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La Chauve-Souris

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LIVRE VI
NOCTU DIFFAMÉE ET RÉHABILITÉE

I

Si la fantaisie me prenait ici de relire divers anciens, et notamment Pline le naturaliste, je pourrais probablement rapporter que le foie de la chauve-souris desséché et mis en poudre est un électuaire certain contre la toux et les maux de dents, — ou quelque chose d’approchant. Qu’on se garde bien, au reste, de croire que je me gausse du vieux Pline en m’exprimant de la sorte. Ses livres d’il y a deux mille ans nous font sourire, mais que diront des nôtres les savants, officiels ou non, dans deux cents ans ? Dans deux cents ans ou moins, car ce que quelques nigauds appellent couramment le progrès va si vite en notre temps, qu’il court maintes fois trop fort, risquant ainsi de sortir de sa voie logique. Et j’ajoute que les remèdes de Pline avaient du moins le mérite d’être inoffensifs, si dégoûtants qu’ils nous paraissent parfois. On ne saurait jurer que l’innocuité des préparations pharmaceutiques dont le suffrage universel tolère la préconisation dans les grands quotidiens est égale à la leur.

Si je voulais montrer ici quelque érudition je passerais en revue tous les auteurs qui ont parlé de mon homuncule-volant, depuis que l’humanité a cru nécessaire d’inventer l’écriture. Je me contenterai d’en citer deux, non point que je trouve à leurs dires le moindre intérêt en ce sujet ; mais, puisque j’ai pris parti contre les méthodes qu’emploient trop souvent les spécialistes des sciences naturelles, et surtout contre les excès de l’information de seconde main ou livresque, je m’en voudrais de négliger un détail qui prouve que le mal est excusable, en ce sens qu’il ne date pas d’hier.

Aristote de Stagire, qui ne saurait passer pour un farceur, affirme en substance dans l’Histoire des animaux que les tourterelles (trugones) n’aiment pas de fréquenter durant le jour les lieux que mes personnages hantent le soir. En conséquence de quoi, à peu près cinq cents ans plus tard, Oppien d’Anazarbe (ou d’Apamée), dans le premier chant de ses Cynégétiques, conseille aux chasseurs friands de tourterelles de ne point perdre leur temps en des bosquets où les chauves-souris sont fréquentes quand la nuit tombe, « parce que l’oiseau cher à Aphrodite s’écarte des asiles de l’oiseau mortuaire et sinistre »…

Il existe mieux, pour un homme gourmand de gibier, que la chair des tourterelles ; je ne dédaigne cependant pas celle-ci, et, surtout j’aime la science, ou l’art, qu’Oppien célébra en vers à la fois ailés et solides, délicieusement purs et archaïques pour son temps. Mais force m’est de confesser que, durant quatre années de suite, chassant la tourterelle près d’Hossegor, j’ai toujours loué à la municipalité la même place de chasse, selon la coutume locale, et que ladite place était sise aux abords d’un bas-fond marécageux, survolé par des nuages de moustiques et d’autres bestioles — ce qui était cause que, dès le crépuscule, l’endroit devenait comme le rendez-vous de toutes les chauves-souris du canton. C’était pourtant l’heure où nous rentrions, mes amis et moi, avec des carniers, ma foi, bien honorablement garnis en général.

Mais, après tout, j’ai peut-être tort quand j’accuse Aristote d’avoir répété ce que lui racontaient les bonnes gens de son époque, et Oppien d’avoir pris dans ses lectures son autorité ès-sciences cynégétiques. Il est possible que, depuis vingt siècles, un accord se soit établi entre chauves-souris et tourterelles, lesquelles avaient des raisons de se détester aux temps où mes vieux auteurs parlaient d’elles comme je viens de l’expliquer.

Il se peut encore, conformément à un principe un peu plus haut rappelé à propos de Fabre de Sérignan, que vérité à Stagire, à Apamée ou à Anazarbe, soit erreur en Gascogne…


Jusqu’ici, nous n’avons néanmoins vu Noctu sérieusement accusée que d’être un « oiseau » mortuaire et sinistre, digne d’être voué à l’exécration des hommes qui chassent un des oiseaux chers à Vénus, un de ceux, (bien ennuyeux quand on en possède quantité sur son toit ou dans ses volières), qui ne savent s’exprimer que par roucoulements.

Mortuaire et sinistre. Là commence véritablement le débat que je me propose d’élucider et où je voudrais bien exposer mon avis avec brièveté et modestie. Les épithètes injustes et désavantageuses que l’antiquité défaillante infligeait déjà à Noctu, n’ont nullement été endommagées ou submergées par les houles des invasions et les remous des siècles ; elles me représentent des bateaux, — au sens familier du mot, — qui ont tenu bon contre ces houles et ces remous.

Dès le moyen âge, « l’oiseau » mortuaire et sinistre devint la monture obligatoire des sorcières. Mais, plutôt que d’entreprendre ici un développement de puérilités historiques dépourvu d’intérêt pour les amis des chauves-souris, aussi bien que pour les gens qui sont effrayés par elles, je préfère rapporter quelques exemples de ce qui m’a été conté à leur propos depuis le temps où j’ai été capable d’entendre et de comprendre. Je ne parlerai que de mes interlocutrices ou de mes interlocuteurs sincères et sûrs de pouvoir jurer devant Dieu qu’ils n’inventaient rien.

Or, nous vivions déjà au XIXe siècle.

La vieille Gibracque habitait sur la route du cimetière, à cinq cents mètres au nord du jardin du vieux Pile. Les voisins prétendaient qu’elle descendait d’une génération de sorcières, et je me serais bien gardé de contredire à cela, parce que je n’avais pas quinze ans, qu’elle en avait quatre-vingt-dix à peine, et qu’elle commençait à croire à ses propres contes dans le moment où, sans rire d’eux et sans les nier, je me plaisais à en discuter avec moi-même critiquement. Je connus ainsi que le ciel, en plein jour, était plein d’énormes chauves-souris, invisibles à cause de leur couleur de ciel et de soleil, et que c’étaient celles-là qu’employaient les sorcières pour aller de nuit retrouver leurs pareilles en tel ou tel lieu sinistre et décrié. Quant aux chauves-souris que voyaient les yeux du commun des hommes au crépuscule, elles n’étaient que les ombres diminuées des véritables chauves-souris à l’usage des sorcières, et qui sont, elles, couleur de soleil et de ciel.

Les opinions de la Gibracque avaient du moins le mérite de quelque fantaisie, de quelque poésie. J’en connais bien d’autres aussi peu justifiées et infiniment plus prosaïques : ainsi, dans la Mayenne, la chauve-souris passe pour n’aimer à voler tout près de nos têtes que dans le dessein bien arrêté de nous donner des poux ; le pire, c’est qu’il arrive parfois à la malheureuse bestiole, par suite d’une glissade aérienne maladroite, de s’accrocher à une chevelure féminine, et cela signifie alors, non plus seulement intention d’infliger aux crânes humains de sordides parasites, mais, selon les villages, amoureux désastres pour la victime de l’agression, ou mort dans l’année.

La mort n’a pas nécessairement lieu dans l’année pour la victime de l’agression, mais elle survient, en général, pour la chauve-souris, dans la minute.

Un peu plus à l’ouest, dans la Bretagne non encore bretonnante, dans la Bretagne des « Gallos », j’ai entendu, à Dol, un mécanicien de la marine en retraite me raconter que les vampires des contrées équatoriales n’étaient rien, au point de vue de la malfaisance, en comparaison avec les chauves-souris de chez nous, « auxquelles nous n’attribuons pas d’importance parce qu’elles sont toutes petites, mais qui ne s’en attaquent pas moins aux hommes lorsqu’ils ont l’imprudence de dormir les fenêtres ouvertes… » Il ajoutait qu’elles ne tiraient évidemment pas beaucoup de sang de nous et que nous ne nous en apercevions pas, — justement à cause de leur peu d’importance, — mais que leurs visites nocturnes, ces bêtes étant venimeuses, nous valaient des boutons, des clous, et autres vilaineries… Le bonhomme était atteint de furonculose et surtout d’un penchant à la bistouille qui provoquèrent sa mort peu après. Encore un crime à l’actif des chauves-souris !

Dans les Landes, j’ai appris d’un aubergiste dont l’établissement est situé au bord d’un étang (plutôt herbu et vaseux) d’eau douce, que c’étaient des ailes des chauves-souris que tombent les « microbes », — cet homme n’est pas dénué de culture et lit le journal, — les microbes qui donnent les mauvaises fièvres à sa petite famille et à lui. Voici donc Noctu, avide de détruire les causes du paludisme, qui devient néanmoins responsable de ce fléau !


L’instruction primaire obligatoire, ou considérée comme obligatoire, a pourtant révélé aux masses urbaines ou rurales que la chauve-souris est un insectivore et qu’il est peu recommandable de crucifier cet animal non seulement inoffensif mais utile, sur les portes des granges ou en d’autres lieux. Le même enseignement a révélé également à la foule l’existence des microbes, mais voyez donc un peu où la foule va les nicher et de quelle façon elle comprend qu’il faut contre eux se mettre en garde ! Ici n’est pas le lieu de critiquer une méthode d’éducation qui fait presque uniquement appel à la mémoire, et néglige le raisonnement, à quoi son incohérence même la rend inapte ; et, d’ailleurs, l’instruction primaire obligatoire aurait-elle seulement fait passer de mode la crucifixion des chauves-souris, que ce serait déjà un résultat devant lequel je m’inclinerais volontiers.

Je m’incline donc, car cette mode est, en effet, sur le point de disparaître. Il y a une vingtaine d’années, quand les hasards des vacances, ou les vagabondages dont j’ai toujours été féru, m’amenaient en Gascogne, en Bretagne ou en pays basque, je voyais assez souvent mes bestioles plus ou moins habilement suppliciées en des lieux champêtres, clouées contre du bois vivant ou mort, momifiées fragilement et déjà friables comme lorsque c’est d’inanition qu’elles trépassent, dans l’hivernale demeure. Mais, déjà, lorsque je questionnais les gens du lieu sur les raisons d’une aussi barbare coutume, ils se montraient assez peu catégoriques.

Loin de votre esprit, Paul Irubure d’Ustarritz, étaient les traditions qui valurent à une certaine dame Jacaume d’être brûlée publiquement à Bayonne, en 1332. La dame habitait Urt, et le procès-verbal de l’affaire, à moi communiqué par un ami qui en possède bien d’autres plus curieux encore, témoigne qu’elle se défendit comme une belle diablesse, et ne dut sa mort dans les flammes qu’aux témoignages de voisins affirmant une affluence vraiment exagérée de chauves-souris autour de sa maison et de son clos. Paul Irubure, lorsque je vous demandai, en souriant d’un air complice, pourquoi vous ne manquiez pas, chaque an, de clouer une chauve-souris contre votre porte principale, au-dessous d’une plaque où était inscrit le nom d’une compagnie d’assurance, vous me répondîtes avec cet air d’autorité sombre et placide à la fois, qui est l’apanage des Basques pur sang :

— Parce que ça éloigne le malheur.

En d’autres pays ou pour d’autres personnes, cela éloignait le tonnerre, cela préservait les meules de la foudre et les vignobles des grêlons, cela empêchait les enfants de naître avant terme, cela sauvegardait les bestiaux des maladies ou les chrétiens du « mauvais œil »… Ne retenons que les raisons de Paul Irubure, à titre d’exemple : Ustarritz n’est pas loin d’Urt ; et si, au sud de l’Adour, l’affluence des chauves-souris autour d’une demeure suffisait, jadis, pour convaincre un homme ou une femme de sorcellerie et la faire périr par le feu, mieux valait en effet montrer qu’on n’était pas l’ami de ces sataniques bêtes. Paul Irubure, comme le pâtre cévenol de José-Maria de Heredia devant le vase libatoire et la patère dont il ignorait le sens, faisait « malgré lui, le geste héréditaire… » Il y eut sans doute beaucoup d’affaires du genre de celle qui entraîna la mort prématurée et déplorable de la dame Jacaume, aux débuts des habitudes que nos populations rustiques avaient prises depuis des siècles de martyriser les chauves-souris.

Plus raisonnable était, en vérité, le dernier en date des bourreaux de Noctu connus de moi, un hôtelier des bords de la Marne, qui, un peu avant la guerre, comme je lui posais la même question qu’à Paul Irubure, me répondit d’un ton jovial :

— Parce que ces animaux sont vraiment trop mal fichus et ont une trop sale figure.

Il n’avait pas prononcé « fichus », ni « figure », du reste. Je ne suis pas de son avis ; j’estime que Noctu est un merveilleux petit bijou de soie ou de velours, et que son vol, en outre, fera grandement défaut aux crépuscules terrestres, quand il en aura été pour jamais effacé. Mais tous les goûts sont dans la nature et, ce que je voudrais discerner ici, c’est l’origine, dans l’esprit de mes semblables, de ce sentiment d’horreur, de répulsion ou d’effroi qu’une innocente bête leur cause.

Physiquement, la figure des chauves-souris est comme une miniature de celles des chiens ou des singes ; une variété, la chauve-souris dite « fer-à-cheval », présente au niveau de son nez une excroissance de chair d’un effet esthétique qui, je l’accorde, n’est pas très heureux ; mais ne sont-ce point justement des difformités faciales du même genre qui nous rendent tels dogues ou bouledogues si sympathiques ?

Au reste, il ne s’agit point ici, je le répète, de vanter le physique de cette amie… Tous les gens n’aiment pas le genre de beauté des dogues ou des bouledogues, et c’est pour cela que mon hôtelier des bords de la Marne est, selon moi, plus raisonnable que les autres tortureurs de Noctu. En revanche, qu’y a-t-il à l’origine des légendes qui la firent traiter par Oppien d’oiseau mortuaire et sinistre, et qui plus tard valurent le bûcher à une dame soupçonnée d’avoir pour cette race quelque attrait ?

Je pourrais ici flâner longuement dans le domaine mal clos de l’humaine psychologie, jongler gravement ou fantaisistement avec de plus ou moins brillantes hypothèses. J’aime mieux n’en énoncer qu’une : Noctu est une anomalie ; elle est malheureuse ; sa race est condamnée à mort ; c’est, dès lors, presque instinctivement que nous crions haro sur cette œuvre manquée de notre mère commune ; tout se passe comme si une auto-suggestion peut-être perverse, peut-être effroyablement lucide, nous remettait plus ou moins consciemment, quand nous considérons l’homuncule-volant, en présence de cette idée que nous ne sommes pas si « réussis » nous-mêmes, que nous avons été forcés d’inventer le feu et bien d’autres choses encore, qu’il n’y a pas tellement lieu d’en concevoir de la fierté : et un malheureux trouve toujours un plus malheureux que lui pour le torturer ou en médire.

J’ai exprimé, pour des raisons différentes, dans un précédent livre, des sentiments et des idées qui me semblent être encore en leur place ici. Je dépeignais Mes Landes dans le temps que les pins ne leur avaient pas apporté la salubrité et la richesse. Alors, de la Gironde à l’Adour, aux environs des chapelets d’étangs que l’Océan, en se retirant vers l’ouest, a laissés derrière lui comme des marques de ses pas, la plaine s’étendait à l’infini, toute mouchetée de marécages. Dans leurs eaux glauques et ternes, — pluies mortes que de minces couches d’argile, s’étageant dans le sable, éternisaient à la surface du sol, — grouillaient des sangsues, richesse naturelle à peu près unique du pays en ce temps-là, d’énormes couleuvres noires et or, et les miasmes des fièvres malignes. Une race maladive, parcimonieusement disséminée sur l’immense territoire, pratiquait l’élève des troupeaux, se nourrissait de bouillie de maïs, s’abreuvait d’eau malsaine…

« L’humanité », ajoutais-je, « n’est pas précisément charitable, et c’est de sa part une tendance naturelle de considérer les malheureux comme des coupables frappés par la justice divine… »

D’autres avaient dit cela avant moi et il fallait vraiment avoir aussi peu de bon sens que ce grand enfant de Jean de La Fontaine pour décréter que malheur est synonyme d’innocence. Aux yeux de leurs voisins privilégiés des riches vallées de la Garonne, du Gers, de la verdoyante Chalosse et du pays basque, les véritables Lanusquets, les Landais des vieilles Landes, passèrent longtemps pour des êtres impurs et maudits, rarement baptisés, et qui avaient sans doute le pied fourchu. Quant à la Lande elle-même, c’était une terre d’effroi, hantée de maléfices, et il n’y avait point de diabolique prodige qu’elle ne réservât aux gens assez téméraires pour s’y aventurer.

En tout cas, un vieux paysan de Mugron-en-Chalosse, avec qui j’ai beaucoup conversé, m’apparaît aujourd’hui encore comme la preuve jusqu’à nos jours gardée d’un pareil état d’esprit. Dieu ait l’âme de Peire Balsamet, qui dort à présent sur une colline des bords d’Adour, dans un joli cimetière ensoleillé où, l’automne venu, les bleus genièvres contiennent chacun un merle noir, comme un fruit translucide ferait son noyau. Peire Balsamet était véritablement un reliquaire de récits et de contes. Ayant voyagé en chemin de fer et vu Bordeaux, il considérait, bien entendu, ces contes comme des sornettes. On l’eût fortement étonné en lui expliquant qu’ils étaient, en un certain sens, aussi vrais que possible.

Un de leurs principaux héros, dénommé Jean Tranquille, était arrivé, après diverses aventures extraordinaires, dans un pays dont un dragon au souffle empesté gardait l’entrée. Passant outre, il avait contemplé les plus effrayantes merveilles, et des géants hauts de quinze pieds, et « la ville bâtie dans le ciel » ; il avait rencontré des êtres affreux, au langage à peine humain, et revêtus, non d’habits de chrétiens, mais de poils de bêtes… Voilà ce que devenaient, au temps jadis, les Landes et leurs habitants dans l’imagination naïve des gens qui les avaient vus de loin ; car, vous l’avez bien compris, c’était dans les Landes que Jean Tranquille avait été entraîné par son amour des aventures, sans que celui qui racontait, après tant d’autres, ces aventures, s’en doutât. Le dragon au souffle empesté ? La fièvre. La ville bâtie dans le ciel ? Un mirage comme en devaient produire assez souvent les jeux de la lumière au-dessus des immensités plates. Les géants ? Des bergers sur leurs échasses. Les êtres velus ? De pauvres diables affublés de peaux de bêtes.

Quant à leur langage, pour que Jean Tranquille le jugeât à peine humain, il suffisait qu’il ne fût point tout à fait semblable au dialecte de son hameau.

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