils croiront peut-être que j’ai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l’on se sauva d’un lieu où l’on est au comble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil affreux où tout manquera, jusqu’à l’air pour respirer? Que ferais-je au bout d’un mois que je serais à Florence? je prendrais un déguisement pour venir rôder auprès de la porte de cette forteresse, et tâcher d’épier un regard!»

Le lendemain, Fabrice eut peur; il était à sa fenêtre vers les onze heures, regardant le magnifique paysage et attendant l’instant heureux où il pourrait voir Clélia, lorsque Grillo entra hors d’haleine dans sa chambre:

—Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d’être malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger: réfléchissez bien avant de parler; ils viennent pour vous entortiller.

En disant ces paroles Grillo se hâtait de fermer la petite trappe de l’abat-jour, poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois manteaux.

—Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites répéter les questions pour réfléchir.

Les trois juges entrèrent. «Trois échappés des galères, se dit Fabrice en voyant ces physionomies basses, et non pas trois juges»; ils avaient de longues robes noires. Ils saluèrent gravement, et occupèrent, sans mot dire, les trois chaises qui étaient dans la chambre.

—Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus âgé, nous sommes peinés de la triste mission que nous venons remplir auprès de vous. Nous sommes ici pour vous annoncer le décès de Son Excellence M. le marquis del Dongo, votre père, second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien, chevalier grand-croix des ordres de, etc.

Fabrice fondit en larmes; le juge continua.

—Madame la marquise del Dongo, votre mère, vous fait part de cette nouvelle par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des réflexions inconvenantes, par un arrêt d’hier, la cour de justice a décidé que sa lettre vous serait communiquée seulement par extrait, et c’est cet extrait que M. le greffier Bona va vous lire.

Cette lecture terminée, le juge s’approcha de Fabrice toujours couché, et lui fit suivre sur la lettre de sa mère les passages dont on venait de lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement injuste, punition cruelle pour un crime qui n’en est pas un, et comprit ce qui avait motivé la visite des juges. Du reste dans son mépris pour des magistrats sans probité, il ne leur dit exactement que ces paroles:

—Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous m’excuserez si je ne puis me lever.

Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: «Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne l’aimais point.»

Ce jour-là et les suivants, Clélia fut fort triste; elle l’appela plusieurs fois, mais eut à peine le courage de lui dire quelques paroles. Le matin du cinquième jour qui suivit la première entrevue, elle lui dit que dans la soirée elle viendrait à la chapelle de marbre.

—Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant.

Elle était tellement tremblante qu’elle avait besoin de s’appuyer sur sa femme de chambre. Après l’avoir renvoyée à l’entrée de la chapelle:

—Vous allez me donner votre parole d’honneur, ajouta-t-elle d’une voix à peine intelligible, vous allez me donner votre parole d’honneur d’obéir à la duchesse, et de tenter de fuir le jour qu’elle vous l’ordonnera et de la façon qu’elle vous l’indiquera, ou demain matin je me réfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous adresserai la parole.

Fabrice resta muet.

—Promettez, dit Clélia les larmes aux yeux et comme hors d’elle-même, ou bien nous nous parlons ici pour la dernière fois. La vie que vous m’avez faite est affreuse: vous êtes ici à cause de moi et chaque jour peut être le dernier de votre existence.

En ce moment Clélia était si faible qu’elle fut obligée de chercher un appui sur un énorme fauteuil placé jadis au milieu de la chapelle, pour l’usage du prince prisonnier; elle était sur le point de se trouver mal.

—Que faut-il promettre? dit Fabrice d’un air accablé.

—Vous le savez.

—Je jure donc de me précipiter sciemment dans un malheur affreux, et de me condamner à vivre loin de tout ce que j’aime au monde.

—Promettez des choses précises.

—Je jure d’obéir à la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu’elle le voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de vous?

—Jurez de vous sauver, quoi qu’il puisse arriver.

—Comment! êtes-vous décidée à épouser le marquis Crescenzi dès que je n’y serai plus?

—O Dieu! quelle âme me croyez-vous?... Mais jurez, ou je n’aurai plus un seul instant la paix de l’âme.

—Eh bien! je jure de me sauver d’ici le jour que Mme Sanseverina l’ordonnera, et quoi qu’il puisse arriver d’ici là.

Ce serment obtenu, Clélia était si faible qu’elle fut obligée de se retirer après avoir remercié Fabrice.

—Tout était prêt pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous vous étiez obstiné à rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la dernière fois de ma vie, j’en avais fait le vœu à la Madone. Maintenant, dès que je pourrai sortir de ma chambre, j’irai examiner le mur terrible au-dessous de la pierre neuve de la balustrade.

Le lendemain, il la trouva pâle au point de lui faire une vive peine. Elle lui dit de la fenêtre de la volière:

—Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du péché dans notre amitié, je ne doute pas qu’il ne nous arrive malheur. Vous serez découvert en cherchant à prendre la fuite, et perdu à jamais, si ce n’est pis; toutefois il faut satisfaire à la prudence humaine, elle nous ordonne de tout tenter. Il vous faut pour descendre en dehors de la grosse tour une corde solide de plus de deux cents pieds de longueur. Quelques soins que je me donne depuis que je sais le projet de la duchesse, je n’ai pu me procurer que des cordes formant à peine ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes les cordes que l’on voit dans la forteresse sont brûlées, et tous les soirs on enlève les cordes des puits, si faibles d’ailleurs que souvent elles cassent en remontant leur léger fardeau. Mais priez Dieu qu’il me pardonne, je trahis mon père, et je travaille, fille dénaturée, à lui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est sauvée, faites le vœu d’en consacrer tous les instants à sa gloire.

«Voici une idée qui m’est venue: dans huit jours je sortirai de la citadelle pour assister aux noces d’une des sœurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le soir comme il est convenable, mais je ferai tout au monde pour ne rentrer que fort tard, et peut-être Barbone n’osera-t-il pas m’examiner de trop près. A cette noce de la sœur du marquis se trouveront les plus grandes dames de la cour, et sans doute Mme Sanseverina. Au nom de Dieu! faites qu’une de ces dames me remette un paquet de cordes bien serrées, pas trop grosses, et réduites au plus petit volume. Dussé-je m’exposer à mille morts, j’emploierai les moyens même les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes dans la citadelle, au mépris, hélas! de tous mes devoirs. Si mon père en a connaissance je ne vous reverrai jamais; mais quelle que soit la destinée qui m’attend, je serai heureuse dans les bornes d’une amitié de sœur si je puis contribuer à vous sauver.

Le soir même, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe, Fabrice donna avis à la duchesse de l’occasion unique qu’il y aurait de faire entrer dans la citadelle une quantité de cordes suffisante. Mais il la suppliait de garder le secret même envers le comte, ce qui parut bizarre. «Il est fou, pensa la duchesse, la prison l’a changé, il prend les choses au tragique.» Le lendemain, une balle de plomb, lancée par le frondeur, apporta au prisonnier l’annonce du plus grand péril possible: la personne qui se chargeait de faire entrer les cordes, lui disait-on, lui sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice se hâta de donner cette nouvelle à Clélia. Cette balle de plomb apportait aussi à Fabrice une vue fort exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre du haut de la grosse tour dans l’espace compris entre les bastions; de ce lieu, il était assez facile ensuite de se sauver, les remparts n’ayant que vingt-trois pieds de haut et étant assez négligemment gardés. Sur le revers du plan était écrit d’une petite écriture fine un sonnet magnifique: une âme généreuse exhortait Fabrice à prendre la fuite, et à ne pas laisser avilir son âme et dépérir son corps par les onze années de captivité qu’il avait encore à subir.

Ici un détail nécessaire et qui explique en partie le courage qu’eut la duchesse de conseiller à Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige d’interrompre pour un instant l’histoire de cette entreprise hardie.

Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi n’était pas fort uni. Le chevalier Riscara détestait le fiscal Rassi qu’il accusait de lui avoir fait perdre un procès important dans lequel, à la vérité, lui Riscara avait tort. Par Riscara, le prince reçut un avis anonyme qui l’avertissait qu’une expédition de la sentence de Fabrice avait été adressée officiellement au gouverneur de la citadelle. La marquise Raversi, cet habile chef de parti, fut excessivement contrariée de cette fausse démarche, et en fit aussitôt donner avis à son ami, le fiscal général; elle trouvait fort simple qu’il voulût tirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca était au pouvoir. Rassi se présenta intrépidement au palais, pensant bien qu’il en serait quitte pour quelques coups de pied; le prince ne pouvait se passer d’un jurisconsulte habile, et Rassi avait fait exiler comme libéraux un juge et un avocat, les seuls hommes du pays qui eussent pu prendre sa place.

Le prince hors de lui le chargea d’injures et avançait sur lui pour le battre.

—Eh bien, c’est une distraction de commis, répondit Rassi du plus grand sang-froid; la chose est prescrite par la loi, elle aurait dû être faite le lendemain de l’écrou du sieur del Dongo à la citadelle. Le commis plein de zèle a cru avoir fait un oubli, et m’aura fait signer la lettre d’envoi comme une chose de forme.

—Et tu prétends me faire croire des mensonges aussi mal bâtis? s’écria le prince furieux; dis plutôt que tu t’es vendu à ce fripon de Mosca, et c’est pour cela qu’il t’a donné la croix. Mais parbleu, tu n’en seras pas quitte pour des coups: je te ferai mettre en jugement, je te révoquerai honteusement.

—Je vous défie de me faire mettre en jugement! répondit Rassi avec assurance, il savait que c’était un sûr moyen de calmer le prince: la loi est pour moi, et vous n’avez pas un second Rassi pour savoir l’éluder. Vous ne me révoquerez pas, parce qu’il est des moments où votre caractère est sévère, vous avez soif de sang alors, mais en même temps vous tenez à conserver l’estime des Italiens raisonnables; cette estime est un sine qua non pour votre ambition. Enfin, vous me rappellerez au premier acte de sévérité dont votre caractère vous fera un besoin, et, comme à l’ordinaire, je vous procurerai une sentence bien régulière rendue par des juges timides et assez honnêtes gens, et qui satisfera vos passions. Trouvez un autre homme dans vos Etats aussi utile que moi!

Cela dit, Rassi s’enfuit; il en avait été quitte pour un coup de règle bien appliqué et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il partit pour sa terre de Riva; il avait quelque crainte d’un coup de poignard dans le premier mouvement de colère, mais il ne doutait pas non plus qu’avant quinze jours un courrier ne le rappelât dans la capitale. Il employa le temps qu’il passa à la campagne à organiser un moyen de correspondance sûr avec le comte Mosca; il était amoureux fou du titre de baron, et pensait que le prince faisait trop de cas de cette chose jadis sublime, la noblesse, pour la lui conférer jamais; tandis que le comte, très fier de sa naissance, n’estimait que la noblesse prouvée par des titres avant l’an 1400.

Le fiscal général ne s’était point trompé dans ses prévisions: il y avait à peine huit jours qu’il était à sa terre, lorsqu’un ami du prince, qui y vint par hasard, lui conseilla de retourner à Parme sans délai; le prince le reçut en riant, prit ensuite un air fort sérieux, et lui fit jurer sur l’Evangile qu’il garderait le secret sur ce qu’il allait lui confier; Rassi jura d’un grand sérieux, et le prince, l’œil enflammé de haine, s’écria qu’il ne serait pas le maître chez lui tant que Fabrice del Dongo serait en vie.

—Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa présence; ses regards me bravent et m’empêchent de vivre.

Après avoir laissé le prince s’expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant l’extrême embarras, s’écria enfin:

—Votre Altesse sera obéie, sans doute, mais la chose est d’une horrible difficulté: il n’y a pas d’apparence de condamner un del Dongo à mort pour le meurtre d’un Giletti; c’est déjà un tour de force étonnant que d’avoir tiré de cela douze années de citadelle. De plus, je soupçonne la duchesse d’avoir découvert trois des paysans qui travaillaient à la fouille de Sanguigna et qui se trouvaient hors du fossé au moment où ce brigand de Giletti attaqua del Dongo.

—Et où sont ces témoins? dit le prince irrité.

—Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie de Votre Altesse...

—Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer à la chose.

—Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilà tout mon arsenal officiel.

—Reste le poison...

—Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbécile de Conti?

—Mais, à ce qu’on dit, ce ne serait pas son coup d’essai...

—Il faudrait le mettre en colère, reprit Rassi; et d’ailleurs, lorsqu’il expédia le capitaine, il n’avait pas trente ans, et il était amoureux et infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute, tout doit céder à la raison d’Etat; mais, ainsi pris au dépourvu et à la première vue, je ne vois, pour exécuter les ordres du souverain, qu’un nommé Barbone, commis-greffier de la prison, et que le sieur del Dongo renversa d’un soufflet le jour qu’il y entra.

Une fois le prince mis à son aise, la conversation fut infinie; il la termina en accordant à son fiscal général un délai d’un mois; le Rassi en voulait deux. Le lendemain, il reçut une gratification secrète de mille sequins. Pendant trois jours il réfléchit; le quatrième il revint à son raisonnement, qui lui semblait évident: «Le seul comte Mosca aura le cœur de me tenir parole parce que, en me faisant baron, il ne me donne pas ce qu’il estime; secundo, en l’avertissant, je me sauve probablement un crime pour lequel je suis à peu près payé d’avance; tertio, je venge les premiers coups humiliants qu’ait reçus le chevalier Rassi.» La nuit suivante, il communiqua au comte Mosca toute sa conversation avec le prince.

Le comte faisait en secret la cour à la duchesse; il est bien vrai qu’il ne la voyait toujours chez elle qu’une ou deux fois par mois, mais presque toutes les semaines et quand il savait faire naître les occasions de parler de Fabrice, la duchesse, accompagnée de Chékina, venait, dans la soirée avancée, passer quelques instants dans le jardin du comte. Elle savait tromper même son cocher, qui lui était dévoué et qui la croyait en visite dans une maison voisine.

On peut penser si le comte, ayant reçu la terrible confidence du fiscal, fit aussitôt à la duchesse le signal convenu. Quoique l’on fût au milieu de la nuit, elle le fit prier par la Chékina de passer à l’instant chez elle. Le comte, ravi comme un amoureux de cette apparence d’intimité, hésitait cependant à tout dire à la duchesse; il craignait de la voir devenir folle de douleur.

Après avoir cherché des demi-mots pour mitiger l’annonce fatale, il finit cependant par lui tout dire; il n’était pas en son pouvoir de garder un secret qu’elle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur extrême avait eu une grande influence sur cette âme ardente, elle l’avait fortifiée, et la duchesse ne s’emporta point en sanglots ou en plaintes.

Le lendemain soir elle fit faire à Fabrice le signal du grand péril.

—Le feu a pris au château.

Il répondit fort bien.

—Mes livres sont-ils brûlés?

La même nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans une balle de plomb. Ce fut huit jours après qu’eut lieu le mariage de la sœur du marquis Crescenzi, où la duchesse commit une énorme imprudence dont nous rendrons compte en son lieu.

CHAPITRE XXI

A l’époque de ses malheurs il y avait déjà près d’une année que la duchesse avait fait une rencontre singulière: un jour qu’elle avait la luna, comme on dit dans le pays, elle était allée à l’improviste, sur le soir, à son château de Sacca, situé au-delà de Colorno, sur la colline qui domine le Pô. Elle se plaisait à embellir cette terre; elle aimait la vaste forêt qui couronne la colline et touche au château; elle s’occupait à y faire tracer des sentiers dans des directions pittoresques.

—Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait un jour le prince; il est impossible qu’une forêt où l’on sait que vous vous promenez, reste déserte.

Le prince jetait un regard sur le comte dont il prétendait émoustiller la jalousie.

—Je n’ai pas de craintes, Altesse Sérénissime, répondit la duchesse d’un air ingénu, quand je me promène dans mes bois; je me rassure par cette pensée: je n’ai fait de mal à personne, qui pourrait me haïr?

Ce propos fut trouvé hardi, il rappelait les injures proférées par les libéraux du pays, gens fort insolents.

Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint à l’esprit de la duchesse, en remarquant un homme fort mal vêtu qui la suivait de loin à travers le bois. A un détour imprévu que fit la duchesse en continuant sa promenade, cet inconnu se trouva tellement près d’elle qu’elle eut peur. Dans le premier mouvement elle appela son garde-chasse qu’elle avait laissé à mille pas de là, dans le parterre de fleurs tout près du château. L’inconnu eut le temps de s’approcher d’elle et se jeta à ses pieds. Il était jeune, fort bel homme, mais horriblement mal mis; ses habits avaient des déchirures d’un pied de long, mais ses yeux respiraient le feu d’une âme ardente.

—Je suis condamné à mort, je suis le médecin Ferrante Palla, je meurs de faim ainsi que mes cinq enfants.

La duchesse avait remarqué qu’il était horriblement maigre; mais ses yeux étaient tellement beaux et remplis d’une exaltation si tendre, qu’ils lui ôtèrent l’idée du crime. «Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien dû donner de tels yeux au saint Jean dans le désert qu’il vient de placer à la cathédrale.» L’idée de saint Jean lui était suggérée par l’incroyable maigreur de Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins qu’elle avait dans sa bourse, s’excusant de lui offrir si peu sur ce qu’elle venait de payer un compte à son jardinier. Ferrante la remercia avec effusion.

—Hélas, lui dit-il, autrefois j’habitais les villes, je voyais des femmes élégantes; depuis qu’en remplissant mes devoirs de citoyen je me suis fait condamner à mort, je vis dans les bois, et je vous suivais, non pour vous demander l’aumône ou vous voler, mais comme un sauvage fasciné par une angélique beauté. Il y a si longtemps que je n’ai vu deux belles mains blanches!

—Levez-vous donc, lui dit la duchesse, car il était resté à genoux.

—Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me prouve que je ne suis pas occupé actuellement à voler, et elle me tranquillise; car vous saurez que je vole pour vivre depuis que l’on m’empêche d’exercer ma profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis qu’un simple mortel qui adore la sublime beauté.

La duchesse comprit qu’il était un peu fou, mais elle n’eut point peur; elle voyait dans les yeux de cet homme qu’il avait une âme ardente et bonne, et d’ailleurs elle ne haïssait pas les physionomies extraordinaires.

—Je suis donc médecin, et je faisais la cour à la femme de l’apothicaire Sarasine de Parme: il nous a surpris et l’a chassée, ainsi que trois enfants qu’il soupçonnait avec raison être de moi et non de lui. J’en ai eu deux depuis. La mère et les cinq enfants vivent dans la dernière misère, au fond d’une sorte de cabane construite de mes mains à une lieue d’ici, dans le bois. Car je dois me préserver des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas se séparer de moi. Je fus condamné à mort, et fort justement: je conspirais. J’exècre le prince, qui est un tyran. Je ne pris pas la fuite faute d’argent. Mes malheurs sont bien plus grands, et j’aurais dû mille fois me tuer; je n’aime plus la malheureuse femme qui m’a donné ces cinq enfants et s’est perdue pour moi; j’en aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mère mourront littéralement de faim.

Cet homme avait l’accent de la sincérité.

—Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.

—La mère des enfants file; la fille aînée est nourrie dans une ferme de libéraux, où elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de Plaisance à Gênes.

—Comment accordez-vous le vol avec vos principes libéraux?

—Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j’ai quelque chose, je leur rendrai les sommes volées. J’estime qu’un tribun du peuple tel que moi exécute un travail qui, à raison de son danger, vaut bien cent francs par mois; ainsi je me garde bien de prendre plus de douze cents francs par an.

«Je me trompe, je vole quelque petite somme au-delà, car je fais face par ce moyen aux frais d’impression de mes ouvrages.

—Quels ouvrages?

—La... aura-t-elle jamais une chambre et un budget?

—Quoi! dit la duchesse étonnée, c’est vous, monsieur, qui êtes l’un des plus grands poètes du siècle, le fameux Ferrante Palla!

—Fameux peut-être, mais fort malheureux, c’est sûr.

—Et un homme de votre talent, monsieur, est obligé de voler pour vivre!

—C’est peut-être pour cela que j’ai quelque talent. Jusqu’ici tous nos auteurs qui se sont fait connaître étaient des gens payés par le gouvernement ou par le culte qu’ils voulaient saper. Moi, primo, j’expose ma vie; secundo, songez, Madame, aux réflexions qui m’agitent lorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai, me dis-je? La place de tribun rend-elle des services valant réellement cent francs par mois? J’ai deux chemises, l’habit que vous voyez, quelques mauvaises armes, et je suis sûr de finir par la corde: j’ose croire que je suis désintéressé. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse plus trouver que malheur auprès de la mère de mes enfants. La pauvreté me pèse comme laide: j’aime les beaux habits, les mains blanches...

Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit.

—Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous être bonne à quelque chose à Parme?

—Pensez quelquefois à cette question: son emploi est de réveiller les cœurs et de les empêcher de s’endormir dans ce faux bonheur tout matériel que donnent les monarchies. Le service qu’il rend à ses concitoyens vaut-il cent francs par mois?... Mon malheur est d’aimer, dit-il d’un air fort doux, et depuis près de deux ans mon âme n’est occupée que de vous, mais jusqu’ici je vous avais vue sans vous faire peur.

Et il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse qui étonna la duchesse et la rassura. «Les gendarmes auraient de la peine à l’atteindre, pensa-t-elle; en effet, il est fou.»

—Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous depuis longtemps que le pauvre homme est amoureux de Madame; quand Madame est ici nous le voyons errer dans les parties les plus élevées du bois, et dès que Madame est partie, il ne manque pas de venir s’asseoir aux mêmes endroits où elle s’est arrêtée; il ramasse curieusement les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et les conserve longtemps attachées à son mauvais chapeau.

—Et vous ne m’avez jamais parlé de ces folies, dit la duchesse presque du ton du reproche.

—Nous craignions que Madame ne le dît au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante est si bon enfant! ça n’a jamais fait de mal à personne, et parce qu’il aime notre Napoléon, on l’a condamné à mort.

Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre ans c’était le premier secret qu’elle lui faisait, dix fois elle fut obligée de s’arrêter court au milieu d’une phrase. Elle revint à Sacca avec de l’or. Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus tard: Ferrante, après l’avoir suivie quelque temps en gambadant dans le bois à cent pas de distance, fondit sur elle avec la rapidité de l’épervier, et se précipita à ses genoux comme la première fois.

—Où étiez-vous il y a quinze jours?

—Dans la montagne au-delà de Novi, pour voler des muletiers qui revenaient de Milan où ils avaient vendu de l’huile.

—Acceptez cette bourse.

Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu’il baisa et qu’il mit dans son sein, puis la rendit.

—Vous me rendez cette bourse et vous volez!

—Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus de cent francs; or, maintenant, la mère de mes enfants a quatre-vingts francs et moi j’en ai vingt-cinq, je suis en faute de cinq francs, et si l’on me pendait en ce moment j’aurais des remords. J’ai pris ce sequin parce qu’il vient de vous et que je vous aime.

L’intonation de ce mot fort simple fut parfaite. «Il aime réellement», se dit la duchesse.

Ce jour-là, il avait l’air tout à fait égaré. Il dit qu’il y avait à Parme des gens qui lui devaient six cents francs, et qu’avec cette somme il réparerait sa cabane où maintenant ses pauvres petits enfants s’enrhumaient.

—Mais je vous ferai l’avance de ces six cents francs, dit la duchesse tout émue.

—Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me calomnier, et dire que je me vends?

La duchesse attendrie lui offrit une cachette à Parme s’il voulait lui jurer que pour le moment il n’exercerait point sa magistrature dans cette ville, que surtout il n’exécuterait aucun des arrêts de mort que, disait-il, il avait in petto.

—Et si l’on me pend par suite de mon imprudence, dit gravement Ferrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues années, et à qui la faute? Que me dira mon père en me recevant là-haut?

La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants à qui l’humidité pouvait causer des maladies mortelles; il finit par accepter l’offre de la cachette à Parme.

Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journée qu’il eût passée à Parme depuis son mariage, avait montré à la duchesse une cachette fort singulière qui existe à l’angle méridional du palais de ce nom. Le mur de façade, qui date du Moyen Age, a huit pieds d’épaisseur; on l’a creusé en dedans, et là se trouve une cachette de vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C’est tout à côté que l’on admire ce réservoir d’eau cité dans tous les voyages, fameux ouvrage du douzième siècle, pratiqué lors du siège de Parme par l’empereur Sigismond, et qui plus tard fut compris dans l’enceinte du palais Sanseverina.

On entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierre sur un axe de fer placé vers le centre du bloc. La duchesse était si profondément touchée de la folie du Ferrante et du sort de ses enfants, pour lesquels il refusait obstinément tout cadeau ayant une valeur, qu’elle lui permit de faire usage de cette cachette pendant assez longtemps. Elle le revit un mois après, toujours dans les bois de Sacca, et comme ce jour-là il était un peu plus calme, il lui récita un de ses sonnets qui lui sembla égal ou supérieur à tout ce qu’on a fait de plus beau en Italie depuis deux siècles. Ferrante obtint plusieurs entrevues; mais son amour s’exalta, devint importun, et la duchesse s’aperçut que cette passion suivait les lois de tous les amours que l’on met dans la possibilité de concevoir une lueur d’espérance. Elle le renvoya dans ses bois, lui défendit de lui adresser la parole: il obéit à l’instant et avec une douceur parfaite. Les choses en étaient à ce point quand Fabrice fut arrêté. Trois jours après, à la tombée de la nuit, un capucin se présenta à la porte du palais Sanseverina; il avait, disait-il, un secret important à communiquer à la maîtresse du logis. Elle était si malheureuse qu’elle fit entrer: c’était Ferrante.

—Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribun du peuple doit prendre connaissance, lui dit cet homme fou d’amour. D’autre part, agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner à Madame la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.

Ce dévouement si sincère de la part d’un voleur et d’un fou toucha vivement la duchesse. Elle parla longtemps à cet homme qui passait pour le plus grand poète du nord de l’Italie, et pleura beaucoup. «Voilà un homme qui comprend mon cœur», se disait-elle. Le lendemain il reparut toujours à l’Ave Maria, déguisé en domestique et portant livrée.

—Je n’ai point quitté Parme; j’ai entendu dire une horreur que ma bouche ne répétera point; mais me voici. Songez, Madame, à ce que vous refusez! L’être que vous voyez n’est pas une poupée de cour, c’est un homme!

Il était à genoux en prononçant ces paroles d’un air à leur donner de la valeur.

—Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: «Elle a pleuré en ma présence; donc elle est un peu moins malheureuse!»

—Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrêtera dans cette ville!

—Le tribun vous dira: Madame, qu’est-ce que la vie quand le devoir parle? L’homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la vertu depuis qu’il est brûlé par l’amour, ajoutera: Madame la duchesse, Fabrice, un homme de cœur, va périr peut-être; ne repoussez pas un autre homme de cœur qui s’offre à vous! Voici un corps de fer et une âme qui ne craint au monde que de vous déplaire.

—Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte à jamais.

La duchesse eut bien l’idée, ce soir-là, d’annoncer à Ferrante qu’elle ferait une petite pension à ses enfants, mais elle eut peur qu’il ne partît de là pour se tuer.

A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit: «Moi aussi je puis mourir, et plût à Dieu qu’il en fût ainsi, et bientôt! si je trouvais un homme digne de ce nom à qui recommander mon pauvre Fabrice.»

Une idée saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut, par un écrit auquel elle mêla le peu de mots de droit qu’elle savait, qu’elle avait reçu du sieur Ferrante Palla la somme de 25 000 francs, sous l’expresse condition de payer chaque année une rente viagère de 1 500 francs à la dame Sarasine et à ses cinq enfants. La duchesse ajouta: «De plus je lègue une rente viagère de 300 francs à chacun de ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme médecin à mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frère. Je l’en prie.» Elle signa, antidata d’un an et serra ce papier.

Deux jours après Ferrante reparut. C’était au moment où toute la ville était agitée par le bruit de la prochaine exécution de Fabrice. Cette triste cérémonie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple allèrent se promener ce soir-là devant la porte de la citadelle, pour tâcher de voir si l’on dressait l’échafaud: ce spectacle avait ému Ferrante. Il trouva la duchesse noyée dans les larmes, et hors d’état de parler; elle le salua de la main et lui montra un siège.

Ferrante, déguisé ce jour-là en capucin, était superbe; au lieu de s’asseoir il se mit à genoux et pria Dieu dévotement à demi-voix. Dans un moment où la duchesse semblait un peu plus calme, sans se déranger de sa position, il interrompit un instant sa prière pour dire ces mots:

—De nouveau il offre sa vie.

—Songez à ce que vous dites, s’écria la duchesse, avec cet œil hagard qui, après les sanglots, annonce que la colère prend le dessus sur l’attendrissement.

—Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger.

—Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse, où je pourrais accepter le sacrifice de votre vie.

Elle le regardait avec une attention sévère. Un éclair de joie brilla dans son regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel. La duchesse alla se munir d’un papier caché dans le secret d’une grande armoire de noyer.

—Lisez, dit-elle à Ferrante.

C’était la donation en faveur de ses enfants, dont nous avons parlé.

Les larmes et les sanglots empêchaient Ferrante de lire la fin; il tomba à genoux.

—Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brûla à la bougie.

«Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous êtes pris et exécuté, car il y va de votre tête.

—Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de mourir pour vous. Cela posé et bien compris, daignez ne plus faire mention de ce détail d’argent, j’y verrais un doute injurieux.

—Si vous êtes compromis, je puis l’être aussi, repartit la duchesse, et Fabrice après moi: c’est pour cela, et non pas parce que je doute de votre bravoure, que j’exige que l’homme qui me perce le cœur soit empoisonné et non tué. Par la même raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pour vous sauver.

—J’exécuterai fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je prévois, Madame la duchesse, que ma vengeance sera mêlée à la vôtre: il en serait autrement, que j’obéirais encore fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas réussir, mais j’emploierai toute ma force d’homme.

—Il s’agit d’empoisonner le meurtrier de Fabrice.

—Je l’avais deviné, et depuis vingt-sept mois que je mène cette vie errante et abominable, j’ai souvent songé à une pareille action pour mon compte.

—Si je suis découverte et condamnée comme complice, poursuivit la duchesse d’un ton de fierté, je ne veux point que l’on puisse m’imputer de vous avoir séduit. Je vous ordonne de ne plus chercher à me voir avant l’époque de notre vengeance: il ne s’agit point de le mettre à mort avant que je vous en aie donné le signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste, loin de m’être utile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu. J’exige qu’il meure par le poison, et j’aimerais mieux le laisser vivre que de le voir atteint d’un coup de feu. Pour des intérêts que je ne veux pas vous expliquer, j’exige que votre vie soit sauvée.

Ferrante était ravi de ce ton d’autorité que la duchesse prenait avec lui: ses yeux brillaient d’une profonde joie. Ainsi que nous l’avons dit, il était horriblement maigre; mais on voyait qu’il avait été fort beau dans sa première jeunesse, et il croyait être encore ce qu’il avait été jadis. «Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donné cette preuve de dévouement, faire de moi l’homme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poupée de comte Mosca qui, dans l’occasion, n’a rien pu pour elle, pas même faire évader monsignore Fabrice?»

—Je puis vouloir sa mort dès demain, continua la duchesse, toujours du même air d’autorité. Vous connaissez cet immense réservoir d’eau qui est au coin du palais, tout près de la cachette que vous avez occupée quelquefois; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: hé bien! ce sera là le signal de ma vengeance. Vous verrez, si vous êtes à Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que le grand réservoir du palais Sanseverina a crevé. Agissez aussitôt, mais par le poison, et surtout n’exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne ne sache que j’ai trempé dans cette affaire.

—Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu: je suis déjà fixé sur les moyens que j’emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu’elle n’était, puisque je n’oserai vous revoir tant qu’il vivra. J’attendrai le signal du réservoir crevé dans la rue.

Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.

Quand il fut dans l’autre chambre, elle le rappela.

—Ferrante! s’écria-t-elle, homme sublime!

Il rentra, comme impatient d’être retenu; sa figure était superbe en cet instant.

—Et vos enfants?

—Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-être quelque petite pension.

—Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros étui en bois d’olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille francs.

—Ah, Madame! vous m’humiliez!... dit Ferrante avec un mouvement d’horreur, et sa figure changea du tout au tout.

—Je ne vous reverrai jamais avant l’action: prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit l’étui dans sa poche et sortit.

La porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il rentra d’un air inquiet: la duchesse était debout au milieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Au bout d’un instant, Ferrante s’évanouit presque de bonheur; la duchesse se dégagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte.

«Voilà le seul homme qui m’ait comprise, se dit-elle, c’est ainsi qu’en eût agi Fabrice, s’il eût pu m’entendre.»

Il y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, elle voulait toujours ce qu’elle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en délibération ce qui avait été une fois décidé. Elle citait à ce propos un mot de son premier mari, l’aimable général Pietranera: «Quelle insolence envers moi-même! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti?»

De ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractère de la duchesse. Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisait son esprit, à chaque chose nouvelle qu’elle voyait, elle avait le sentiment de son infériorité envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l’avait lâchement trompée, et le comte Mosca, par suite de son génie courtisanesque, quoique innocemment, avait secondé le prince. Dès que la vengeance fut résolue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu’on trouve à se venger en Italie tient à la force d’imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne pardonnent pas à proprement parler, ils oublient.

La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice. Comme on l’a deviné peut-être, ce fut lui qui donna l’idée de l’évasion: il existait dans les bois, à deux lieues de Sacca, une tour du Moyen Age, à demi ruinée, et haute de plus de cent pieds; avant de parler une seconde fois de fuite à la duchesse, Ferrante la supplia d’envoyer Ludovic, avec des hommes sûrs, disposer une suite d’échelles auprès de cette tour. En présence de la duchesse il y monta avec les échelles, et en descendit avec une simple corde nouée; il renouvela trois fois l’expérience, puis il expliqua de nouveau son idée. Huit jours après, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde nouée: ce fut alors que la duchesse communiqua cette idée à Fabrice.

Dans les derniers jours qui précédèrent cette tentative, qui pouvait amener la mort du prisonnier, et de plus d’une façon, la duchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu’autant qu’elle avait Ferrante à ses côtés; le courage de cet homme électrisait le sien; mais l’on sent bien qu’elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu’il se révoltât, mais elle eût été affligée de ses objections, qui eussent redoublé ses inquiétudes. «Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamné à mort! Et, ajoutait la duchesse, se parlant à elle-même, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si étranges choses!» Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment où le comte vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher Ferrante de marcher sur-le-champ à l’exécution d’un affreux dessein!

—Je suis fort maintenant! s’écriait ce fou; je n’ai plus de doute sur la légitimité de l’action!

—Mais, dans le moment de colère qui suivra inévitablement, Fabrice serait mis à mort!

—Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente: elle est possible, facile même, ajoutait-il; mais l’expérience manque à ce jeune homme.

On célébra le mariage de la sœur du marquis Crescenzi, et ce fut à la fête donnée dans cette occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put lui parler sans donner de soupçons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-même remit à Clélia le paquet de cordes dans le jardin, où ces dames étaient allées respirer un instant. Ces cordes, fabriquées avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des nœuds, étaient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait éprouvé leur solidité, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimées de façon à en former plusieurs paquets de la forme d’un volume in-quarto; Clélia s’en empara, et promit à la duchesse que tout ce qui était humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu’à la tour Farnèse.

—Mais je crains la timidité de votre caractère; et d’ailleurs, ajouta poliment la duchesse, quel intérêt peut vous inspirer un inconnu?

—M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauvé!

Mais la duchesse, ne comptant que fort médiocrement sur la présence d’esprit d’une jeune personne de vingt ans, avait pris d’autres précautions dont elle se garda bien de faire part à la fille du gouverneur. Comme il était naturel de le supposer, ce gouverneur se trouvait à la fête donnée pour le mariage de la sœur du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu’il s’agissait d’une attaque d’apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour le ramener à la citadelle, on pourrait, avec un peu d’adresse, faire prévaloir l’avis de se servir d’une litière, qui se trouverait par hasard dans la maison où se donnait la fête. Là se rencontreraient aussi des hommes intelligents, vêtus en ouvriers employés pour la fête, et qui, dans le trouble général, s’offriraient obligeamment pour transporter le malade jusqu’à son palais si élevé. Ces hommes, dirigés par Ludovic, portaient une assez grande quantité de cordes, adroitement cachées sous leurs habits. On voit que la duchesse avait réellement l’esprit égaré depuis qu’elle songeait sérieusement à la fuite de Fabrice. Le péril de cet être chéri était trop fort pour son âme, et surtout durait trop longtemps. Par excès de précautions, elle faillit faire manquer cette fuite, ainsi qu’on va le voir. Tout s’exécuta comme elle l’avait projeté avec cette seule différence que le narcotique produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et même les gens de l’art, que le général avait une attaque d’apoplexie.

Par bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta en aucune façon de la tentative si criminelle de la duchesse. Le désordre fut tel au moment de l’entrée à la citadelle de la litière où le général, à demi-mort, était enfermé, que Ludovic et ses gens passèrent sans objection; ils ne furent fouillés que pour la bonne forme au pont de l’esclave. Quand ils eurent transporté le général jusqu’à son lit, on les conduisit à l’office, où les domestiques les traitèrent fort bien; mais après ce repas, qui ne finit que fort près du matin, on leur expliqua que l’usage de la prison exigeait que, pour le reste de la nuit, ils fussent enfermés à clef dans les salles basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en liberté par le lieutenant du gouverneur.

Ces hommes avaient trouvé le moyen de remettre à Ludovic les cordes dont ils s’étaient chargés, mais Ludovic eut beaucoup de peine à obtenir un instant d’attention de Clélia. A la fin, dans un moment où elle passait d’une chambre à une autre, il lui fit voir qu’il déposait des paquets de corde dans l’angle obscur d’un des salons du premier étage. Clélia fut profondément frappée de cette circonstance étrange: aussitôt elle conçut d’atroces soupçons.

—Qui êtes-vous? dit-elle à Ludovic.

Et, sur la réponse fort ambiguë de celui-ci, elle ajouta:

—Je devrais vous faire arrêter; vous ou les vôtres vous avez empoisonné mon père!... Avouez à l’instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait usage, afin que le médecin de la citadelle puisse administrer les remèdes convenables; avouez à l’instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle!

—Mademoiselle a tort de s’alarmer, répondit Ludovic, avec une grâce et une politesse parfaites; il ne s’agit nullement de poison; on a eu l’imprudence d’administrer au général une dose de laudanum, et il paraît que le domestique chargé de ce crime a mis dans le verre quelques gouttes de trop; nous en aurons un remords éternel; mais Mademoiselle peut croire que, grâce au ciel, il n’existe aucune sorte de danger: M. le gouverneur doit être traité pour avoir pris, par erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j’ai l’honneur de le répéter à Mademoiselle, le laquais chargé du crime ne faisait point usage de poisons véritables, comme Barbone, lorsqu’il voulut empoisonner Mgr Fabrice. On n’a point prétendu se venger du péril qu’a couru Mgr Fabrice; on n’a confié à ce laquais maladroit qu’une fiole où il y avait du laudanum, j’en fais serment à Mademoiselle! Mais il est bien entendu que, si j’étais interrogé officiellement, je nierais tout.

«D’ailleurs, si Mademoiselle parle à qui que ce soit de laudanum et de poison, fût-ce à l’excellent don Cesare, Fabrice est tué de la main de Mademoiselle. Elle rend à jamais impossibles tous les projets de fuite; et Mademoiselle sait mieux que moi que ce n’est pas avec du simple laudanum que l’on veut empoisonner Monseigneur; elle sait aussi que quelqu’un n’a accordé qu’un mois de délai pour ce crime, et qu’il y a déjà plus d’une semaine que l’ordre fatal a été reçu. Ainsi, si elle me fait arrêter, ou si seulement elle dit un mot à don Cesare ou à tout autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus d’un mois, et j’ai raison de dire qu’elle tue de sa main Mgr Fabrice.

Clélia était épouvantée de l’étrange tranquillité de Ludovic.

«Ainsi, me voilà en dialogue réglé, se disait-elle, avec l’empoisonneur de mon père, et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et c’est l’amour qui m’a conduite à tous ces crimes!...»

Le remords lui laissait à peine la force de parler; elle dit à Ludovic:

—Je vais vous enfermer à clef dans ce salon. Je cours apprendre au médecin qu’il ne s’agit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui dirai-je que je l’ai appris moi-même? Je reviens ensuite vous délivrer.

«Mais, dit Clélia revenant en courant d’auprès de la porte, Fabrice savait-il quelque chose du laudanum?

—Mon Dieu non, Mademoiselle, il n’y eût jamais consenti. Et puis, à quoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence la plus stricte. Il s’agit de sauver la vie à Monseigneur, qui sera empoisonné d’ici à trois semaines; l’ordre en a été donné par quelqu’un qui d’ordinaire ne trouve point d’obstacle à ses volontés; et, pour tout dire à Mademoiselle, on prétend que c’est le terrible fiscal général Rassi qui a reçu cette commission.

Clélia s’enfuit épouvantée: elle comptait tellement sur la parfaite probité de don Cesare, qu’en employant certaine précaution, elle osa lui dire qu’on avait administré au général du laudanum, et pas autre chose. Sans répondre, sans questionner, don Cesare courut au médecin.

Clélia revint au salon, où elle avait enfermé Ludovic dans l’intention de le presser de questions sur le laudanum. Elle ne l’y trouva plus: il avait réussi à s’échapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de sequins, et une petite boîte renfermant diverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la fit frémir. «Qui me dit, pensa-t-elle, que l’on n’a donné que du laudanum à mon père, et que la duchesse n’a pas voulu se venger de la tentative de Barbone?

«Grand Dieu! s’écria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs de mon père! Et je les laisse s’échapper! Et peut-être cet homme, mis à la question, eût avoué autre chose que du laudanum!»

Aussitôt Clélia tomba à genoux, fondant en larmes, et pria la Madone avec ferveur.

Pendant ce temps, le médecin de la citadelle, fort étonné de l’avis qu’il recevait de don Cesare, et d’après lequel il n’avait affaire qu’à du laudanum, donna les remèdes convenables qui bientôt firent disparaître les symptômes les plus alarmants. Le général revint un peu à lui comme le jour commençait à paraître. Sa première action marquant de la connaissance fut de charger d’injures le colonel commandant en second la citadelle, et qui s’était avisé de donner quelques ordres les plus simples du monde pendant que le général n’avait pas sa connaissance.

Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colère contre une fille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s’avisa de prononcer le mot d’apoplexie.

—Est-ce que je suis d’âge, s’écria-t-il, à avoir des apoplexies? Il n’y a que mes ennemis acharnés qui puissent se plaire à répandre de tels bruits. Et d’ailleurs, est-ce que j’ai été saigné, pour que la calomnie elle-même ose parler d’apoplexie?

Fabrice, tout occupé des préparatifs de sa fuite, ne put concevoir les bruits étranges qui remplissaient la citadelle au moment où l’on y rapportait le gouverneur à demi mort. D’abord il eut quelque idée que sa sentence était changée, et qu’on venait le mettre à mort. Voyant ensuite que personne ne se présentait dans sa chambre, il pensa que Clélia avait été trahie, qu’à sa rentrée dans la forteresse on lui avait enlevé les cordes que probablement elle rapportait, et qu’enfin ses projets de fuite étaient désormais impossibles. Le lendemain, à l’aube du jour, il vit entrer dans sa chambre un homme à lui inconnu, qui, sans dire mot, y déposa un panier de fruits: sous les fruits était cachée la lettre suivante:

Pénétrée des remords les plus vifs par ce qui a été fait, non pas, grâce au ciel, de mon consentement, mais à l’occasion d’une idée que j’avais eue, j’ai fait vœu à la très sainte Vierge que si, par l’effet de sa sainte intercession, mon père est sauvé, jamais je n’opposerai un refus à ses ordres; j’épouserai le marquis aussitôt que j’en serai requise par lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je crois qu’il est de mon devoir d’achever ce qui a été commencé. Dimanche prochain, au retour de la messe où l’on vous conduira à ma demande (songez à préparer votre âme, vous pouvez vous tuer dans la difficile entreprise); au retour de la messe, dis-je, retardez le plus possible votre rentrée dans votre chambre; vous y trouverez ce qui vous est nécessaire pour l’entreprise méditée. Si vous périssez, j’aurai l’âme navrée! Pourrez-vous m’accuser d’avoir contribué à votre mort? La duchesse elle-même ne m’a-t-elle pas répété à diverses reprises que la faction Raversi l’emporte? on veut lier le prince par une cruauté qui le sépare à jamais du comte Mosca. La duchesse, fondant en larmes, m’a juré qu’il ne reste que cette ressource: vous périssez si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous regarder, j’en ai fait le vœu; mais si dimanche, vers le soir, vous me voyez entièrement vêtue de noir, à la fenêtre accoutumée, ce sera le signal que la nuit suivante tout sera disposé autant qu’il est possible à mes faibles moyens. Après onze heures, peut-être seulement à minuit ou une heure, une petite lampe paraîtra à ma fenêtre, ce sera l’instant décisif; recommandez-vous à votre saint patron, prenez en hâte les habits de prêtre dont vous êtes pourvu, et marchez.

Adieu, Fabrice, je serai en prière, et répandant les larmes les plus amères, vous pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands dangers. Si vous périssez, je ne vous survivrai point; grand Dieu! qu’est-ce que je dis? mais si vous réussissez, je ne vous reverrai jamais. Dimanche, après la messe, vous trouverez dans votre prison l’argent, les poisons, les cordes, envoyés par cette femme terrible qui vous aime avec passion, et qui m’a répété jusqu’à trois fois qu’il fallait prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone!

Fabio Conti était un geôlier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant toujours en songe quelqu’un de ses prisonniers lui échapper: il était abhorré de tout ce qui était dans la citadelle; mais le malheur inspirant les mêmes résolutions à tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-là mêmes qui étaient enchaînés dans des cachots hauts de trois pieds, larges de trois pieds et de huit pieds de longueur et où ils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers, même ceux-là, dis-je, eurent l’idée de faire chanter à leur frais un Te Deum lorsqu’ils surent que leur gouverneur était hors de danger. Deux ou trois de ces malheureux firent des sonnets en l’honneur de Fabio Conti. O effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les blâme soit conduit par sa destinée à passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec huit onces de pain par jour et jeûnant les vendredis.

Clélia, qui ne quittait la chambre de son père que pour aller prier dans la chapelle, dit que le gouverneur avait décidé que les réjouissances n’auraient lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice assista à la messe et au Te Deum; le soir il y eut feu d’artifice, et dans les salles basses du château l’on distribua aux soldats une quantité de vin quadruple de celle que le gouverneur avait accordée; une main inconnue avait même envoyé plusieurs tonneaux d’eau-de-vie que les soldats défoncèrent. La générosité des soldats qui s’enivraient ne voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles autour du palais souffrissent de leur position; à mesure qu’ils arrivaient à leurs guérites, un domestique affidé leur donnait du vin, et l’on ne sait par quelle main ceux qui furent placés en sentinelle à minuit et pendant le reste de la nuit reçurent aussi un verre d’eau-de-vie, et l’on oubliait à chaque fois la bouteille auprès de la guérite (comme il a été prouvé au procès qui suivit).

Le désordre dura plus longtemps que Clélia ne l’avait pensé, et ce ne fut que vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours, avait scié deux barreaux de sa fenêtre, celle qui ne donnait pas vers la volière, commença à démonter l’abat-jour; il travaillait presque sur la tête des sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ils n’entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux nœuds seulement à l’immense corde nécessaire pour descendre de cette terrible hauteur de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandoulière autour de son corps: elle le gênait beaucoup, son volume étant énorme; les nœuds l’empêchaient de former masse, et elle s’écartait à plus de dix-huit pouces du corps. «Voilà le grand obstacle», se dit Fabrice.

Cette corde arrangée tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il comptait descendre les trente-cinq pieds qui séparaient sa fenêtre de l’esplanade où était le palais du gouverneur. Mais comme pourtant, quelque enivrées que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas descendre exactement sur leurs têtes, il sortit, comme nous l’avons dit, par la seconde fenêtre de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit d’une sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de malade, dès que le général Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux cents soldats dans cet ancien corps de garde abandonné depuis un siècle. Il disait qu’après l’avoir empoisonné on voulait l’assassiner dans son lit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On peut juger de l’effet que cette mesure imprévue produisit sur le cœur de Clélia: cette fille pieuse sentait fort bien jusqu’à quel point elle trahissait son père, et un père qui venait d’être presque empoisonné dans l’intérêt du prisonnier qu’elle aimait. Elle vit presque dans l’arrivée imprévue de ces deux cents hommes un arrêt de la Providence qui lui défendait d’aller plus avant et de rendre la liberté à Fabrice.

Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du prisonnier. On avait encore traité ce triste sujet à la fête même donnée à l’occasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille vétille, un coup d’épée maladroit donné à un comédien, un homme de la naissance de Fabrice n’était pas mis en liberté au bout de neuf mois de prison et avec la protection du premier ministre, c’est qu’il y avait de la politique dans son affaire. Alors, inutile de s’occuper davantage de lui, avait-on dit; s’il ne convenait pas au pouvoir de le faire mourir en place publique, il mourrait bientôt de maladie. Un ouvrier serrurier qui avait été appelé au palais du général Fabio Conti parla de Fabrice comme d’un prisonnier expédié depuis longtemps et dont on taisait la mort par politique. Le mot de cet homme décida Clélia.

CHAPITRE XXII

Dans la journée Fabrice fut attaqué par quelques réflexions sérieuses et désagréables, mais à mesure qu’il entendait sonner les heures qui le rapprochaient du moment de l’action, il se sentait allègre et dispos. La duchesse lui avait écrit qu’il serait surpris par le grand air, et qu’à peine hors de sa prison il se trouverait dans l’impossibilité de marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant s’exposer à être repris que se précipiter du haut d’un mur de cent quatre-vingts pieds. «Si ce malheur m’arrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet, je dormirai une heure, puis je recommencerai; puisque je l’ai juré à Clélia, j’aime mieux tomber du haut d’un rempart, si élevé qu’il soit, que d’être toujours à faire des réflexions sur le goût du pain que je mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas éprouver avant la fin, quand on meurt empoisonné! Fabio Conti n’y cherchera pas de façons, il me fera donner de l’arsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle.»

Vers le minuit un de ces brouillards épais et blancs que le Pô jette quelquefois sur ses rives s’étendit d’abord sur la ville, et ensuite gagna l’esplanade et les bastions au milieu desquels s’élève la grosse tour de la citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la plate-forme, on n’apercevait plus les petits acacias qui environnaient les jardins établis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts pieds. «Voilà qui est excellent», pensa-t-il.

Un peu après que minuit et demi eut sonné, le signal de la petite lampe parut à la fenêtre de la volière. Fabrice était prêt à agir; il fit un signe de croix, puis attacha à son lit la petite corde destinée à lui faire descendre les trente-cinq pieds qui le séparaient de la plate-forme où était le palais. Il arriva sans encombre sur le toit du corps de garde occupé depuis la veille par les deux cents hommes de renfort dont nous avons parlé. Par malheur les soldats, à minuit trois quarts qu’il était alors, n’étaient pas encore endormis; pendant qu’il marchait à pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses, Fabrice les entendait qui disaient que le diable était sur le toit, et qu’il fallait essayer de le tuer d’un coup de fusil. Quelques voix prétendaient que ce souhait était d’une grande impiété, d’autres disaient que si l’on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarmé la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hâtait le plus possible en marchant sur le toit et qu’il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu’au moment où, pendu à sa corde, il passa devant les fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de distance à cause de l’avance du toit, elles étaient hérissées de baïonnettes. Quelques-uns ont prétendu que Fabrice toujours fou eut l’idée de jouer le rôle du diable, et qu’il jeta à ces soldats une poignée de sequins. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait semé des sequins sur le plancher de sa chambre, et il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour Farnèse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre à le poursuivre.

Arrivé sur la plate-forme et entouré de sentinelles qui ordinairement criaient tous les quarts d’heure une phrase entière: Tout est bien autour de mon poste, il dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha la pierre neuve.

Ce qui paraît incroyable et pourrait faire douter du fait si le résultat n’avait eu pour témoin une ville entière, c’est que les sentinelles placées le long du parapet n’aient pas vu et arrêté Fabrice; à la vérité, le brouillard dont nous avons parlé commençait à monter, et Fabrice a dit que lorsqu’il était sur la plate-forme, le brouillard lui semblait arrivé déjà jusqu’à moitié de la tour Farnèse. Mais ce brouillard n’était point épais, et il apercevait fort bien les sentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, poussé comme par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux sentinelles assez voisines. Il défit tranquillement la grande corde qu’il avait autour du corps et qui s’embrouilla deux fois; il lui fallut beaucoup de temps pour la débrouiller et l’étendre sur le parapet. Il entendait les soldats parler de tous les côtés, bien résolu à poignarder le premier qui s’avancerait vers lui. «Je n’étais nullement troublé, ajoutait-il, il me semblait que j’accomplissais une cérémonie.»

Il attacha sa corde enfin débrouillée à une ouverture pratiquée dans le parapet pour l’écoulement des eaux, il monta sur ce même parapet, et pria Dieu avec ferveur; puis, comme un héros des temps de chevalerie, il pensa un instant à Clélia. Combien je suis différent, se dit-il, du Fabrice léger et libertin qui entra ici il y a neuf mois! Enfin il se mit à descendre cette étonnante hauteur. Il agissait mécaniquement, dit-il, et comme il eût fait en plein jour, descendant devant des amis, pour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur, il sentit tout à coup ses bras perdre leur force; il croit même qu’il lâcha la corde un instant; mais bientôt il la reprit; peut-être, dit-il, il se retint aux broussailles sur lesquelles il glissait et qui l’écorchaient. Il éprouvait de temps à autre une douleur atroce entre les épaules, elle allait jusqu’à lui ôter la respiration. Il y avait un mouvement d’ondulation fort incommode; il était renvoyé sans cesse de la corde aux broussailles. Il fut touché par plusieurs oiseaux assez gros qu’il réveillait et qui se jetaient sur lui en s’envolant. Les premières fois il crut être atteint par des gens descendant de la citadelle par la même voie que lui pour le poursuivre, et il s’apprêtait à se défendre. Enfin il arriva au bas de la grosse tour sans autre inconvénient que d’avoir les mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le talus qu’elle forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et les plantes qui croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup. En arrivant en bas dans les jardins des soldats il tomba sur un acacia qui, vu d’en haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds de hauteur, et qui en avait réellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait là endormi le prit pour un voleur. En tombant de cet arbre, Fabrice se démit presque le bras gauche. Il se mit à fuir vers le rempart, mais, à ce qu’il dit, ses jambes lui semblaient comme du coton; il n’avait plus aucune force. Malgré le péril, il s’assit et but un peu d’eau-de-vie qui lui restait. Il s’endormit quelques minutes au point de ne plus savoir où il était; en se réveillant il ne pouvait comprendre comment, se trouvant dans sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible vérité revint à sa mémoire. Aussitôt il marcha vers le rempart; il y monta par un grand escalier. La sentinelle, qui était placée tout près, ronflait dans sa guérite. Il trouva une pièce de canon gisant dans l’herbe; il y attacha sa troisième corde; elle se trouva un peu trop courte, et il tomba dans un fossé bourbeux où il pouvait y avoir un pied d’eau. Pendant qu’il se relevait et cherchait à se reconnaître, il se sentit saisi par deux hommes: il eut peur un instant; mais bientôt il entendit prononcer près de son oreille et à voix basse:

—Ah! monsignore! monsignore!

Il comprit vaguement que ces hommes appartenaient à la duchesse; aussitôt il s’évanouit profondément. Quelque temps après il sentit qu’il était porté par des hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis on s’arrêta, ce qui lui donna beaucoup d’inquiétude. Mais il n’avait ni la force de parler ni celle d’ouvrir les yeux; il sentait qu’on le serrait; tout à coup il reconnut le parfum des vêtements de la duchesse. Ce parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots:

—Ah! chère amie!

Puis il s’évanouit de nouveau profondément.

Le fidèle Bruno, avec une escouade de gens de police dévoués au comte, était en réserve à deux cents pas; le comte lui-même était caché dans une petite maison tout près du lieu où la duchesse attendait. Il n’eût pas hésité, s’il l’eût fallu, à mettre l’épée à la main avec quelques officiers à demi-solde, ses amis intimes; il se regardait comme obligé de sauver la vie à Fabrice, qui lui semblait grandement exposé, et qui jadis eût eu sa grâce signée du prince, si lui Mosca n’eût eu la sottise de vouloir éviter une sottise écrite au souverain.

Depuis minuit la duchesse, entourée d’hommes armés jusqu’aux dents, errait dans un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle ne pouvait rester en place, elle pensait qu’elle aurait à combattre pour enlever Fabrice à des gens qui le poursuivraient. Cette imagination ardente avait pris cent précautions, trop longues à détailler ici, et d’une imprudence incroyable. On a calculé que plus de quatre-vingts agents étaient sur pied cette nuit-là, s’attendant à se battre pour quelque chose d’extraordinaire. Par bonheur, Ferrante et Ludovic étaient à la tête de tout cela, et le ministre de la police n’était pas hostile; mais le comte lui-même remarqua que la duchesse ne fut trahie par personne, et qu’il ne sut rien comme ministre.

La duchesse perdit la tête absolument en revoyant Fabrice; elle le serrait convulsivement dans ses bras, puis fut au désespoir en se voyant couverte de sang: c’était celui des mains de Fabrice; elle le crut dangereusement blessé. Aidée d’un de ses gens, elle lui ôtait son habit pour le panser, lorsque Ludovic, qui, par bonheur, se trouvait là, mit d’autorité la duchesse et Fabrice dans une des petites voitures qui étaient cachées dans un jardin près de la porte de la ville, et l’on partit ventre à terre pour aller passer le Pô près de Sacca. Ferrante, avec vingt hommes bien armés, faisait l’arrière-garde, et avait promis sur sa tête d’arrêter la poursuite. Le comte, seul et à pied, ne quitta les environs de la citadelle que deux heures plus tard, quand il vit que rien ne bougeait. «Me voici en haute trahison!» se disait-il ivre de joie.

Ludovic eut l’idée excellente de placer dans une voiture un jeune chirurgien attaché à la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de la tournure de Fabrice.

—Prenez la fuite, lui dit-il, du côté de Bologne; soyez fort maladroit, tâchez de vous faire arrêter; alors coupez-vous dans vos réponses, et enfin avouez que vous êtes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps. Mettez de l’adresse à être maladroit, vous en serez quitte pour un mois de prison, et Madame vous donnera 50 sequins.

—Est-ce qu’on songe à l’argent quand on sert Madame?

Il partit, et fut arrêté quelques heures plus tard, ce qui causa une joie bien plaisante au général Fabio Conti et à Rassi, qui, avec le danger de Fabrice, voyait s’envoler sa baronnie.

L’évasion ne fut connue à la citadelle que sur les six heures du matin, et ce ne fut qu’à dix qu’on osa en instruire le prince. La duchesse avait été si bien servie que, malgré le profond sommeil de Fabrice, qu’elle prenait pour un évanouissement mortel, ce qui fit que trois fois elle fit arrêter la voiture, elle passait le Pô dans une barque comme quatre heures sonnaient. Il y avait des relais sur la rive gauche; on fit encore deux lieues avec une extrême rapidité, puis on fut arrêté plus d’une heure pour la vérification des passeports. La duchesse en avait de toutes les sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle était folle ce jour-là, elle s’avisa de donner dix napoléons au commis de la police autrichienne, et de lui prendre la main en fondant en larmes. Ce commis, fort effrayé, recommença l’examen. On prit la poste; la duchesse payait d’une façon si extravagante, que partout elle excitait les soupçons en ce pays où tout étranger est suspect. Ludovic lui vint encore en aide; il dit que Mme la duchesse était folle de douleur, à cause de la fièvre continue du jeune comte Mosca, fils du premier ministre de Parme, qu’elle emmenait avec elle consulter les médecins de Pavie.

Ce ne fut qu’à dix lieues par-delà le Pô que le prisonnier se réveilla tout à fait, il avait une épaule luxée et force écorchures. La duchesse avait encore des façons si extraordinaires que le maître d’une auberge de village, où l’on dîna, crut avoir affaire à une princesse du sang impérial, et allait lui faire rendre les honneurs qu’il croyait lui être dus, lorsque Ludovic dit à cet homme que la princesse le ferait immanquablement mettre en prison s’il s’avisait de faire sonner les cloches.

Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire piémontais. Là seulement Fabrice était en toute sûreté; on le conduisit dans un petit village écarté de la grande route; on pansa ses mains, et il dormit encore quelques heures.

Ce fut dans ce village que la duchesse se livra à une action non seulement horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien funeste à la tranquillité du reste de sa vie. Quelques semaines avant l’évasion de Fabrice, et un jour que tout Parme était allé à la porte de la citadelle pour tâcher de voir dans la cour l’échafaud qu’on dressait en son honneur, la duchesse avait montré à Ludovic, devenu le factotum de sa maison, le secret au moyen duquel on faisait sortir d’un petit cadre de fer, fort bien caché, une des pierres formant le fond du fameux réservoir d’eau du palais Sanseverina, ouvrage du treizième siècle, et dont nous avons parlé. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria de ce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue folle, tant les regards qu’elle lui lançait étaient singuliers.

—Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner quelques milliers de francs: eh bien! non; je vous connais, vous êtes un poète, vous auriez bientôt mangé cet argent. Je vous donne la petite terre de la Ricciarda, à une lieue de Casal-Maggiore.

Ludovic se jeta à ses pieds fou de joie, et protestant avec l’accent du cœur que ce n’était point pour gagner de l’argent qu’il avait contribué à sauver monsignore Fabrice; qu’il l’avait toujours aimé d’une façon particulière depuis qu’il avait eu l’honneur de le conduire une fois en sa qualité de troisième cocher de Madame. Quand cet homme, qui réellement avait du cœur, crut avoir assez occupé de lui une aussi grande dame, il prit congé; mais elle, avec des yeux étincelants, lui dit:

—Restez.

Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant de temps à autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que cette étrange promenade ne prenait point de fin, crut devoir adresser la parole à sa maîtresse.

—Madame m’a fait un don tellement exagéré, tellement au-dessus de tout ce qu’un pauvre homme tel que moi pouvait s’imaginer, tellement supérieur surtout aux faibles services que j’ai eu l’honneur de rendre, que je crois en conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda. J’ai l’honneur de rendre cette terre à Madame, et de la prier de m’accorder une pension de quatre cents francs.

—Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre, combien de fois avez-vous ouï dire que j’avais déserté un projet une fois énoncé par moi?

Après cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes; puis, s’arrêtant tout à coup, elle s’écria:

—C’est par hasard et parce qu’il a su plaire à cette petite fille, que la vie de Fabrice a été sauvée! S’il n’avait été aimable, il mourait. Est-ce que vous pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic avec des yeux où éclatait la plus sombre fureur.

Ludovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna de vives inquiétudes pour la propriété de sa terre de la Ricciarda.

—Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et changée du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient une journée folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous allez retourner à Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir quelque danger?

—Peu de chose, Madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que j’étais de la suite de monsignore Fabrice. D’ailleurs, si j’ose le dire à Madame, je brûle de voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si drôle d’être propriétaire!

—Ta gaieté me plaît. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense, trois ou quatre ans de son fermage: je lui fais cadeau de la moitié de ce qu’il me doit, et l’autre moitié de tous ces arrérages, je te la donne, mais à cette condition: tu vas aller à Sacca, tu diras qu’après-demain est le jour de la fête d’une de mes patronnes, et, le soir qui suivra ton arrivée, tu feras illuminer mon château de la façon la plus splendide. N’épargne ni argent ni peine: songe qu’il s’agit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main j’ai préparé cette illumination; depuis plus de trois ans j’ai réuni dans les caves du château tout ce qui peut servir à cette noble fête; j’ai donné en dépôt au jardinier toutes les pièces d’artifice nécessaires pour un feu magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le Pô. J’ai quatre-vingt-neuf grands tonneaux de vin dans mes caves, tu feras établir quatre-vingt-neuf fontaines de vin dans mon parc. Si le lendemain il reste une bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai que tu n’aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin, l’illumination et le feu d’artifice seront bien en train, tu t’esquiveras prudemment, car il est possible, et c’est mon espoir, qu’à Parme toutes ces belles choses-là paraissent une insolence.

—C’est ce qui n’est pas possible seulement, c’est sûr; comme il est certain aussi que le fiscal Rassi, qui a signé la sentence de monsignore, en crèvera de rage. Et même... ajouta Ludovic avec timidité, si Madame voulait faire plus de plaisir à son pauvre serviteur que de lui donner la moitié des arrérages de la Ricciarda, elle me permettrait de faire une petite plaisanterie à ce Rassi...

—Tu es un brave homme! s’écria la duchesse avec transport, mais je te défends absolument de rien faire à Rassi; j’ai le projet de le faire pendre en public, plus tard. Quant à toi, tâche de ne pas te faire arrêter à Sacca, tout serait gâté si je te perdais.

—Moi, Madame! Quand j’aurai dit que je fête une des patronnes de Madame, si la police envoyait trente gendarmes pour déranger quelque chose, soyez sûre qu’avant d’être arrivés à la croix rouge qui est au milieu du village, pas un d’eux ne serait à cheval. Ils ne se mouchent pas du coude, non, les habitants de Sacca; tous contrebandiers finis et qui adorent Madame.

—Enfin, reprit la duchesse d’un air singulièrement dégagé, si je donne du vin à mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de Parme; le même soir où mon château sera illuminé, prends le meilleur cheval de mon écurie, cours à mon palais, à Parme, et ouvre le réservoir.

—Ah! l’excellente idée qu’a Madame! s’écria Ludovic, riant comme un fou, du vin aux braves gens de Sacca, de l’eau aux bourgeois de Parme qui étaient si sûrs, les misérables, que monsignore Fabrice allait être empoisonné comme le pauvre L...

La joie de Ludovic n’en finissait point; la duchesse regardait avec complaisance ses rires fous; il répétait sans cesse:

—Du vin aux gens de Sacca et de l’eau à ceux de Parme! Madame sait sans doute mieux que moi que lorsqu’on vida imprudemment le réservoir, il y a une vingtaine d’années, il y eut jusqu’à un pied d’eau dans plusieurs des rues de Parme.

—Et de l’eau aux gens de Parme, répliqua la duchesse en riant. La promenade devant la citadelle eût été remplie de monde si l’on eût coupé le cou à Fabrice... Tout le monde l’appelle le grand coupable... Mais, surtout, fais cela avec adresse, que jamais personne vivante ne sache que cette inondation a été faite par toi, ni ordonnée par moi. Fabrice, le comte lui-même, doivent ignorer cette folle plaisanterie... Mais j’oubliais les pauvres de Sacca; va-t’en écrire une lettre à mon homme d’affaires, que je signerai; tu lui diras que pour la fête de ma sainte patronne il distribue cent sequins aux pauvres de Sacca et qu’il t’obéisse en tout pour l’illumination, le feu d’artifice et le vin; que le lendemain surtout il ne reste pas une bouteille pleine dans mes caves.

—L’homme d’affaires de Madame ne se trouvera embarrassé qu’en un point: depuis cinq ans que Madame a le château, elle n’a pas laissé dix pauvres dans Sacca.

—Et de l’eau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant. Comment exécuteras-tu cette plaisanterie?

—Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, à dix et demie mon cheval est à l’auberge des Trois Ganaches, sur la route de Casal-Maggiore et de ma terre de la Ricciarda; à onze heures je suis dans ma chambre au palais, et à onze heures et un quart de l’eau pour les gens de Parme, et plus qu’ils n’en voudront, pour boire à la santé du grand coupable. Dix minutes plus tard je sors de la ville par la route de Bologne. Je fais, en passant, un profond salut à la citadelle, que le courage de monsignore et l’esprit de Madame viennent de déshonorer; je prends un sentier dans la campagne, de moi bien connu, et je fais mon entrée à la Ricciarda.

Ludovic leva les yeux sur la duchesse et fut effrayé: elle regardait fixement la muraille nue à six pas d’elle et, il faut en convenir, son regard était atroce. «Ah! ma pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est qu’elle est folle!» La duchesse le regarda et devina sa pensée.

—Ah! monsieur Ludovic le grand poète, vous voulez une donation par écrit: courez me chercher une feuille de papier.

Ludovic ne se fit pas répéter cet ordre, et la duchesse écrivit de sa main une longue reconnaissance antidatée d’un an, et par laquelle elle déclarait avoir reçu, de Ludovic San Micheli la somme de 80 000 francs, et lui avoir donné en gage la terre de la Ricciarda. Si après douze mois révolus la duchesse n’avait pas rendu lesdits 80 000 francs à Ludovic, la terre de la Ricciarda resterait sa propriété.

«Il est beau, se disait la duchesse, de donner à un serviteur fidèle le tiers à peu près de ce qui me reste pour moi-même.»

—Ah çà! dit la duchesse à Ludovic, après la plaisanterie du réservoir, je ne te donne que deux jours pour te réjouir à Casal-Maggiore. Pour que la vente soit valable, dis que c’est une affaire qui remonte à plus d’un an. Reviens me rejoindre à Belgirate, et cela sans le moindre délai; Fabrice ira peut-être en Angleterre où tu le suivras.

Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate.

On s’établit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice était entièrement changé; dès les premiers moments où il s’était réveillé de son sommeil, en quelque sorte léthargique, après sa fuite, la duchesse s’était aperçue qu’il se passait en lui quelque chose d’extraordinaire. Le sentiment profond par lui caché avec beaucoup de soin était assez bizarre, ce n’était rien moins que ceci: il était au désespoir d’être hors de prison. Il se gardait bien d’avouer cette cause de sa tristesse, elle eût amené des questions auxquelles il ne voulait pas répondre.

—Mais quoi! lui disait la duchesse étonnée, cette horrible sensation lorsque la faim te forçait à te nourrir, pour ne pas tomber, d’un de ces mets détestables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation, y a-t-il ici quelque goût singulier, est-ce que je m’empoisonne en cet instant, cette sensation ne te fait pas horreur?

—Je pensais à la mort, répondait Fabrice, comme je suppose qu’y pensent les soldats: c’était une chose possible que je pensais bien éviter par mon adresse.

Ainsi quelle inquiétude, quelle douleur pour la duchesse! Cet être adoré, singulier, vif, original, était désormais sous ses yeux en proie à une rêverie profonde; il préférait la solitude même au plaisir de parler de toutes choses, et à cœur ouvert, à la meilleure amie qu’il eût au monde. Toujours il était bon, empressé, reconnaissant auprès de la duchesse, il eût comme jadis donné cent fois sa vie pour elle; mais son âme était ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation, l’échange de pensées froides désormais possible entre eux, eût peut-être semblé agréable à d’autres: mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce qu’était leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait séparés. Fabrice devait à la duchesse l’histoire des neuf mois passés dans une horrible prison, et il se trouvait que sur ce séjour il n’avait à dire que des paroles brèves et incomplètes.

«Voilà ce qui devait arriver tôt ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le chagrin m’a vieillie, ou bien il aime réellement, et je n’ai plus que la seconde place dans son cœur.» Avilie, atterrée par ce plus grand des chagrins possibles, la duchesse se disait quelquefois: «Si le ciel voulait que Ferrante fût devenu tout à fait fou ou manquât de courage, il me semble que je serais moins malheureuse.» Dès ce moment ce demi-remords empoisonna l’estime que la duchesse avait pour son propre caractère. «Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me repens d’une résolution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo!

«Le ciel l’a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel droit voudrais-je qu’il ne fût pas amoureux? Une seule parole d’amour véritable a-t-elle jamais été échangée entre nous?»

Cette idée si raisonnable lui ôta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la vieillesse et l’affaiblissement de l’âme étaient arrivées pour elle avec la perspective d’une illustre vengeance, elle était cent fois plus malheureuse à Belgirate qu’à Parme. Quant à la personne qui pouvait causer l’étrange rêverie de Fabrice, il n’était guère possible d’avoir des doutes raisonnables: Clélia Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son père puisqu’elle avait consenti à enivrer la garnison, et jamais Fabrice ne parlait de Clélia! «Mais, ajoutait la duchesse se frappant la poitrine avec désespoir, si la garnison n’eût pas été enivrée, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles; ainsi c’est elle qui l’a sauvé!»

C’était avec une extrême difficulté que la duchesse obtenait de Fabrice des détails sur les événements de cette nuit, «qui, se disait la duchesse, autrefois eût formé entre nous le sujet d’un entretien sans cesse renaissant! Dans ces temps fortunés, il eût parlé tout un jour et avec une verve et une gaieté sans cesse renaissantes sur la moindre bagatelle que je m’avisais de mettre en avant.»

Comme il fallait tout prévoir, la duchesse avait établi Fabrice au port de Locarno, ville suisse à l’extrémité du lac Majeur. Tous les jours elle allait le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac. Eh bien! une fois qu’elle s’avisa de monter chez lui, elle trouva sa chambre tapissée d’une quantité de vues de la ville de Parme qu’il avait fait venir de Milan ou de Parme même, pays qu’il aurait dû tenir en abomination. Son petit salon, changé en atelier, était encombré de tout l’appareil d’un peintre à l’aquarelle, et elle le trouva finissant une troisième vue de la tour Farnèse et du palais du gouverneur.

—Il ne te manque plus, lui dit-elle d’un air piqué, que de faire de souvenir le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement t’empoisonner. Mais j’y songe, continua la duchesse, tu devrais lui écrire une lettre d’excuses d’avoir pris la liberté de te sauver et de donner un ridicule à sa citadelle.

La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: à peine arrivé en lieu de sûreté, le premier soin de Fabrice avait été d’écrire au général Fabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait pardon de s’être sauvé, alléguant pour excuse qu’il avait pu croire que certain subalterne de la prison avait été chargé de lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu’il écrivait, Fabrice espérait que les yeux de Clélia verraient cette lettre, et sa figure était couverte de larmes en l’écrivant. Il la termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en liberté, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la tour Farnèse. C’était là la pensée capitale de sa lettre, il espérait que Clélia la comprendrait. Dans son humeur écrivante, et dans l’espoir d’être lu par quelqu’un, Fabrice adressa des remerciements à don Cesare, ce bon aumônier qui lui avait prêté des livres de théologie. Quelques jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno à faire le voyage de Milan, où ce libraire, ami du célèbre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques éditions qu’il pût trouver des ouvrages prêtés par don Cesare. Le bon aumônier reçut ces livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments d’impatience, peut-être pardonnables à un pauvre prisonnier, on avait chargé les marges de ces livres de notes ridicules. On le suppliait en conséquence de les remplacer dans sa bibliothèque par les volumes que la plus vive reconnaissance se permettait de lui présenter.

Fabrice était bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages infinis dont il avait chargé les marges d’un exemplaire in-folio des œuvres de saint Jérôme. Dans l’espoir qu’il pourrait renvoyer ce livre au bon aumônier, et l’échanger contre un autre, il avait écrit jour par jour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands événements n’étaient autre chose que des extases d’amour divin(ce mot divin en remplaçait un autre qu’on n’osait écrire). Tantôt cet amour divin conduisait le prisonnier à un profond désespoir, d’autres fois une voix entendue à travers les airs rendait quelque espérance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement, était écrit avec une encre de prison, formée de vin, de chocolat et de suie, et don Cesare n’avait fait qu’y jeter un coup d’œil en replaçant dans sa bibliothèque le volume de saint Jérôme. S’il en avait suivi les marges, il aurait vu qu’un jour le prisonnier, se croyant empoisonné, se félicitait de mourir à moins de quarante pas de distance de ce qu’il avait aimé le mieux dans ce monde. Mais un autre œil que celui du bon aumônier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle idée: Mourir près de ce qu’on aime! exprimée de cent façons différentes, était suivie d’un sonnet où l’on voyait que l’âme séparée, après des tourments atroces, de ce corps fragile qu’elle avait habité pendant vingt-trois ans, poussée par cet instinct de bonheur naturel à tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se mêler aux chœurs des anges aussitôt qu’elle serait libre et dans le cas où le jugement terrible lui accorderait le pardon de ses péchés mais que, plus heureuse après la mort qu’elle n’avait été durant la vie, elle irait à quelques pas de la prison, où si longtemps elle avait gémi, se réunir à tout ce qu’elle avait aimé au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j’aurai trouvé mon paradis sur la terre.

Quoiqu’on ne parlât de Fabrice à la citadelle de Parme que comme d’un traître infâme qui avait violé les devoirs les plus sacrés, toutefois le bon prêtre don Cesare fut ravi par la vue des beaux livres qu’un inconnu lui faisait parvenir; car Fabrice avait eu l’attention de n’écrire que quelques jours après l’envoi, de peur que son nom ne fît renvoyer tout le paquet avec indignation. Don Cesare ne parla point de cette attention à son frère, qui entrait en fureur au seul nom de Fabrice; mais depuis la fuite de ce dernier, il avait repris toute son ancienne intimité avec son aimable nièce; et comme il lui avait enseigné jadis quelques mots de latin, il lui fit voir les beaux ouvrages qu’il recevait. Tel avait été l’espoir du voyageur. Tout à coup Clélia rougit extrêmement, elle venait de reconnaître l’écriture de Fabrice. De grands morceaux fort étroits de papier jaune étaient placés en guise de signets en divers endroits du volume. Et comme il est vrai de dire qu’au milieu des plats intérêts d’argent, et de la froideur décolorée des pensées vulgaires qui remplissent notre vie, les démarches inspirées par une vraie passion manquent rarement de produire leur effet; comme si une divinité propice prenait le soin de les conduire par la main, Clélia, guidée par cet instinct et par la pensée d’une seule chose au monde, demanda à son oncle de comparer l’ancien exemplaire de saint Jérôme avec celui qu’il venait de recevoir. Comment dire son ravissement au milieu de la sombre tristesse où l’absence de Fabrice l’avait plongée, lorsqu’elle trouva sur les marges de l’ancien saint Jérôme le sonnet dont nous avons parlé, et les mémoires, jour par jour, de l’amour qu’on avait senti pour elle!

Dès le premier jour elle sut le sonnet par cœur; elle le chantait, appuyée sur sa fenêtre, devant la fenêtre désormais solitaire, où elle avait vu si souvent une petite ouverture se démasquer dans l’abat-jour. Cet abat-jour avait été démonté pour être placé sur le bureau du tribunal et servir de pièce de conviction dans un procès ridicule que Rassi instruisait contre Fabrice, accusé du crime de s’être sauvé, ou, comme disait le fiscal en riant lui-même, de s’être dérobé à la clémence d’un prince magnanime!

Chacune des démarches de Clélia était pour elle l’objet d’un vif remords, et depuis qu’elle était malheureuse les remords étaient plus vifs. Elle cherchait à apaiser un peu les reproches qu’elle s’adressait, en se rappelant le vœu de ne jamais revoir Fabrice, fait par elle à la Madone lors du demi-empoisonnement du général, et depuis chaque jour renouvelé.

Son père avait été malade de l’évasion de Fabrice, et, de plus, il avait été sur le point de perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colère, destitua tous les geôliers de la tour Farnèse, et les fit passer comme prisonniers dans la prison de la ville. Le général avait été sauvé en partie par l’intercession du comte Mosca, qui aimait mieux le voir enfermé au sommet de sa citadelle, que rival actif et intrigant dans les cercles de la cour.

Ce fut pendant les quinze jours que dura l’incertitude relativement à la disgrâce du général Fabio Conti, réellement malade, que Clélia eut le courage d’exécuter le sacrifice qu’elle avait annoncé à Fabrice. Elle avait eu l’esprit d’être malade le jour des réjouissances générales, qui fut aussi celui de la fuite du prisonnier, comme le lecteur s’en souvient peut-être; elle fut malade aussi le lendemain, et, en un mot, sut si bien se conduire, qu’à l’exception du geôlier Grillo, chargé spécialement de la garde de Fabrice, personne n’eut de soupçons sur sa complicité, et Grillo se tut.

Mais aussitôt que Clélia n’eut plus d’inquiétudes de ce côté, elle fut plus cruellement agitée encore par ses justes remords. «Quelle raison au monde, se disait-elle, peut diminuer le crime d’une fille qui trahit son père?»

Un soir, après une journée passée presque tout entière à la chapelle et dans les larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de l’accompagner chez le général, dont les accès de fureur l’effrayaient d’autant plus, qu’à tout propos il y mêlait des imprécations contre Fabrice, cet abominable traître.

Arrivée en présence de son père, elle eut le courage de lui dire que si toujours elle avait refusé de donner la main au marquis Crescenzi, c’est qu’elle ne sentait aucune inclination pour lui, et qu’elle était assurée de ne point trouver le bonheur dans cette union. A ces mots, le général entra en fureur; et Clélia eut assez de peine à reprendre la parole. Elle ajouta que si son père, séduit par la grande fortune du marquis, croyait devoir lui donner l’ordre précis de l’épouser, elle était prête à obéir. Le général fut tout étonné de cette conclusion, à laquelle il était loin de s’attendre; il finit pourtant par s’en réjouir. «Ainsi, dit-il à son frère, je ne serai pas réduit à loger dans un second étage, si ce polisson de Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais procédé.»

Le comte Mosca ne manquait pas de se montrer profondément scandalisé de l’évasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et répétait dans l’occasion la phrase inventée par Rassi sur le plat procédé de ce jeune homme, fort vulgaire d’ailleurs, qui s’était soustrait à la clémence du prince. Cette phrase spirituelle, consacrée par la bonne compagnie, ne prit point dans le peuple. Laissé à son bon sens, et tout en croyant Fabrice fort coupable, il admirait la résolution qu’il avait fallu pour se lancer d’un mur si haut. Pas un être de la cour n’admira ce courage. Quant à la police, fort humiliée de cet échec, elle avait découvert officiellement qu’une troupe de vingt soldats gagnés par les distributions d’argent de la duchesse, cette femme si atrocement ingrate, et dont on ne prononçait plus le nom qu’avec un soupir, avaient tendu à Fabrice quatre échelles liées ensemble, et de quarante-cinq pieds de longueur chacune: Fabrice ayant tendu une corde qu’on avait liée aux échelles n’avait eu que le mérite fort vulgaire d’attirer ces échelles à lui. Quelques libéraux connus par leur imprudence, et entre autres le médecin C***, agent payé directement par le prince, ajoutaient, mais en se compromettant, que cette police atroce avait eu la barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats qui avaient facilité la fuite de cet ingrat Fabrice. Alors il fut blâmé même des libéraux véritables, comme ayant causé par son imprudence la mort de huit pauvres soldats. C’est ainsi que les petits despotismes réduisent à rien la valeur de l’opinion 7.

CHAPITRE XXIII

Au milieu de ce déchaînement général, le seul archevêque Landriani se montra fidèle à la cause de son jeune ami; il osait répéter, même à la cour de la princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout procès, il faut réserver une oreille pure de tout préjugé pour entendre les justifications d’un absent.

Dès le lendemain de l’évasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient reçu un sonnet assez médiocre qui célébrait cette fuite comme une des belles actions du siècle, et comparait Fabrice à un ange arrivant sur la terre les ailes étendues. Le surlendemain soir, tout Parme répétait un sonnet sublime. C’était le monologue de Fabrice se laissant glisser le long de la corde, et jugeant les divers incidents de sa vie. Ce sonnet lui donna rang dans l’opinion par deux vers magnifiques, tous les connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla.

Mais ici il me faudrait chercher le style épique: où trouver des couleurs pour peindre les torrents d’indignation qui tout à coup submergèrent tous les cœurs bien pensants, lorsqu’on apprit l’effroyable insolence de cette illumination du château de Sacca? Il n’y eut qu’un cri contre la duchesse; même les libéraux véritables trouvèrent que c’était compromettre d’une façon barbare les pauvres suspects retenus dans les diverses prisons, et exaspérer inutilement le cœur du souverain. Le comte Mosca déclara qu’il ne restait plus qu’une ressource aux anciens amis de la duchesse, c’était de l’oublier. Le concert d’exécration fut donc unanime: un étranger passant par la ville eût été frappé de l’énergie de l’opinion publique. Mais en ce pays où l’on sait apprécier le plaisir de la vengeance, l’illumination de Sacca et la fête admirable donnée dans le parc à plus de six mille paysans eurent un immense succès. Tout le monde répétait à Parme que la duchesse avait fait distribuer mille sequins à ses paysans; on expliquait ainsi l’accueil un peu dur fait à une trentaine de gendarmes que la police avait eu la nigauderie d’envoyer dans ce petit village, trente-six heures après la soirée sublime et l’ivresse générale qui l’avait suivie. Les gendarmes, accueillis à coups de pierres, avaient pris la fuite, et deux d’entre eux, tombés de cheval, avaient été jetés dans le Pô.

Quant à la rupture du grand réservoir d’eau du palais Sanseverina, elle avait passé à peu près inaperçue: c’était pendant la nuit que quelques rues avaient été plus ou moins inondées, le lendemain on eût dit qu’il avait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres d’une fenêtre du palais, de façon que l’entrée des voleurs était expliquée.

On avait même trouvé une petite échelle. Le seul comte Mosca reconnut le génie de son amie.

Fabrice était parfaitement décidé à revenir à Parme aussitôt qu’il le pourrait; il envoya Ludovic porter une longue lettre à l’archevêque, et ce fidèle serviteur revint mettre à la poste au premier village du Piémont, à Sannazaro, au couchant de Pavie, une épître latine que le digne prélat adressait à son jeune protégé. Nous ajouterons un détail qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays où l’on n’a plus besoin de précautions. Le nom de Fabrice del Dongo n’était jamais écrit; toutes les lettres qui lui étaient destinées étaient adressées à Ludovic San Micheli, à Locarno en Suisse, ou à Belgirate en Piémont. L’enveloppe était faite d’un papier grossier, le cachet mal appliqué, l’adresse à peine lisible, et quelquefois ornée de recommandations dignes d’une cuisinière; toutes les lettres étaient datées de Naples six jours avant la date véritable.

Du village piémontais de Sannazaro, près de Pavie, Ludovic retourna en toute hâte à Parme: il était chargé d’une mission à laquelle Fabrice mettait la plus grande importance; il ne s’agissait de rien moins que de faire parvenir à Clélia Conti un mouchoir de soie sur lequel était imprimé un sonnet de Pétrarque. Il est vrai qu’un mot était changé à ce sonnet; Clélia le trouva sur sa table deux jours après avoir reçu les remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des hommes, et il n’est pas besoin de dire quelle impression cette marque d’un souvenir toujours constant produisit sur son cœur.

Ludovic devait chercher à se procurer tous les détails possibles sur ce qui se passait à la citadelle. Ce fut lui qui apprit à Fabrice la triste nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait désormais une chose décidée; il ne se passait presque pas de journée sans qu’il donnât une fête à Clélia, dans l’intérieur de la citadelle. Une preuve décisive du mariage c’est que ce marquis, immensément riche et par conséquent fort avare, comme c’est l’usage parmi les gens opulents du nord de l’Italie, faisait des préparatifs immenses, et pourtant il épousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanité du général Fabio Conti, fort choquée de cette remarque, la première qui se fût présentée à l’esprit de tous ses compatriotes, venait d’acheter une terre de plus de 300 000 francs, et cette terre, lui qui n’avait rien, il l’avait payée comptant, apparemment des deniers du marquis. Aussi le général avait-il déclaré qu’il donnait cette terre en mariage à sa fille. Mais les frais d’acte et autres, montant à plus de 12 000 francs, semblèrent une dépense fort ridicule au marquis Crescenzi, être éminemment logique. De son côté il faisait fabriquer à Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien agencées et calculées par l’agrément de l’œil, par le célèbre Pallagi, peintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les armes de la famille Crescenzi, qui, comme l’univers le sait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chaussée du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus à Parme coûtèrent plus de 350 000 francs; le prix des glaces nouvelles, ajoutées à celles que la maison possédait déjà, s’éleva à 200 000 francs. A l’exception de deux salons, ouvrages célèbres du Parmesan, le grand peintre du pays après le divin Corrège, toutes les pièces du premier et du second étage étaient maintenant occupées par les peintres célèbres de Florence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures à fresque. Fokelberg, le grand sculpteur suédois, Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient depuis un an à dix bas-reliefs représentant autant de belles actions de Crescentius, ce véritable grand homme. La plupart des plafonds, peints à fresque, offraient aussi quelque allusion à sa vie. On admirait généralement le plafond où Hayez, de Milan, avait représenté Crescentius reçu dans les Champs-Elysées par François Sforce; Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du Moyen Age. L’admiration pour ces âmes d’élite est supposée faire épigramme contre les gens au pouvoir.

Tous ces détails magnifiques occupaient exclusivement l’attention de la noblesse et des bourgeois de Parme, et percèrent le cœur de notre héros lorsqu’il les lut racontés, avec une admiration naïve, dans une longue lettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dictée à un douanier de Casal-Maggiore.

«Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente en tout et pour tout! c’est vraiment une insolence à moi d’oser être amoureux de Clélia Conti, pour qui se font tous ces miracles.»

Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-là écrit de sa mauvaise écriture, annonçait à son maître qu’il avait rencontré le soir, et dans l’état d’un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien geôlier, qui avait été mis en prison, puis relâché. Cet homme lui avait demandé un sequin par charité, et Ludovic lui en avait donné quatre au nom de la duchesse. Les anciens geôliers récemment mis en liberté, au nombre de douze, se préparaient à donner une fête à coups de couteau (un trattamento di coltellate) aux nouveaux geôliers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient à les rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait sérénade à la forteresse, que Mlle Clélia Conti était fort pâle, souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic reçut, courrier par courrier, l’ordre de revenir à Locarno. Il revint, et les détails qu’il donna de vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice.

On peut juger de l’amabilité dont celui-ci était pour la pauvre duchesse; il eût souffert mille morts plutôt que de prononcer devant elle le nom de Clélia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville était à la fois sublime et attendrissant.

La duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance; elle était si heureuse avant l’incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel était son sort! elle vivait dans l’attente d’un événement affreux dont elle se serait bien gardée de dire un mot à Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant réjouir Fabrice en lui apprenant qu’un jour il serait vengé.

On peut se faire quelque idée maintenant de l’agrément des entretiens de Fabrice avec la duchesse: un silence morne régnait presque toujours entre eux. Pour augmenter les agréments de leurs relations, la duchesse avait cédé à la tentation de jouer un mauvais tour à ce neveu trop chéri. Le comte lui écrivait presque tous les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l’esprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, à peine si on les parcourait d’un œil distrait. Que fait, hélas! la fidélité d’un amant estimé, quand on a le cœur percé par la froideur de celui qu’on lui préfère?

En deux mois de temps la duchesse ne lui répondit qu’une fois et ce fut pour l’engager à sonder le terrain auprès de la princesse, et à voir si, malgré l’insolence du feu d’artifice, on recevrait avec plaisir une lettre de la duchesse. La lettre qu’il devait présenter, s’il le jugeait à propos, demandait la place de chevalier d’honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et désirait qu’elle lui fût accordée en considération de son mariage. La lettre de la duchesse était un chef-d’œuvre: c’était le respect le plus tendre et le mieux exprimé; on n’avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les conséquences, même les plus éloignées, pussent n’être pas agréables à la princesse. Aussi la réponse respirait-elle une amitié tendre et que l’absence met à la torture.

Mon fils et moi, lui disait la princesse, n’avons pas eu une soirée un peu passable depuis votre départ si brusque. Ma chère duchesse ne se souvient donc plus que c’est elle qui m’a fait rendre une voix consultative dans la nomination des officiers de ma maison? Elle se croit donc obligée de me donner des motifs pour la place du marquis, comme si son désir exprimé n’était pas pour moi le premier des motifs? Le marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une dans mon cœur, et la première, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument des mêmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d’un grand garçon de vingt et un ans, et vous demande des échantillons de minéraux de la vallée d’Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j’espère fréquentes, au comte, qui vous déteste toujours et que j’aime surtout à cause de ces sentiments. L’archevêque aussi vous est resté fidèle. Nous espérons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu’il le faut. La marquise Ghisleri, ma grande maîtresse, se dispose à quitter ce monde pour un meilleur: la pauvre femme m’a fait bien du mal; elle me déplaît encore en s’en allant mal à propos; sa maladie me fait penser au nom que j’eusse mis autrefois avec tant de plaisir à la place du sien, si toutefois j’eusse pu obtenir ce sacrifice de l’indépendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a emporté avec elle toute la joie de ma petite cour, etc.

C’était donc avec la conscience d’avoir cherché à hâter, autant qu’il était en elle, le mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures à voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance était entière et parfaite du côté de Fabrice; mais il pensait à d’autres choses, et son âme naïve et simple ne lui fournissait rien à dire. La duchesse le voyait, et c’était son supplice.

Nous avons oublié de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison à Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fenêtre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s’arrangea de façon à avoir un homme de chacun des villages situés aux environs de Belgirate. La troisième ou quatrième fois qu’elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien choisis, elle fit arrêter le mouvement des rames.

—Je vous considère tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon neveu Fabrice s’est sauvé de prison; et peut-être, par trahison, on cherchera à le reprendre, quoiqu’il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez l’oreille au guet, et prévenez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise à entrer dans ma chambre le jour et la nuit.

Les rameurs répondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas qu’il fût question de reprendre Fabrice: c’était pour elle qu’étaient tous ces soins et, avant l’ordre fatal d’ouvrir le réservoir du palais Sanseverina, elle n’y eût pas songé.

Sa prudence l’avait aussi engagée à prendre un appartement au port de Locarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-même allait en Suisse. On peut juger de l’agrément de leurs perpétuels tête-à-tête par ce détail: La marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la présence de ces étrangères leur fit plaisir; car, malgré les liens du sang, on peut appeler étrangère une personne qui ne sait rien de nos intérêts les plus chers, et que l’on ne voit qu’une fois par an.

La duchesse se trouvait un soir à Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles. L’archiprêtre du pays et le curé étaient venus présenter leurs respects à ces dames: l’archiprêtre, qui était intéressé dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s’avisa de dire:

—Le prince de Parme est mort!

La duchesse pâlit extrêmement; elle eut à peine le courage de dire:

—Donne-t-on des détails?

—Non, répondit l’archiprêtre; la nouvelle se borne à dire la mort, qui est certaine.

La duchesse regarda Fabrice. «J’ai fait cela pour lui, se dit-elle; j’aurais fait mille fois pis, et le voilà qui est là devant moi indifférent et songeant à une autre!» Il était au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pensée; elle tomba dans un profond évanouissement. Tout le monde s’empressa pour la secourir; mais, en revenant à elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de mouvement que l’archiprêtre et le curé; il rêvait comme à l’ordinaire.

«Il pense à retourner à Parme, se dit la duchesse, et peut-être à rompre le mariage de Clélia avec le marquis; mais je saurai l’empêcher.»

Puis, se souvenant de la présence des deux prêtres, elle se hâta d’ajouter:

—C’était un grand prince, et qui a été bien calomnié! C’est une perte immense pour nous!

Les deux prêtres prirent congé, et la duchesse, pour être seule, annonça qu’elle allait se mettre au lit.

«Sans doute, se disait-elle, la prudence m’ordonne d’attendre un mois ou deux avant de retourner à Parme; mais je sens que je n’aurai jamais cette patience; je souffre trop ici. Cette rêverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont pour mon cœur un spectacle intolérable. Qui me l’eût dit que je m’ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en tête à tête avec lui, et au moment où j’ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire! Après un tel spectacle, la mort n’est rien. C’est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais dans mon palais à Parme lorsque j’y reçus Fabrice revenant de Naples. Si j’eusse dit un mot, tout était fini, et peut-être que, lié avec moi, il n’eût pas songé à cette petite Clélia; mais ce mot me faisait une répugnance horrible. Maintenant elle l’emporte sur moi. Quoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, changée par les soucis, malade, j’ai le double de son âge!... Il faut mourir, il faut finir! Une femme de quarante ans n’est plus quelque chose que pour les hommes qui l’ont aimée dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanité; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus pour aller à Parme, et pour m’amuser. Si les choses tournaient d’une certaine façon, on m’ôterait la vie. Eh bien! où est le mal? Je ferai une mort magnifique, et, avant que de finir, mais seulement alors, je dirai à Fabrice: Ingrat! c’est pour toi!... Oui, je ne puis trouver d’occupation pour ce peu de vie qui me reste qu’à Parme; j’y ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais être sensible maintenant à toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors, pour voir mon bonheur, j’avais besoin de regarder dans les yeux de l’envie... Ma vanité a un bonheur; à l’exception du comte peut-être, personne n’aura pu deviner quel a été l’événement qui a mis fin à la vie de mon cœur... J’aimerai Fabrice, je serai dévouée à sa fortune, mais il ne faut pas qu’il rompe le mariage de la Clélia, et qu’il finisse par l’épouser... Non, cela ne sera pas!»

La duchesse en était là de son triste monologue lorsqu’elle entendit un grand bruit dans la maison.

«Bon! se dit-elle, voilà qu’on vient m’arrêter; Ferrante se sera laissé prendre, il aura parlé. Eh bien! tant mieux! je vais avoir une occupation; je vais leur disputer ma tête. Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre.»

La duchesse, à demi vêtue, s’enfuit au fond de son jardin: elle songeait déjà à passer par-dessus un petit mur et à se sauver dans la campagne; mais elle vit qu’on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l’homme de confiance du comte: il était seul avec sa femme de chambre. Elle s’approcha de la porte-fenêtre. Cet homme parlait à la femme de chambre des blessures qu’il avait reçues. La duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque à ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte l’heure ridicule à laquelle il arrivait.

—Aussitôt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donné l’ordre, à toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des Etats de Parme. En conséquence, je suis allé jusqu’au Pô avec les chevaux de la maison; mais au sortir de la barque, ma voiture a été renversée, brisée, abîmée, et j’ai eu des contusions si graves que je n’ai pu monter à cheval, comme c’était mon devoir.

—Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que vous êtes arrivé à midi; vous n’allez pas me contredire.

—Je reconnais bien les bontés de Madame.

La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention.

Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire; mais nous sommes forcés d’en venir à des événements qui sont de notre domaine, puisqu’ils ont pour théâtre le cœur des personnages.

—Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse à Bruno.

—Il était à la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long du Pô, à deux lieues de Sacca. Il est tombé dans un trou caché par une touffe d’herbe: il était tout en sueur, et le froid l’a saisi; on l’a transporté dans une maison isolée, où il est mort au bout de quelques heures. D’autres prétendent que MM. Catena et Borone sont morts aussi, et que tout l’accident provient des casseroles de cuivre du paysan chez lequel on est entré, qui étaient remplies de vert-de-gris. On a déjeuné chez cet homme. Enfin, les têtes exaltées, les jacobins, qui racontent ce qu’ils désirent, parlent de poison. Je sais que mon ami Toto, fourrier de la cour, aurait péri sans les soins généreux d’un manant qui paraissait avoir de grandes connaissances en médecine, et lui a fait faire des remèdes fort singuliers. Mais on ne parle déjà plus de cette mort du prince: au fait, c’était un homme cruel. Lorsque je suis parti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal général Rassi: on voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle, pour tâcher de faire sauver les prisonniers. Mais on prétendait que Fabio Conti tirerait ses canons. D’autres assuraient que les canonniers de la citadelle avaient jeté de l’eau sur leur poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien plus intéressant: tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre bras, un homme est arrivé de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouvé dans les rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l’a assommé, et ensuite on est allé le pendre à l’arbre de la promenade qui est le plus voisin de la citadelle. Le peuple était en marche pour aller briser cette belle statue du prince qui est dans les jardins de la cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la garde, l’a rangé devant la statue, et a fait dire au peuple qu’aucun de ceux qui entreraient dans les jardins n’en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien gendarme, m’a répété plusieurs fois, c’est que M. le comte a donné des coups de pied au général P..., commandant la garde du prince, et l’a fait conduire hors du jardin par deux fusiliers, après lui avoir arraché ses épaulettes.

—Je reconnais bien là le comte, s’écria la duchesse avec un transport de joie qu’elle n’eût pas prévu une minute auparavant: il ne souffrira jamais qu’on outrage notre princesse; et quant au général P..., par dévouement pour ses maîtres légitimes, il n’a jamais voulu servir l’usurpateur, tandis que le comte, moins délicat, a fait toutes les campagnes d’Espagne, ce qu’on lui a souvent reproché à la cour.

La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la lecture pour faire cent questions à Bruno.

La lettre était bien plaisante; le comte employait les termes les plus lugubres, et cependant la joie la plus vive éclatait à chaque mot; il évitait les détails sur le genre de mort du prince, et finissait sa lettre par ces mots:

Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille d’attendre un jour ou deux le courrier que la princesse t’enverra, à ce que j’espère, aujourd’hui ou demain; il faut que ton retour soit magnifique comme ton départ a été hardi. Quant au grand criminel qui est auprès de toi, je compte bien le faire juger par douze juges appelés de toutes les parties de cet Etat. Mais, pour faire punir ce monstre-là comme il le mérite, il faut d’abord que je puisse faire des papillotes avec la première sentence, si elle existe.

Le comte avait rouvert sa lettre:

Voici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des cartouches aux deux bataillons de la garde; je vais me battre et mériter de mon mieux ce surnom de Cruel dont les libéraux m’ont gratifié depuis si longtemps. Cette vieille momie de général P... a osé parler dans la caserne d’entrer en pourparlers avec le peuple à demi révolté. Je t’écris du milieu de la rue; je vais au palais, où l’on ne pénétrera que sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en t’adorant quand même, ainsi que j’ai vécu! N’oublie pas de faire prendre 300 000 francs déposés en ton nom chez D..., à Lyon.

Voilà ce pauvre diable de Rassi pâle comme la mort, et sans perruque; tu n’as pas d’idée de cette figure! Le peuple veut absolument le pendre; ce serait un grand tort qu’on lui ferait, il mérite d’être écartelé. Il se réfugiait à mon palais, et m’a couru après dans la rue; je ne sais trop qu’en faire... je ne veux pas le conduire au palais du prince, ce serait faire éclater la révolte de ce côté. F... verra si je l’aime; mon premier mot à Rassi a été: Il me faut la sentence contre M. del Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites à tous ces juges iniques, qui sont cause de cette révolte, que je les ferai tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s’ils soufflent un mot de cette sentence, qui n’a jamais existé. Au nom de Fabrice, j’envoie une compagnie de grenadiers à l’archevêque. Adieu, cher ange! mon palais va être brûlé, et je perdrai les charmants portraits que j’ai de toi. Je cours au palais pour faire destituer cet infâme général P..., qui fait des siennes; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait le feu prince. Tous ces généraux ont une peur du diable; je vais, je crois, me faire nommer général en chef.

La duchesse eut la malice de ne pas envoyer réveiller Fabrice; elle se sentait pour le comte un accès d’admiration qui ressemblait fort à de l’amour. «Toutes réflexions faites, se dit-elle, il faut que je l’épouse.» Elle le lui écrivit aussitôt, et fit partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse n’eut pas le temps d’être malheureuse.

Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque montée par dix rameurs et qui fendait rapidement les eaux du lac; Fabrice et elle reconnurent bientôt un homme portant la livrée du prince de Parme: c’était en effet un de ses courriers qui, avant de descendre à terre, cria à la duchesse:

—La révolte est apaisée!

Ce courrier lui remit plusieurs lettres du comte, une lettre admirable de la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur parchemin, qui la nommait duchesse de San Giovanni et grande maîtresse de la princesse douairière. Ce jeune prince, savant en minéralogie, et qu’elle croyait un imbécile, avait eu l’esprit de lui écrire un petit billet; mais il y avait de l’amour à la fin. Le billet commençait ainsi:

Le comte dit, madame la duchesse, qu’il est content de moi; le fait est que j’ai essuyé quelques coups de fusil à ses côtés et que mon cheval a été touché: à voir le bruit qu’on fait pour si peu de chose, je désire vivement assister à une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au comte; tous mes généraux, qui n’ont pas fait la guerre, se sont conduits comme des lièvres; je crois que deux ou trois se sont enfuis jusqu’à Bologne. Depuis qu’un grand et déplorable événement m’a donné le pouvoir, je n’ai point signé d’ordonnance qui m’ait été aussi agréable que celle qui vous nomme grande maîtresse de ma mère. Ma mère et moi, nous nous sommes souvenus qu’un jour vous admiriez la belle vue que l’on a du palazzetode San Giovanni, qui jadis appartint à Pétrarque, du moins on le dit; ma mère a voulu vous donner cette petite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et n’osant vous offrir tout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je ne sais si vous êtes assez savante pour savoir que Sanseverina est un titre romain. Je viens de donner le grand cordon de mon ordre à notre digne archevêque, qui a déployé une fermeté bien rare chez les hommes de soixante-dix ans. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir rappelé toutes les dames exilées. On me dit que je ne dois plus signer, dorénavant, qu’après avoir écrit les mots votre affectionné: je suis fâché que l’on me fasse prodiguer une assurance qui n’est complètement vraie que quand je vous écris.

Votre affectionné, Ranuce-Ernest. Qui n’eût dit, d’après ce langage, que la duchesse allait jouir de la plus haute faveur? Toutefois elle trouva quelque chose de fort singulier dans d’autres lettres du comte, qu’elle reçut deux heures plus tard. Il ne s’expliquait point autrement, mais lui conseillait de retarder de quelques jours son retour à Parme, et d’écrire à la princesse qu’elle était fort indisposée. La duchesse et Fabrice n’en partirent pas moins pour Parme aussitôt après dîner. Le but de la duchesse, que toutefois elle ne s’avouait pas, était de presser le mariage du marquis Crescenzi: Fabrice, de son côté, fit la route dans des transports de bonheur fous, et qui semblèrent ridicules à sa tante. Il avait l’espoir de revoir bientôt Clélia; il comptait bien l’enlever, même malgré elle, s’il n’y avait que ce moyen de rompre son mariage.

Le voyage de la duchesse et de son neveu fut très gai. A une poste avant Parme, Fabrice s’arrêta un instant pour reprendre l’habit ecclésiastique; d’ordinaire il était vêtu comme un homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre de la duchesse:

—Je trouve quelque chose de louche et d’inexplicable, lui dit-elle, dans les lettres du comte. Si tu m’en croyais, tu passerais ici quelques heures; je t’enverrai un courrier dès que j’aurai parlé à ce grand ministre.

Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit à cet avis raisonnable. Des transports de joie dignes d’un enfant de quinze ans marquèrent la réception que le comte fit à la duchesse, qu’il appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir parler politique, et, quand enfin on en vint à la triste raison:

—Tu as fort bien fait d’empêcher Fabrice d’arriver officiellement; nous sommes ici en pleine réaction. Devine un peu le collègue que le prince m’a donné comme ministre de la justice! c’est Rassi, ma chère, Rassi, que j’ai traité comme un gueux qu’il est, le jour de nos grandes affaires. A propos, je t’avertis qu’on a supprimé tout ce qui s’est passé ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu’un commis de la citadelle, nommé Barbone, est mort d’une chute de voiture. Quant aux soixante et tant de coquins que j’ai fait tuer à coups de balles, lorsqu’ils attaquaient la statue du prince dans les jardins, ils se portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla, ministre de l’Intérieur, est allé lui-même à la demeure de chacun de ces héros malheureux, et a remis quinze sequins à leurs familles ou à leurs amis, avec ordre de dire que le défunt était en voyage, et menace très expresse de la prison, si l’on s’avisait de faire entendre qu’il avait été tué. Un homme de mon propre ministère, les affaires étrangères, a été envoyé en mission auprès des journalistes de Milan et de Turin, afin qu’on ne parle pas du malheureux événement, c’est le mot consacré; cet homme doit pousser jusqu’à Paris et Londres, afin de démentir dans tous les journaux, et presque officiellement, tout ce qu’on pourrait dire de nos troubles. Un autre agent s’est acheminé vers Bologne et Florence. J’ai haussé les épaules.

«Mais le plaisant, à mon âge, c’est que j’ai eu un moment d’enthousiasme en parlant aux soldats de la garde et arrachant les épaulettes de ce pleutre de général P... En cet instant j’aurais donné ma vie, sans balancer, pour le prince; j’avoue maintenant que c’eût été une façon bien bête de finir. Aujourd’hui, le prince, tout bon jeune homme qu’il est, donnerait cent écus pour que je mourusse de maladie; il n’ose pas encore me demander ma démission mais nous nous parlons le plus rarement possible, et je lui envoie une quantité de petits rapports par écrit, comme je le pratiquais avec le feu prince, après la prison de Fabrice. A propos, je n’ai point fait des papillotes avec la sentence signée contre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me l’a point remise. Vous avez donc fort bien fait d’empêcher Fabrice d’arriver ici officiellement. La sentence est toujours exécutoire; je ne crois pas pourtant que le Rassi osât faire arrêter notre neveu aujourd’hui, mais il est possible qu’il l’ose dans quinze jours. Si Fabrice veut absolument rentrer en ville, qu’il vienne loger chez moi.

—Mais la cause de tout ceci? s’écria la duchesse étonnée.

—On a persuadé au prince que je me donne des airs de dictateur et de sauveur de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus est, en parlant de lui, j’aurais prononcé le mot fatal: cet enfant. Le fait peut être vrai, j’étais exalté ce jour-là: par exemple, je le voyais un grand homme, parce qu’il n’avait point trop de peur au milieu des premiers coups de fusil qu’il entendît de sa vie. Il ne manque point d’esprit, il a même un meilleur ton que son père: enfin, je ne saurais trop le répéter, le fond du cœur est honnête et bon; mais ce cœur sincère et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon, et croit qu’il faut avoir l’âme bien noire soi-même pour apercevoir de telles choses: songez à l’éducation qu’il a reçue!...

—Votre Excellence devait songer qu’un jour il serait le maître, et placer un homme d’esprit auprès de lui.

—D’abord, nous avons l’exemple de l’abbé de Condillac, qui, appelé par le marquis de Felino, mon prédécesseur, ne fit de son élève que le roi des nigauds. Il allait à la procession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le général Bonaparte, qui eût triplé l’étendue de ses Etats. En second lieu, je n’ai jamais cru rester ministre dix ans de suite. Maintenant que je suis désabusé de tout, et cela depuis un mois, je veux réunir un million, avant de laisser à elle-même cette pétaudière que j’ai sauvée. Sans moi, Parme eût été république pendant deux mois, avec le poète Ferrante Palla pour dictateur.

Ce mot fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout.

—Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huitième siècle: le confesseur et la maîtresse. Au fond, le prince n’aime que la minéralogie, et peut-être vous, madame. Depuis qu’il règne, son valet de chambre dont je viens de faire le frère capitaine, ce frère a neuf mois de service, ce valet de chambre, dis-je, est allé lui fourrer dans la tête qu’il doit être plus heureux qu’un autre parce que son profil va se trouver sur les écus. A la suite de cette belle idée est arrivé l’ennui.

«Maintenant il lui faut un aide de camp, remède à l’ennui. Eh bien! quand il m’offrirait ce fameux million qui nous est nécessaire pour bien vivre à Naples ou à Paris, je ne voudrais pas être son remède de l’ennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heures avec Son Altesse. D’ailleurs, comme j’ai plus d’esprit que lui, au bout d’un mois il me prendrait pour un monstre.

«Le feu prince était méchant et envieux, mais il avait fait la guerre et commandé des corps d’armée, ce qui lui avait donné de la tenue; on trouvait en lui l’étoffe d’un prince, et je pouvais être ministre bon ou mauvais. Avec cet honnête homme de fils candide et vraiment bon, je suis forcé d’être un intrigant. Me voici le rival de la dernière femmelette du château, et rival fort inférieur, car je mépriserai cent détails nécessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces femmes qui distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les appartements a eu l’idée de faire perdre au prince la clef d’un de ses bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refusé de s’occuper de toutes les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; à la vérité pour vingt francs on peut faire détacher les planches qui en forment le fond, ou employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m’a dit que ce serait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour.

«Jusqu’ici il lui a été absolument impossible de garder trois jours de suite la même volonté. S’il fût né monsieur le marquis un tel, avec de la fortune, ce jeune prince eût été un des hommes les plus estimables de sa cour, une sorte de Louis XVI; mais comment, avec sa naïveté pieuse, va-t-il résister à toutes les savantes embûches dont il est entouré? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi est plus puissant que jamais; on y a découvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple, et qui étais résolu à tuer trois mille hommes s’il le fallait, plutôt que de laisser outrager la statue du prince qui avait été mon maître, je suis un libéral enragé, je voulais faire signer une constitution, et cent absurdités pareilles. Avec ces propos de république, les fous nous empêcheraient de jouir de la meilleure des monarchies... Enfin, madame, vous êtes la seule personne du parti libéral actuel dont mes ennemis me font le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliqué en termes désobligeants; l’archevêque, toujours parfaitement honnête homme, pour avoir parlé en termes raisonnables de ce que j’ai fait le jour malheureux, est en pleine disgrâce.

«Le lendemain du jour qui ne s’appelait pas encore malheureux, quand il était encore vrai que la révolte avait existé, le prince dit à l’archevêque que, pour que vous n’eussiez pas à prendre un titre inférieur en m’épousant, il me ferait duc. Aujourd’hui je crois que c’est Rassi, anobli par moi lorsqu’il me vendait les secrets du feu prince, qui va être fait comte. En présence d’un tel avancement je jouerai le rôle d’un nigaud.

—Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.

—Sans doute: mais au fond il est le maître, qualité qui, en moins de quinze jours, fait disparaître le ridicule. Ainsi, chère duchesse, faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en.

—Mais nous ne serons guère riches.

—Au fond, ni vous ni moi n’avons besoin de luxe. Si vous me donnez à Naples une place dans une loge à San Carlo et un cheval, je suis plus que satisfait; ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous donnera un rang à vous et à moi, c’est le plaisir que les gens d’esprit du pays pourront trouver peut-être à venir prendre une tasse de thé chez vous.

—Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivé, le jour malheureux, si vous vous étiez tenu à l’écart comme j’espère que vous le ferez à l’avenir?

—Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours de massacre et d’incendie (car il faut cent ans à ce pays pour que la république n’y soit pas une absurdité), puis quinze jours de pillage, jusqu’à ce que deux ou trois régiments fournis par l’étranger fussent venus mettre le holà. Ferrante Palla était au milieu du peuple, plein de courage et furibond comme à l’ordinaire; il avait sans doute une douzaine d’amis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera une superbe conspiration. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, porteur d’un habit d’un délabrement incroyable, il distribuait l’or à pleines mains.

La duchesse, émerveillée de toutes ces nouvelles, se hâta d’aller remercier la princesse.

Au moment de son entrée dans la chambre, la dame d’atours lui remit la petite clef d’or que l’on porte à la ceinture, et qui est la marque de l’autorité suprême dans la partie du palais qui dépend de la princesse. Clara Paolina se hâta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule avec son amie, persista pendant quelques instants à ne s’expliquer qu’à demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire, et ne répondait qu’avec beaucoup de réserve. Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, s’écria:

—Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus mal que ne l’a fait son père!

—C’est ce que j’empêcherai, répliqua vivement la duchesse. Mais d’abord j’ai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse Sérénissime daigne accepter ici l’hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect.

—Que voulez-vous dire? s’écria la princesse remplie d’inquiétude, et craignant une démission.

—C’est que toutes les fois que Votre Altesse Sérénissime me permettra de tourner à droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa cheminée, elle me permettra aussi d’appeler les choses par leur vrai nom.

—N’est-ce que ça, ma chère duchesse? s’écria Clara Paolina en se levant, et courant elle-même mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute liberté, madame la grande maîtresse, dit-elle avec un ton de voix charmant.

—Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n’est point révoquée; par conséquent, le jour où l’on voudra se défaire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais. Quant à moi personnellement, j’épouse le comte, et nous allons nous établir à Naples ou à Paris. Le dernier trait d’ingratitude dont le comte est victime en ce moment, l’a entièrement dégoûté des affaires et, sauf l’intérêt de Votre Altesse Sérénissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce gâchis qu’autant que le prince lui donnerait une somme énorme. Je demanderai à Votre Altesse la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130 000 francs en arrivant aux affaires, possède à peine aujourd’hui 20 000 livres de rente. C’était en vain que depuis longtemps je le pressais de songer à sa fortune. Pendant mon absence, il a cherché querelle aux fermiers généraux du prince, qui étaient des fripons; le comte les a remplacés par d’autres fripons qui lui ont donné 800 000 francs.

—Comment! s’écria la princesse étonnée, mon Dieu! que je suis fâchée de cela!

—Madame, répliqua la duchesse d’un très grand sang-froid, faut-il retourner le nez du magot à gauche?

—Mon Dieu, non, s’écria la princesse; mais je suis fâchée qu’un homme du caractère du comte ait songé à ce genre de gain.

—Sans ce vol, il était méprisé de tous les honnêtes gens.

—Grand Dieu! est-il possible!

—Madame, reprit la duchesse, excepté mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400 000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment ne volerait-on pas dans un pays où la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout à fait un mois? Il n’y a donc de réel et de survivant à la disgrâce que l’argent. Je vais me permettre, madame, des vérités terribles.

—Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et pourtant elles me sont cruellement désagréables.

—Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnête homme, peut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son père; le feu prince avait du caractère à peu près comme tout le monde. Notre souverain actuel n’est pas sûr de vouloir la même chose trois jours de suite; par conséquent, pour qu’on puisse être sûr de lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler à personne. Comme cette vérité n’est pas bien difficile à deviner, le nouveau parti ultra, dirigé par ces deux bonnes têtes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher à donner une maîtresse au prince. Cette maîtresse aura la permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places subalternes, mais elle devra répondre au parti de la constante volonté du maître.

«Moi, pour être bien établie à la cour de Votre Altesse, j’ai besoin que le Rassi soit exilé et conspué; je veux, de plus, que Fabrice soit jugé par les juges les plus honnêtes que l’on pourra trouver: si ces messieurs reconnaissent, comme je l’espère, qu’il est innocent, il sera naturel d’accorder à monsieur l’archevêque que Fabrice soit son coadjuteur avec future succession. Si j’échoue, le comte et moi nous nous retirons; alors, je laisse en partant ce conseil à Votre Altesse Sérénissime: elle ne doit jamais pardonner à Rassi, et jamais non plus sortir des Etats de son fils. De près, ce bon fils ne lui fera pas de mal sérieux.

—J’ai suivi vos raisonnements avec toute l’attention requise, répondit la princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une maîtresse à mon fils?

—Non pas, madame, mais faites d’abord que votre salon soit le seul où il s’amuse.

La conversation fut infinie dans ce sens, les écailles tombaient des yeux de l’innocente et spirituelle princesse.

Un courrier de la duchesse alla dire à Fabrice qu’il pouvait entrer en ville, mais en se cachant. On l’aperçut à peine: il passait sa vie déguisé en paysan dans la baraque en bois d’un marchand de marrons, établi vis-à-vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la promenade.

CHAPITRE XXIV

La duchesse organisa des soirées charmantes au palais, qui n’avait jamais vu tant de gaieté; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle vécut au milieu des plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer avec un certain degré de malheur à l’étrange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soirées aimables de sa mère, qui lui disait toujours:

—Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu’il y a sur votre bureau plus de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l’Europe m’accuse de faire de vous un roi fainéant pour régner à votre place.

Ces avis avaient le désavantage de se présenter toujours dans les moments les plus inopportuns, c’est-à-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidité, prenait part à quelque charade en action qui l’amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne où, sous prétexte de conquérir au nouveau souverain l’affection de son peuple, la princesse admettait les plus jolies femmes de la bourgeoisie. La duchesse, qui était l’âme de cette cour joyeuse, espérait que ces belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient au prince quelqu’une des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres idées enfantines, le prince prétendait avoir un ministère moral.

Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soirées brillantes de la cour de la princesse, dirigées par son ennemie, étaient dangereuses pour lui. Il n’avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort légale rendue contre Fabrice; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour.

Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il était de bon ton de nier l’existence, on avait distribué de l’argent au peuple. Rassi partit de là: plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus misérables de la ville, et passa des heures entières en conversation réglée avec leurs pauvres habitants. Il fut bien récompensé de tant de soins: après quinze jours de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Palla avait été le chef secret de l’insurrection, et bien plus, que cet être, pauvre toute sa vie comme un grand poète, avait fait vendre huit ou dix diamants à Gênes.

On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient réellement plus de 40 000 francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on avait laissées pour 35 000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin d’argent.

Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice à cette découverte? Il s’apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules à la cour de la princesse douairière, et plusieurs fois le prince, parlant d’affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute la naïveté de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des habitudes singulièrement plébéiennes: par exemple, dès qu’une discussion l’intéressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la main; si l’intérêt croissait, il étalait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe, etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d’une des plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant d’ailleurs qu’elle avait la jambe fort bien faite, s’était mise à imiter ce geste élégant du ministre de la justice.

Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:

—Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste quel a été le genre de mort de son auguste père? avec cette somme, la justice serait mise à même de saisir les coupables, s’il y en a.

La réponse du prince ne pouvait être douteuse.

A quelque temps de là, la Chékina avertit la duchesse qu’on lui avait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de sa maîtresse par un orfèvre; elle avait refusé avec indignation. La duchesse la gronda d’avoir refusé; et, à huit jours de là, la Chékina eut des diamants à montrer. Le jour pris pour cette exhibition des diamants, le comte Mosca plaça deux hommes sûrs auprès de chacun des orfèvres de Parme, et sur le minuit il vint dire à la duchesse que l’orfèvre curieux n’était autre que le frère de Rassi. La duchesse, qui était fort gaie ce soir-là (on jouait au palais une comédie dell’arte, c’est-à-dire où chaque personnage invente le dialogue à mesure qu’il le dit, le plan seul de la comédie est affiché dans la coulisse), la duchesse, qui jouait un rôle, avait pour amoureux dans la pièce le comte Baldi, l’ancien ami de la marquise Raversi, qui était présente. Le prince, l’homme le plus timide de ses Etats, mais fort joli garçon et doué du cœur le plus tendre, étudiait le rôle du comte Baldi, et voulait le jouer à la seconde représentation.

—J’ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais à la première scène du second acte; passons dans la salle des gardes.

Là, au milieu de vingt gardes du corps, tous fort éveillés et fort attentifs aux discours du premier ministre et de la grande maîtresse, la duchesse dit en riant à son ami:

—Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C’est par moi que fut appelé au trône Ernest V; il s’agissait de venger Fabrice, que j’aimais alors bien plus qu’aujourd’hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyez guère à cette innocence, mais peu importe, puisque vous m’aimez malgré mes crimes. Eh bien! voici un crime véritable: j’ai donné tous mes diamants à une espèce de fou fort intéressant, nommé Ferrante Palla, je l’ai même embrassé pour qu’il fît périr l’homme qui voulait faire empoisonner Fabrice. Où est le mal?

—Ah! voilà donc où Ferrante avait pris de l’argent pour son émeute! dit le comte, un peu stupéfait; et vous me racontez tout cela dans la salle des gardes!

—C’est que je suis pressée, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il est bien vrai que je n’ai jamais parlé d’insurrection, car j’abhorre les jacobins. Réfléchissez là-dessus, et dites-moi votre avis après la pièce.

—Je vous dirai tout de suite qu’il faut inspirer de l’amour au prince... Mais en tout bien tout honneur, au moins!

On appelait la duchesse pour son entrée en scène, elle s’enfuit.

Quelques jours après, la duchesse reçut par la poste une grande lettre ridicule, signée du nom d’une ancienne femme de chambre à elle; cette femme demandait à être employée à la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier coup d’œil que ce n’était ni son écriture ni son style. En ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la duchesse vit tomber à ses pieds une petite image miraculeuse de la Madone, pliée dans une feuille imprimée d’un vieux livre. Après avoir jeté un coup d’œil sur l’image, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille imprimée. Ses yeux brillèrent, et elle y trouvait ces mots:

Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on voulut ranimer le feu sacré dans des âmes qui se trouvèrent glacées par l’égoïsme. Le renard est sur mes traces, c’est pourquoi je n’ai pas cherché à voir une dernière fois l’être adoré. Je me suis dit, elle n’aime pas la république, elle qui m’est supérieure par l’esprit autant que par les grâces et la beauté. D’ailleurs, comment faire une république sans républicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six mois, je parcourrai, le microscope à la main, et à pied, les petites villes d’Amérique, je verrai si je dois encore aimer la seule rivale que vous ayez dans mon cœur. Si vous recevez cette lettre, madame la baronne, et qu’aucun œil profane ne l’ait lue avant vous, faites briser un des jeunes frênes plantés à vingt pas de l’endroit où j’osai vous parler pour la première fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que vous remarquâtes une fois en mes jours heureux, une boîte où se trouveront de ces choses qui font calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me fusse bien gardé d’écrire si le renard n’était sur mes traces, et ne pouvait arriver à cet être céleste; voir le buis dans quinze jours.

«Puisqu’il a une imprimerie à ses ordres, se dit la duchesse, bientôt nous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu’il m’y donnera!»

La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit jours elle fut indisposée, et la cour n’eut plus de jolies soirées. La princesse, fort scandalisée de tout ce que la peur qu’elle avait de son fils l’obligeait de faire dès les premiers moments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couvent attenant à l’église où le feu prince était inhumé. Cette interruption des soirées jeta sur les bras du prince une masse énorme de loisir, et porta un échec notable au crédit du ministre de la justice. Ernest V comprit tout l’ennui qui le menaçait si la duchesse quittait la cour, ou seulement cessait d’y répandre la joie. Les soirées recommencèrent, et le prince se montra de plus en plus intéressé par les comédies dell’arte. Il avait le projet de prendre un rôle, mais n’osait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup, il dit à la duchesse:

—Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi?

—Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne m’en donner l’ordre, je ferai arranger le plan d’une comédie, toutes les scènes brillantes du rôle de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde hésite un peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention, je lui dirai les réponses qu’elle doit faire.

Tout fut arrangé et avec une adresse infinie. Le prince fort timide avait honte d’être timide; les soins que se donna la duchesse pour ne pas faire souffrir cette timidité innée firent une impression profonde sur le jeune souverain.

Le jour de son début, le spectacle commença une demi-heure plus tôt qu’à l’ordinaire, et il n’y avait dans le salon, au moment où l’on passa dans la salle de spectacle, que huit ou dix femmes âgées. Ces figures-là n’imposaient guère au prince, et d’ailleurs, élevées à Munich dans les vrais principes monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de son autorité comme grande maîtresse, la duchesse ferma à clef la porte par laquelle le vulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avait de l’esprit littéraire et une belle figure, se tira fort bien de ses premières scènes; il répétait avec intelligence les phrases qu’il lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu’elle lui indiquait à demi-voix. Dans un moment où les rares spectateurs applaudissaient de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte d’honneur fut ouverte, et la salle de spectacle occupée en un instant par toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure charmante et l’air fort heureux, se mirent à applaudir; le prince rougit de bonheur. Il jouait le rôle d’un amoureux de la duchesse. Bien loin d’avoir à lui suggérer des paroles, bientôt elle fut obligée de l’engager à abréger les scènes; il parlait d’amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait l’actrice; ses répliques duraient cinq minutes. La duchesse n’était plus cette beauté éblouissante de l’année précédente; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le séjour sur le lac Majeur avec Fabrice, devenu morose et silencieux, avaient donné dix ans de plus à la belle Gina. Ses traits s’étaient marqués, ils avaient plus d’esprit et moins de jeunesse.

Ils n’avaient plus que bien rarement l’enjouement du premier âge; mais à la scène, avec du rouge et tous les secours que l’art fournit aux actrices, elle était encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades passionnées, débitées par le prince, donnèrent l’éveil aux courtisans; tous se disaient ce soir-là:

—Voici la Balbi de ce nouveau règne.

Le comte se révolta intérieurement. La pièce finie, la duchesse dit au prince devant toute la cour:

—Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous êtes amoureux d’une femme de trente-huit ans, ce qui fera manquer mon établissement avec le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre Altesse, à moins que le prince ne me jure de m’adresser la parole comme il le ferait à une femme d’un certain âge, à Mme la marquise Raversi, par exemple.

On répéta trois fois la même pièce; le prince était fou de bonheur; mais, un soir, il parut fort soucieux.

—Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse à sa princesse, ou le Rassi cherche à nous jouer quelque tour; je conseillerais à Votre Altesse d’indiquer un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et, dans son désespoir, il vous dira quelque chose.

Le prince joua fort mal en effet; on l’entendait à peine, et il ne savait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait auprès de lui, mais froide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte.

—Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisième acte; je ne veux pas absolument être applaudi par complaisance; les applaudissements qu’on me donnait ce soir me fendaient le cœur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire?

—Je vais m’avancer sur la scène, faire une profonde révérence à Son Altesse, une autre au public, comme un véritable directeur de comédie, et dire que l’acteur qui jouait le rôle de Lélio, se trouvant subitement indisposé, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer à une aussi brillante assemblée leurs petites voix aigrelettes.

Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.

—Que n’êtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil: Rassi vient de déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux dépositions contre les prétendus assassins de mon père. Outre les dépositions, il y a un acte d’accusation de plus de deux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de plus, j’ai donné ma parole de n’en rien dire au comte. Ceci mène tout droit à des supplices; déjà il veut que je fasse enlever en France, près d’Antibes, Ferrante Palla, ce grand poète que j’admire tant. Il est là sous le nom de Poncet.

—Le jour où vous ferez pendre un libéral, Rassi sera lié au ministère par des chaînes de fer, et c’est ce qu’il veut avant tout; mais Votre Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures à l’avance. Je ne parlerai ni à la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient de vous échapper; mais, comme d’après mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire à sa mère les mêmes choses qui lui sont échappées avec moi.

Cette idée fit diversion à la douleur d’acteur chuté qui accablait le souverain.

—Eh bien! allez avertir ma mère, je me rends dans son grand cabinet.

Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait au théâtre, renvoya d’un air dur le grand chambellan et l’aide de camp de service qui le suivaient; de son côté la princesse quitta précipitamment le spectacle; arrivée dans le grand cabinet, la grande maîtresse fit une profonde révérence à la mère et au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l’agitation de la cour, ce sont là les choses qui la rendent si amusante. Au bout d’une heure le prince lui-même se présenta à la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse était en larmes, son fils avait une physionomie tout altérée.

«Voici des gens faibles qui ont de l’humeur, se dit la grande maîtresse, et qui cherchent un prétexte pour se fâcher contre quelqu’un.» D’abord la mère et le fils se disputèrent la parole pour raconter les détails à la duchesse, qui dans ses réponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune idée. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne sortirent pas des rôles que nous venons d’indiquer. Le prince alla chercher lui-même les deux énormes portefeuilles que Rassi avait déposés sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa mère, il trouva toute la cour qui attendait.

—Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s’écria-t-il, d’un ton fort impoli et qu’on ne lui avait jamais vu.

Le prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les deux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clin d’œil. En repassant le prince ne trouva plus que les valets de chambre qui éteignaient les bougies; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la gaucherie de rester, par zèle.

—Tout le monde prend à tâche de m’impatienter ce soir, dit-il avec humeur à la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet.

Il lui croyait beaucoup d’esprit et il était furieux de ce qu’elle s’obstinait évidemment à ne pas ouvrir un avis. Elle, de son côté, était résolue à ne rien dire qu’autant qu’on lui demanderait son avis bien expressément. Il s’écoula encore une grosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sa dignité, se déterminât à lui dire:

—Mais, madame, vous ne dites rien.

—Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu’on dit devant moi.

—Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me donner votre avis.

—On punit les crimes pour empêcher qu’ils ne se renouvellent. Le feu prince a-t-il été empoisonné? C’est ce qui est fort douteux; a-t-il été empoisonné par les jacobins? c’est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient pour Votre Altesse un instrument nécessaire à tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son règne, peut se promettre bien des soirées comme celle-ci. Vos sujets disent généralement, ce qui est de toute vérité, que Votre Altesse a de la bonté dans le caractère; tant qu’elle n’aura pas fait pendre quelque libéral, elle jouira de cette réputation, et bien certainement personne ne songera à lui préparer du poison.

—Votre conclusion est évidente, s’écria la princesse avec humeur; vous ne voulez pas que l’on punisse les assassins de mon mari!

—C’est qu’apparemment, madame, je suis liée à eux par une tendre amitié.

La duchesse voyait dans les yeux du prince qu’il la croyait parfaitement d’accord avec sa mère pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les deux femmes une succession assez rapide d’aigres reparties, à la suite desquelles la duchesse protesta qu’elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fidèle à sa résolution; mais le prince, après une longue discussion avec sa mère, lui ordonna de nouveau de dire son avis.

—C’est ce que je jure à Vos Altesses de ne point faire!

—Mais c’est un véritable enfantillage! s’écria le prince.

—Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse d’un air digne.

—C’est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre Altesse, ajouta la duchesse en s’adressant au prince, lit parfaitement le français; pour calmer nos esprits agités, voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine?

La princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l’air à la fois étonné et amusé, quand la grande maîtresse, qui était allée du plus grand sang-froid ouvrir la bibliothèque, revint avec un volume des Fables de La Fontaine; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui présentant:

—Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.

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