La Chartreuse De Parme
CHAPITRE IX
L’âme de Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la profonde attention et par l’extrême fatigue. Il eut grand-peine à s’endormir, et son sommeil fut agité de songes, peut-être présages de l’avenir; le matin, à dix heures, il fut réveillé par le tremblement général du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se leva éperdu, et se crut à la fin du monde, puis il pensa qu’il était en prison; il lui fallut du temps pour reconnaître le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l’honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi.
Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu; il s’aperçut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et même sur la cour intérieure du château de son père. Il l’avait oublié. L’idée de ce père arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu’aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle à manger. Ce sont les descendants de ceux qu’autrefois j’avais apprivoisés, se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais, était chargé d’un grand nombre d’orangers dans des vases de terre plus ou moins grands: cette vue l’attendrit; l’aspect de cette cour intérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien tranchées et marquées par un soleil éclatant, était vraiment grandiose.
L’affaiblissement de son père lui revenait à l’esprit. «Mais c’est vraiment singulier, se disait-il, mon père n’a que trente-cinq ans de plus que moi; trente-cinq et vingt-trois ne font que cinquante-huit!» Ses yeux, fixés sur les fenêtres de la chambre de cet homme sévère et qui ne l’avait jamais aimé, se remplirent de larmes. Il frémit, et un froid soudain courut dans ses veines lorsqu’il crut reconnaître son père traversant une terrasse garnie d’orangers, qui se trouvait de plain-pied avec sa chambre; mais ce n’était qu’un valet de chambre. Tout à fait sous le clocher, une quantité de jeunes filles vêtues de blanc et divisées en différentes troupes étaient occupées à tracer des dessins avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues où devait passer la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement à l’âme de Fabrice: du clocher, ses regards plongeaient sur les deux branches du lac à une distance de plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit bientôt oublier toutes les autres; elle réveillait chez lui les sentiments les plus élevés. Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assiéger sa pensée; et cette journée passée en prison dans un clocher fut peut-être l’une des plus heureuses de sa vie.
Le bonheur le porta à une hauteur de pensées assez étrangère à son caractère; il considérait les événements de la vie, lui, si jeune, comme si déjà il fût arrivé à sa dernière limite. «Il faut en convenir, depuis mon arrivée à Parme, se dit-il enfin, après plusieurs heures de rêveries délicieuses, je n’ai point eu de joie tranquille et parfaite, comme celle que je trouvais à Naples en galopant dans les chemins de Vomero ou en courant les rives de Misène. Tous les intérêts si compliqués de cette petite cour méchante m’ont rendu méchant... Je n’ai point du tout de plaisir à haïr, je crois même que ce serait un triste bonheur pour moi que celui d’humilier mes ennemis si j’en avais; mais je n’ai point d’ennemi... Halte-là! se dit-il tout à coup, j’ai pour ennemi Giletti... Voilà qui est singulier, se dit-il; le plaisir que j’éprouverais à voir cet homme si laid aller à tous les diables, survit au goût fort léger que j’avais pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas, à beaucoup près, la duchesse d’A... que j’étais obligé d’aimer à Naples puisque je lui avais dit que j’étais amoureux d’elle. Grand Dieu! que de fois je me suis ennuyé durant les longs rendez-vous que m’accordait cette belle duchesse; jamais rien de pareil dans la chambre délabrée et servant de cuisine où la petite Marietta m’a reçu deux fois, et pendant deux minutes chaque fois.
«Eh, grand Dieu! qu’est-ce que ces gens-là mangent? C’est à faire pitié! J’aurais dû faire à elle et à la mammacia une pension de trois beefsteacks payables tous les jours... La petite Marietta, ajouta-t-il, me distrayait des pensées méchantes que me donnait le voisinage de cette cour.
«J’aurais peut-être bien fait de prendre la vie de café, comme dit la duchesse; elle semblait pencher de ce côté-là, et elle a bien plus de génie que moi. Grâce à ses bienfaits, ou bien seulement avec cette pension de quatre mille francs et ce fonds de quarante mille placés à Lyon et que ma mère me destine, j’aurais toujours un cheval et quelques écus pour faire des fouilles et former un cabinet. Puisqu’il semble que je ne dois pas connaître l’amour, ce seront toujours là pour moi les grandes sources de félicité; je voudrais, avant de mourir, aller revoir le champ de bataille de Waterloo, et tâcher de reconnaître la prairie où je fus si gaiement enlevé de mon cheval et assis par terre. Ce pèlerinage accompli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime; rien d’aussi beau ne peut se voir au monde, du moins pour mon cœur. A quoi bon aller si loin chercher le bonheur, il est là sous mes yeux!
«Ah! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de Côme, mais je suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de cette police. Ici, ajouta-t-il en riant, je ne trouverais point de duchesse d’A..., mais je trouverais une de ces petites filles là-bas qui arrangent des fleurs sur le pavé et, en vérité, je l’aimerais tout autant: l’hypocrisie me glace même en amour, et nos grandes dames visent à des effets trop sublimes. Napoléon leur a donné des idées de mœurs et de constance.
«Diable! se dit-il tout à coup, en retirant la tête de la fenêtre comme s’il eût craint d’être reconnu malgré l’ombre de l’énorme jalousie de bois qui garantissait les cloches de la pluie, voici une entrée de gendarmes en grande tenue.» En effet, dix gendarmes, dont quatre sous-officiers, paraissaient dans le haut de la grande rue du village. Le maréchal des logis les distribuait de cent pas en cent pas, le long du trajet que devait parcourir la procession. «Tout le monde me connaît ici; si l’on me voit, je ne fais qu’un saut des bords du lac de Côme au Spielberg, où l’on m’attachera à chaque jambe une chaîne pesant cent dix livres: et quelle douleur pour la duchesse!»
Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que d’abord il était placé à plus de quatre-vingts pieds d’élévation, que le lieu où il se trouvait était comparativement obscur, que les yeux des gens qui pourraient le regarder étaient frappés par un soleil éclatant, et qu’enfin ils se promenaient les yeux grands ouverts dans des rues dont toutes les maisons venaient d’être blanchies au lait de chaux, en l’honneur de la fête de saint Giovita. Malgré des raisonnements si clairs, l’âme italienne de Fabrice eût été désormais hors d’état de goûter aucun plaisir, s’il n’eût interposé entre lui et les gendarmes un lambeau de vieille toile qu’il cloua contre la fenêtre et auquel il fit deux trous pour les yeux.
Les cloches ébranlaient l’air depuis dix minutes, la procession sortait de l’église, les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tête et reconnut cette petite esplanade garnie d’un parapet et dominant le lac, où si souvent, dans sa jeunesse, il s’était exposé à voir les mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin des jours de fête sa mère voulait le voir auprès d’elle.
Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre chose que des canons de fusil que l’on scie de façon à ne leur laisser que quatre pouces de longueur; c’est pour cela que les paysans recueillent avidement les canons de fusil que, depuis 1796, la politique de l’Europe a semés à foison dans les plaines de la Lombardie. Une fois réduits à quatre pouces de longueur, on charge ces petits canons jusqu’à la gueule, on les place à terre dans une position verticale, et une traînée de poudre va de l’un à l’autre; ils sont rangés sur trois lignes comme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque emplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque le Saint-Sacrement approche, on met le feu à la traînée de poudre, et alors commence un feu de file de coups secs, le plus inégal du monde et le plus ridicule; les femmes sont ivres de joie. Rien n’est gai comme le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le balancement des eaux; ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la joie de son enfance chassa les idées un peu trop sérieuses dont notre héros était assiégé; il alla chercher la grande lunette astronomique de l’abbé, et reconnut la plupart des hommes et des femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de charmantes petites filles que Fabrice avait laissées à l’âge de onze et douze ans étaient maintenant des femmes superbes dans toute la fleur de la plus vigoureuse jeunesse; elles firent renaître le courage de notre héros, et pour leur parler il eût fort bien bravé les gendarmes.
La procession passée et rentrée dans l’église par une porte latérale que Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bientôt extrême même au haut du clocher; les habitants rentrèrent chez eux et il se fit un grand silence dans le village. Plusieurs barques se chargèrent de paysans retournant à Belagio, à Menagio et autres villages situés sur le lac; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame: ce détail si simple le ravissait en extase; sa joie actuelle se composait de tout le malheur, de toute la gêne qu’il trouvait dans la vie compliquée des cours. Qu’il eût été heureux en ce moment de faire une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien la profondeur des cieux! Il entendit ouvrir la porte d’en bas du clocher: c’était la vieille servante de l’abbé Blanès, qui apportait un grand panier; il eut toutes les peines du monde à s’empêcher de lui parler. «Elle a pour moi presque autant d’amitié que son maître, se disait-il, et d’ailleurs je pars ce soir à neuf heures; est-ce qu’elle ne garderait pas le secret qu’elle m’aurait juré, seulement pendant quelques heures? Mais, se dit Fabrice, je déplairais à mon ami! je pourrais le compromettre avec les gendarmes!» Et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un excellent dîner, puis s’arrangea pour dormir quelques minutes: il ne se réveilla qu’à huit heures et demie du soir, l’abbé Blanès lui secouait le bras, et il était nuit.
Blanès était extrêmement fatigué, il avait cinquante ans de plus que la veille. Il ne parla plus de choses sérieuses; assis sur son fauteuil de bois:
—Embrasse-moi, dit-il à Fabrice.
Il le reprit plusieurs fois dans ses bras.
—La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n’aura rien d’aussi pénible que cette séparation. J’ai une bourse que je laisserai en dépôt à la Ghita, avec ordre d’y puiser pour ses besoins, mais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander. Je la connais; après cette recommandation, elle est capable, par économie pour toi, de ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui donnes des ordres bien précis. Tu peux toi-même être réduit à la misère, et l’obole du vieil ami te servira. N’attends rien de ton frère que des procédés atroces, et tâche de gagner de l’argent par un travail qui te rende utile à la société. Je prévois des orages étranges; peut-être dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d’oisifs. Ta mère et ta tante peuvent te manquer, tes sœurs devront obéir à leurs maris... Va-t’en, va-t’en! fuis! s’écria Blanès avec empressement.
Il venait d’entendre un petit bruit dans l’horloge qui annonçait que dix heures allaient sonner, il ne voulut pas même permettre à Fabrice de l’embrasser une dernière fois.
—Dépêche! dépêche! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute à descendre l’escalier; prends garde de tomber, ce serait d’un affreux présage.
Fabrice se précipita dans l’escalier, et, arrivé sur la place, se mit à courir. Il était à peine arrivé devant le château de son père, que la cloche sonna dix heures; chaque coup retentissait dans sa poitrine et y portait un trouble singulier. Il s’arrêta pour réfléchir, ou plutôt pour se livrer aux sentiments passionnés que lui inspirait la contemplation de cet édifice majestueux qu’il jugeait si froidement la veille. Au milieu de sa rêverie, des pas d’homme vinrent le réveiller; il regarda et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents pistolets dont il venait de renouveler les amorces en dînant, le petit bruit qu’il fit en les armant attira l’attention d’un des gendarmes, et fut sur le point de le faire arrêter. Il s’aperçut du danger qu’il courait et pensa à faire feu le premier; c’était son droit, car c’était la seule manière qu’il eût de résister à quatre hommes bien armés. Par bonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire évacuer les cabarets, ne s’étaient point montrés tout à fait insensibles aux politesses qu’ils avaient reçues dans plusieurs de ces lieux aimables; ils ne se décidèrent pas assez rapidement à faire leur devoir. Fabrice prit la fuite en courant à toutes jambes. Les gendarmes firent quelques pas en courant aussi et criant:
—Arrête! arrête!
Puis tout rentra dans le silence. A trois cents pas de là, Fabrice s’arrêta pour reprendre haleine. «Le bruit de mes pistolets a failli me faire prendre; c’est bien pour le coup que la duchesse m’eût dit, si jamais il m’eût été donné de revoir ses beaux yeux, que mon âme trouve du plaisir à contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de regarder ce qui se passe actuellement à mes côtés.»
Fabrice frémit en pensant au danger qu’il venait d’éviter; il doubla le pas, mais bientôt il ne put s’empêcher de courir, ce qui n’était pas trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui de s’arrêter que dans la montagne, à plus d’une lieue de Grianta et, même arrêté, il eut une sueur froide en pensant au Spielberg.
«Voilà une belle peur!» se dit-il: en entendant le son de ce mot, il fut presque tenté d’avoir honte. «Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j’ai le plus besoin c’est d’apprendre à me pardonner? Je me compare toujours à un modèle parfait, et qui ne peut exister. Eh bien! je me pardonne ma peur, car, d’un autre côté, j’étais bien disposé à défendre ma liberté, et certainement tous les quatre ne seraient pas restés debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment, ajouta-t-il, n’est pas militaire; au lieu de me retirer rapidement, après avoir rempli mon objet, et peut-être donné l’éveil à mes ennemis, je m’amuse à une fantaisie plus ridicule peut-être que toutes les prédictions du bon abbé.»
En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de gagner les bords du lac Majeur, où sa barque l’attendait, il faisait un énorme détour pour aller voir son arbre. Le lecteur se souvient peut-être de l’amour que Fabrice portait à un marronnier planté par sa mère vingt-trois ans auparavant. «Il serait digne de mon frère, se dit-il, d’avoir fait couper cet arbre; mais ces êtres-là ne sentent pas les choses délicates; il n’y aura pas songé. Et d’ailleurs, ce ne serait pas d’un mauvais augure, ajouta-t-il avec fermeté.» Deux heures plus tard son regard fut consterné; des méchants ou un orage avaient rompu l’une des principales branches du jeune arbre, qui pendait desséchée; Fabrice la coupa avec respect, à l’aide de son poignard, et tailla bien net la coupure, afin que l’eau ne pût pas s’introduire dans le tronc. Ensuite, quoique le temps fût bien précieux pour lui, car le jour allait paraître, il passa une bonne heure à bêcher la terre autour de l’arbre chéri. Toutes ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du lac Majeur. Au total, il n’était point triste, l’arbre était d’une belle venue, plus vigoureux que jamais, et, en cinq ans, il avait presque doublé. La branche n’était qu’un accident sans conséquence; une fois coupée, elle ne nuisait plus à l’arbre, et même il serait plus élancé, sa membrure commençant plus haut.
Fabrice n’avait pas fait une lieue, qu’une bande éclatante de blancheur dessinait à l’orient les pics du Resegon di Lek, montagne célèbre dans le pays. La route qu’il suivait se couvrait de paysans; mais, au lieu d’avoir des idées militaires, Fabrice se laissait attendrir par les aspects sublimes ou touchants de ces forêts des environs du lac de Côme. Ce sont peut-être les plus belles du monde; je ne veux pas dire celles qui rendent le plus d’écus neufs, comme on dirait en Suisse, mais celles qui parlent le plus à l’âme. Ecouter ce langage dans la position où se trouvait Fabrice, en butte aux attentions de MM. les gendarmes lombardo-vénitiens, c’était un véritable enfantillage.
«Je suis à une demi-lieue de la frontière, se dit-il enfin, je vais rencontrer des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde du matin: cet habit de drap fin va leur être suspect, ils vont me demander mon passeport; or, ce passeport porte en toutes lettres un nom promis à la prison; me voici dans l’agréable nécessité de commettre un meurtre. Si, comme de coutume, les gendarmes marchent deux ensemble, je ne puis pas attendre bonnement pour faire feu que l’un des deux cherche à me prendre au collet; pour peu qu’en tombant il me retienne un instant, me voilà au Spielberg.» Fabrice, saisi d’horreur surtout de cette nécessité de faire feu le premier, peut-être sur un ancien soldat de son oncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux d’un énorme châtaignier; il renouvelait l’amorce de ses pistolets, lorsqu’il entendit un homme qui s’avançait dans le bois en chantant très bien un air délicieux de Mercadante, alors à la mode en Lombardie.
«Voilà qui est d’un bon augure!» se dit Fabrice. Cet air qu’il écoutait religieusement lui ôta la petite pointe de colère qui commençait à se mêler à ses raisonnements. Il regarda attentivement la grande route des deux côtés, il n’y vit personne.
«Le chanteur arrivera par quelque chemin de traverse», se dit-il. Presque au même instant, il vit un valet de chambre très proprement vêtu à l’anglaise, et monté sur un cheval de suite, qui s’avançait au petit pas en tenant en main un beau cheval de race, peut-être un peu trop maigre.
«Ah! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsqu’il me répète que les dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits sur le voisin, je casserais la tête d’un coup de pistolet à ce valet de chambre, et, une fois monté sur le cheval maigre, je me moquerais fort de tous les gendarmes du monde. A peine de retour à Parme, j’enverrais de l’argent à cet homme ou à sa veuve... mais ce serait une horreur!»
CHAPITRE X
Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de Lombardie va en Suisse: en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq pieds en contrebas de la forêt. «Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d’un temps de galop, et je reste planté là faisant la vraie figure d’un nigaud.» En ce moment, il se trouvait à dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus: il vit dans ses yeux qu’il avait peur; il allait peut-être retourner ses chevaux. Sans être encore décidé à rien, Fabrice fit un saut et saisit la bride du cheval maigre.
—Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis obligé de vous emprunter votre cheval; je vais être tué si je ne f... pas le camp rapidement. J’ai sur les talons les quatre frères Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute; ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur sœur, j’ai sauté par la fenêtre et me voici. Ils sont sortis dans la forêt avec leurs chiens et leurs fusils. Je m’étais caché dans ce gros châtaignier creux, parce que j’ai vu l’un d’eux traverser la route, leurs chiens vont me dépister! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu’à une lieue au-delà de Côme; je vais à Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval à la poste avec deux napoléons pour vous, si vous consentez de bonne grâce. Si vous faites la moindre résistance, je vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes à mes trousses, mon cousin, le brave comte Alari, écuyer de l’empereur, aura soin de vous faire casser les os.
Fabrice inventait ce discours à mesure qu’il le prononçait d’un air tout pacifique.
—Au reste, dit-il en riant, mon nom n’est point un secret; je suis le Marchesino Ascanio del Dongo, mon château est tout près d’ici, à Grianta. F..., dit-il, en élevant la voix, lâchez donc le cheval!
Le valet de chambre, stupéfait, ne soufflait mot. Fabrice passa son pistolet dans la main gauche, saisit la bride que l’autre lâcha, sauta à cheval et partit au galop. Quand il fut à trois cents pas, il s’aperçut qu’il avait oublié de donner les vingt francs promis; il s’arrêta: il n’y avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui le suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir d’avancer, et quand il le vit à cinquante pas, il jeta sur la route une poignée de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les pièces d’argent. «Voilà un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant, pas un mot inutile.» Il fila rapidement vers le midi, s’arrêta dans une maison écartée, et se remit en route quelques heures plus tard. A deux heures du matin il était sur le bord du lac Majeur; bientôt il aperçut sa barque qui battait l’eau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan à qui remettre le cheval; il rendit la liberté au noble animal, trois heures après il était à Belgirate. Là, se trouvant en pays ami, il prit quelque repos; il était fort joyeux, il avait réussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes de sa joie? Son arbre était d’une venue superbe, et son âme avait été rafraîchie par l’attendrissement profond qu’il avait trouvé dans les bras de l’abbé Blanès. «Croit-il réellement, se disait-il, à toutes les prédictions qu’il m’a faites; ou bien comme mon frère m’a fait la réputation d’un jacobin, d’un homme sans foi ni loi, capable de tout, a-t-il voulu seulement m’engager à ne pas céder à la tentation de casser la tête à quelque animal qui m’aura joué un mauvais tour?» Le surlendemain Fabrice était à Parme où il amusa fort la duchesse et le comte, en leur narrant avec la dernière exactitude, comme il faisait toujours, toute l’histoire de son voyage.
A son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais Sanseverina chargés des insignes du plus grand deuil.
—Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il à la duchesse.
—Cet excellent homme qu’on appelait mon mari vient de mourir à Baden. Il me laisse ce palais; c’était une chose convenue, mais en signe de bonne amitié, il y ajoute un legs de trois cent mille francs qui m’embarrasse fort; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa nièce, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur; j’élèverai au duc un tombeau de trois cent mille francs.
Le comte se mit à dire des anecdotes sur la Raversi.
—C’est en vain que j’ai cherché à l’amadouer par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou généraux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu’ils ne m’adressent quelque lettre anonyme abominable, j’ai été obligée de prendre un secrétaire pour lire les lettres de ce genre.
—Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte Mosca; ils tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois j’aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s’adressant à Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnés.
—Eh bien! voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une naïveté bien plaisante à la cour, j’aurais mieux aimé les voir condamnés par des magistrats jugeant en conscience.
—Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l’adresse de tels magistrats, je leur écrirai avant de me mettre au lit.
—Si j’étais ministre, cette absence de juges honnêtes gens blesserait mon amour-propre.
—Mais il me semble, répliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime tant les Français, et qui même jadis leur prêta secours de son bras invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces âmes ardentes, et qui lisent toute la journée l’histoire de la Révolution de France avec des juges qui renverraient acquittés les gens que j’accuse. Ils arriveraient à ne pas condamner les coquins le plus évidemment coupables et se croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle; votre âme si délicate n’a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d’abandonner sur les rives du lac Majeur?
—Je compte bien, dit Fabrice d’un grand sérieux, faire remettre ce qu’il faudra au maître du cheval pour le rembourser des frais d’affiches et autres, à la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l’auront trouvé; je vais lire assidûment le journal de Milan, afin d’y chercher l’annonce d’un cheval perdu; je connais fort bien le signalement de celui-ci.
—Il est vraiment primitif, dit le comte à la duchesse. Et que serait devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu’elle galopait ventre à terre sur ce cheval emprunté, il se fût avisé de faire un faux pas? Vous étiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon crédit eût à peine pu parvenir à faire diminuer d’une trentaine de livres le poids de la chaîne attachée à chacune de vos jambes. Vous auriez passé en ce lieu de plaisance une dizaine d’années; peut-être vos jambes se fussent-elles enflées et gangrenées, alors on les eût fait couper proprement...
—Ah! de grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s’écria la duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour...
—Et j’en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, répliqua le ministre, d’un grand sérieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m’a-t-il pas demandé un passeport sous un nom convenable, puisqu’il voulait pénétrer en Lombardie? A la première nouvelle de son arrestation je serais parti pour Milan, et les amis que j’ai dans ce pays-là auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie avait arrêté un sujet du prince de Parme. Le récit de votre course est gracieux, amusant, j’en conviens volontiers, répliqua le comte en reprenant un ton moins sinistre; votre sortie du bois sur la grande route me plaît assez; mais entre nous, puisque ce valet de chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez droit de prendre la sienne. Nous allons faire à Votre Excellence une fortune brillante, du moins voici Madame qui me l’ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands ennemis puissent m’accuser d’avoir jamais désobéi à ses commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espèce de course au clocher que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il eût fait un faux pas. Il eût presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous cassât le cou.
—Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout émue.
—C’est que nous sommes environnés d’événements tragiques, répliqua le comte aussi avec émotion; nous ne sommes pas ici en France, où tout finit par des chansons ou par un emprisonnement d’un an ou deux, et j’ai réellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah çà! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour à vous faire évêque, car bonnement je ne puis pas commencer par l’archevêché de Parme, ainsi que le veut, très raisonnablement, Mme la Duchesse ici présente; dans cet évêché où vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu quelle sera votre politique?
—Tuer le diable plutôt qu’il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les Français, répliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous les moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m’aurez faite. J’ai lu dans la généalogie des del Dongo l’histoire de celui de nos ancêtres qui bâtit le château de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Galéas, duc de Milan, l’envoie visiter un château fort sur notre lac; on craignait une nouvelle invasion de la part des Suisses. «Il faut pourtant que j’écrive un mot de politesse au commandant», lui dit le duc de Milan en le congédiant; il écrit et lui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour la cacheter. «Ce sera plus poli», dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en naviguant sur le lac, il se souvient d’un vieux conte grec, car il était savant; il ouvre la lettre de son bon maître et y trouve l’ordre adressé au commandant du château, de le mettre à mort aussitôt son arrivée. Le Sforce, trop attentif à la comédie qu’il jouait avec notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la dernière ligne du billet et sa signature; Vespasien del Dongo y écrit l’ordre de le reconnaître pour gouverneur général de tous les châteaux sur le lac, et supprime la tête de la lettre. Arrivé et reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, déclare la guerre au Sforce, et au bout de quelques années il échange sa forteresse contre ces terres immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un jour me vaudront à moi quatre mille livres de rente.
—Vous parlez comme un académicien, s’écria le comte en riant; c’est un beau coup de tête que vous nous racontez là, mais ce n’est que tous les dix ans que l’on a l’occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un être à demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours, goûte très souvent le plaisir de triompher des hommes à imagination. C’est par une folie d’imagination que Napoléon s’est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher à gagner l’Amérique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre où il cite Thémistocle. De tous temps les vils Sancho Pança l’emporteront à la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir à ne rien faire d’extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un évêque très respecté, si ce n’est très respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; Votre Excellence s’est conduite avec légèreté dans l’affaire du cheval, elle a été à deux doigts d’une prison éternelle.
Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé dans un profond étonnement. «Etait-ce là, se disait-il, cette prison dont je suis menacé? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre?» Les prédictions de Blanès, dont il se moquait fort en tant que prophéties, prenaient à ses yeux toute l’importance de présages véritables.
—Eh bien! qu’as-tu donc? lui dit la duchesse étonnée; le comte t’a plongé dans les noires images.
—Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et au lieu de me révolter contre elle, mon esprit l’adopte. Il est vrai, j’ai passé bien près d’une prison sans fin! Mais ce valet de chambre était si joli dans son habit à l’anglaise! quel dommage de le tuer!
Le ministre fut enchanté de son petit air sage.
—Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conquête, et la plus désirable de toutes, peut-être.
«Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta.» Il se trompait; le comte ajouta:
—Votre simplicité évangélique a gagné le cœur de notre vénérable archevêque, le père Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un grand vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c’est que les trois grands vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs, et dont deux, je pense, étaient grands vicaires avant votre naissance, demanderont, par une belle lettre adressée à leur archevêque, que vous soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos vertus d’abord, et ensuite sur ce que vous êtes petit-neveu du célèbre archevêque Ascagne del Dongo. Quand j’ai appris le respect qu’on avait pour vos vertus, j’ai sur-le-champ nommé capitaine le neveu du plus ancien des vicaires généraux; il était lieutenant depuis le siège de Tarragone par le maréchal Suchet.
—Va-t’en tout de suite en négligé, comme tu es, faire une visite de tendresse à ton archevêque, s’écria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta sœur; quand il saura qu’elle va être duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te confier sur ta future nomination.
Fabrice courut au palais archiépiscopal; il y fut simple et modeste, c’était un ton qu’il prenait avec trop de facilité; au contraire, il avait besoin d’efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en écoutant les récits un peu longs de monseigneur Landriani, il se disait: «Aurais-je dû tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait par la bride le cheval maigre?» Sa raison lui disait oui, mais son cœur ne pouvait s’accoutumer à l’image sanglante du beau jeune homme tombant de cheval défiguré.
«Cette prison où j’allais m’engloutir, si le cheval eût bronché, était-elle la prison dont je suis menacé par tant de présages?»
Cette question était de la dernière importance pour lui, et l’archevêque fut content de son air de profonde attention.
CHAPITRE XI
Au sortir de l’archevêché, Fabrice courut chez la petite Marietta; il entendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se régalait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses amis. La mammacia, qui faisait fonctions de mère, répondit seule à son signal.
—Il y a du nouveau depuis toi, s’écria-t-elle; deux ou trois de nos acteurs sont accusés d’avoir célébré par une orgie la fête du grand Napoléon, et notre pauvre troupe, qu’on appelle jacobine, a reçu l’ordre de vider les Etats de Parme, et vive Napoléon! Mais le ministre a, dit-on, craché au bassinet. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Giletti a de l’argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poignée d’écus. Marietta a reçu cinq écus de notre directeur pour frais de voyage jusqu’à Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours, à la dernière représentation que nous avons donnée, il voulait absolument la tuer; il lui a lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a déchiré son châle bleu. Si tu voulais lui donner un châle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l’avons gagné à une loterie. Le tambour-maître des carabiniers donne un assaut demain, tu en trouveras l’heure affichée à tous les coins de rues. Viens nous voir; s’il est parti pour l’assaut, de façon à nous faire espérer qu’il restera dehors un peu longtemps, je serai à la fenêtre et je te ferai signe de monter. Tâche de nous apporter quelque chose de bien joli, et la Marietta t’aime à la passion.
En descendant l’escalier tournant de ce taudis infâme, Fabrice était plein de componction: «Je ne suis point changé, se disait-il; toutes mes belles résolutions prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d’un œil si philosophique se sont envolées. Mon âme était hors de son assiette ordinaire, tout cela était un rêve et disparaît devant l’austère réalité. Ce serait le moment d’agir», se dit Fabrice en rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain qu’il chercha dans son cœur le courage de parler avec cette sincérité sublime qui lui semblait si facile la nuit qu’il passa aux rives du lac de Côme. «Je vais fâcher la personne que j’aime le mieux au monde; si je parle, j’aurai l’air d’un mauvais comédien; je ne vaux réellement quelque chose que dans de certains moments d’exaltation.»
—Le comte est admirable pour moi, dit-il à la duchesse, après lui avoir rendu compte de la visite à l’archevêché; j’apprécie d’autant plus sa conduite que je crois m’apercevoir que je ne lui plais que fort médiocrement; ma façon d’agir doit donc être correcte à son égard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, à en juger du moins par son voyage d’avant-hier; il a fait douze lieues au galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l’on trouve des fragments de statues dans le temple antique dont il vient de découvrir les fondations, il craint qu’on ne les lui vole; j’ai envie de lui proposer d’aller passer trente-six heures à Sanguigna. Demain, vers les cinq heures, je dois revoir l’archevêque, je pourrai partir dans la soirée et profiter de la fraîcheur de la nuit pour faire la route.
La duchesse ne répondit pas d’abord.
—On dirait que tu cherches des prétextes pour t’éloigner de moi, lui dit-elle ensuite avec une extrême tendresse; à peine de retour de Belgirate, tu trouves une raison pour partir.
«Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j’étais un peu fou, je ne me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de sincérité que mon compliment finit par une impertinence; il s’agirait de dire: Je t’aime de l’amitié la plus dévouée, etc. etc., mais mon âme n’est pas susceptible d’amour. N’est-ce pas dire: Je vois que vous avez de l’amour pour moi; mais prenez garde, je ne puis vous payer en même monnaie? Si elle a de l’amour, la duchesse peut se fâcher d’être devinée, et elle sera révoltée de mon impudence si elle n’a pour moi qu’une amitié toute simple... et ce sont de ces offenses qu’on ne pardonne point.»
Pendant qu’il pesait ces idées importantes, Fabrice, sans s’en apercevoir, se promenait dans le salon, d’un air grave et plein de hauteur, en homme qui voit le malheur à dix pas de lui.
La duchesse le regardait avec admiration; ce n’était plus l’enfant qu’elle avait vu naître, ce n’était plus le neveu toujours prêt à lui obéir: c’était un homme grave et duquel il serait délicieux de se faire aimer. Elle se leva de l’ottomane où elle était assise, et, se jetant dans ses bras avec transport:
—Tu veux donc me fuir? lui dit-elle.
—Non, répondit-il de l’air d’un empereur romain, mais je voudrais être sage.
Ce mot était susceptible de diverses interprétations; Fabrice ne se sentit pas le courage d’aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme adorable. Il était trop jeune, trop susceptible de prendre de l’émotion; son esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu’il voulait dire. Par un transport naturel et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et la couvrit de baisers. Au même instant, on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en même temps lui-même parut dans le salon; il avait l’air tout ému.
—Vous inspirez des passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui resta presque confondu du mot.
«L’archevêque avait ce soir l’audience que Son Altesse Sérénissime lui accorde tous les jeudis; le prince vient de me raconter que l’archevêque, d’un air tout troublé, a débuté par un discours appris par cœur et fort savant, auquel d’abord le prince ne comprenait rien. Landriani a fini par déclarer qu’il était important pour l’église de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo fût nommé son premier vicaire général, et, par la suite, dès qu’il aurait vingt-quatre ans accomplis, son coadjuteur avec future succession.
«Ce mot m’a effrayé, je l’avoue, dit le comte; c’est aller un peu bien vite, et je craignais une boutade d’humeur chez le prince.» Mais il m’a regardé en riant et m’a dit en français: «Ce sont là de vos coups, monsieur!»—«Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me suis-je écrié avec toute l’onction possible, que j’ignorais parfaitement le mot de future succession.» Alors j’ai dit la vérité, ce que nous répétions ici même il y a quelques heures; j’ai ajouté, avec entraînement, que, par la suite, je me serais regardé comme comblé des faveurs de Son Altesse, si elle daignait m’accorder un petit évêché pour commencer. Il faut que le prince m’ait cru, car il a jugé à propos de faire le gracieux; il m’a dit, avec toute la simplicité possible: «Ceci est une affaire officielle entre l’archevêque et moi, vous n’y entrez pour rien; le bonhomme m’adresse une sorte de rapport fort long et passablement ennuyeux, à la suite duquel il arrive à une proposition officielle; je lui ai répondu très froidement que le sujet était bien jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour; que j’aurais presque l’air de payer une lettre de change tirée sur moi par l’Empereur, en donnant la perspective d’une si haute dignité au fils d’un des grands officiers de son royaume lombardo-vénitien. L’archevêque a protesté qu’aucune recommandation de ce genre n’avait eu lieu. C’était une bonne sottise à me dire à moi; j’en ai été surpris de la part d’un homme aussi entendu ; mais il est toujours désorienté quand il m’adresse la parole, et ce soir il était plus troublé que jamais, ce qui m’a donné l’idée qu’il désirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que lui qu’il n’y avait point eu de haute recommandation en faveur de del Dongo, que personne à ma cour ne lui refusait de la capacité, qu’on ne parlait point trop mal de ses mœurs, mais que je craignais qu’il ne fût susceptible d’enthousiasme, et que je m’étais promis de ne jamais élever aux places considérables les fous de cette espèce avec lesquels un prince n’est sûr de rien. Alors, a continué Son Altesse, j’ai dû subir un pathos presque aussi long que le premier: l’archevêque me faisait l’éloge de l’enthousiasme de la maison de Dieu. Maladroit, me disais-je, tu t’égares, tu compromets la nomination qui était presque accordée; il fallait couper court et me remercier avec effusion. Point: il continuait son homélie avec une intrépidité ridicule, je cherchais une réponse qui ne fût point trop défavorable au petit del Dongo; je l’ai trouvée, et assez heureuse, comme vous allez en juger: Monseigneur, lui ai-je dit, Pie VII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains, lui seul osa dire non au tyran qui voyait l’Europe à ses pieds! eh bien! il était susceptible d’enthousiasme, ce qui l’a porté, lorsqu’il était évêque d’Imola, à écrire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en faveur de la république cisalpine.
«Mon pauvre archevêque est resté stupéfait, et, pour achever de le stupéfier, je lui ai dit d’un air fort sérieux: Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre heures pour réfléchir à votre proposition. Le pauvre homme a ajouté quelques supplications assez mal tournées et assez inopportunes après le mot adieu prononcé par moi. Maintenant, comte Mosca della Rovère, je vous charge de dire à la duchesse que je ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui peut lui être agréable; asseyez-vous là et écrivez à l’archevêque le billet d’approbation qui termine toute cette affaire. J’ai écrit le billet, il l’a signé, il m’a dit: «Portez-le à l’instant même à la duchesse.» Voici le billet, madame, et c’est ce qui m’a donné un prétexte pour avoir le bonheur de vous revoir ce soir.
La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long récit du comte, Fabrice avait eu le temps de se remettre: il n’eut point l’air étonné de cet incident, il prit la chose en véritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu’il avait droit à ces avancements extraordinaires, à ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois hors des gonds; il parla de sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit par dire au comte:
—Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous témoigniez la crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les fragments de statues antiques qu’ils pourraient découvrir; j’aime beaucoup les fouilles, moi; si vous voulez bien le permettre, j’irai voir les ouvriers. Demain soir, après les remerciements convenables au palais et chez l’archevêque, je partirai pour Sanguigna.
—Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d’où vient cette passion subite du bon archevêque pour Fabrice?
—Je n’ai pas besoin de deviner; le grand vicaire dont le frère est capitaine me disait hier: «Le père Landriani part de ce principe certain, que le titulaire est supérieur au coadjuteur», et il ne se sent pas de joie d’avoir sous ses ordres un del Dongo et de l’avoir obligé. Tout ce qui met en lumière la haute naissance de Fabrice ajoute à son bonheur intime: il a un tel homme pour aide de camp! En second lieu Mgr Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide devant lui; enfin il nourrit depuis dix ans une haine bien conditionnée pour l’évêque de Plaisance, qui affiche hautement la prétention de lui succéder sur le siège de Parme, et qui de plus est fils d’un meunier. C’est dans ce but de succession future que l’évêque de Plaisance a pris des relations fort étroites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font trembler l’archevêque pour le succès de son dessein favori, avoir un del Dongo à son état-major, et lui donner des ordres.
Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille de Sanguigna, vis-à-vis Colorno (c’est le Versailles des princes de Parme); ces fouilles s’étendaient dans la plaine tout près de la grande route qui conduit de Parme au pont de Casal-Maggiore, première ville de l’Autriche. Les ouvriers coupaient la plaine par une longue tranchée profonde de huit pieds et aussi étroite que possible; on était occupé à rechercher, le long de l’ancienne voie romaine, les ruines d’un second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au Moyen Age. Malgré les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient pas sans jalousie ces longs fossés traversant leurs propriétés. Quoi qu’on pût leur dire, ils s’imaginaient qu’on était à la recherche d’un trésor, et la présence de Fabrice était surtout convenable pour empêcher quelque petite émeute. Il ne s’ennuyait point, il suivait ces travaux avec passion; de temps à autre on trouvait quelque médaille, et il ne voulait pas laisser le temps aux ouvriers de s’accorder entre eux pour l’escamoter.
La journée était belle, il pouvait être six heures du matin: il avait emprunté un vieux fusil à un coup, il tira quelques alouettes; l’une d’elles blessée alla tomber sur la grande route; Fabrice, en la poursuivant, aperçut de loin une voiture qui venait de Parme et se dirigeait vers la frontière de Casal-Maggiore. Il venait de recharger son fusil lorsque la voiture fort délabrée s’approchant au tout petit pas, il reconnut la petite Marietta; elle avait à ses côtés le grand escogriffe Giletti, et cette femme âgée qu’elle faisait passer pour sa mère.
Giletti s’imagina que Fabrice s’était placé ainsi au milieu de la route, et un fusil à la main, pour l’insulter et peut-être même pour lui enlever la petite Marietta. En homme de cœur il sauta à bas de la voiture; il avait dans la main gauche un grand pistolet fort rouillé, et tenait de la droite une épée encore dans son fourreau, dont il se servait lorsque les besoins de la troupe forçaient de lui confier quelque rôle de marquis.
—Ah! brigand! s’écria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici à une lieue de la frontière; je vais te faire ton affaire; tu n’es plus protégé ici par tes bas violets.
Fabrice faisait des mines à la petite Marietta et ne s’occupait guère des cris jaloux du Giletti, lorsque tout à coup il vit à trois pieds de sa poitrine le bout du pistolet rouillé; il n’eut que le temps de donner un coup sur ce pistolet, en se servant de son fusil comme d’un bâton: le pistolet partit, mais ne blessa personne.
—Arrêtez donc, f..., cria Giletti au veturino: en même temps il eut l’adresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le tenir éloigné de la direction de son corps; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux, plaçant une main devant l’autre, avançait toujours vers la batterie, et était sur le point de s’emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour l’empêcher d’en faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observé auparavant que l’extrémité du fusil était à plus de trois pouces au-dessus de l’épaule de Giletti: la détonation eut lieu tout près de l’oreille de ce dernier. Il resta un peu étonné, mais se remit en un clin d’œil.
—Ah! tu veux me faire sauter le crâne, canaille! je vais te faire ton compte. Giletti jeta le fourreau de son épée de marquis, et fondit sur Fabrice avec une rapidité admirable. Celui-ci n’avait point d’arme et se vit perdu.
Il se sauva vers la voiture, qui était arrêtée à une dizaine de pas derrière Giletti; il passa à gauche, et saisissant de la main le ressort de la voiture, il tourna rapidement tout autour et repassa tout près de la portière droite qui était ouverte. Giletti, lancé avec ses grandes jambes et qui n’avait pas eu l’idée de se retenir au ressort de la voiture fit plusieurs pas dans sa première direction avant de pouvoir s’arrêter. Au moment où Fabrice passait auprès de la portière ouverte, il entendit Marietta qui lui disait à demi-voix:
—Prends garde à toi; il te tuera. Tiens!
Au même instant, Fabrice vit tomber de la portière une sorte de grand couteau de chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au même instant il fut touché à l’épaule par un coup d’épée que lui lançait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva à six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux avec le pommeau de son épée; ce coup était lancé avec une telle force qu’il ébranla tout à fait la raison de Fabrice; en ce moment il fut sur le point d’être tué. Heureusement pour lui, Giletti était encore trop près pour pouvoir lui donner un coup de pointe. Fabrice, quand il revint à soi, prit la fuite en courant de toutes ses forces; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse et ensuite, se retournant vivement, il se trouva à trois pas de Giletti qui le poursuivait. Giletti était lancé, Fabrice lui porta un coup de pointe; Giletti avec son épée eut le temps de relever un peu le couteau de chasse, mais il reçut le coup de pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout près de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c’était le couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps d’ouvrir. Fabrice fit un saut à droite; il se retourna, et enfin les deux adversaires se trouvèrent à une juste distance de combat.
Giletti jurait comme un damné.
—Ah! je vais te couper la gorge, gredin de prêtre, répétait-il à chaque instant.
Fabrice était tout essoufflé et ne pouvait parler; le coup de pommeau d’épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu’il faisait; il lui semblait vaguement être à un assaut public. Cette idée lui avait été suggérée par la présence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des combattants, mais à distance fort respectueuse; car on voyait ceux-ci courir à tout moment et s’élancer l’un sur l’autre.
Le combat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus avec la même rapidité, lorsque Fabrice se dit: «A la douleur que je ressens au visage, il faut qu’il m’ait défiguré.» Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le côté droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l’épaule gauche; au même instant l’épée de Giletti pénétrait de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l’épée glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.
Giletti était tombé; au moment où Fabrice s’avançait vers lui, regardant sa main gauche qui tenait un couteau, cette main s’ouvrait machinalement et laissait échapper son arme.
«Le gredin est mort», se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.
—Avez-vous un miroir? cria-t-il à Marietta. Marietta le regardait très pâle et ne répondait pas. La vieille femme ouvrit d’un grand sang-froid un sac à ouvrage vert, et présenta à Fabrice un petit miroir à manche grand comme la main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure: «Les yeux sont sains, se disait-il, c’est déjà beaucoup.» Il regarda les dents, elles n’étaient point cassées.
—D’où vient donc que je souffre tant? se disait-il à demi-voix.
La vieille femme lui répondit:
—C’est que le haut de votre joue a été pilé entre le pommeau de l’épée de Giletti et l’os que nous avons là. Votre joue est horriblement enflée et bleue: mettez-y des sangsues à l’instant, et ce ne sera rien.
—Ah! des sangsues à l’instant, dit Fabrice en riant, et il reprit tout son sang-froid. Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans oser le toucher.
—Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ôtez-lui son habit...
Il allait continuer, mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes à trois cents pas sur la grande route qui s’avançaient à pied et d’un pas mesuré vers le lieu de la scène.
«Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tué, ils vont m’arrêter, et j’aurai l’honneur de faire une entrée solennelle dans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la Raversi et qui détestent ma tante!»
Aussitôt, et avec la rapidité de l’éclair, il jette aux ouvriers ébahis tout l’argent qu’il avait dans ses poches, il s’élance dans la voiture.
—Empêchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il à ses ouvriers, et je fais votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m’a attaqué et voulait me tuer.
—Et toi, dit-il au veturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre napoléons d’or si tu passes le Pô avant que ces gens là-bas puissent m’atteindre.
—Ça va! dit le veturino; mais n’ayez donc pas peur, ces hommes là-bas sont à pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les laisser fameusement derrière.
Disant ces paroles il les mit au galop.
Notre héros fut choqué de ce mot peur employé par le cocher: c’est que réellement il avait eu une peur extrême après le coup de pommeau d’épée qu’il avait reçu dans la figure.
—Nous pouvons contre-passer des gens à cheval venant vers nous, dit le veturino prudent et qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes qui nous suivent peuvent crier qu’on nous arrête.
Ceci voulait dire: Rechargez vos armes...
—Ah! que tu es brave, mon petit abbé! s’écriait la Marietta en embrassant Fabrice.
La vieille femme regardait hors de la voiture par la portière: au bout d’un peu de temps elle rentra la tête.
—Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle à Fabrice d’un grand sang-froid; et il n’y a personne sur la route devant vous. Vous savez combien les employés de la police autrichienne sont formalistes: s’ils vous voient arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du Pô, ils vous arrêteront, n’en ayez aucun doute.
Fabrice regarda par la portière.
—Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il à la vieille femme.
—Trois au lieu d’un, répondit-elle, et qui nous ont coûté chacun quatre francs: n’est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui voyagent toute l’année! Voici le passeport de M. Giletti, artiste dramatique, ce sera vous; voici nos deux passeports à la Mariettina et à moi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche, qu’allons-nous devenir?
—Combien avait-il? dit Fabrice.
—Quarante beaux écus de cinq francs, dit la vielle femme.
—C’est-à-dire six de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne veux pas que l’on trompe mon petit abbé.
—N’est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d’un grand sang-froid, que je cherche à vous accrocher trente-quatre écus? Qu’est-ce que trente-quatre écus pour vous? Et nous, nous avons perdu notre protecteur; qui est-ce qui se chargera de nous loger, de débattre les prix avec les veturini quand nous voyageons, et de faire peur à tout le monde? Giletti n’était pas beau, mais il était bien commode, et si la petite que voilà n’était pas une sotte, qui d’abord s’est amourachée de vous, jamais Giletti ne se fût aperçu de rien, et vous nous auriez donné de beaux écus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres.
Fabrice fut touché; il tira sa bourse et donna quelques napoléons à la vieille femme.
—Vous voyez, lui dit-il, qu’il ne m’en reste que quinze, ainsi il est inutile dorénavant de me tirer aux jambes.
La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains. La voiture avançait toujours au petit trot. Quand on vit de loin les barrières jaunes rayées de noir qui annoncent les possessions autrichiennes, la vieille femme dit à Fabrice:
—Vous feriez mieux d’entrer à pied avec le passeport de Giletti dans votre poche; nous, nous allons nous arrêter un instant, sous prétexte de faire un peu de toilette. Et d’ailleurs, la douane visitera nos effets. Vous, si vous m’en croyez, traversez Casal-Maggiore d’un pas nonchalant; entrez même au café et buvez le verre d’eau-de-vie; une fois hors du village, filez ferme. La police est vigilante en diable en pays autrichien: elle saura bientôt qu’il y a eu un homme de tué: vous voyagez avec un passeport qui n’est pas le vôtre, il n’en faut pas tant pour passer deux ans en prison. Gagnez le Pô à droite en sortant de la ville, louez une barque et réfugiez-vous à Ravenne ou à Ferrare; sortez au plus vite des Etats autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter un autre passeport de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal; rappelez-vous que vous avez tué l’homme.
En approchant à pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice relisait attentivement le passeport de Giletti. Notre héros avait grand-peur, il se rappelait vivement tout ce que le comte Mosca lui avait dit du danger qu’il y avait pour lui à rentrer dans les Etats autrichiens; or, il voyait à deux cents pas devant lui le pont terrible qui allait lui donner accès en ce pays, dont la capitale à ses yeux était le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duché de Modène qui borne au midi l’Etat de Parme lui rendait les fugitifs en vertu d’une convention expresse; la frontière de l’Etat qui s’étend dans les montagnes du côté de Gênes était trop éloignée; sa mésaventure serait connue à Parme bien avant qu’il pût atteindre ces montagnes; il ne restait donc que les Etats de l’Autriche sur la rive gauche du Pô. Avant qu’on eût le temps d’écrire aux autorités autrichiennes pour les engager à l’arrêter, il se passerait peut-être trente-six heures ou deux jours. Toutes réflexions faites, Fabrice brûla avec le feu de son cigare son propre passeport; il valait mieux pour lui en pays autrichien être un vagabond que d’être Fabrice del Dongo, et il était possible qu’on le fouillât.
Indépendamment de la répugnance bien naturelle qu’il avait à confier sa vie au passeport du malheureux Giletti, ce document présentait des difficultés matérielles: la taille de Fabrice atteignait tout au plus à cinq pieds cinq pouces, et non pas à cinq pieds dix pouces comme l’énonçait le passeport; il avait près de vingt-quatre ans et paraissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que notre héros se promena une grande demi-heure sur une contre-digue du Pô voisine du pont de barques, avant de se décider à y descendre. «Que conseillerais-je à un autre qui se trouverait à ma place? se dit-il enfin. Evidemment de passer: il y a péril à rester dans l’Etat de Parme; un gendarme peut être envoyé à la poursuite de l’homme qui en a tué un autre, fût-ce même à son corps défendant.» Fabrice fit la revue de ses poches, déchira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir et sa boîte à cigares; il lui importait d’abréger l’examen qu’il allait subir. Il pensa à une terrible objection qu’on pourrait lui faire et à laquelle il ne trouvait que de mauvaises réponses: il allait dire qu’il s’appelait Giletti et tout son linge était marqué F.D.
Comme on voit, Fabrice était un de ces malheureux tourmentés par leur imagination; c’est assez le défaut des gens d’esprit en Italie. Un soldat français d’un courage égal ou même inférieur se serait présenté pour passer sur le pont tout de suite, et sans songer d’avance à aucune difficulté; mais aussi il y aurait porté tout son sang-froid, et Fabrice était bien loin d’être de sang-froid, lorsque au bout du pont un petit homme, vêtu de gris, lui dit:
—Entrez au bureau de police pour votre passeport.
Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et les chapeaux sales des employés étaient suspendus. Le grand bureau de sapin derrière lequel ils étaient retranchés était tout taché d’encre et de vin; deux ou trois gros registres reliés en peau verte portaient des taches de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages était noircie par les mains. Sur les registres placés en pile l’un sur l’autre il y avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi l’avant-veille pour une des fêtes de l’Empereur.
Fabrice fut frappé de tous ces détails, ils lui serrèrent le cœur; il paya ainsi le luxe magnifique et plein de fraîcheur qui éclatait dans son joli appartement du palais Sanseverina. Il était obligé d’entrer dans ce sale bureau et d’y paraître comme inférieur; il allait subir un interrogatoire.
L’employé qui tendit une main jaune pour prendre son passeport était petit et noir, il portait un bijou de laiton à sa cravate. «Ceci est un bourgeois de mauvaise humeur», se dit Fabrice; le personnage parut excessivement surpris en lisant le passeport, et cette lecture dura bien cinq minutes.
—Vous avez eu un accident, dit-il à l’étranger en indiquant sa joue du regard.
—Le veturino nous a jetés en bas de la digue du Pô.
Puis le silence recommença et l’employé lançait des regards farouches sur le voyageur.
«J’y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu’il est fâché d’avoir une mauvaise nouvelle à m’apprendre et que je suis arrêté.» Toutes sortes d’idées folles arrivèrent à la tête de notre héros, qui dans ce moment n’était pas fort logique. Par exemple, il songea à s’enfuir par la porte du bureau qui était restée ouverte.
«Je me défais de mon habit; je me jette dans le Pô, et sans doute je pourrai le traverser à la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg.» L’employé de police le regardait fixement au moment où il calculait les chances de succès de cette équipée, cela faisait deux bonnes physionomies. La présence du danger donne du génie à l’homme raisonnable, elle le met, pour ainsi dire, au-dessus de lui-même; à l’homme d’imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai, mais souvent absurdes.
Il fallait voir l’œil indigné de notre héros sous l’œil scrutateur de ce commis de police orné de ses bijoux de cuivre. «Si je le tuais, se disait Fabrice, je serai condamné pour meurtre à vingt ans de galère ou à la mort, ce qui est bien moins affreux que le Spielberg avec une chaîne de cent vingt livres à chaque pied et huit onces de pain pour toute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je n’en sortirais qu’à quarante-quatre ans.» La logique de Fabrice oubliait que, puisqu’il avait brûlé son passeport, rien n’indiquait à l’employé de police qu’il fût le rebelle Fabrice del Dongo.
Notre héros était suffisamment effrayé, comme on le voit; il l’eût été bien davantage s’il eût connu les pensées qui agitaient le commis de police. Cet homme était ami de Giletti; on peut juger de sa surprise lorsqu’il vit son passeport entre les mains d’un autre; son premier mouvement fut de faire arrêter cet autre, puis il songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son passeport à ce beau jeune homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais coup à Parme. «Si je l’arrête, se dit-il, Giletti sera compromis; on découvrira facilement qu’il a vendu son passeport; d’un autre côté, que diront mes chefs si l’on vient à vérifier que moi, ami de Giletti, j’ai visé son passeport porté par un autre?» L’employé se leva en bâillant et dit à Fabrice:
—Attendez, monsieur.
Puis, par une habitude de police, il ajouta:
—Il s’élève une difficulté.
Fabrice dit à part soi: «Il va s’élever ma fuite.»
En effet, l’employé quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le passeport était resté sur la table de sapin. «Le danger est évident, pensa Fabrice; je vais prendre mon passeport et repasser le pont au petit pas, je dirai au gendarme, s’il m’interroge, que j’ai oublié de faire viser mon passeport par le commissaire de police du dernier village des Etats de Parme.» Fabrice avait déjà son passeport à la main, lorsque, à son inexprimable étonnement, il entendit le commis aux bijoux de cuivre qui disait:
—Ma foi je n’en puis plus; la chaleur m’étouffe; je vais au café prendre la demi-tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passeport à viser; l’étranger est là.
Fabrice, qui sortait à pas de loup, se trouva face à face avec un beau jeune homme qui se disait en chantonnant: «Eh bien! visons donc ce passeport, je vais leur faire mon paraphe.»
—Où monsieur veut-il aller?
—A Mantoue, Venise et Ferrare.
—Ferrare soit, répondit l’employé en sifflant; il prit une griffe, imprima le visa en encre bleue sur le passeport, écrivit rapidement les mots: Mantoue, Venise et Ferrare dans l’espace laissé en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs tours en l’air avec la main, signa et reprit de l’encre pour son paraphe qu’il exécuta avec lenteur et en se donnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de cette plume; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit le passeport à Fabrice en disant d’un air léger:
—Bon voyage, monsieur.
Fabrice s’éloignait d’un pas dont il cherchait à dissimuler la rapidité, lorsqu’il se sentit arrêter par le bras gauche: instinctivement il mit la main sur le manche de son poignard, et s’il ne se fût vu entouré de maisons, il fût peut-être tombé dans une étourderie. L’homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l’air tout effaré, lui dit en forme d’excuse:
—Mais j’ai appelé monsieur trois fois, sans qu’il répondît; monsieur a-t-il quelque chose à déclarer à la douane?
—Je n’ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout près chasser chez un de mes parents.
Il eût été bien embarrassé si on l’eût prié de nommer ce parent. Par la grande chaleur qu’il faisait et avec ces émotions Fabrice était mouillé comme s’il fût tombé dans le Pô. «Je ne manque pas de courage entre les comédiens, mais les commis ornés de bijoux de cuivre me mettent hors de moi; avec cette idée je ferai un sonnet comique pour la duchesse.»
A peine entré dans Casal-Maggiore, Fabrice prit à droite une mauvaise rue qui descend vers le Pô. J’ai grand besoin, se dit-il, des secours de Bacchus et de Cérés, et il entra dans une boutique au dehors de laquelle pendait un torchon gris attaché à un bâton; sur le torchon était écrit le mot Trattoria. Un mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de bois fort minces, et pendant jusqu’à trois pieds de terre, mettait la porte de la Trattoria à l’abri des rayons directs du soleil. Là, une femme à demi nue et fort jolie reçut notre héros avec respect, ce qui lui fit le plus vif plaisir; il se hâta de lui dire qu’il mourait de faim. Pendant que la femme préparait le déjeuner, entra un homme d’une trentaine d’années, il n’avait pas salué en entrant; tout à coup il se releva du banc où il s’était jeté d’un air familier, et dit à Fabrice:
—Eccellenza, la riverisco (je salue Votre Excellence).
Fabrice était très gai en ce moment, et au lieu de former des projets sinistres, il répondit en riant:
—Et d’où diable connais-tu mon Excellence?
—Comment! Votre Excellence ne reconnaît pas Ludovic, l’un des cochers de Mme la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne où nous allions tous les ans, je prenais toujours la fièvre; j’ai demandé la pension à Madame et me suis retiré. Me voici riche; au lieu de la pension de douze écus par an à laquelle tout au plus je pouvais avoir droit, Madame m’a dit que pour me donner le loisir de faire des sonnets, car je suis poète en langue vulgaire, elle m’accordait vingt-quatre écus, et M. le comte m’a dit que si jamais j’étais malheureux, je n’avais qu’à venir lui parler. J’ai eu l’honneur de mener Monsignore pendant un relais lorsqu’il est allé faire sa retraite comme un bon chrétien à la chartreuse de Velleja.
Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C’était un des cochers les plus coquets de la casa Sanseverina: maintenant qu’il était riche, disait-il, il avait pour tout vêtement une grosse chemise déchirée et une culotte de toile, jadis teinte en noir, qui lui arrivait à peine aux genoux; une paire de souliers et un mauvais chapeau complétaient l’équipage. De plus, il ne s’était pas fait la barbe depuis quinze jours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui absolument comme d’égal à égal; il crut voir que Ludovic était l’amant de l’hôtesse. Il termina rapidement son déjeuner, puis dit à demi-voix à Ludovic:
—J’ai un mot pour vous.
—Votre Excellence peut parler librement devant elle, c’est une femme réellement bonne, dit Ludovic d’un air tendre.
—Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans hésiter, je suis malheureux et j’ai besoin de votre secours. D’abord il n’y a rien de politique dans mon affaire; j’ai tout simplement tué un homme qui voulait m’assassiner parce que je parlais à sa maîtresse.
—Pauvre jeune homme! dit l’hôtesse.
—Que Votre Excellence compte sur moi! s’écria le cocher avec des yeux enflammés par le dévouement le plus vif; où Son Excellence veut-elle aller?
—A Ferrare. J’ai un passeport, mais j’aimerais mieux ne pas parler aux gendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait.
—Quand avez-vous expédié cet autre?
—Ce matin à six heures.
—Votre Excellence n’a-t-elle point de sang sur ses vêtements? dit l’hôtesse.
—J’y pensais, reprit le cocher, et d’ailleurs le drap de ces vêtements est trop fin; on n’en voit pas beaucoup de semblable dans nos campagnes, cela nous attirerait les regards; je vais acheter des habits chez le juif. Votre Excellence est à peu près de ma taille, mais plus mince.
—De grâce, ne m’appelez plus Excellence, cela peut attirer l’attention.
—Oui, Excellence, répondit le cocher en sortant de la boutique.
—Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et l’argent! revenez donc!
—Que parlez-vous d’argent! dit l’hôtesse, il a soixante-sept écus qui sont fort à votre service. Moi-même, ajouta-t-elle en baissant la voix, j’ai une quarantaine d’écus que je vous offre de bien bon cœur; on n’a pas toujours de l’argent sur soi lorsqu’il arrive de ces accidents.
Fabrice avait ôté son habit à cause de la chaleur en entrant dans la Trattoria.
—Vous avez là un gilet qui pourrait nous causer de l’embarras s’il entrait quelqu’un: cette belle toile anglaise attirerait l’attention. Elle donna à notre fugitif un gilet de toile teinte en noir, appartenant à son mari. Un grand jeune homme entra dans la boutique par une porte intérieure, il était mis avec une certaine élégance.
—C’est mon mari, dit l’hôtesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari, monsieur est un ami de Ludovic; il lui est arrivé un accident ce matin de l’autre côté du fleuve, il désire se sauver à Ferrare.
—Eh! nous le passerons, dit le mari d’un air fort poli, nous avons la barque de Charles-Joseph.
Par une autre faiblesse de notre héros, que nous avouerons aussi naturellement que nous avons raconté sa peur dans le bureau de police au bout du pont, il avait les larmes aux yeux; il était profondément attendri par le dévouement parfait qu’il rencontrait chez ces paysans: il pensait aussi à la bonté caractéristique de sa tante; il eût voulu pouvoir faire la fortune de ces gens. Ludovic rentra chargé d’un paquet.
—Adieu cet autre, lui dit le mari d’un air de bonne amitié.
—Il ne s’agit pas de ça, reprit Ludovic d’un ton fort alarmé, on commence à parler de vous, on a remarqué que vous avez hésité en entrant dans notre vicolo, et quittant la belle rue comme un homme qui chercherait à se cacher.
—Montez vite à la chambre, dit le mari.
Cette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au lieu de vitres aux deux fenêtres, on y voyait quatre lits larges chacun de six pieds et hauts de cinq.
—Et vite, et vite! dit Ludovic; il y a un fat de gendarme nouvellement arrivé qui voulait faire la cour à la jolie femme d’en bas, et auquel j’ai prédit que quand il va en correspondance sur la route, il pourrait bien se rencontrer avec une balle; si ce chien-là entend parler de Votre Excellence, il voudra nous jouer un tour, il cherchera à vous arrêter ici afin de faire mal noter la Trattoria de la Théodolinde.
«Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tachée de sang et des blessures serrées avec des mouchoirs, le porco s’est donc défendu? En voilà cent fois plus qu’il n’en faut pour vous faire arrêter: je n’ai point acheté de chemise. Il ouvrit sans façon l’armoire du mari et donna une de ses chemises à Fabrice qui bientôt fut habillé en riche bourgeois de campagne. Ludovic décrocha un filet suspendu à la muraille, plaça les habits de Fabrice dans le panier où l’on met le poisson, descendit en courant et sortit rapidement par une porte de derrière; Fabrice le suivait.
—Théodolinde, cria-t-il en passant près de la boutique, cache ce qui est en haut, nous allons attendre dans les saules; et toi, Pierre-Antoine, envoie-nous bien vite une barque, on paie bien.
Ludovic fit passer plus de vingt fossés à Fabrice. Il y avait des planches fort longues et fort élastiques qui servaient de ponts sur les plus larges de ces fossés; Ludovic retirait ces planches après avoir passé. Arrivé au dernier canal, il tira la planche avec empressement.
—Respirons maintenant, dit-il; ce chien de gendarme aurait plus de deux lieues à faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voilà tout pâle, dit-il à Fabrice, je n’ai point oublié la petite bouteille d’eau-de-vie.
—Elle vient fort à propos: la blessure à la cuisse commence à se faire sentir; et d’ailleurs j’ai eu une fière peur dans le bureau de la police au bout du pont.
—Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie de sang comme était la vôtre, je ne conçois pas seulement comment vous avez osé entrer en un tel lieu. Quant aux blessures, je m’y connais: je vais vous mettre dans un endroit bien frais où vous pourrez dormir une heure; la barque viendra nous y chercher s’il y a moyen d’obtenir une barque; sinon, quand vous serez un peu reposé nous ferons encore deux petites lieues, et je vous mènerai à un moulin où je prendrai moi-même une barque. Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi: Madame va être au désespoir quand elle apprendra l’accident; on lui dira que vous êtes blessé à mort, peut-être même que vous avez tué l’autre en traître. La marquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais bruits qui peuvent chagriner Madame. Votre Excellence pourrait écrire.
—Et comment faire parvenir la lettre?
—Les garçons du moulin où nous allons gagnent douze sous par jour; en un jour et demi ils sont à Parme, donc quatre francs pour le voyage; deux francs pour l’usure des souliers: si la course était faite pour un pauvre homme tel que moi, ce serait six francs; comme elle est pour le service d’un seigneur, j’en donnerai douze.
Quand on fut arrivé au lieu du repos dans un bois de vernes et de saules, bien touffu et bien frais, Ludovic alla à plus d’une heure de là chercher de l’encre et du papier.
—Grand Dieu, que je suis bien ici! s’écria Fabrice. Fortune! adieu, je ne serai jamais archevêque!
A son retour, Ludovic le trouva profondément endormi et ne voulut pas l’éveiller. La barque n’arriva que vers le coucher du soleil; aussitôt que Ludovic la vit paraître au loin, il appela Fabrice qui écrivit deux lettres.
—Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic d’un air peiné, et je crains bien de lui déplaire au fond du cœur, quoi qu’elle en dise, si j’ajoute une certaine chose.
—Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, répondit Fabrice, et, quoi que vous puissiez dire, vous serez toujours à mes yeux un serviteur fidèle de ma tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer d’un fort vilain pas.
Il fallut bien d’autres protestations encore pour décider Ludovic à parler, et quand enfin il en eut pris la résolution, il commença par une préface qui dura bien cinq minutes. Fabrice s’impatienta, puis il se dit: «A qui la faute? à notre vanité que cet homme a fort bien vue du haut de son siège.» Le dévouement de Ludovic le porta enfin à courir le risque de parler net.
—Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piéton que vous allez expédier à Parme pour avoir ces deux lettres! Elles sont de votre écriture, et par conséquent font preuves judiciaires contre vous. Votre Excellence va me prendre pour un curieux indiscret; en second lieu, elle aura peut-être honte de mettre sous les yeux de Madame la duchesse ma pauvre écriture de cocher; mais enfin votre sûreté m’ouvre la bouche, quoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre Excellence ne pourrait-elle pas me dicter ces deux lettres? Alors je suis le seul compromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que vous m’êtes apparu au milieu d’un champ avec une écritoire de corne dans une main et un pistolet dans l’autre, et que vous m’avez ordonné d’écrire.
—Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s’écria Fabrice, et pour vous prouver que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous, copiez ces deux lettres telles qu’elles sont.
Ludovic comprit toute l’étendue de cette marque de confiance et y fut extrêmement sensible, mais au bout de quelques lignes, comme il voyait la barque s’avancer rapidement sur le fleuve:
—Les lettres seront plus tôt terminées, dit-il à Fabrice, si Votre Excellence veut prendre la peine de me les dicter.
Les lettres finies, Fabrice écrivit un A et un B à la dernière ligne, et, sur une petite rognure de papier qu’ensuite il chiffonna, il mit en français: Croyez A et B. Le piéton devait cacher ce papier froissé dans ses vêtements.
La barque arrivant à portée de la voix, Ludovic appela les bateliers par des noms qui n’étaient pas les leurs; ils ne répondirent point et abordèrent cinq cents toises plus bas, regardant de tous les côtés pour voir s’ils n’étaient point aperçus par quelque douanier.
—Je suis à vos ordres, dit Ludovic à Fabrice, voulez-vous que je porte moi-même les lettres à Parme? Voulez-vous que je vous accompagne à Ferrare?
—M’accompagner à Ferrare est un service que je n’osais presque vous demander. Il faudra débarquer et tâcher d’entrer dans la ville sans montrer le passeport. Je vous dirai que j’ai la plus grande répugnance à voyager sous le nom de Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez m’acheter un autre passeport.
—Que ne parliez-vous à Casal-Maggiore! Je sais un espion qui m’aurait vendu un excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs.
L’un des deux mariniers qui était né sur la rive droite du Pô, et par conséquent n’avait pas besoin de passeport à l’étranger pour aller à Parme, se chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort de conduire la barque avec l’autre.
—Nous allons trouver sur le bas Pô, dit-il, plusieurs barques armées appartenant à la police, et je saurai les éviter. Plus de dix fois on fut obligé de se cacher au milieu de petites îles à fleur d’eau, chargées de saules. Trois fois on mit pied à terre pour laisser passer les barques vides devant les embarcations de la police. Ludovic profita de ces longs moments de loisir pour réciter à Fabrice plusieurs de ses sonnets. Les sentiments étaient assez justes, mais comme émoussés par l’expression, et ne valaient pas la peine d’être écrits; le singulier, c’est que cet ex-cocher avait des passions et des façons de voir vives et pittoresques; il devenait froid et commun dès qu’il écrivait. «C’est le contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice; l’on sait maintenant tout exprimer avec grâce, mais les cœurs n’ont rien à dire.» Il comprit que le plus grand plaisir qu’il pût faire à ce serviteur fidèle ce serait de corriger les fautes d’orthographe de ses sonnets.
—On se moque de moi quand je prête mon cahier, disait Ludovic; mais si Votre Excellence daignait me dicter l’orthographe des mots lettre à lettre, les envieux ne sauraient plus que dire: l’orthographe ne fait pas le génie.
Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put débarquer en toute sûreté dans un bois de vernes, une lieue avant que d’arriver à Ponte Lago Oscuro. Toute la journée il resta caché dans une chènevière, et Ludovic le précéda à Ferrare; il y loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite qu’il y avait de l’argent à gagner si l’on savait se taire. Le soir, à la chute du jour, Fabrice entra dans Ferrare monté sur un petit cheval; il avait bon besoin de ce secours, la chaleur l’avait frappé sur le fleuve; le coup de couteau qu’il avait à la cuisse et le coup d’épée que Giletti lui avait donné dans l’épaule, au commencement du combat, s’étaient enflammés et lui donnaient de la fièvre.
CHAPITRE XII
Le juif, maître du logement, avait procuré un chirurgien discret, lequel, comprenant à son tour qu’il y avait de l’argent dans la bourse, dit à Ludovic que sa conscience l’obligeait à faire son rapport à la police sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son frère.
—La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop évident que votre frère ne s’est point blessé lui-même, comme il le raconte, en tombant d’une échelle, au moment où il tenait à la main un couteau tout ouvert.
Ludovic répondit froidement à cet honnête chirurgien que, s’il s’avisait de céder aux inspirations de sa conscience, il aurait l’honneur, avant de quitter Ferrare, de tomber sur lui précisément avec un couteau ouvert à la main. Quand il rendit compte de cet incident à Fabrice, celui-ci le blâma fort, mais il n’y avait plus un instant à perdre pour décamper. Ludovic dit au juif qu’il voulait essayer de faire prendre l’air à son frère; il alla chercher une voiture, et nos amis sortirent de la maison pour n’y plus rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les récits de toutes ces démarches que rend nécessaires l’absence d’un passeport: ce genre de préoccupation n’existe plus en France; mais en Italie, et surtout aux environs du Pô, tout le monde parle passeport. Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola qu’il avait louée pour faire douze lieues. Arrivés près de Bologne, nos amis se firent conduire à travers champs sur la route qui de Florence conduit à Bologne; ils passèrent la nuit dans la plus misérable auberge qu’ils purent découvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entrèrent à Bologne comme des promeneurs. On avait brûlé le passeport de Giletti: la mort du comédien devait être connue, et il y avait moins de péril à être arrêtés comme gens sans passeports que comme porteurs de passeport d’un homme tué.
Ludovic connaissait à Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons; il fut convenu qu’il irait prendre langue auprès d’eux. Il leur dit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune frère, celui-ci, se sentant le besoin de dormir, l’avait laissé partir seul une heure avant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village où lui, Ludovic, s’arrêterait pour passer les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son frère, s’était déterminé à retourner sur ses pas; il l’avait retrouvé blessé d’un coup de pierre et de plusieurs coups de couteau, et, de plus, volé par des gens qui lui avaient cherché dispute. Ce frère était joli garçon, savait panser et conduire les chevaux, lire et écrire, et il voudrait bien trouver une place dans quelque bonne maison. Ludovic se réserva d’ajouter, quand l’occasion s’en présenterait, que, Fabrice tombé, les voleurs s’étaient enfuis emportant le petit sac dans lequel étaient leur linge et leurs passeports.
En arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant très fatigué, et n’osant, sans passeport, se présenter dans une auberge, était entré dans l’immense église de Saint-Pétrone. Il y trouva une fraîcheur délicieuse; bientôt il se sentit tout ranimé. «Ingrat que je suis, se dit-il tout à coup, j’entre dans une église, et c’est pour m’y asseoir, comme dans un café!» Il se jeta à genoux, et remercia Dieu avec effusion de la protection évidente dont il était entouré depuis qu’il avait eu le malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frémir, c’était d’être reconnu dans le bureau de police de Casal-Maggiore. «Comment, se disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupçons et qui a relu mon passeport jusqu’à trois fois, ne s’est-il pas aperçu que je n’ai pas cinq pieds dix pouces, que je n’ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort marqué de la petite vérole? Que de grâces je vous dois, ô mon Dieu! Et j’ai pu tarder jusqu’à ce moment de mettre mon néant à vos pieds! Mon orgueil a voulu croire que c’était à une vaine prudence humaine que je devais le bonheur d’échapper au Spielberg qui déjà s’ouvrait pour m’engloutir!»
Fabrice passa plus d’une heure dans cet extrême attendrissement, en présence de l’immense bonté de Dieu. Ludovic s’approcha sans qu’il l’entendît venir, et se plaça en face de lui. Fabrice, qui avait le front caché dans ses mains, releva la tête, et son fidèle serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues.
—Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.
Ludovic pardonna ce ton à cause de la piété. Fabrice récita plusieurs fois les sept psaumes de la pénitence, qu’il savait par cœur; il s’arrêtait longuement aux versets qui avaient du rapport avec sa situation présente.
Fabrice demandait pardon à Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui est remarquable, c’est qu’il ne lui vint pas à l’esprit de compter parmi ses fautes le projet de devenir archevêque, uniquement parce que le comte Mosca était premier ministre, et trouvait cette place et la grande existence qu’elle donne convenables pour le neveu de la duchesse. Il l’avait désirée sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait songé, exactement comme à une place de ministre ou de général. Il ne lui était point venu à la pensée que sa conscience pût être intéressée dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la religion qu’il devait aux enseignements des jésuites milanais. Cette religion ôte le courage de penser aux choses inaccoutumées, et défend surtout l’examen personnel, comme le plus énorme des péchés; c’est un pas vers le protestantisme. Pour savoir de quoi l’on est coupable, il faut interroger son curé, ou lire la liste des péchés, telle qu’elle se trouve imprimée dans les livres intitulés: Préparation au sacrement de la Pénitence. Fabrice savait par cœur la liste des péchés rédigée en langue latine, qu’il avait apprise à l’Académie ecclésiastique de Naples. Ainsi, en récitant cette liste, parvenu à l’article du meurtre, il s’était fort bien accusé devant Dieu d’avoir tué un homme, mais en défendant sa vie. Il avait passé rapidement, et sans y faire la moindre attention, sur les divers articles relatifs au péché de simonie (se procurer par de l’argent les dignités ecclésiastiques). Si on lui eût proposé de donner cent louis pour devenir premier grand vicaire de l’archevêque de Parme, il eût repoussé cette idée avec horreur; mais quoiqu’il ne manquât ni d’esprit ni surtout de logique, il ne lui vint pas une seule fois à l’esprit que le crédit du comte Mosca, employé en sa faveur, fût une simonie. Tel est le triomphe de l’éducation jésuitique: donner l’habitude de ne pas faire attention à des choses plus claires que le jour. Un Français, élevé au milieu des traits d’intérêt personnel et de l’ironie de Paris, eût pu, sans être de mauvaise foi, accuser Fabrice d’hypocrisie au moment même où notre héros ouvrait son âme à Dieu avec la plus extrême sincérité et l’attendrissement le plus profond.
Fabrice ne sortit de l’église qu’après avoir préparé la confession qu’il se proposait de faire dès le lendemain; il trouva Ludovic assis sur les marches du vaste péristyle en pierre qui s’élève sur la grande place en avant de la façade de Saint-Pétrone. Comme après un grand orage l’air est plus pur, ainsi l’âme de Fabrice était tranquille, heureuse et comme rafraîchie.
—Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il à Ludovic en l’abordant; mais avant tout je dois vous demander pardon; je vous ai répondu avec humeur lorsque vous êtes venu me parler dans l’église; je faisais mon examen de conscience. Eh bien! où en sont nos affaires?
—Elles vont au mieux: j’ai arrêté un logement, à la vérité bien peu digne de Votre Excellence, chez la femme d’un de mes amis, qui est fort jolie et de plus intimement liée avec l’un des principaux agents de la police. Demain j’irai déclarer comme quoi nos passeports nous ont été volés; cette déclaration sera prise en bonne part; mais je paierai le port de la lettre que la police écrira à Casal-Maggiore, pour savoir s’il existe dans cette commune un nommé Ludovic San-Micheli, lequel a un frère, nommé Fabrice, au service de Mme la duchesse Sanseverina, à Parme. Tout est fini, siamo a cavallo. (Proverbe italien: nous sommes sauvés)
Fabrice avait pris tout à coup un air fort sérieux: il pria Ludovic de l’attendre un instant, rentra dans l’église presque en courant, et à peine y fut-il que de nouveau il se précipita à genoux; il baisait humblement les dalles de pierre. «C’est un miracle, Seigneur, s’écriait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon âme disposée à rentrer dans le devoir, vous m’avez sauvé. Grand Dieu! il est possible qu’un jour je sois tué dans quelque affaire: souvenez-vous au moment de ma mort de l’état où mon âme se trouve en ce moment.» Ce fut avec les transports de la joie la plus vive que Fabrice récita de nouveau les sept psaumes de la pénitence. Avant que de sortir il s’approcha d’une vieille femme qui était assise devant une grande madone et à côté d’un triangle de fer placé verticalement sur un pied de même métal. Les bords de ce triangle étaient hérissés d’un grand nombre de pointes destinées à porter les petits cierges que la piété des fidèles allume devant la célèbre madone de Cimabué. Sept cierges seulement étaient allumés quand Fabrice s’approcha; il plaça cette circonstance dans sa mémoire avec l’intention d’y réfléchir ensuite plus à loisir.
—Combien coûtent les cierges? dit-il à la femme.
—Deux bajocs pièce.
En effet ils n’étaient guère plus gros qu’un tuyau de plume, et n’avaient pas un pied de long.
—Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle?
—Soixante-trois, puisqu’il y en a sept d’allumés.
«Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci encore est à noter.» Il paya les cierges, plaça lui-même et alluma les sept premiers, puis se mit à genoux pour faire son offrande, et dit à la vieille femme en se relevant:
—C’est pour grâce reçue.
—Je meurs de faim, dit Fabrice à Ludovic, en le rejoignant.
—N’entrons point dans un cabaret, allons au logement; la maîtresse de la maison ira vous acheter ce qu’il faut pour déjeuner; elle volera une vingtaine de sous et en sera d’autant plus attachée au nouvel arrivant.
—Ceci ne tend à rien moins qu’à me faire mourir de faim une grande heure de plus, dit Fabrice en riant avec la sérénité d’un enfant, et il entra dans un cabaret voisin de Saint-Pétrone. A son extrême surprise, il vit à une table voisine de celle où il était placé, Pépé, le premier valet de chambre de sa tante, celui-là même qui autrefois était venu à sa rencontre jusqu’à Genève. Fabrice lui fit signe de se taire; puis, après avoir déjeuné rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses lèvres, il se leva; Pépé le suivit, et, pour la troisième fois notre héros entra dans Saint-Pétrone. Par discrétion, Ludovic resta à se promener sur la place.
—Eh! mon Dieu, monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse est horriblement inquiète: un jour entier elle vous a cru mort abandonné dans quelque île du Pô; je vais lui expédier un courrier à l’instant même. Je vous cherche depuis six jours, j’en ai passé trois à Ferrare, courant toutes les auberges.
—Avez-vous un passeport pour moi?
—J’en ai trois différents: l’un avec les noms et les titres de Votre Excellence; le second avec votre nom seulement, et le troisième sous un nom supposé, Joseph Bossi; chaque passeport est en double expédition, selon que Votre Excellence voudra arriver de Florence ou de Modène. Il ne s’agit que de faire une promenade hors de la ville. M. le comte vous verrait loger avec plaisir à l’auberge del Pelegrino, dont le maître est son ami.
Fabrice, ayant l’air de marcher au hasard, s’avança dans la nef droite de l’église jusqu’au lieu où ses cierges étaient allumés; ses yeux se fixèrent sur la madone de Cimabué, puis il dit à Pépé en s’agenouillant:
—Il faut que je rende grâces un instant.
Pépé l’imita. Au sortir de l’église, Pépé remarqua que Fabrice donnait une pièce de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda l’aumône; ce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attirèrent sur les pas de l’être charitable les nuées de pauvres de tout genre qui ornent d’ordinaire la place de Saint-Pétrone. Tous voulaient avoir leur part du napoléon. Les femmes, désespérant de pénétrer dans la mêlée qui l’entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s’il n’était pas vrai qu’il avait voulu donner son napoléon pour être divisé parmi tous les pauvres du bon Dieu. Pépé, brandissant sa canne à pomme d’or, leur ordonna de laisser Son Excellence tranquille.
—Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d’une voix plus perçante, donnez aussi un napoléon d’or pour les pauvres femmes! Fabrice doubla le pas, les femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres mâles, accourant par toutes les rues, firent comme une sorte de petite sédition. Toute cette foule horriblement sale et énergique criait:
—Excellence.
Fabrice eut beaucoup de peine à se délivrer de la cohue; cette scène rappela son imagination sur la terre. «Je n’ai que ce que je mérite, se dit-il, je me suis frotté à la canaille.»
Deux femmes le suivirent jusqu’à la porte de Saragosse par laquelle il sortait de la ville; Pépé les arrêta en les menaçant sérieusement de sa canne, et leur jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline de San Michele in Bosco, fit le tour d’une partie de la ville en dehors des murs, prit un sentier, arriva à cinq cents pas sur la route de Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au commis de la police un passeport où son signalement était noté d’une façon fort exacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi, étudiant en théologie. Fabrice y remarqua une petite tache d’encre rouge jetée, comme par hasard, au bas de la feuille vers l’angle droit. Deux heures plus tard il eut un espion à ses trousses, à cause du titre d’Excellence que son compagnon lui avait donné devant les pauvres de Saint-Pétrone, quoique son passeport ne portât aucun des titres qui donnent à un homme le droit de se faire appeler excellence par ses domestiques.
Fabrice vit l’espion, et s’en moqua fort; il ne songeait plus ni aux passeports ni à la police, et s’amusait de tout comme un enfant. Pépé, qui avait ordre de rester auprès de lui, le voyant fort content de Ludovic, aima mieux aller porter lui-même de si bonnes nouvelles à la duchesse. Fabrice écrivit deux très longues lettres aux personnes qui lui étaient chères; puis il eut l’idée d’en écrire une troisième au vénérable archevêque Landriani. Cette lettre produisit un effet merveilleux, elle contenait un récit fort exact du combat avec Giletti. Le bon archevêque, tout attendri, ne manqua pas d’aller lire cette lettre au prince, qui voulut bien l’écouter, assez curieux de voir comment ce jeune monsignore s’y prenait pour excuser un meurtre aussi épouvantable. Grâce aux nombreux amis de la marquise Raversi, le prince ainsi que toute la ville de Parme croyait que Fabrice s’était fait aider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais comédien qui avait l’insolence de lui disputer la petite Marietta. Dans les cours despotiques, le premier intrigant adroit dispose de la vérité, comme la mode en dispose à Paris.
—Mais, que diable! disait le prince à l’archevêque, on fait faire ces choses-là par un autre; mais les faire soi-même, ce n’est pas l’usage; et puis on ne tue pas un comédien tel que Giletti, on l’achète.
Fabrice ne se doutait en aucune façon de ce qui se passait à Parme. Dans le fait, il s’agissait de savoir si la mort de ce comédien, qui de son vivant gagnait trente-deux francs par mois, amènerait la chute du ministère ultra et de son chef le comte Mosca.
En apprenant la mort de Giletti, le prince, piqué des airs d’indépendance que se donnait la duchesse, avait ordonné au fiscal général Rassi de traiter tout ce procès comme s’il se fût agi d’un libéral. Fabrice, de son côté, croyait qu’un homme de son rang était au-dessus des lois; il ne calculait pas que dans les pays où les grands noms ne sont jamais punis, l’intrigue peut tout, même contre eux. Il parlait souvent à Ludovic de sa parfaite innocence qui serait bien vite proclamée; sa grande raison c’est qu’il n’était pas coupable. Sur quoi Ludovic lui dit un jour:
—Je ne conçois pas comment Votre Excellence, qui a tant d’esprit et d’instruction, prend la peine de dire de ces choses-là à moi qui suis son serviteur dévoué; Votre Excellence use de trop de précautions, ces choses-là sont bonnes à dire en public ou devant un tribunal.
«Cet homme me croit un assassin et ne m’en aime pas moins», se dit Fabrice, tombant de son haut.
Trois jours après le départ de Pépé, il fut bien étonné de recevoir une lettre énorme fermée avec une tresse de soie comme du temps de Louis XIV, et adressée à Son Excellence révérendissime Mgr Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocèse de Parme, chanoine, etc.
«Mais, est-ce que je suis encore tout cela?» se dit-il en riant. L’épître de l’archevêque Landriani était un chef-d’œuvre de logique et de clarté; elle n’avait pas moins de dix-neuf grandes pages, et racontait fort bien tout ce qui s’était passé à Parme à l’occasion de la mort de Giletti.
Une armée française commandée par le maréchal Ney et marchant sur la ville n’aurait pas produit plus d’effet, lui disait le bon archevêque; à l’exception de la duchesse et de moi, mon très cher fils, tout le monde croit que vous vous êtes donné le plaisir de tuer l’histrion Giletti. Ce malheur vous fût-il arrivé, ce sont de ces choses qu’on assoupit avec deux cents louis et une absence de six mois; mais la Raversi veut renverser le comte Mosca à l’aide de cet incident. Ce n’est point l’affreux péché du meurtre que le public blâme en vous, c’est uniquement la maladresse ou plutôt l’insolence de ne pas avoir daigné recourir à un bulo (sorte de fier-à-bras, subalterne).Je vous traduis ici en termes clairs les discours qui m’environnent, car depuis ce malheur à jamais déplorable, je me rends tous les jours dans trois maisons des plus considérables de la ville pour avoir l’occasion de vous justifier. Et jamais je n’ai cru faire un plus saint usage du peu d’éloquence que le Ciel a daigné m’accorder.
Les écailles tombaient des yeux de Fabrice, les nombreuses lettres de la duchesse, remplies de transports d’amitié, ne daignaient jamais raconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme à jamais, si bientôt il n’y rentrait triomphant.
«Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait celle de l’archevêque, tout ce qui est humainement possible. Quant à moi, tu as changé mon caractère avec cette belle équipée; je suis maintenant aussi avare que le banquier Tombone; j’ai renvoyé tous mes ouvriers, j’ai fait plus, j’ai dicté au comte l’inventaire de ma fortune, qui s’est trouvée bien moins considérable que je ne le pensais. Après la mort de l’excellent comte Pietranera, que, par parenthèse, tu aurais bien plutôt dû venger, au lieu de t’exposer contre un être de l’espèce de Giletti, je restai avec douze cents livres de rente et cinq mille francs de dette; je me souviens, entre autres choses, que j’avais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant de Paris, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je suis presque décidée à prendre les trois cent mille francs que me laisse le duc, et que je voulais employer en entier à lui élever un tombeau magnifique. Au reste, c’est la marquise Raversi qui est ta principale ennemie, c’est-à-dire la mienne; si tu t’ennuies seul à Bologne, tu n’as qu’à dire un mot, j’irai te joindre. Voici quatre nouvelles lettres de change, etc.»
La duchesse ne disait mot à Fabrice de l’opinion qu’on avait à Parme sur son affaire, elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas, la mort d’un être ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature à être reprochée sérieusement à del Dongo.
—Combien de Giletti nos ancêtres n’ont-ils pas envoyés dans l’autre monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en tête de leur en faire un reproche!
Fabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la première fois le véritable état des choses, se mit à étudier la lettre de l’archevêque. Par malheur l’archevêque lui-même le croyait plus au fait qu’il ne l’était réellement. Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le triomphe de la marquise Raversi, c’est qu’il était impossible de trouver des témoins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre qui le premier en avait apporté la nouvelle à Parme était à l’auberge du village Sanguigna lorsqu’il avait eu lieu; la petite Marietta et la vieille femme qui lui servait de mère avaient disparu, et la marquise avait acheté le veturino qui conduisait la voiture et qui faisait maintenant une déposition abominable.
Quoique la procédure soit environnée du plus profond mystère, écrivait le bon archevêque avec son style cicéronien, et dirigée par le fiscal général Rassi, dont la seule charité chrétienne peut m’empêcher de dire du mal, mais qui a fait sa fortune en s’acharnant après les malheureux accusés comme le chien de chasse après le lièvre; quoique le Rassi, dis-je, dont votre imagination ne saurait s’exagérer la turpitude et la vénalité, ait été chargé de la direction du procès par un prince irrité, j’ai pu lire les trois dépositions du veturino. Par un insigne bonheur, ce malheureux se contredit. Et j’ajouterai, parce que je parle à mon vicaire général, à celui qui, après moi, doit avoir la direction de ce diocèse, que j’ai mandé le curé de la paroisse qu’habite ce pécheur égaré. Je vous dirai, mon très cher fils, mais sous le secret de la confession, que ce curé connaît déjà, par la femme du veturino, le nombre d’écus qu’il a reçu de la marquise Raversi; je n’oserai dire que la marquise a exigé de lui de vous calomnier, mais le fait est probable. Les écus ont été remis par un malheureux prêtre qui remplit des fonctions peu relevées auprès de cette marquise, et auquel j’ai été obligé d’interdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous fatiguerai point du récit de plusieurs autres démarches que vous deviez attendre de moi, et qui d’ailleurs rentrent dans mon devoir. Un chanoine, votre collègue à la cathédrale, et qui d’ailleurs se souvient un peu trop quelquefois de l’influence que lui donnent les biens de sa famille dont, par la permission divine, il est resté le seul héritier, s’étant permis de dire chez M. le comte Zurla, ministre de l’Intérieur, qu’il regardait cette bagatelle comme prouvée contre vous (il parlait de l’assassinat du malheureux Giletti), je l’ai fait appeler devant moi, et là, en présence de mes trois autres vicaires généraux, de mon aumônier et de deux curés qui se trouvaient dans la salle d’attente, je l’ai prié de nous communiquer, à nous ses frères, les éléments de la conviction complète qu’il disait avoir acquise contre un de ses collègues à la cathédrale; le malheureux n’a pu articuler que des raisons peu concluantes; tout le monde s’est élevé contre lui, et quoique je n’aie cru devoir ajouter que bien peu de paroles, il a fondu en larmes et nous a rendus témoins du plein aveu de son erreur complète, sur quoi je lui ai promis le secret en mon nom et en celui de toutes les personnes qui avaient assisté à cette conférence, sous la condition toutefois qu’il mettrait tout son zèle à rectifier les fausses impressions qu’avaient pu causer les discours par lui proférés depuis quinze jours.
Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce que vous devez savoir depuis longtemps, c’est-à-dire que des trente-quatre paysans employés à la fouille entreprise par le comte Mosca et que la Raversi prétend soldés par vous pour vous aider dans un crime, trente-deux étaient au fond de leur fossé, tout occupés de leurs travaux, lorsque vous vous saisîtes du couteau de chasse et l’employâtes à défendre votre vie contre l’homme qui vous attaquait à l’improviste. Deux d’entre eux, qui étaient hors du fossé, crièrent aux autres: On assassine Monseigneur! Ce cri seul montre votre innocence dans tout son éclat. Eh bien! le fiscal général Rassi prétend que ces deux hommes ont disparu, bien plus, on a retrouvé huit des hommes qui étaient au fond du fossé; dans leur premier interrogatoire six ont déclaré avoir entendu le cri on assassine Monseigneur! Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinquième interrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq ont déclaré qu’ils ne se souvenaient pas bien s’ils avaient entendu directement ce cri ou si seulement il leur avait été raconté par quelqu’un de leurs camarades. Des ordres sont donnés pour que l’on me fasse connaître la demeure de ces ouvriers terrassiers, et leurs curés leur feront comprendre qu’ils se damnent si, pour gagner quelques écus, ils se laissent aller à altérer la vérité.
Le bon archevêque entrait dans des détails infinis, comme on peut en juger par ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se servant de la langue latine:
Cette affaire n’est rien moins qu’une tentative de changement de ministère. Si vous êtes condamné, ce ne peut être qu’aux galères ou à la mort, auquel cas j’interviendrais en déclarant, du haut de ma chaire archiépiscopale, que je sais que vous êtes innocent, que vous avez tout simplement défendu votre vie contre un brigand, et qu’enfin je vous ai défendu de revenir à Parme tant que vos ennemis y triompheront; je me propose même de stigmatiser, comme il le mérite, le fiscal général; la haine contre cet homme est aussi commune que l’estime pour son caractère est rare. Mais enfin la veille du jour où ce fiscal prononcera cet arrêt si injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut-être même les Etats de Parme: dans ce cas l’on ne fait aucun doute que le comte ne donne sa démission. Alors, très probablement, le général Fabio Conti arrive au ministère, et la marquise Raversi triomphe. Le grand mal de votre affaire, c’est qu’aucun homme entendu n’est chargé en chef des démarches nécessaires pour mettre au jour votre innocence et déjouer les tentatives faites pour suborner des témoins. Le comte croit remplir ce rôle; mais il est trop grand seigneur pour descendre à de certains détails; de plus, en sa qualité de ministre de la police, il a dû donner, dans le premier moment, les ordres les plus sévères contre vous. Enfin, oserai-je le dire? Notre souverain seigneur vous croit coupable, ou du moins simule cette croyance, et apporte quelque aigreur dans cette affaire.
(Les mots correspondant à notre souverain seigneur et à simule cette croyance étaient en grec, et Fabrice sut un gré infini à l’archevêque d’avoir osé les écrire. Il coupa avec un canif cette ligne de sa lettre, et la détruisit sur-le-champ.)
Fabrice s’interrompit vingt fois en lisant cette lettre; il était agité des transports de la plus vive reconnaissance: il répondit à l’instant par une lettre de huit pages. Souvent il fut obligé de relever la tête pour que ses larmes ne tombassent pas sur son papier. Le lendemain, au moment de cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. «Je vais l’écrire en latin, se dit-il, elle en paraîtra plus convenable au digne archevêque.» Mais en cherchant à construire de belles phrases latines bien longues, bien imitées de Cicéron, il se rappela qu’un jour l’archevêque, lui parlant de Napoléon, affectait de l’appeler Buonaparte; à l’instant disparut toute l’émotion qui la veille le touchait jusqu’aux larmes. «O roi d’Italie, s’écria-t-il, cette fidélité que tant d’autres t’ont jurée de ton vivant, je te la garderai après ta mort. Il m’aime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui le fils d’un bourgeois.» Pour que sa belle lettre en italien ne fût pas perdue, Fabrice y fit quelques changements nécessaires, et l’adressa au comte Mosca.
Ce jour-là même, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle devint rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans l’aborder. Elle gagna rapidement un portique désert; là, elle avança encore la dentelle noire qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la tête, de façon à ce qu’elle ne pût être reconnue; puis, se retournant vivement:
—Comment se fait-il, dit-elle à Fabrice, que vous marchiez ainsi librement dans la rue?
Fabrice lui raconta son histoire.
—Grand Dieu! vous avez été à Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherché! Vous saurez que je me suis brouillée avec la vieille femme parce qu’elle voulait me conduire à Venise, où je savais bien que vous n’iriez jamais, puisque vous êtes sur la liste noire de l’Autriche. J’ai vendu mon collier d’or pour venir à Bologne, un pressentiment m’annonçait le bonheur que j’ai de vous y rencontrer; la vieille femme est arrivée deux jours après moi. Ainsi, je ne vous engagerai point à venir chez nous, elle vous ferait encore de ces vilaines demandes d’argent qui me font tant de honte. Nous avons vécu fort convenablement depuis le jour fatal que vous savez, et nous n’avons pas dépensé le quart de ce que vous lui donnâtes. Je ne voudrais pas aller vous voir à l’auberge du Pelegrino, ce serait une publicité. Tâchez de louer une petite chambre dans une rue déserte, et à l’Ave Maria (la tombée de la nuit), je me trouverai ici, sous ce même portique.
Ces mots dits, elle prit la fuite.
CHAPITRE XIII
Toutes les idées sérieuses furent oubliées à l’apparition imprévue de cette aimable personne. Fabrice se mit à vivre à Bologne dans une joie et une sécurité profondes. Cette disposition naïve à se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie perçait dans les lettres qu’il adressait à la duchesse; ce fut au point qu’elle en prit de l’humeur. A peine si Fabrice le remarqua; seulement il écrivit en signes abrégés sur le cadran de sa montre: «Quand j’écris à la D. ne jamais dire quand j’étais prélat, quand j’étais homme d’église; cela la fâche.» Il avait acheté deux petits chevaux dont il était fort content: il les attelait à une calèche de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu’un de ces sites ravissants des environs de Bologne; presque tous les soirs il la conduisait à la Chute du Reno. Au retour, il s’arrêtait chez l’aimable Crescentini, qui se croyait un peu le père de la Marietta.
«Ma foi! si c’est là la vie de café qui me semblait si ridicule pour un homme de quelque valeur, j’ai eu tort de la repousser», se dit Fabrice. Il oubliait qu’il n’allait jamais au café que pour lire Le Constitutionnel, et que, parfaitement inconnu à tout le beau monde de Bologne, les jouissances de vanité n’entraient pour rien dans sa félicité présente. Quand il n’était pas avec la petite Marietta, on le voyait à l’Observatoire, où il suivait un cours d’astronomie; le professeur l’avait pris en grande amitié et Fabrice lui prêtait ses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la Montagnola.
Il avait en exécration de faire le malheur d’un être quelconque, si peu estimable qu’il fût. La Marietta ne voulait pas absolument qu’il vît la vieille femme; mais un jour qu’elle était à l’église, il monta chez la mammacia qui rougit de colère en le voyant entrer. «C’est le cas de faire le del Dongo», se dit Fabrice.
—Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée? s’écria-t-il de l’air dont un jeune homme qui se respecte entre à Paris au balcon des Bouffes.
—Cinquante écus.
—Vous mentez comme toujours; dites la vérité, ou par Dieu vous n’aurez pas un centime.
—Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans notre compagnie à Parme, quand nous avons eu le malheur de vous connaître; moi je gagnais douze écus, et nous donnions à Giletti, notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois à peu près, Giletti faisait un cadeau à la Marietta; ce cadeau pouvait bien valoir deux écus.
—Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais si vous êtes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si j’étais un impresario; tous les mois vous recevrez douze écus pour vous et vingt-deux pour elle; mais si je lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute.
—Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle générosité nous ruine, répondit la vieille femme d’un ton furieux; nous perdons l’avviamento (l’achalandage). Quand nous aurons l’énorme malheur d’être privées de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d’aucune troupe, toutes seront au grand complet; nous ne trouverons pas d’engagement, et par vous, nous mourrons de faim.
—Va-t’en au diable, dit Fabrice en s’en allant.
—Je n’irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau de la police, qui saura de moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le froc aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi.
Fabrice avait déjà descendu quelques marches de l’escalier, il revint.
—D’abord la police sait mieux que toi quel peut être mon vrai nom; mais si tu t’avises de me dénoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d’un grand sérieux, Ludovic te parlera, et ce n’est pas six coups de couteau que recevra ta vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois à l’hôpital, et sans tabac.
La vieille femme pâlit et se précipita sur la main de Fabrice, qu’elle voulut baiser:
—J’accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la Marietta et à moi. Vous avez l’air si bon, que je vous prenais pour un niais; et pensez-y bien, d’autres que moi pourront commettre la même erreur; je vous conseille d’avoir habituellement l’air plus grand seigneur.
Puis elle ajouta avec une impudence admirable:
—Vous réfléchirez à ce bon conseil, et comme l’hiver n’est pas bien éloigné, vous nous ferez cadeau à la Marietta et à moi de deux bons habits de cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place Saint-Pétrone.
L’amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de l’amitié la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu’il aurait pu trouver auprès de la duchesse.
«Mais n’est-ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelquefois, que je ne sois pas susceptible de cette préoccupation exclusive et passionnée qu’ils appellent de l’amour? Parmi les liaisons que le hasard m’a données à Novare ou à Naples, ai-je jamais rencontré de femme dont la présence, même dans les premiers jours, fût pour moi préférable à une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce qu’on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J’aime sans doute, comme j’ai bon appétit à six heures! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l’amour d’Othello, l’amour de Tancrède? ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que les autres hommes? Mon âme manquerait d’une passion, pourquoi cela? ce serait une singulière destinée!»
A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontré des femmes qui, fières de leur rang, de leur beauté et de la position qu’occupaient dans le monde les adorateurs qu’elles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la façon la plus scandaleuse et la plus rapide. «Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute très vif, d’être bien avec cette jolie femme qu’on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un jour la poule aux œufs d’or. C’est à la duchesse que je dois le seul bonheur que j’aie jamais éprouvé par les sentiments tendres; mon amitié pour elle est ma vie, et d’ailleurs, sans elle que suis-je? un pauvre exilé réduit à vivoter péniblement dans un château délabré des environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d’automne j’étais obligé, le soir, crainte d’accident, d’ajuster un parapluie sur le ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l’homme d’affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il commençait à trouver mon séjour un peu long; mon père m’avait assigné une pension de douze cents francs, et se croyait damné de donner du pain à un jacobin. Ma pauvre mère et mes sœurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en état de faire quelques petits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon d’être généreux me perçait le cœur. Et, de plus, on commençait à soupçonner ma misère, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque fat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins, car, aux yeux de ces gens-là, je n’étais pas autre chose. J’aurais donné ou reçu quelque bon coup d’épée qui m’eût conduit à la forteresse de Fenestrelles, ou bien j’eusse de nouveau été me réfugier en Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J’ai le bonheur de devoir à la duchesse l’absence de tous ces maux; de plus, c’est elle qui sent pour moi les transports d’amitié que je devrais éprouver pour elle.
«Au lieu de cette vie ridicule et piètre qui eût fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j’ai une excellente voiture, ce qui m’a empêché de connaître l’envie et tous les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d’argent chez le banquier. Veux-je gâter à jamais cette admirable position? Veux-je perdre l’unique amie que j’aie au monde? Il suffit de proférer un mensonge, il suffit de dire à une femme charmante et peut-être unique au monde, et pour laquelle j’ai l’amitié la plus passionnée: Je t’aime, moi qui ne sais pas ce que c’est qu’aimer d’amour. Elle passerait la journée à me faire un crime de l’absence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon cœur et qui prend une caresse pour un transport de l’âme, me croit fou d’amour, et s’estime la plus heureuse des femmes.
«Dans le fait je n’ai connu un peu cette préoccupation tendre qu’on appelle, je crois, l’amour, que pour cette jeune Aniken de l’auberge de Zonders, près de la frontière de Belgique.»
C’est avec regret que nous allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une misérable pique de vanité s’empara de ce cœur rebelle à l’amour, et le conduisit fort loin. En même temps que lui se trouvait à Bologne la fameuse Fausta F***, sans contredit l’une des premières chanteuses de notre époque, et peut-être la femme la plus capricieuse que l’on ait jamais vue. L’excellent poète Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours.
Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n’être contente que dans l’inconstance, mépriser ce que le monde adore, tandis que le monde l’adore, la Fausta a ces défauts et bien d’autres encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l’entendre, tu t’oublies toi-même, et l’amour fait de toi, en un moment, ce que Circé fit jadis des compagnons d’Ulysse.
Pour le moment ce miracle de beauté était sous le charme des énormes favoris et de la haute insolence du jeune comte M***, au point de n’être pas révoltée de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut choqué de l’air de supériorité avec lequel il occupait le pavé, et daignait montrer ses grâces au public. Ce jeune homme était fort riche, se croyait tout permis, et comme ses prepotenze lui avaient attiré des menaces, il ne se montrait guère qu’environné de huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), revêtus de sa livrée, et qu’il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontré une ou deux fois ceux de ce terrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut étonné de l’angélique douceur de cette voix: il ne se figurait rien de pareil; il lui dut des sensations de bonheur suprême, qui faisaient un beau contraste avec la placidité de sa vie présente. «Serait-ce enfin là de l’amour?» se dit-il. Fort curieux d’éprouver ce sentiment, et d’ailleurs amusé par l’action de braver ce comte M***, dont la mine était plus terrible que celle d’aucun tambour-major, notre héros se livra à l’enfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte M*** avait loué pour la Fausta.
Un jour, vers la tombée de la nuit, Fabrice, cherchant à se faire apercevoir de la Fausta, fut salué par des éclats de rire fort marqués lancés par les buli du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cachée derrière ses persiennes, attendait ce retour, et lui en tint compte. M***, jaloux de toute la terre, devint spécialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s’emporta en propos ridicules; sur quoi tous les matins notre héros lui faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces mots:
M. Joseph Bossi détruit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino, via Larga, nº 79.
Le comte M***, accoutumé aux respects que lui assuraient en tous lieux son énorme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet.
Fabrice en écrivait d’autres à la Fausta; M*** mit des espions autour de ce rival, qui peut-être ne déplaisait pas; d’abord il apprit son véritable nom, et ensuite que pour le moment il ne pouvait se montrer à Parme. Peu de jours après, le comte M***, ses buli, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour Parme.
Fabrice, piqué au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon Ludovic fit des remontrances pathétiques; Fabrice l’envoya promener, et Ludovic, fort brave lui-même, l’admira; d’ailleurs ce voyage le rapprochait de la jolie maîtresse qu’il avait à Casal-Maggiore. Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des régiments de Napoléon entrèrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques. «Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie de suivre la Fausta, que je n’aie aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni avec la duchesse, je n’expose que moi. Je dirai plus tard à ma tante que j’allais à la recherche de l’amour, cette belle chose que je n’ai jamais rencontrée. Le fait est que je pense à la Fausta, même quand je ne la vois pas... Mais est-ce le souvenir de sa voix que j’aime, ou sa personne?» Ne songeant plus à la carrière ecclésiastique, Fabrice avait arboré des moustaches et des favoris presque aussi terribles que ceux du comte M***, ce qui le déguisait un peu. Il établit son quartier général non à Parme, c’eût été trop imprudent, mais dans un village des environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca où était le château de sa tante. D’après les conseils de Ludovic, il s’annonça dans ce village comme le valet de chambre d’un grand seigneur anglais fort original qui dépensait cent mille francs par an pour se donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de Côme, où il était retenu par la pêche des truites. Par bonheur, le joli petit palais que le comte M*** avait loué pour la belle Fausta était situé à l’extrémité méridionale de la ville de Parme, précisément sur la route de Sacca, et les fenêtres de la Fausta donnaient sur les belles allées de grands arbres qui s’étendent sous la haute tour de la citadelle. Fabrice n’était point connu dans ce quartier désert; il ne manqua pas de faire suivre le comte M***, et, un jour que celui-ci venait de sortir de chez l’admirable cantatrice, il eut l’audace de paraître dans la rue en plein jour; à la vérité, il était monté sur un excellent cheval, et bien armé. Des musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les fenêtres de la Fausta: après avoir préludé, ils chantèrent assez bien une cantate en son honneur. La Fausta se mit à la fenêtre, et remarqua facilement un jeune homme fort poli qui, arrêté à cheval au milieu de la rue, la salua d’abord, puis se mit à lui adresser des regards fort peu équivoques. Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice, elle eut bientôt reconnu l’auteur des lettres passionnées qui avaient amené son départ de Bologne. «Voilà un être singulier, se dit-elle, il me semble que je vais l’aimer. J’ai cent louis devant moi, je puis fort bien planter là ce terrible comte M***. Au fait, il manque d’esprit et d’imprévu, et n’est un peu amusant que par la mine atroce de ses gens.»
Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette même église de Saint-Jean où se trouvait le tombeau de son grand-oncle, l’archevêque Ascanio del Dongo, il osa l’y suivre. A la vérité, Ludovic lui avait procuré une belle perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur de ces cheveux, qui était celle des flammes qui brûlaient son cœur, il fit un sonnet que la Fausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice trouvait que, malgré ses démarches de tout genre, il ne faisait pas de progrès réels; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de singularité; elle a dit depuis qu’elle avait peur de lui. Fabrice n’était plus retenu que par un reste d’espoir d’arriver à sentir ce qu’on appelle de l’amour, mais souvent il s’ennuyait.
—Monsieur, allons-nous-en, lui répétait Ludovic, vous n’êtes point amoureux; je vous vois un sang-froid et un bon sens désespérants. D’ailleurs vous n’avancez point; par pure vergogne, décampons.
Fabrice allait partir au premier moment d’humeur, lorsqu’il apprit que la Fausta devait chanter chez la duchesse Sanseverina. «Peut-être que cette voix sublime achèvera d’enflammer mon cœur», se dit-il; et il osa bien s’introduire déguisé dans ce palais où tous les yeux le connaissaient. Qu’on juge de l’émotion de la duchesse, lorsque tout à fait vers la fin du concert elle remarqua un homme en livrée de chasseur, debout près de la porte du grand salon; cette tournure rappelait quelqu’un. Elle chercha le comte Mosca qui seulement alors lui apprit l’insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait très bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort; le comte, parfaitement galant homme hors de la politique, agissait d’après cette maxime qu’il ne pouvait trouver le bonheur qu’autant que la duchesse serait heureuse.
—Je le sauverai de lui-même, dit-il à son amie; jugez de la joie de nos ennemis si on l’arrêtait dans ce palais! Aussi ai-je ici plus de cent hommes à moi, et c’est pour cela que je vous ai fait demander les clefs du grand château d’eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et jusqu’ici ne peut l’enlever au comte M*** qui donne à cette folle une existence de reine.
La physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur: Fabrice n’était donc qu’un libertin tout à fait incapable d’un sentiment tendre et sérieux.
—Et ne pas nous voir! c’est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner! dit-elle enfin; et moi qui lui écris tous les jours à Bologne!
—J’estime fort sa retenue, répliqua le comte, il ne veut pas nous compromettre par son équipée, et il sera plaisant de la lui entendre raconter.
La Fausta était trop folle pour savoir taire ce qui l’occupait: le lendemain du concert, dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce grand jeune homme habillé en chasseur, elle parla au comte M*** d’un attentif inconnu.
—Où le voyez-vous? dit le comte furieux.
—Dans les rues, à l’église, répondit la Fausta interdite. Aussitôt elle voulut réparer son imprudence ou du moins éloigner tout ce qui pouvait rappeler Fabrice: elle se jeta dans une description infinie d’un grand jeune homme à cheveux rouges, il avait des yeux bleus; sans doute c’était quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque prince. A ce mot, le comte M***, qui ne brillait pas par la justesse des aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa vanité, que ce rival n’était autre que le prince héréditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme mélancolique, gardé par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs, précepteurs, etc., qui ne le laissaient sortir qu’après avoir tenu conseil, lançait d’étranges regards sur toutes les femmes passables qu’il lui était permis d’approcher. Au concert de la duchesse, son rang l’avait placé en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolé, à trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement choqué le comte M***. Cette folie d’exquise vanité: avoir un prince pour rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer par cent détails naïvement donnés.
—Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des Farnèse à laquelle appartient ce jeune homme?
—Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je n’ai point de bâtardise dans ma famille 6.
Le hasard voulut que jamais le comte M*** ne dût voir à son aise ce rival prétendu; ce qui le confirma dans l’idée flatteuse d’avoir un prince pour antagoniste. En effet, quand les intérêts de son entreprise n’appelaient point Fabrice à Parme, il se tenait dans les bois vers Sacca et les bords du Pô. Le comte M*** était bien plus fier, mais aussi plus prudent depuis qu’il se croyait en passe de disputer le cœur de la Fausta à un prince; il la pria fort sérieusement de mettre la plus grande retenue dans toutes ses démarches. Après s’être jeté à ses genoux en amant jaloux et passionné, il lui déclara fort net que son honneur était intéressé à ce qu’elle ne fût pas la dupe du jeune prince.
—Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l’aimais; moi, je n’ai jamais vu de prince à mes pieds.
—Si vous cédez, reprit-il avec un regard hautain, peut-être ne pourrai-je pas me venger du prince; mais certes, je me vengerai; et il sortit en fermant les portes à tour de bras. Si Fabrice se fût présenté en ce moment, il gagnait son procès.
—Si vous tenez à la vie, lui dit-il le soir, en prenant congé d’elle après le spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a pénétré dans votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu! mais ne me faites pas souvenir que je puis tout sur vous!
—Ah! mon petit Fabrice, s’écria la Fausta; si je savais où te prendre!
La vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dès le berceau toujours environné de flatteurs. La passion très véritable que le comte M*** avait eue pour la Fausta se réveilla avec fureur: il ne fut point arrêté par la perspective dangereuse de lutter avec le fils unique du souverain chez lequel il se trouvait; de même qu’il n’eut point l’esprit de chercher à voir ce prince, ou du moins à le faire suivre. Ne pouvant autrement l’attaquer, M*** osa songer à lui donner un ridicule. «Je serai banni pour toujours des Etats de Parme, se dit-il, eh! que m’importe?» S’il eût cherché à reconnaître la position de l’ennemi, le comte M*** eût appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais sans être suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de l’étiquette, et que le seul plaisir de son choix qu’on lui permît au monde, était la minéralogie. De jour comme de nuit, le petit palais occupé par la Fausta et où la bonne compagnie de Parme faisait foule, était environné d’observateurs; M*** savait heure par heure ce qu’elle faisait et surtout ce qu’on faisait autour d’elle. L’on peut louer ceci dans les précautions de ce jaloux, cette femme si capricieuse n’eut d’abord aucune idée de ce redoublement de surveillance. Les rapports de tous ses agents disaient au comte M*** qu’un homme fort jeune, portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort souvent sous les fenêtres de la Fausta, mais toujours avec un déguisement nouveau. «Evidemment, c’est le jeune prince, se dit M***, autrement pourquoi se déguiser? et parbleu! un homme comme moi n’est pas fait pour lui céder. Sans les usurpations de la république de Venise, je serais prince souverain, moi aussi.»
Le jour de San Stefano, les rapports des espions prirent une couleur plus sombre; ils semblaient indiquer que la Fausta commençait à répondre aux empressements de l’inconnu. «Je puis partir à l’instant avec cette femme, se dit M***! Mais quoi! à Bologne, j’ai fui devant del Dongo; ici je fuirais devant un prince! Mais que dirait ce jeune homme? Il pourrait penser qu’il a réussi à me faire peur! Et pardieu! je suis d’aussi bonne maison que lui.» M*** était furieux, mais, pour comble de misère, tenait avant tout à ne point se donner, aux yeux de la Fausta qu’il savait moqueuse, le ridicule d’être jaloux. Le jour de San Stefano donc, après avoir passé une heure avec elle, et en avoir été accueilli avec un empressement qui lui sembla le comble de la fausseté, il la laissa sur les onze heures, s’habillant pour aller entendre la messe à l’église de Saint-Jean. Le comte M*** revint chez lui, prit l’habit noir râpé d’un jeune élève en théologie, et courut à Saint-Jean; il choisit sa place derrière un des tombeaux que ornent la troisième chapelle à droite; il voyait tout ce qui se passait dans l’église par-dessous le bras d’un cardinal que l’on a représenté à genoux sur sa tombe; cette statue ôtait la lumière au fond de la chapelle et le cachait suffisamment. Bientôt il vit arriver la Fausta plus belle que jamais; elle était en grande toilette, et vingt adorateurs appartenant à la plus haute société lui faisaient cortège. Le sourire et la joie éclataient dans ses yeux et sur ses lèvres. «Il est évident, se dit le malheureux jaloux, qu’elle compte rencontrer ici l’homme qu’elle aime, et que depuis longtemps peut-être, grâce à moi, elle n’a pu voir.» Tout à coup, le bonheur le plus vif sembla redoubler dans les yeux de la Fausta. «Mon rival est présent», se dit M***, et sa fureur de vanité n’eut plus de bornes. «Quelle figure est-ce que je fais ici, servant de pendant à un jeune prince qui se déguise?» Mais quelques efforts qu’il pût faire, jamais il ne parvint à découvrir ce rival que ses regards affamés cherchaient de toutes parts.
A chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les parties de l’église, finissait par arrêter des regards chargés d’amour et de bonheur, sur le coin obscur où M*** s’était caché. Dans un cœur passionné, l’amour est sujet à exagérer les nuances les plus légères, il en tire les conséquences les plus ridicules, le pauvre M*** ne finit-il pas par se persuader que la Fausta l’avait vu, que malgré ses efforts, s’étant aperçue de ma mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher et en même temps l’en consoler par ces regards si tendres.
Le tombeau du cardinal, derrière lequel M*** s’était placé en observation, était élevé de quatre ou cinq pieds sur le pavé de marbre de Saint-Jean. La messe à la mode finie vers les une heure, la plupart des fidèles s’en allèrent, et la Fausta congédia les beaux de la villes sous un prétexte de dévotion; restée agenouillée sur sa chaise, ses yeux, devenus plus tendres et plus brillants, étaient fixés sur M***; depuis qu’il n’y avait plus que peu de personnes dans l’église, ses regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout entière, avant de s’arrêter avec bonheur sur la statue du cardinal. Que de délicatesse, se disait le comte M*** se croyant regardé! Enfin la Fausta se leva et sortit brusquement, après avoir fait, avec les mains, quelques mouvements singuliers.
M***, ivre d’amour et presque tout à fait désabusé de sa folle jalousie, quittait sa place pour voler au palais de sa maîtresse et la remercier mille et mille fois, lorsqu’en passant devant le tombeau du cardinal il aperçut un jeune homme tout en noir; cet être funeste s’était tenu jusque-là agenouillé tout contre l’épitaphe du tombeau, et de façon à ce que les regards de l’amant jaloux qui le cherchaient dussent passer par-dessus sa tête et ne point le voir.
Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut à l’instant même environné par sept à huit personnages assez gauches, d’un aspect singulier et qui semblaient lui appartenir. M*** se précipita sur ses pas, mais, sans qu’il y eût rien de trop marqué, il fut arrêté dans le défilé que forme le tambour de bois de la porte d’entrée, par ces hommes gauches qui protégeaient son rival; enfin, lorsque après eux il arriva à la rue, il ne put que voir fermer la portière d’une voiture de chétive apparence, laquelle, par un contraste bizarre, était attelée de deux excellents chevaux, et en un moment fut hors de sa vue.
Il rentra chez lui haletant de fureur; bientôt arrivèrent ses observateurs, qui lui rapportèrent froidement que ce jour-là, l’amant mystérieux, déguisé en prêtre, s’était agenouillé fort dévotement, tout contre un tombeau placé à l’entrée d’une chapelle obscure de l’église de Saint-Jean. La Fausta était restée dans l’église jusqu’à ce qu’elle fût à peu près déserte, et alors elle avait échangé rapidement certains signes avec cet inconnu; avec les mains, elle faisait comme des croix. M*** courut chez l’infidèle; pour la première fois elle ne put cacher son trouble; elle raconta avec la naïveté menteuse d’une femme passionnée, que comme de coutume elle était allée à Saint-Jean, mais qu’elle n’y avait pas aperçu cet homme qui la persécutait. A ces mots, M***, hors de lui, la traita comme la dernière des créatures, lui dit tout ce qu’il avait vu lui-même, et la hardiesse des mensonges croissant avec la vivacité des accusations, il prit son poignard et se précipita sur elle. D’un grand sang-froid la Fausta lui dit:
—Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure vérité, mais j’ai essayé de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des projets de vengeance insensés et qui peuvent nous perdre tous les deux; car, sachez-le une bonne fois, suivant mes conjectures, l’homme qui me persécute de ses soins est fait pour ne pas trouver d’obstacles à ses volontés, du moins en ce pays.
Après avoir rappelé fort adroitement qu’après tout M*** n’avait aucun droit sur elle, la Fausta finit par dire que probablement elle n’irait plus à l’église de Saint-Jean. M*** était éperdument amoureux, un peu de coquetterie avait pu se joindre à la prudence dans le cœur de cette jeune femme, il se sentit désarmer. Il eut l’idée de quitter Parme; le jeune prince, si puissant qu’il fût, ne pourrait le suivre, ou s’il le suivait ne serait plus que son égal. Mais l’orgueil représenta de nouveau que ce départ aurait toujours l’air d’une fuite, et le comte M*** se défendit d’y songer.
«Il ne se doute pas de la présence de mon petit Fabrice, se dit la cantatrice ravie, et maintenant nous pourrons nous moquer de lui d’une façon précieuse!»
Fabrice ne devina point son bonheur, trouvant le lendemain les fenêtres de la cantatrice soigneusement fermées, et ne la voyant nulle part, la plaisanterie commença à lui sembler longue. Il avait des remords. «Dans quelle situation est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre de la police! on le croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour casser le cou à sa fortune! Mais si j’abandonne un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais d’amour?»
Un soir que prêt à quitter la partie il se faisait ainsi la morale en rôdant sous les grands arbres qui séparent le palais de la Fausta de la citadelle, il remarqua qu’il était suivi par un espion de fort petite taille; ce fut en vain que pour s’en débarrasser il alla passer par plusieurs rues, toujours cet être microscopique semblait attaché à ses pas. Impatienté, il courut dans une rue solitaire située le long de la Parma, et où ses gens étaient en embuscade; sur un signe qu’il fit ils sautèrent sur le pauvre petit espion qui se précipita à leurs genoux: c’était la Bettina, femme de chambre de la Fausta; après trois jours d’ennui et de réclusion, déguisée en homme pour échapper au poignard du comte M***, dont sa maîtresse et elle avaient grand-peur, elle avait entrepris de venir dire à Fabrice qu’on l’aimait à la passion et qu’on brûlait de le voir; mais on ne pouvait plus paraître à l’église de Saint-Jean. «Il était temps, se dit Fabrice, vive l’insistance!»
La petite femme de chambre était fort jolie, ce qui enleva Fabrice à ses rêveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues où il avait passé ce soir-là étaient soigneusement gardées, sans qu’il y parût, par des espions de M***. Ils avaient loué des chambres au rez-de-chaussée ou au premier étage, cachés derrière les persiennes et gardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passait dans la rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce qu’on y disait.
—Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j’étais poignardée sans rémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma pauvre maîtresse avec moi.
Cette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice.
—Le comte M***, continua-t-elle, est furieux, et Madame sait qu’il est capable de tout... Elle m’a chargée de vous dire qu’elle voudrait être à cent lieues d’ici avec vous!
Alors elle raconta la scène du jour de la Saint-Etienne, et la fureur de M***, qui n’avait perdu aucun des regards et des signes d’amour que la Fausta, ce jour-là folle de Fabrice, lui avait adressés. Le comte avait tiré son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa présence d’esprit, elle était perdue.
Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu’il avait près de là. Il lui raconta qu’il était de Turin, fils d’un grand personnage qui pour le moment se trouvait à Parme, ce qui l’obligeait à garder beaucoup de ménagements. La Bettina lui répondit en riant qu’il était bien plus grand seigneur qu’il ne voulait paraître. Notre héros eut besoin d’un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince héréditaire lui-même. La Fausta commençait à avoir peur et à aimer Fabrice; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom à sa femme de chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer à la jolie fille qu’elle avait deviné juste:
—Mais si mon nom est ébruité, ajouta-t-il, malgré la grande passion dont j’ai donné tant de preuves à ta maîtresse, je serai obligé de cesser de la voir, et aussitôt les ministres de mon père, ces méchants drôles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer l’ordre de vider le pays, que jusqu’ici elle a embelli de sa présence.
Vers le matin, Fabrice combina avec la petite camériste plusieurs projets de rendez-vous pour arriver à la Fausta; il fit appeler Ludovic et un autre de ses gens fort adroit, qui s’entendirent avec la Bettina, pendant qu’il écrivait à la Fausta la lettre la plus extravagante; la situation comportait toutes les exagérations de la tragédie et Fabrice ne s’en fit pas faute. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’il se sépara de la petite camériste, fort contente des façons du jeune prince.
Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était d’accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du petit palais que lorsqu’on pourrait l’y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina, et se croyant près du dénouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village à deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint à cheval, et bien accompagné, chanter sous les fenêtres de la Fausta un air alors à la mode et dont il changeait les paroles. «N’est-ce pas ainsi qu’en agissent messieurs les amants?» se disait-il.
Depuis que la Fausta avait témoigné le désir d’un rendez-vous, toute cette chasse semblait bien longue à Fabrice. «Non, je n’aime point, se disait-il en chantant assez mal sous les fenêtres du petit palais; la Bettina me semble cent fois préférable à la Fausta, et c’est par elle que je voudrais être reçu en ce moment.» Fabrice, s’ennuyant assez, retournait à son village, lorsque à cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jetèrent sur lui, quatre d’entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s’emparèrent de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis mais purent se sauver; ils tirèrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l’affaire d’un instant: cinquante flambeaux allumés parurent dans la rue en un clin d’œil et comme par enchantement. Tous ces hommes étaient bien armés. Fabrice avait sauté à bas de son cheval, malgré les gens qui le retenaient; il chercha à se faire jour; il blessa même un des hommes qui lui serrait les bras avec des mains semblables à des étaux; mais il fut bien étonné d’entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux:
—Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lèse-majesté, en tirant l’épée contre mon prince.
«Voici justement le châtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damné pour un péché qui ne me semblait point aimable.»
A peine la petite tentative de combat fut-elle terminée, que plusieurs laquais en grande livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et peinte d’une façon bizarre: c’était une de ces chaises grotesques dont les masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard à la main, prièrent Son Altesse d’y entrer, lui disant que l’air frais de la nuit pourrait nuire à sa voix; on affectait les formes les plus respectueuses, le nom de prince était répété à chaque instant, et presque en criant. Le cortège commença à défiler. Fabrice compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allumées. Il pouvait être une heure du matin, tout le monde s’était mis aux fenêtres, la chose se passait avec une certaine gravité. «Je craignais des coups de poignard de la part du comte M***, se dit Fabrice; il se contente de se moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de goût. Mais pense-t-il réellement avoir affaire au prince? s’il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups de dague!»
Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés, après s’être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés aux deux côtés de la chaise à porteurs demandaient de temps à autre à Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur donner. Fabrice ne perdit point la tête: à l’aide de la clarté que répandaient les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortège autant que possible. Fabrice se disait: Ludovic n’a que huit ou dix hommes et n’ose attaquer. De l’intérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargés de la mauvaise plaisanterie étaient armés jusqu’aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargés de le soigner. Après plus de deux heures de marche triomphale, il vit que l’on allait passer à l’extrémité de la rue où était situé le palais Sanseverina.
Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidité la porte de la chaise pratiquée sur le devant, saute par-dessus l’un des bâtons, renverse d’un coup de poignard l’un des estafiers qui lui portait sa torche au visage; il reçoit un coup de dague dans l’épaule, un second estafier lui brûle la barbe avec sa torche allumée, et enfin Fabrice arrive à Ludovic auquel il crie:
—Tue! tue tout ce qui porte des torches!
Ludovic donne des coups d’épée et le délivre de deux hommes qui s’attachaient à le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu’à la porte du palais Sanseverina; par curiosité, le portier avait ouvert la petite porte haute de trois pieds pratiquée dans la grande, et regardait tout ébahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d’un saut et ferme derrière lui cette porte en miniature; il court au jardin et s’échappe par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure après, il était hors de la ville, au jour il passait la frontière des Etats de Modène et se trouvait en sûreté. Le soir il entra dans Bologne. «Voici une belle expédition, se dit-il; je n’ai pas même pu parler à ma belle.» Il se hâta d’écrire des lettres d’excuses au comte et à la duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans son cœur, ne pouvaient rien apprendre à un ennemi. «J’étais amoureux de l’amour, disait-il à la duchesse; j’ai fait tout au monde pour le connaître, mais il paraît que la nature m’a refusé un cœur pour aimer et être mélancolique; je ne puis m’élever plus haut que le vulgaire plaisir, etc.»
On ne saurait donner l’idée du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le mystère excitait la curiosité: une infinité de gens avaient vu les flambeaux et la chaise à porteurs. Mais quel était cet homme enlevé et envers lequel on affectait toutes les formes du respect? Le lendemain aucun personnage connu ne manqua dans la ville.
Le petit peuple qui habitait la rue d’où le prisonnier s’était échappé disait bien avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants osèrent sortir de leurs maisons, ils ne trouvèrent d’autres traces du combat que beaucoup de sang répandu sur le pavé. Plus de vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journée. Les villes d’Italie sont accoutumées à des spectacles singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette occurrence, ce fut que même un mois après, quand on cessa de parler uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grâce à la prudence du comte Mosca, n’avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu enlever la Fausta au comte M***. Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la fuite dès le commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut mise à la citadelle. La duchesse rit beaucoup d’une petite injustice que le comte dut se permettre pour arrêter tout à fait la curiosité du prince, qui autrement eût pu arriver jusqu’au nom de Fabrice.
On voyait à Parme un savant homme arrivé du nord pour écrire une histoire du Moyen Age; il cherchait des manuscrits dans les bibliothèques, et le comte lui avait donné toutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montrait irascible; il croyait, par exemple, que tout le monde à Parme cherchait à se moquer de lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient quelquefois à cause d’une immense chevelure rouge clair étalée avec orgueil. Ce savant croyait qu’à l’auberge on lui demandait des prix exagérés de toutes choses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le prix dans le voyage d’une Mme Starke qui est arrivé à une vingtième édition, parce qu’il indique à l’Anglais prudent le prix d’un dindon, d’une pomme, d’un verre de lait, etc.
Le savant à la crinière rouge, le soir même du jour où Fabrice fit cette promenade forcée, devint furieux à son auberge, et sortit de sa poche de petits pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous d’une pêche médiocre. On l’arrêta, car porter de petits pistolets est un grand crime!
Comme ce savant irascible était long et maigre, le comte eut l’idée, le lendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le téméraire qui, ayant prétendu enlever la Fausta au comte M***, avait été mystifié. Le port des pistolets de poche est puni de trois ans de galère à Parme; mais cette peine n’est jamais appliquée. Après quinze jours de prison, pendant lesquels le savant n’avait vu qu’un avocat qui lui avait fait une peur horrible des lois atroces dirigées par la pusillanimité des gens au pouvoir contre les porteurs d’armes cachées, un autre avocat visita la prison et lui raconta la promenade infligée par le comte M*** à un rival qui était resté inconnu.
—La police ne veut pas avouer au prince qu’elle n’a pu savoir quel est ce rival: Avouez que vous vouliez plaire à la Fausta, que cinquante brigands vous ont enlevé comme vous chantiez sous sa fenêtre, que pendant une heure on vous a promené en chaise à porteurs sans vous adresser autre chose que des honnêtetés. Cet aveu n’a rien d’humiliant, on ne vous demande qu’un mot. Aussitôt après qu’en le prononçant vous aurez tiré la police d’embarras, elle vous embarque sur une chaise de poste et vous conduit à la frontière où l’on vous souhaite le bonsoir.
Le savant résista pendant un mois; deux ou trois fois le prince fut sur le point de le faire amener au ministère de l’Intérieur, et de se trouver présent à l’interrogatoire. Mais enfin il n’y songeait plus quand l’historien, ennuyé, se détermina à tout avouer et fut conduit à la frontière. Le prince resta convaincu que le rival du comte M*** avait une forêt de cheveux rouges.
Trois jours après la promenade, comme Fabrice qui se cachait à Bologne organisait avec le fidèle Ludovic les moyens de trouver le comte M***, il apprit que, lui aussi, se cachait dans un village de la montagne sur la route de Florence. Le comte n’avait que trois de ses buli avec lui; le lendemain, au moment où il rentrait de la promenade, il fut enlevé par huit hommes masqués qui se donnèrent à lui pour des sbires de Parme. On le conduisit, après lui avoir bandé les yeux, dans une auberge deux lieues plus avant dans la montagne, où il trouva tous les égards possibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins d’Italie et d’Espagne.
—Suis-je donc prisonnier d’Etat? dit le comte.
—Pas le moins du monde! lui répondit fort poliment Ludovic masqué. Vous avez offensé un simple particulier, en vous chargeant de le faire promener en chaise à porteurs; demain matin, il veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez, vous trouverez deux bons chevaux, de l’argent et des relais préparés sur la route de Gênes.
—Quel est le nom du fier-à-bras? dit le comte irrité.
—Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons témoins, bien loyaux, mais il faut que l’un des deux meure!
—C’est donc un assassinat! dit le comte M***, effrayé.
—A Dieu ne plaise! c’est tout simplement un duel à mort avec le jeune homme que vous avez promené dans les rues de Parme au milieu de la nuit, et qui resterait déshonoré si vous restiez en vie. L’un de vous deux est de trop sur la terre, ainsi tâchez de le tuer; vous aurez des épées, des pistolets, des sabres, toutes les armes qu’on a pu se procurer en quelques heures, car il a fallu se presser; la police de Bologne est fort diligente, comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas qu’elle empêche ce duel nécessaire à l’honneur du jeune homme dont vous vous êtes moqué.
—Mais si ce jeune homme est un prince...
—C’est un simple particulier comme vous, et même beaucoup moins riche que vous, mais il veut se battre à mort, et il vous forcera à vous battre, je vous en avertis.
—Je ne crains rien au monde! s’écria M***.
—C’est ce que votre adversaire désire avec le plus de passion, répliqua Ludovic. Demain, de grand matin, préparez-vous à défendre votre vie; elle sera attaquée par un homme qui a raison d’être fort en colère et qui ne vous ménagera pas; je vous répète que vous aurez le choix des armes; et faites votre testament.
Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit à déjeuner au comte M***, puis on ouvrit une porte de la chambre où il était gardé, et on l’engagea à passer dans la cour d’une auberge de campagne; cette cour était environnée de haies et de murs assez hauts, et les portes en étaient soigneusement fermées.
Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte M*** à s’approcher, il trouva quelques bouteilles de vin et d’eau-de-vie, deux pistolets, deux épées, deux sabres, du papier et de l’encre; une vingtaine de paysans étaient aux fenêtres de l’auberge qui donnaient sur la cour. Le comte implora leur pitié.
—On veut m’assassiner! s’écriait-il; sauvez-moi la vie!
—Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui était à l’angle opposé de la cour, à côté d’une table chargée d’armes.
Il avait mis habit bas, et sa figure était cachée par un de ces masques en fils de fer qu’on trouve dans les salles d’armes.
—Je vous engage, ajouta Fabrice, à prendre le masque en fil de fer qui est près de vous, ensuite avancez vers moi avec une épée ou des pistolets; comme on vous l’a dit hier soir, vous avez le choix des armes.
Le comte M*** élevait des difficultés sans nombre, et semblait fort contrarié de se battre; Fabrice, de son côté, redoutait l’arrivée de la police, quoique l’on fût dans la montagne à cinq grandes lieues de Bologne; il finit par adresser à son rival les injures les plus atroces; enfin il eut le bonheur de mettre en colère le comte M***, qui saisit une épée et marcha sur Fabrice; le combat s’engagea assez mollement.
Après quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre héros avait bien senti qu’il se jetait dans une action, qui, pendant toute sa vie, pourrait être pour lui un sujet de reproches ou du moins d’imputations calomnieuses. Il avait expédié Ludovic dans la campagne pour lui recruter des témoins. Ludovic donna de l’argent à des étrangers qui travaillaient dans un bois voisin; ils accoururent en poussant des cris, pensant qu’il s’agissait de tuer un ennemi de l’homme qui payait. Arrivés à l’auberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs yeux, et de voir si l’un de ces deux jeunes gens qui se battaient agissait en traître et prenait sur l’autre des avantages illicites.
Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait à recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte.
—Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut être brave. Je sens que la condition est dure pour vous, vous aimez mieux payer des gens qui sont braves.
Le comte, de nouveau piqué, se mit à lui crier qu’il avait longtemps fréquenté la salle d’armes du fameux Battistin à Naples, et qu’il allait châtier son insolence; la colère du comte M*** ayant enfin reparu, il se battit avec assez de fermeté, ce qui n’empêcha point Fabrice de lui donner un fort beau coup d’épée dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au blessé, lui dit à l’oreille:
—Si vous dénoncez ce duel à la police, je vous ferai poignarder dans votre lit.
Fabrice se sauva dans Florence; comme il s’était tenu caché à Bologne, ce fut à Florence seulement qu’il reçut toutes les lettres de reproches de la duchesse; elle ne pouvait lui pardonner d’être venu à son concert et de ne pas avoir cherché à lui parler. Fabrice fut ravi des lettres du comte Mosca, elles respiraient une franche amitié et les sentiments les plus nobles. Il devina que le comte avait écrit à Bologne, de façon à écarter les soupçons qui pouvaient peser sur lui relativement au duel; la police fut d’une justice parfaite: elle constata que deux étrangers, dont l’un seulement, le blessé, était connu (le comte M***) s’étaient battus à l’épée, devant plus de trente paysans, au milieu desquels se trouvait vers la fin du combat le curé du village qui avait fait de vains efforts pour séparer les duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi n’avait point été prononcé, moins de deux mois après, Fabrice osa revenir à Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinée le condamnait à ne jamais connaître la partie noble et intellectuelle de l’amour. C’est ce qu’il se donna le plaisir d’expliquer fort au long à la duchesse; il était bien las de sa vie solitaire et désirait passionnément alors retrouver les charmantes soirées qu’il passait entre le comte et sa tante. Il n’avait pas revu depuis eux les douceurs de la bonne compagnie.
Je me suis tant ennuyé à propos de l’amour que je voulais me donner et de la Fausta, écrivait-il à la duchesse, que maintenant son caprice me fût-il encore favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller la sommer de sa parole; ainsi ne crains pas, comme tu me le dis, que j’aille jusqu’à Paris où je vois qu’elle débute avec un succès fou. Je ferais toutes les lieues possibles pour passer une soirée avec toi et avec ce comte si bon pour ses amis.