La Comédie humaine - Volume 12. Scènes de la vie parisienne et scènes de la vie politique
—Je ne suis pas légiste, répondis-je; mais il me semble que cette reconnaissance, en supposant que je ne dusse pas m’en trouver très honoré, il ne dépendrait pas tout à fait de moi de la décliner.
—Pardonnez-moi, repartit Jacques Bricheteau, vous pourriez être le fils d’un père peu recommandable, avoir par conséquent intérêt à contester sa paternité, et dans le cas particulier où nous nous trouvons, vous pourriez probablement plaider avec avantage contre la faveur que l’on veut vous faire. Je dois d’ailleurs vous le dire; et, en parlant ainsi, je suis sûr d’exprimer les intentions de monsieur votre père, si vous pensiez qu’un homme qui déjà, dans l’intérêt de votre élection, a mis un demi-million dehors, n’est pas un père tout à fait convenable, nous vous laisserions tout à fait libre, et n’insisterions d’aucune façon.
—Parfaitement, parfaitement, dit M. de Sallenauve en mettant à cette affirmation un accent bref et un son de voix clair et particulier aux débris de la vieille aristocratie.
La politesse, pour le moins, me forçait à dire que j’acceptais avec empressement la paternité qui s’offrait à moi. A quelques mots que je prononçai dans ce sens:
—Du reste, répondit gaiement Jacques Bricheteau, notre pensée n’est pas de vous faire acheter père en poche. Moins pour provoquer une confiance que dès à présent il se croit acquise, que pour vous mettre à même de connaître la famille dont vous allez porter le nom, M. le marquis fera passer sous vos yeux tous les titres et tous les papiers dont il est détenteur; de plus, quoique depuis bien longtemps il ait quitté ce pays, il sera en mesure de faire affirmer son identité par plusieurs de ses contemporains encore existants, ce qui, du reste, ne pourra que profiter à la validité de l’acte à intervenir. Par exemple, au nombre des personnes honorables par lesquelles il a déjà été reconnu, je puis vous citer la respectueuse supérieure de la communauté des dames Ursulines, la mère Marie-des-Anges, pour laquelle, soit dit en passant, vous avez fait un chef-d’œuvre.
—Oui, ma foi, oui, c’est un joli morceau, dit le marquis, et si vous êtes un politique de cette force!...
—Eh bien! marquis, dit Jacques Bricheteau, qui me parut le mener un peu, voulez-vous procéder, avec notre jeune ami, à la vérification des papiers de famille?
—Mais c’est inutile, répliquai-je. Et vraiment, par ce refus d’examen, il ne me paraissait pas que j’engageasse beaucoup ma foi; car, après tout, que signifient des papiers entre les mains d’un homme qui peut les avoir fabriqués ou se les être appropriés? Mais mon père ne me tint pas pour quitte, et pendant plus de deux heures, il fit passer sous mes yeux des parchemins, des arbres généalogiques, des contrats, des brevets, toutes pièces desquelles il résulte que la famille de Sallenauve est, après les Cinq-Cygne, une des plus anciennes familles de la Champagne en général, et du département de l’Aube en particulier. Je dois ajouter que l’exhibition de toutes ces archives fut accompagnée d’un nombre infini de détails parlés, qui donnaient à l’identité du dernier marquis de Sallenauve la plus incontestable vraisemblance. Sur tout autre sujet, mon père est assez laconique; son ouverture d’esprit ne me paraît pas extraordinaire, et volontiers il passe la parole à son chancelier; mais là, sur le fait de ses parchemins, il fut étourdissant d’anecdotes, de souvenirs, de savoir héraldique; bref, ce fut bien le vieux gentilhomme ignorant et superficiel sur toute chose, mais devenu d’une érudition bénédictine quand il s’agit de la science de sa maison.
La séance, je crois, durerait encore, sans l’intervention de Jacques Bricheteau: comme il vit le marquis prêt à couronner ses immenses commentaires oraux par la lecture d’un volumineux mémoire où il s’est proposé de réfuter un chapitre des Historiettes de Tallemant des Réaux, qui n’a pas été écrit pour la plus grande gloire des Sallenauve, le judicieux organiste fit remarquer qu’il était l’heure de se mettre à table, si l’on voulait être exactement rendu, à sept heures, en l’étude de maître Achille Pigoult, où rendez-vous était pris. Nous dînâmes donc, non pas à table d’hôte, mais dans notre appartement, et le dîner n’eut rien de remarquable, si ce n’est sa longueur excessive, due au recueillement silencieux et à la lenteur que le marquis, par suite de la perte de toutes ses dents, met à avaler ses morceaux.
A sept heures, nous étions rendus chez maître Achille Pigoult... Mais il est bientôt deux heures du matin, et le sommeil me gagne: à demain donc, si j’en ai le loisir, la continuation de cette lettre et la relation circonstanciée de ce qui s’est passé dans l’étude du notaire royal. Tu sais, d’ailleurs, en gros, le résultat, comme un homme qui a couru au dernier chapitre d’un roman pour voir si Évelina épouse Arthur, et tu peux bien me faire crédit des détails. Tout à l’heure, en me couchant, je me dirai: Bonsoir, monsieur de Sallenauve. Au fait, en m’affublant de ce nom de Dorlange, ce diable de Bricheteau n’avait pas eu la main heureuse; j’avais l’air de quelque héros de roman du temps de l’Empire, ou bien d’un de ces ténors de province qui attendent un engagement sous les maigres ombrages du Palais-Royal. Tu ne m’en veux point, n’est-ce pas, de te quitter pour mon lit où je vais m’assoupir au doux murmure de l’Aube? D’ici, au milieu de l’indescriptible silence de la nuit, dans une petite ville de province, j’entends mélancoliquement clapoter ses flots.
4 mai, cinq heures du matin.
J’avais compté sur un sommeil embelli par les plus beaux songes; je n’ai pas dormi plus d’une heure, et je me réveille mordu au cœur par une idée détestable; mais avant de te la transmettre, car elle n’a pas le sens commun, que d’abord je te dise un peu ce qui s’est passé hier soir chez le notaire: certains détails de cette scène ne sont peut-être pas étrangers au mouvement fantasmagorique qui vient de se faire dans mon esprit.
Après que la domestique de maître Pigoult, Champenoise pur sang, nous eut fait traverser une étude de l’aspect le plus antique et le plus vénérable, où l’on ne voit pas de clercs travaillant le soir, comme on fait à Paris, cette fille nous introduisit dans le cabinet du patron, grande pièce froide et humide qu’éclairaient très imparfaitement deux bougies stéariques placées sur le bureau.
Malgré une bise assez piquante qui soufflait au dehors, sur la foi du mois de mai des poëtes et du printemps légalement déclaré à cette époque de l’année, il n’y avait point de feu allumé à l’âtre; mais tous les préparatifs d’une joyeuse flambée étaient faits dans la cheminée. Maître Achille Pigoult, petit homme chétif, horriblement grêlé et affligé de lunettes vertes, par-dessus lesquelles, d’ailleurs, il darde un regard plein de vivacité et d’intelligence, nous demanda si nous trouvions qu’il fît assez chaud dans l’appartement. Sur notre réponse affirmative, qu’il dut bien entrevoir un peu dictée par la politesse, il avait déjà développé ses dispositions incendiaires jusqu’à faire flamber une allumette, quand, partant d’un des coins les plus obscurs de la pièce, une voix cassée et décrépite, dont nous n’avions pas encore aperçu le propriétaire, intervint pour s’opposer à cette prodigalité.
—Mais non! Achille, n’allume pas de feu, lui cria le vieillard; nous sommes cinq ici, les lumières donnent beaucoup de chaleur, et tout à l’heure ce sera à n’y plus tenir.
Aux paroles de ce Nestor si réchauffé, exclamation du marquis:
—Mais c’est ce bon M. Pigoult, l’ancien juge de paix!
Ainsi reconnu, le vieillard de se lever et d’aller à mon père qu’il envisage curieusement:
—Parbleu, dit-il, je vous reconnais bien aussi pour un Champenois de la vieille roche, et Achille ne m’a pas trompé en m’annonçant que j’allais voir deux personnes de ma connaissance. Vous, ajouta-t-il en s’adressant à l’organiste, vous êtes le petit Bricheteau, le neveu de notre bonne supérieure la mère Marie-des-Anges; mais ce grand maigre-là, avec sa figure de duc et de pair, je ne puis pas mettre le nom dessus. Après ça, il ne faut pas trop en vouloir à ma mémoire: quatre-vingt-six ans de service! elle peut bien s’être un peu rouillée.
—Voyons, grand-père, dit alors Achille Pigoult, recueillez bien tous vos souvenirs, et vous, messieurs, pas un mot, pas un geste, car il s’agit d’éclairer ma religion. Je n’ai pas l’honneur de connaître le client pour lequel je suis sur le point d’instrumenter, et il faut, pour la régularité des choses, que son individualité me soit constatée. L’ordonnance de Louis XII, rendue en 1498, et celle de François 1er, renouvelée en 1535, faisaient une loi de cette précaution aux notaires gardes-notes, pour éviter dans les actes les suppositions de personnes. Cette disposition est trop fondée en raison pour avoir pu être abrogée par le temps, et je le sais bien, moi, je n’aurais pas la moindre confiance dans la validité d’un acte où l’on pourrait établir qu’elle a été méconnue.
Pendant que son fils parlait, le vieux Pigoult avait donné la torture à sa mémoire. Mon père, par bonheur, a dans la face un tic nerveux qui, sous la continuité du regard attaché sur lui par son certificateur, ne pouvait manquer de s’exaspérer. A ce signe, fonctionnant dans toute son énergie, l’ancien juge de paix acheva de retrouver son homme:
—Eh! parbleu! j’y suis, s’écria-t-il, monsieur est le marquis de Sallenauve, celui que l’on appelait le Grimacier, et qui serait aujourd’hui le propriétaire du château d’Arcis, si, au lieu d’épouser sa jolie cousine qui le lui apportait en dot, il n’était, comme tous les autres fous, parti pour l’émigration.
—Toujours un peu sans-culotte, à ce qu’il paraît, repartit en riant le marquis.
—Messieurs, dit alors le notaire avec une certaine solennité, l’épreuve que j’avais ménagée est pour moi décisive. Cette épreuve, les titres dont M. le marquis a bien voulu me donner communication et qu’il laisse en dépôt dans mon étude, plus, ce certificat de son identité que m’a fait parvenir la mère Marie-des-Anges, empêchée par la règle de sa maison de venir témoigner dans mon étude, nous mettent certainement en mesure de parfaire les actes que j’ai là, déjà préparés. La présence de deux témoins est exigée par l’un d’eux. Voici M. Bricheteau d’une part, de l’autre mon père, si vous le voulez bien; c’est, il me semble, un honneur qui lui revient de droit, car on peut dire qu’il vient de le gagner à la pointe de sa mémoire.
—Eh bien! messieurs, prenons place, dit Jacques Bricheteau avec entrain. Le notaire alla s’asseoir à son bureau; nous fîmes cercle à l’entour, et la lecture de l’un des actes commença.
Son but était de constater authentiquement la reconnaissance que faisait de moi pour son fils, François-Henri-Pantaléon Dumirail, marquis de Sallenauve; mais dans le cours de la lecture survint une difficulté.
Les actes notariés, à peine de nullité, doivent exprimer le domicile des contractants. Or, quel était le domicile de mon père? La désignation en avait été laissée en blanc par le notaire, qui voulut combler cette lacune avant de pousser plus loin.
—D’abord, de domicile, dit Achille Pigoult, M. le marquis ne paraît pas en avoir en France puisqu’il n’y réside pas, et que, depuis longtemps, il n’y possède plus aucune propriété.
—C’est pourtant vrai, dit le marquis avec un accent où il me parut mettre plus de sérieux que n’en comportait la remarque: en France, je suis un vagabond.
—Ah! reprit Jacques Bricheteau, des vagabonds comme vous qui, de la main à la main, peuvent faire cadeau à leur fils de la somme nécessaire pour acheter des châteaux, ne me semblent pas des mendiants très à plaindre. Cependant la remarque est juste, non-seulement pour la France, mais aussi pour l’étranger; car avec votre éternelle manie de pérégrinations, un domicile ne me paraît pas très facile à vous assigner.
—Voyons, dit Achille Pigoult, nous ne serons pas arrêtés pour si peu. Dès à présent, continua-t-il en me désignant, monsieur est propriétaire du château d’Arcis, car promesse de vente vaut vente, du moment qu’entre les parties on est convenu de la chose et du prix. Eh bien! quoi de plus naturel que le domicile du père soit assigné dans une des propriétés de son fils, quand surtout, cette propriété est un bien de famille, rentré dans la famille par l’acquisition faite au profit du fils, mais payé des deniers du père; quand, en outre, ce père est né dans le pays où est situé le bien que j’appellerai domiciliaire, et qu’il y est connu et reconnu par de notables habitants toutes les fois que dans l’intervalle de ses longues absences il lui convient de s’y représenter?
—C’est juste, dit le vieux Pigoult en se rangeant sans hésiter à l’opinion que son fils venait d’exprimer avec cet accent d’animation particulier aux hommes d’affaires qui croient avoir mis la main sur un argument décisif.
—Enfin, dit Jacques Bricheteau, si vous croyez que les choses puissent aller ainsi!
—Vous voyez bien que mon père, vieux praticien, n’a pas hésité un moment à être de mon avis. Nous disons donc, continua le notaire en prenant sa plume: «François-Henri-Pantaléon Dumirail, marquis de Sallenauve, domicilié chez M. Charles de Sallenauve, son fils naturel, par lui légalement reconnu, au lieu dit le château d’Arcis, arrondissement d’Arcis-sur-Aube, département de l’Aube.»
Le reste de l’acte fut lu et arriva jusqu’au bout sans encombre. Suivit une scène passablement ridicule. Les signatures apposées, pendant que nous étions encore debout:
—Maintenant, monsieur le comte, dit Jacques Bricheteau, embrassez votre père.
Mon père m’ouvrit ses bras assez négligemment, et je m’y précipitai à froid, m’en voulant de n’être pas plus profondément remué et de ne pas entendre plus haut dans mon cœur la voix du sang. Cette sécheresse et cette aridité d’émotions tenaient-elles au rapide accroissement de ma fortune? Toujours est-il qu’un moment plus tard, en suite de l’autre acte dont nous entendîmes la lecture, moyennant la somme de cent quatre-vingt mille francs payables comptant, j’étais devenu possesseur du château d’Arcis, grand édifice de bonne apparence, qu’à mon entrée dans la ville, sans être mieux averti par l’instinct du propriétaire que par la voix du sang, j’avais aperçu de loin, dominant le pays d’un air assez féodal.
L’intérêt électoral de cette acquisition, si je ne l’avais pressenti, m’aurait été révélé par quelques mots qui ensuite s’échangèrent entre le notaire et Jacques Bricheteau.
Suivant la mode de tous les vendeurs qui font encore valoir leur marchandise même après qu’elle est sortie de leurs mains:
—Vous pouvez vous flatter, dit Achille Pigoult, que vous avez cette terre pour un morceau de pain.
—Allons donc! reprit Jacques Bricheteau, combien y avait-il de temps que vous l’aviez sur les bras? A d’autres qu’à nous, votre client l’eût laissée à cinquante mille écus; mais, comme bien de famille, vous nous avez fait payer la convenance. Il y a vingt mille francs à dépenser pour rendre le château habitable; la terre rend à peine quatre mille francs de rente: ainsi, notre argent, avec les frais, n’est pas placé à deux et demi pour cent.
—De quoi vous plaignez-vous? reprit Achille Pigoult; vous allez avoir à faire travailler, vous jetterez de l’argent dans le pays, ce qui n’est déjà pas une si mauvaise chance pour un candidat.
—Ah! la question électorale, dit Jacques Bricheteau, nous la traiterons en venant demain matin verser dans vos mains le prix de la vente et régler vos honoraires.
Là-dessus on se sépara, et nous rentrâmes à l’hôtel de la Poste, où, après avoir souhaité le bonsoir à mon père et à son porte-parole, je me retirai dans ma chambre pour causer avec toi.
A présent cette terrible idée qui, chassant pour moi le sommeil, m’a remis la plume à la main, il faut bien te la dire; quoique maintenant, m’en trouvant un peu distrait par les deux pages que je viens de t’écrire, je n’y trouve plus tout à fait la même évidence qu’il y a un moment. Ce qu’il y a de sûr, c’est que tout ce qui se passe depuis un an dans ma vie a quelque chose de prodigieusement romanesque. Tu me diras que l’aventure paraît être dans la logique courante de ma vie; que ma naissance, le hasard qui nous a rapprochés avec une conformité de destinées si singulière, mes rapports avec Marianina et ma belle gouvernante, mon histoire même avec madame de l’Estorade, semblent accuser pour moi l’étoile la plus chanceuse, et que c’est encore un de ses caprices auxquels je suis livré en cet instant. Rien de plus juste; mais si, dans le même moment, par l’influence de cette étoile, j’étais impliqué, à mon insu, dans quelque trame infernale et qu’on m’en fît le passif instrument!
Pour mettre un peu d’ordre dans mes idées, je commence par ce demi-million dépensé pour un intérêt, tu en conviendras, assez nébuleux: celui de me rendre un jour le ministre possible de je ne sais quel pays imaginaire dont on me cache soigneusement le nom. Et qui dépense pour moi ces sommes fabuleuses? Est-ce un père, tendrement épris d’un enfant de l’amour? Non, c’est un père qui me témoigne la plus grande froideur, qui s’endort pendant qu’on est occupé à me dresser, sous ses yeux, le bilan de notre mutuelle existence; pour lequel, de mon côté, j’ai le malheur de ne rien éprouver, et que, pour trancher le mot, je regarderais comme une parfaite ganache d’émigré, n’était le respect et la piété filiale que je m’efforce d’avoir pour lui.
Mais, dis donc! si cet homme n’était pas mon père, s’il n’était pas le marquis de Sallenauve, pour lequel il se donne; si, comme le malheureux Lucien de Rubempré (voir Un grand homme de province, et Splendeurs et misères) dont l’histoire a eu un si effroyable retentissement, j’étais enlacé par quelque serpent à la façon du faux prêtre Carlos Herrera et exposé à un si terrible réveil?
Quelle vraisemblance? vas-tu me dire: Carlos Herrera avait un intérêt à fasciner Lucien de Rubempré; mais sur toi, homme de principes solides, qui n’as jamais rêvé le luxe, qui t’es fait une vie de recueillement et de travail, quelle prise pourrait-on avoir, et enfin que te voudrait-on? Soit. Mais ce que l’on paraît vouloir est-il beaucoup plus clair? Pourquoi celui qui me reconnaît pour son fils me cache-t-il le lieu qu’il habite, le nom sous lequel il est connu dans cet occulte pays du Nord qu’il est censé administrer? A côté de si grands sacrifices faits à mon profit, pourquoi si peu de confiance? Et le mystère dont jusqu’à aujourd’hui Jacques Bricheteau a entouré ma vie, trouves-tu que, malgré la longueur de ses explications, il me l’ait suffisamment justifié? Pourquoi son nain? pourquoi son impudence à se nier lui-même la première fois que je le rencontre? pourquoi ce déménagement furieux? Tout cela, cher ami, roulant dans ma tête, et rapproché des cinq cent mille francs que j’ai touchés chez les frères Mongenod, a semblé donner un corps à une idée bizarre, dont tu vas rire, peut-être, et qui pourtant, dans les annales judiciaires, ne serait pas sans précédent.
Je te le disais tout à l’heure, c’est une pensée dont j’ai été tout à coup comme envahi, et qui par cela même a pris pour moi la valeur d’un instinct. Certes, si j’en eusse eu hier au soir la plus lointaine atteinte, je me fusse fait plutôt couper le poing que de signer cet acte, qui désormais enchaîne ma destinée à celle d’un inconnu dont l’avenir peut être sombre comme un chapitre de l’Enfer du Dante, et qui peut m’entraîner avec lui dans ses profondeurs les plus sombres. Enfin, cette idée autour de laquelle je te fais tourner sans me décider à t’y laisser pénétrer, la voici dans toute sa crudité la plus naïve: j’ai peur, vois-tu, d’être, à mon insu, l’agent d’une de ces associations de faux monnayeurs qui, pour mettre en circulation les valeurs fabriquées par eux, ont été vus souvent, dans les fastes des cours d’assises, se livrant à des combinaisons et à des pratiques aussi compliquées et aussi inextricables que celle dans laquelle je me vois engagé aujourd’hui. Dans ces sortes de procès, on voit toujours de grandes allées et venues des complices; des traites tirées à distance lointaine, sur les banquiers des places de commerce importantes et des capitales telles que peuvent être Paris, Stockholm, Rotterdam. Souvent aussi on y voit de pauvres dupes compromises. Bref, dans les mystérieuses allures de ce Bricheteau, ne remarques-tu pas comme une imitation et un reflet de toutes les manœuvres auxquelles ces grands industriels sont forcés de recourir, en les disposant avec un talent et une richesse d’imagination auxquels n’atteignent pas même les romanciers?
Tous les arguments qui peuvent infirmer ma sombre visée, tu penses bien que je me les suis faits, et si je ne te les reproduis pas ici, c’est que je veux les laisser venir de ta bouche, et leur garder ainsi une autorité qu’ils n’auraient plus pour moi du moment que je les aurais inspirés. Ce qu’il y a de certain, si je ne me trompe, c’est qu’au moins, autour de moi, il y a une atmosphère épaisse, malsaine, sans limpidité, dans laquelle je sens que l’air me manque et que je ne respire plus. Enfin, si tu en as l’habileté, rassure-moi, persuade-moi; je ne demande pas mieux, comme tu l’imagines, que d’avoir rêvé creux; mais, dans tous les cas, pas plus tard que demain, je veux avoir avec mes deux hommes une explication, et obtenir, quoique déjà il soit bien tard, un peu plus de lumière que celle qui m’a été mesurée.....
Voilà bien une autre histoire! pendant que je t’écris, un bruit de chevaux se fait dans la rue. Devenu méfiant et prenant tout en griève sollicitude, j’ouvre ma fenêtre, et, à la clarté du jour naissant, je vois à la porte de l’hôtel une voiture de poste attelée, le postillon en selle, et Jacques Bricheteau parlant à une personne assise dans l’intérieur, mais dont je ne puis distinguer le visage ombragé par la visière d’une casquette de voyage. Prenant aussitôt mon parti, je descends rapidement; mais, avant que je sois au bas des degrés, j’entends le roulement sourd de la voiture et les claquements répétés du fouet agité dans l’air, espèce de chant de départ des postillons. Au pied de l’escalier, je me trouve nez à nez avec Jacques Bricheteau. Sans paraître embarrassé et de l’air le plus naturel:
—Comment! me dit-il, mon cher élève déjà levé!
—Sans doute: c’était bien le moins que je fisse mes adieux à mon excellent père.
—Il ne l’a pas voulu, me répond le damné musicien avec un sérieux et un flegme à se faire battre, il aura craint l’émotion des adieux.
—Mais il est donc terriblement pressé, qu’il n’ait pu donner même une journée à sa paternité flambante neuve.
—Que voulez-vous? c’est un original: ce qu’il était venu faire, il l’a fait; dès lors, pour lui plus de raisons de rester.
—Ah! je comprends, les hautes fonctions qu’il remplit dans cette cour du Nord!... Il n’y avait pas moyen de se méprendre à l’accent profondément ironique avec lequel cette dernière phrase avait été prononcée.
—Jusqu’ici, me dit Bricheteau, vous aviez montré plus de foi.
—Oui, mais j’avoue que cette foi commence à broncher sous le poids des mystères dont on la charge sans merci ni relâche.
—En vous voyant, dans un moment décisif pour votre avenir, livré à des doutes que tout le procédé dont on use avec vous depuis tant d’années peut assurément justifier, je serais vraiment désespéré, me répondit Jacques Bricheteau, si je n’avais que des raisonnements ou affirmations personnelles à y opposer. Mais vous vous rappelez qu’hier, le vieux Pigoult parla d’une tante que j’ai dans le pays, où bientôt, je l’espère, vous apercevrez qu’elle occupe une situation assez considérable. J’ajoute que le caractère sacré dont elle est revêtue doit donner à sa parole une complète autorité. Dans tous les cas, j’avais arrangé que nous la verrions dans la journée; mais, dans un instant, seulement le temps de me raser, nous allons nous rendre, malgré l’heure matinale, au couvent des Ursulines. Là, vous interrogerez la mère Marie-des-Anges, qui, dans tout le département de l’Aube, a la réputation d’une sainte, et je pense qu’à la suite de notre entrevue avec elle, aucun nuage n’existera plus entre nous.
A mesure que ce diable d’homme parlait, il y avait dans sa physionomie un air si parfait de probité et de bienveillance; sa parole, toujours calme, élégante et maîtresse d’elle-même, s’insinuait si bien dans l’esprit de son auditeur, que je sentais baisser le flot de ma colère et renaître ma sécurité. Au fait, sa réponse est irrésistible: la maison des dames Ursulines, que diable! ne peut pas être un atelier de fausse monnaie, et, si la mère Marie-des-Anges me cautionne mon père comme il paraît déjà qu’elle l’avait cautionné au notaire, je serais fou de persister dans mes doutes.
—Eh bien! dis-je à Jacques Bricheteau, je vais remonter prendre mon chapeau et vous attendre en me promenant sur les bords de l’Aube.
—C’est ça! et surveillez la porte de l’hôtel, que je n’aille pas déménager brusquement, comme autrefois au quai de Béthune.
On n’est pas plus intelligent que cet homme; il a l’air de deviner vos pensées. J’eus honte de cette dernière défiance et lui dis que, réflexion faite, j’aimais mieux en l’attendant aller terminer une lettre. C’est celle-ci, cher ami, que je suis obligé de fermer et de jeter à la poste tout à l’heure, si je veux qu’elle parte. A un autre jour la relation de notre visite au couvent.
XIV.—MARIE-GASTON A MADAME LA COMTESSE DE L’ESTORADE.
Arcis-sur-Aube, 6 mai 1839.
Madame,
Dans tous les cas, j’aurais profité avec bonheur de la recommandation que vous avez bien voulu me faire de vous écrire pendant mon séjour ici; mais en m’accordant cette précieuse faveur, vous ne pouvez vraiment savoir toute l’étendue de votre charité.
Sans vous, madame, et l’honneur que j’aurai de vous entretenir quelquefois, que deviendrais-je, livré à la domination habituelle de mes tristes pensées, dans une ville qui n’a ni monde, ni commerce, ni curiosités, ni environs, et où toute l’activité intellectuelle se résume à la confection du petit-salé, du savon gras et des bas et bonnets de coton.
Dorlange, que je n’appellerai pas toujours de ce nom, vous saurez tout à l’heure pourquoi, est tellement absorbé par les soins de sa brigue électorale, qu’à peine je l’entrevois. Je vous avais dit, madame, que je me décidais à aller rejoindre notre ami par la considération d’un certain trouble d’esprit qu’accusait une de ses lettres où il me faisait part d’une grande révolution arrivée dans sa vie.
Aujourd’hui, il m’est permis d’être plus explicite: Dorlange connaît enfin son père. Il est fils naturel du marquis de Sallenauve, dernier rejeton vivant d’une des meilleures familles de la Champagne. Sans s’expliquer sur les raisons qui l’avaient décidé à tenir si secrète la naissance de son fils, le marquis vient légalement de le reconnaître. En même temps, il a fait pour lui l’acquisition d’une terre qui avait cessé depuis longtemps d’appartenir à la famille Sallenauve, et qui va se rattacher de cette manière au nom. Cette terre est située à Arcis même, et il est donc à penser que sa possession ne sera point inutile aux projets de députation mis aujourd’hui sur le tapis. Ces projets datent de plus loin que nous ne l’avions pensé, et ce n’est pas dans la fantaisie de Dorlange qu’ils ont pris naissance.
Il y a un an, le marquis commençait à les préparer en faisant passer à son fils une somme considérable pour qu’il pût se constituer par l’achat d’un immeuble un cens d’éligibilité, et c’est également pour faciliter au candidat l’accès de la carrière politique, qu’il vient de le mettre en possession d’un état civil et de le faire une seconde fois propriétaire. La fin réelle de tous ces sacrifices n’a pas été très nettement expliquée à Charles de Sallenauve, par le marquis son père, et c’est au sujet de cette portion brumeuse qui reste encore dans son ciel que le pauvre garçon avait conçu les appréhensions auxquelles mon amitié s’est empressée d’aller porter remède. Somme toute, le marquis paraît être un homme aussi bizarre qu’opulent, car, au lieu de rester à Arcis, où sa présence et son nom auraient pu contribuer au succès de l’élection qu’il désire, le lendemain même du jour où toutes les formalités de la reconnaissance ont été accomplies, il s’est remis furtivement en route pour des pays lointains où il dit avoir de pressants intérêts, et n’a pas même laissé le temps à son fils de lui adresser ses adieux. Cette froideur a bien empoisonné le bonheur de Charles; mais il faut prendre les pères comme ils sont, car Dorlange et moi, nous sommes là tous les deux pour prouver que n’en a pas qui veut.
Une autre bizarrerie de notre gentilhomme, c’est le choix qu’il a fait, comme grand électeur de son fils, d’une vieille religieuse Ursuline, en passant avec elle un marché à l’exécution duquel il s’est trouvé que, plus tard, vous n’avez pas été tout à fait étrangère. Oui, madame, cette sainte Ursule, pour laquelle vous avez posé de loin et sans le savoir, aura, selon toute apparence, dans l’élection de notre ami, une influence assez considérable.
Voici ce qui s’est passé. Depuis de longues années, la mère Marie-des-Anges, supérieure des dames Ursulines d’Arcis-sur-Aube, rêvait d’installer dans la chapelle de sa communauté une image de sa sainte patronne. Mais cette abbesse, femme de tête et de goût, ne voulait point entendre parler d’une de ces saintes de pacotille qu’on se procure toutes faites chez les marchands d’ornements d’église. Et d’autre part, elle se serait reproché de dérober à ses pauvres la somme assez élevée à laquelle devait se monter la commande d’une œuvre d’art. La sainte dame a pour neveu un des organistes de Paris, et le marquis de Sallenauve, pendant qu’il courait le monde, avait confié son fils à cet homme, qui, pendant de longues années, a mis un soin particulier à tenir le pauvre enfant dans la plus complète ignorance de son origine. Lorsqu’il fut question de faire de Sallenauve un député, naturellement on pensa à l’arrondissement d’Arcis, où sa famille a laissé beaucoup de souvenirs, et l’on s’ingénia en toutes manières des accointances et facilités électorales qu’on pourrait y rencontrer. L’organiste se souvint alors de l’éternelle ambition de sa tante; il la savait influente dans le pays où elle est en grande odeur de sainteté, et ayant une pointe de cet esprit d’intrigue qui volontiers se passionne pour les choses d’une exécution difficile et ardue; il alla donc la trouver, d’accord avec le marquis de Sallenauve, et lui fit savoir qu’un des habiles sculpteurs de Paris était prêt à lui faire hommage d’une statue traitée de main de maître, si de son côté elle voulait s’engager à procurer la nomination de l’artiste comme député de l’arrondissement d’Arcis à l’une des prochaines élections. La vieille nonne ne trouva pas l’entreprise au-dessus de ses forces. Aujourd’hui la voilà nantie de l’objet de sa pieuse convoitise, arrivé à bon port, il y a quelques jours, et déjà installé dans la chapelle du couvent, où prochainement il en sera fait une solennelle inauguration. Reste maintenant à savoir comment, de son côté, la bonne dame s’exécutera. Eh bien! madame, cela est singulier à dire, mais toutes choses bien sues et bien examinées, je ne m’étonnerais pas quand cette étrange femme réussirait.
D’après le portrait que m’en a fait notre ami, la mère Marie-des-Anges est une petite femme, courte, ramassée dans sa petite taille, dont le visage trouve encore le moyen d’être avenant et agréable sous les rides et la couche de pâleur safranée qu’y ont concurremment amassées le temps et les austérités du cloître. Portant lestement le poids de son embonpoint et celui de ses soixante-dix-sept années, elle est vive, alerte et frétillante à défier les plus jeunes. Depuis près de cinquante ans, en maîtresse femme, elle gouverne sa communauté, qui a toujours été la plus régulière, la mieux ordonnée, en même temps que la plus riche de tout le diocèse de Troyes. Admirablement douée pour l’éducation de la jeunesse, but, vous le savez, de l’institut des Ursulines; depuis la même époque, avec des fortunes diverses, elle n’a pas cessé de diriger un pensionnat renommé dans le département de l’Aube et autres pays environnants. Ayant ainsi présidé à l’éducation de presque toutes les filles des meilleures maisons de la province, on conçoit qu’au moyen des rapports qui, à la suite des éducations bien conduites, se perpétuent entre l’institutrice et ses élèves, elle se soit créé auprès de l’aristocratie champenoise une sorte d’influence ubiquitaire; probablement elle entend bien mettre ces relations à profit dans la lutte où elle s’est engagée à intervenir.
D’autre part, il paraît que cette étrange femme, dans tout l’arrondissement d’Arcis, dispose souverainement des votes de l’opinion démocratique. Jusqu’ici, sans doute, au lieu où se livrera la bataille, l’existence de ce parti est assez souffreteuse et problématique; mais de sa nature aussi il est actif et remuant, et c’est d’ailleurs à peu de chose près sous cette bannière que se présente notre candidat. Évidemment donc, l’apport qui lui est assuré de ce côté a son utilité et son importance. Ainsi que je l’ai fait d’abord, vous admirerez, madame, l’habileté en quelque sorte bicéphale de cette vieille religieuse trouvant le moyen d’être en bonne posture auprès de la noblesse et du clergé séculier, et d’autre part, menant à la baguette le parti radical, leur éternel ennemi. Admirable de charité et de lumières, considérée dans tout le pays comme une sainte, et pendant la révolution, exposée à une terrible persécution qu’elle a supportée avec un rare courage, on s’explique parfaitement ses bons rapports avec les classes élevées et conservatrices; mais qu’elle soit de même la bienvenue auprès des démocrates et des démolisseurs, cela ne passe-t-il pas toute idée?
La haute domination qu’elle exerce sur le parti révolutionnaire tient, madame, à un petit démêlé qu’ils ont eu jadis ensemble. Vers 93, cet aimable parti avait comploté de lui couper le cou. Chassée du couvent, et convaincue d’avoir donné asile à un prêtre réfractaire, elle avait été incarcérée, traduite au tribunal révolutionnaire, et condamnée à monter sur l’échafaud. Il fut référé de la chose à Danton qui siégeait alors à la Convention.
Danton avait connu la mère Marie-des-Anges; il la tenait pour la femme la plus vertueuse et la plus éclairée qu’il eût jamais rencontrée. En apprenant sa condamnation, il entra dans une effroyable colère, écrivit, comme on disait alors, une lettre à cheval à la municipalité révolutionnaire, et, d’une autorité que personne à Arcis ne se serait imaginé de contester, ordonna un sursis. Le même jour, il monta à la tribune, et après avoir parlé d’une manière générale de quelques sanglants imbéciles qui, par leurs sottes fureurs, compromettaient l’avenir de la révolution, il dit ce qu’était la mère Marie-des-Anges, insista sur sa merveilleuse aptitude à élever la jeunesse, et présenta un projet de décret en vertu duquel elle était placée à la tête d’un grand Gynécée national, dont l’organisation serait ultérieurement réglée par un autre décret.
Robespierre, qui, dans la haute intelligence de l’Ursuline, n’aurait vu qu’une désignation plus immédiate à la hache révolutionnaire, n’assistait pas ce jour-là à la séance; la motion fut donc votée d’enthousiasme. La tête de la mère Marie-des-Anges lui étant indispensablement nécessaire pour l’exécution du décret qui venait d’être rendu, elle la garda, et le bourreau démonta sa machine.
Quoique l’autre décret organisant le grand Gynécée national eût été perdu de vue au milieu de bien d’autres soins qui occupaient la Convention, la bonne religieuse l’exécuta à sa manière, et, au lieu de quelque chose de grand, de grec et de national, avec le concours de quelques-unes de ses anciennes compagnes, elle monta à Arcis un simple pensionnat laïque, où, aussitôt qu’un peu d’ordre eut été remis dans les affaires et dans les esprits, les élèves affluèrent de tous les pays environnants. Sous l’Empire, la mère Marie-des-Anges put reconstituer sa communauté, et le premier acte de son gouvernement restauré fut un acte de reconnaissance. Elle décida que tous les ans, le 5 avril, jour anniversaire de la mort de Danton, un service serait fait dans la chapelle du couvent pour le repos de son âme. A ceux qui firent quelques objections contre cet obit:—Connaissez-vous beaucoup de gens, répondait-elle, pour lesquels il soit plus nécessaire d’implorer la miséricorde divine?
Sous la Restauration, la célébration de ce service devint une affaire; mais jamais la mère Marie-des-Anges ne voulut en démordre, et l’immense vénération dont elle est entourée fit que les plus montés contre ce qu’ils appelaient ce scandale, durent en prendre leur parti. On comprend que, sous le gouvernement de Juillet, cette orageuse obstination eut sa récompense. Aujourd’hui, la mère Marie-des-Anges est admirablement bien en cour, et il n’est rien qu’elle n’obtînt dans les plus augustes régions du pouvoir; mais il est juste d’ajouter qu’elle ne demande rien, pas même pour ses aumônes, auxquelles elle trouve le moyen de subvenir largement par la bonne administration qu’elle a su introduire dans la gérance des biens de la communauté.
Ce qui s’explique mieux encore, c’est que sa reconnaissance pour le grand révolutionnaire lui ait été, auprès du parti de la révolution, une recommandation puissante, mais là encore n’est pas tout le secret de son crédit dans ce parti. A Arcis, le chef de la gauche avancée est un riche meunier, nommé Laurent Goussard, qui possède sur la rivière d’Aube deux ou trois moulins. Cet homme, ancien membre de la municipalité révolutionnaire d’Arcis et ami particulier de Danton, fut celui qui écrivit au terrible Cordelier pour l’aviser du couteau suspendu sur la tête de l’ancienne supérieure des Ursulines, ce qui n’avait pas empêché le digne sans-culotte de se rendre acquéreur d’une grande partie des biens de leur maison, lorsque ceux-ci vinrent à être vendus nationalement.
A l’époque où la mère Marie-des-Anges fut autorisée à reconstituer sa communauté, Laurent Goussard, qui ne se trouvait pas avoir tiré grand parti de son acquisition, vint trouver la bonne abbesse et lui proposa de la faire rentrer dans les anciennes appartenances de l’abbaye. Très rusé en affaires, Laurent Goussard, dont la mère Marie-des-Anges avait gratuitement élevé une nièce morte plus tard à Paris, vers 1809, eut l’air de se piquer avec elle de ce procédé, et il offrit de rendre le bien dont il était devenu révolutionnairement propriétaire, si la communauté consentait à le rembourser sur le pied de son prix d’acquisition. Le cher homme ne faisait pas un mauvais marché, et la différence de l’argent aux assignats avec lesquels il avait payé lui constituait déjà un joli bénéfice. Mais se souvenant que, sans son intervention, Danton n’eût pas été averti, la mère Marie-des-Anges voulut faire mieux pour son sauveur de la première main. La communauté des Ursulines, au moment où Laurent Goussard offrait d’entrer avec elle en arrangement, était, financièrement parlant, dans une position excellente. Ayant, depuis sa restauration, recueilli d’assez importantes libéralités, elle s’était, de plus, enrichie de toutes les épargnes que sa supérieure avait faites pendant la durée assez longue de son pensionnat laïque, et qu’elle avait généreusement versées à l’économat du couvent. Laurent Goussard dut donc demeurer stupéfait quand il s’entendit répondre:
«Vos propositions ne me vont pas. Je ne puis pas acheter au rabais; ma conscience me le défend. Avant la révolution, les biens de notre abbaye étaient estimés à tant; c’est ce prix que je veux en donner et non celui auquel ils étaient tombés en suite de la dépréciation subie par toutes les propriétés dites nationales. En un mot, mon ami, je veux payer plus cher, voyez si cela vous convient.»
Laurent Goussard crut d’abord mal comprendre ou avoir été mal compris; mais quand il fut bien expliqué qu’aux prétendus scrupules de conscience de la mère Marie-des-Anges il gagnait environ une somme de cinquante mille francs, il ne voulut pas faire violence à cette conscience si délicate, et en mettant la main sur ce bénéfice, qui réellement lui tombait du ciel, il alla conter partout ce merveilleux procédé qui, vous le sentez bien, madame, auprès de tous les acquéreurs de biens nationaux, mit aussitôt la mère Marie-des-Anges dans une estime à n’avoir jamais plus rien à craindre d’une révolution nouvelle. Personnellement, Laurent Goussard devint pour elle une espèce de séide; il ne fait plus maintenant une affaire, ne remue pas un sac de farine sans aller la consulter, et, comme elle le disait plaisamment l’autre jour, elle aurait la fantaisie de faire de M. le sous-préfet un saint Jean-Baptiste, qu’un quart d’heure après, Laurent Goussard lui apporterait dans un sac la tête de ce fonctionnaire. N’est-ce pas vous dire, madame, qu’au premier signe de notre supérieure, il apportera au candidat désigné par elle son vote et celui de tous ses amis?
Dans le clergé, la mère Marie-des-Anges a naturellement bien des ramifications, tant à cause de sa robe que de sa réputation de haute vertu; mais elle compte surtout au nombre de ses plus zélés serviteurs, monseigneur Troubert, évêque du diocèse, et qui, ancien familier de la congrégation (voir Le curé de Tours), s’arrangerait néanmoins assez bien, sous la dynastie de Juillet, d’un archevêché menant au cardinalat. Or, pour peu que cette ambition justifiée, il faut en convenir, par une haute et incontestable capacité, la mère Marie-des-Anges voulût écrire quelque chose à la reine, il est à croire que son succès pourrait bien ne pas être trop longtemps ajourné. Mais donnant donnant, et si la supérieure des Ursulines travaille à l’archevêché, Monseigneur de Troyes travaillera à l’élection; la tâche, pour lui, ne saurait d’ailleurs être bien rude, puisque le candidat auquel il s’agit de s’intéresser est partisan déclaré du principe de la liberté d’enseignement, le seul côté de la chose politique dont le clergé se préoccupe dans le moment. Quand on a le clergé, on est bien près d’avoir le parti légitimiste qui, passionné aussi pour l’enseignement libre, en haine du trône de Juillet, n’est pas trop effrayé, toutes les fois que l’occasion s’en présente, de son monstrueux accouplement avec le parti radical.
Du reste, la tête de ce parti, dans le pays, est la maison de Cinq-Cygne. Jamais la vieille marquise, dont vous connaissez, madame, le caractère hautain et la volonté énergique (voir Une ténébreuse affaire), ne vient à son château de Cinq-Cygne sans rendre une visite à la mère Marie-des-Anges qui a eu autrefois pour élève sa fille Berthe, devenue depuis duchesse de Maufrigneuse. Quant au mari de celle-ci, il ne peut nous échapper, car vous savez que Daniel Darthez est mon ami, et que par Darthez on a à coup sûr la princesse de Cadignan, mère de ce joli duc, sur lequel nous complotons de mettre la main.
Maintenant, si nous arrivons à un côté plus résistant, au parti dit conservateur, qu’il ne faut pas confondre avec le parti ministériel, nous y trouverons pour chef le comte de Gondreville, collègue de votre mari à la Chambre des pairs. Avec lui, marche un électeur très influent, son vieil ami, ancien maire et ancien notaire à Arcis, lequel à son tour entraîne dans son orbite un électeur également considérable, maître Achille Pigoult, auquel, en se retirant d’affaires, il a vendu son étude. Mais la mère Marie-des-Anges a une puissante entrée auprès du comte de Gondreville par sa fille la maréchale de Carigliano. Lancée, comme vous le savez, dans la plus haute dévotion, cette grande dame, presque tous les ans, vient faire aux Ursulines une humble retraite. De plus, la mère Marie-des-Anges, sans s’expliquer davantage, prétend qu’elle a barre par un certain côté qui n’est connu que d’elle sur le vieux Gondreville; et en effet, la vie de cet ancien régicide devenu sénateur, comte de l’Empire, et depuis pair de France sous deux dynasties, a serpenté par d’assez tortueux souterrains pour qu’on puisse y supposer des entrées secrètes qu’il ne lui serait pas agréable de voir démasquer. Or, Gondreville, c’est Grévin, son confident, et, comme on dit, son âme damnée depuis cinquante ans; mais à supposer que, par impossible, leur éternelle union, dans la circonstance présente, vînt à se démancher, au moins est-on sûr d’Achille Pigoult, le successeur de Grévin, comme lui, notaire de la communauté, et auquel, lors de la vente faite dans son étude du domaine acheté par le marquis de Sallenauve, on a eu le soin d’attribuer un chiffre d’honoraires tellement inusité et tellement électoral, que l’accepter, c’était s’engager.
Quant à la plèbe des électeurs, on ne peut manquer d’y faire des recrues importantes, par les grands travaux que notre ami va se donner à exécuter dans le château dont le voilà propriétaire, ledit château ayant le bonheur de menacer ruine sur plusieurs points. Il faut aussi compter sur l’effet d’une magnifique profession de foi que Charles de Sallenauve vient de faire imprimer, et dans laquelle il déclare hautement ne vouloir accepter ni emplois ni faveur aucune du gouvernement. Enfin, l’habileté oratoire qui peut être attendue de lui, dans la réunion préparatoire déjà annoncée; le concours des journaux de l’opposition tant à Paris que dans la localité; les injures et les calomnies dont les journaux ministériels ont déjà commencé le feu, tout me donne bonne espérance, et je m’arrête sur une dernière considération. Serait-il bien merveilleux qu’en vue de contredire leur réputation un peu béotienne, les Champenois eussent à cœur de nommer un homme distingué dans les arts, dont ils ont sous les yeux un chef-d’œuvre, qui vient volontairement se faire leur compatriote en achetant chez eux un domaine resté depuis près de dix ans sans acquéreur, et qui, d’une main généreuse et prodigue, est près de restituer à cette demeure, l’une des gloires du pays, son aspect de grandeur passé?
A la suite de cet immense exposé de nos ressources et opérations militaires, serai-je encore bien venu, madame, à me plaindre de mon manque absolu de distractions? Je ne sais si c’est pour l’intérêt que je porte à notre ami, mais il me semble qu’un peu de la fièvre électorale qui règne partout ici, en ce moment, a fini par me gagner, et peut-être trouverez-vous que cette lettre, encombrée de détails locaux auxquels, avec la plus grande complaisance du monde, vous ne sauriez trouver un grand intérêt, révèle chez moi un terrible accès de la maladie régnante. Me sauriez-vous gré d’ailleurs de vous présenter comme prochainement resplendissant de l’auréole parlementaire un homme dont, me disiez-vous l’autre jour, on ne saurait faire sûrement son ami, attendu l’élévation surhumaine et par conséquent un peu impertinente de sa personnalité? A vous dire vrai, madame, à quelques succès que soit réservé dans la vie politique Charles de Sallenauve, j’ai peur qu’il ne regrette un jour la gloire plus calme qui lui était assurée dans la carrière des arts; mais ni lui ni moi ne sommes nés sous une étoile facile et commode; naître seulement, nous a été vendu cher, et c’est être deux fois plus cruel que de ne pas nous aimer. Vous avez pour moi quelque bienveillance, parce qu’il vous paraît que j’exhale encore un reste de parfum de notre Louise aimée; ayez donc aussi quelque chose de ce sentiment pour celui que, durant tout le cours de cette lettre, je n’ai pas hésité à nommer notre ami. Si, de quel côté qu’il se tourne, apparaît en lui une sorte de grandeur importune, ne faut-il pas plutôt l’en plaindre que lui en demander un compte soucieux et sévère? et ne savons-nous pas tous les deux, par une cruelle expérience, que les plus nobles choses et les plus resplendissantes sont aussi les plus promptes à descendre et à s’éteindre dans l’éternelle nuit?
XV.—MARIE-GASTON A LA COMTESSE DE L’ESTORADE.
Arcis-sur-Aube, 9 mai 1839.
Madame,
La fièvre électorale vous a gagnée aussi, et vous voulez bien vous charger de nous faire passer de la part de M. de l’Estorade un certain nombre de découragements qui, à coup sûr, méritent d’être pris en considération. Je dois le dire cependant, ces confidences ne me paraissent pas avoir toute la portée que l’on pourrait croire, et, même avant votre officieux avis, les difficultés de notre situation n’avaient pas manqué de nous être révélées.
Nous savions la mission de haute confiance dont s’est chargé M. Maxime de Trailles, mission que pendant quelques jours il a assez malheureusement essayé de dissimuler sous le semblant d’un intérêt industriel. Nous savions même, et vous, madame, semblez l’ignorer, que cet habile agent de la pensée ministérielle a trouvé le moyen de combiner avec les soins de la politique générale ceux de sa politique particulière. M. Maxime de Trailles, si nous sommes bien informés, aurait été récemment sur le point de succomber à un dernier et redoutable accès de la maladie chronique dont il est affligé depuis longtemps. Cette maladie, c’est sa dette; car on ne dit pas les dettes, on dit la dette de M. de Trailles, comme on dit la dette de l’Angleterre. Dans cette extrémité, ce gentilhomme, décidé aux remèdes les plus désespérés, se serait arrêté à la ressource d’un mariage qu’on pourrait bien qualifier de mariage in extremis, puisque ledit gentilhomme côtoie, dit-on, d’extrêmement près la cinquantaine. Fort connu, ce qui pour lui veut dire fort décrié, à Paris, il aurait fait comme les marchands dont les articles sont démodés, il se serait expédié en province et aurait déballé à Arcis-sur-Aube, juste au moment de la foire électorale, estimant avec raison que le mouvement toujours un peu tumultueux de ces sortes de Beaucaires politiques ne pouvait qu’être favorable à la nature légèrement ténébreuse de ses opérations.
Le calcul était bon; la mort inopinée du jeune Charles Keller, candidat sur le choix duquel s’était d’abord arrêtée la pensée du gouvernement, avait jeté dans tout l’électorat d’Arcis une perturbation profonde. Pêchant dans cette eau trouble M. Maxime de Trailles est parvenu à y harponner un candidat que recommandent deux natures de mérites et de convenances bien distinctes. Au point de vue de la chose publique, M. Beauvisage, dont vous vous êtes, madame, très bien rappelé le nom, a l’inestimable avantage d’avoir battu en brèche et fait crouler la candidature d’un petit avocat du nom de Simon Giguet, qui, au grand scandale du gouvernement, aurait eu l’audace d’aller s’asseoir au centre gauche. Cette exclusion donnée à un impertinent de l’opposition dynastique a paru d’un prix tellement inestimable, qu’elle fait passer sur l’ineptie bien notoire et bien caractérisée du sieur Beauvisage, en même temps que sur la considération du ridicule dont sa nomination ne pourrait manquer de couvrir ceux qui se seront prêtés à la patronner.
Au point de vue de la chose privée, j’entends celle de M. de Trailles, M. Beauvisage a le mérite d’avoir une fille unique, passablement jolie, laquelle, sans exagération aucune de ses avantages, paraît devoir apporter à son mari une dot de cinq cent mille francs, amassée dans le commerce de ces bonnets de coton dont ma dernière lettre se permettait de parler si peu respectueusement. Maintenant, le mécanisme de l’affaire se comprend de lui-même. Faire naître et attiser chez le père qui jamais ne s’en serait avisé lui-même, l’ambition et l’espérance d’être envoyé à la Chambre; pour prix de ses soins et débours, insinuer qu’on vous donne la fille et la dot, cela s’entend; éblouir la première par un restant de jeunesse teinte, par une suprême élégance de manières et par le titre de comtesse; commencer fort habilement par avoir l’air d’hésiter entre la fille et la mère; enfin donner de son désintéressement et de la solidité de sa réforme une rassurante idée, en demandant contre soi-même, dans le contrat, toutes les garanties les plus extrêmes dont la loi dispose: voilà quel était le jeu, et aussi le travail vraiment herculéen accompli par M. de Trailles en moins de deux semaines;—mais, sur ce, nous intervenons.
Par le nom qui nous tombe un matin des nues, nous sommes Champenois; nous nous faisons Champenois, plus encore: en nous rendant propriétaires dans le pays; et il se trouve justement que le pays s’est butté, pour l’élection qui se prépare, à n’envoyer à la Chambre qu’un enfant du cru. Justement! me direz-vous, à ce titre, Beauvisage ne peut manquer d’être préféré; c’est un produit local plus franc, plus direct. Cela vous semble ainsi, madame; mais nous ne sommes pas tout à fait si bêtes que Beauvisage, nous ne prêtons pas à rire de nous; nous ne faisons pas de bonnets de coton, il est vrai, mais nous faisons des statues; des statues pour lesquelles nous avons été décorés de la Légion d’honneur; des statues religieuses, que l’on inaugure en grande pompe, devant monseigneur l’évêque, qui daigne prendre la parole, et devant les autorités constituées; des statues que toute la population de la ville, j’entends celle qui n’a pu être admise à la cérémonie, s’empresse d’aller admirer chez mesdames les Ursulines, assez coquettes du magnifique ornement ajouté à leur bijou de chapelle, pour tenir, pendant une journée entière, leur maison et leur oratoire ouverts à tout venant: et tout ceci ne laisse pas de nous populariser un peu.
Ce qui nous popularise encore mieux, c’est de n’être pas des ladres comme Beauvisage, de ne pas thésauriser notre revenu sou sur sou, d’occuper dans notre château trente ouvriers, peintres, maçons, vitriers, jardiniers, treillageurs; et tandis que le maire de la ville s’en va piètrement à pied, de nous montrer tout à coup, dans Arcis, avec une calèche élégante et deux chevaux fringants que notre père, qui n’est pas aux cieux, mais à Paris, voulant se montrer plus aimable de loin que de près, nous a envoyés d’urgence, pour en écraser, je pense, le tigre et le tilbury de M. de Trailles: deux choses dont, avant notre venue, il avait été énormément parlé. Ce soir, madame, pour couronner la cérémonie de l’inauguration de notre sainte Ursule, nous donnons en notre château un repas de cinquante couverts, où nous avons eu la malice de convier, avec les notables habitants du pays, tous les fonctionnaires inamovibles et amovibles indistinctement. Vu notre candidature déclarée, nous sommes bien assurés d’avance que cette dernière classe de convives ne répondra pas à notre appel. Tant mieux, vraiment! il y aura d’autant de places pour d’autres, et les défaillants, dont les noms seront tous connus demain, seront constitués dans un flagrant délit de servilisme et de dépendance qui portera, nous l’espérons bien, un terrible coup à leur influence sur la population.
Hier, madame, nous sommes allés, dans notre calèche, au château de Cinq-Cygne, où Darthez nous a d’abord présentés à la princesse de Cadignan. Cette femme est vraiment merveilleuse de conservation, et il semble qu’elle soit embaumée par le bonheur de sa liaison avec le grand écrivain. (voir Les secrets de la princesse de Cadignan). «C’est le plus joli bonheur que j’aie jamais vu,» disiez-vous, madame, en parlant de M. et madame de Portenduère; ce mot, il faut le répéter à l’adresse de Darthez et de la princesse, en modifiant toutefois l’épithète de joli qui serait peut-être un peu jeune, appliquée à leur été de la Saint-Martin. Avec ce que j’ai su d’une scène qui eut lieu, il y a déjà longtemps, chez madame d’Espard, à l’époque où commença cette liaison, j’étais bien sûr de ne pas trouver M. Maxime de Trailles très bien installé à Cinq-Cygne; car, dans la scène à laquelle je fais allusion, il s’était efforcé d’être blessant pour Darthez, et Darthez, en se contentant de le faire ridicule, le trouva méprisable: or, c’est un sentiment dont il n’y a pas à revenir avec cette intelligence noble et élevée.
A son début dans le pays, muni de quelques lettres d’introduction, l’agent de la politique ministérielle commença par recevoir une ou deux politesses à Cinq-Cygne; mais c’était un bâton flottant, et, de près, Darthez eut bientôt fait de le couler à fond. Notre homme, qui se flattait de trouver à Cinq-Cygne de l’appui pour son intrigue, est aujourd’hui si loin de compte, que c’est de la bouche du duc de Maufrigneuse, auquel M. de Trailles s’était ouvert assez effrontément de tous ses projets, comme à son camarade du Jockey-Club, que nous avons recueilli les renseignements consignés au commencement de cette lettre, pour être retournés à M. de l’Estorade, si vous voulez bien vous charger de ce soin. Madame de Maufrigneuse et la vieille marquise de Cinq-Cygne ont été, madame, d’un accueil merveilleux pour Dorlange, pour Sallenauve, voulais-je dire, mais j’ai de la peine à m’y habituer; comme elles n’ont pas votre humilité, elles n’ont pas, ainsi que vous, été effrayées de ce qui peut se rencontrer de haut chez notre ami, et lui, de son côté, dans cette rencontre vraiment difficile, a été d’une convenance parfaite. On ne sait vraiment comment, ayant vécu si seul, il a pu, du premier coup, se faire si complétement présentable. Serait-ce que le beau, dont il a fait jusqu’ici l’étude de sa vie, comprend le joli, l’élégant, le convenable, qui s’apprennent en quelque sorte d’occasion et par-dessus le marché? Mais cela ne doit pas être vrai, car j’ai vu des artistes très éminents et des sculpteurs surtout, une fois sortis de leur atelier, n’être pas des hommes seulement supportables.
J’interromps ici ma lettre, madame: les faits me manquent et je me sens tomber dans le bavardage; demain j’aurai à vous faire le compte rendu de notre grand banquet, qui sera peut-être plus intéressant que mes aperçus philosophiques et moraux.
10 mai.
Le dîner a eu lieu, madame; il était magnifiquement servi, et il en sera, je pense, parlé longtemps à Arcis.
Sallenauve a dans cet organiste, qui, par parenthèse, hier, à la cérémonie de l’inauguration, avait fait preuve, sur l’orgue de ces dames, d’un talent admirable, une façon d’intendant et de factotum qui laisse bien loin de lui tous les Vatels du monde. Ce n’est pas là un homme qui se passerait son épée au travers du corps pour un peu de marée en retard. Lampions, verres de couleur, guirlandes et draperies pour décorer la salle du banquet, voire même un joli petit feu d’artifice que nous avions trouvé emballé dans les coffres de la calèche, par le soin de ce père bourru et invisible, mais qui pourtant a du bon, rien n’a manqué à la fête: elle s’est prolongée jusqu’à une heure assez avancée, dans les jardins du château, où la plèbe avait été admise à danser et à s’abreuver très abondamment.
Nous avions presque tous nos convives, moins ceux que nous avions voulu seulement compromettre. Les invitations ayant été faites à très bref délai, brièveté qui du reste était excusée par la circonstance, c’était chose plaisante de voir, jusqu’au moment de se mettre à table, défiler les lettres d’excuses que Sallenauve avait ordonné de lui apporter au salon, à mesure de leur arrivée. A chaque lettre qu’il décachetait, il avait soin de dire à haute voix: C’est M. le sous-préfet, c’est M. le procureur du roi, c’est M. son substitut qui m’expriment leur regret de ne pouvoir se rendre à mon invitation. Tous ces refus de concours étaient accueillis par les sourires et chuchotements de l’assistance, mais quand parut la lettre de Beauvisage, et que Dorlange annonça l’impossibilité où se trouvait M. le maire de correspondre à sa politesse, autant pour le fond que pour la forme, l’hilarité devint bruyante et générale, et elle ne fut suspendue que par l’entrée d’un M. Martener, juge d’instruction, qui faisait, en venant dîner, un acte de haut courage. Il faut remarquer cependant que, de sa nature, un juge d’instruction est quelque chose de divisible. Par le côté du juge il est inamovible, et il n’y a en lui de sujet au changement que son titre, le léger supplément de traitement qui lui est alloué et le privilége de décerner des mandats et d’interroger les voleurs, droits superbes qui, d’un trait de plume, peuvent lui être retirés par la chancellerie. Enfin, mettons qu’au moins M. Martener est un demi-brave; du reste il fut accueilli comme une lune tout entière.
A côté de la présence du duc de Maufrigneuse, de celle de Darthez et de celle surtout de Monseigneur l’évêque, qui est pour quelques jours au château de Cinq-Cygne, une absence qui fit une sensation profonde, quoique l’excuse, envoyée dès le matin, n’ait pas été proclamée en séance publique, ce fut celle de l’ancien notaire Grévin. Pour le comte de Gondreville, aussi délinquant, il n’y avait rien à dire: la perte toute récente de son petit-fils, Charles Keller, ne lui permettait pas de se trouver à la réunion, et en lui adressant une invitation conditionnelle, Sallenauve avait eu soin dans sa lettre de se faire à lui-même le refus. Mais Grévin, le bras droit du comte de Gondreville pour lequel il a eu des dévouements, certes plus compromettants et plus difficiles que celui de dîner en ville; Grévin ne venant pas, ne semblait-il pas témoigner par là que son patron tenait encore pour la candidature aujourd’hui à peu près désertée de Beauvisage? et cette influence qui se dérobait, comme on dit dans la langue du sport, était vraiment pour nous d’assez grande considération. Maître Achille Pigoult, le successeur de Grévin, essaya bien d’objecter que le vieillard vivait dans une retraite absolue et qu’à grand’peine, deux ou trois fois par an, on pouvait l’avoir à dîner chez son gendre. Mais on rétorqua vivement l’argument, en faisant remarquer qu’à un dîner donné par le sous-préfet, pour mettre en rapport la famille Beauvisage avec M. Maxime de Trailles, Grévin avait parfaitement accepté d’être l’un des convives. Nous aurons donc encore, du côté du château de Gondreville, un certain tirage, et il faudra, je crois, que la mère Marie-des-Anges se décide à user de sa botte secrète.
Le dîner ayant pour prétexte l’inauguration de la sainte Ursule, qui, chez les dames Ursulines, ne pouvait être célébrée par un banquet, Sallenauve l’avait belle, au dessert, pour porter un toast: «A la mère des pauvres; à la sainte et noble intelligence qui, depuis cinquante ans, rayonne sur toute la Champagne, et à laquelle doit être attribué le nombre prodigieux de femmes distinguées et accomplies qui font l’ornement de cette belle contrée!» Si vous saviez comme moi, madame, quelle contrée c’est que la Champagne Pouilleuse, vous vous diriez, en lisant la phrase que je vous reproduis, ou à peu près, que Sallenauve est un grand misérable, et que la passion d’être député peut rendre un homme capable des plus effroyables énormités. Est-ce donc la peine, pour un homme qui ordinairement se respecte, d’assumer sur lui le courage d’un mensonge assez gros pour arriver à la dimension d’un crime, quand, mieux que son infâme toast, une petite chose à laquelle il n’a pas pensé, qui n’est pas de son fait, et dont tout l’honneur doit être reporté à la capricieuse agrégation des atomes crochus, allait, mieux que tous les discours du monde, le recommander à la sympathie des électeurs!
Vous-même m’avez dit, madame, que votre fils Armand trouvait à Sallenauve une grande ressemblance avec les portraits de Danton; mais c’est qu’il paraît que cette remarque est juste, car elle était faite aussi autour de moi, non pas sur des portraits, mais sur le vivant, par plusieurs des convives qui avaient connu et pratiqué le grand révolutionnaire. Laurent Goussard, comme chef de parti, n’avait pas manqué d’être convié. Il n’a pas seulement, ainsi que je vous le disais l’autre jour, été l’ami de Danton; il aurait été aussi quelque peu son beau-frère: Danton, qui fut assez vert galant, ayant pendant quelques années courtisé une sœur de l’honnête meunier, et, comme dit la chanson, vu la meunière. Eh bien! il faut que la ressemblance soit très frappante, car, après le dîner, pendant qu’on prenait le café, comme le digne homme avait la tête un peu échauffée par les fumées du vin du pays qui n’avait pas été ménagé, vous l’imaginez bien, il s’approche de Sallenauve et lui demande tout cru s’il ne se serait pas par hasard trompé de père et s’il pourrait affirmer que Danton ne fût pas pour quelque chose dans sa façon?
Sallenauve prit gaiement la chose, et fit simplement ce calcul: «Danton est mort le 5 avril 1793. Pour être son fils il faudrait que je fusse né au plus tard en 94, j’aurais donc aujourd’hui quarante-cinq ans. Or, l’acte de l’état civil où j’étais inscrit comme né de père et mère inconnus, et j’espère aussi un peu mon visage, me font naître en 1809, et ne m’accordent que juste trente ans.»
—Vous avez raison, répondit Laurent Goussard, les chiffres aplatissent mon idée; mais c’est égal, nous vous nommerons tout de même.
Et je crois que cet homme a raison; ce caprice de ressemblance sera dans l’élection d’un poids immense. Il ne faut pas croire, en effet, madame, que, malgré les funestes souvenirs qui entourent sa mémoire, Danton soit pour les gens d’Arcis un objet d’horreur et d’exécration. D’abord le temps l’a épuré; alors est resté un grand caractère et une forte intelligence dont on est fier d’être le compatriote: à Arcis, les raretés et les curiosités sont rares, et l’on vous y parle de Danton comme à Marseille on vous parle de la Canebière. Heureuse donc la ressemblance avec ce Dieu, dont le culte n’est pas borné à l’enceinte de la ville, mais s’étend aussi à sa banlieue et environs! Ces élections extra muros sont parfois d’une naïveté curieuse, et les contradictions ne les gênent guère. Quelques agents, dépêchés dans le pays circonvoisin, ont déjà exploité cette lointaine parité de traits; et comme, dans la propagande champêtre, la question est bien moins de frapper juste, que de frapper fort, la version de Laurent Goussard, tout apocryphe qu’elle soit, est colportée dans les communes rurales avec un aplomb qui ne trouve pas un contradicteur. Pendant que cette prétendue origine révolutionnaire fait les affaires de notre ami, on les fait encore, d’un autre côté, en disant aux braves électeurs qu’on veut embaucher, quelque chose de plus vrai et qui ne frappe pas moins leurs esprits. C’est ce monsieur, va-t-on leur répétant, qui a acheté le château d’Arcis; et comme le château d’Arcis, qui plane au-dessus de la ville, est connu de toute la contrée, c’est à ces bonnes gens comme un point de repère; mais, en même temps, toujours prêts à retourner aux vieux souvenirs du passé, bien moins morts et enterrés qu’on ne pourrait se le figurer: Ah! c’est le seigneur du château, disent-ils, en donnant de l’idée qu’on leur présente une traduction respectueuse et libre.
Et voilà, madame, sauf votre respect, comment se traite la cuisine électorale et la manière dont s’opère la cuisson d’un député.
XVI.—MARIE-GASTON A MADAME DE L’ESTORADE.
Arcis-sur-Aube, 11 mai 1839.
Madame,
Vous me faites l’honneur de me dire que mes lettres vous amusent, et vous m’engagez à ne pas craindre de les multiplier. Cela n’est-il pas pour moi bien humiliant, et après l’affreux malheur qui a été le premier lien de notre connaissance, m’est-il encore permis, dans tout le reste de ma vie, de me montrer un homme amusant? Mais, je vous l’ai dit, je suis ici dans une atmosphère qui me grise. Il m’a pris comme une passion du succès de Sallenauve, et, en ma qualité d’esprit sombre et chagrin, peut-être encore une passion plus forte d’empêcher le triomphe de l’ineptie et de la sottise patronnée par le vil intérêt et l’intrigue. Merci donc, monsieur de Trailles, de l’exhibition que vous nous avez faite de votre burlesque beau-père! Vous êtes parvenu à m’intéresser à quelque chose: par moments, je ris plus souvent que je m’indigne, mais pendant ce temps-là j’oublie.
Aujourd’hui, madame, c’est plus que jamais le tour du grotesque, et nous voilà en pleine parade.
Nonobstant les découragements de M. de l’Estorade, nous sommes induits à penser que le ministère a reçu de son agent des nouvelles peu rassurantes, et voici ce qui semble autoriser cette supposition. Nous n’habitons plus l’hôtel de la Poste, nous l’avons quitté pour notre château; mais, grâce à la rivalité qui de tout temps a existé entre la Poste et le Mulet où M. de Trailles a installé son quartier général, nous avons gardé dans notre ancienne résidence des intelligences d’autant plus zélées et d’autant plus bienveillantes, que notre hôtelier n’est pas resté étranger à l’organisation pour lui, je pense, assez fructueuse, du grand banquet dont j’ai eu l’honneur de vous faire parvenir la relation. Or, par cet homme, nous avons appris que presque aussitôt après notre départ, est descendu à son hôtel un journaliste arrivant de Paris. Ce monsieur, dont je ne sais plus le nom et pour son honneur, attendu la glorieuse mission dont il est chargé, autant vaut que je l’aie oublié, ce monsieur, disais-je donc, s’est aussitôt annoncé comme un pourfendeur qui venait apporter le renfort de sa verve parisienne à la polémique que la presse locale, subventionnée par le bureau de l’esprit public, avait été chargée de diriger contre nous.
Jusque-là il n’y a rien de très gai, ni rien non plus de très attristant; depuis que le monde est monde, les gouvernements ont toujours trouvé des plumes à vendre, et jamais ils ne se sont fait faute d’en acheter; mais là où commence la comédie, c’est dans la co-arrivée et dans la coprésence à l’hôtel de la Poste d’une demoiselle de vertu très problématique, dont Son Excellence Monseigneur le journaliste ministériel se présenterait accompagné.
Le nom de la demoiselle, par exemple, ne m’est pas échappé: sur son passeport, elle s’appelle mademoiselle Chocardelle, rentière; mais le journaliste, en parlant d’elle, ne dit jamais qu’Antonia tout court, et quand il veut la traiter avec plus de respect, mademoiselle ou miss Antonia. Mais que vient faire à Arcis mademoiselle Chocardelle? Un voyage d’agrément, sans doute; ou la conduite à M. le journaliste, qui, probablement, aura voulu lui donner part au crédit que l’entreprise à forfait de notre diffamation quotidienne va lui ouvrir sur la caisse des fonds secrets? Non, madame. Mademoiselle Chocardelle vient à Arcis pour affaire, pour des rentrées.
Il paraîtrait qu’avant son départ pour l’Afrique, où il vient de trouver une mort glorieuse, le jeune Charles Keller aurait fait à mademoiselle Antonia ou ordre un billet de la somme de dix mille francs valeur reçue en meubles, ce qui constitue une charmante équivoque, les meubles n’ayant pu être reçus que par mademoiselle Chocardelle, qui ainsi aurait estimé à la somme de dix mille francs le sacrifice qu’elle faisait de les accepter. Quoi qu’il en soit, peu de jours après la nouvelle du décès de son débiteur, le billet étant près d’arriver à l’échéance, mademoiselle Antonia aurait fait passer à la caisse des frères Keller pour savoir s’il serait acquitté. Le caissier, qui est un bourru, comme tous les caissiers, aurait répondu qu’il ne s’expliquait pas que mademoiselle Antonia eût le front de faire présenter un pareil titre, mais que, dans tous les cas, les frères Keller ses patrons, étaient dans le moment à Gondreville, où la fatale nouvelle avait réuni toute la famille, et qu’il ne paierait pas sans leur en avoir référé.—Eh bien! j’en référerai moi-même, aurait répondu mademoiselle Antonia, qui ne voulait pas laisser périmer son titre. Là-dessus, comme elle méditait de partir seule pour Arcis, le gouvernement éprouve le besoin de nous faire dire des injures, sinon plus grossières, du moins plus spirituelles qu’on ne les dit en province, et le soin de les aiguiser est confié à un journaliste entre deux âges, pour lequel mademoiselle Antonia, en l’absence de Charles Keller, avait eu des bontés! «Je pars pour Arcis,» se seraient dit au même instant l’écrivain et la demoiselle: la vie la plus ordinaire et la plus courante a de ces rencontres. Est-il maintenant bien merveilleux que, partis de compagnie, on arrive ensemble, et qu’on descende au même endroit?
Maintenant, madame, admirez l’enchaînement des choses! Débarquée ici dans un intérêt purement financier, ne voilà-t-il pas tout à coup mademoiselle Chocardelle arrivée à prendre une portée électorale immense! et vous allez voir si sa bonne influence n’est pas de nature à nous compenser les piquantes étrivières qu’est venu nous cingler son galant compagnon. D’abord il se trouve qu’en apprenant la présence à Arcis de M. Maxime de Trailles, mademoiselle Chocardelle s’écrie:
—Comment! il est ici, cette affreuse crapule! Le mot n’a rien de parlementaire, et je ne l’écris qu’en rougissant. Mais il tiendrait à des relations antérieures, et toujours d’affaires, que mademoiselle Antonia aurait eues avec l’illustre confident de la politique ministérielle. Habitué à ne courtiser que de grandes dames, lesquelles l’aidaient plutôt dans l’amortissement de sa dette, qu’elles ne travaillaient à l’accroître, une fois dans sa vie M. de Trailles aurait eu la fantaisie de ne pas être aimé tout à fait pour lui-même, et de se montrer un homme moins coûteux qu’utile. En conséquence, il aurait acheté à mademoiselle Antonia un cabinet de lecture, situé rue Coquenard, où elle aurait trôné pendant quelque temps. Mais l’entreprise n’aurait pas bien tourné; une liquidation serait devenue nécessaire, et M. Maxime de Trailles, avec son esprit toujours tourné aux affaires, aurait compliqué cette liquidation de l’achat d’un mobilier qui, par le fait d’un drôle infiniment plus retors que lui, aurait subtilement glissé de ses mains. (Voir Une esquisse d’homme d’affaires). De cette manière, mademoiselle Antonia aurait vu s’évanouir le mobilier que déjà les voitures de déménagement attendaient à la porte, et une autre demoiselle Hortense, également rentière et maîtresse du vieux lord Dudley, aurait gagné vingt-cinq louis à sa déconvenue. Vous comprenez, madame, que je n’ai pas la prétention de faire pénétrer dans tous ces détails une clarté absolue, d’autant qu’ils nous sont parvenus seulement de la seconde main par l’hôtesse de la Poste, à laquelle ils ont été confiés par mademoiselle Antonia d’une manière sans doute plus cohérente et plus lumineuse. Toujours est-il que M. de Trailles et mademoiselle Chocardelle se sont séparés brouillés, et qu’à présent la dernière se croit en droit de parler de lui avec la légèreté et le manque absolu de mesure dont vous aurez été frappée ainsi que moi.
Les choses, même depuis la première explosion de mademoiselle Antonia, semblent avoir été poussées à ce point que M. de Trailles, par suite de ce propos ou autres équivalents, voyant sa considération gravement compromise, aurait prié le journaliste avec qui naturellement il a des relations fréquentes, de morigéner un peu son indiscrète compagne; mais celle-ci n’en a tenu compte, et par l’action incessante d’une foule de mots et d’anecdotes, elle produit à notre profit, je ne dirai pas l’effet d’une contre-mine, mais l’effet continu d’une contre-Maxime au moyen de laquelle l’action vénéneuse de notre terrible adversaire se trouve constamment paralysée. Ce n’est pas tout, et voici un autre service que nous aura rendu la présence de mademoiselle Chocardelle à Arcis. L’affaire de la rentrée traîne en longueur; deux fois elle s’est présentée à Gondreville; jamais elle n’y a été reçue. Le journaliste a beaucoup à faire: d’abord ses articles et ensuite un certain nombre de démarches que demande de lui M. de Trailles, à la disposition duquel il a été mis.
Mademoiselle Antonia est donc souvent seule, et dans le désœuvrement et l’ennui que lui causent sa solitude aussi bien que l’absence de tout Opéra, de tout Ranelagh et de tout boulevard Italien, elle a été induite à se créer une distraction vraiment désespérée. Ressource presque incroyable, ce passe-temps toutefois n’a rien d’impossible à comprendre, dans l’existence d’une Parisienne de son espèce, déportée à Arcis. A deux pas de l’hôtel de la Poste existe un pont jeté sur l’Aube. En aval de ce pont, par une pente assez rapide, mais dans laquelle a été pratiqué un sentier, on arrive jusque sur le bord de la rivière, qui, se trouvant en contre-bas du chemin public, d’ailleurs peu fréquenté, promet des trésors de calme et de solitude à qui veut venir en cet endroit rêver au bruit de ses eaux. Mademoiselle Antonia commença par aller s’asseoir là avec un livre; mais peut-être en souvenir du mauvais succès de son cabinet de lecture, les livres, comme elle dit, ne sont pas à sa main; si bien que la voyant toujours plus empêchée d’elle-même, la maîtresse de l’hôtel de la Poste eut l’idée de mettre à sa disposition un équipage de pêche très complet, formé par son mari, mais qu’à raison de ses occupations multipliées, celui-ci laisse presque constamment sans emploi.
Assez heureuse dans ses premiers essais, la jolie déportée a pris goût à cette occupation qui doit être vraiment très attachante, vu les nombreux fanatiques qu’elle fait, et, depuis ce moment, pendant la journée presque entière, les rares passants qui traversent le pont peuvent, malgré les variations de la température encore incertaine, admirer sur le bord de l’Aube une charmante naïade en robe à volants et en chapeau de paille à grands bords, pêchant à la ligne avec la consciencieuse gravité du gamin de Paris le plus passionné. Jusque-là tout est bien, et avec cette pêcherie, notre élection n’a encore trop rien à faire; mais si, dans l’histoire de don Quichotte, que vous aimez, madame, à cause du bon sens et de la joyeuse raison qui débordent dans ce livre, vous voulez bien vous rappeler une aventure assez désagréable arrivée à Rossinante avec des muletiers Yanguois, vous aurez, avant que je vous l’aie contée, un avant-goût de la bonne fortune que nous a value la passion tout à coup développée chez mademoiselle Antonia.
Notre concurrent Beauvisage n’est pas seulement un ancien fabricant de bas et maintenant un maire exemplaire, il est aussi le modèle des époux, n’ayant jamais bronché devant sa femme qu’il respecte et admire. Tous les soirs, par ses ordres, il est couché avant dix heures, pendant que madame Beauvisage et sa fille vont dans ce qu’on est convenu d’appeler le monde à Arcis. Mais il n’est pire eau, comme on dit, que l’eau qui dort, de même que rien de moins chaste et de moins ordonné que la calme et tranquille Rossinante dans la rencontre rappelée il n’y a qu’un moment.
Tant il y a qu’en faisant dans sa ville la ronde dont chaque jour il a la louable habitude, Beauvisage, du haut du pont, vint à remarquer la Parisienne qui, le bras virilement tendu et le corps cambré gracieusement, se livrait à son occupation favorite. Un petit mouvement, d’une charmante impatience avec laquelle la jolie pêcheuse tirait sa ligne hors de l’eau quand le poisson n’avait pas mordu, fut peut-être le choc électrique qui retentit au cœur de ce magistrat jusqu’à ce jour irréprochable. Nul ne peut dire d’ailleurs comment la chose se fit et à quel moment précis. Je dois faire remarquer seulement qu’entre sa retraite du commerce des bonnets de coton et sa mairie, Beauvisage avait lui-même pratiqué l’art de la pêche à la ligne avec un talent distingué, et aujourd’hui il le pratiquerait certainement encore, n’était sa grandeur, qui, au rebours de Louis XIV, l’éloigne du rivage. Sans doute, il lui parut que la pauvre enfant ayant plus de bonne volonté que de science, ne s’y prenait pas comme il faut, et il n’est pas impossible, toute son administrée temporaire qu’elle soit, que l’idée de la remettre dans la bonne voie ait été la cause de son apparent désordre. Ce qu’il y a de certain, c’est que, venant à passer sur le pont, dans la compagnie de sa mère, mademoiselle Beauvisage s’écrie en véritable enfant terrible:
—Tiens, papa qui cause avec la Parisienne!
S’assurer, par un regard, de la monstruosité du fait, d’un pas précipité descendre la berge; arriver à portée de son mari qu’elle trouve la bouche riante avec un air heureux de mouton qui broute, le foudroyer d’un Que faites-vous donc là? à ne lui laisser d’autre refuge que l’Aube, et d’un air de reine lui intimer l’ordre de retraite, pendant que, d’abord étonnée, mademoiselle Chocardelle, devinant ce dont il s’agit, se livre aux éclats de la gaîté la moins mesurée; tel fut, madame, le procédé de madame Beauvisage, née Grévin, et si le procédé pouvait passer pour justifié, au moins ne fut-il pas habile, car, le soir même, la ville entière savait la catastrophe, et atteint et convaincu de mœurs déplorables, M. Beauvisage voyait une désertion nouvelle s’opérer dans la phalange déjà bien éclaircie de ses partisans.
Toutefois, le côté de Gondreville et Grévin tenait encore, et croiriez-vous, madame, que c’est encore à mademoiselle Antonia que nous devons le renversement de ce dernier rempart. Voici la marche du phénomène: la mère Marie-des-Anges voulait avoir avec le comte de Gondreville un entretien. Mais elle ne savait comment s’y prendre: le demander ne lui paraissait pas convenable. Ayant, à ce qu’il paraît, de dures choses à dire, elle ne voulait pas avoir fait venir exprès ce vieillard chez elle; ce procédé lui paraissait blesser trop cruellement la charité. D’ailleurs, dites à bout portant, les choses comminatoires cabrent aussi souvent qu’elles effrayent, tandis que, glissées, comme on dit, en douceur, elles sont bien autrement sûres de leur effet. Cependant, le temps s’écoulait, car l’élection est pour demain dimanche, et ce soir la réunion préparatoire. La pauvre chère dame ne savait vraiment à quel parti s’arrêter quand elle apprend quelque chose d’assez flatteur pour son amour-propre. Une jolie pécheresse, venue à Arcis dans la pensée de faire financer Keller, le gendre de Gondreville, a entendu parler des vertus, de la bonté inépuisable, de la verte vieillesse de la mère Marie-des-Anges, enfin de tout ce qu’on dit d’elle dans le pays dont elle est, après Danton, la seconde curiosité, et le plus grand regret de cette fille c’est de n’oser point demander à être admise en sa présence. Une heure après, le mot suivant était remis à l’hôtel de la Poste: «Mademoiselle, on dit que vous désirez me voir et que vous ne savez comment vous y prendre. Rien pourtant n’est plus facile: sonner à la porte de ma grave maison, me demander à la sœur tourière, n’avoir pas trop peur de ma robe noire et de ma vieille figure, et ne pas croire que j’impose mes conseils aux jolies filles qui ne me les demandent pas, et qui peuvent être un jour de bien plus grandes saintes que moi. Voilà tout le mystère d’une entrevue avec la mère Marie-des-Anges, qui vous salue en Notre-Seigneur Jésus-Christ. †.»
Vous comprenez, madame, qu’à une invitation si gracieusement faite, on ne résiste pas: et bientôt, dans la toilette la plus sévère qu’elle eût pu imaginer, mademoiselle Antonia était rendue au couvent. Je voudrais bien pouvoir vous dire tout le détail de cette entrevue, qui, à coup sûr, dut être curieuse; mais personne n’y assistait, et l’on n’a rien pu en savoir que ce qui a été conté par la brebis égarée, laquelle en revint émue et touchée jusqu’aux larmes. Comme le journaliste voulait la plaisanter sur ses airs de nouvelle convertie:
—Tiens! tais-toi, lui répondit mademoiselle Antonia, tu n’as jamais de ta vie écrit une phrase pareille.
—Voyons la phrase!
—Allez, mon enfant, m’a dit cette bonne vieille, les voies de Dieu sont bien belles et bien peu connues, et souvent dans une Madeleine il y a plus l’étoffe d’une sainte que dans une religieuse.
Et je dois constater, madame, qu’en répétant ces belles paroles, la voix de la pauvre fille s’altéra et qu’elle fut forcée de porter son mouchoir à ses yeux. Le journaliste, lui, un de ces misérables, la honte de la presse, qui ne doivent pas être plus confondus avec elle qu’un mauvais prêtre avec la religion, le journaliste se mit à rire, et, avisant aussitôt un danger:
—Ah çà! quand définitivement retournes-tu à Gondreville pour parler à ce Keller, que je finirai par éreinter dans le coin de quelque article, nonobstant toutes les recommandations contraires de Maxime?
—Est-ce que je fais de ces saletés-là! répondit Antonia avec dignité.
—Comment! maintenant tu ne présentes plus ton billet?
—Moi! répondit l’admiratrice, et probablement l’écho de la mère Marie-des-Anges, mais, dans sa langue à elle, aller faire chanter une famille au désespoir; mais, à mon lit de mort, ce souvenir me poignarderait, et jamais je ne pourrais croire pour moi à la miséricorde de Dieu.
—Alors, fais-toi Ursuline pendant que nous y sommes.
—Si j’en avais le courage, je serais peut-être plus heureuse; mais, dans tous les cas, je n’irai pas à Gondreville, la mère Marie-des-Anges s’est chargée de tout arranger.
—Comment, malheureuse, tu lui as laissé ton billet!
—Je voulais le déchirer; c’est elle qui m’en a empêchée en me disant de le lui remettre et qu’elle s’arrangerait pour m’en tirer honnêtement pied ou aile.
—Très bien! tu étais créancière, et tu seras mendiante.
—Non, car l’aumône, c’est moi qui la fais; j’ai dit à madame la supérieure de tout garder pour ses pauvres.
—Oh! alors maintenant si tu deviens bienfaitrice de couvents, avec ton autre vice de pêcher à la ligne, tu vas être une fille agréable à fréquenter.
—Tu ne me fréquenteras toujours pas longtemps, car je pars ce soir, et je te laisse à ton joli métier.
—Tiens! tu te retires aux Carmélites?
—Les Carmélites, répondit spirituellement Antonia, c’est bon, mon vieux, quand on quitte des Louis XIV.
Ces filles, même les plus ignorantes, savent toute l’histoire de La Vallière, dont elles eussent à coup sûr fait leur patronne si sœur Louise de la Miséricorde eût été canonisée.
Je ne sais comment s’y prit la mère Marie-des-Anges; mais ce matin, on a vu la voiture du comte de Gondreville arrêtée à la porte du couvent; le miracle, entendons-nous bien, ne consiste pas à avoir évoqué ce vieux singe: car du moment qu’il avait été avisé d’une somme de dix mille francs à payer, quoique la somme ne dût pas sortir de sa bourse, mais bien de celle de Keller, il avait dû se presser d’accourir; c’était de l’argent de famille; et puis les avares comme lui se passionnent même pour la perte du bien d’autrui quand ils ne le trouvent pas bien dépensé.
Mais la mère Marie-des-Anges ne s’était pas contentée de l’attirer à la communauté; apparemment aussi elle fit nos affaires. En sortant, le pair de France se rendit chez son ami Grévin: et, dans la journée, celui-ci dit à plusieurs personnes que, décidément, son gendre était par trop stupide; qu’il venait encore de se compromettre avec l’histoire de cette Parisienne, et qu’il n’y aurait jamais rien à faire de lui. En même temps on a été informé que les curés des deux paroisses avaient reçu, par les mains de la mère Marie-des-Anges, une somme de mille écus à se partager entre leurs pauvres et à elle remise par un bienfaiteur qui désirait ne pas être connu.
Sallenauve est furieux parce que quelques-uns de nos agents s’en vont disant partout qu’il est ce bienfaiteur anonyme, et bien des gens le croient, quoique l’histoire du billet Keller ait beaucoup couru et que l’honneur de cette générosité pût être facilement reporté à son auteur véritable. Mais quand on a une fois le vent en poupe, on ne peut le mesurer mathématiquement à chaque voile et souvent il faut en prendre plus qu’on n’en veut. M. Maxime de Trailles ne décolère pas, il y a tout lieu de croire que l’échec qu’il doit voir maintenant inévitable, enterre avec lui son mariage. Il faut dire de sa mésaventure la phrase consacrée pour les auteurs malheureux, que c’est un homme d’esprit qui prendra sa revanche.
Quel curieux homme, madame, que cet organiste, qui, comme un de nos grands médecins, dont il n’est pourtant pas parent, s’appelle Bricheteau. On n’a pas plus d’activité, plus de présence d’esprit, plus de dévouement et plus d’intelligence, et il n’y a pas deux hommes en Europe qui touchent de l’orgue comme lui. Vous qui ne voulez pas que Naïs soit une pianoteuse, vous devriez bien le lui donner pour maître. Voilà un homme qui lui apprendrait vraiment la musique, et celui-ci ne vous paraîtrait pas d’une grandeur inquiétante, car il a autant de modestie que de talent: auprès de Sallenauve, c’est un caniche, aussi adroit, aussi fidèle, et je dirais aussi laid, si avec une physionomie bonne et ouverte, comme la sienne, on pouvait ne pas être tenu pour beau.
A ce chapitre s’arrête le manuscrit laissé par M. de Balzac. Après sa mort, ce roman a été continué par un autre auteur; mais les œuvres de M. de Balzac ne devant contenir que ce qui fut écrit par lui, nous n’avons pas joint cette continuation qui, d’ailleurs fort longue, eût nécessité tout un volume de plus.
(Note de l’Éditeur.)
Il est inutile de faire observer que la ville d’Arcis-sur-Aube n’a pas été le théâtre des événements qui sont le sujet de la peinture des élections en province.
L’arrondissement d’Arcis va voter à Bar-sur-Aube, qui se trouve à quinze lieues d’Arcis; il n’existe donc pas de député d’Arcis à la Chambre.
Des ménagements exigés par l’histoire des mœurs contemporaines ont dicté ces précautions. Peut-être est-ce une ingénieuse combinaison que de donner la peinture d’une ville pour cadre à des faits qui se sont passés ailleurs. Plusieurs fois déjà, dans le cours de la COMÉDIE HUMAINE, ce moyen fut employé, malgré son inconvénient, qui consiste à rendre la bordure souvent aussi considérable que la toile[1].
[1] Voir la note à la fin des Paysans.