← Retour

La Chauve-Souris

16px
100%

LIVRE VII
L’ADIEU A NOCTU

I

Adieu Noctu !

O frêle chose soyeuse et long-voilée, qui sembles porter d’avance le deuil de ta race au delà du deuil de toi-même, c’est ici que je dois te dire adieu, pour cette saison. Ici, c’est encore et toujours mes Landes, et le beau presbytère campagnard où m’accueillit, il y a quelques jours, un grand poète trop modeste, ami entre les amis. Où pouvais-je mieux me désassocier des pensers et des sentiments parfois très lourds que la connaissance de ton sort m’a fait subir, durant que je tentais de raconter telles circonstances de ta vie, vue de mes yeux enfantins ou virils ?

Plus d’un an, déjà, que j’ai commencé d’écrire ton histoire ! Qu’en sera-t-il ? Que saura-t-elle indiquer, en fait de connaissance d’eux-mêmes, aux hommes, — et surtout à ceux des hommes qui, plus riches de loisirs et de science que je ne le suis, relèveront mes omissions et peut-être mes erreurs ?… Je ne crois pas m’être trompé sur ton compte, mais je suis sûr d’avoir oublié bien des choses, et d’en avoir rejeté de parti pris d’autres, sur lesquelles j’étais mal fixé moi-même, ou qui eussent risqué de passer, dans le monde des instituteurs de sagesse, pour de la fantaisie, de la poésie, de la légende, du roman.

Et pourtant…

Mais cet adieu n’est pas éternel, si quelque vie encore m’est prêtée, parce que j’ai la sincère persuasion que toi-même et les autres bêtes avez de précieux renseignements à m’apprendre, à nous apprendre.


Voici un soir si beau que je sens ma plume inégale à s’emparer de lui. Noctu tente ses premiers ballets aériens, précurseurs de la retraite hivernale. Et ici se présente un cas particulier que je ne saurais élucider dès à présent. Encore une omission ! Tant pis, et que ma sincérité jaillisse de ce que je viens d’écrire !

L’année 1921 a été exceptionnelle au point de vue chaleur et sécheresse. Octobre à son milieu est plus orageux et brûlant qu’août en son éclat ordinaire. Et voilà, de ce fait, mes amies ailées qui n’ont guère envie d’hiberner, ni moyen de vivre. Car, du moins dans ce pays-ci, les insectes dont elles peuvent se nourrir, plus vieux, ou plus heureusement évolués qu’elles, sont à peu près tous morts, tranquillement, — ou meurent. Le soir bleuit le pré devant lequel j’achève ce livre, en face d’un clocher et du ciel. Les oiseaux se sont à peine tus que Noctu, Raton-volant et Roussette circulent fiévreusement, à la poursuite des très rares proies dont la conquête est une vertu. Dans la génération à venir, dans celle qui sera capable de se réveiller au printemps prochain, de produire ou de naître, quelle hécatombe ! Que de manquants et de manquantes à l’appel, quand reviendra la saison où Aphrodite ressuscitera Adonis, parmi ceux et celles qui, ce soir, regagneront les fissures des vieux murs ou les trous des vieux arbres voisins, le ventre à peu près vide, en se demandant peut-être pour quel crime elles sont ainsi torturées ?

Car, à ces bêtes qui ont un langage, qui ont, en outre, tant de traits humains, pourquoi une mémoire, embryonnaire d’ailleurs elle aussi, serait-elle déniée ? Imaginons-les comptant leurs morts au printemps prochain, et faisons un retour sur nous-mêmes, sur des années qu’un « soi-disant » progrès nous autorise à juger exceptionnelles.

Nous aussi, nous comptons nos morts, et les morts du monde entier, du monde en faillite. En faillite, pourquoi ? A cause du progrès trop rapide, de ce progrès cher à quelques imbéciles. Noctu a cru devoir prendre des ailes, ou a été forcée de les prendre : elle en meurt, et sa race en meurt aussi ; nous, nous avons cru devoir les prendre, — tout court, et les prendre artificielles, encore ! — Le résultat ? Voici : les guerres, monstruosités inévitables entre animaux, et même entre végétaux, au lieu de supprimer comme autrefois quelques milliers d’individus, en suppriment maintenant des millions. Le progrès, c’est Homais fait raison humaine, telle que l’entendent les imbéciles dont j’ai parlé ici et ailleurs.

Les chauves-souris, comptant leurs morts au printemps prochain, prononceront peut-être en leur langage, le mot de cataclysme mondial… Mes lecteurs, mes amis, vous me comprenez ? Je crois, je suis même sûr que, nous autres hommes aussi, nous sommes décidément mal équipés pour une longue traversée dans le temps, sur l’infime espace de la planète Terre. Un paysan, — non pas landais, mais breton, — me disait il y a quelques années, avec cette conviction placide et augurale qui distingue ceux de sa race :

— C’est à croire que toutes les fois qu’on trouve le moyen de guérir une maladie, Dieu en invente une autre, car jamais les hommes n’ont vécu mieux ou plus « long » en notre époque qu’autrefois.

Sous la brutalité de la formule, quelle vérité tombait des lèvres de cet humble ! Non que je nie l’immense dignité de ceux qui se consacrent, et parfois en risquant leur propre vie, à chercher des remèdes à nos maux physiques, à nos périls de mort antidatée. Mais qui pourrait certifier que ce ne soit pas, précisément, ce que les imbéciles appellent progrès qui les ait contraints et liés à leurs études ?

La planète Terre, à moins de cataclysme non pas mondial, mais céleste, a devant elle des millions d’années autorisant l’homme à y vivre. Mais le faux progrès aurait bien des chances d’en supprimer l’homme, le « parvenu orgueilleux », d’ici des temps relativement aussi proches que ceux que je dénonce pour la chauve-souris, si ses néfastes effets se reflétaient en des guerres pareilles à celle que nous venons de subir. Ayant côtoyé ici des questions pour lesquelles j’éprouve une parfaite horreur, et qui sont les politiques, je me garderai, en pareil livre, d’éclairer parfaitement ma lampe. A l’humilité un peu attristée que me conseille, à tort ou à raison, la couleur de l’heure, je voudrais répondre tantôt servilement, tantôt insolemment. Je ne saurais pourtant laisser passer les lignes que je viens d’écrire sans leur donner une conclusion brève, car de faux amis pourraient les détourner de leur sens : l’étude du ciel d’en bas m’a rendu patriote et militariste, individualiste aussi… Pour vivre, — c’est de l’humanité que je parle, — il faut la guerre ; mais il ne la faut pas telle que nous venons de la subir et que nous la pratiquerons, en plus atroce, demain peut-être ; les végétaux et les insectes les plus infimes passent leur vie à s’entre-tuer ; je ne tiens pas pour absolument certain que ce soit là une loi valable dans tous les mondes de l’espace, mais la façon dont la vie s’est organisée sur le nôtre nous oblige, nous les rois de la planète Terre, à subir cette loi au même titre que les plantes et les animaux. Je ne pense pas qu’on me prenne, après cette profession, pour un partisan du désarmement, en dépit de l’épouvantement dont la seule idée des prochaines guerres me glace.

Il ne s’agira plus alors de l’anéantissement d’une nation, mais de celui même de l’humanité. Quatre années de carnage ont suffi à la faillite matérielle du monde, au déséquilibrement des sentiments et des pensées dans les âmes les plus nobles, au retour vers la barbarie et la misère absolues d’un peuple qui était, quoi qu’on raconte à présent, en grande partie européen. On parle du fatalisme, de la résignation slave : à combien de défaites morales ou physiques les peuples vainqueurs ne se sont-ils pas eux-mêmes abandonnés ?


Nous n’avons pas le droit de désespérer de l’avenir humain. Mais le parvenu orgueilleux doit employer tous ses efforts à se rabaisser à sa juste valeur et à sa juste taille. Si, parmi les dons à nous accordés par celui que j’ai appelé ailleurs l’Usurier indulgent, nous ne cultivons pas l’humanité, la bonté, l’amour de la beauté, — termes vagues, — du même élan, du même cœur que l’intelligence et la raison, mots dont on sait le cas que je fais, nous autres aussi nous n’en avons plus pour bien longtemps. La plupart de nos inventions ne sont que des pis-aller lamentables, comme les ailes de ma bête. S’il ne s’allie avec le progrès de l’âme, avec l’ascension intellectuelle et morale, le progrès tout court n’est et ne saurait être qu’un instigateur de discordes, un moteur d’activités déraisonnables, un ferment de cupidités, un tripoteur de mauvais or, donc un fomentateur de guerres, donc, — les guerres, devenant par lui de plus en plus cruelles et ruineuses, — une cause directe de régression, de marche à la mort.

Or, depuis que l’humanité est entrée dans sa propre histoire, il y a eu des hauts et des bas, mais il serait puéril d’affirmer qu’elle ait montré une réelle avidité de cette ascension intellectuelle et morale, indispensable à sa vie. Supputant la valeur des actes et considérant, d’une part, un roi sauvage des autres âges qui mange son prisonnier de guerre, d’autre part Guillaume II et quelques financiers qui bouleversent le monde du seul jeu de leur volonté, je ne puis, quoi qu’il m’en coûte, ne point crier à la décadence. Encore quelques dégringolades de ce genre, et ces pages prendront toute leur valeur, s’il reste encore quelqu’un qui sache lire.

Mon optimisme incorrigible m’inclinerait parfois à croire que l’histoire de l’humanité ne représente qu’un âge ingrat dont la pré-histoire fut l’enfance. Mais toujours s’impose à moi la pensée des millions d’années durant lesquelles la Terre permettra la vie, telle que nous l’imaginons, à ses créatures. Serons-nous capables de tenir le coup, de ne pas laisser tomber le sceptre ?

L’optimisme l’emporte cette fois encore ; je me laisse glisser mollement sur la pente ; et, malgré la tentation, malgré le jeu d’imagination qui se propose en outre, ce n’est pas dans ce livre-ci que je tenterai de prévoir et de décrire L’ÊTRE QUI VIENDRA, ou plutôt qui viendrait, — comme nous croyant en Dieu, comme nous (ou à sa façon) intelligent et raisonnable, — si, jamais, et par notre faute, de nos mains le sceptre venait à tomber.

Chargement de la publicité...