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La Comédie humaine - Volume 11. Scènes de la vie parisienne - Tome 03

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CHEF DE DIVISION.

«Monsieur le baron Flamet de La Billardière (Athanase-Jean-François-Michel), ancien Grand-Prévôt du département de la Corrèze, Gentilhomme ordinaire de la Chambre, Maître des requêtes en service extraordinaire, Président du grand Collége du département de la Dordogne, Officier de la Légion-d’Honneur, chevalier de Saint-Louis et des Ordres étrangers du Christ, d’Isabelle, de Saint-Wladimir, etc., Membre de l’Académie du Gers et de plusieurs autres Sociétés savantes, Vice-président de la Société des Bonnes-Lettres, Membre de l’Association de Saint-Joseph, et de la Société des prisons, l’un des Maires de Paris, etc., etc.»

Ce personnage, qui prenait un si grand développement typographique, occupait alors cinq pieds six pouces sur trente-six lignes de large dans un lit, la tête ornée d’un bonnet de coton serré par des rubans couleur feu, visité par l’illustre Desplein, chirurgien du Roi, et par le jeune docteur Bianchon, flanqué de deux vieilles parentes, environné de fioles, linges, remèdes et autres instruments mortuaires, guetté par le curé de Saint-Roch qui lui insinuait de penser à son salut. Son fils Benjamin de La Billardière demandait tous les matins aux deux docteurs:—Croyez-vous que j’aie le bonheur de conserver mon père? Le matin même l’héritier avait fait une transposition en mettant le mot malheur à la place du mot bonheur.

Or, la Division La Billardière était située par soixante et onze marches de longitude sous la latitude des mansardes dans l’océan ministériel d’un magnifique hôtel, au nord-est d’une cour, où jadis étaient des écuries, alors occupées par la Division Clergeot. Un palier séparait les deux bureaux, dont les portes étaient étiquetées, le long d’un vaste corridor éclairé par des jours de souffrance. Les cabinets et antichambres de messieurs Rabourdin et Baudoyer étaient au-dessous, au deuxième étage. Après celui de Rabourdin se trouvaient l’antichambre, le salon et les deux cabinets de monsieur La Billardière.

Au premier étage, coupé en deux par un entresol, était le logement et le bureau de monsieur Eugène de La Brière, personnage occulte et puissant qui sera décrit en quelques phrases, car il mérite bien une parenthèse. Ce jeune homme fut, pendant tout le temps que dura le Ministère, secrétaire particulier du ministre. Aussi son appartement communiquait-il par une porte dérobée au cabinet réel de Son Excellence, car après le cabinet de travail il y en avait un autre en harmonie avec les grands appartements où Son Excellence recevait, afin de pouvoir conférer tour à tour avec son secrétaire particulier sans témoins, et avec de grands personnages sans son secrétaire. Un secrétaire particulier est au ministre ce que des Lupeaulx était au ministère. Entre le jeune La Brière et des Lupeaulx, il y avait la différence de l’aide-de-camp au chef d’état-major. Cet apprenti-ministre décampe et reparaît quelquefois avec son protecteur. Si le ministre tombe avec la faveur royale ou avec des espérances parlementaires, il emmène son secrétaire pour le ramener; sinon il le met au vert en quelque pâturage administratif, à la Cour des Comptes, par exemple, cette auberge où les secrétaires attendent que l’orage se dissipe. Ce jeune homme n’est pas précisément un homme d’État mais c’est un homme politique, et quelquefois la politique d’un homme. Quand on pense au nombre infini de lettres qu’il doit décacheter et lire, outre ses occupations, n’est-il pas évident que dans un état monarchique on payerait cette utilité bien cher. Une victime de ce genre coûte à Paris entre dix et vingt mille francs; mais le jeune homme profite des loges, des invitations et des voitures ministérielles. L’empereur de Russie serait très-heureux d’avoir pour cinquante mille francs par an, un de ces aimables caniches constitutionnels, si doux, si bien frisés, si caressants, si dociles, si merveilleusement dressés, de bonne garde, et.... fidèles! Mais le secrétaire particulier ne vient, ne s’obtient, ne se découvre, ne se développe que dans les bureaux d’un gouvernement représentatif. Dans la monarchie vous n’avez que des courtisans et des serviteurs; tandis qu’avec une Charte vous êtes servi, flatté, caressé par des hommes libres. Les ministres, en France, sont donc plus heureux que les femmes et que les rois: ils ont quelqu’un qui les comprend. Peut-être faut-il plaindre les secrétaires particuliers à l’égal des femmes et du papier blanc: ils souffrent tout. Comme la femme chaste, ils doivent n’avoir de talent qu’en secret, et pour leurs ministres. S’ils ont du talent en public, ils sont perdus. Un secrétaire particulier est donc un ami donné par le Gouvernement. Revenons aux Bureaux?

Trois garçons vivaient en paix à la Division La Billardière, à savoir: un garçon pour les deux bureaux, un autre commun aux deux chefs, et celui du directeur de la Division, tous trois chauffés et habillés par l’État, portant cette livrée si connue, bleu de roi à liserés rouges en petite tenue, et pour la grande larges galons bleus, blancs et rouges. Celui de La Billardière avait une tenue d’huissier. Pour flatter l’amour-propre du cousin d’un ministre, le Secrétaire-général avait toléré cet empiétement qui d’ailleurs ennoblissait l’Administration. Véritables piliers de ministères, experts des coutumes bureaucratiques, ces garçons, sans besoins, bien chauffés, vêtus aux dépens de l’État, riches de leur sobriété, sondaient jusqu’au vif les employés; ils n’avaient d’autre moyen de se désennuyer que de les observer, d’étudier leurs manies; aussi savaient-ils à quel point ils pouvaient s’avancer avec eux dans le prêt, faisant d’ailleurs leurs commissions avec la plus entière discrétion, allant engager ou dégager au Mont-de-Piété, achetant les reconnaissances, prêtant sans intérêt; mais aucun employé ne prenait d’eux la moindre somme sans rendre une gratification, les sommes étaient légères, et il s’ensuivait des placements dits à la petite semaine. Ces serviteurs sans maîtres avaient neuf cents francs d’appointements; les étrennes et gratifications portaient ces émoluments à douze cents francs, et ils étaient en position d’en gagner presque autant avec les employés, car les déjeuners de ceux qui déjeunaient leur passaient par les mains. Dans certains ministères, le concierge apprêtait ces déjeuners. La conciergerie du ministère des Finances avait autrefois valu près de quatre mille francs au gros père Thuillier, dont le fils était un des employés de la Division La Billardière. Les garçons trouvaient quelquefois dans leur paume droite des pièces de cent sous glissées par des solliciteurs pressés, et reçues avec une rare impassibilité. Les plus anciens ne portent la livrée de l’État qu’au Ministère, et sortent en habit bourgeois.

Celui des Bureaux, le plus riche d’ailleurs, exploitait la masse des employés. Homme de soixante ans, ayant des cheveux blancs taillés en brosse, trapu, replet, le cou d’un apoplectique, un visage commun et bourgeonné, des yeux gris, une bouche de poêle, tel est le profil d’Antoine, le plus vieux garçon du Ministère. Antoine avait fait venir des Échelles en Savoie et placé ses deux neveux, Laurent et Gabriel, l’un auprès des chefs, l’autre auprès du directeur. Taillés en plein drap, comme leur oncle: trente à quarante ans, physionomie de commissionnaire, receveurs de contremarques le soir à un Théâtre royal, places obtenues par l’influence de La Billardière, ces deux Savoyards étaient mariés à d’habiles blanchisseuses de dentelles qui reprisaient aussi les cachemires. L’oncle non marié, ses neveux et leurs femmes vivaient tous ensemble, et beaucoup mieux que la plupart des Sous-chefs. Gabriel et Laurent, ayant à peine dix ans de place, n’étaient pas arrivés à mépriser le costume du gouvernement; ils sortaient en livrée, fiers comme des auteurs dramatiques après un succès d’argent. Leur oncle, qu’ils servaient avec fanatisme et qui leur paraissait un homme subtil, les initiait lentement aux mystères du métier. Tous trois venaient ouvrir les Bureaux, les nettoyaient entre sept et huit heures, lisaient les journaux ou politiquaient à leur manière sur les affaires de la Division avec d’autres garçons, échangeant entre eux leurs renseignements respectifs. Aussi, comme les domestiques modernes qui savent parfaitement bien les affaires de leurs maîtres, étaient-ils dans le Ministère comme des araignées au centre de leur toile, ils y sentaient la plus légère commotion.

Le jeudi matin, lendemain de la soirée ministérielle et de la soirée Rabourdin, au moment où l’oncle se faisait la barbe assisté de ses deux neveux dans l’antichambre de la Division, au second étage, ils furent surpris par l’arrivée imprévue d’un employé.

—C’est monsieur Dutocq, dit Antoine, je le reconnais à son pas de filou. Il a toujours l’air de patiner cet homme-là! Il tombe sur votre dos sans qu’on sache par où il est venu. Hier, contre son habitude, il est resté le dernier dans le Bureau de la Division, excès qui ne lui est pas arrivé trois fois depuis qu’il est au Ministère.

Trente-huit ans, un visage oblong à teint bilieux, des cheveux gris crépus, toujours taillés ras; un front bas, d’épais sourcils qui se rejoignaient, un nez tordu, des lèvres pincées, des yeux vert-clair qui fuyaient le regard du prochain, une taille élevée, l’épaule droite légèrement plus forte que l’autre; habit brun, gilet noir, cravate de foulard, pantalon jaunâtre, bas de laine noir, souliers à nœuds barbotants: vous voyez monsieur Dutocq, commis d’ordre du bureau Rabourdin. Incapable et flâneur, il haïssait son chef. Rien de plus naturel. Rabourdin n’avait aucun vice à flatter, aucun côté mauvais par où Dutocq aurait pu se rendre utile. Beaucoup trop noble pour nuire à un employé, il était aussi trop perspicace pour se laisser abuser par aucun semblant. Dutocq n’existait donc que par la générosité de Rabourdin et désespérait de tout avancement tant que ce chef mènerait la Division. Quoique se sentant sans moyens pour occuper la place supérieure, Dutocq connaissait assez les Bureaux pour savoir que l’incapacité n’empêche point d’émarger, il en serait quitte pour chercher un Rabourdin parmi ses rédacteurs. L’exemple de la Billardière était frappant et funeste. La méchanceté combinée avec l’intérêt personnel équivaut à beaucoup d’esprit; très-méchant et très-intéressé, cet employé avait donc tâché de consolider sa position en se faisant l’espion des Bureaux. Dès 1816, il prit une couleur religieuse très-foncée en pressentant la faveur dont jouiraient les gens que, dans ce temps, les niais comprenaient tous indistinctement sous le nom de Jésuites. Appartenant à la Congrégation sans être admis à ses mystères, Dutocq allait d’un bureau à l’autre, explorait les consciences en disant des gaudrioles, et venait paraphraser ses rapports à des Lupeaulx, qu’il instruisait des plus petits événements. Aussi le Secrétaire-général étonnait-il souvent le ministre par sa profonde connaissance des affaires intimes. Bonneau tout de bon de ce Bonneau politique, Dutocq briguait l’honneur des secrets messages de des Lupeaulx, qui tolérait cet homme immonde en pensant que le hasard pouvait le lui rendre utile, ne fût-ce qu’à le tirer de peine, lui ou quelque grand personnage, par un honteux mariage. L’un et l’autre ils se comprenaient bien. Dutocq comptait sur cette bonne fortune, en y voyant une bonne place, et il restait garçon. Dutocq avait succédé à monsieur Poiret l’aîné, retiré dans une pension bourgeoise, et mis à la retraite en 1814, époque à laquelle il y eut de grandes réformes parmi les employés. Il demeurait à un cinquième étage, rue Saint-Louis-Saint-Honoré, près du Palais-Royal, dans une maison à allée. Passionné pour les collections de vieilles gravures, il voulait avoir tout Rembrandt et tout Charlet, tout Sylvestre, Audran, Callot, Albrecht Durer, etc. Comme la plupart des gens à collections et ceux qui font eux-mêmes leur ménage, il prétendait acheter les choses à bon marché. Il vivait dans une pension rue de Beaune, et passait la soirée dans le Palais-Royal, allant parfois au spectacle, grâce à du Bruel, qui lui donnait un billet d’auteur par semaine. Un mot sur du Bruel.

Quoique suppléé par Sébastien auquel il abandonnait la pauvre indemnité que vous savez, du Bruel venait cependant au Bureau, mais uniquement pour se croire, pour se dire Sous-Chef et toucher des appointements. Il faisait les petits théâtres dans le feuilleton d’un journal ministériel, où il écrivait aussi les articles demandés par les ministres: position connue, définie et inattaquable. Du Bruel ne manquait d’ailleurs à aucune des petites ruses diplomatiques qui pouvaient lui concilier la bienveillance générale. Il offrait une loge à madame Rabourdin à chaque première représentation, la venait chercher en voiture et la ramenait, attention à laquelle elle se montrait sensible. Aussi, Rabourdin, très-tolérant et très-peu tracassier avec ses employés, le laissait-il aller à ses répétitions, venir à ses heures, et travailler à ses vaudevilles. Monsieur le duc de Chaulieu savait du Bruel occupé d’un roman qui devait lui être dédié. Vêtu avec le laissez-aller du vaudevilliste, le Sous-Chef portait le matin un pantalon à pied, des souliers-chaussons, un gilet mis à la réforme, une redingote olive et une cravate noire. Le soir, il avait un costume élégant, car il visait au gentleman. Du Bruel demeurait, et pour cause, dans la maison de Florine, une actrice pour laquelle il écrivit des rôles. Florine logeait alors dans la maison de Tullia, danseuse plus remarquable par sa beauté que par son talent. Ce voisinage permettait au Sous-Chef de voir souvent le duc de Rhétoré, fils aîné du duc de Chaulieu, favori de Charles X. Le duc de Chaulieu avait fait obtenir à du Bruel la croix de la Légion-d’Honneur, après une onzième pièce de circonstance. Du Bruel, ou si vous voulez, Cursy travaillait en ce moment à une pièce en cinq actes pour les Français. Sébastien aimait beaucoup du Bruel, il recevait de lui quelques billets de parterre, et applaudissait avec la foi du jeune âge aux endroits que du Bruel lui signalait comme douteux; Sébastien le regardait comme un grand écrivain. Ce fut à Sébastien que du Bruel dit, le lendemain de la première représentation d’un vaudeville produit, comme tous les vaudevilles, par trois collaborateurs, et où l’on avait sifflé dans quelques endroits:—Le public a reconnu les scènes faites à deux.

—Pourquoi ne travaillez-vous pas seul? répondit naïvement Sébastien.

Il y avait d’excellentes raisons pour que du Bruel ne travaillât pas seul. Il était le tiers d’un auteur. Un auteur dramatique, comme peu de personnes le savent, se compose: d’abord d’un homme à idées, chargé de trouver les sujets et de construire la charpente ou scenario du vaudeville; puis d’un piocheur, chargé de rédiger la pièce; enfin d’un homme-mémoire, chargé de mettre en musique les couplets, d’arranger les chœurs et les morceaux d’ensemble, de les chanter, de les superposer à la situation. L’homme-mémoire fait aussi la recette, c’est-à-dire veille à la composition de l’affiche, en ne quittant pas le directeur qu’il n’ait indiqué pour le lendemain une pièce de la société. Du Bruel, vrai Piocheur, lisait au Bureau les livres nouveaux, en extrayait les mots spirituels et les enregistrait pour en émailler son dialogue. Cursy (son nom de guerre) était estimé par ses collaborateurs, à cause de sa parfaite exactitude; avec lui, sûr d’être compris, l’Homme aux sujets pouvait se croiser les bras. Les employés de la Division aimaient assez le vaudevilliste pour aller en masse à ses pièces et les soutenir, car il méritait le titre de bon enfant. La main leste à la poche, ne se faisant jamais tirer l’oreille pour payer des glaces ou du punch, il prêtait cinquante francs sans jamais les redemander. Possédant une maison de campagne à Aulnay, rangé, plaçant son argent, du Bruel avait, outre les quatre mille cinq cents de sa place, douze cents de pension sur la Liste Civile et huit cents sur les cent mille écus d’encouragement aux Arts votés par la Chambre. Ajoutez à ces divers produits neuf mille francs gagnés par les quarts, les tiers, les moitiés de vaudevilles à trois théâtres différents, et vous comprendrez qu’au physique, il fût gros, gras, rond et montrât une figure de bon propriétaire. Au moral, amant de cœur de Tullia, du Bruel se croyait préféré, comme toujours, au brillant duc de Rhétoré, l’amant en titre.

Dutocq n’avait pas vu sans effroi ce qu’il nommait la liaison de des Lupeaulx avec madame Rabourdin, et sa rage sourde s’en était accrue. D’ailleurs, il avait un œil trop fureteur pour ne pas avoir deviné que Rabourdin s’adonnait à un grand travail en dehors de ses travaux officiels, et il se désespérait de n’en rien savoir, tandis que le petit Sébastien était, en tout ou en partie, dans le secret. Dutocq avait essayé de se lier avec monsieur Godard, Sous-chef de Baudoyer, collègue de du Bruel, et il y était parvenu. La haute estime dans laquelle Dutocq tenait Baudoyer avait ménagé son accointance avec Godard; non que Dutocq fût sincère, mais en vantant Baudoyer et ne disant rien de Rabourdin, il satisfaisait sa haine à la manière des petits esprits.

Joseph Godard, cousin de Mitral par sa mère, avait fondé sur cette parenté avec Baudoyer, quoiqu’assez éloignée, des prétentions à la main de mademoiselle Baudoyer; conséquemment, à ses yeux, Baudoyer brillait comme un génie. Il professait une haute estime pour Élisabeth et madame Saillard, sans s’être encore aperçu que madame Baudoyer mitonnait Falleix pour sa fille. Il apportait à mademoiselle Baudoyer de petits cadeaux, des fleurs artificielles, des bonbons au jour de l’an, de jolies boîtes à ses jours de fête. Agé de vingt-six ans, travailleur sans portée, rangé comme une demoiselle, monotone et apathique, ayant les cafés, le cigare et l’équitation en horreur, couché régulièrement à dix heures du soir et levé à sept, doué de plusieurs talents de société, jouant des contredanses sur le flageolet, ce qui l’avait mis en grande faveur chez les Saillard et les Baudoyer, fifre dans la Garde nationale pour ne point passer les nuits au corps-de-garde, Godard cultivait surtout l’histoire naturelle. Ce garçon faisait des collections de minéraux et de coquillages, savait empailler les oiseaux, emmagasinait dans sa chambre un tas de curiosités achetées à bon marché: des pierres à paysages, des modèles de palais en liége, des pétrifications de la Fontaine Saint-Allyre à Clermont (Auvergne), etc. Il accaparait tous les flacons de parfumerie pour mettre ses échantillons de baryte, ses sulfates, sels, magnésie, coraux, etc. Il entassait des papillons dans des cadres, et sur les murs des parasols de la Chine, des peaux de poissons séchées. Il demeurait chez sa sœur, fleuriste, rue de Richelieu. Quoique très-admiré par les mères de famille, ce jeune homme modèle était méprisé par les ouvrières de sa sœur, et surtout par la demoiselle du comptoir, qui pendant long-temps avait espéré l’enganter. Maigre et fluet, de taille moyenne, les yeux cernés, ayant peu de barbe, tuant, comme disait Bixiou, les mouches au vol, Joseph Godard avait peu de soin de lui-même: ses habits étaient mal taillés, ses pantalons larges formaient le sac; il portait des bas blancs par toutes les saisons, un chapeau à petits bords et des souliers lacés. Assis au bureau, dans un fauteuil de canne, percé au milieu du siége et garni d’un rond en maroquin vert, il se plaignait beaucoup de ses digestions. Son principal vice était de proposer des parties de campagne, le dimanche dans la belle saison, à Montmorency, des dîners sur l’herbe, et d’aller prendre du laitage sur le boulevard du Mont-Parnasse. Depuis six mois Dutocq commençait à aller de loin en loin chez mademoiselle Godard, espérant faire quelques affaires dans cette maison, y découvrir quelque trésor femelle.

Ainsi, dans les Bureaux, Baudoyer avait en Dutocq et Godard deux prôneurs. Monsieur Saillard, incapable de juger Dutocq, lui faisait parfois de petites visites au Bureau. Le jeune La Billardière, mis surnuméraire chez Baudoyer, était de ce parti. Les têtes fortes riaient beaucoup de cette alliance entre ces incapacités. Baudoyer, Godard et Dutocq avaient été surnommés par Bixiou la Trinité sans Esprit, et le petit La Billardière l’Agneau pascal.

—Vous vous êtes levé matin, dit Antoine à Dutocq en prenant un air riant.

—Et vous, Antoine, répondit Dutocq, vous voyez bien que les journaux arrivent quelquefois plus tôt que vous ne nous les donnez.

—Aujourd’hui, par hasard, dit Antoine sans se déconcerter, ils ne sont jamais venus deux fois de suite à la même heure.

Les deux neveux se regardèrent à la dérobée comme pour se dire, en admirant leur oncle:—Quel toupet!

—Quoiqu’il me rapporte deux sous par déjeuner, dit en murmurant Antoine quand il entendit Dutocq fermer la porte, j’y renoncerais bien pour ne plus l’avoir dans notre Division.

—Ah! vous n’êtes pas le premier aujourd’hui, monsieur Sébastien, dit un quart d’heure après Antoine au surnuméraire.

—Qui donc est arrivé? demanda le pauvre enfant en pâlissant.

—Monsieur Dutocq, répondit l’huissier Laurent.

Les natures vierges ont plus que toutes les autres un inexplicable don de seconde vue dont la cause gît peut-être dans la pureté de leur appareil nerveux en quelque sorte neuf. Sébastien avait donc deviné la haine de Dutocq contre son vénéré Rabourdin. Aussi à peine Laurent eut-il prononcé ce nom, que, saisi par un horrible pressentiment, il s’écria:—Je m’en doutais! et il s’élança dans le corridor avec la rapidité d’une flèche.

—Il y aura du grabuge dans les Bureaux! dit Antoine en branlant sa tête blanchie et endossant son costume officiel. On voit bien que monsieur le baron rend ses comptes à Dieu... oui, madame Gruget, sa garde, m’a dit qu’il ne passerait pas la journée. Vont-ils se remuer ici! Le vont-ils! Allez voir si tous les poêles ronflent bien, vous autres! Sabre de bois, notre monde va nous tomber sur le dos.

—C’est vrai, dit Laurent, que ce pauvre petit jeune homme a eu un fameux coup de soleil en apprenant que ce jésuite de monsieur Dutocq l’avait devancé.

—Moi j’ai beau lui dire, car enfin on doit la vérité à un bon employé, et ce que j’appelle un bon employé, c’est un employé comme ce petit qui donne recta ses dix francs au jour de l’an, reprit Antoine. Je lui dis donc: Plus vous en ferez, plus on vous en demandera et l’on vous laissera sans avancement! Eh! bien, il ne m’écoute pas, il se tue à rester jusqu’à cinq heures, une heure de plus que tout le monde (il hausse les épaules). C’est des bêtises, on n’arrive pas comme ça!... A preuve qu’il n’est pas encore question d’appointer ce pauvre enfant qui ferait un bon employé. Après deux ans! ça scie le dos, parole d’honneur.

—Monsieur Rabourdin aime monsieur Sébastien, dit Laurent.

—Mais monsieur Rabourdin n’est pas ministre, reprit Antoine, et il fera chaud quand il le sera, les poules auront des dents, il est bien trop... Suffit! Quand je pense que je porte à émarger l’état des appointements à des farceurs qui restent chez eux, et qui y font ce qu’ils veulent, tandis que ce petit Laroche se crève, je me demande si Dieu pense aux Bureaux! Et qu’est-ce qu’ils vous donnent, ces protégés de monsieur le maréchal, de monsieur le duc? ils vous remercient: (il fait un signe de tête protecteur) «Merci, mon cher Antoine!» Tas de faignants, travaillez donc! ou vous serez cause d’une révolution. Fallait voir s’il y avait de ces giries-là sous monsieur Robert Lindet; car, moi tel que vous me voyez, je suis entré dans cette baraque sous Robert Lindet. Et sous lui, l’employé travaillait! Fallait voir tous ces gratte-papier jusqu’à minuit, les poêles éteints, sans seulement s’en apercevoir; mais c’est qu’aussi la guillotine était là!... et, c’est pas pour dire, mais c’était autre chose que de les pointer, comme aujourd’hui, quand ils arrivent tard.

—Père Antoine, dit Gabriel, puisque vous êtes causeur ce matin, quelle idée, là, vous faites-vous de l’employé?

—C’est, répondit gravement Antoine, un homme qui écrit, assis dans un Bureau. Qu’est-ce que je dis donc là? Sans les employés, que serions-nous? Allez donc voir à vos poêles et ne parlez jamais en mal des employés, vous autres! Gabriel, le poêle du grand bureau tire comme un diable, il faut tourner un peu la clef.

Antoine se plaça sur le palier, à un endroit d’où il pouvait voir déboucher les employés de dessous la porte-cochère; il connaissait tous ceux du Ministère et les observait dans leur allure, en remarquant les différences que présentaient leurs mises. Avant d’entrer dans le drame, il est nécessaire de peindre ici la silhouette des principaux acteurs de la Division La Billardière qui fourniront d’ailleurs quelques variétés du Genre Commis et justifieront non-seulement les observations de Rabourdin, mais encore le titre de cette Étude, essentiellement parisienne. En effet, ne vous y trompez pas! Sous le rapport des misères et de l’originalité, il y a employés et employés, comme il y a fagots et fagots. Distinguez surtout l’employé de Paris de l’employé de province. En province, l’employé se trouve heureux: il est logé spacieusement, il a un jardin, il est généralement à l’aise dans son bureau; il boit de bon vin, à bon marché, ne consomme pas de filet de cheval, et connaît le luxe du dessert. Au lieu de faire des dettes, il fait des économies. Sans savoir précisément ce qu’il mange, tout le monde vous dira qu’il ne mange pas ses appointements! S’il est garçon, les mères de famille le saluent quand il passe; et, s’il est marié, sa femme et lui vont au bal chez le receveur général, chez le préfet, le sous-préfet, l’intendant. On s’occupe de son caractère, il a des bonnes fortunes, il se fait une renommée d’esprit, il a des chances pour être regretté, toute une ville le connaît, s’intéresse à sa femme, à ses enfants. Il donne des soirées; et, s’il a des moyens, un beau-père dans l’aisance, il peut devenir député. Sa femme est surveillée par le méticuleux espionnage des petites villes, et s’il est malheureux dans son intérieur, il le sait; tandis qu’à Paris un employé peut n’en rien savoir. Enfin, l’employé de province est quelque chose, tandis que l’employé de Paris est à peine quelqu’un.

Le premier qui vint après Sébastien était un rédacteur du Bureau Rabourdin, honorable père de famille, nommé monsieur Phellion. Il devait à la protection de son Chef une demi-bourse au collége Henri IV pour chacun de ses deux garçons: faveur bien placée, car Phellion avait encore une fille élevée gratis dans un pensionnat où sa femme donnait des leçons de piano, où il faisait une classe d’histoire et de géographie pendant la soirée. Homme de quarante-cinq ans, sergent-major de sa compagnie dans la Garde nationale, très-compatissant en paroles, mais hors d’état de donner un liard, le commis-rédacteur demeurait rue du Faubourg-Saint-Jacques, non loin des Sourds-Muets, dans une maison à jardin où son local (style Phellion) ne coûtait que quatre cents francs. Fier de sa place, heureux de son sort, il s’appliquait à servir le Gouvernement, se croyait utile à son pays, et se vantait de son insouciance en politique, où il ne voyait jamais que LE POUVOIR. Monsieur Rabourdin faisait plaisir à Phellion en le priant de rester une demi-heure de plus pour achever quelque travail, et il disait alors aux demoiselles La Grave, car il dînait rue Notre-Dame-des-Champs dans le pensionnat où sa femme professait la musique:—«Mesdemoiselles, les affaires ont exigé que je restasse au Bureau. Quand on appartient au gouvernement on n’est pas son maître!» Il avait composé des livres par demandes et par réponses, à l’usage des pensionnats de jeunes demoiselles. Ces petits traités substantiels, comme il les nommait, se vendaient chez le libraire de l’Université, sous le nom de Catéchisme historique et géographique. Se croyant obligé d’offrir à madame Rabourdin un exemplaire papier vélin, relié en maroquin rouge, de chaque nouveau catéchisme, il les apportait en grande tenue: culotte de soie, bas de soie, souliers à boucles d’or, etc. Monsieur Phellion recevait le jeudi soir, après le coucher des pensionnaires, il donnait de la bière et des gâteaux. On jouait la bouillotte à cinq sous la cave. Malgré cette médiocre mise, par certains jeudis enragés, monsieur Laudigeois, employé à la Mairie, perdait ses dix francs. Tendu de papier vert américain à bordures rouges, ce salon était décoré des portraits du Roi, de la Dauphine et de Madame, des deux gravures de Mazeppa d’après Horace Vernet, de celle du Convoi du pauvre d’après Vigneron, «tableau sublime de pensée, et qui, selon Phellion, devait consoler les dernières classes de la société en leur prouvant qu’elles avaient des amis plus dévoués que les hommes et dont les sentiments allaient plus loin que la tombe!» A ces paroles, vous devinez l’homme qui tous les ans conduisait, le jour des Morts, au cimetière de l’Ouest ses trois enfants auxquels il montrait les vingt mètres de terre achetés à perpétuité, dans lesquels son père et la mère de sa femme avaient été enterrés. «Nous y viendrons tous,» leur disait-il pour les familiariser avec l’idée de la mort. L’un de ses plus grands plaisirs consistait à explorer les environs de Paris, il s’en était donné la carte. Possédant déjà à fond Antony, Arcueil, Bièvre, Fontenay-aux-Roses, Aulnay, si célèbre par le séjour de plusieurs grands écrivains, il espérait avec le temps connaître toute la partie ouest des environs de Paris. Il destinait son fils aîné à l’Administration et le second à l’École Polytechnique. Il disait souvent à son aîné: «Quand tu auras l’honneur d’être employé par le Gouvernement!» mais il lui soupçonnait une vocation pour les sciences exactes qu’il essayait de réprimer, en se réservant de l’abandonner à lui-même, s’il y persistait. Phellion n’avait jamais osé prier monsieur Rabourdin de lui faire l’honneur de dîner chez lui, quoiqu’il eût regardé ce jour comme un des plus beaux de sa vie. Il disait que s’il pouvait laisser un de ses fils marchant sur les traces d’un Rabourdin, il mourrait le plus heureux père du monde. Il rebattait si bien l’éloge de ce digne et respectable Chef aux oreilles des demoiselles La Grave, qu’elles désiraient voir le grand Rabourdin comme un jeune homme peut souhaiter de voir monsieur de Châteaubriand.—«Elles eussent été bien heureuses, disaient-elles, d’avoir sa demoiselle à élever!» Quand, par hasard, la voiture du ministre sortait ou rentrait, qu’il y eût ou non du monde, Phellion se découvrait très-respectueusement, et prétendait que la France en irait bien mieux si tout le monde honorait assez le pouvoir pour l’honorer jusque dans ses insignes. Quand Rabourdin le faisait venir en bas pour lui expliquer un travail, Phellion tendait son intelligence, il écoutait les moindres paroles du chef comme un dilettante écoute un air aux Italiens. Silencieux au Bureau, les pieds en l’air sur un pupitre de bois et ne les bougeant point, il étudiait sa besogne en conscience. Il s’exprimait dans sa correspondance administrative avec une gravité religieuse, prenait tout au sérieux, et appuyait sur les ordres transmis par le ministre au moyen de phrases solennelles. Cet homme, si ferré sur les convenances, avait eu un désastre dans sa carrière de rédacteur, et quel désastre! Malgré le soin extrême avec lequel il minutait, il lui était arrivé de laisser échapper une phrase ainsi conçue: Vous vous rendrez aux lieux indiqués, avec les papiers nécessaires. Heureux de pouvoir rire aux dépens de cette innocente créature, les expéditionnaires étaient allés consulter à son insu Rabourdin, qui songeant au caractère de son rédacteur, ne put s’empêcher de rire, et modifia la phrase en marge par ces mots: Vous vous rendrez sur le terrain avec toutes les pièces indiquées. Phellion, à qui l’on vint montrer la correction, l’étudia, pesa la différence des expressions, ne craignit pas d’avouer qu’il lui aurait fallu deux heures pour trouver ces équivalents, et s’écria: «Monsieur Rabourdin est un homme de génie!» Il pensa toujours que ses collègues avaient manqué de procédés à son égard en recourant si promptement au Chef; mais il avait trop de respect dans la hiérarchie pour ne pas reconnaître leur droit d’y recourir, d’autant plus qu’alors il était absent; cependant, à leur place, il aurait attendu, la circulaire ne pressait pas. Cette affaire lui fit perdre le sommeil pendant quelques nuits. Quand on voulait le fâcher, on n’avait qu’à faire allusion à la maudite phrase en lui disant quand il sortait:—«Avez-vous les papiers nécessaires?» Le digne rédacteur se retournait, lançait un regard foudroyant aux employés, et leur répondait:—«Ce que vous dites me semble fort déplacé, messieurs.» Il y eut un jour à ce sujet une querelle si forte que Rabourdin fut obligé d’intervenir et de défendre aux employés de rappeler cette phrase. Monsieur Phellion avait une figure de bélier pensif, peu colorée, marquée de la petite vérole, de grosses lèvres pendantes, les yeux d’un bleu clair, une taille au-dessus de la moyenne. Propre sur lui comme doit l’être un maître d’histoire et de géographie obligé de paraître devant de jeunes demoiselles, il portait de beau linge, un jabot plissé, gilet de casimir noir ouvert, laissant voir des bretelles brodées par sa fille, un diamant à sa chemise, habit noir, pantalon bleu. Il adoptait l’hiver le carrik noisette à trois collets et avait une canne plombée nécessitée par la profonde solitude de quelques parties de son quartier. Il s’était déshabitué de priser et citait cette réforme comme un exemple frappant de l’empire qu’un homme peut prendre sur lui-même. Il montait les escaliers lentement, car il craignait un asthme, ayant ce qu’il appelait la poitrine grasse. Il saluait Antoine avec dignité.

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IMP. S. RAÇON.

M. PHELLION.

Avait une figure de bélier pensif, peu colorée, marquée de la petite vérole...

(LES EMPLOYÉS.)

Immédiatement après monsieur Phellion, vint un expéditionnaire qui formait un singulier contraste avec ce vertueux bonhomme. Vimeux était un jeune homme de vingt-cinq ans, à quinze cents francs d’appointements, bien fait, cambré, d’une figure élégante et romanesque, ayant les cheveux, la barbe, les yeux, les sourcils noirs comme du jais, de belles dents, des mains charmantes, portant des moustaches si fournies, si bien peignées, qu’il semblait en faire métier et marchandise. Vimeux avait une si grande aptitude à son travail qu’il l’expédiait plus promptement que personne.—«Ce jeune homme est doué!» disait Phellion en le voyant se croiser les jambes et ne savoir à quoi employer le reste de son temps, après avoir fait son ouvrage.—«Et voyez! c’est perlé!» disait le rédacteur à du Bruel. Vimeux déjeunait d’une simple flûte et d’un verre d’eau, dînait pour vingt sous chez Katcomb et logeait en garni à douze francs par mois. Son bonheur, son seul plaisir était la toilette. Il se ruinait en gilets mirifiques, en pantalons collants, demi-collants, à plis ou à broderies, en bottes fines, en habits bien faits qui dessinaient sa taille, en cols ravissants, en gants frais, en chapeaux. La main ornée d’une bague à la chevalière mise par-dessus son gant, armé d’une jolie canne, il tâchait de se donner la tournure et les manières d’un jeune homme riche. Puis, il allait, un cure-dent à la bouche, se promener dans la grande allée des Tuileries, absolument comme un millionnaire sortant de table. Dans l’espérance qu’une femme, une Anglaise, une étrangère quelconque, ou une veuve pourrait s’amouracher de lui, il étudiait l’art de jouer avec sa canne, et de lancer un regard à la manière dite américaine, par Bixiou. Il riait pour montrer ses belles dents. Il se passait de chaussettes, et se faisait friser tous les jours. Vimeux, en vertu de principes arrêtés, épousait une bossue à six mille livres de rente, à huit mille une femme de quarante-cinq ans, à mille écus une Anglaise. Ravi de son écriture et pris de compassion pour ce jeune homme, Phellion le sermonnait pour lui persuader de donner des leçons d’écriture, honorable profession qui pouvait améliorer son existence et la rendre même agréable; il lui promettait le pensionnat des demoiselles La Grave. Mais Vimeux avait son idée si fort en tête, que personne ne pouvait l’empêcher de croire à son étoile. Donc, il continuait à s’étaler à jeun comme un esturgeon de Chevet, quoiqu’il eût vainement exposé ses énormes moustaches depuis trois ans. Endetté de trente francs pour ses déjeuners, chaque fois que Vimeux passait devant Antoine, il baissait les yeux pour ne pas rencontrer son regard; et cependant, vers midi, il le priait de lui aller chercher une flûte. Après avoir essayé de faire entrer quelques idées justes dans cette pauvre tête, Rabourdin avait fini par y renoncer. Monsieur Vimeux père était greffier d’une Justice de Paix dans le département du Nord. Adolphe Vimeux avait dernièrement économisé Katcomb et vécu de petits pains, pour s’acheter des éperons et une cravache. On l’avait appelé le pigeon-Villiaume pour railler ses calculs matrimoniaux. On ne pouvait attribuer les moqueries adressées à cet Amadis à vide qu’au génie malin qui créa le vaudeville, car il était bon camarade, et ne nuisait à personne qu’à lui-même. La grande plaisanterie des Bureaux à son égard consistait à parier qu’il portait un corset. Primitivement casé dans le bureau Baudoyer, Vimeux avait intrigué pour passer chez Rabourdin, à cause de la sévérité de Baudoyer relativement aux Anglais, nom donné par les employés à leurs créanciers. Le jour des Anglais est le jour où les Bureaux sont publics. Sûrs de trouver là leurs débiteurs, les créanciers affluent, ils viennent les tourmenter en leur demandant quand ils seront payés, et les menacent de mettre opposition sur leur traitement. L’implacable Baudoyer obligeait ses employés à rester. «C’était à eux, disait-il, à ne pas s’endetter.» Il regardait sa sévérité comme une chose nécessaire au bien public. Au contraire, Rabourdin protégeait les employés contre leurs créanciers, qu’il mettait à la porte, disant que les Bureaux, n’étaient point ouverts pour les affaires privées, mais pour les affaires publiques. On s’était beaucoup moqué de Vimeux dans les deux Bureaux, quand il avait fait sonner ses éperons à travers les corridors et les escaliers. Le mystificateur du Ministère, Bixiou, avait fait passer dans les deux Divisions Clergeot et La Billardière une feuille en tête de laquelle Vimeux était caricaturé sur un cheval de carton, et où chacun était invité à souscrire pour lui acheter un cheval. Monsieur Baudoyer était marqué pour un quintal de foin, pris sur sa consommation particulière, et chaque employé mit une épigramme sur son voisin. Vimeux, en vrai bon-enfant, souscrivit lui-même au nom de miss Fairfax.

Les employés beaux-hommes dans le Genre Vimeux, ont leur place pour vivre, et leur physique pour faire fortune. Fidèles aux bals masqués dans le temps de carnaval, ils y vont chercher les bonnes fortunes qui les fuient souvent encore là. Beaucoup finissent par se marier soit avec des modistes qu’ils acceptent de guerre lasse, soit avec de vieilles femmes, soit aussi avec de jeunes personnes auxquelles leur physique a plu, et avec lesquelles ils ont filé un roman émaillé de lettres stupides, mais qui ont produit leur effet. Ces commis sont quelquefois hardis, ils voient passer une femme en équipage aux Champs-Élysées, ils se procurent son adresse, ils lancent des épîtres passionnées à tout hasard, et rencontrent une occasion qui malheureusement encourage cette ignoble spéculation.

Ce Bixiou (prononcez Bisiou) était un dessinateur qui se moquait de Dutocq aussi bien que de Rabourdin, surnommé par lui la vertueuse Rabourdin. Pour exprimer la vulgarité de son chef, il l’appelait la place Baudoyer, il nommait le vaudevilliste Flon-Flon. Sans contredit l’homme le plus spirituel de la Division et du Ministère, mais spirituel à la façon du singe, sans portée ni suite, Bixiou était d’une si grande utilité à Baudoyer et à Godard qu’ils le protégeaient malgré sa malfaisance, il expédiait leur besogne par-dessous la jambe. Bixiou désirait la place de Godard ou de du Bruel; mais sa conduite nuisait à son avancement. Tantôt il se moquait des Bureaux, et c’était quand il venait de faire une bonne affaire, comme la publication des portraits dans le procès Fualdès pour lesquels il prit des figures au hasard, ou celle des débats du procès de Castaing; tantôt saisi par une envie de parvenir, il s’appliquait au travail; puis il le laissait pour un vaudeville qu’il ne finissait point. D’ailleurs égoïste, avare et dépensier tout ensemble, c’est-à-dire ne dépensant son argent que pour lui; cassant, agressif et indiscret, il faisait le mal pour le mal; il attaquait surtout les faibles, ne respectait rien, ne croyait ni à la France, ni à Dieu, ni à l’Art, ni aux Grecs, ni aux Turcs, ni au Champ-d’Asile, ni à la monarchie, insultant surtout ce qu’il ne comprenait point. Ce fut lui qui, le premier, mit des calottes noires à la tête de Charles X sur les pièces de cent sous. Il contrefaisait le docteur Gall à son cours, de manière à décravater de rire le diplomate le mieux boutonné. La plaisanterie principale de ce terrible inventeur de charges consistait à chauffer les poêles outre mesure, afin de procurer des rhumes à ceux qui sortaient imprudemment de son étuve, et il avait de plus la satisfaction de consommer le bois du gouvernement. Remarquable dans ses mystifications, il les variait avec tant d’habileté, qu’il y prenait toujours quelqu’un. Son grand secret en ce genre était de deviner les désirs de chacun; il connaissait le chemin de tous les châteaux en Espagne, le rêve où l’homme est mystifiable parce qu’il cherche à s’attraper lui-même, et il vous faisait poser pendant des heures entières. Ainsi, ce profond observateur, qui déployait un tact inouï pour une raillerie, ne savait plus user de sa puissance pour employer les hommes à sa fortune ou à son avancement. Celui qu’il aimait le plus à vexer était le jeune La Billardière, sa bête noire, son cauchemar, et que néanmoins il patelinait constamment, afin de le mieux mystifier: il lui adressait des lettres de femme amoureuse signées Comtesse de M... ou Marquise de B..., l’attirait ainsi aux jours gras dans le foyer de l’Opéra devant la pendule et le lâchait à quelque grisette, après l’avoir montré à tout le monde. Allié de Dutocq (il le considérait comme un mystificateur sérieux) dans sa haine contre Rabourdin et dans ses éloges de Baudoyer il l’appuyait avec amour. Jean-Jacques Bixiou était petit-fils d’un épicier de Paris. Son père mort colonel l’avait laissé à la charge de sa grand’mère, qui s’était mariée en secondes noces à son premier garçon, nommé Descoings et qui mourut en 1822. Se trouvant sans état au sortir du collége, il avait tenté la peinture, et malgré l’amitié qui le liait à Joseph Bridau, son ami d’enfance, il y avait renoncé pour se livrer à la caricature, aux vignettes, aux dessins de livres, connus, vingt ans plus tard, sous le nom d’illustrations. La protection des ducs de Maufrigneuse, de Rhétoré, qu’il connut par des danseuses, lui procura sa place, en 1819. Au mieux avec des Lupeaulx, avec qui, dans le monde, il se trouvait sur un pied d’égalité, tutoyant du Bruel, il offrait la preuve vivante des observations de Rabourdin relativement à la destruction constante de la hiérarchie administrative à Paris, par la valeur personnelle qu’un homme acquiert en dehors des Bureaux. De petite taille, mais bien pris, une figure fine, remarquable par une vague ressemblance avec celle de Napoléon, lèvres minces, menton plat tombant droit, favoris châtains, vingt-sept ans, blond, voix mordante, regard étincelant, voilà Bixiou. Cet homme, tout sens et tout esprit, se perdait par une fureur pour les plaisirs de tout genre qui le jetait dans une dissipation continuelle. Intrépide chasseur de grisettes, fumeur, amuseur de gens, dîneur et soupeur, se mettant partout au diapason, brillant aussi bien dans les coulisses qu’au bal des grisettes dans l’Allée des Veuves, il étonnait autant à table que dans une partie de plaisir, en verve à minuit dans la rue, comme le matin si vous le preniez au saut du lit; mais sombre et triste avec lui-même, comme la plupart des grands comiques. Lancé dans le monde des actrices et des acteurs, des écrivains, des artistes et de certaines femmes dont la fortune est aléatoire, il vivait bien, allait au spectacle sans payer, jouait à Frascati, gagnait souvent. Enfin cet artiste, vraiment profond, mais par éclairs, se balançait dans la vie comme sur une escarpolette, sans s’inquiéter du moment où la corde casserait. Sa vivacité d’esprit, sa prodigalité d’idées le faisaient rechercher par tous les gens accoutumés aux rayonnements de l’intelligence; mais aucun de ses amis ne l’aimait. Incapable de retenir un bon mot, il immolait ses deux voisins à table avant la fin du premier service. Malgré sa gaieté d’épiderme, il perçait dans ses discours un secret mécontentement de sa position sociale, il aspirait à quelque chose de mieux, et le fatal démon caché dans son esprit l’empêchait d’avoir le sérieux qui en impose tant aux sots. Il demeurait rue de Ponthieu, à un second étage où il avait trois chambres livrées à tout le désordre d’un ménage de garçon, un vrai bivouac. Il parlait souvent de quitter la France et d’aller violer la fortune en Amérique. Aucune sorcière ne pouvait prévoir l’avenir d’un jeune homme chez qui tous les talents étaient incomplets, incapable d’assiduité, toujours ivre de plaisir, et croyant que le monde finissait le lendemain. Comme costume, il avait la prétention de n’être pas ridicule, et peut-être était-ce le seul de tout le Ministère de qui la tenue ne fît pas dire:—«Voilà un employé!» Il portait des bottes élégantes, un pantalon noir à sous-pieds, un gilet de fantaisie et une jolie redingote bleue, un col, éternel présent de la grisette, un chapeau de Bandoni, des gants de chevreau couleur sombre. Sa démarche, cavalière et simple à la fois, ne manquait pas de grâce. Aussi, quand il fut mandé par des Lupeaulx pour une impertinence un peu trop forte dite sur le baron de la Billardière et menacé de destitution, se contenta-t-il de lui répondre: «Vous me reprendriez à cause du costume.» Des Lupeaulx ne put s’empêcher de rire. La plus jolie plaisanterie, faite par Bixiou dans les Bureaux, est celle inventée pour Godard, auquel il offrit un papillon rapporté de la Chine que le Sous-chef garde dans sa collection et montre encore aujourd’hui, sans avoir reconnu qu’il est en papier peint. Bixiou eut la patience de pourlécher un chef-d’œuvre pour jouer un tour à son Sous-chef.

Le diable pose toujours une victime auprès d’un Bixiou. Le Bureau Baudoyer avait donc sa victime, un pauvre expéditionnaire, âgé de vingt-deux ans, aux appointements de quinze cents francs, nommé Auguste-Jean-François Minard. Minard s’était marié par amour avec une ouvrière fleuriste, fille d’un portier, qui travaillait chez elle pour mademoiselle Godard et que Minard avait vue rue de Richelieu dans la boutique. Étant fille, Zélie Lorain avait eu bien des fantaisies pour sortir de son état. D’abord élève du Conservatoire, tour à tour danseuse, chanteuse et actrice, elle avait songé à faire comme font beaucoup d’ouvrières, mais la peur de mal tourner et de tomber dans une effroyable misère l’avait préservée du vice. Elle flottait entre mille partis, lorsque Minard s’était dessiné nettement, une proposition de mariage à la main. Zélie gagnait cinq cents francs par an, Minard en avait quinze cents. En croyant pouvoir vivre avec deux mille francs, ils se marièrent sans contrat, avec la plus grande économie. Minard et Zélie étaient allés se loger auprès de la barrière de Courcelles, comme deux tourtereaux, dans un appartement de cent écus, au troisième: des rideaux de calicot blanc aux fenêtres, sur les murs un petit papier écossais à quinze sous le rouleau, carreau frotté, meubles en noyer, petite cuisine bien propre; d’abord une première pièce où Zélie faisait ses fleurs, puis un salon meublé de chaises foncées en crin, une table ronde au milieu, une glace, une pendule représentant une fontaine à cristal tournant, des flambeaux dorés enveloppés de gaze; enfin une chambre à coucher blanche et bleue; lit, commode et secrétaire en acajou, petit tapis rayé au bas du lit, six fauteuils et quatre chaises; dans un coin, le berceau en merisier où dormaient un fils et une fille. Zélie nourrissait ses enfants elle-même, faisait sa cuisine, ses fleurs et son ménage. Il y avait quelque chose de touchant dans cette heureuse et laborieuse médiocrité. En se sentant aimée par Minard, Zélie l’aima sincèrement. L’amour attire l’amour, c’est l’abyssus abyssum de la Bible. Ce pauvre homme quittait son lit le matin pendant que sa femme dormait, et lui allait chercher ses provisions. Il portait les fleurs terminées en se rendant à son bureau, en revenant il achetait les matières premières; puis, en attendant le dîner, il taillait ou estampait les feuilles, garnissait les tiges, délayait les couleurs. Petit, maigre, fluet, nerveux, ayant des cheveux rouges et crépus, des yeux d’un jaune clair, un teint d’une éclatante blancheur, mais marqué de rousseurs, il avait un courage sourd et sans apparat. Il possédait la science de l’écriture au même degré que Vimeux. Au Bureau, il se tenait coi, faisait sa besogne et gardait l’attitude recueillie d’un homme souffrant et songeur. Ses cils blancs et son peu de sourcils l’avaient fait surnommer le lapin blanc par l’implacable Bixiou. Minard, ce Rabourdin d’une sphère inférieure, dévoré du désir de mettre sa Zélie dans une heureuse situation, cherchait dans l’océan des besoins du luxe et de l’industrie parisienne une idée, une découverte, un perfectionnement qui lui procurât une prompte fortune. Son apparente bêtise était produite par la tension continuelle de son esprit: il allait de la Double Pâte des Sultanes à l’Huile Céphalique, des briquets phosphoriques au gaz portatif, des socques articulés aux lampes hydrostatiques, embrassant ainsi les infiniment petits de la civilisation matérielle. Il supportait les plaisanteries de Bixiou comme un homme occupé supporte les bourdonnements d’un insecte, il ne s’en impatientait même point. Malgré son esprit, Bixiou ne devinait pas le profond mépris que Minard avait pour lui. Minard se souciait peu d’une querelle, il y voyait une perte de temps. Aussi avait-il fini par lasser son persécuteur. Il venait au Bureau habillé fort simplement, gardait le pantalon de coutil jusqu’en octobre, portait des souliers et des guêtres, un gilet en poil de chèvre, un habit de castorine en hiver et de gros mérinos en été, un chapeau de paille ou un chapeau de soie à onze francs, selon les saisons, car sa gloire était sa Zélie: il se serait passé de manger pour lui acheter une robe. Il déjeunait avec sa femme et ne mangeait rien au Bureau. Une fois par mois il menait Zélie au spectacle avec un billet donné par du Bruel ou par Bixiou, car Bixiou faisait de tout, même du bien. La mère de Zélie quittait alors sa loge, et venait garder l’enfant. Minard avait remplacé Vimeux dans le Bureau de Baudoyer. Madame et monsieur Minard rendaient en personne leurs visites du jour de l’an. En les voyant, on se demandait comment faisait la femme d’un pauvre employé à quinze cents francs pour maintenir son mari dans un costume noir, et porter des chapeaux de paille d’Italie à fleurs, des robes de mousseline brodée, des pardessous en soie, des souliers de prunelle, des fichus magnifiques, une ombrelle chinoise, et venir en fiacre et rester vertueuse; tandis que madame Colleville ou telle autre dame pouvaient à peine joindre les deux bouts, elles qui avaient deux mille quatre cents francs!...

Dans chacun de ces Bureaux, il se trouvait un employé ami l’un de l’autre jusqu’à rendre leur amitié ridicule, car on rit de tout dans les Bureaux. Celui du Bureau Baudoyer, nommé Colleville, y était commis principal, et, sous la Restauration, il eût été Sous-chef ou même Chef, depuis long-temps. Il avait en madame Colleville une femme aussi supérieure dans son genre que madame Rabourdin dans le sien. Colleville, fils d’un premier violon de l’Opéra, s’était amouraché de la fille d’une célèbre danseuse. Flavie Minoret, une de ces habiles et charmantes Parisiennes qui savent rendre leurs maris heureux tout en gardant leur liberté, faisait de la maison de Colleville le rendez-vous de nos meilleurs artistes, des orateurs de la Chambre. On ignorait presque chez elle l’humble place occupée par Colleville. La conduite de Flavie, femme un peu trop féconde, offrait tant de prise à la médisance, que madame Rabourdin avait refusé toutes ses invitations. L’ami de Colleville, nommé Thuillier, occupait dans le Bureau Rabourdin une place absolument pareille à celle de Colleville, et s’était vu par les mêmes motifs arrêté dans sa carrière administrative comme Colleville. Qui connaissait Colleville connaissait Thuillier, et réciproquement. Leur amitié, née au bureau, venait de la coïncidence de leurs débuts dans l’administration. La jolie madame Colleville avait, disait-on dans les Bureaux, accepté les soins de Thuillier que sa femme laissait sans enfants. Thuillier dit le beau Thuillier, ex-homme à bonnes fortunes, menait une vie aussi oisive que celle de Colleville était occupée. Colleville, première clarinette à l’Opéra-Comique, et teneur de livres le matin, se donnait beaucoup de mal pour élever sa famille, quoique les protections ne lui manquassent pas. On le regardait comme un homme très-fin, d’autant plus qu’il cachait son ambition sous une espèce d’indifférence. En apparence content de son sort, aimant le travail, il trouvait tout le monde, même les chefs, disposés à protéger sa courageuse existence. Depuis quelques jours seulement madame Colleville avait réformé son train de maison, et semblait tourner à la dévotion; aussi disait-on vaguement dans les Bureaux qu’elle pensait à prendre dans la Congrégation un point d’appui plus sûr que le fameux orateur François Keller, un de ses plus constants adorateurs dont le crédit n’avait pas jusqu’à présent fait obtenir une place supérieure à Colleville. Flavie s’était adressée, et ce fut une de ses erreurs, à des Lupeaulx. Colleville avait la passion de chercher l’horoscope des hommes célèbres dans l’anagramme de leurs noms. Il passait des mois entiers à décomposer des noms et les recomposer afin d’y découvrir un sens. Un corse la finira trouvé dans révolution française.—Vierge de son mari dans Marie de Vigneros, nièce du cardinal de Richelieu.—Henrici mei casta dea dans Catharina de Médicis.—Eh c’est large nez dans Charles Genest, l’abbé de la cour de Louis XIV, si connu par son gros nez qui amusait le duc de Bourgogne; enfin tous les anagrammes connus avaient émerveillé Colleville. Érigeant l’anagramme en science, il prétendait que le sort de tout homme était écrit dans la phrase que donnait la combinaison des lettres de ses nom, prénoms et qualités. Depuis l’avénement de Charles X, il s’occupait de l’anagramme du Roi. Thuillier, qui lâchait quelques calembours, prétendait que l’anagramme était un calembour en lettres. Colleville, homme plein de cœur, lié presqu’indissolublement à Thuillier, le modèle de l’égoïste, présentait un problème insoluble et que beaucoup d’employés de la Division expliquaient par ces mots: «Thuillier est riche et le ménage Colleville est lourd!» En effet, Thuillier passait pour joindre aux émoluments de sa place les bénéfices de l’escompte; on venait souvent le chercher pour parler à des négociants avec lesquels il avait des conférences de quelques minutes dans la cour, mais pour le compte de mademoiselle Thuillier sa sœur. Cette amitié consolidée par le temps était basée sur des sentiments, sur des faits assez naturels qui trouveront leur place ailleurs (voyez les petits bourgeois) et qui formeraient ici ce que les critiques appellent des longueurs. Il n’est peut-être pas inutile de faire observer néanmoins que si l’on connaissait beaucoup madame Colleville dans les Bureaux, on ignorait presque l’existence de madame Thuillier. Colleville, l’homme actif, chargé d’enfants, était gros, gras, réjoui; tandis que du Thuillier, le Beau de l’Empire, sans soucis apparents, oisif, d’une taille svelte, offrait aux regards une figure blême et presque mélancolique.—«Nous ne savons pas, disait Rabourdin en parlant de ces deux employés, si nos amitiés naissent plutôt des contrastes que des similitudes.»

Au contraire de ces deux frères siamois, Chazelle et Paulmier étaient deux employés toujours en guerre: l’un fumait, l’autre prisait, et ils se disputaient sans cesse à qui pratiquait le meilleur mode d’absorber le tabac. Un défaut qui leur était commun et qui les rendait aussi ennuyeux l’un que l’autre aux employés consistait à se quereller à propos des valeurs mobilières, du taux des petits pois, du prix des maquereaux, des étoffes, des parapluies, des habits, chapeaux, cannes et gants de leurs collègues. Ils vantaient à l’envi l’un de l’autre les nouvelles découvertes sans jamais y participer. Chazelle colligeait les prospectus de librairie, les affiches à lithographies et à dessins; mais il ne souscrivait à rien. Paulmier, le collègue de Chazelle en bavardage, passait son temps à dire que, s’il avait telle ou telle fortune, il se donnerait bien telle ou telle chose. Un jour Paulmier alla chez le fameux Dauriat pour le complimenter d’avoir amené la librairie à produire des livres satinés avec couvertures imprimées, et l’engager à persévérer dans sa voie d’améliorations. Paulmier ne possédait pas un livre! Le ménage de Chazelle, tyrannisé par sa femme et voulant paraître indépendant, fournissait d’éternelles plaisanteries à Paulmier; tandis que Paulmier, garçon, souvent à jeun comme Vimeux, offrait à Chazelle un texte fécond avec ses habits râpés et son indigence déguisée. Chazelle et Paulmier prenaient du ventre: celui de Chazelle, rond, petit, pointu, avait, suivant un mot de Bixiou, l’impertinence de toujours passer le premier; celui de Paulmier flottait de droite à gauche; Bixiou le leur faisait mesurer une fois par trimestre. Tous deux ils étaient entre trente et quarante ans; tous deux, assez niais, ne faisant rien en dehors du Bureau, présentaient le type de l’employé pur sang, hébété par les paperasses, par l’habitation des Bureaux. Chazelle s’endormait souvent en travaillant; et sa plume, qu’il tenait toujours, marquait par de petits points ses aspirations. Paulmier attribuait alors ce sommeil à des exigences conjugales. En réponse à cette plaisanterie, Chazelle accusait Paulmier de boire de la tisane quatre mois de l’année sur les douze et lui disait qu’il mourrait d’une grisette. Paulmier démontrait alors que Chazelle indiquait sur un almanach les jours où madame Chazelle le trouvait aimable. Ces deux employés, à force de laver leur linge sale en s’apostrophant à propos des plus menus détails de leur vie privée, avaient obtenu la déconsidération qu’ils méritaient.—«Me prenez-vous pour un Chazelle?» était un mot qui servait à clore une discussion ennuyeuse.

Monsieur Poiret jeune, pour le distinguer de son frère Poiret l’aîné, retiré dans la Maison-Vauquer, où Poiret jeune allait parfois dîner, se proposant d’y finir également ses jours, avait trente ans de service. La nature n’était pas si invariable dans ses révolutions que le pauvre homme dans les actes de sa vie: il mettait toujours ses effets dans le même endroit, posait sa plume au même fil du bois, s’asseyait à sa place à la même heure, se chauffait au poêle à la même minute, car sa seule vanité consistait à porter une montre infaillible, réglée d’ailleurs tous les jours sur l’Hôtel-de-Ville devant lequel il passait, demeurant rue du Martroi. De six heures à huit heures du matin, il tenait les livres d’une forte maison de nouveautés de la rue Saint-Antoine, et de six heures à huit heures du soir ceux de la maison Camusot rue des Bourdonnais. Il gagnait ainsi mille écus, y compris les émoluments de sa place. Atteignant, à quelques mois près, le temps voulu pour avoir sa pension, il montrait une grande indifférence aux intrigues des Bureaux. Semblable à son frère à qui sa retraite avait porté un coup fatal, il baisserait sans doute beaucoup quand il n’aurait plus à venir de la rue du Martroi au Ministère, à s’asseoir sur sa chaise et à expédier. Chargé de faire la collection du journal auquel s’abonnait le bureau et celle du Moniteur, il avait le fanatisme de cette collection. Si quelque employé perdait un numéro, l’emportait et ne le rapportait pas, Poiret jeune se faisait autoriser à sortir, se rendait immédiatement au bureau du journal, réclamait le numéro manquant et revenait enthousiasmé de la politesse du caissier. Il avait toujours eu affaire à un charmant garçon; et, selon lui, les journalistes étaient décidément des gens aimables et peu connus. Homme de taille médiocre, Poiret avait des yeux à demi éteints, un regard faible et sans chaleur, une peau tannée, ridée, grise de ton, parsemée de petits grains bleuâtres, un nez camard et une bouche rentrée où flânaient quelques dents gâtées. Aussi Thuillier disait-il que Poiret avait beau se regarder dans un miroir, il ne se voyait pas dedans (de dents). Ses bras maigres et longs étaient terminés par d’énormes mains sans aucune blancheur. Ses cheveux gris, collés par la pression de son chapeau, lui donnaient l’air d’un ecclésiastique, ressemblance peu flatteuse pour lui, car il haïssait les prêtres et le clergé, sans pouvoir expliquer ses opinions religieuses. Cette antipathie ne l’empêchait pas d’être extrêmement attaché au gouvernement quel qu’il fût. Il ne boutonnait jamais sa vieille redingote verdâtre, même par les froids les plus violents; il ne portait que des souliers à cordons, et un pantalon noir. Il se fournissait dans les mêmes maisons depuis trente ans. Quand son tailleur mourut, il demanda un congé pour aller à son enterrement, et serra la main au fils sur la fosse du père en lui assurant sa pratique. L’ami de tous ses fournisseurs, il s’informait de leurs affaires, causait avec eux, écoutait leurs doléances et les payait comptant. S’il écrivait à quelqu’un de ces messieurs pour ordonner un changement dans sa commande, il observait les formules les plus polies, mettait Monsieur en vedette, datait et faisait un brouillon de la lettre qu’il gardait dans un carton étiqueté: Ma correspondance. Aucune vie n’était plus en règle. Poiret possédait tous ses mémoires acquittés, toutes ses quittances même minimes et ses livres de dépense annuelle enveloppés dans des chemises et par années, depuis son entrée au Ministère. Il dînait au même restaurant, à la même place, par abonnement, au Veau-qui-tette, place du Châtelet; les garçons lui gardaient sa place. Ne donnant pas au Cocon d’or, la fameuse maison de soierie, cinq minutes au delà du temps dû, à huit heures et demie il arrivait au café David, le plus célèbre du quartier, et y restait jusqu’à onze heures; il y venait comme au Veau-qui-tette depuis trente ans, et prenait une bavaroise à dix heures et demie. Il y écoutait les discussions politiques, les bras croisés sur sa canne, et le menton dans sa main droite, sans jamais y participer. La dame du comptoir, seule femme à laquelle il parlât avec plaisir, était la confidente des petits accidents de sa vie, car il possédait sa place à la table située près du comptoir. Il jouait au domino, seul jeu qu’il eût compris. Quand ses partners ne venaient pas, on le trouvait quelquefois endormi, le dos appuyé sur la boiserie et tenant un journal dont la planchette reposait sur le marbre de sa table. Il s’intéressait à tout ce qui se faisait dans Paris, et consacrait le dimanche à surveiller les constructions nouvelles. Il questionnait l’invalide chargé d’empêcher le public d’entrer dans l’enceinte en planches, et s’inquiétait des retards qu’éprouvaient les bâtisses, du manque de matériaux ou d’argent, des difficultés que rencontrait l’architecte. On lui entendait dire: «J’ai vu sortir le Louvre de ses décombres, j’ai vu naître la place du Châtelet, le quai aux Fleurs, les marchés!» Lui et son frère, nés à Troyes d’un commis des Fermes, avaient été envoyés à Paris étudier dans les Bureaux. Leur mère se fit remarquer par une inconduite désastreuse, car les deux frères eurent le chagrin d’apprendre sa mort à l’hôpital de Troyes, nonobstant de nombreux envois de fonds. Non-seulement tous deux jurèrent alors de ne jamais se marier, mais ils prirent les enfants en horreur: mal à leur aise auprès d’eux, ils les craignaient comme on peut craindre les fous, et les examinaient d’un œil hagard. L’un et l’autre, ils avaient été écrasés de besogne sous Robert Lindet. L’Administration ne fut pas juste alors envers eux, mais ils se regardaient comme heureux d’avoir conservé leurs têtes, et ne se plaignaient qu’entre eux de cette ingratitude, car ils avaient organisé le maximum. Quand on joua le tour à Phellion de faire réformer sa fameuse phrase par Rabourdin, Poiret prit Phellion à part dans le corridor en sortant et lui dit:—«Croyez bien, monsieur, que je me suis opposé de tout mon pouvoir à ce qui a eu lieu.» Depuis son arrivée à Paris, il n’était jamais sorti de la ville. Dès ce temps, il avait commencé un journal de sa vie où il marquait les événements saillants de la journée; du Bruel lui apprit que lord Byron faisait ainsi. Cette similitude combla Poiret de joie, et l’engagea à acheter les œuvres de lord Byron, traduction de Chastopalli à laquelle il ne comprit rien du tout. On le surprenait souvent au Bureau dans une pose mélancolique, il avait l’air de penser profondément et ne songeait à rien. Il ne connaissait pas un seul des locataires de sa maison, et gardait sur lui la clef de son domicile. Au jour de l’an, il portait lui-même ses cartes chez tous les employés de la Division, et ne faisait jamais de visites. Bixiou s’avisa, par un jour de canicule, de graisser de saindoux l’intérieur d’un vieux chapeau que Poiret jeune (il avait cinquante-deux ans) ménageait depuis neuf années. Bixiou, qui n’avait jamais vu que ce chapeau-là sur la tête de Poiret, en rêvait, il le voyait en mangeant; il avait résolu, dans l’intérêt de ses digestions, de débarrasser les Bureaux de cet immonde chapeau. Poiret jeune sortit vers quatre heures. En s’avançant dans les rues de Paris, où les rayons du soleil réfléchis par les pavés et les murailles produisent des chaleurs tropicales, il sentit sa tête inondée, lui qui suait rarement. S’estimant dès lors malade ou sur le point de le devenir, au lieu d’aller au Veau-qui-tette, il rentra chez lui, tira de son secrétaire le journal de sa vie, et consigna le fait de la manière suivante:

Aujourd’hui, 3 juillet 1823, surpris par une sueur étrange et annonçant peut-être la suette, maladie particulière à la Champagne, je me dispose à consulter le docteur Haudry. L’invasion du mal a commencé à la hauteur du quai de l’École.

Tout à coup, étant sans chapeau, il reconnut que la prétendue sueur avait une cause indépendante de sa personne. Il s’essuya la figure, examina le chapeau, ne put rien découvrir, car il n’osa découdre la coiffe. Il nota donc ceci sur son journal:

Porté le chapeau chez le sieur Tournan, chapelier rue Saint-Martin, vu que je soupçonne une autre cause à cette sueur, qui ne serait pas alors une sueur, mais bien l’effet d’une addition quelconque nouvellement ou anciennement faite au chapeau.

Monsieur Tournan notifia sur-le-champ à sa pratique la présence d’un corps gras obtenu par la distillation d’un porc ou d’une truie. Le lendemain Poiret vint avec un chapeau prêté par monsieur Tournan en attendant le neuf; mais il ne s’était pas couché sans ajouter cette phrase à son journal: Il est avéré que mon chapeau contenait du saindoux ou graisse de porc. Ce fait inexplicable occupa pendant plus de quinze jours l’intelligence de Poiret, qui ne sut jamais comment ce phénomène avait pu se produire. On l’entretint au Bureau des pluies de crapauds et autres aventures caniculaires, de la tête de Napoléon trouvée dans une racine d’ormeau, de mille bizarreries d’histoire naturelle. Vimeux lui dit qu’un jour son chapeau, à lui Vimeux, avait déteint en noir sur son visage, et que les chapeliers vendaient des drogues. Poiret alla plusieurs fois chez le sieur Tournan, afin de s’assurer de ses procédés de fabrication.

Il y avait encore chez Rabourdin un employé qui faisait l’homme courageux, professait les opinions du Centre gauche et s’insurgeait contre les tyrannies de Baudoyer pour le compte des malheureux esclaves de ce Bureau. Ce garçon, nommé Fleury, s’abonnait hardiment à une feuille de l’Opposition, portait un chapeau gris à grands bords, des bandes rouges à ses pantalons bleus, un gilet bleu à boutons dorés, et une redingote qui croisait sur la poitrine comme celle d’un maréchal-des-logis de gendarmerie. Quoique inébranlable dans ses principes, il restait néanmoins employé dans les Bureaux; mais il y prédisait un fatal avenir au gouvernement s’il persistait à donner dans la religion. Il avouait ses sympathies pour Napoléon, depuis que la mort du grand homme faisait tomber en désuétude les lois contre les partisans de l’usurpateur. Fleury, ex-capitaine dans un régiment de la Ligne sous l’Empereur, grand, beau brun, était contrôleur au Cirque Olympique. Bixiou ne s’était jamais permis de charge sur Fleury, car ce rude troupier, qui tirait très-bien le pistolet, fort à l’escrime, paraissait capable dans l’occasion de se livrer à de grandes brutalités. Passionné souscripteur des Victoires et Conquêtes, Fleury refusait de payer, tout en gardant les livraisons, se fondant sur ce qu’elles dépassaient le nombre promis par le prospectus. Il adorait monsieur Rabourdin, qui l’avait empêché d’être destitué. Il lui était échappé de dire que, si jamais il arrivait malheur à monsieur Rabourdin par le fait de quelqu’un, il tuerait ce quelqu’un. Dutocq caressait bassement Fleury, tant il le redoutait. Fleury, criblé de dettes, jouait mille tours à ses créanciers. Expert en législation, il ne signait point de lettres de change, et avait lui-même mis sur son traitement des oppositions sous le nom de créanciers supposés, en sorte qu’il le touchait presque en entier. Lié très-intimement avec une comparse de la Porte Saint-Martin, chez laquelle étaient ses meubles, il jouait heureusement l’écarté, faisait le charme des réunions par ses talents, il buvait un verre de vin de Champagne d’un seul coup sans mouiller ses lèvres, et savait toutes les chansons de Béranger par cœur. Il se montrait fier de sa voix pleine et sonore. Ses trois grands hommes étaient Napoléon, Bolivar et Béranger. Foy, Laffitte et Casimir Delavigne n’avaient que son estime. Fleury, vous le devinez, homme du Midi, devait finir par être éditeur responsable de quelque journal libéral.

Desroys, l’homme mystérieux de la Division, ne frayait avec personne, causait peu, cachait si bien sa vie que l’on ignorait son domicile, ses protecteurs et ses moyens d’existence. En cherchant des causes à ce silence, les uns faisaient de Desroys un carbonaro, les autres un orléaniste; ceux-ci un espion, ceux-là un homme profond. Desroys était tout uniment le fils d’un conventionnel qui n’avait pas voté la mort. Froid et discret par tempérament, il avait jugé le monde et ne comptait que sur lui-même. Républicain en secret, admirateur de Paul-Louis Courier, ami de Michel Chrestien, il attendait du temps et de la raison publique le triomphe de ses opinions en Europe. Aussi rêvait-il la Jeune Allemagne et la Jeune Italie. Son cœur s’enflait de ce stupide amour collectif qu’il faut nommer l’humanitarisme, fils aîné de défunte Philanthropie, et qui est à la divine Charité catholique ce que le système est à l’Art, le Raisonnement substitué à l’Œuvre. Ce consciencieux puritain de la liberté, cet apôtre d’une impossible égalité, regrettait d’être forcé par la misère de servir le gouvernement, et faisait des démarches pour entrer dans quelque administration de Messageries. Long, sec, filandreux et grave comme un homme qui se croyait appelé à donner un jour sa tête pour le grand œuvre, il vivait d’une page de Volney, étudiait Saint-Just et s’occupait d’une réhabilitation de Robespierre, considéré comme le continuateur de Jésus-Christ.

Le dernier de ces personnages qui mérite un coup de crayon est le petit La Billardière. Ayant, pour son malheur, perdu sa mère, protégé par le ministre, exempt des rebuffades de la Place-Baudoyer, reçu dans tous les salons ministériels, il était haï de tout le monde à cause de son impertinence et de sa fatuité. Les chefs se montraient polis avec lui, mais les employés l’avaient mis en dehors de leur camaraderie par une politesse grotesque inventée pour lui. Bellâtre de vingt-deux ans, long et fluet, ayant les manières d’un Anglais, insultant les Bureaux par sa tenue de dandy, frisé, parfumé, colleté, venant en gants jaunes, en chapeaux à coiffes toujours neuves, ayant un lorgnon, allant déjeuner au Palais-Royal, étant d’une bêtise vernissée par des manières qui sentaient l’imitation, Benjamin de La Billardière se croyait joli garçon, et avait tous les vices de la haute société sans en avoir les grâces. Sûr d’être fait quelque chose, il pensait à écrire un livre pour avoir la croix comme littérateur et l’imputer à ses talents administratifs. Il cajolait donc Bixiou dans le dessein de l’exploiter, mais sans avoir encore osé s’ouvrir à lui sur ce projet. Ce noble cœur attendait avec impatience la mort de son père pour succéder à un titre de baron accordé récemment, il mettait sur ses cartes le chevalier de La Billardière, et avait exposé dans son cabinet ses armes encadrées (chef d’azur à trois étoiles, et deux épées en sautoir sur un fond de sable, avec cette devise: Toujours fidèle!) Ayant la manie de s’entretenir de l’art héraldique, il avait demandé au jeune vicomte de Portenduère pourquoi ses armes étaient si chargées, et s’était attiré cette jolie réponse: «Je ne les ai pas fait faire.» Il parlait de son dévouement à la monarchie, et des bontés que la Dauphine avait pour lui. Très-bien avec des Lupeaulx, il déjeunait souvent avec lui, et le croyait son ami. Bixiou, posé comme son mentor, espérait débarrasser la Division et la France de ce jeune fat en le jetant dans la débauche, et il avouait hautement son projet.

Telles étaient les principales physionomies de la Division La Billardière, où il se trouvait encore quelques autres employés dont les mœurs ou les figures se rapprochaient ou s’éloignaient plus ou moins de celles-ci. On rencontrait dans le Bureau Baudoyer des employés à front chauve, frileux, bardés de flanelles, perchés à des cinquièmes étages, y cultivant des fleurs, ayant des cannes d’épine, de vieux habits râpés, le parapluie en permanence. Ces gens, qui tiennent le milieu entre les portiers heureux et les ouvriers gênés, trop loin des centres administratifs pour songer à un avancement quelconque, représentent les pions de l’échiquier bureaucratique. Heureux d’être de garde pour ne pas aller au Bureau, capables de tout pour une gratification, leur existence est un problème pour ceux-là mêmes qui les emploient, et une accusation contre l’État qui, certes, engendre ces misères en les acceptant. A l’aspect de ces étranges physionomies, il est difficile de décider si ces mammifères à plumes se crétinisent à ce métier, ou s’ils ne font pas ce métier parce qu’ils sont un peu crétins de naissance. Peut-être la part est-elle égale entre la Nature et le Gouvernement. «Les villageois, a dit un inconnu, subissent sans s’en rendre compte, l’action des circonstances atmosphériques et des faits extérieurs. Identifiés en quelque sorte avec la nature au milieu de laquelle ils vivent, ils se pénètrent insensiblement des idées et des sentiments qu’elle éveille et les reproduisent dans leurs actions et sur leur physionomie, selon leur organisation et leur caractère individuel. Moulés ainsi et façonnés de longue main sur les objets qui les entourent sans cesse, ils sont le livre le plus intéressant et le plus vrai pour quiconque se sent attiré vers cette partie de la physiologie, si peu connue et si féconde, qui explique les rapports de l’être moral avec les agents extérieurs de la Nature.» Or, la Nature, pour l’employé, c’est les Bureaux; son horizon est de toutes parts borné par des cartons verts; pour lui, les circonstances atmosphériques, c’est l’air des corridors, les exhalaisons masculines contenues dans des chambres sans ventilateurs, la senteur des papiers et des plumes; son terroir est un carreau, ou un parquet émaillé de débris singuliers, humecté par l’arrosoir du garçon de bureau; son ciel est un plafond auquel il adresse ses bâillements, et son élément est la poussière. L’observation sur les villageois tombe à plomb sur les employés identifiés avec la nature au milieu de laquelle ils vivent. Si plusieurs médecins distingués redoutent l’influence de cette nature, à la fois sauvage et civilisée, sur l’être moral contenu dans ces affreux compartiments, nommés Bureaux, où le soleil pénètre peu, où la pensée est bornée en des occupations semblables à celle des chevaux qui tournent un manége, qui bâillent horriblement et meurent promptement; Rabourdin avait donc profondément raison en raréfiant les employés, en demandant pour eux et de forts appointements et d’immenses travaux. On ne s’ennuie jamais à faire de grandes choses. Or, tels qu’ils sont constitués, les Bureaux, sur les neuf heures que leurs employés doivent à l’État, en perdent quatre en conversations, comme on va le voir, en narrés, en disputes, et surtout en intrigues. Aussi faut-il avoir hanté les Bureaux pour reconnaître à quel point la vie rapetissée y ressemble à celle des colléges; mais partout où les hommes vivent collectivement, cette similitude est frappante: au Régiment, dans les Tribunaux, vous retrouvez le collége plus ou moins agrandi. Tous ces employés, réunis pendant leurs séances de huit heures dans les bureaux, y voyaient une espèce de classe où il y avait des devoirs à faire, où les chefs remplaçaient les préfets d’études, où les gratifications étaient comme des prix de bonne conduite donnés à des protégés, où l’on se moquait les uns des autres, où l’on se haïssait et où il existait néanmoins une sorte de camaraderie, mais déjà plus froide que celle du régiment, qui elle-même est moins forte que celle des colléges. A mesure que l’homme s’avance dans la vie, l’égoïsme se développe et relâche les liens secondaires en affection. Enfin, les Bureaux, n’est-ce pas le monde en petit, avec ses bizarreries, ses amitiés, ses haines, son envie et sa cupidité, son mouvement de marche quand même! ses frivoles discours qui font tant de plaies, et son espionnage incessant.

En ce moment, la Division de monsieur le baron de la Billardière était en proie à une agitation extraordinaire bien justifiée par l’événement qui allait s’y accomplir, car les chefs de Division ne meurent pas tous les jours, et il n’y a pas de tontine où les probabilités de vie et de mort se calculent avec plus de sagacité que dans les Bureaux. L’intérêt y étouffe toute pitié, comme chez les enfants; mais les employés ont l’hypocrisie de plus.

Vers huit heures, les employés du Bureau Baudoyer arrivaient à leur poste, tandis qu’à neuf heures ceux de Rabourdin commençaient à peine à se montrer, ce qui n’empêchait pas d’expédier la besogne beaucoup plus rapidement chez Rabourdin que chez Baudoyer. Dutocq avait de graves raisons pour être venu de si bonne heure. Entré furtivement la veille dans le cabinet où travaillait Sébastien, il l’avait surpris copiant un travail pour Rabourdin; il s’était caché, et avait vu sortir Sébastien sans papiers. Sûr alors de trouver cette minute assez volumineuse et la copie cachées en un endroit quelconque, en fouillant tous les cartons l’un après l’autre, il avait fini par trouver ce terrible état. Il s’était empressé d’aller chez le directeur d’un établissement autographique faire tirer deux exemplaires de ce travail au moyen d’une presse à copier, et possédait ainsi l’écriture même de Rabourdin. Pour ne pas éveiller le soupçon, il s’était hâté de replacer la minute dans le carton, en se rendant le premier au Bureau. Retenu jusqu’à minuit rue Duphot, Sébastien fut, malgré sa diligence, devancé par la haine. La haine demeurait rue Saint-Louis-Saint-Honoré, tandis que le dévouement demeurait rue du Roi-Doré au Marais. Ce simple retard pesa sur toute la vie de Rabourdin. Sébastien, pressé d’ouvrir le carton, y trouva sa copie inachevée, la minute en ordre, et les serra dans la caisse de son chef. Vers la fin de décembre, il fait souvent peu clair le matin dans les Bureaux, il en est même plusieurs où l’on gardait des lampes jusqu’à dix heures. Sébastien ne put donc remarquer la pression de la pierre sur le papier. Mais quand, à neuf heures et demie, Rabourdin examina sa minute, il aperçut d’autant mieux l’effet produit par les procédés de l’autographie, qu’il s’en était beaucoup occupé pour vérifier si les presses autographiques remplaceraient les expéditionnaires. Le Chef de Bureau s’assit dans son fauteuil, prit ses pincettes et se mit à arranger méthodiquement son feu, tant il fut absorbé par ses réflexions; puis, curieux de savoir entre les mains de qui se trouvait son secret, il manda Sébastien.

—Quelqu’un est venu avant vous au Bureau? lui demanda-t-il.

—Oui, dit Sébastien, monsieur Dutocq.

—Bien, il est exact. Envoyez-moi Antoine.

Trop grand pour affliger inutilement Sébastien en lui reprochant un malheur consommé, Rabourdin ne lui dit pas autre chose. Antoine vint, Rabourdin lui demanda si la veille il n’était pas resté quelques employés après quatre heures; le garçon de bureau lui nomma Dutocq comme ayant travaillé plus tard que monsieur de la Roche. Rabourdin congédia le garçon par un signe de tête, et reprit le cours de ses réflexions.

—A deux fois j’ai empêché sa destitution, se dit-il, voilà ma récompense.

Cette matinée devait être pour le Chef de Bureau comme le moment solennel où les grands capitaines décident d’une bataille en pesant toutes les chances. Connaissant mieux que personne l’esprit des Bureaux, il savait qu’on n’y pardonne pas plus là qu’on ne le pardonne au Collége, au Bagne, ou à l’Armée, ce qui ressemble à la délation, à l’espionnage. Un homme capable de fournir des notes sur ses camarades est honni, perdu, vilipendé; les ministres abandonnent en ce cas leurs propres instruments. Un employé doit alors donner sa démission et quitter Paris, son honneur est à jamais taché: les explications sont inutiles, personne n’en demande ni n’en veut écouter. A ce jeu, un ministre est un grand homme, il est censé choisir les hommes; mais un simple employé passe pour un espion, quels que soient ses motifs. Tout en mesurant le vide de ces sottises, Rabourdin les savait immenses et s’en voyait accablé. Plus surpris qu’atterré, il chercha la meilleure conduite à tenir dans cette circonstance, et resta donc étranger au mouvement des Bureaux mis en émoi par la mort de monsieur de La Billardière, il ne l’apprit que par le petit de La Brière qui savait apprécier l’immense valeur du Chef de Bureau.

Or donc, dans le Bureau des Baudoyer (on disait les Baudoyer, les Rabourdin), vers dix heures Bixiou racontait les derniers moments du directeur de la Division à Minard, à Desroys, à monsieur Godard qu’il avait fait sortir de son cabinet, à Dutocq accouru chez les Baudoyer par un double motif. Colleville et Chazelle manquaient.

BIXIOU (debout devant le poêle, à la bouche duquel il présente alternativement la semelle de chaque botte pour la sécher.)

Ce matin, à sept heures et demie, je suis allé savoir des nouvelles de notre digne et respectable Directeur, chevalier du Christ, etc., etc. Eh! mon Dieu, oui, messieurs, le baron était encore hier vingt et cætera; mais aujourd’hui il n’est plus rien, pas même employé. J’ai demandé les détails de sa nuit. Sa garde, qui se rend et ne meurt pas, m’a dit que, le matin dès cinq heures, il s’était inquiété de la famille royale. Il s’était fait lire les noms de ceux d’entre nous qui venaient savoir de ses nouvelles. Enfin, il avait dit: «Emplissez ma tabatière, donnez-moi le journal, apportez-moi mes besicles; changez mon ruban de la Légion-d’Honneur, il est bien sale.» Vous le savez, il porte ses ordres au lit. Il avait donc toute sa connaissance, toute sa tête, toutes ses idées habituelles. Mais, bah! dix minutes après, l’eau avait gagné, gagné, gagné le cœur, gagné la poitrine; il s’était senti mourir en sentant les kystes crever. En ce moment fatal, il a prouvé combien il avait la tête forte et combien était vaste son intelligence! Ah! nous ne l’avons pas apprécié, nous autres! Nous nous moquions de lui, nous le regardions comme une ganache, tout ce qu’il y a de plus ganache, n’est-ce pas, monsieur Godard?

GODARD.

Moi, j’estimais les talents de monsieur de La Billardière mieux que qui que ce soit.

BIXIOU.

Vous vous compreniez!

GODARD.

Enfin, ce n’était pas un méchant homme; il n’a jamais fait de mal à personne.

BIXIOU.

Pour faire le mal, il faut faire quelque chose, et il ne faisait rien. Si ce n’est pas vous qui l’aviez jugé tout à fait incapable, c’est donc Minard.

MINARD (en haussant les épaules).

Moi!

BIXIOU.

Hé! bien, vous, Dutocq? (Dutocq fait un signe de violente dénégation.) Bon! allons, personne! Il était donc accepté par tout le monde ici pour une tête herculéenne! Hé! bien, vous aviez raison: il a fini en homme d’esprit, de talent, de tête, enfin comme un grand homme qu’il était.

DESROYS (impatienté).

Mon Dieu, qu’a-t-il fait de si grand? il s’est confessé!

BIXIOU.

Oui, monsieur, et il a voulu recevoir les saints sacrements. Mais pour les recevoir, savez-vous comment il s’y est pris? il a mis ses habits de Gentilhomme ordinaire de la Chambre, tous ses Ordres, enfin il s’est fait poudrer; on lui a serré sa queue (pauvre queue) dans un ruban neuf. Or, je dis qu’il n’y a qu’un homme de beaucoup de caractère qui puisse se faire faire la queue au moment de sa mort; nous voilà huit ici, il n’y en a pas un seul de nous qui se la ferait faire. Ce n’est pas tout, il a dit, car vous savez qu’en mourant tous les hommes célèbres font un dernier speech (mot anglais qui signifie tartine parlementaire), il a dit... Comment a-t-il dit cela? Ah! «Je dois bien me parer pour recevoir le Roi du ciel, moi qui me suis tant de fois mis sur mon quarante et un pour aller chez le Roi de la terre!» Voilà comment a fini monsieur de La Billardière, il a pris à tâche de justifier ce mot de Pythagore: On ne connaît bien les hommes qu’après leur mort.

COLLEVILLE (entrant).

Enfin, messieurs, je vous annonce une fameuse nouvelle...

TOUS.

Nous la savons.

COLLEVILLE.

Je vous en défie bien, de la savoir! J’y suis depuis l’avénement de Sa Majesté aux trônes collectifs de France et de Navarre. Je l’ai achevée cette nuit avec tant de peine que madame Colleville me demandait ce que j’avais à me tant tracasser.

DUTOCQ.

Croyez-vous qu’on ait le temps de s’occuper de vos anagrammes quand le respectable monsieur de La Billardière vient d’expirer?...

COLLEVILLE.

Je reconnais mon Bixiou! je viens de chez monsieur La Billardière, il vivait encore; mais on l’attend à passer... (Godard comprend la charge, et s’en va mécontent dans son cabinet.) Messieurs, vous ne devineriez jamais les événements que suppose l’anagramme de cette phrase sacramentale. (Il montre un papier.) Charles dix, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre.

GODARD (revenant).

Dites-le tout de suite, et n’amusez pas ces messieurs.

COLLEVILLE (triomphant et développant la partie cachée de sa feuille de papier.)

A H. V. il cedera
De S. C. l. d. partira.
En nauf errera.
Decede à Gorix.

Toutes les lettres y sont! (Il répète.) A Henri cinq cédera (sa couronne), de Saint-Cloud partira: en nauf (esquif, vaisseau, felouque, corvette, tout ce que vous voudrez, c’est un vieux mot français), errera...

DUTOCQ.

Quel tissu d’absurdités! Comment voulez-vous que le roi cède la couronne à Henri V, qui dans votre hypothèse serait son petit-fils, quand il y a monseigneur le Dauphin? Vous prophétisez déjà la mort du Dauphin.

BIXIOU.

Qu’est-ce que Gorix? un nom de chat?

COLLEVILLE (piqué).

L’abréviation lapidaire d’un nom de ville, mon cher ami, je l’ai cherché dans Malte-Brun: Goritz, en latin Gorixia, située en Bohême ou Hongrie, enfin en Autriche...

BIXIOU.

Tyrol, provinces basques, ou Amérique du sud. Vous auriez dû chercher aussi un air pour jouer cela sur la clarinette.

GODARD (levant les épaules et s’en allant).

Quelles bêtises!

COLLEVILLE.

Bêtises! bêtises! je voudrais bien que vous vous donnassiez la peine d’étudier le fatalisme, religion de l’empereur Napoléon.

GODARD (piqué du ton de Colleville).

Monsieur Colleville, Bonaparte peut être dit empereur par les historiens, mais on ne doit pas le reconnaître en cette qualité dans les Bureaux.

BIXIOU (souriant).

Cherchez cet anagramme-là, mon cher ami! Tenez, en fait d’anagrammes, j’aime mieux votre femme, c’est plus facile à retourner. (A voix basse.) Flavie devrait bien vous faire faire, à ses moments perdus, Chef de Bureau, ne fût-ce que pour vous soustraire aux sottises d’un Godard!...

DUTOCQ (appuyant Godard).

Si ce n’était pas des bêtises, vous perdriez votre place, car vous prophétisez des événements peu agréables au roi; tout bon royaliste doit présumer qu’il a eu assez de séjour à l’étranger.

COLLEVILLE.

Si l’on m’ôtait ma place, François Keller secouerait drôlement votre ministre. (Silence profond.) Sachez, maître Dutocq, que tous les anagrammes connus ont été accomplis. Tenez, vous!... Eh! bien, ne vous mariez pas: on trouve coqu dans votre nom!

BIXIOU.

D, t, reste alors pour détestable.

DUTOCQ (sans paraître fâché).

J’aime mieux que ce ne soit que dans mon nom.

PAULMIER (tout bas à Desroys).

Attrape, mons Colleville.

DUTOCQ (à Colleville).

Avez-vous fait celui de: Xavier Rabourdin, chef de bureau?

COLLEVILLE.

Parbleu!

BIXIOU (taillant sa plume).

Qu’avez-vous trouvé?

COLLEVILLE.

Il fait ceci: D’abord rêva bureaux, E-u... Saisissez-vous bien?... ET IL EUT! E-u fin riche. Ce qui signifie qu’après avoir commencé dans l’administration, il la plantera là, pour faire fortune ailleurs. (Il répète.) D’abord rêva bureaux, E-u fin riche.

DUTOCQ.

C’est au moins singulier.

BIXIOU.

Et Isidore Baudoyer?

COLLEVILLE (avec mystère).

Je ne voudrais pas le dire à d’autres qu’à Thuillier.

BIXIOU.

Gage un déjeuner que je vous le dis.

COLLEVILLE.

Je le paie, si vous le trouvez!

BIXIOU.

Vous me régalerez donc; mais n’en soyez pas fâché: deux artistes comme nous s’amuseront à mort!... Isidore Baudoyer donne Ris d’aboyeur d’oie!

COLLEVILLE (frappé d’étonnement).

Vous me l’avez volé.

BIXIOU (cérémonieusement).

Monsieur de Colleville, faites-moi l’honneur de me croire assez riche en niaiseries pour ne pas dérober celles de mon prochain.

BAUDOYER (entrant un dossier à la main).

Messieurs, je vous en prie, parlez encore un peu plus haut, vous mettez le Bureau en très-bon renom auprès des administrateurs. Le digne monsieur Clergeot, qui m’a fait l’honneur de venir me demander un renseignement, entendait vos propos. (Il passe chez monsieur Godard.)

BIXIOU (à voix basse).

L’aboyeur est bien doux ce matin, nous aurons un changement dans l’atmosphère.

DUTOCQ (bas à Bixiou).

J’ai quelque chose à vous dire.

BIXIOU (tâtant le gilet de Dutocq).

Vous avez un joli gilet qui sans doute ne vous coûte presque rien. Est-ce là le secret?

DUTOCQ.

Comment, pour rien! je n’ai jamais rien payé de si cher. Cela vaut six francs l’aune au grand magasin de la rue de la Paix, une belle étoffe mate qui va bien en grand deuil.

BIXIOU.

Vous vous connaissez en gravures, mais vous ignorez les lois de l’étiquette. On ne peut pas être universel. La soie n’est pas admise dans le grand deuil. Aussi n’ai-je que de la laine. Monsieur Rabourdin, monsieur Clergeot, le ministre sont tout laine; le faubourg Saint-Germain tout laine. Il n’y a que Minard qui ne porte pas de laine, il a peur d’être pris pour un mouton, nommé Laniger en latin de Bucolique; il s’est dispensé, sous ce prétexte, de se mettre en deuil de Louis XVIII, grand législateur, auteur de la charte et homme d’esprit, un roi qui tiendra bien sa place dans l’histoire, comme il la tenait sur le trône, comme il la tenait bien partout; car savez-vous le plus beau trait de sa vie? non. Eh! bien, à sa seconde rentrée, en recevant tous les souverains alliés, il a passé le premier en allant à table.

PAULMIER (regardant Dutocq).

Je ne vois pas...

DUTOCQ (regardant Paulmier).

Ni moi non plus.

BIXIOU.

Vous ne comprenez pas? Eh! bien, il ne se regardait pas comme chez lui. C’était spirituel, grand et épigrammatique. Les souverains n’ont pas plus compris que vous, même en se cotisant pour comprendre; il est vrai qu’ils étaient tous étrangers...

(Baudoyer, pendant cette conversation, est au coin de la cheminée dans le cabinet de son Sous-chef, et tous deux ils parlent à voix basse.)

BAUDOYER.

Oui, le digne homme expire. Les deux ministres y sont pour recevoir son dernier soupir, mon beau-père vient d’être averti de l’événement. Si vous voulez me rendre un signalé service, vous prendrez un cabriolet et vous irez prévenir madame Baudoyer, car monsieur Saillard ne peut quitter sa caisse et moi je n’ose laisser le Bureau seul. Mettez-vous à sa disposition: elle a, je crois, ses vues, et pourrait vouloir faire faire simultanément quelques démarches. (Les deux fonctionnaires sortent ensemble.)

GODARD.

Monsieur Bixiou, je quitte le bureau pour la journée, ainsi remplacez-moi.

BAUDOYER (à Bixiou d’un air bénin).

Vous me consulterez, s’il y avait lieu.

BIXIOU.

Pour le coup, La Billardière est mort!

DUTOCQ (à l’oreille de Bixiou).

Venez un peu dehors me reconduire. (Bixiou et Dutocq sortent dans le corridor et se regardent comme deux augures.)

DUTOCQ (parlant dans l’oreille de Bixiou).

Écoutez. Voici le moment de nous entendre pour avancer. Que diriez-vous, si nous devenions vous Chef et moi Sous-chef?

BIXIOU (haussant les épaules).

Allons, pas de farces!

DUTOCQ.

Si Baudoyer était nommé, Rabourdin ne resterait pas, il donnerait sa démission. Entre nous, Baudoyer est si incapable que si du Bruel et vous, vous ne voulez pas l’aider, dans deux mois il sera renvoyé. Si je sais compter, nous aurons devant nous trois places vides.

BIXIOU.

Trois places qui nous passeront sous le nez, et qui seront données à des ventrus, à des laquais, à des espions, à des hommes de la Congrégation, à Colleville dont la femme a fini par où finissent les jolies femmes... par la dévotion...

DUTOCQ.

A vous, mon cher, si vous voulez une fois dans votre vie employer votre esprit logiquement. (Il s’arrête comme pour étudier sur la figure de Bixiou l’effet de son adverbe.) Jouons ensemble cartes sur table.

BIXIOU (impassible).

Voyons votre jeu?

DUTOCQ.

Moi je ne veux pas être autre chose que Sous-chef, je me connais, je sais que je n’ai pas, comme vous, les moyens d’être Chef. Du Bruel peut devenir directeur, vous serez son Chef de bureau, il vous laissera sa place quand il aura fait sa pelote, et moi je boulotterai, protégé par vous, jusqu’à ma retraite.

BIXIOU.

Finaud! Mais par quels moyens comptez-vous mener à bien une entreprise où il s’agit de forcer la main au ministre, et d’expectorer un homme de talent? Entre nous, Rabourdin est le seul homme capable de la Division, et peut-être du Ministère. Or il s’agit de mettre à sa place le carré de la sottise, le cube de la niaiserie, la Place Baudoyer!

DUTOCQ (se rengorgeant).

Mon cher, je puis soulever contre Rabourdin tous les Bureaux! vous savez combien Fleury l’aime? eh! bien Fleury le méprisera.

BIXIOU.

Être méprisé par Fleury!

DUTOCQ.

Il ne restera personne au Rabourdin: les employés en masse iront se plaindre de lui au ministre, et ce ne sera pas seulement notre Division, mais la Division Clergeot, mais la Division Bois-Levant et les autres Ministères....

BIXIOU.

C’est cela! cavalerie, infanterie, artillerie et le corps des marins de la Garde, en avant! Vous délirez, mon cher! Et moi, qu’ai-je à faire là-dedans?

DUTOCQ.

Une caricature mordante, un dessin à tuer un homme.

BIXIOU.

Le paierez-vous?

DUTOCQ.

Cent francs.

BIXIOU (en lui-même).

Il y a quelque chose.

DUTOCQ (continuant).

Il faudrait représenter Rabourdin habillé en boucher, mais bien ressemblant, chercher des analogies entre un bureau et une cuisine, lui mettre à la main un tranche-lard, peindre les principaux employés des ministères en volailles, les encager dans une immense souricière sur laquelle on écrirait: Exécutions administratives, et il serait censé leur couper le cou un à un. Il y aurait des oies, des canards à têtes conformées comme les nôtres, des portraits vagues, vous comprenez! il tiendrait un volatile à la main, Baudoyer, par exemple, fait en dindon.

BIXIOU.

Ris d’aboyeur d’oie! (Il a regardé pendant long-temps Dutocq.) Vous avez trouvé cela, vous?

DUTOCQ.

Oui, moi.

BIXIOU (se parlant à lui-même).

Les sentiments violents conduiraient-ils donc au même but que le talent? (A Dutocq.) Mon cher, je ferai cela... (Dutocq laisse échapper un mouvement de joie) quand (point d’orgue) je saurai sur quoi m’appuyer; car si vous ne réussissez pas, je perds ma place, et il faut que je vive. Vous êtes encore singulièrement bon enfant, mon cher collègue!

DUTOCQ.

Eh! bien, ne faites la lithographie que quand le succès vous sera démontré...

BIXIOU.

Pourquoi ne videz-vous pas votre sac tout de suite?

DUTOCQ.

Il faut auparavant aller flairer l’air du bureau, nous reparlerons de cela tantôt. (Il s’en va.)

BIXIOU (seul dans le corridor).

Cette raie au beurre noir, car il ressemble plus à un poisson qu’à un oiseau, ce Dutocq a eu là une bonne idée, je ne sais pas où il l’a prise. Si la Place Baudoyer succède à La Billardière, ce serait drôle, mieux que drôle, nous y gagnerions! (Il rentre dans le Bureau.) Messieurs, il va y avoir de fameux changements, le papa La Billardière est décidément mort. Sans blague! parole d’honneur! Voilà Godard en course pour notre respectable chef Baudoyer, successeur présumé du défunt. (Minard, Desroys, Colleville lèvent la tête avec étonnement, tous posent leurs plumes, Colleville se mouche.) Nous allons avancer, nous autres! Colleville sera Sous-Chef au moins, Minard sera peut-être commis principal, et pourquoi ne le serait-il pas! il est aussi bête que moi. Hein! Minard, si vous étiez à deux mille cinq cents, votre petite femme serait joliment contente et vous pourriez vous acheter des bottes.

COLLEVILLE.

Mais vous ne les avez pas encore, deux mille cinq cents.

BIXIOU.

Monsieur Dutocq les a chez les Rabourdin, pourquoi ne les aurais-je pas cette année? Monsieur Baudoyer les a eus.

COLLEVILLE.

Par l’influence de monsieur Saillard. Aucun commis principal ne les a dans la Division Clergeot.

PAULMIER.

Par exemple! Monsieur Cochin n’a peut-être pas trois mille? Il a succédé à monsieur Vavasseur, qui a été dix ans sous l’Empire à quatre mille, il a été remis à trois mille à la première rentrée, et est mort à deux mille cinq cents. Mais par la protection de son frère, monsieur Cochin s’est fait augmenter, il a trois mille.

COLLEVILLE.

Monsieur Cochin signe E. L. L. E. Cochin, il se nomme Émile-Louis-Lucien-Emmanuel, ce qui anagrammé donne Cochenille. Eh! bien, il est associé d’une maison de droguerie, rue des Lombards, la maison Matifat qui s’est enrichie par des spéculations sur cette denrée coloniale.

BIXIOU.

Pauvre homme, il a fait un an de Florine.

COLLEVILLE.

Cochin assiste quelquefois à nos soirées, il est de première force sur le violon... (A Bixiou qui ne s’est pas encore mis au travail.) Vous devriez venir chez nous entendre un concert, mardi prochain. On joue un quintetto de Reicha.

BIXIOU.

Merci, je préfère regarder la partition.

COLLEVILLE.

Est-ce pour faire un mot que vous dites cela?... car un artiste de votre force doit aimer la musique.

BIXIOU.

J’irai, mais à cause de madame.

BAUDOYER (revenant).

Monsieur Chazelle n’est pas encore venu, vous lui ferez mes compliments, messieurs.

BIXIOU (qui a mis un chapeau à la place de Chazelle
en entendant le pas de Baudoyer
).

Pardon, monsieur, il est allé demander un renseignement pour vous chez les Rabourdin.

CHAZELLE (entrant son chapeau sur la tête et sans voir Baudoyer).

Le père La Billardière est enfoncé, messieurs! Rabourdin est Chef de Division, maître des requêtes! il n’a pas volé son avancement, celui-là.....

BAUDOYER (à Chazelle).

Vous avez trouvé cette nomination dans votre second chapeau, monsieur, n’est-ce pas? (Il lui montre le chapeau qui est à sa place). Voilà la troisième fois depuis le commencement du mois que vous venez après neuf heures; si vous continuez ainsi, vous ferez du chemin, mais savoir en quel sens! (A Bixiou qui lit le journal.) Mon cher monsieur Bixiou, de grâce laissez le journal à ces messieurs qui s’apprêtent à déjeuner, et venez prendre la besogne d’aujourd’hui. Je ne sais pas ce que monsieur Rabourdin fait de Gabriel; il le garde, je crois, pour son usage particulier, je l’ai sonné trois fois. (Baudoyer et Bixiou rentrent dans le cabinet.)

CHAZELLE.

Damné sort!

PAULMIER (enchanté de tracasser Chazelle).

Ils ne vous ont donc pas dit en bas qu’il était monté? D’ailleurs ne pouviez-vous regarder en entrant, voir le chapeau à votre place, et l’éléphant.....

COLLEVILLE (riant).

Dans la ménagerie.

PAULMIER.

Il est assez gros pour être visible.

CHAZELLE (au désespoir).

Parbleu, pour quatre francs soixante-quinze centimes que nous donne le gouvernement par jour, je ne vois pas que l’on doive être comme des esclaves.

FLEURY (entrant).

A bas Baudoyer! vive Rabourdin! voilà le cri de la Division.

CHAZELLE (s’exaspérant).

Baudoyer peut bien me faire destituer s’il le veut, je n’en serai pas plus triste. A Paris, il existe mille moyens de gagner cinq francs par jour! on les gagne au Palais à faire des copies pour les avoués...

PAULMIER (asticotant toujours Chazelle).

Vous dites cela, mais une place est une place, et le courageux Colleville qui se donne un mal de galérien en dehors du Bureau, qui pourrait gagner, s’il perdait sa place, plus que ses appointements, rien qu’en montrant la musique, eh! bien, il aime mieux sa place. Que diantre, on n’abandonne pas ses espérances.

CHAZELLE (continuant sa philippique).

Lui, mais pas moi! Nous n’avons plus de chances. Parbleu! il fut un temps où rien n’était plus séduisant que la carrière administrative. Il y avait tant d’hommes aux armées qu’il en manquait pour l’administration. Les gens édentés, blessés à la main, au pied, de santé mauvaise, comme Paulmier, les myopes obtenaient un rapide avancement. Les familles, dont les enfants grouillaient dans les lycées, se laissaient alors fasciner par la brillante existence d’un jeune homme en lunettes, vêtu d’un habit bleu, dont la boutonnière était allumée par un ruban rouge, et qui touchait un millier de francs par mois, à la charge d’aller quelques heures dans un Ministère quelconque, y surveiller quelque chose, y arrivant tard et partant tôt, ayant, comme lord Byron, des heures de loisir et faisant des romances, se promenant aux Tuileries, doué d’un petit air rogue, se faisant voir partout, au spectacle, au bal, admis dans les meilleures sociétés, dépensant ses appointements, rendant ainsi à la France tout ce que la France lui donnait, rendant même des services. En effet, les employés étaient alors, comme Thuillier, cajolés par de jolies femmes; ils paraissaient avoir de l’esprit, ils ne se lassaient point trop dans les Bureaux. Les impératrices, les reines, les princesses, les maréchales de cette heureuse époque avaient des caprices. Toutes ces belles dames avaient la passion des belles âmes: elles aimaient à protéger. Aussi pouvait-on remplir vingt-cinq ans, une place élevée, être auditeur au Conseil d’État ou maître des requêtes, et faire des rapports à l’Empereur en s’amusant avec son auguste famille. On s’amusait et l’on travaillait tout ensemble. Tout se faisait vite. Mais aujourd’hui, depuis que la Chambre a inventé la spécialité pour les dépenses, et les chapitres intitulés: Personnel! nous sommes moins que des soldats. Les moindres places sont soumises à mille chances, car il y a mille souverains...

BIXIOU (rentrant).

Chazelle est donc fou. Où voit-il mille souverains?... serait-ce par hasard dans sa poche?...

CHAZELLE.

Comptons! Quatre cents au bout du pont de la Concorde, ainsi nommé parce qu’il mène au spectacle de la perpétuelle discorde entre la Gauche et la Droite de la Chambre; trois cents autres au bout de la rue de Tournon. La Cour, qui doit compter pour trois cents, est donc obligée d’avoir sept cents fois plus de volonté que l’Empereur pour nommer un de ses protégés à une place quelconque!...

FLEURY.

Tout cela signifie que, dans un pays où il y a trois pouvoirs, il y a mille à parier contre un qu’un employé qui n’est protégé que par lui-même n’aura point d’avancement.

BIXIOU (regardant tour à tour Chazelle et Fleury).

Ah! mes enfants, vous en êtes encore à savoir qu’aujourd’hui le plus mauvais état c’est l’état d’être à l’État...

FLEURY.

A cause du gouvernement constitutionnel.

COLLEVILLE.

Messieurs!... ne parlons pas politique.

BIXIOU.

Fleury a raison. Aujourd’hui, messieurs, servir l’État, ce n’est plus servir le prince qui savait punir et récompenser! Aujourd’hui l’État, c’est tout le monde. Or, tout le monde ne s’inquiète de personne. Servir tout le monde, c’est ne servir personne. Personne ne s’intéresse à personne. Un employé vit entre ces deux négations! Le monde n’a pas de pitié, n’a pas d’égard, n’a ni cœur, ni tête; tout le monde est égoïste, oublie demain les services d’hier. Vous avez beau vous trouver, comme monsieur Baudoyer, dès l’âge le plus tendre, un génie administratif, le Châteaubriand des rapports, le Bossuet des circulaires, le Canalis des mémoires, l’enfant sublime de la dépêche, il existe une loi désolante contre le génie administratif, la loi sur l’avancement avec sa moyenne. Cette fatale Moyenne résulte des tables de la loi sur l’avancement et des tables de mortalité combinées. Il est certain qu’en entrant dans quelque administration que ce soit, à l’âge de dix-huit ans, on n’obtient dix-huit cents francs d’appointements qu’à trente ans; pour en obtenir six mille à cinquante, la vie de Colleville nous prouve que le génie d’une femme, l’appui de plusieurs pairs de France, de plusieurs députés influents, ne sert à rien. Il n’est donc pas de carrière libre et indépendante dans laquelle, en douze années, un jeune homme ayant fait ses humanités, vacciné, libéré du service militaire, jouissant de ses facultés, sans avoir une intelligence transcendante, n’ait amassé un capital de quarante-cinq mille francs de centimes, représentant la rente perpétuelle de notre traitement essentiellement transitoire, car il n’est pas même viager. Dans cette période, un épicier doit avoir gagné dix mille francs de rentes, avoir déposé son bilan, ou présidé le tribunal de commerce. Un peintre a badigeonné un kilomètre de toile, il doit être décoré de la Légion-d’Honneur, ou se poser en grand homme inconnu. Un homme de lettres est professeur de quelque chose, ou journaliste à cent francs pour mille lignes, il écrit des feuilletons, ou se trouve à Sainte-Pélagie après un pamphlet lumineux qui mécontente les Jésuites, ce qui constitue une valeur énorme et en fait un homme politique. Enfin, un oisif, qui n’a rien fait, car il y a des oisifs qui font quelque chose, a fait des dettes et une veuve qui les lui paye. Un prêtre a eu le temps de devenir évêque in partibus. Un vaudevilliste est devenu propriétaire, quand il n’aurait jamais fait, comme du Bruel, de vaudevilles entiers. Un garçon intelligent et sobre, qui aurait commencé l’escompte avec un très-petit capital, comme mademoiselle Thuillier, achète alors un quart de charge d’agent de change. Allons plus bas! Un petit clerc est notaire, un chiffonnier a mille écus de rentes, les plus malheureux ouvriers ont pu devenir fabricants; tandis que, dans le mouvement rotatoire de cette civilisation qui prend la division infinie pour le progrès, un Chazelle a vécu à vingt-deux sous par tête!...—se débat avec son tailleur et son bottier!—a des dettes!—n’est rien! Et s’est crétinisé! Allons! messieurs? un beau mouvement! Hein? donnons tous nos démissions!... Fleury, Chazelle, jetez-vous dans d’autres parties? et devenez-y deux grands hommes!...

CHAZELLE (calmé par le discours de Bixiou).

Merci. (Rire général.)

BIXIOU.

Vous avez tort, dans votre situation je prendrais les devants sur le Secrétaire-général.

CHAZELLE (inquiet).

Et qu’a-t-il donc à me dire?

BIXIOU.

Odry vous dirait, Chazelle, avec plus d’agrément que n’en mettra des Lupeaulx, que pour vous la seule place libre est la place de la Concorde.

PAULMIER (tenant le tuyau du poêle embrassé).

Parbleu, Baudoyer ne nous fera pas grâce, allez!

FLEURY.

Encore une vexation de Baudoyer! Ah! quel singulier pistolet vous avez là! Parlez-moi de monsieur Rabourdin, voilà un homme. Il m’a mis de la besogne sur ma table, il faudrait trois jours pour l’expédier ici... eh! bien, il l’aura pour ce soir, à quatre heures. Mais il n’est pas sur mes talons pour empêcher de venir causer avec les amis.

BAUDOYER (se montrant).

Messieurs, vous conviendrez que si l’on a le droit de blâmer le système de la Chambre ou la marche de l’Administration, ce doit être ailleurs que dans les Bureaux! (Il s’adresse à Fleury.) Pourquoi venez-vous ici, monsieur?

FLEURY (insolemment).

Pour avertir ces messieurs qu’il y a du remue-ménage! Du Bruel est mandé au secrétariat-général, Dutocq y va! Tout le monde se demande qui sera nommé.

BAUDOYER (en rentrant).

Ceci, monsieur, n’est pas votre affaire, retournez à votre Bureau, ne troublez pas l’ordre dans le mien...

FLEURY (sur la porte).

Ce serait une fameuse injustice si Rabourdin la gobait! Ma foi! je quitterais le Ministère (il revient). Avez-vous trouvé votre anagramme, papa Colleville?

COLLEVILLE.

Oui, la voici.

FLEURY (se penche sur le bureau de Colleville).

Fameux! fameux! Voilà ce qui ne manquera pas d’arriver si le gouvernement continue son métier d’hypocrite. (Il fait signe aux employés que Baudoyer écoute.) Si le Gouvernement disait franchement son intention sans conserver d’arrière-pensée, les Libéraux verraient alors ce qu’ils auraient à faire. Un gouvernement qui met contre lui ses meilleurs amis, et des hommes comme ceux des Débats, comme Châteaubriand et Royer-Collard! ça fait pitié!

COLLEVILLE (après avoir consulté ses collègues).

Tenez, Fleury, vous êtes un bon enfant; mais ne parlez pas politique ici, vous ne savez pas le tort que vous nous faites.

FLEURY (sèchement).

Adieu, messieurs. Je vais expédier. (Il revient et parle bas à Bixiou.) On dit que madame Colleville est liée avec la Congrégation.

BIXIOU.

Par où?...

FLEURY (il éclate de rire).

On ne vous prend jamais sans vert!

COLLEVILLE (inquiet).

Que dites-vous?

FLEURY.

Notre Théâtre a fait hier mille écus avec la pièce nouvelle, quoiqu’elle soit à sa quarantième représentation? vous devriez venir la voir, les décorations sont superbes.

En ce moment, des Lupeaulx recevait au secrétariat du Bruel, à la suite duquel Dutocq s’était mis. Des Lupeaulx avait appris par son valet de chambre la mort de monsieur de La Billardière, et voulait plaire aux deux ministres, en faisant paraître le soir même un article nécrologique.

—Bonjour, mon cher du Bruel, dit le demi-ministre au Sous-chef en le voyant entrer et le laissant debout. Vous savez la nouvelle? La Billardière est mort, les deux ministres étaient présents quand il a été administré. Le bonhomme a fortement recommandé Rabourdin, disant qu’il mourrait bien malheureux s’il ne savait pas avoir pour successeur celui qui constamment avait rempli sa place. Il paraît que l’agonie est une question où l’on avoue tout..... Le ministre s’est d’autant plus engagé, que son intention, comme celle du Conseil, est de récompenser les nombreux services de monsieur Rabourdin (il hoche la tête), le Conseil d’État réclame ses lumières. On dit que monsieur de La Billardière quitte la Division de défunt son père et passe à la Commission du Sceau, c’est comme si le roi lui faisait un cadeau de cent mille francs, la place est comme une charge de notaire et peut se vendre. Cette nouvelle réjouira votre Division, car on pouvait croire que Benjamin y serait placé. Du Bruel, il faudrait brocher dix ou douze lignes en manière de fait Paris, sur le bonhomme; leurs Excellences y jetteront un coup d’œil (il lit les journaux). Savez-vous la vie du papa La Billardière?

Du Bruel fit un geste pour accuser son ignorance.

—Non? reprit des Lupeaulx. Eh! bien, il a été mêlé aux affaires de la Vendée, il était l’un des confidents du feu roi. Comme monsieur le comte de Fontaine, il n’a jamais voulu transiger avec le premier Consul. Il a un peu chouanné. C’est né en Bretagne d’une famille parlementaire si jeune, qu’il a été anobli par Louis XVIII. Quel âge avait-il? N’importe! Arrangez bien ça... La loyauté qui ne s’est jamais démentie... une religion éclairée... (le pauvre bonhomme avait pour manie de ne jamais mettre le pied dans une église), donnez-lui du pieux serviteur... Amenez gentiment qu’il a pu chanter le cantique de Siméon à l’avénement de Charles X. Le comte d’Artois estimait beaucoup La Billardière, car il a coopéré malheureusement à l’affaire de Quiberon et a tout pris sur lui. Vous savez?... La Billardière a justifié le roi dans une brochure publiée en réponse à une impertinente histoire de la Révolution faite par un journaliste, vous pouvez donc appuyer sur le dévouement. Enfin, pesez bien vos mots, afin que les autres journaux ne se moquent pas de nous, et apportez-moi l’article. Vous étiez hier chez Rabourdin?

—Oui, Monseigneur, dit du Bruel. Ah, pardon!

—Il n’y a pas de mal, répondit en riant des Lupeaulx.

—Sa femme était délicieusement belle, reprit du Bruel, il n’y a pas deux femmes pareilles dans Paris: il y en a d’aussi spirituelles qu’elle; mais il n’y en a pas de si gracieusement spirituelle; une femme peut être plus belle que Célestine; mais il est difficile qu’elle soit si variée dans sa beauté. Madame Rabourdin est bien supérieure à madame Colleville! dit le vaudevilliste en se rappelant l’aventure de des Lupeaulx. Flavie doit ce qu’elle est au commerce des hommes, tandis que madame Rabourdin est tout par elle-même, elle sait tout; il ne faudrait pas se dire un secret en latin devant elle. Si j’avais une femme semblable, je croirais pouvoir parvenir à tout.

—Vous avez plus d’esprit qu’il n’est permis à un auteur d’en avoir, répondit des Lupeaulx avec un mouvement de vanité. Puis il se détourna pour apercevoir Dutocq, et lui dit:—Ah! bonjour, Dutocq. Je vous ai fait demander pour vous prier de me prêter votre Charlet, s’il est complet; la comtesse ne connaît rien de Charlet.

Du Bruel se retira.

—Pourquoi venez-vous sans être appelé? dit durement des Lupeaulx à Dutocq quand ils furent seuls. L’État est-il en péril pour venir me trouver à dix heures, au moment où je vais déjeuner avec Son Excellence?

—Peut-être, monsieur, dit Dutocq. Si j’avais eu l’honneur de vous voir ce matin, vous n’auriez sans doute pas fait l’éloge du sieur Rabourdin après avoir lu le vôtre tracé par lui.

Dutocq ouvrit sa redingote, prit un cahier de papier moulé sur ses côtés gauches, et le posa sur le bureau de des Lupeaulx, à un endroit marqué. Puis il alla pousser le verrou, craignant une explosion. Voici ce que lut le Secrétaire-général à son article pendant que Dutocq fermait la porte.

Monsieur des Lupeaulx. Un gouvernement se déconsidère en employant ostensiblement un tel homme qui a sa spécialité dans la police diplomatique. On peut opposer ce personnage avec succès aux flibustiers politiques des autres cabinets, ce serait dommage de l’employer à la police intérieure: il est au-dessus de l’espion vulgaire, il comprend un plan, il saurait mener à bien une infamie nécessaire et savamment couvrir sa retraite.

Des Lupeaulx était succinctement analysé en cinq ou six phrases, la quintessence du portrait biographique placé au commencement de cette histoire. Aux premiers mots, le Secrétaire-général se sentit jugé par un homme plus fort que lui; mais il voulut se réserver d’examiner ce travail, qui allait loin et haut, sans livrer ses secrets à un homme comme Dutocq. Des Lupeaulx montra donc à l’espion un visage calme et grave. Le Secrétaire-général, comme les avoués et les magistrats, comme les diplomates et tous ceux qui sont obligés de fouiller le cœur humain, ne s’étonnait plus de rien. Rompu aux trahisons, aux ruses de la haine, aux piéges, il pouvait recevoir dans le dos une blessure, sans que son visage en parlât.

—Comment vous êtes-vous procuré cette pièce?

Dutocq raconta sa bonne fortune; en l’écoutant, la figure de des Lupeaulx ne témoignait aucune approbation. Aussi l’espion finit-il en grande crainte le récit qu’il avait commencé triomphalement.

—Dutocq, vous avez mis le doigt entre l’écorce et l’arbre, répondit sèchement le Secrétaire-général. Si vous ne voulez pas vous faire de très-puissants ennemis, gardez le plus profond secret sur ceci, qui est un travail de la plus haute importance et à moi connu.

Des Lupeaulx renvoya Dutocq par un de ces regards qui sont plus expressifs que la parole.

—Ah! ce scélérat de Rabourdin s’en mêle aussi! se disait Dutocq épouvanté de trouver un rival dans son Chef. Il est dans l’État-major quand je suis à pied! Je ne l’aurais pas cru!

A tous ces motifs d’aversion contre Rabourdin se joignit la jalousie de l’homme de métier contre un confrère, un des plus violents ingrédients de haine.

Quand des Lupeaulx fut seul, il tomba dans une étrange méditation. De quel pouvoir Rabourdin était-il l’instrument? fallait-il profiter de ce singulier document pour le perdre, ou s’en armer pour réussir auprès de sa femme? Ce mystère fut tout obscur pour des Lupeaulx, qui parcourait avec effroi les pages de cet état où les hommes de sa connaissance étaient jugés avec une profondeur inouïe. Il admirait Rabourdin, tout en se sentant blessé au cœur par lui. L’heure du déjeuner surprit des Lupeaulx dans sa lecture.

—Monseigneur va vous attendre si vous ne descendez pas, vint lui dire le valet de chambre du ministre.

Le ministre déjeunait avec sa femme, ses enfants et des Lupeaulx, sans domestiques. Le repas du matin est le seul moment d’intimité que les hommes d’État peuvent conquérir sur le mouvement de leurs dévorantes affaires. Mais, malgré les ingénieuses barrières par lesquelles ils défendent cette heure de causerie intime et de laissez-aller donnée à leur famille et à leurs affections, beaucoup de grands et de petits savent les franchir. Les affaires viennent souvent, comme en ce moment, se jeter à travers leur joie.

—Je croyais Rabourdin un homme au-dessus des employés ordinaires, et le voilà qui, dix minutes après la mort de La Billardière, invente de me faire parvenir par La Brière un vrai billet de théâtre. Tenez, dit le ministre à des Lupeaulx en lui donnant un papier qu’il roulait entre ses doigts.

Trop noble pour songer au sens honteux que la mort de monsieur La Billardière prêtait à sa lettre, Rabourdin ne l’avait pas retirée des mains de La Brière en apprenant par lui la nouvelle. Des Lupeaulx lut ce qui suit:

«Monseigneur,

»Si vingt-trois ans de services irréprochables peuvent mériter une faveur, je supplie Votre Excellence de m’accorder une audience aujourd’hui même, il s’agit d’une affaire où mon honneur se trouve engagé.»

Suivaient les formules de respect.

—Pauvre homme! dit des Lupeaulx avec un ton de compassion qui laissa le ministre dans son erreur, nous sommes entre nous, faites-le venir. Vous avez Conseil après la Chambre, et votre Excellence doit aujourd’hui répondre à l’Opposition, il n’y a pas d’autre heure où vous puissiez le recevoir. Des Lupeaulx se leva, demanda l’huissier, lui dit un mot, et revint s’asseoir à table.—Je l’ajourne au dessert, dit-il.

Comme tous les ministres de la Restauration, le ministre était un homme sans jeunesse. La charte concédée par Louis XVIII avait le défaut de lier les mains aux rois en les forçant à livrer les destinées du pays aux quadragénaires de la Chambre des Députés et aux septuagénaires de la Pairie, de les dépouiller du droit de saisir un homme de talent politique là où il était, malgré sa jeunesse ou malgré la pauvreté de sa condition. Napoléon seul put employer des jeunes gens à son choix, sans être arrêté par aucune considération. Aussi, depuis la chute de cette grande volonté, l’énergie avait-elle déserté le pouvoir. Or, faire succéder la mollesse à la vigueur est un contraste plus dangereux en France qu’en tout autre pays. En général, les ministres arrivés vieux ont été médiocres, tandis que les ministres pris jeunes ont été l’honneur des monarchies européennes et des républiques où ils dirigèrent les affaires. Le monde retentissait encore de la lutte de Pitt et de Napoléon, deux hommes qui conduisirent la politique à l’âge où les Henri de Navarre, les Richelieu, les Mazarin, les Colbert, les Louvois, les d’Orange, les Guise, les la Rovère, les Machiavel, enfin tous les grands hommes connus, partis d’en bas ou nés aux environs des trônes, commencèrent à gouverner des États. La Convention, modèle d’énergie, fut composée en grande partie de têtes jeunes; aucun souverain ne doit oublier qu’elle sut opposer quatorze armées à l’Europe; sa politique, si fatale aux yeux de ceux qui tiennent pour le pouvoir, dit absolu, n’en était pas moins dictée par les vrais principes de la monarchie, car elle se conduisit comme un grand roi. Après dix ou douze années de luttes parlementaires, après avoir ressassé la politique et s’y être harassé, ce ministre avait été véritablement intronisé par un parti qui le considérait comme son homme d’affaires. Heureusement pour lui-même, il approchait plus de soixante ans que de cinquante; s’il avait conservé quelque vigueur juvénile, il aurait été promptement brisé. Mais, habitué à rompre, à faire retraite, à revenir à la charge, il pouvait se laisser frapper tour à tour par son parti, par l’Opposition, par la cour, par le clergé, en leur opposant la force d’inertie d’une matière à la fois molle et consistante; enfin, il avait les bénéfices de son malheur. Gehenné dans mille questions de gouvernement, comme est le jugement d’un vieil avocat après avoir tout plaidé, son esprit ne possédait plus ce vif que gardent les esprits solitaires, ni cette prompte décision des gens accoutumés de bonne heure à l’action, et qui se distingue chez les jeunes militaires. Pouvait-il en être autrement? il avait constamment chicané au lieu de juger, il avait critiqué les effets sans assister aux causes, il avait surtout la tête pleine des mille réformes qu’un parti lance à son chef, des programmes que les intérêts privés apportent à un orateur d’avenir, en l’embarrassant de plans et de conseils inexécutables. Loin d’arriver frais, il était arrivé fatigué de ses marches et contre-marches. Puis en prenant position sur la sommité tant désirée, il s’y était accroché à mille buissons épineux, il y avait trouvé mille volontés contraires à concilier. Si les hommes d’État de la Restauration avaient pu suivre leurs propres idées, leurs capacités seraient sans doute moins exposées à la critique; mais si leurs vouloirs furent entraînés, leur âge les sauva en ne leur permettant plus de déployer cette résistance qu’on sait opposer au début de la vie à ces intrigues à la fois basses et élevées qui vainquirent quelquefois Richelieu, et auxquelles, dans une sphère moins élevée, Rabourdin allait se prendre. Après les tiraillements de leurs premières luttes, ces gens, moins vieux que vieillis, eurent les tiraillements ministériels. Ainsi leurs yeux se troublaient déjà quand il fallait la perspicacité de l’aigle, leur esprit était lassé quand il fallait redoubler de verve. Le ministre à qui Rabourdin voulait se confier, entendait journellement des hommes d’une incontestable supériorité lui exposant les théories les plus ingénieuses, applicables ou inapplicables aux affaires de la France. Ces gens à qui les difficultés de la politique générale étaient cachées, assaillaient ce ministre au retour d’une bataille parlementaire, d’une lutte avec les secrètes imbécillités de la cour, ou à la veille d’un combat avec l’esprit public, ou le lendemain d’une question diplomatique qui avait déchiré le Conseil en trois opinions. Dans cette situation, un homme d’État tient naturellement un bâillement tout prêt au service de la première phrase où il s’agit de mieux ordonner la chose publique. Il ne se faisait pas alors de dîner où les plus audacieux spéculateurs, où les hommes des coulisses financières et politiques, ne résumassent en un mot profond les opinions de la Bourse et de la Banque, celles surprises à la diplomatie, et les plans que comportait la situation de l’Europe. Le ministre avait d’ailleurs en des Lupeaulx et son secrétaire particulier, un petit conseil pour ruminer cette nourriture, pour contrôler et analyser les intérêts qui parlaient par tant de voix habiles. En effet, son malheur, qui sera celui de tous les ministres sexagénaires, était de biaiser avec toutes les difficultés: avec le journalisme que l’on voulait en ce moment amortir sourdement au lieu de l’abattre franchement; avec la question financière, comme avec les questions d’industrie; avec le clergé comme avec la question des biens nationaux; avec le Libéralisme comme avec la Chambre. Après avoir tourné le pouvoir en sept ans, le ministre croyait pouvoir tourner ainsi toutes les questions. Il est si naturel de vouloir se maintenir par les moyens qui servirent à s’élever, que nul n’osait blâmer un système inventé par la médiocrité pour plaire à des esprits médiocres. La Restauration de même que la Révolution polonaise ont su démontrer, aux nations comme aux princes, ce que vaut un homme, et ce qui arrive quand il leur manque. Le dernier et le plus grand défaut des hommes d’État de la Restauration fut leur honnêteté dans une lutte où leurs adversaires employaient toutes les ressources de la friponnerie politique, le mensonge et les calomnies, en déchaînant contre eux, par les moyens les plus subversifs, les masses inintelligentes, habiles seulement à comprendre le désordre.

Rabourdin s’était dit tout cela. Mais il venait de se décider à jouer le tout pour le tout, comme un homme qui lassé par le jeu ne s’accorde plus qu’un coup; or, le hasard lui donnait un tricheur pour adversaire en la personne de des Lupeaulx. Néanmoins, quelle que fût sa sagacité, le Chef de Bureau, plus savant en administration qu’en optique parlementaire, n’imaginait pas toute la vérité: il ne savait pas que le grand travail qui avait rempli sa vie allait devenir une théorie pour le ministre, et qu’il était impossible à l’homme d’État de ne pas le confondre avec les novateurs du dessert, avec les causeurs du coin du feu.

Au moment où le ministre debout, au lieu de penser à Rabourdin, songeait à François Keller, et n’était retenu que par sa femme qui lui offrait une grappe de raisin, le Chef de Bureau fut annoncé par l’huissier. Des Lupeaulx avait bien compté sur la disposition où devait être le ministre préoccupé de ses improvisations; aussi, voyant l’homme d’État aux prises avec sa femme, alla-t-il au devant de Rabourdin et le foudroya-t-il par sa première phrase.

—Son Excellence et moi nous sommes instruits de ce qui vous préoccupe, dit des Lupeaulx, et vous n’avez rien à craindre (baissant la voix) ni de Dutocq (reprenant sa voix ordinaire) ni de qui que ce soit.

—Ne vous tourmentez point, Rabourdin, lui dit Son Excellence avec bonté, mais en faisant un mouvement de retraite.

Rabourdin s’avança respectueusement, et le ministre ne put l’éviter.

—Votre Excellence daignera-t-elle me permettre de lui dire deux mots en particulier? fit Rabourdin en jetant à l’Excellence une œillade mystérieuse.

Le ministre regarda la pendule et se dirigea vers la fenêtre où le suivit le pauvre Chef.

—Quand pourrai-je avoir l’honneur de soumettre l’affaire à Votre Excellence, afin de lui expliquer le nouveau plan d’administration auquel se rattache la pièce que l’on doit entacher...

—Un plan d’administration! dit le ministre en fronçant les sourcils et l’interrompant. Si vous avez quelque chose en ce genre à me communiquer, attendez le jour où nous travaillerons ensemble. J’ai Conseil aujourd’hui, je dois une réponse à la Chambre sur l’incident que l’Opposition a élevé hier à la fin de la séance. Votre jour est mercredi prochain, nous n’avons pas travaillé hier, car hier je n’ai pu m’occuper des affaires du Ministère. Les affaires politiques ont nui aux affaires purement administratives.

—Je remets mon honneur avec confiance entre les mains de Votre Excellence, dit gravement Rabourdin, et je la supplie de ne pas oublier qu’elle ne m’a pas laissé le temps d’une explication immédiate à propos de la pièce soustraite...

—Mais ne craignez donc rien, dit des Lupeaulx en s’avançant entre le ministre et Rabourdin qu’il interrompit, avant huit jours vous serez sans doute nommé.....

Le ministre se mit à rire en songeant à l’enthousiasme de des Lupeaulx pour madame Rabourdin, et il guigna sa femme qui sourit. Rabourdin, surpris de ce jeu muet, en chercha la signification, il cessa de tenir sous son regard le ministre un moment, et l’Excellence en profita pour se sauver.

—Nous causerons ensemble de tout cela, dit des Lupeaulx devant qui le Chef de Bureau se trouva seul, non sans surprise. Mais n’en voulez pas à Dutocq, je vous réponds de lui.

—Madame Rabourdin est une femme charmante, dit la femme du ministre au Chef de Bureau pour lui dire quelque chose.

Les enfants regardaient Rabourdin avec curiosité. Rabourdin s’attendait à quelque chose de solennel, et il était comme un gros poisson pris dans les mailles d’un léger filet, il se débattait avec lui-même.

—Madame la comtesse est bien bonne, dit-il.

—N’aurai-je pas le plaisir de la voir un mercredi? dit la comtesse, amenez-nous-la, vous m’obligerez...

—Madame Rabourdin reçoit le mercredi, répondit des Lupeaulx qui connaissait la banalité des mercredis officiels; mais si vous avez tant de bonté pour elle, vous avez bientôt, je crois, une soirée intime.

La femme du ministre se leva contrariée.

—Vous êtes le maître de mes cérémonies, dit-elle à des Lupeaulx.

Paroles ambiguës par lesquelles elle exprima la contrariété que lui causait des Lupeaulx en entreprenant sur ses soirées intimes, où elle n’admettait que des personnes de choix. Elle sortit en saluant Rabourdin. Des Lupeaulx et le Chef de Bureau furent donc seuls dans le petit salon où le ministre déjeunait en famille. Des Lupeaulx froissait entre ses doigts la lettre confidentielle que La Brière avait remise au ministre, Rabourdin la reconnut.

—Vous ne me connaissez pas bien, dit-il au Chef de Bureau en lui souriant. Vendredi soir, nous nous entendrons à fond. En ce moment, je dois faire l’audience, le ministre me la laisse aujourd’hui sur le dos, car il se prépare pour la Chambre. Mais je vous le répète, Rabourdin, ne craignez rien.

Rabourdin chemina lentement par les escaliers, confondu de la singulière tournure que prenaient les choses. Il s’était cru dénoncé par Dutocq, et ne se trompait point: des Lupeaulx avait entre les main l’État où il était jugé si sévèrement et des Lupeaulx caressait son juge. C’était à s’y perdre! Les gens droits comprennent difficilement les intrigues embrouillées, et Rabourdin se perdait dans ce dédale, sans pouvoir deviner le jeu que jouait le Secrétaire-général.

—Ou il n’a pas lu son article, ou il aime ma femme.

Telles furent les deux pensées auxquelles s’arrêta le chef en traversant la cour, car le regard qu’il avait saisi la veille entre Célestine et des Lupeaulx lui revint dans la mémoire comme un éclair. Pendant l’absence de Rabourdin, son Bureau avait été nécessairement en proie à une agitation violente, car dans les Ministères les rapports entre les employés et les supérieurs sont si bien réglés, que quand l’huissier du ministre vient de la part de Son Excellence chez un Chef de bureau, surtout à l’heure où le ministre n’est pas visible, il se fait de grands commentaires. La coïncidence de cette communication extraordinaire avec la mort de monsieur La Billardière donna d’ailleurs une importance insolite à ce fait que monsieur Saillard apprit par monsieur Clergeot, et il vint en conférer avec son gendre. Bixiou, qui travaillait alors avec son chef, le laissa causer avec son beau-père et se transporta dans le bureau Rabourdin où les travaux étaient interrompus.

BIXIOU (entrant).

Il ne fait guère chaud chez vous, messieurs! Vous ne savez pas ce qui se passe en bas? La vertueuse Rabourdin est enfoncée! Oui, destitué! Une scène horrible chez le ministre.

DUTOCQ (il regarde Bixiou).

Est-ce vrai?

BIXIOU.

A qui cela peut-il faire de la peine? ce n’est pas à vous, vous deviendrez Sous-chef et du Bruel chef. Monsieur Baudoyer passe à la Division.

FLEURY.

Je gage cent francs que Baudoyer ne sera jamais Chef de Division.

VIMEUX.

Je me mets dans le pari. Vous y mettez-vous, monsieur Poiret?

POIRET.

J’ai ma retraite au premier janvier.

BIXIOU.

Comment, nous ne verrons plus vos souliers à cordons, et que deviendra le ministère sans vous? Qui se met de mon pari?

DUTOCQ.

Je ne puis en être, je parierais à coup sûr. Monsieur Rabourdin est nommé, monsieur de La Billardière l’a recommandé sur son lit de mort aux deux ministres, en s’accusant d’avoir touché les émoluments d’une place dont le travail était fait par Rabourdin: il a eu des scrupules de conscience; et, sauf tout ordre supérieur, ils lui ont promis, pour le calmer, de nommer Rabourdin.

BIXIOU.

Messieurs, mettez-vous tous contre moi: vous voilà sept? car vous en serez, monsieur Phellion. Je parie un dîner de cinq cents francs au Rocher de Cancale que Rabourdin n’a pas la place de La Billardière. Ça ne vous coûtera pas cent francs à chacun, et moi j’en risque cinq cents. Je vous fais la chouette enfin. Ça va-t-il? En êtes-vous, du Bruel?

PHELLION (posant sa plume).

Môsieur, sur quoi fondez-vous cette proposition aléatoire, car aléatoire est le mot; mais je me trompe en employant le terme de proposition, c’est contrat que je voulais dire. Le pari constitue un contrat.

FLEURY.

Non, car on ne peut donner le nom de contrat qu’aux conventions reconnues par le code, et le code n’accorde pas d’action pour le pari.

DUTOCQ.

C’est le reconnaître que de le proscrire.

BIXIOU.

Ça, c’est fort, mon petit Dutocq!

POIRET.

Par exemple!

FLEURY.

C’est juste. C’est comme se refuser au paiement de ses dettes, on les reconnaît.

THUILLIER.

Vous faites de fameux jurisconsultes!

POIRET.

Je suis aussi curieux que monsieur Phellion de savoir sur quelles raisons s’appuie monsieur Bixiou...

BIXIOU (criant à travers le bureau).

En êtes-vous, du Bruel?

DU BRUEL (apparaissant).

Sac-à-papier, messieurs, j’ai quelque chose de difficile à faire, c’est la réclame pour la mort de monsieur La Billardière. De grâce! un peu de silence: vous rirez et parierez après.

THUILLIER.

Rirez et pas rirez! vous entreprenez sur mes calembours!

BIXIOU (allant dans le bureau de du Bruel).

C’est vrai, du Bruel, l’éloge du bonhomme est une chose bien difficile, j’aurais plus tôt fait sa charge!

DU BRUEL.

Aide-moi donc, Bixiou!

BIXIOU.

Je veux bien, quoique ces articles-là se fassent mieux en mangeant.

DU BRUEL.

Nous dînerons ensemble. (Lisant.)

«La religion et la monarchie perdent tous les jours quelques-uns de ceux qui combattirent pour elles dans les temps révolutionnaires...

BIXIOU.

Mauvais. Je mettrais:

«La mort exerce particulièrement ses ravages parmi les plus vieux défenseurs de la monarchie et les plus fidèles serviteurs du roi, dont le cœur saigne de tous ces coups. (Du Bruel écrit rapidement.) Monsieur le baron Flamet de La Billardière est mort ce matin d’une hydropisie de poitrine, causée par une affection au cœur.

Vois-tu, il n’est pas indifférent de prouver que l’on a du cœur dans les Bureaux. Faut-il couler là une petite tartine sur les émotions des royalistes pendant la terreur? Hein! ça ne ferait pas mal. Mais non, les petits journaux diraient que les émotions ont plus frappé sur les intestins que sur le cœur. N’en parlons pas. Qu’as-tu mis?

DU BRUEL (lisant).

«Issu d’une vieille souche parlementaire...

BIXIOU.

Très-bien cela! c’est poétique, et souche est profondément vrai.

DU BRUEL (continuant).

«Où le dévouement pour le trône était héréditaire, aussi bien que l’attachement à la foi de nos pères, monsieur de La Billardière...

BIXIOU.

Je mettrais monsieur le baron.

DU BRUEL.

Mais il ne l’était pas en 1793...

BIXIOU.

C’est égal, tu sais que, sous l’Empire, Fouché rapportant une anecdote sur la Convention, et dans laquelle Robespierre lui parlait, la contait ainsi: «Robespierre me dit: Duc d’Otrante, vous irez à l’Hôtel-de-Ville!» Il y a donc un précédent.

DU BRUEL.

Laisse-moi noter ce mot-là! Mais ne mettons pas le baron, car j’ai réservé pour la fin les faveurs qui ont plu sur lui.

BIXIOU.

Ah! bien! C’est le coup de théâtre, le tableau d’ensemble de l’article.

DU BRUEL.

Voyez-vous?...

«En nommant monsieur de La Billardière baron, gentilhomme ordinaire...

BIXIOU (à part).

Très-ordinaire.

DU BRUEL (continuant).

«De la chambre, etc., le roi récompensa tout ensemble les services rendus par le prévôt qui sut concilier la rigueur de ses fonctions avec la mansuétude ordinaire aux Bourbons, et le courage du Vendéen qui n’a pas plié le genou devant l’idole impériale. Il laisse un fils, héritier de son dévouement et de ses talents, etc.»

BIXIOU.

N’est-ce pas trop monté de ton, trop riche de couleurs? j’éteindrais un peu cette poésie: l’idole impériale, plier le genou! diable! Le vaudeville gâte la main, et l’on ne sait plus tenir le style de la pédestre prose. Je mettrais: il appartenait au petit nombre de ceux qui, etc. Simplifie, il s’agit d’un homme simple.

DU BRUEL.

Encore un mot de vaudeville. Tu ferais ta fortune au théâtre, Bixiou!

BIXIOU.

Qu’as-tu mis sur Quiberon? (Il lit.) Ce n’est pas cela! Voilà comment je rédigerais:

«Il assuma sur lui, dans un ouvrage récemment publié, tous les malheurs de l’expédition de Quiberon, en donnant ainsi la mesure d’un dévouement qui ne reculait devant aucun sacrifice.»

C’est fin, spirituel, et tu sauves La Billardière.

DU BRUEL.

Aux dépens de qui?

BIXIOU (sérieux comme un prêtre qui monte en chaire).

De Hoche et de Tallien. Tu ne sais donc pas l’histoire?

DU BRUEL.

Non. J’ai souscrit à la collection des Baudouin, mais je n’ai pas encore eu le temps de l’ouvrir: il n’y a pas de sujet de vaudeville là-dedans.

PHELLION (à la porte).

Nous voudrions tous savoir, monsieur Bixiou, qui peut vous inciter à croire que le vertueux et digne monsieur Rabourdin, qui fait l’intérim de la Division depuis neuf mois, qui est le plus ancien Chef de Bureau du Ministère, et que le ministre au retour de chez monsieur de la Billardière a envoyé chercher par son huissier, ne sera pas nommé Chef de Division.

BIXIOU.

Papa Phellion, vous connaissez la géographie?

PHELLION (se rengorgeant).

Monsieur, je m’en flatte.

BIXIOU.

L’histoire?

PHELLION (d’un air modeste).

Peut-être.

BIXIOU (le regardant).

Votre diamant est mal accroché, il va tomber. Eh! bien, vous ne connaissez pas le cœur humain, vous n’êtes pas plus avancé là-dedans que dans les environs de Paris.

POIRET (bas à Vimeux).

Les environs de Paris? Je croyais qu’il s’agissait de monsieur Rabourdin.

BIXIOU.

Le bureau Rabourdin parie-t-il en masse contre moi?

TOUS.

Oui.

BIXIOU.

Du Bruel, en es-tu?

DU BRUEL.

Je crois bien. Il est dans notre intérêt que notre chef passe, alors chacun dans notre bureau avance d’un cran.

THUILLIER..

D’un crâne (bas à Phellion). Il est joli, celui-là.

BIXIOU.

Je gagerai. Voici ma raison. Vous la comprendrez difficilement, mais enfin je vous la dirai tout de même. Il est juste que monsieur Rabourdin soit nommé (il regarde Dutocq); car en lui, l’ancienneté, le talent et l’honneur sont reconnus, appréciés et récompensés. La nomination est même dans l’intérêt bien entendu de l’Administration. (Phellion, Poiret et Thuillier écoutent sans rien comprendre et sont comme des gens qui cherchent à voir clair dans les ténèbres.) Eh! bien, à cause de toutes ces convenances et de ces mérites, en reconnaissant combien la mesure est équitable et sage, je parie qu’elle n’aura pas lieu. Oui! elle manquera comme ont manqué les expéditions de Boulogne et de Russie, où le génie avait rassemblé toutes les chances de succès! Elle manquera comme manque ici-bas tout ce qui semble juste et bon. Je joue le jeu du diable.

DU BRUEL.

Qui donc sera nommé?

BIXIOU.

Plus je considère Baudoyer, plus il me semble réunir toutes les qualités contraires; conséquemment, il sera chef de Division.

DUTOCQ (poussé à bout).

Mais monsieur des Lupeaulx, qui m’a fait venir pour me demander mon Charlet, m’a dit que monsieur Rabourdin allait être nommé, et que le petit La Billardière passait Référendaire au Sceau.

BIXIOU.

Nommé! nommé! La nomination ne se signera seulement pas dans dix jours. On nommera pour le jour de l’an. Tenez, regardez votre chef dans la cour, et dites-moi si ma vertueuse Rabourdin a la mine d’un homme en faveur, on le croirait destitué! (Fleury se précipite à la fenêtre.) Adieu, messieurs; je vais aller annoncer à monsieur Baudoyer votre nomination de monsieur Rabourdin, ça le fera toujours enrager, le saint homme! Puis je lui raconterai notre pari, pour lui remettre le cœur. C’est ce que nous nommons au théâtre une péripétie, n’est-ce pas, du Bruel? Qu’est-ce que cela me fait? Si je gagne, il me prendra pour Sous-chef. (Il sort.)

POIRET.

Tout le monde accorde de l’esprit à ce monsieur, eh! bien, moi, je ne puis jamais rien comprendre à ses discours (il expédie toujours). Je l’écoute, je l’écoute, j’entends des paroles et ne saisis aucun sens; il parle des environs de Paris à propos du cœur humain, et (il pose sa plume et va au poêle) dit qu’il joue le jeu du diable, à propos des expéditions de Russie et de Boulogne! il faudrait d’abord admettre que le diable joue, et savoir quel jeu? Je vois d’abord le jeu de dominos... (il se mouche).

FLEURY (interrompant).

Il est onze heures, le père Poiret se mouche.

DU BRUEL.

C’est vrai. Déjà! Je cours au Secrétariat.

POIRET.

Où en étais-je?

THUILLIER.

Domino, au Seigneur; car il s’agit du diable, et le diable est un suzerain sans charte. Mais ceci vise plus à la pointe qu’au calembour. Ceci est le jeu de mots. Au reste, je ne vois pas de différence entre le jeu de mots et... (Sébastien entre pour prendre des circulaires à signer et à collationner).

VIMEUX.

Vous voilà, beau jeune homme. Le temps de vos peines est fini, vous serez appointé! Monsieur Rabourdin sera nommé! Vous étiez hier à la soirée de madame Rabourdin. Êtes-vous heureux d’aller là! On dit qu’il y va des femmes superbes.

SÉBASTIEN.

Je ne sais pas.

FLEURY.

Vous êtes aveugle?

SÉBASTIEN.

Je n’aime point à regarder ce que je ne saurais avoir.

PHELLION (enchanté).

Bien dit! jeune homme.

VIMEUX.

Vous faites bien attention à madame Rabourdin, que diable! une femme charmante.

FLEURY.

Bah! des formes maigres. Je l’ai vue aux Tuileries, j’aime bien mieux Percilliée, la maîtresse de Ballet, la victime à Castaing.

PHELLION.

Mais qu’a de commun une actrice avec la femme d’un Chef de bureau?

DUTOCQ.

Toutes deux jouent la comédie.

FLEURY (regardant Dutocq de travers).

Le physique n’a rien à faire avec le moral, et si vous entendez par là que...

DUTOCQ.

Moi, je n’entends rien.

FLEURY.

Celui de tous les employés qui sera fait chef de Bureau, voulez-vous le savoir?

TOUS.

Dites!

FLEURY.

C’est Colleville.

THUILLIER.

Pourquoi?

FLEURY.

Madame Colleville a fini par prendre le plus court... le chemin de la sacristie...

THUILLIER (sèchement).

Je suis trop l’ami de Colleville pour ne pas vous prier, monsieur Fleury, de ne pas parler légèrement de sa femme.

PHELLION.

Jamais les femmes, qui n’ont aucun moyen de défense, ne devraient être le sujet de nos conversations...

VIMEUX.

D’autant plus que la jolie madame Colleville n’a pas voulu recevoir Fleury, et qu’il la dénigre par vengeance.

FLEURY.

Elle n’a pas voulu me recevoir sur le même pied que Thuillier, mais j’y suis allé...

THUILLIER.

Quand?... Où?... sous ses fenêtres...

Quoique Fleury fût redouté dans les Bureaux pour sa crânerie, il accepta silencieusement le dernier mot de Thuillier. Cette résignation, qui surprit les employés, avait pour cause un billet de deux cents francs, d’une signature assez douteuse, que Thuillier devait présenter à mademoiselle Thuillier, sa sœur. Après cette escarmouche, un profond silence s’établit. Chacun travailla de une heure à trois heures. Du Bruel ne revint pas.

Vers trois heures et demie, les apprêts du départ, le brossage des chapeaux, le changement des habits, s’opéra simultanément dans tous les bureaux du Ministère. Cette chère demi-heure, employée à de petits soins domestiques, abrège d’autant la séance. En ce moment les pièces trop chaudes s’attiédissent, l’odeur particulière aux Bureaux s’évapore, le silence revient. A quatre heures, il ne reste plus que les véritables employés, ceux qui prennent leur état au sérieux. Un ministre peut connaître les travailleurs de son Ministère en faisant une tournée à quatre heures précises, espionnage qu’aucun de ces graves personnages ne se permet.

A cette heure, dans les cours, quelques chefs s’abordèrent pour se communiquer leurs idées sur l’événement de la journée. Généralement, en s’en allant deux à deux, trois à trois, on concluait en faveur de Rabourdin; mais les vieux routiers comme monsieur Clergeot branlaient la tête en disant: Habent sua sidera lites. Saillard et Baudoyer furent poliment évités, car personne ne savait quelle parole leur dire au sujet de la mort de La Billardière, et chacun comprenait que Baudoyer pouvait désirer la place, quoiqu’elle ne lui fût pas due.

Quand le gendre et le beau-père se trouvèrent à une certaine distance du Ministère, Saillard rompit le silence en disant:—Cela va mal pour toi, mon pauvre Baudoyer.

—Je ne comprends pas, répondit le chef, à quoi songe Élisabeth qui a employé Godard à avoir dare dare un passe-port pour Falleix. Godard m’a dit qu’elle a loué une chaise de poste d’après l’avis de mon oncle Mitral, et à cette heure Falleix est en route pour son pays.

—Sans doute une affaire de notre commerce, dit Saillard.

—Notre commerce le plus pressé dans ce moment était de songer à la place de monsieur de La Billardière.

Ils se trouvaient alors à la hauteur du Palais-Royal dans la rue Saint-Honoré, Dutocq les salua et les aborda.

—Monsieur, dit-il à Baudoyer, si je puis vous être utile en quelque chose dans les circonstances où vous vous trouvez, disposez de moi, car je ne vous suis pas moins dévoué que monsieur Godard.

—Une semblable démarche est au moins consolante, dit Baudoyer, on a l’estime des honnêtes gens.

—Si vous daignez employer votre influence pour me placer auprès de vous comme Sous-chef en prenant Bixiou pour votre Chef, vous feriez la fortune de deux hommes capables de tout pour votre élévation.

—Vous raillez-vous de nous, monsieur? dit Saillard en faisant de gros yeux bêtes.

—Loin de moi cette pensée, dit Dutocq. Je viens de l’imprimerie du journal y porter, de la part de monsieur le Secrétaire-général, le mot sur monsieur de La Billardière. L’article que j’y ai lu m’a donné la plus haute estime pour vos talents. Quand il faudra achever le Rabourdin, je puis donner un fier coup de hache, daignez vous en souvenir.

Dutocq disparut.

—Je veux être pendu si j’y comprends un mot, dit le caissier en regardant Baudoyer dont les petits yeux annonçaient une stupéfaction singulière. Il faudra faire acheter le journal ce soir.

Quand Saillard et son gendre entrèrent dans le salon du rez-de-chaussée, ils y trouvèrent un grand feu, madame Saillard, Élisabeth, monsieur Gaudron, et le curé de Saint-Paul. Le curé se tourna vers monsieur Baudoyer, à qui sa femme fit un signe d’intelligence peu compris.

—Monsieur, dit le curé, je n’ai pas voulu tarder à venir vous remercier du magnifique cadeau par lequel vous avez embelli ma pauvre église, je n’osais pas m’endetter pour acheter ce bel ostensoir, digne d’une cathédrale. Vous qui êtes un de nos plus pieux et assidus paroissiens, vous deviez plus que tout autre avoir été frappé du dénûment de notre maître-autel. Je vais voir, dans quelques moments, monseigneur le coadjuteur, et il vous témoignera bientôt sa satisfaction.

—Je n’ai rien fait encore.... dit Baudoyer.

—Monsieur le curé, répondit sa femme en lui coupant la parole, je puis trahir son secret tout entier. Monsieur Baudoyer compte achever son œuvre en vous donnant un dais pour la prochaine Fête-Dieu. Mais cette acquisition tient un peu à l’état de nos finances, et nos finances tiennent à notre avancement.

—Dieu récompense ceux qui l’honorent, dit monsieur Gaudron en se retirant avec le curé.

—Pourquoi, dit Saillard à monsieur Gaudron et au curé, ne nous faites-vous pas l’honneur de manger avec nous la fortune du pot?

—Restez, mon cher vicaire, dit le curé à Gaudron. Vous me savez invité par monsieur le curé de Saint-Roch, qui demain enterre monsieur de La Billardière.

—Monsieur le curé de Saint-Roch peut-il dire un mot pour nous? demanda Baudoyer que sa femme tira violemment par le pan de sa redingote.

—Mais tais-toi donc, Baudoyer, lui dit-elle en l’attirant dans un coin pour lui souffler à l’oreille:—Tu as donné à la paroisse un ostensoir de cinq mille francs. Je t’expliquerai tout.

L’avare Baudoyer fit une grimace horrible et resta songeur pendant tout le dîner.

—Pourquoi donc t’es-tu tant remuée à propos du passe-port de Falleix? de quoi te mêles-tu? lui demanda-t-il enfin.

—Il me semble que les affaires de Falleix sont un peu les nôtres, répondit sèchement Élisabeth en jetant un regard à son mari pour lui montrer monsieur Gaudron devant lequel il devait se taire.

—Certainement, dit le père Saillard en pensant à sa commandite.

—Vous êtes arrivé, j’espère, à temps au bureau du journal, demanda Élisabeth à monsieur Gaudron en lui servant le potage.

—Oui, chère madame, répondit le vicaire. Aussitôt que le directeur du journal a vu le mot du secrétaire de la Grande aumônerie, il n’a plus fait la moindre difficulté. La petite note a été mise par ses soins à la place la plus convenable, je n’y aurais jamais songé; mais ce jeune homme du journal a l’intelligence éveillée. Les défenseurs de la Religion pourront combattre l’impiété sans désavantage, il y a beaucoup de talents dans les journaux royalistes. J’ai tout lieu de penser que le succès couronnera vos espérances. Mais songez, mon cher Baudoyer, à protéger monsieur Colleville, il est l’objet de l’attention de Son Éminence, on m’a recommandé de vous parler de lui...

—Si je suis Chef de Division, j’en ferai l’un de mes Chefs de Bureau, si l’on veut! dit Baudoyer.

Le mot de l’énigme arriva quand le dîner fut fini. La feuille ministérielle, achetée par le portier, contenait aux Faits-Paris les deux articles suivants, dits entrefilets.


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