La Comédie humaine - Volume 11. Scènes de la vie parisienne - Tome 03
«Monseigneur,
«J’ai l’honneur d’adresser à Votre Excellence ma démission sous ce pli; mais j’ose croire qu’elle se souviendra de m’avoir entendu lui dire que j’avais remis mon honneur entre ses mains, et qu’il dépendait d’une explication immédiate. Cette explication, je l’ai vainement implorée, et aujourd’hui peut-être serait-elle inutile, alors qu’un fragment de mes travaux sur l’Administration, surpris et défiguré, court dans les Bureaux, est mal interprété par la haine, et me force à me retirer devant la tacite réprobation du pouvoir. Votre Excellence, le matin où je voulais lui parler, a pu penser qu’il s’agissait d’avancement, quand je ne songeais qu’à la gloire de son ministère et au bien public; il m’importait de rectifier ses idées à cet égard.»
Suivaient les formules de respect.
Il était sept heures et demie quand cet homme eut consommé le sacrifice de ses idées, car il brûla tout son travail. Fatigué par ses méditations et vaincu par ses souffrances morales, il s’assoupit la tête appuyée sur son fauteuil. Il fut réveillé par une sensation bizarre, il trouva ses mains couvertes des larmes de sa femme, agenouillée devant lui. Célestine était venue lire la démission. Elle avait mesuré l’étendue de la chute. Elle et Rabourdin, ils allaient être réduits à quatre mille livres de rente. Elle avait supputé ses dettes, elles montaient à trente-deux mille francs! C’était la plus ignoble de toutes les misères. Et cet homme si noble et si confiant ignorait l’abus qu’elle s’était permis de la fortune confiée à ses soins. Elle sanglotait à ses pieds, belle comme Madeleine.
—Le malheur est complet, dit Xavier dans son effroi, je suis déshonoré au Ministère, et déshonoré...
L’éclair de l’honneur pur scintilla dans les yeux de Célestine, elle se dressa comme un cheval effarouché, jeta sur Rabourdin un regard foudroyant.
—Moi! moi! lui dit-elle sur deux tons sublimes. Suis-je donc une femme vulgaire? Ne serais-tu pas nommé, si j’avais failli? Mais, reprit-elle, il est plus facile de croire à cela qu’à la vérité.
—Qu’y a-t-il? dit Rabourdin.
—Tout en deux mots, répondit-elle. Nous devons trente mille francs.
Rabourdin saisit sa femme par un geste fou et l’assit sur ses genoux avec joie.
—Console-toi, ma chère, dit-il avec un son de voix où perçait une adorable bonté qui changea l’amertume de ses larmes en je ne sais quoi de doux. Moi aussi j’ai fait des fautes! j’ai travaillé fort inutilement pour mon pays, ou du moins j’ai cru pouvoir lui être utile... Maintenant, je vais marcher dans un autre sentier. Si j’avais vendu des épices, nous serions millionnaires. Eh! bien, faisons-nous épiciers. Tu n’as que vingt-huit ans, mon ange! Eh! bien, dans dix ans, l’Industrie t’aura rendu le luxe que tu aimes, et auquel nous renoncerons pendant quelques jours. Moi aussi, chère enfant, je ne suis pas un mari vulgaire. Nous vendrons notre ferme! elle a depuis sept ans gagné de valeur. Cette plus-value et notre mobilier paieront mes dettes...
Elle embrassa son mari mille fois dans un seul baiser pour ce mot généreux.
—Nous aurons, reprit-il, cent mille francs à employer dans un commerce quelconque. Avant un mois, j’aurai choisi quelque spéculation. Le hasard qui a fait rencontrer un Martin Falleix à un Saillard ne nous manquera pas. Attends-moi pour déjeuner. Je reviendrai du Ministère, libre de mon collier de misère.
Célestine serra son mari dans ses bras avec une force que n’ont point les hommes dans leurs moments les plus encolérés, car la femme est plus forte par le sentiment que l’homme n’est fort par sa puissance. Elle pleurait, riait, sanglotait et parlait tout ensemble.
Quand à huit heures Rabourdin sortit, la portière lui remit les cartes railleuses de Baudoyer, de Bixiou, de Godard et autres. Néanmoins, il se rendit au Ministère, et y trouva Sébastien à la porte, qui le supplia de ne point venir dans les Bureaux, où il courait une infâme caricature sur lui.
—Si vous voulez m’adoucir l’amertume de la chute, apportez-moi ce dessin, dit-il, car je vais porter ma démission moi-même à Ernest de La Brière afin qu’elle ne soit pas dénaturée en suivant la voie administrative. J’ai mes raisons en vous demandant la caricature.
Quand après s’être assuré que sa lettre était entre les mains du ministre, Rabourdin revint dans la cour, il trouva Sébastien en larmes, qui lui présenta la lithographie, dont voici le principal trait rendu par ce léger croquis.
—Il y a là beaucoup d’esprit, dit Rabourdin en montrant au surnuméraire un front serein comme le fut celui du Sauveur quand on lui mit sa couronne d’épines.
Il entra dans les bureaux d’un air calme, et alla d’abord chez Baudoyer pour le prier de venir dans le cabinet de la Division recevoir de lui les instructions relatives aux affaires que ce routinier devait désormais diriger.
—Dites à monsieur Baudoyer que ceci ne souffre pas de retard, ajouta-t-il devant Godard et les employés, ma démission est entre les mains du ministre, et je ne veux pas rester cinq minutes de plus qu’il ne faut dans les Bureaux!
En apercevant Bixiou, Rabourdin alla droit à lui, lui montra la lithographie; et, au grand étonnement de tous, il lui dit:—N’avais-je pas raison de prétendre que vous étiez un artiste? il est seulement dommage que vous ayez dirigé la pointe de votre crayon contre un homme qui ne pouvait être jugé ni de cette manière, ni dans les Bureaux; mais on rit de tout en France, même de Dieu!
Puis il entraîna Baudoyer dans l’appartement de feu La Billardière. A la porte, se trouvaient Phellion et Sébastien, les seuls qui dans ce grand désastre particulier osassent rester ostensiblement fidèles à cet accusé. Rabourdin, apercevant les yeux de Phellion humides, ne put s’empêcher de lui serrer la main.
—Môsieur, dit le bonhomme, si nous pouvons vous être utiles à quelque chose, disposez de nous...
—Entrez donc, mes amis, leur dit Rabourdin avec une grâce noble. Sébastien, mon enfant, écrivez votre démission et envoyez-la par Laurent, vous devez être enveloppé dans la calomnie qui m’a renversé; mais j’aurai soin de votre avenir: nous ne nous quitterons plus.
Sébastien fondit en larmes.
Monsieur Rabourdin s’enferma dans le cabinet de feu La Billardière avec monsieur Baudoyer, et Phellion l’aida à mettre le nouveau Chef de Division en présence de toutes les difficultés administratives. A chaque dossier que Rabourdin expliquait, à chaque carton ouvert, les petits yeux de Baudoyer devenaient grands comme des soucoupes.
—Adieu, monsieur, lui dit enfin Rabourdin d’un air à la fois solennel et railleur.
Sébastien avait, pendant ce temps-là, fait un paquet des papiers appartenant au Chef de bureau, et les avait emportés dans un fiacre. Rabourdin passa par la grande cour du Ministère où tous les employés étaient aux fenêtres, et y attendit un moment les ordres du ministre. Le ministre ne bougea pas. Phellion et Sébastien tenaient compagnie à Rabourdin. Phellion escorta courageusement l’homme tombé jusqu’à la rue Duphot, en lui exprimant une respectueuse admiration. Il revint satisfait de lui-même reprendre sa place, après avoir rendu les honneurs funèbres au talent administratif méconnu.
BIXIOU (voyant entrer Phellion).
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
PHELLION.
Oui, môsieur!
POIRET.
Qu’est-ce que cela veut dire?
FLEURY.
Que le parti-prêtre se réjouit, et que monsieur Rabourdin a l’estime des gens d’honneur.
DUTOCQ (piqué).
Vous ne disiez pas cela hier.
FLEURY.
Si vous m’adressez encore la parole, vous aurez ma main sur la figure, vous! il est certain que vous avez chippé le travail de monsieur Rabourdin. (Dutocq sort.) Allez vous plaindre à votre monsieur des Lupeaulx, espion!
BIXIOU, riant et grimaçant comme un singe.
Je suis curieux de savoir comment ira la Division? Monsieur Rabourdin était un homme si remarquable qu’il devait avoir ses vues en faisant ce travail. Le Ministère perd une fameuse tête. (Il se frotte les mains.)
LAURENT.
Monsieur Fleury est mandé au secrétariat.
LES EMPLOYÉS DES DEUX BUREAUX.
Enfoncé!
FLEURY (en sortant).
Ça m’est bien égal, j’ai une place d’éditeur responsable. J’aurai toute la journée à moi pour flâner ou pour remplir quelque place amusante dans le bureau du journal.
BIXIOU.
Dutocq a déjà fait destituer ce pauvre Desroys, accusé de vouloir couper les têtes...
THUILLIER.
Des rois?...
BIXIOU.
Recevez mes compliments! il est joli celui-là!
COLLEVILLE (entrant joyeux).
Messieurs, je suis votre Chef...
THUILLIER (il embrasse Colleville).
Ah! mon ami, je le serais comme tu l’es, je ne serais pas si content.
BIXIOU.
C’est un coup de sa femme, mais ce n’est pas un coup de tête! (Éclats de rire).
POIRET.
Qu’on me dise la morale de ce qui nous arrive aujourd’hui?...
BIXIOU.
La voulez-vous? L’antichambre de l’Administration sera désormais la Chambre, la cour en est le boudoir, le chemin ordinaire en est la cave, le lit est plus que jamais le petit sentier de traverse.
POIRET.
Monsieur Bixiou, je vous en prie, expliquez-vous?
BIXIOU.
Je vais paraphraser mon opinion. Pour être quelque chose, il faut commencer par être tout. Il y a évidemment une réforme administrative à faire; car, ma parole d’honneur, l’État vole autant ses employés que les employés volent le temps dû à l’État; mais nous travaillons peu parce que nous ne recevons presque rien, nous trouvant en beaucoup trop grand nombre pour la besogne à faire, et ma vertueuse Rabourdin a vu tout cela! Ce grand homme de bureau prévoyait, messieurs, ce qui doit arriver, et ce que les niais appellent le jeu de nos admirables institutions libérales. La Chambre va vouloir administrer, et les administrateurs voudront être législateurs. Le Gouvernement voudra administrer, et l’Administration voudra gouverner. Aussi les lois seront-elles des règlements, et les ordonnances deviendront-elles des lois. Dieu fit cette époque pour ceux qui aiment à rire. Je vis dans l’admiration du spectacle que le plus grand railleur des temps modernes, Louis XVIII, nous a préparé. (Stupéfaction générale). Messieurs, si la France, le pays le mieux administré de l’Europe, est ainsi, jugez de ce que doivent être les autres. Pauvres pays, je me demande comment ils peuvent marcher sans les deux Chambres, sans la liberté de la presse, sans le Rapport et le Mémoire, sans les circulaires, sans une armée d’employés!... Ah! çà, comment ont-ils des armées, des flottes? comment existent-ils sans discuter à chaque respiration et à chaque bouchée?... Ça peut-il s’appeler des gouvernements, des patries? On m’a soutenu... (des farceurs de voyageurs!...) que ces gens prétendent avoir une politique, et qu’ils jouissent d’une certaine influence; mais je les plains! ils n’ont pas le progrès des lumières, ils ne peuvent pas remuer des idées, ils n’ont pas de tribuns indépendants, ils sont dans la barbarie. Il n’y a que le peuple français de spirituel. Comprenez-vous, monsieur Poiret (Poiret reçoit comme une secousse), qu’un pays puisse se passer de chefs de division, de directeurs-généraux, de ce bel état-major, la gloire de la France et de l’empereur Napoléon qui eut bien ses raisons pour créer des places. Tenez, comme ces pays ont l’audace d’exister, et qu’à Vienne on compte à peu près cent employés au ministère de la Guerre, tandis que chez nous les traitements et les pensions forment le tiers du budget, ce dont on ne se doutait pas avant la Révolution, je me résume en disant que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui a peu de chose à faire, devrait bien proposer un prix pour qui résoudra cette question: Quel est l’État le mieux constitué de celui qui fait beaucoup de choses avec peu d’employés, ou de celui qui fait peu de chose avec beaucoup d’employés?
POIRET.
Est-ce là votre dernier mot?
BIXIOU.
Yes, sir!... Ja, mein Herr!... Si, signor! Da!... je vous fais grâce des autres langues.
POIRET (lève les mains au ciel).
Mon Dieu! et l’on dit que vous êtes spirituel!
BIXIOU.
Vous ne m’avez donc pas compris?
PHELLION.
Cependant la dernière proposition est pleine de sens...
BIXIOU.
Comme le budget, aussi compliqué qu’il paraît simple, et je vous mets ainsi comme un lampion sur ce casse-cou, sur ce trou, sur ce gouffre, sur ce volcan appelé, par le Constitutionnel, l’horizon politique.
POIRET.
J’aimerais mieux une explication que je pusse comprendre...
BIXIOU.
Vive Rabourdin!... voilà mon opinion. Êtes-vous content?
COLLEVILLE (gravement).
Monsieur Rabourdin n’a eu qu’un tort.
POIRET.
Lequel?
COLLEVILLE.
Celui d’être un homme d’État au lieu d’être un Chef de Bureau.
PHELLION (en se plaçant devant Bixiou).
Pourquoi, môsieur, vous qui compreniez si bien monsieur Rabourdin, avez-vous fait cette ign... cette inf... cette affreuse caricature?
BIXIOU.
Et notre pari? oubliez-vous que je jouais le jeu du diable! et que votre Bureau me doit un dîner au Rocher de Cancale.
POIRET (très-chiffonné).
Il est donc dit que je quitterai le Bureau sans avoir jamais pu comprendre une phrase, un mot, une idée de monsieur Bixiou.
BIXIOU.
C’est votre faute! demandez à ces messieurs?... Messieurs, avez-vous compris le sens de mes observations? sont-elles justes? lumineuses?
TOUS.
Hélas! oui.
MINARD.
Et la preuve, c’est que je viens d’écrire ma démission. Adieu, messieurs, je me jette dans l’industrie...
BIXIOU.
Avez-vous inventé des corsets mécaniques ou des biberons, des pompes à incendie ou des paracrottes, des cheminées qui ne consomment pas de bois, ou des fourneaux qui cuisent les côtelettes avec trois feuilles de papier?
MINARD (en s’en allant).
Je garde mon secret.
BIXIOU.
Eh! bien, jeune Poiret-jeune, vous le voyez?... ces messieurs me comprennent tous...
POIRET (humilié).
Monsieur Bixiou, voulez-vous me faire l’honneur de me parler une seule fois mon langage en descendant jusqu’à moi...
BIXIOU (en guignant les employés).
Volontiers! (Il prend Poiret par le bouton de sa redingote.) Avant de vous en aller d’ici, peut-être serez-vous bien aise de savoir qui vous êtes...
POIRET (vivement).
Un honnête homme, monsieur.
BIXIOU.
.... De définir, d’expliquer, de pénétrer, d’analyser ce que c’est qu’un employé... le savez-vous?
POIRET.
Je le crois.
BIXIOU (tortille le bouton).
J’en doute.
POIRET.
C’est un homme payé par le gouvernement pour faire un travail.
BIXIOU.
Évidemment, alors un soldat est un employé.
POIRET (embarrassé).
Mais non.
BIXIOU.
Cependant il est payé par l’État pour monter la garde et passer des revues. Vous me direz qu’il souhaite trop quitter sa place, qu’il est trop peu en place, qu’il travaille trop et touche généralement trop peu de métal, excepté toutefois celui de son fusil.
POIRET (ouvre de grands yeux).
Eh! bien, monsieur, un employé serait plus logiquement un homme qui pour vivre a besoin de son traitement et qui n’est pas libre de quitter sa place, ne sachant faire autre chose qu’expédier.
BIXIOU.
Ah! nous arrivons à une solution... Ainsi le Bureau est la coque de l’employé. Pas d’employé sans bureau, pas de bureau sans employé. Que faisons-nous alors du douanier. (Poiret essaye de piétiner, il échappe à Bixiou qui lui a coupé un bouton et qui le reprend par un autre.) Bah! ce serait dans la matière bureaucratique un être neutre. Le gabelou est à moitié employé, il est sur les confins des bureaux et des armes, comme sur les frontières: ni tout à fait soldat, ni tout à fait employé. Mais, papa, où allons-nous? (Il tortille le bouton.) Où cesse l’employé? Question grave! Un préfet est-il un employé?
POIRET (timidement).
C’est un fonctionnaire.
BIXIOU.
Ah! vous arrivez à ce contre-sens qu’un fonctionnaire ne serait pas un employé!...
POIRET (fatigué regarde tous les employés).
Monsieur Godard a l’air de vouloir dire quelque chose.
GODARD.
L’employé serait l’Ordre et le fonctionnaire un Genre.
BIXIOU (souriant).
Je ne vous croyais pas capable de cette ingénieuse distinction, brave Sous-Ordre.
POIRET.
Où allons-nous?...
BIXIOU.
Là, là... papa, ne marchons pas sur notre longe... Écoutez, et nous finirons par nous entendre. Tenez, posons un axiome que je lègue aux Bureaux!
Où finit l’employé commence le fonctionnaire, où finit le fonctionnaire commence l’homme d’État.
Il se rencontre cependant peu d’hommes d’État parmi les préfets. Le préfet serait alors un neutre des Genres supérieurs. Il se trouverait entre l’homme d’État et l’employé, ce que le douanier se trouve entre le civil et le militaire. Continuons à débrouiller ces hautes questions. (Poiret devient rouge.) Ceci ne peut-il pas se formuler par cette maxime digne de Larochefoucault: Au-dessus de vingt mille francs d’appointements, il n’y a plus d’employés. Nous pouvons mathématiquement en tirer ce premier corollaire: L’homme d’État se déclare dans la sphère des traitements supérieurs. Et ce non moins important et logique deuxième corollaire: Les Directeurs généraux peuvent être des hommes d’État. Peut-être est-ce dans ce sens que plus d’un député se dit:—C’est un bel état que d’être directeur général! Mais, dans l’intérêt de la langue française et de l’Académie...
POIRET (tout à fait fasciné par la fixité du regard de Bixiou).
La langue française!... l’Académie!...
BIXIOU (il coupe un second bouton et ressaisit le bouton supérieur).
Oui, dans l’intérêt de notre belle langue, on doit faire observer que si le chef de bureau peut à la rigueur être encore un employé, le chef de division doit être un bureaucrate. Ces messieurs... (Il se tourne vers les employés en leur montrant le second bouton coupé à la redingote de Poiret.) ces messieurs apprécieront cette nuance pleine de délicatesse. Ainsi, papa Poiret, l’employé finit exclusivement au chef de division. Voici donc la question bien posée, il n’existe plus aucune incertitude, l’employé qui pouvait paraître indéfinissable est défini.
POIRET.
Cela me semble hors de doute.
BIXIOU.
Néanmoins, faites-moi l’amitié de résoudre cette question: Un juge étant inamovible, conséquemment ne pouvant être, selon votre subtile distinction, un fonctionnaire, et n’ayant pas un traitement en harmonie avec son ouvrage, doit-il être compris dans la classe des employés?...
POIRET (il regarde les corniches).
Monsieur, je n’y suis plus...
BIXIOU (il coupe un troisième bouton).
Je voulais vous prouver, monsieur, que rien n’est simple, mais surtout, et ce que je vais dire est pour les philosophes (si vous voulez me permettre de retourner un mot de Louis XVIII), je veux faire voir que: A côté du besoin de définir, se trouve le danger de s’embrouiller.
POIRET (s’essuie le front).
Pardon, monsieur, j’ai mal au cœur... (Il veut croiser sa redingote.) Ah! vous m’avez coupé tous mes boutons!
BIXIOU.
Eh! bien, comprenez-vous?...
POIRET (mécontent).
Oui, monsieur.... oui, je comprends que vous avez voulu faire une très-mauvaise farce, en me coupant mes boutons, sans que je m’en aperçusse!...
BIXIOU (gravement).
Vieillard! vous vous trompez. J’ai voulu graver dans votre cerveau la plus vivante image possible du Gouvernement constitutionnel (tous les employés regardent Bixiou, Poiret stupéfait le contemple dans une sorte d’inquiétude) et vous tenir ainsi ma parole. J’ai pris la manière parabolique des Sauvages! (Écoutez!) Pendant que les ministres établissent à la Chambre des colloques à peu près aussi concluants, aussi utiles que le nôtre, l’Administration coupe des boutons aux contribuables.
TOUS.
Bravo, Bixiou!
POIRET (qui comprend).
Je ne regrette plus mes boutons.
BIXIOU.
Et je fais comme Minard, je ne veux plus émarger pour si peu de chose, et je prive le Ministère de ma coopération. (Il sort au milieu des rires de tous les employés.)
Une autre scène, plus instructive que celle-ci, car elle peut apprendre comment périssent les grandes idées dans les sphères supérieures et comment on s’y console d’un malheur, se passait dans le salon de réception du ministère.
En ce moment, des Lupeaulx présentait au ministre le nouveau Directeur, monsieur Baudoyer. Il se trouvait dans le salon deux ou trois députés ministériels, influents, et monsieur Clergeot, à qui l’Excellence donnait l’assurance d’un traitement honorable. Après quelques phrases banales échangées, l’événement du jour fut sur le tapis.
UN DÉPUTÉ.
Vous n’aurez donc plus Rabourdin?
DES LUPEAULX.
Il a donné sa démission.
CLERGEOT.
Il voulait, dit-on, réformer l’administration.
LE MINISTRE (en regardant les députés).
Les traitements ne sont peut-être pas proportionnés aux exigences du service.
DE LA BRIÈRE.
Selon monsieur Rabourdin, cent employés à douze mille francs feraient mieux et plus promptement que mille employés à douze cents francs.
CLERGEOT.
Peut-être a-t-il raison.
LE MINISTRE.
Que voulez-vous? la machine est montée ainsi, il faudrait la briser et la refaire; qui donc en aura le courage en présence de la Tribune, sous le feu des sottes déclamations de l’Opposition, ou des terribles articles de la Presse? Il s’ensuit qu’un jour il y aura quelque solution de continuité dommageable entre le Gouvernement et l’Administration.
LE DÉPUTÉ.
Qu’arrivera-t-il?
LE MINISTRE.
Un ministre voudra le bien sans pouvoir l’accomplir. Vous aurez créé des lenteurs interminables entre les choses et les résultats. Si vous avez rendu le vol d’un écu vraiment impossible, vous n’empêcherez pas les collusions dans la sphère des intérêts. On ne concédera certaines opérations qu’après des stipulations secrètes, qu’il sera difficile de surprendre. Enfin les employés, depuis le plus petit jusqu’au chef du bureau, vont avoir des opinions à eux, ils ne seront plus les mains d’une cervelle, ils ne représenteront plus la pensée du Gouvernement, l’Opposition tend à leur donner le droit de parler contre lui, voter contre lui, juger contre lui.
BAUDOYER (tout bas, mais de manière à être entendu).
Monseigneur est sublime.
DES LUPEAULX.
Certes, la bureaucratie a des torts: je la trouve et lente et insolente, elle enserre un peu trop l’action ministérielle, elle étouffe bien des projets, elle arrête le progrès; mais l’administration française est admirablement utile...
BAUDOYER.
Certes!
DES LUPEAULX.
Ne fût-ce qu’à soutenir la papeterie et le timbre. Si, comme les excellentes ménagères, elle est un peu taquine, elle peut, à toute heure, rendre compte de sa dépense. Quel est le négociant habile qui ne jetterait pas joyeusement, dans le gouffre d’une assurance quelconque, cinq pour cent de toute sa production, du capital qui sort ou rentre, pour ne pas avoir de Coulage! Les industriels des deux mondes souscriraient avec joie à un pareil accord avec ce génie du mal appelé Coulage. Eh! bien, quoique la Statistique soit l’enfantillage des hommes d’État modernes, qui croient que les chiffres sont le calcul, on doit se servir de chiffres pour calculer. Calculons donc? Le chiffre est d’ailleurs la raison probante des sociétés basées sur l’intérêt personnel et sur l’argent, et telle est la société que nous a faite la Charte! selon moi, du moins. Puis rien ne convaincra mieux les masses intelligentes qu’un peu de chiffres. Tout, disent nos hommes d’État de la Gauche, en définitif, se résout par des chiffres. Chiffrons. (Le ministre cause à voix basse avec un député, dans un coin.) On compte environ quarante mille employés en France, déduction faite des salariés, car un cantonnier, un balayeur des rues, une rouleuse de cigares ne sont pas des employés. La moyenne des traitements est de quinze cents francs. Multipliez quarante mille par quinze cents, vous obtenez soixante millions. Et d’abord, un publiciste pourrait faire observer à la Chine, à la Russie, où tous les employés volent, à l’Autriche, aux républiques américaines, au monde, que, pour ce prix, la France obtient la plus fureteuse, la plus méticuleuse, la plus écrivassière, paperassière, inventorière, contrôleuse, vérifiante, soigneuse, enfin la plus femme de ménage des Administrations connues! Il ne se dépense pas, il ne s’encaisse pas un centime en France qui ne soit ordonné par une lettre, prouvé par une pièce, produit et reproduit sur des états de situation, payé sur quittance; puis la demande et la quittance sont enregistrées, contrôlées, vérifiées par des gens à lunettes. Au moindre défaut de forme, l’employé s’effarouche, car il vit de ces scrupules. Enfin bien des pays seraient contents, mais Napoléon ne s’en est pas tenu là. Ce grand organisateur a rétabli les magistrats suprêmes d’une cour unique dans le monde. Ces magistrats passent leurs jours à vérifier tous les bons, paperasses, rôles, contrôles, acquits à caution, paiements, contributions reçues, contributions dépensées, etc., que les employés ont écrits. Ces juges sévères poussent le talent du scrupule, le génie de la recherche, la vue des lynx, la perspicacité des Comptes jusqu’à refaire toutes les additions pour chercher des soustractions. Ces sublimes victimes des chiffres renvoient, deux ans après, à un intendant militaire, un état quelconque où y il a une erreur de deux centimes. Ainsi l’administration française, la plus pure de toutes celles qui paperassent sur le globe, a rendu, comme vient de le dire Son Excellence, le vol impossible en France, la concussion est une chimère. Eh! bien, que peut-on objecter? La France possède un revenu de douze cents millions, elle le dépense, voilà tout. Il entre douze cents millions dans ses caisses, et douze cents millions en sortent. Elle manie donc deux milliards quatre cents millions, et ne paie que soixante millions, deux et demi pour cent, pour avoir la certitude qu’il n’existe pas de coulage. Notre livre de cuisine politique coûte soixante millions, mais la gendarmerie coûte davantage, et ne nous empêche pas d’être volés. Les tribunaux, les bagnes et la police coûtent autant et ne nous font rien rendre. Et nous trouvons l’emploi des gens qui ne peuvent pas faire autre chose que ce qu’ils font, croyez-le bien. Le gaspillage, s’il y en a, ne peut plus être que moral et législatif, les Chambres en sont alors les complices, le gaspillage devient légal. Le coulage consiste à faire faire des travaux qui ne sont pas urgents ou nécessaires, à dégalonner et regalonner les troupes, à commander des vaisseaux sans s’inquiéter s’il y a du bois et de payer alors le bois trop cher, à se préparer à la guerre sans la faire, à payer les dettes d’un État sans lui en demander le remboursement ou des garanties, etc., etc.
BAUDOYER.
Mais ce haut coulage ne regarde pas l’employé. Cette mauvaise gestion des affaires du pays concerne l’homme d’État qui conduit le vaisseau.
LE MINISTRE (il a fini sa conversation).
Il y a du vrai dans ce que vient de dire des Lupeaulx; mais sachez (à Baudoyer), monsieur le directeur, que personne n’est au point de vue d’un homme d’État. Ordonner toute espèce de dépenses, même inutiles, ne constitue pas une mauvaise gestion. N’est-ce pas toujours animer le mouvement de l’argent dont l’immobilité devient, en France surtout, funeste par suite des habitudes avaricieuses et profondément illogiques de la province qui enfouit des tas d’or...
LE DÉPUTÉ (qui a écouté des Lupeaulx).
Mais il me semble que si votre Excellence avait raison tout à l’heure, et si notre spirituel ami (il prend des Lupeaulx par le bras) n’a pas tort, que conclure?
DES LUPEAULX (après avoir regardé le ministre).
Il y a sans doute quelque chose à faire...
DE LA BRIÈRE (timidement).
Monsieur Rabourdin a donc raison?
LE MINISTRE.
Je verrai Rabourdin...
DES LUPEAULX.
Ce pauvre homme a eu le tort de se constituer le juge suprême de l’Administration et des hommes qui la composent; il ne veut que trois ministères...
LE MINISTRE (interrompant).
Il est donc fou!
LE DÉPUTÉ.
Comment représenterait-on, dans les ministères, les chefs des partis à la Chambre?
BAUDOYER.
Peut-être monsieur Rabourdin changeait-il aussi la constitution?
LE MINISTRE (devenu pensif prend le bras de La Brière et l’emmène).
Je voudrais voir le travail de Rabourdin; et puisque vous le connaissez...
DE LA BRIÈRE (dans le cabinet).
Il a tout brûlé, vous l’avez laissé déshonorer, il quitte l’Administration. Ne croyez pas, monseigneur, qu’il ait eu la sotte pensée, comme des Lupeaulx veut le faire croire, de rien changer à l’admirable centralisation du pouvoir.
LE MINISTRE (en lui-même).
J’ai fait une faute. (Il reste un moment silencieux.) Bah! nous ne manquerons jamais de plans de réforme...
DE LA BRIÈRE.
Ce n’est pas les idées, mais les hommes d’exécution qui manquent.
Des Lupeaulx, ce délicieux avocat des abus, entra dans le cabinet.
—Monseigneur, je pars pour mon élection.
—Attendez! dit l’Excellence en laissant son secrétaire particulier et prenant le bras de des Lupeaulx avec qui il alla dans l’embrasure de la fenêtre. Mon cher, laissez-moi cet arrondissement, vous serez nommé comte, et je paie vos dettes... Enfin, si, après le renouvellement de la Chambre, je reste aux affaires, je trouverai l’occasion de vous faire nommer pair de France dans une fournée.
—Vous êtes homme d’honneur, j’accepte.
Ce fut ainsi que Clément Chardin des Lupeaulx dont le père, anobli sous Louis XV, portait écartelé au premier d’argent au loup ravissant de sable emportant un agneau de gueules; au deux, de pourpre à trois fermeaux d’argent; deux et un, aux trois pals de gueules et d’argent de douze pièces; au quatre, d’or au caducée de gueules mis en pal, volé et serpenté de sinople, soutenu de quatre pates de griffon mouvantes des flancs de l’écu; avec EN LUPUS IN HISTORIA pour devise, put surmonter cet écusson quasi-railleur d’une couronne comtale.
En 1830, vers la fin de décembre, monsieur Rabourdin eut une affaire dans son ancien Ministère où les Bureaux furent agités par des déménagements de fond en comble. Cette révolution pesa principalement sur les garçons de bureau, qui n’aiment guère les nouveaux visages. Venu de bonne heure au Ministère dont les êtres lui étaient connus, Rabourdin put entendre le dialogue suivant entre les deux neveux de Laurent, car l’oncle avait eu sa retraite.
—Hé! bien, comment va ton Chef de division?
—Ne m’en parle pas, je n’en peux rien faire. Il me sonne pour me demander si j’ai vu son mouchoir ou sa tabatière. Il reçoit sans faire attendre, pas la moindre dignité. Moi, je suis obligé de lui dire: Mais, monsieur, monsieur le comte votre prédécesseur, dans l’intérêt du pouvoir, il bûchait son fauteuil avec son canif pour faire croire qu’il travaillait. Enfin, il brouille tout! je trouve tout cen dessus dessous, c’est un bien petit esprit. Et le tien?
—Le mien, oh! j’ai fini par le former, il sait maintenant où sont placés son papier à lettres, ses enveloppes, son bois, toutes ses affaires. Mon autre jurait, celui-là est doux... mais ça n’a pas le grand genre; il n’est pas décoré, je n’aime pas qu’un chef soit sans décoration: on peut le prendre pour un de nous, c’est humiliant. Il emporte le papier du bureau, et il m’a demandé si je pouvais aller servir chez lui des jours de soirée.
—Eh! quel gouvernement, mon cher?
—Oui, tout le monde y carotte.
—Pourvu qu’on ne nous rogne pas nos pauvres appointements!...
—J’en ai peur! Les Chambres sont bien près regardantes. On chicane le bois des bûches.
—Eh! bien, ça ne durera pas long-temps, s’ils prennent ce genre-là.
—Nous sommes pincés, on nous écoutait.
—Eh! c’est défunt monsieur Rabourdin... ah! monsieur, je vous ai reconnu à votre manière de vous présenter... si vous avez besoin ici, personne ne saura ce qu’on vous doit d’égards, car nous sommes les seuls qui soyons restés de votre temps... Messieurs Colleville et Baudoyer n’ont pas usé le maroquin de leurs fauteuils après votre départ, six mois après ils ont été nommés percepteurs à Paris...
Paris, juillet 1838.