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La Comédie humaine - Volume 11. Scènes de la vie parisienne - Tome 03

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—Madame a défendu de l’éveiller sous quelque prétexte que ce soit, elle s’est couchée, elle dort...

Ah! tiaple, s’écria le baron. Irobe, èle ne se vacherait bas t’abbrentre qu’ele teffient rigissime... Elle héride te sedde milions. Le fieux Copseck ed mord et laisse ces sedde milions, et da maîtresse ed son inique héridière, sa mère édant la brobre niaise te Cobseck..... Che ne boufais bas subssonner qu’ein milionaire, gomme lui, laissâd Esder tans le missèrre...

—Ah! bien, votre règne est bien fini, vieux saltimbanque! lui dit Europe en regardant le baron avec une effronterie digne d’une servante de Molière. Hue! vieux corbeau d’Alsace!... Elle vous aime à peu près comme on aime la peste!... Dieu de Dieu! des millions!... mais elle peut épouser son amant! Oh! sera-t-elle contente!

Et Prudence Servien laissa le baron de Nucingen exactement foudroyé, pour aller annoncer, elle la première! ce coup du sort à sa maîtresse. Le vieillard, ivre de voluptés surhumaines, et qui croyait au bonheur, venait de recevoir une douche d’eau froide sur son amour au moment où il atteignait au plus haut degré d’incandescence.

Ele me drombait... s’écria-t-il les larmes aux yeux. Ele me drombait!... ô Esder... ô ma fie... Bedde que che suis! Te bareilles fleirs groissent-êles chamais pir tes fieillards... Che ne buis ageder te la chênesse!... O mon tié!... que vaire? que tefenir? Ele a reson, cedde grielle Irobe!—Esder rige m’échabbe... vaud-ile hâler se bantre? Qu’ed la fie sans amure?... sans la flâme tifine ti blézir que ch’ai goûdé?... Mon tié...

Et le Loup-cervier s’arracha le faux toupet qu’il mêlait à ses cheveux gris depuis trois mois. Un cri perçant jeté par Europe fit tressaillir Nucingen jusque dans ses entrailles; il se leva, marcha les jambes avinées par la coupe du Désenchantement qu’il venait de vider. Rien ne grise comme le vin du malheur. Dès la porte de la chambre, le malheureux amant aperçut Esther roide sur son lit, bleuie par le poison, morte!... Il alla jusqu’au lit, et tomba sur ses genoux.

Ti has réson, elle l’avait tid!... Ele ed morde te moi...

Paccard, Asie, toute la maison accourut. Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. Il y eut chez les gens un peu d’incertitude. Le baron redevint banquier, il eut un soupçon, et il commit l’imprudence de demander où étaient les sept cent cinquante mille francs de la rente. Paccard, Asie et Europe, se regardèrent alors d’une si singulière manière que monsieur de Nucingen sortit aussitôt, en croyant à un vol et à un assassinat. Europe, qui aperçut un paquet enveloppé dont la mollesse lui révéla des billets de banque sous l’oreiller de sa maîtresse, se mit à l’arranger en morte, dit-elle.

—Va prévenir monsieur, Asie!... Mourir avant d’avoir su qu’elle avait sept millions! Gobseck est l’oncle de feu madame!... s’écria-t-elle.

La manœuvre d’Europe fut saisie par Paccard. Dès qu’Asie eut tourné le dos, Europe décacheta le paquet, sur lequel la pauvre courtisane avait écrit: A remettre à monsieur Lucien de Rubempré! Sept cent cinquante billets de mille francs reluisirent aux yeux de Prudence Servien, qui s’écria:—Ne serait-on pas heureux et honnête pour le restant de ses jours!...

Paccard ne répondit rien: sa nature de voleur fut plus forte que son attachement à Trompe-la-Mort.

—Durut est mort, répondit-il en prenant la somme, mon épaule est encore vierge, décampons ensemble, partageons afin de ne pas mettre tous les œufs dans un panier, et marions-nous.

—Mais où se cacher? dit Prudence.

—Dans Paris, répondit Paccard.

Prudence et Paccard descendirent aussitôt avec la rapidité de deux voleurs.

—Mon enfant, dit Trompe-la-Mort à la Malaise dès qu’elle lui eut dit les premiers mots, trouve une lettre d’Esther pendant que je vais écrire un testament en bonne forme, et tu porteras à Girard le modèle de testament et la lettre, et qu’il se dépêche, il faut glisser le testament sous l’oreiller d’Esther avant qu’on ne mette les scellés ici.

Et il minuta le testament suivant:

«N’ayant jamais aimé dans le monde d’autre personne que monsieur Lucien Chardon de Rubempré, et ayant résolu de mettre fin à mes jours plutôt que de retomber dans le vice et dans la vie infâme d’où sa charité m’a tirée, je donne et lègue audit Lucien Chardon de Rubempré tout ce que je possède au jour de mon décès, à condition de fonder une messe à la paroisse de Saint-Roch à perpétuité pour le repos de celle qui lui a tout donné, même sa dernière pensée.

»Esther Gobseck.»

—C’est assez son style, se dit Trompe-la-Mort.

A sept heures du soir le testament, écrit et cacheté, fut mis par Asie sous le chevet d’Esther.

—Monsieur, dit-elle en remontant avec précipitation, au moment où je sortais de la chambre, la Justice arrivait...

—Tu veux dire le Juge de paix...

—Non, monsieur; il y avait bien le Juge de paix, mais il se trouve accompagné de gendarmes. Le Procureur du Roi et le Juge d’Instruction y sont, les portes sont gardées.

—Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin.

—Tenez, Europe et Paccard n’ont point reparu, j’ai peur qu’ils n’aient effarouché les sept cent cinquante mille francs, lui dit Asie.

—Ah! les canailles!... dit Trompe-la-Mort. Avec cet escamotage, ils nous perdent!...

La justice humaine, et la justice de Paris, c’est-à-dire la plus défiante, la plus spirituelle, la plus habile, la plus instruite de toutes les justices, trop spirituelle même, car elle interprète à chaque instant la loi, mettait enfin la main sur les fils de cette horrible intrigue. Le baron de Nucingen, en reconnaissant les effets du poison, et ne trouvant pas ses sept cent cinquante mille francs, pensa que l’un des personnages odieux qui lui déplaisaient beaucoup, Paccard ou Asie, était coupable du crime. Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de Police. Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. La Préfecture, le Parquet, le Commissaire de police, le Juge de paix, le Juge d’Instruction, tout fut sur pied. A neuf heures du soir, trois médecins mandés assistaient à une autopsie de la pauvre Esther, et les perquisitions commençaient! Trompe-la-Mort, averti par Asie, s’écria:—L’on ne me sait pas ici, je puis me dissimuler! Il s’éleva par le châssis à tabatière de sa mansarde, et fut, avec une agilité sans pareille, debout sur le toit, où il se mit à étudier les alentours avec le sang-froid d’un couvreur.—Bon, se dit-il en apercevant à cinq maisons de là, rue de Provence, un jardin, j’ai mon affaire.

—Tu es servi! Trompe-la-Mort, lui répondit Contenson qui sortit de derrière un tuyau de cheminée. Tu expliqueras à monsieur Camusot quelle messe tu vas dire sur les toits, monsieur l’abbé, mais surtout pourquoi tu te sauvais...

—J’ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera.

—Allons-y par ta mansarde, lui dit Contenson.

Le faux Espagnol eut l’air de céder, mais, après s’être arc-bouté sur l’appui du châssis à tabatière, il prit et lança Contenson avec tant de violence que l’espion alla tomber au milieu du ruisseau de la rue Saint-Georges. Contenson mourut sur son champ d’honneur. Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, où il se mit au lit.

—Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie. Ne crains rien, je suis prêtre et je resterai prêtre. Je viens de me défaire, et naturellement, du seul homme qui pût me démasquer.

A sept heures du soir, la veille, Lucien était parti dans son cabriolet en poste avec un passe-port pris le matin pour Fontainebleau, où il coucha dans la dernière auberge du côté de Nemours. Vers six heures du matin, le lendemain, il s’en alla seul, à pied, dans la forêt où il marcha jusqu’à Bouron.—C’est là, se dit-il, en s’asseyant sur une des roches d’où se découvre le beau paysage de Bouron, l’endroit fatal où Napoléon espéra faire un effort gigantesque, l’avant-veille de son abdication.

Au jour, il entendit le bruit d’une voiture de poste et vit passer un briska où se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu.

—Les voilà, se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui.

Une heure après, la berline où étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaître d’une voiture de voyage élégante; les deux dames avaient demandé qu’on enrayât à la descente de Bouron, et le valet de chambre qui se trouvait derrière fit arrêter la berline. En ce moment, Lucien s’avança.

—Clotilde! cria-t-il en frappant à la glace.

—Non, dit la jeune duchesse à son amie, il ne montera pas dans la voiture, et nous ne serons pas seules avec lui, ma chère. Ayez un dernier entretien avec lui, j’y consens: mais ce sera sur la route où nous irons à pied, suivies de Baptiste..... La journée est belle, nous sommes bien vêtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra...

Et les deux femmes descendirent.

—Baptiste, dit la jeune duchesse, le postillon ira tout doucement, nous voulons faire un peu de chemin à pied, et vous nous accompagnerez.

Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. Ils allèrent ensemble ainsi jusqu’au petit village de Grey. Il était alors huit heures, et là, Clotilde congédia Lucien.

—Eh! bien, mon ami, dit-elle en terminant avec noblesse ce long entretien, je ne me marierai jamais qu’avec vous. J’aime mieux croire en vous qu’aux hommes, à mon père et à ma mère... On n’a jamais donné de si forte preuve d’attachement, n’est-ce pas?... Maintenant tâchez de dissiper les préventions fatales qui pèsent sur vous...

On entendit alors le galop de plusieurs chevaux, et la gendarmerie, au grand étonnement des deux dames, entoura le petit groupe.

—Que voulez-vous?... dit Lucien avec l’arrogance du dandy.

—Vous êtes monsieur Lucien de Rubempré? dit le Procureur du roi de Fontainebleau.

—Oui, monsieur.

—Vous irez coucher ce soir, à la Force, répondit-il, j’ai un mandat d’amener décerné contre vous.

—Qui sont ces dames?... s’écria le brigadier.

—Ah! oui, pardon, mesdames, vos passe-ports? car monsieur Lucien a des accointances, selon mes instructions, avec des femmes qui sont capables de...

—Vous prenez la duchesse de Lenoncourt pour une fille? dit Madeleine en jetant un regard de duchesse au Procureur du Roi. Baptiste, montrez nos passe-ports...

—Et de quel crime est accusé monsieur? dit Clotilde que la duchesse voulait faire remonter en voiture.

—D’un vol et d’un assassinat, répondit le brigadier de la gendarmerie.

Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complétement évanouie dans la berline.

A minuit, Lucien entrait à la Force où il fut mis au secret. L’abbé Carlos Herrera s’y trouvait de la veille, au soir.

FIN DU ONZIÈME VOLUME.

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