La Chauve-Souris
LIVRE V
L’HIBERNATION ET AUTRES MISÈRES
I
Je n’ai pas la prétention de contribuer au progrès des sciences naturelles par des découvertes sensationnelles et qui renverseraient tout ce qui a été dit ou écrit en sujet semblable. Mais je m’estimerais assez peu consciencieux, si je ne déclarais hautement que nous nous trouvons ici en face d’un champ sans bornes dont toute parcelle est à défricher, et que ce défrichement peut, en mainte occasion, le recouvrir de beaucoup moins de bon blé que de mauvaise herbe. L’observation est traîtresse fatalement, même quand celui qui se passionne pour de telles études possède de bons yeux et une saine raison ; tout ce qui date de plus de quatre-vingts ans peut être tenu, non pour de l’histoire, mais pour de la pré-histoire ou de la légende naturelle.
Quand il s’agit de travaux officiels, les œuvres se succèdent en renouvelant souvent les erreurs des œuvres précédentes ; on y rencontre parfois une réfutation, mais la mise en disponibilité d’une observation hâtive ou de seconde main est rarement remplacée par une précision ou une exactitude. S’il était une science qui ne doive point se fonder sur le blanc et le noir incertains des livres et des rapports, ce serait cependant celle qui fait de la vie terrestre son objet ; or, il semble que l’on ait oublié cela : une copieuse bibliographie au début ou en fin de l’ouvrage, des références, des renvois, des annotations et des citations, et tout le monde, y compris l’auteur, est content.
Les vrais maîtres eux-mêmes ont le tort de ne point prendre garde que le champ qui s’offre à leur activité est, comme je viens de le dire, sans bornes. Ainsi, quand le magnifique Fabre projeta, pour la première fois, d’inoubliables éclairs dans les ténèbres du monde entomologique, il n’en eut pas moins le tort de vouloir trop embrasser ; de procéder de l’inconnu au connaissable, par une méthode en somme scolastique ; de s’occuper résolument de tous les insectes de son hermas et non pas de quelques-uns d’entre eux ; et aussi d’oublier que vérité dans l’hermas de Sérignan pouvait quelquefois être erreur au delà.
En fait, son œuvre si neuve, si belle et si pure, est déjà de la fable en maints passages, et je sais quelques petits enfants des champs qui se sont, par devers moi, inscrits avec raison en faux contre diverses affirmations du maître.
Ma profonde dévotion pour les mérites de ce prodigieux défricheur me fait écrire avec regret de telles phrases. Je ne suis pas un savant officiel et ne prétends pas à passer pour un savant tout court ; mais mon devoir est de m’exprimer de la sorte, désirant montrer combien l’erreur est facile, même pour qui, peu ambitieux, se borne à des faits minimes, constatés expérimentalement durant des ans, et qui veut rester hostile à tout ce qu’il s’est contenté de lire ou d’entendre dire.
Ainsi, un campement hivernal de chauves-souris ne se serait pas fondé entre les volets et les vitres de mon ami landais, que j’aurais écrit sans hésiter ici, en lieu et place de cette digression méthodologique : « Durant les trois mois de la longue torpeur, l’attitude de repos des chauves-souris est indifféremment l’allongée ou la suspendue… » Erreur qui n’eût pas eu, je l’accorde, grande importance dans l’ordre du monde, qui n’eût pas éloigné ou rapproché Sirius de nous, ni modifié le considérable volume de l’étoile Canope. L’essentiel, ici, est de marquer qu’en l’ordre d’études où je me complais, j’ai failli me tromper de la meilleure foi du monde pour une toute petite chose.
C’est uniquement dans la position suspendue que Noctu et ses pareilles savourent ou subissent l’hivernale torpeur. Les crochets des pattes, pouces ou ergots, savent profiter des moindres aspérités de la pierre ou du bois pour s’y fixer confortablement et maintenir la bête en équilibre très stable. Les membranes alaires s’accommodent de façon à voiler parfois presque complètement le museau : le lit a ses rideaux, en somme. Cependant, quand on va observer le campement vers décembre, c’est-à-dire environ deux mois après son occupation, on constate sur le rebord pierreux de la fenêtre quelques chauves-souris allongées le museau entre leurs ailes, comme elles font quand elles dorment pour une heure ou deux dans leur nid d’été.
Le nombre de ces irrégulières croît à mesure que le temps passe ; elles sont douze sur vingt-cinq au milieu d’avril 1911, alors que le printemps commence à darder de chaleureuses flèches sur le bois des volets et que de menus frémissements agitent déjà celles de leurs sœurs qui dormaient suspendues ; en moins de vingt-quatre heures, l’éveil total se produit pour celles-ci ; étirements d’ailes, dérouillement des musculatures et des ossatures, reconnaissances, pépiements et jacasseries ; si le temps se maintient tiède et beau, comme il advint en l’avril de 1911, les chauves-souris qui dormaient suspendues le 13 au soir encore sont toutes reparties le 15, dès le crépuscule, à la conquête hasardeuse de l’amour et de la subsistance. Celles qui dormaient allongées continuent à ne bouger point.
Un doute me vient ; j’ouvre les fenêtres, et je m’aperçois alors qu’elles sont mortes.
Mortes. Mortes et très fragilement momifiées. L’apparence est sauve, aucune odeur de putréfaction ne s’exhale ; mais, touchez la petite chose et la voici qui s’émiette ou même se pulvérise entre vos doigts ; le tissu des membranes alaires n’est plus qu’une poudre aux grains impalpables et l’on ne sait par quel miracle demeurés cohérents ; il laisse contre notre épiderme des traces grisâtres, luisantes et givrées, analogues à celles qu’y feraient les ailes maladroitement et brutalement saisies d’un grand paon de nuit ou d’un sphinx tête-de-mort ; chair, fibres et muscles ne sont également plus que poussière et les os les plus volumineux du minuscule organisme sont eux-mêmes curieusement friables ; les ébrouements et les battements d’ailes des survivantes avant leur départ définitif suffisent souvent à disperser ces restes et à les rayer du monde visible.
Comme s’éteint la lampe où manque l’huile, c’est donc bien d’inanition, pour cause de réserve graisseuse insuffisante, que ces chauves-souris sont mortes, en des âges à coup sûr prématurés souvent. Vieux et moins agiles dès leur quatrième année, moins aptes aux acrobaties de la crépusculaire chasse, il est évident que les vieillards et les vieillardes de la race sont les victimes désignées de l’hécatombe hiémale ; mais, parmi les jeunes, il y a bon nombre de malchanceuses et de malchanceux qui partagent leur sort.
J’imagine ce trépas avec un sentiment d’envie. Hier encore la bête sommeillait profondément, accrochée à du bois ou à de la pierre comme un fruit à son rameau, comme une de ces figues sombres dont elle a quelque peu l’apparence en cette attitude ; la mort est venue si doucement que la petite âme ne l’a pas entendue marcher vers elle ; la chauve-souris s’est détachée de son point d’accrochage ainsi que fait, en sa maturité, le fruit du rameau, mais pour d’autres raisons, et comme si la nature qui lui fomente une si difficile vie lui réservait en compensation une ordinaire mort infiniment dépourvue de noires pensées et de souffrances.