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La Chauve-Souris

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LIVRE IV
QUARTIERS D’ÉTÉ, QUARTIERS D’HIVER

I

De ce que j’ai noté jusqu’ici, il me semble qu’une indication peut être produite déjà, que je tenterai de mettre mieux en lumière par la suite : la chauve-souris, et notamment celle que je nomme noctuelle, est l’animal qui me paraît se rapprocher le plus de celui que nous sommes.

Les livres d’histoire naturelle employés lorsque j’étais élève de quatrième classique, puis de philosophie, — et je n’en ai guère feuilleté ensuite — ordonnaient la dénomination des vivipares : bimanes, quadrumanes, chéiroptères, insectivores…, etc. Les classifications de ce genre sont si prodigieusement dénuées d’intérêt que j’en viens souvent à regretter le temps où l’on traitait de poissons les cachalots, les veaux marins, les huîtres, les grenouilles et les étoiles de mer pour la raison que ces êtres vivent dans l’eau, raison qui peut, d’ailleurs, dans la plupart des cas, être tenue pour assez limpide.

Mais alors pourquoi les manuels, dont était invitée par mes maîtres à profiter mon adolescence, rangeaient-ils au nombre des mammifères les ornithorynques australiens, timides et infiniment rares bêtes que ni les savants officiels ni moi ne verrons jamais de notre vie, dans les conditions où voir signifie véritablement observer et qui ne sont pas toujours permises à des existences comme les nôtres ? Oui, pourquoi l’ornithorynque promu au grade de mammifère, alors qu’il est pourvu d’un bec de canard, pond des œufs, et qu’il n’est nullement démontré qu’il fasse téter ses petits issus de l’œuf, malgré que cette légende soit populaire dans une élite ?… Pourquoi ? Parce qu’il est revêtu de poils et non de plumes, et qu’il est quadrupède !

Cette façon d’assigner une place aux créatures sur l’échelle qui n’a ni commencement ni fin constituent de notre temps une des aberrations les plus puériles de l’esprit, et peut-être, après tout, par cela même, une des plus charmantes. Si le Maître des destins m’accorde le loisir d’exposer le peu que je connais de ces questions, peut-être, chargé d’ans, me sera-t-il permis de relire les livres qui font autorité en ces temps-ci avec la même joie émerveillée, avec ce frisson procuré par les naïves légendes, que j’éprouvais en feuilletant jadis Aristote, Pline, Buffon, Lacépède, l’Histoire des Voyages, — et même Fabre, le premier défricheur de la plus fertile des terres, mais qui lui-même a mal étreint, parce qu’il voulut tout embrasser de la contrée mystérieuse et immense entre toutes, et que ses forces le défendaient mal en si audacieuse entreprise.

Que si je me résigne provisoirement à conserver la classification des mammifères telle qu’on me l’a enseignée en mes études, ce sera par commodité, parce qu’elle est une des dernières en date, et que, dans l’impossibilité de bâtir ici œuvre raisonnable, un à-peu-près en vaut un autre, somme toute. Je me contenterai, pour ma satisfaction personnelle, de modifier légèrement le début de la leçon quand je me la réciterai, et de me dire : Bimanes, chéiroptères, quadrumanes…, etc.

La chauve-souris est en effet un véritable homuncule volant. Dans une précédente étude, je me suis avant tout efforcé de montrer l’abîme qui sépare l’homme de l’insecte ; ici mon rôle est tout autre, — si forte que demeure mon appréhension de retomber dans l’anthropomorphisme béat où se complaît notre antique orgueil, et de faire comme un mérite à celles des bêtes qui se montrent en quelque façon nos proches parentes.


Je ne me livrerai pas à des descriptions anatomiques qu’il est facile de trouver partout. Il me suffit de considérer le squelette du crâne et du thorax de la noctuelle pour orienter ma méditation et ma rêverie. L’aspect du crâne surtout est intéressant, et, en bloc, bien plus humainement conformé que celui des singes, même des grands anthropomorphes.

Je sais que ce crâne a contenu un cerveau proportionnellement plus considérable que le leur, plus riche en circonvolutions et, bien que je n’attache pas une importance majeure à ces observations dont un certain matérialisme a fait trop de cas, il m’en coûterait de les passer absolument sous silence ; je note encore, chez certaines espèces, et notamment chez la plus pitoyable, chez la noctuelle, un angle facial développé d’assez impressionnante façon ; enfin les dents, dont le nombre varie de vingt-quatre à trente-deux, selon les variétés, sont disposées comme les nôtres, et les canines ont une conformation bien moins excessive et bestiale que chez la plupart des animaux insectivores ou carnassiers.

Mais, encore une fois, ce n’est pas la contemplation du menu squelette qui suffirait pour nous renseigner sur notre troublante parenté avec Noctu. Au passage, il a pu m’arriver — ne sachant comment m’en tirer autrement — de noter, avec quelque irrévérence, diverses erreurs de Buffon. Ici, je lui reprocherai encore d’avoir tant et tant contribué à répandre le préjugé de l’homme chef-d’œuvre de la création, toujours en vertu de mon entêtement à professer que l’homme est l’homme, que l’animal est l’animal, qu’il n’existe pas entre l’homme et l’animal et même entre les divers animaux de communes mesures, et que je ne saisirai jamais très clairement les différences de ce que nous nommons, faute de mieux, intelligence ou instinct. Mais, où je suis de tout esprit et de tout cœur avec Buffon, c’est lorsqu’il développe que l’apparence extérieure des animaux signifie peu de chose et que le singe, notamment, est beaucoup plus éloigné de nous que l’éléphant ou le chien. En ce qui me concerne, jamais un singe ne m’a moins paru mon parent, — inférieur ou privilégié, — que lorsque je le voyais user de sa conformation pour imiter nos gestes, boire dans une tasse, monter à bicyclette ou danser le shimmy.

C’est pourquoi, au point où j’en suis, les mœurs et coutumes de Noctu doivent retenir mon attention, bien plus que certaines analogies physiques et physiologiques, souvent assez troublantes, du reste.

J’ai laissé pressentir qu’il était peu commode d’étudier la bestiole en liberté, ce qui, pourtant, devient ici indispensable. Peu commode, certes, mais non point impossible ; la patience devient plus vite qu’on ne le croit une vertu facile à pratiquer pour le chercheur qu’une étude passionne, pour cet être singulier dont la psychologie est en somme assez voisine de celle d’un monomane ou d’un individu accaparé par un vice. C’est peu à peu que se combleront les lacunes inévitables, par des reproductions entêtées d’expériences, par des juxtapositions et des développements précautionneux d’observations ; et, en somme, au bout de quelque dix ans, nous pouvons éclairer l’histoire d’une vie de bête avec honneur, et aussi avec plus de certitude que celle, par exemple, d’un grand homme ou d’une époque.

Il faut aussi, à mon avis, et surtout dans les débuts d’une étude naturelle, s’en remettre à sa chance, compter sur le hasard, « risquer les coups » les plus fantaisistes ou même les plus saugrenus, bref, se garder d’une méthode trop compassée et rigoureuse ; c’est pourquoi je resterai toujours persuadé qu’il ne saurait y exister de meilleurs et de plus avisés observateurs des bêtes que les enfants qui les aiment ou qui s’y intéressent ; s’il m’est arrivé, s’il m’arrive encore de raconter à propos d’elles certains menus faits inconnus, singuliers et pourtant parfaitement exacts, c’est à de lointains souvenirs que je dois surtout cette documentation, ou à des récits de gamins qui veulent bien me tenir parfois au courant de leurs recherches, de leurs inventions et de leurs « trucs » personnels d’observateurs-amateurs de bestioles.

Le bénéfice de l’âge et de la science est peu de chose ; il nous vaut la vaine satisfaction de disserter, de rêver et de tenter de conclure ; mais qui pourrait affirmer qu’il ne nous a pas fait perdre, avec nos yeux neufs, l’art de nous en servir ingénument, le privilège de foncer grâce à eux, tout droit et sans encombre, jusqu’au cœur de la réalité elle-même ?


Voici ce que je risquai vers ma seizième année pour observer des chauves-souris, sinon en complète liberté, du moins au gîte et dans leur intimité véritable.

Ayant repéré trois nids dans de vieux arbres, sur les rives du Lot, je m’en fus un beau matin clouer contre leur orifice un rideau de toile métallique.

Tout ce jour me vit fiévreusement vagabonder d’un nid à l’autre pour essayer d’accoutumer mes prisonniers à ma figure et à mes manières. Ainsi qu’il était facile de le prévoir, je fus plutôt mal accueilli. Grimaces et injures, ou cris d’horreur. Sans trop m’en offusquer, je fis ample provision, parmi les broussailles et les herbes du voisinage, d’insectes divers que je distribuai dans chacune des cages improvisées ; je savais déjà que toutes les trois contenaient un couple, mais non point encore si les petits étaient nés, n’ayant pas osé porter l’effarouchement au comble en tripotant les bestioles et en menaçant de désordre le refuge conjugal.

Trois fois vingt-quatre heures d’affilée, je renouvelai mon studieux manège ; mais, le troisième soir, après avoir approvisionné les nids encore plus confortablement qu’à l’ordinaire, je démasquai les orifices, sitôt que la nuit fut tout à fait venue.

J’avais mon idée ; elle était de celles dont j’ai parlé un peu plus haut et qui semblent plutôt folles à des hommes mûrs ; à moi, enfant, elle me paraissait au moins audacieuse, et c’est tout dire. Je pensais déjà que le travail auquel Noctu devait sa subsistance était pénible, et je tenais à savoir si, nourrie sans avoir à prendre de peine, elle ne préférerait pas, au bout de trois jours d’essai, son encagement relatif aux durs travaux de la liberté absolue et à la recherche d’un nid où ma vilaine figure d’homme n’irait plus l’épouvanter à des heures indues.

Or, mon hypothèse hasardeuse se trouva pleinement confirmée : les trois couples, au matin, occupaient toujours leurs domiciles respectifs ; s’ils en sortirent par la suite, ce fut uniquement en manière de délassement ou d’entraînement, par hygiène, ou pour chasser en amateurs. Des expériences du même genre, maintes fois répétées par la suite, m’ont donné les mêmes résultats, à de très rares exceptions près où l’abandon du nid fut certainement provoqué par ma maladresse, par un geste trop brutal de moi ; encore faut-il noter que l’abandon du nid n’eut jamais lieu quand les enfants étaient nés.

Je pus, dès lors, enlever définitivement les toiles métalliques qui avaient, quelque quatre-vingts heures, tenu mes bestioles prisonnières, et les progrès de ma familiarité avec elles ne différèrent pas de ceux que j’ai marqués de mon mieux, en racontant comment je devins l’ami de la petite chose ailée capturée deux ou trois ans auparavant, sur la route de Jolibeau.

Quelle conclusion — provisoire et fragmentaire — énoncer à présent ? Voici des êtres qui n’ont jamais, que je sache, été domestiqués ; pourtant, cent heures au plus leur suffisent pour s’adapter à de nouvelles conditions d’existence. Il ne peut être ici question d’atavisme ; néanmoins, ces êtres fantasques, incomplets, manqués, lunatiques et sauvages, s’habituent rapidement à mes manières, à ma figure de géant redoutable et passant, à coup sûr, dans leur monde, pour malfaisant ; et non seulement ils acceptent leur nourriture de ma main, mais ils protestent en leur langage et « en redemandent » quand, à dessein, je me montre parcimonieux ; ils ne craignent plus mes mains ; ils acceptent mes caresses…

Une fois encore, qu’appelle-t-on intelligence et à quoi inflige-t-on le nom presque toujours méprisant d’instinct ?

Les mots humains qui s’écrivent reconnaissance ou gratitude sont beaux comme certains rêves ; je vois, dans ce qui me semble être la réalité, au delà ou en deçà d’eux, un simple effet réactif, un épanouissement allègre provoqué par la force définie ou non définie qui facilite l’existence à toute créature animale ou végétale. Ainsi du haut en bas de la prétendue échelle des êtres. J’ai noté naguère que Grillon s’accoutume très vite, lui aussi, à sa sécurité de captif, et juge alors inutile de creuser son terrier ; qu’on demande aux horticulteurs si les fleurs elles-mêmes ne témoignent pas à ceux qui s’occupent d’elles leur reconnaissance, en la manière qu’elles le peuvent ou le savent !


La reconnaissance de Noctu est presque humaine parce que Noctu est très près de nous. Trois jours et trois nuits ne lui ont-ils pas suffi pour considérer mes bienfaits comme choses dues et toutes naturelles ? Elle qui, par terreur, tentait de me mordre à notre première entrevue, c’est par colère qu’elle le ferait volontiers maintenant, si je m’amusais à lui présenter ma main vide ; ou peut-être encore croit-elle que, n’ayant rien trouvé de mieux, je lui offre le bout d’un de mes doigts à manger.

Humaine, la reconnaissance de la chauve-souris l’est encore en ce sens que la bestiole garde une étonnante mémoire de bienfaits qu’elle a reçus et qu’elle tient désormais pour renouvelables, jusqu’au bout. Les trois couples observés comme je viens de le dire, je les marquai, quand vint le temps de rentrer au lycée, — j’avais eu de la chance, j’avais été légèrement souffrant, et mon départ n’eut lieu qu’en novembre, — je les marquai de divers signes, au blanc d’argent en tel ou tel endroit de leurs monstrueuses mains entoilées.

L’an qui suivit, deux de mes tourtereaux avaient retrouvé leur gîte ordinaire ; dans un autre nid, le mâle, devenu veuf, sans doute, du fait de la terrible hécatombe hivernale, avait pris une nouvelle épouse, toute jeune, ma foi, aux dents pointues et très blanches, à la peau par endroits parée encore de reflets orangés ; enfin, le troisième abri resta vide. Mais les survivants m’ont toujours reconnu.

Plus tard, quand j’eus des loisirs, ayant fait sur un plus grand pied ces petites expériences, j’ai à peu près constamment retrouvé, d’un an à l’autre, la même proportion de retours par couples au logis printanier et estival, de disparitions, de remariages à la suite de veuvage ou de divorce.

C’est d’ailleurs sans conviction et de manière un peu plaisantine que je viens d’écrire ici le mot de divorce ; j’indiquerai plus loin comment vit dans l’intimité un couple de chauves-souris ; je dis tout de suite qu’il n’y a rien de plus touchant à contempler, et que, malgré les insurmontables difficultés que présentent ici les expériences, on peut affirmer que le mâle et la femelle se jurent dès leur premier accouplement une fidélité dont ils se croient libérés seulement par la mort et par la nécessité de ne point négliger des possibilités de vie, de perpétuation de leur race si terriblement menacée.


Ce que je puis dire encore, c’est que je n’ai jamais vu un mâle et une femelle qui furent mes amis l’année précédente et que j’avais marqués du même signe ou du même chiffre par ménage, s’accoupler autrement qu’ensemble, aussi longtemps qu’ils vivaient ; jamais je n’ai trouvé la femelle no 1 épouse du mâle no 1, en compagnie, six mois plus tard, du mâle no 2 par exemple. J’accorde, du reste, que cela ne prouverait pas grand’chose, même si l’expérience avait porté sur des milliers de couples, car on pourrait m’objecter que les époux ou les épouses des femelles et des mâles que je retrouve remariés sont tout bonnement allés chercher fortune ailleurs ; mais ces ingratitudes et ces émigrations sont peu probables, car la chauve-souris n’est un animal vagabond que sur un espace relativement restreint, et dont les gîtes d’hiver ou d’été restent les mêmes sa vie durant.

De ceci, la preuve est facile à faire, grâce au système de marques, chiffres, lettres ou dessins dont j’ai parlé. Sur cette question d’absolue fidélité conjugale, dont je demeure persuadé, faute de pouvoir prouver, je présumerai avec quelque hardiesse, contrairement à mon habitude en pareil cas : la chauve-souris est un animal plus humain que bien des hommes et des femmes, au point de vue des soins sentimentaux et des amoureuses obligations. Un détail à noter encore : jamais je n’ai constaté qu’un veuf et une veuve se fussent remariés ensemble ; il est rare que, même jeune encore, la veuve de l’hiver recherche lors du printanier réveil un nouvel époux ; si elle y est décidée pour des raisons d’elle seule connues, elle fait maison commune avec un jeune né l’année d’avant, mais la nouvelle union demeure le plus souvent stérile ; stérilité que je signale, mais dont je me sens incapable de donner les raisons : peut-être, à cause de certaines particularités physiologiques qui rapprochent si fort la chauve-souris femelle des grands singes femelles et de la femme, y a-t-il pour elle, au delà d’un certain âge, incapacité de reproduire ? Ce qui est sûr, c’est qu’avec un mâle remarié, — et lui aussi ne se remarie jamais qu’avec une jeunesse, — il n’en est plus ainsi ; il me semble même que ce sont les ménages de cette sorte qui donnent le plus fréquemment le jour à des jumeaux.

Quand le sort de Philémon et de Baucis est interdit à nos bestioles, il leur reste permis encore de vivre et de se survivre à l’imitation de Booz et de Ruth.

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