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La Comédie humaine - Volume 12. Scènes de la vie parisienne et scènes de la vie politique

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«Chère Laurence,

»Nous avons connu votre belle conduite dans la triste journée de notre arrestation, mon mari et moi. Nous savons que vous aimez nos jumeaux chéris autant et tout aussi également que nous les aimons nous-mêmes; aussi est-ce vous que nous chargeons d’un dépôt à la fois précieux et triste pour eux. Monsieur l’exécuteur vient de nous couper les cheveux, car nous allons mourir dans quelques instants, et il nous a promis de vous faire tenir les deux seuls souvenirs de nous qu’il nous soit possible de donner à nos orphelins bien-aimés. Gardez-leur donc ces restes de nous, vous les leur donnerez en des temps meilleurs. Nous avons mis là un dernier baiser pour eux avec notre bénédiction. Notre dernière pensée sera d’abord pour nos fils, puis pour vous, enfin pour Dieu! Aimez-les bien.

»Berthe de Cinq-Cygne.
»Jean de Simeuse.»

Chacun eut les larmes aux yeux à la lecture de cette lettre.

Laurence dit aux deux agents, d’une voix ferme, en leur jetant un regard pétrifiant:—Vous avez moins de pitié que monsieur l’exécuteur.

Corentin mit tranquillement les cheveux dans la lettre, et la lettre de côté sur la table en y plaçant un panier plein de fiches pour qu’elle ne s’envolât point. Ce sang-froid au milieu de l’émotion générale était affreux. Peyrade dépliait les deux autres lettres.

—Oh! quant à celles-ci, reprit Laurence, elles sont à peu près pareilles. Vous avez entendu le testament, en voici l’accomplissement. Désormais mon cœur n’aura plus de secrets pour personne, voilà tout.

«1794, Andernach, avant le combat.

»Ma chère Laurence, je vous aime pour la vie et je veux que vous le sachiez bien; mais, dans le cas où je viendrais à mourir, apprenez que mon frère Paul-Marie vous aime autant que je vous aime. Ma seule consolation en mourant sera d’être certain que vous pourrez un jour faire de mon cher frère votre mari, sans me voir dépérir de jalousie comme cela certes arriverait si, vivants tous deux, vous me le préfériez. Après tout, cette préférence me semblerait bien naturelle, car peut-être vaut-il mieux que moi, etc.

»Marie-Paul.»

—Voici l’autre, reprit-elle avec une charmante rougeur au front.

«Andernach, avant le combat.

»Ma bonne Laurence, j’ai quelque tristesse dans l’âme: mais Marie-Paul a trop de gaîté dans le caractère pour ne pas vous plaire beaucoup plus que je ne vous plais. Il vous faudra quelque jour choisir entre nous, eh bien! quoique je vous aime avec une passion...»

—Vous correspondiez avec des émigrés, dit Peyrade en interrompant Laurence et mettant par précaution les lettres entre lui et la lumière pour vérifier si elles ne contenaient pas dans l’entre-deux des lignes une écriture en encre sympathique.

—Oui, dit Laurence qui replia les précieuses lettres dont le papier avait jauni. Mais en vertu de quel droit violez-vous ainsi mon domicile, ma liberté personnelle et toutes les vertus domestiques?

—Ah! au fait! dit Peyrade. De quel droit? il faut vous le dire, belle aristocrate, reprit-il en tirant de sa poche un ordre émané du ministre de la Justice et contresigné du ministre de l’Intérieur. Tenez, citoyenne, les ministres ont pris cela sous leur bonnet...

—Nous pourrions vous demander, lui dit Corentin à l’oreille, de quel droit vous logez chez vous les assassins du Premier Consul? Vous m’avez appliqué sur les doigts un coup de cravache qui m’autoriserait à donner quelque jour un coup de main pour expédier messieurs vos cousins, moi qui venais pour les sauver.

Au seul mouvement des lèvres et au regard que Laurence jeta sur Corentin, le curé comprit ce que disait ce grand artiste inconnu, et fit à la comtesse un signe de défiance qui ne fut vu que par Goulard. Peyrade frappait sur le dessus de la boîte de petits coups pour savoir si elle ne serait pas composée de deux planches creuses.

—Oh mon Dieu! dit-elle à Peyrade en lui arrachant le dessus, ne la brisez pas, tenez.

Elle prit une épingle, poussa la tête d’une figure, les deux planches chassées par un ressort se disjoignirent, et celle qui était creuse offrit les deux miniatures de messieurs de Simeuse en uniforme de l’armée de Condé, deux portraits sur ivoire faits en Allemagne. Corentin, qui se trouvait face à face avec un adversaire digne de toute sa colère, attira par un geste Peyrade dans un coin et conféra secrètement avec lui.

—Vous jetiez cela au feu, dit l’abbé Goujet à Laurence en lui montrant par un regard la lettre de la marquise et les cheveux.

Pour toute réponse, la jeune fille haussa significativement les épaules. Le curé comprit qu’elle sacrifiait tout pour amuser les espions et gagner du temps et il leva les yeux au ciel par un geste d’admiration.

—Où donc a-t-on arrêté Gothard que j’entends pleurer? lui dit-elle assez haut pour être entendue.

—Je ne sais pas, répondit le curé.

—Était-il allé à la ferme?

—La ferme! dit Peyrade à Corentin. Envoyons-y du monde.

—Non, reprit Corentin, cette fille n’aurait pas confié le salut de ses cousins à un fermier. Elle nous amuse. Faites ce que je vous dis, afin qu’après avoir commis la faute de venir ici, nous en remportions au moins quelques éclaircissements.

Corentin vint se mettre devant la cheminée, releva les longues basques pointues de son habit pour se chauffer et prit l’air, le ton, les manières d’un homme qui se trouve en visite.

—Mesdames, vous pouvez vous coucher, et vos gens également. Monsieur le maire, vos services nous sont maintenant inutiles. La sévérité de nos ordres ne nous permet pas d’agir autrement que nous venons de le faire; mais quand toutes les murailles, qui me semblent bien épaisses, seront examinées, nous partirons.

Le maire salua la compagnie et sortit. Ni le curé, ni mademoiselle Goujet ne bougèrent. Les gens étaient trop inquiets pour ne pas suivre le sort de leur jeune maîtresse. Madame d’Hauteserre, qui, depuis l’arrivée de Laurence, l’étudiait avec la curiosité d’une mère au désespoir, se leva, la prit par le bras, l’emmena dans un coin et lui dit à voix basse:—Les avez-vous vus?

—Comment aurais-je laissé vos enfants venir sous notre toit sans que vous le sachiez? répondit Laurence.—Durieu, dit-elle, voyez s’il est possible de sauver ma pauvre Stella qui respire encore.

—Elle a fait beaucoup de chemin, dit Corentin.

—Quinze lieues en trois heures, répondit-elle au curé, qui la contemplait avec stupéfaction. Je suis sortie à neuf heures et demie, et suis revenue à une heure bien passée.

Elle regarda la pendule, qui marquait deux heures et demie.

—Ainsi, reprit Corentin, vous ne niez pas d’avoir fait une course de quinze lieues?

—Non, dit-elle. J’avoue que mes cousins et messieurs de Simeuse, dans leur parfaite innocence, comptaient demander à ne pas être exceptés de l’amnistie, et revenaient à Cinq-Cygne. Aussi, quand j’ai pu croire que le sieur Malin voulait les envelopper dans quelque trahison, suis-je allée les prévenir de retourner en Allemagne, où ils seront avant que le télégraphe de Troyes les ait signalés à la frontière. Si j’ai commis un crime, on m’en punira.

Cette réponse, profondément méditée par Laurence, et si probable dans toutes ses parties, ébranla les convictions de Corentin, que la jeune comtesse observait du coin de l’œil. Dans cet instant si décisif, et quand toutes les âmes étaient en quelque sorte suspendues à ces deux visages, que tous les regards allaient de Corentin à Laurence et de Laurence à Corentin, le bruit d’un cheval au galop venant de la forêt retentit sur le chemin, et de la grille sur le pavé de la pelouse. Une affreuse anxiété se peignit sur tous les visages.

Peyrade entra l’œil brillant de joie, il vint avec empressement à son collègue et lui dit assez haut pour que la comtesse l’entendît:—Nous tenons Michu.

Laurence, à qui l’angoisse, la fatigue et la tension de toutes ses facultés intellectuelles donnaient une couleur rose aux joues, reprit sa pâleur et tomba presque évanouie, foudroyée, sur un fauteuil. La Durieu, mademoiselle Goujet et madame d’Hauteserre s’élancèrent auprès d’elle, car elle étouffait; elle indiqua par un geste de couper les brandebourgs de son amazone.

—Elle a donné dedans, ils vont sur Paris, dit Corentin à Peyrade, changeons les ordres.

Ils sortirent en laissant un gendarme à la porte du salon. L’adresse infernale de ces deux hommes venait de remporter un horrible avantage dans ce duel en prenant Laurence au piége d’une de leurs ruses habituelles.

A six heures du matin, au petit jour, les deux agents revinrent. Après avoir exploré le chemin creux, ils s’étaient assurés que les chevaux y avaient passé pour aller dans la forêt. Ils attendaient les rapports du capitaine de gendarmerie chargé d’éclairer le pays. Tout en laissant le château cerné sous la surveillance d’un brigadier, ils allèrent pour déjeuner chez un cabaretier de Cinq-Cygne, mais toutefois après avoir donné l’ordre de mettre en liberté Gothard qui n’avait cessé de répondre à toutes les questions par des torrents de pleurs, et Catherine qui restait dans sa silencieuse immobilité. Catherine et Gothard vinrent au salon, et baisèrent les mains de Laurence qui gisait étendue dans la bergère. Durieu vint annoncer que Stella ne mourrait pas; mais elle exigeait bien des soins.

Le maire, inquiet et curieux, rencontra Peyrade et Corentin dans le village. Il ne voulut pas souffrir que des employés supérieurs déjeunassent dans un méchant cabaret, il les emmena chez lui. L’abbaye était à un quart de lieue. Tout en cheminant, Peyrade remarqua que le brigadier d’Arcis n’avait fait parvenir aucune nouvelle de Michu ni de Violette.

—Nous avons affaire à des gens de qualité, dit Corentin, ils sont plus forts que nous. Le prêtre y est sans doute pour quelque chose.

Au moment où madame Goulard faisait entrer les deux employés dans une vaste salle à manger sans feu, le lieutenant de gendarmerie arriva, l’air assez effaré.

—Nous avons rencontré le cheval du brigadier d’Arcis dans la forêt, sans son maître, dit-il à Peyrade.

—Lieutenant, s’écria Corentin, courez au pavillon de Michu, sachez ce qui s’y passe! On aura tué le brigadier.

Cette nouvelle nuisit au déjeuner du maire. Les Parisiens avalèrent tout avec une rapidité de chasseurs mangeant à une halte, et revinrent au château dans leur cabriolet d’osier attelé du cheval de poste, pour pouvoir se porter rapidement sur tous les points où leur présence serait nécessaire. Quand ces deux hommes reparurent dans ce salon, où ils avaient jeté le trouble, l’effroi, la douleur et les plus cruelles anxiétés, ils y trouvèrent Laurence en robe de chambre, le gentilhomme et sa femme, l’abbé Goujet et sa sœur groupés autour du feu, tranquilles en apparence.

—Si l’on tenait Michu, s’était dit Laurence, on l’aurait amené. J’ai le chagrin de n’avoir pas été maîtresse de moi-même, d’avoir jeté quelque clarté dans les soupçons de ces infâmes; mais tout peut se réparer.—Serons-nous longtemps vos prisonniers, demanda-t-elle aux deux agents d’un air railleur et dégagé.

—Comment peut-elle savoir quelque chose de notre inquiétude sur Michu? personne du dehors n’est entré dans le château; elle nous gouaille, se dirent les deux espions par un regard.

—Nous ne vous importunerons pas longtemps encore, répondit Corentin; dans trois heures d’ici nous vous offrirons nos regrets d’avoir troublé votre solitude.

Personne ne répondit. Ce silence du mépris redoubla la rage intérieure de Corentin, sur le compte de qui Laurence et le curé, les deux intelligences de ce petit monde, s’étaient édifiés. Gothard et Catherine mirent le couvert auprès du feu pour le déjeuner, auquel prirent part le curé et sa sœur. Les maîtres ni les domestiques ne firent aucune attention aux deux espions qui se promenaient dans le jardin, dans la cour, sur le chemin, et qui revenaient de temps en temps au salon.

A deux heures et demie le lieutenant revint.

—J’ai trouvé le brigadier, dit-il à Corentin, étendu dans le chemin qui mène du pavillon dit de Cinq-Cygne à la ferme de Bellache, sans aucune blessure autre qu’une horrible contusion à la tête, et vraisemblablement produite par sa chute. Il a été, dit-il, enlevé de dessus son cheval si rapidement, et jeté si violemment en arrière, qu’il ne peut expliquer de quelle manière cela s’est fait; ses pieds ont quitté les étriers, sans cela il était mort, son cheval effrayé l’aurait traîné à travers champs: nous l’avons confié à Michu et à Violette...

—Comment! Michu se trouve à son pavillon? dit Corentin, qui regarda Laurence.

La comtesse souriait d’un œil fin, en femme qui prenait sa revanche.

—Je viens de le voir en train d’achever avec Violette un marché qu’ils ont commencé hier au soir, reprit le lieutenant. Violette et Michu m’ont paru gris; mais il n’y a pas de quoi s’en étonner, ils ont bu pendant toute la nuit, et ne sont pas encore d’accord.

—Violette vous l’a dit? s’écria Corentin.

—Oui, dit le lieutenant.

—Ah! il faudrait tout faire soi-même, s’écria Peyrade en regardant Corentin, qui se défiait tout autant que Peyrade de l’intelligence du lieutenant.

Le jeune homme répondit au vieillard par un signe de tête.

—A quelle heure êtes-vous arrivé au pavillon de Michu? dit Corentin en remarquant que mademoiselle de Cinq-Cygne avait regardé l’horloge sur la cheminée.

—A deux heures environ, dit le lieutenant.

Laurence couvrit d’un même regard monsieur et madame d’Hauteserre, l’abbé Goujet et sa sœur, qui se crurent sous un manteau d’azur; la joie du triomphe petillait dans ses yeux, elle rougit, et des larmes roulèrent entre ses paupières. Forte contre les plus grands malheurs, cette jeune fille ne pouvait pleurer que de plaisir. En ce moment elle fut sublime, surtout pour le curé, qui, presque chagrin de la virilité du caractère de Laurence, y aperçut alors l’excessive tendresse de la femme; mais cette sensibilité gisait, chez elle, comme un trésor caché à une profondeur infinie sous un bloc de granit. En ce moment un gendarme vint demander s’il fallait laisser entrer le fils de Michu qui venait de chez son père pour parler aux messieurs de Paris. Corentin répondit par un signe affirmatif. François Michu, ce rusé petit chien qui chassait de race, était dans la cour où Gothard, mis en liberté, put causer avec lui pendant un instant sous les yeux du gendarme. Le petit Michu s’acquitta d’une commission en glissant quelque chose dans la main de Gothard sans que le gendarme s’en aperçût. Gothard se coula derrière François et arriva jusqu’à mademoiselle de Cinq-Cygne pour lui remettre innocemment son alliance entière qu’elle baisa bien ardemment, car elle comprit que Michu lui disait, en la lui envoyant ainsi, que les quatre gentilshommes étaient en sûreté.

M’n p’a (mon papa) fait demander où faut mettre el brigadiais qui ne va point ben du tout?

—De quoi se plaint-il? dit Peyrade.

Eu d’ la tâte, il s’a fiché par tare ben drument tout de même. Pour un gindarme, qui savions montar à chevâlle, c’est du guignon; mais il aura buté! Il a un trou, oh! gros comme eul’ poing darrière la tâte. Paraît qu’il a évu la chance ed’ timber sur un méchant caillou, pauvre homme! Il a beau ette gindarme, i souffe tout de même, qué çâ fû pitié.

Le capitaine de gendarmerie de Troyes entra dans la cour, mit pied à terre, fit signe à Corentin qui, en le reconnaissant, se précipita vers la croisée et l’ouvrit pour ne pas perdre de temps.

—Qu’y a-t-il?

—Nous avons été ramenés comme des Hollandais! On a trouvé cinq chevaux morts de fatigue, le poil hérissé de sueur, au beau milieu de la grande avenue de la forêt, je les fais garder pour savoir d’où ils viennent et qui les a fournis. La forêt est cernée, ceux qui s’y trouvent n’en pourront pas sortir.

—A quelle heure croyez-vous que ces cavaliers-là soient entrés dans la forêt?

—A midi et demi.

—Que pas un lièvre ne sorte de cette forêt sans qu’on le voie, lui dit Corentin à l’oreille. Je vous laisse ici Peyrade, et vais voir le pauvre brigadier.—Reste chez le maire, je t’enverrai un homme adroit pour te relever, dit-il à l’oreille du Provençal. Il faudra nous servir des gens du pays, examines-y toutes les figures. Il se tourna vers la compagnie et dit:—Au revoir! d’un ton effrayant.

Personne ne salua les agents, qui sortirent.

—Que dira Fouché d’une visite domiciliaire sans résultat? s’écria Peyrade quand il aida Corentin à monter dans le cabriolet d’osier.

—Oh! tout n’est pas fini, répondit Corentin à l’oreille de Peyrade, les gentilshommes doivent être dans la forêt. Il montra Laurence, qui les regardait à travers les petits carreaux des grandes fenêtres du salon:—J’en ai fait crever une qui la valait bien, et qui m’avait par trop échauffé la bile! Si elle retombe sous ma coupe, je lui paierai son coup de cravache.

—L’autre était une fille, dit Peyrade, et celle-là se trouve dans une position...

—Est-ce que je distingue? tout est poisson dans la mer! dit Corentin en faisant signe au gendarme qui le menait de fouetter le cheval de poste.

Dix minutes après, le château de Cinq-Cygne était entièrement et complétement évacué.

—Comment s’est-on défait du brigadier? dit Laurence à François Michu qu’elle avait fait asseoir et à qui elle donnait à manger.

—Mon père et ma mère m’ont dit qu’il s’agissait de vie et de mort, que personne ne devait entrer chez nous. Donc, j’ai entendu, au mouvement des chevaux dans la forêt, que j’avais affaire à des chiens de gendarmes, et j’ai voulu les empêcher d’entrer chez nous. J’ai pris de grosses cordes que nous avons dans notre grenier, je les ai attachées à l’un des arbres qui se trouvent au débouché de chaque chemin. Pour lors, j’ai tiré la corde à la hauteur de la poitrine d’un cavalier, et je l’ai serrée autour de l’arbre d’en face, dans le chemin où j’ai entendu le galop d’un cheval. Le chemin se trouvait barré. L’affaire n’a pas manqué. Il n’y avait plus de lune, mon brigadier s’est fiché par terre, mais il ne s’est pas tué. Que voulez-vous? ça a la vie dure, les gendarmes! Enfin, on fait ce qu’on peut.

—Tu nous as sauvés! dit Laurence en embrassant François Michu qu’elle reconduisit jusqu’à la grille. Là, ne voyant personne, elle lui dit dans l’oreille:—Ont-ils des vivres?

—Je viens de leur porter un pain de douze livres et quatre bouteilles de vin. On se tiendra coi pendant six jours.

En revenant au salon, la jeune fille se vit l’objet des muettes interrogations de monsieur et de madame d’Hauteserre, de mademoiselle et de l’abbé Goujet, qui la regardaient avec autant d’admiration que d’anxiété.

—Mais vous les avez donc revus? s’écria madame d’Hauteserre.

La comtesse se mit un doigt sur les lèvres en souriant, et monta chez elle pour se coucher; car, une fois le triomphe obtenu, ses fatigues l’écrasèrent.

Le chemin le plus court pour aller de Cinq-Cygne au pavillon de Michu était celui qui menait de ce village à la ferme de Bellache, et qui aboutissait au rond-point où les espions avaient apparu la veille à Michu. Aussi le gendarme qui conduisait Corentin suivit-il cette route que le brigadier d’Arcis avait prise. Tout en allant, l’agent cherchait les moyens par lesquels un brigadier avait pu être désarçonné. Il se gourmandait de n’avoir envoyé qu’un seul homme sur un point si important, et il tirait de cette faute un axiome pour un Code de police qu’il faisait à son usage.—Si l’on s’est débarrassé du gendarme, pensait-il, on se sera défait aussi de Violette. Les cinq chevaux morts ont évidemment ramené des environs de Paris dans la forêt les quatre conspirateurs et Michu.—Michu a-t-il un cheval? dit-il au gendarme qui était de la brigade d’Arcis.

—Ah! et un fameux bidet, répondit le gendarme, un cheval de chasse qui vient des écuries du ci-devant marquis de Simeuse. Quoiqu’il ait bien quinze ans, il n’en est que meilleur: Michu lui fait faire vingt lieues, l’animal a le poil sec comme mon chapeau. Oh! il en a bien soin, il en a refusé de l’argent.

—Comment est son cheval?

—Une robe brune tirant sur le noir, des taches blanches au-dessus des sabots, maigre, tout nerfs, comme un cheval arabe.

—Tu as vu des chevaux arabes?

—Je suis revenu d’Égypte il y a un an, et j’ai monté des chevaux de mameluck. On a onze ans de service dans la cavalerie: je suis allé sur le Rhin avec le général Steingel, de là en Italie, et j’ai suivi le Premier Consul en Égypte. Aussi vais-je passer brigadier.

—Quand je serai au pavillon de Michu, va donc à l’écurie, et si tu vis depuis onze ans avec les chevaux, tu dois savoir reconnaître quand un cheval a couru.

—Tenez, c’est là que notre brigadier a été jeté par terre, dit le gendarme en montrant l’endroit où le chemin débouchait au rond-point.

—Tu diras au capitaine de venir me prendre à ce pavillon, nous nous en irons ensemble à Troyes.

Corentin mit pied à terre et resta pendant quelques instants à observer le terrain. Il examina les deux ormes qui se trouvaient en face, l’un adossé au mur du parc, l’autre sur le talus du rond-point que coupait le chemin vicinal; puis il vit, ce que personne n’avait su voir, un bouton d’uniforme dans la poussière du chemin, et il le ramassa. En entrant dans le pavillon, il aperçut Violette et Michu attablés dans la cuisine et disputant toujours. Violette se leva, salua Corentin, et lui offrit à boire.

—Merci, je voudrais voir le brigadier, dit le jeune homme, qui d’un regard devina que Violette était gris depuis plus de douze heures.

—Ma femme le garde en haut, dit Michu.

—Eh bien! brigadier, comment allez-vous? dit Corentin qui s’élança dans l’escalier et qui trouva le gendarme la tête enveloppée d’une compresse et couché sur le lit de madame Michu.

Le chapeau, le sabre et le fourniment étaient sur une chaise. Marthe, fidèle aux sentiments de la femme et ne sachant pas d’ailleurs la prouesse de son fils, gardait le brigadier en compagnie de sa mère.

—On attend monsieur Varlet, le médecin d’Arcis, dit madame Michu, Gaucher est allé le chercher.

—Laissez-nous pendant un moment, dit Corentin assez surpris de ce spectacle où éclatait l’innocence des deux femmes.—Comment avez-vous été atteint? demanda-t-il en regardant l’uniforme.

—A la poitrine, répondit le brigadier.

—Voyons votre buffleterie? demanda Corentin.

Sur la bande jaune bordée de lisérés blancs, qu’une loi récente avait donnée à la gendarmerie dite nationale, en stipulant les moindres détails de son uniforme, se trouvait une plaque assez semblable à la plaque actuelle des gardes champêtres, et où la loi avait enjoint de graver ces singuliers mots: Respect aux personnes et aux propriétés! La corde avait porté nécessairement sur la buffleterie et l’avait vigoureusement machurée. Corentin prit l’habit et regarda l’endroit où manquait le bouton trouvé sur le chemin.

—A quelle heure vous a-t-on ramassé? demanda Corentin.

—Mais au petit jour.

—Vous a-t-on monté sur-le-champ ici? dit Corentin en remarquant l’état du lit qui n’était pas défait.

—Oui.

—Qui vous y a monté?

—Les femmes et le petit Michu qui m’a trouvé sans connaissance.

—Bon! ils ne se sont pas couchés, se dit Corentin. Le brigadier n’a été atteint ni par un coup de feu, ni par un coup de bâton, car son adversaire, pour le frapper, aurait dû se mettre à sa hauteur, et se fût trouvé à cheval; il n’a donc pu être désarmé que par un obstacle opposé à son passage. Une pièce de bois? pas possible. Une chaîne de fer? elle aurait laissé des marques.—Qu’avez-vous senti? dit-il tout haut au brigadier en venant l’examiner.

—J’ai été renversé si brusquement...

—Vous avez la peau écorchée sous le menton.

—Il me semble, répondit le brigadier, que j’ai eu la figure labourée par une corde...

—J’y suis, dit Corentin. On a tendu d’un arbre à l’autre une corde pour barrer le passage...

—Ça se pourrait bien, dit le brigadier.

Corentin descendit et entra dans la salle.

—Eh bien! vieux coquin, finissons-en, disait Michu en parlant à Violette et regardant l’espion. Cent vingt mille francs du tout, et vous êtes le maître de mes terres. Je me ferai rentier.

—Je n’en ai, comme il n’y a qu’un Dieu, que soixante mille.

—Mais puisque je vous offre du terme pour le reste! Nous voilà pourtant depuis hier sans pouvoir finir ce marché-là... Des terres de première qualité.

—Les terres sont bonnes, répondit Violette.

—Du vin! ma femme, s’écria Michu.

—N’avez-vous donc pas assez bu? s’écria la mère de Marthe. Voilà la quatorzième bouteille depuis hier neuf heures...

—Vous êtes là depuis neuf heures ce matin? dit Corentin à Violette.

—Non, faites excuse. Depuis hier au soir, je n’ai pas quitté la place, et je n’ai rien gagné: plus il me fait boire, plus il me surfait ses biens.

—Dans les marchés, qui hausse le coude, fait hausser le prix, dit Corentin.

Une douzaine de bouteilles vides, rangées au bout de la table, attestaient le dire de la vieille. En ce moment, le gendarme fit signe du dehors à Corentin et lui dit à l’oreille, sur le pas de la porte:

—Il n’y a point de cheval à l’écurie.

—Vous avez envoyé votre petit sur votre cheval à la ville, dit Corentin en rentrant, il ne peut tarder à revenir.

—Non, monsieur, dit Marthe, il est à pied.

—Eh bien! qu’avez-vous fait de votre cheval?

—Je l’ai prêté, répondit Michu d’un ton sec.

—Venez ici, bon apôtre, fit Corentin en parlant au régisseur, j’ai deux mots à vous glisser dans le tuyau de l’oreille.

Corentin et Michu sortirent.

—La carabine que vous chargiez hier à quatre heures devait vous servir à tuer le Conseiller d’État: Grévin, le notaire, vous a vu; mais on ne peut pas vous pincer là-dessus: il y a eu beaucoup d’intention, et peu de témoins. Vous avez, je ne sais comment, endormi Violette, et vous, votre femme, votre petit gars, vous avez passé la nuit dehors pour avertir mademoiselle de Cinq-Cygne de notre arrivée et faire sauver ses cousins que vous avez amenés ici, je ne sais pas encore où. Votre fils ou votre femme ont jeté le brigadier par terre assez spirituellement. Enfin vous nous avez battus. Vous êtes un fameux luron. Mais tout n’est pas dit, nous n’aurons pas le dernier. Voulez-vous transiger? vos maîtres y gagneront.

—Venez par ici, nous causerons sans pouvoir être entendus, dit Michu en emmenant l’espion dans le parc jusqu’à l’étang.

Quand Corentin vit la pièce d’eau, il regarda fixement Michu, qui comptait sans doute sur sa force pour jeter cet homme dans sept pieds de vase sous trois pieds d’eau. Michu répondit par un regard non moins fixe. Ce fut absolument comme si un boa flasque et froid eût défié un de ces roux et fauves jaguars du Brésil.

—Je n’ai pas soif, répondit le muscadin qui resta sur le bord de la prairie et mit la main dans sa poche de côté pour y prendre son petit poignard.

—Nous ne pouvons pas nous comprendre, dit Michu froidement.

—Tenez-vous sage, mon cher, la Justice aura l’œil sur vous.

—Si elle n’y voit pas plus clair que vous, il y a du danger pour tout le monde, dit le régisseur.

—Vous refusez? dit Corentin d’un ton expressif.

—J’aimerais mieux avoir cent fois le cou coupé, si l’on pouvait couper cent fois le cou à un homme, que de me trouver d’intelligence avec un drôle tel que toi.

Corentin remonta vivement en voiture après avoir toisé Michu, le pavillon et Couraut qui aboyait après lui. Il donna quelques ordres en passant à Troyes, et revint à Paris. Toutes les brigades de gendarmerie eurent une consigne et des instructions secrètes.

Pendant les mois de décembre, janvier et février, les recherches furent actives et incessantes dans les moindres villages. On écouta dans tous les cabarets. Corentin apprit trois choses importantes: un cheval semblable à celui de Michu fut trouvé mort dans les environs de Lagny. Les cinq chevaux enterrés dans la forêt de Nodesme avaient été vendus cinq cents francs chacun, par des fermiers et des meuniers, à un homme qui, d’après le signalement, devait être Michu. Quand la loi sur les recéleurs et les complices de Georges fut rendue, Corentin restreignit sa surveillance à la forêt de Nodesme. Puis quand Moreau, les royalistes et Pichegru furent arrêtés, on ne vit plus de figures étrangères dans le pays. Michu perdit alors sa place, le notaire d’Arcis lui apporta la lettre par laquelle le Conseiller d’État, devenu Sénateur, priait Grévin de recevoir les comptes du régisseur et de le congédier. En trois jours, Michu se fit donner un quitus en bonne forme, et devint libre. Au grand étonnement du pays, il alla vivre à Cinq-Cygne où Laurence le prit pour fermier de toutes les réserves du château. Le jour de son installation coïncida fatalement avec l’exécution du duc d’Enghien. On apprit dans presque toute la France à la fois, l’arrestation, le jugement, la condamnation et la mort du prince, terribles représailles qui précédèrent le procès de Polignac, Rivière et Moreau.

CHAPITRE II.
REVANCHE DE CORENTIN.

En attendant que la ferme destinée à Michu fût construite, le faux Judas se logea dans les communs au-dessus des écuries, du côté de la fameuse brèche. Michu se procura deux chevaux, un pour lui et un pour son fils, car tous deux se joignirent à Gothard pour accompagner mademoiselle de Cinq-Cygne dans toutes ses promenades qui avaient pour but, comme on le pense, de nourrir les quatre gentilshommes et de veiller à ce qu’ils ne manquassent de rien. François et Gothard, aidés par Couraut et par les chiens de la comtesse, éclairaient les alentours de la cachette, et s’assuraient qu’il n’y avait personne aux environs. Laurence et Michu apportaient les vivres que Marthe, sa mère et Catherine apprêtaient à l’insu des gens afin de concentrer le secret, car aucun d’eux ne mettait en doute qu’il y eût des espions dans le village. Aussi, par prudence, cette expédition n’eut-elle jamais lieu que deux fois par semaine et toujours à des heures différentes, tantôt le jour et tantôt la nuit. Ces précautions durèrent autant que le procès Rivière, Polignac et Moreau. Quand le Sénatus-consulte qui appelait à l’Empire la famille Bonaparte et nommait Napoléon Empereur fut soumis à l’acceptation du peuple français, monsieur d’Hauteserre signa sur le registre que vint lui présenter Goulard. Enfin on apprit que le pape viendrait sacrer Napoléon. Mademoiselle de Cinq-Cygne ne s’opposa plus dès lors à ce qu’une demande fût adressée par les deux jeunes d’Hauteserre et par ses cousins pour être rayés de la liste des émigrés et reprendre leurs droits de citoyens. Le bonhomme courut aussitôt à Paris et y alla voir le ci-devant marquis de Chargebœuf qui connaissait monsieur de Talleyrand. Ce ministre, alors en faveur, fit parvenir la pétition à Joséphine, et Joséphine la remit à son mari qu’on nommait Empereur, Majesté, Sire, avant de connaître le résultat du scrutin populaire. Monsieur de Chargebœuf, monsieur d’Hauteserre et l’abbé Goujet, qui vint aussi à Paris, obtinrent une audience de Talleyrand, et ce ministre leur promit son appui. Déjà Napoléon avait fait grâce aux principaux acteurs de la grande conspiration royaliste dirigée contre lui; mais, quoique les quatre gentilshommes ne fussent que soupçonnés, au sortir d’une séance du Conseil d’État, l’empereur appela dans son cabinet le sénateur Malin, Fouché, Talleyrand, Cambacérès, Lebrun, et Dubois, le Préfet de police.

—Messieurs, dit le futur empereur qui conservait encore son costume de Premier Consul, nous avons reçu des sieurs de Simeuse et d’Hauteserre, officiers de l’armée du prince de Condé, une demande d’être autorisés à rentrer en France.

—Ils y sont, dit Fouché.

—Comme mille autres que je rencontre dans Paris, répondit Talleyrand.

—Je crois, répondit Malin, que vous n’avez point rencontré ceux-ci, car ils sont cachés dans la forêt de Nodesme, et s’y croient chez eux.

Il se garda bien de dire au Premier Consul et à Fouché les paroles auxquelles il avait dû la vie; mais, en s’appuyant des rapports faits par Corentin, il convainquit le Conseil de la participation des quatre gentilshommes au complot de messieurs de Rivière et de Polignac, en leur donnant Michu pour complice. Le Préfet de police confirma les assertions du Sénateur.

—Mais comment ce régisseur aurait-il su que la conspiration était découverte, au moment où l’empereur, son conseil et moi, nous étions les seuls qui eussent ce secret? demanda le Préfet de police.

Personne ne fit attention à la remarque de Dubois.

—S’ils sont cachés dans une forêt et que vous ne les ayez pas trouvés depuis sept mois, dit l’empereur à Fouché, ils ont bien expié leurs torts.

—Il suffit, dit Malin effrayé de la perspicacité du Préfet de police, que ce soient mes ennemis pour que j’imite la conduite de Votre Majesté; je demande donc leur radiation et me constitue leur avocat auprès d’elle.

—Ils seront moins dangereux pour vous, réintégrés qu’émigrés, car ils auront prêté serment aux constitutions de l’empire et aux lois, dit Fouché qui regarda fixement Malin.

—En quoi menacent-ils monsieur le sénateur? dit Napoléon.

Talleyrand s’entretint pendant quelque temps à voix basse avec l’empereur. La radiation et la réintégration de messieurs de Simeuse et d’Hauteserre parut alors accordée.

—Sire, dit Fouché, vous pourrez encore entendre parler de ces gens-là.

Talleyrand, sur les sollicitations du duc de Grandlieu, venait de donner, au nom de ces messieurs, leur foi de gentilhomme, mot qui exerçait des séductions sur Napoléon, qu’ils n’entreprendraient rien contre l’empereur, et faisaient leur soumission sans arrière-pensée.

—Messieurs d’Hauteserre et de Simeuse ne veulent plus porter les armes contre la France après les derniers événements. Ils ont peu de sympathie pour le gouvernement impérial, et sont de ces gens que Votre Majesté devra conquérir; mais ils se contenteront de vivre sur le sol français en obéissant aux lois, dit le ministre.

Puis il mit sous les yeux de l’empereur une lettre qu’il avait reçue, et où ces sentiments étaient exprimés.

—Ce qui est si franc doit être sincère, dit l’empereur en regardant Lebrun et Cambacérès. Avez-vous encore des objections? demanda-t-il à Fouché.

—Dans l’intérêt de Votre Majesté, répondit le futur ministre de la Police générale, je demande à être chargé de transmettre à ces messieurs leur radiation quand elle sera définitivement accordée, dit-il à haute voix.

—Soit, dit Napoléon en trouvant une expression soucieuse dans le visage de Fouché.

Ce petit conseil fut levé sans que cette affaire parût terminée; mais il eut pour résultat de mettre dans la mémoire de Napoléon une note douteuse sur les quatre gentilshommes. Monsieur d’Hauteserre, qui croyait au succès, avait écrit une lettre où il annonçait cette bonne nouvelle. Les habitants de Cinq-Cygne ne furent donc pas étonnés de voir, quelques jours après, Goulard qui vint dire à madame d’Hauteserre et à Laurence qu’elles eussent à envoyer les quatre gentilshommes à Troyes, où le préfet leur remettrait l’arrêté qui les réintégrait dans tous leurs droits après leur prestation de serment et leur adhésion aux lois de l’empire. Laurence répondit au maire qu’elle ferait avertir ses cousins et messieurs d’Hauteserre.

—Ils ne sont donc pas ici? dit Goulard.

Madame d’Hauteserre regardait avec anxiété la jeune fille, qui sortit en laissant le maire pour aller consulter Michu. Michu ne vit aucun inconvénient à délivrer immédiatement les émigrés. Laurence, Michu, son fils et Gothard partirent donc à cheval pour la forêt en emmenant un cheval de plus, car la comtesse devait accompagner les quatre gentilshommes à Troyes et revenir avec eux. Tous les gens qui apprirent cette bonne nouvelle s’attroupèrent sur la pelouse pour voir partir la joyeuse cavalcade. Les quatre jeunes gens sortirent de leur cachette, montèrent à cheval sans être vus et prirent la route de Troyes, accompagnés de mademoiselle de Cinq-Cygne. Michu, aidé par son fils et Gothard, referma l’entrée de la cave et tous trois revinrent à pied. En route, Michu se souvint d’avoir laissé dans le caveau les couverts et le gobelet d’argent qui servaient à ses maîtres, il y retourna seul. En arrivant sur le bord de la mare, il entendit des voix dans la cave, et alla directement vers l’entrée à travers les broussailles.

—Vous venez sans doute chercher votre argenterie? lui dit Peyrade en souriant et lui montrant son gros nez rouge dans le feuillage.

Sans savoir pourquoi, car enfin les jeunes gens étaient sauvés, Michu sentit à toutes ses articulations une douleur, tant fut vive chez lui cette espèce d’appréhension vague, indéfinissable, que cause un malheur à venir; néanmoins il s’avança et trouva Corentin sur l’escalier, un rat de cave à la main.

—Nous ne sommes pas méchants, dit-il à Michu, nous aurions pu pincer vos ci-devant depuis une semaine, mais nous les savions radiés... Vous êtes un rude gaillard! et vous nous avez donné trop de mal pour que nous ne satisfassions pas au moins notre curiosité.

—Je donnerais bien quelque chose, s’écria Michu, pour savoir comment et par qui nous avons été vendus.

—Si cela vous intrigue beaucoup, mon petit, dit en souriant Peyrade, regardez les fers de vos chevaux, et vous verrez que vous vous êtes trahis vous-mêmes.

—Sans rancune, dit Corentin en faisant signe au capitaine de gendarmerie de venir avec les chevaux.

—Ce misérable ouvrier parisien qui ferrait si bien les chevaux à l’anglaise et qui a quitté Cinq-Cygne, était un des leurs! s’écria Michu, il leur a suffi de faire reconnaître et suivre sur le terrain, quand il a fait humide, par un des leurs déguisé en fagotteur, en braconnier, les pas de nos chevaux ferrés avec quelques crampons. Nous sommes quittes.

Michu se consola bientôt en pensant que la découverte de cette cachette était maintenant sans danger, puisque les gentilshommes redevenaient Français, et avaient recouvré leur liberté. Cependant, il avait raison dans tous ses pressentiments. La Police et les Jésuites ont la vertu de ne jamais abandonner ni leurs ennemis ni leurs amis.

Le bonhomme d’Hauteserre revint de Paris, et fut assez étonné de ne pas avoir été le premier à donner la bonne nouvelle. Durieu préparait le plus succulent des dîners. Les gens s’habillaient, et l’on attendait avec impatience les proscrits, qui, vers quatre heures, arrivèrent à la fois joyeux et humiliés, car ils étaient pour deux ans sous la surveillance de la haute police, obligés de se présenter tous les mois à la préfecture, et tenus de demeurer pendant ces deux années dans la commune de Cinq-Cygne.—«Je vous enverrai à signer le registre, leur avait dit le préfet. Puis, dans quelques mois, vous demanderez la suppression de ces conditions, imposées d’ailleurs à tous les complices de Pichegru. J’appuierai votre demande.» Ces restrictions assez méritées attristèrent un peu les jeunes gens. Laurence se mit à rire.

—L’empereur des Français, dit-elle, est un homme assez mal élevé, qui n’a pas encore l’habitude de faire grâce.

Les gentilshommes trouvèrent à la grille tous les habitants du château, et sur le chemin une bonne partie des gens du village, venus pour voir ces jeunes gens que leurs aventures avaient rendus fameux dans le Département. Madame d’Hauteserre tint ses fils longtemps embrassés et montra un visage couvert de larmes; elle ne put rien dire, et resta saisie mais heureuse pendant une partie de la soirée. Dès que les jumeaux de Simeuse se montrèrent et descendirent de cheval, il y eut un cri général de surprise, causé par leur étonnante ressemblance: même regard, même voix, mêmes façons. L’un et l’autre, ils firent exactement le même geste en se levant sur leur selle, en passant la jambe au-dessus de la croupe du cheval pour le quitter, et en jetant les guides par un mouvement pareil. Leur mise, absolument la même, aidait encore à les prendre pour de véritables Ménechmes. Ils portaient des bottes à la Suwaroff façonnées au cou-de-pied, des pantalons collants de peau blanche, des vestes de chasse vertes à boutons de métal, des cravates noires et des gants de daim. Ces deux jeunes gens, alors âgés de trente et un ans, étaient, selon une expression de ce temps, de charmants cavaliers. De taille moyenne, mais bien prise, ils avaient les yeux vifs, ornés de longs cils et nageant dans un fluide comme ceux des enfants, des cheveux noirs, de beaux fronts et un teint d’une blancheur olivâtre. Leur parler, doux comme celui des femmes, tombait gracieusement de leurs belles lèvres rouges. Leurs manières, plus élégantes et plus polies que celles des gentilshommes de province, annonçaient que la connaissance des hommes et des choses leur avait donné cette seconde éducation, plus précieuse encore que la première, et qui rend les hommes accomplis. Grâce à Michu, l’argent ne leur ayant pas manqué durant leur émigration, ils avaient pu voyager et furent bien accueillis dans les cours étrangères. Le vieux gentilhomme et l’abbé leur trouvèrent un peu de hauteur; mais, dans leur situation, peut-être était-ce l’effet d’un beau caractère. Ils possédaient les éminentes petites choses d’une éducation soignée, et déployaient une adresse supérieure à tous les exercices du corps. La seule dissemblance qui pût les faire remarquer existait dans les idées. Le cadet charmait autant par sa gaieté que l’aîné par sa mélancolie; mais ce contraste, purement moral, ne pouvait s’apercevoir qu’après une longue intimité.

—Ah! ma fille, dit Michu à l’oreille de Marthe, comment ne pas se dévouer à ces deux garçons-là?

Marthe, qui admirait et comme femme et comme mère les jumeaux, fit un joli signe de tête à son mari, en lui serrant la main. Les gens eurent la permission d’embrasser leurs nouveaux maîtres.

Pendant les sept mois de réclusion à laquelle les quatre jeunes gens s’étaient condamnés, ils commirent plusieurs fois l’imprudence assez nécessaire de quelques promenades, surveillées, d’ailleurs, par Michu, son fils et Gothard. Durant ces promenades, éclairées par de belles nuits, Laurence, en rejoignant au présent le passé de leur vie commune, avait senti l’impossibilité de choisir entre les deux frères. Un amour égal et pur pour les jumeaux lui partageait le cœur. Elle croyait avoir deux cœurs. De leur côté, les deux Paul n’avaient point osé se parler de leur imminente rivalité. Peut-être s’en étaient-ils déjà tous trois remis au hasard? La situation d’esprit où elle était agit sans doute sur Laurence, car après un moment d’hésitation visible, elle donna le bras aux deux frères pour entrer au salon, et fut suivie de monsieur et madame d’Hauteserre, qui tenaient et questionnaient leurs fils. En ce moment, tous les gens crièrent: Vivent les Cinq-Cygne et les Simeuse! Laurence se retourna, toujours entre les deux frères, et fit un charmant geste pour remercier.

Quand ces neuf personnes arrivèrent à s’observer: car, dans toute réunion, même au cœur de la famille, il arrive toujours un moment où l’on s’observe après de longues absences; au premier regard qu’Adrien d’Hauteserre jeta sur Laurence, et qui fut surpris par sa mère et par l’abbé Goujet, il leur sembla que ce jeune homme aimait la comtesse. Adrien, le cadet des d’Hauteserre, avait une âme tendre et douce. Chez lui, le cœur était resté adolescent, malgré les catastrophes qui venaient d’éprouver l’homme. Semblable en ceci à beaucoup de militaires chez qui la continuité des périls laisse l’âme vierge, il se sentait oppressé par les belles timidités de la jeunesse. Aussi différait-il entièrement de son frère, homme d’aspect brutal, grand chasseur, militaire intrépide, plein de résolution, mais matériel et sans agilité d’intelligence comme sans délicatesse dans les choses du cœur. L’un était tout âme, l’autre était tout action; cependant ils possédaient l’un et l’autre au même degré l’honneur qui suffit à la vie des gentilshommes. Brun, petit, maigre et sec, Adrien d’Hauteserre avait néanmoins une grande apparence de force; tandis que son frère, de haute taille, pâle et blond, paraissait faible. Adrien, d’un tempérament nerveux, était fort par l’âme; Robert, quoique lymphatique, se plaisait à prouver sa force purement corporelle. Les familles offrent de ces bizarreries dont les causes pourraient avoir de l’intérêt; mais il ne peut en être question ici que pour expliquer comment Adrien ne devait pas rencontrer un rival dans son frère. Robert eut pour Laurence l’affection d’un parent, et le respect d’un noble pour une jeune fille de sa caste. Sous le rapport des sentiments, l’aîné des d’Hauteserre appartenait à cette secte d’hommes qui considèrent la femme comme dépendante de l’homme, en restreignant au physique son droit de maternité, lui voulant beaucoup de perfections et ne lui en tenant aucun compte. Selon eux, admettre la femme dans la Société, dans la Politique, dans la Famille, est un bouleversement social. Nous sommes aujourd’hui si loin de cette vieille opinion des peuples primitifs, que presque toutes les femmes, même celles qui ne veulent pas de la liberté funeste offerte par les nouvelles sectes, pourront s’en choquer; mais Robert d’Hauteserre avait le malheur de penser ainsi. Robert était l’homme du moyen âge, le cadet était un homme d’aujourd’hui. Ces différences, au lieu d’empêcher l’affection, l’avaient au contraire resserrée entre les deux frères. Dès la première soirée, ces nuances furent saisies et appréciées par le curé, par mademoiselle Goujet et madame d’Hauteserre, qui, tout en faisant leur boston, aperçurent déjà des difficultés dans l’avenir.

A vingt-trois ans, après les réflexions de la solitude et les angoisses d’une vaste entreprise manquée, Laurence, redevenue femme, éprouvait un immense besoin d’affection; elle déploya toutes les grâces de son esprit, et fut charmante. Elle révéla les charmes de sa tendresse avec la naïveté d’un enfant de quinze ans. Durant ces treize dernières années, Laurence n’avait été femme que par la souffrance, elle voulut se dédommager; elle se montra donc aussi aimante et coquette qu’elle avait été jusque-là grande et forte. Aussi les quatre vieillards, qui restèrent les derniers au salon, furent-ils assez inquiétés par la nouvelle attitude de cette charmante fille. Quelle force n’aurait pas la passion chez une jeune personne de ce caractère et de cette noblesse? Les deux frères aimaient également la même femme et avec une aveugle tendresse; qui des deux Laurence choisirait-elle? en choisir un, n’était-ce pas tuer l’autre? Comtesse de son chef, elle apportait à son mari un titre et de beaux priviléges, une longue illustration; peut-être en pensant à ces avantages, le marquis de Simeuse se sacrifierait-il pour faire épouser Laurence à son frère, qui, selon les vieilles lois, était pauvre et sans titre. Mais le cadet voudrait-il priver son frère d’un aussi grand bonheur que celui d’avoir Laurence pour femme? De loin, ce combat d’amour avait eu peu d’inconvénients; et d’ailleurs, tant que les deux frères coururent des dangers, le hasard des combats pouvait trancher cette difficulté; mais qu’allait-il advenir de leur réunion? Quand Marie-Paul et Paul-Marie, arrivés l’un et l’autre à l’âge où les passions sévissent de toute leur force, se partageraient les regards, les expressions, les attentions, les paroles de leur cousine, ne se déclarerait-il pas entre eux une jalousie dont les suites pouvaient être horribles? Que deviendrait la belle existence égale et simultanée des jumeaux? A ces suppositions, jetées une à une par chacun, pendant la dernière partie de boston, madame d’Hauteserre répondit qu’elle ne croyait pas que Laurence épouserait un de ses cousins. La vieille dame avait éprouvé durant la soirée un de ces pressentiments inexplicables, qui sont un secret entre les mères et Dieu. Laurence, dans son for intérieur, n’était pas moins effrayée de se voir en tête-à-tête avec ses cousins. Au drame animé de la conspiration, aux dangers que coururent les deux frères, aux malheurs de leur émigration, succédait un drame auquel elle n’avait jamais songé. Cette noble fille ne pouvait pas recourir au moyen violent de n’épouser ni l’un ni l’autre des jumeaux, elle était trop honnête femme pour se marier en gardant une passion irrésistible au fond de son cœur. Rester fille, lasser ses deux cousins en ne se décidant pas, et prendre pour mari celui qui lui serait fidèle malgré ses caprices, fut une décision moins cherchée qu’entrevue. En s’endormant, elle se dit que le plus sage était de se laisser aller au hasard. Le hasard est, en amour, la providence des femmes.

Le lendemain matin, Michu partit pour Paris d’où il revint quelques jours après avec quatre beaux chevaux pour ses nouveaux maîtres. Dans six semaines, la chasse devait s’ouvrir, et la jeune comtesse avait sagement pensé que les violentes distractions de cet exercice seraient un secours contre les difficultés du tête-à-tête au château. Il arriva d’abord un effet imprévu qui surprit les témoins de ces étranges amours, en excitant leur admiration. Sans aucune convention méditée, les deux frères rivalisèrent auprès de leur cousine de soins et de tendresse, en y trouvant un plaisir d’âme qui sembla leur suffire. Entre eux et Laurence, la vie fut aussi fraternelle qu’entre eux deux. Rien de plus naturel. Après une si longue absence, ils sentaient la nécessité d’étudier leur cousine, de la bien connaître, et de se bien faire connaître à elle l’un et l’autre en lui laissant le droit de choisir, soutenus dans cette épreuve par cette mutuelle affection qui faisait de leur double vie une même vie. L’amour, de même que la maternité, ne savait pas distinguer entre les deux frères. Laurence fut obligée, pour les reconnaître et ne pas se tromper, de leur donner des cravates différentes, une blanche à l’aîné, une noire pour le cadet. Sans cette parfaite ressemblance, sans cette identité de vie à laquelle tout le monde se trompait, une pareille situation paraîtrait justement impossible. Elle n’est même explicable que par le fait, qui est un de ceux auxquels on ne croit qu’en les voyant; et quand on les a vus, l’esprit est plus embarrassé de se les expliquer qu’il ne l’était d’avoir à les croire. Laurence parlait-elle, sa voix retentissait de la même manière dans deux cœurs également aimants et fidèles. Exprimait-elle une idée ingénieuse, plaisante, ou belle, son regard rencontrait le plaisir exprimé par deux regards qui la suivaient dans tous ses mouvements, interprétaient ses moindres désirs et lui souriaient toujours avec de nouvelles expressions, gaies chez l’un, tendrement mélancoliques chez l’autre. Quand il s’agissait de leur maîtresse, les deux frères avaient de ces admirables primes sauts du cœur en harmonie avec l’action, et qui, selon l’abbé Goujet, arrivaient au sublime. Ainsi, souvent s’il fallait aller chercher quelque chose, s’il était question d’un de ces petits soins que les hommes aiment tant à rendre à une femme aimée, l’aîné laissait le plaisir de s’en acquitter à son cadet, en reportant sur sa cousine un regard à la fois touchant et fier. Le cadet mettait de l’orgueil à payer ces sortes de dettes. Ce combat de noblesse dans un sentiment où l’homme arrive jusqu’à la jalouse férocité de l’animal confondait toutes les idées des vieilles gens qui le contemplaient.

Ces menus détails attiraient souvent des larmes dans les yeux de la comtesse. Une seule sensation, mais qui peut-être est immense chez certaines organisations privilégiées, peut donner une idée des émotions de Laurence; on la comprendra par le souvenir de l’accord parfait de deux belles voix comme celles de la Sontag et de la Malibran dans quelque harmonieux duo, par l’unisson complet de deux instruments que manient des exécutants de génie, et dont les sons mélodieux entrent dans l’âme comme les soupirs d’un seul être passionné. Quelquefois, en voyant le marquis de Simeuse plongé dans un fauteuil jeter un regard profond et mélancolique sur son frère qui causait et riait avec Laurence, le curé le croyait capable d’un immense sacrifice; mais il surprenait bientôt dans ses yeux l’éclair de la passion invincible. Chaque fois qu’un des jumeaux se trouvait seul avec Laurence, il pouvait se croire exclusivement aimé.—«Il me semble alors qu’ils ne sont plus qu’un,» disait la comtesse à l’abbé Goujet qui la questionnait sur l’état de son cœur. Le prêtre reconnut alors en elle un manque total de coquetterie. Laurence ne se croyait réellement pas aimée par deux hommes.

—Mais, chère petite, lui dit un soir madame d’Hauteserre dont le fils se mourait silencieusement d’amour pour Laurence, il faudra cependant bien choisir!

—Laissez-nous être heureux, répondit-elle. Dieu nous sauvera de nous-mêmes!

Adrien d’Hauteserre cachait au fond de son cœur une jalousie qui le dévorait, et gardait le secret sur ses tortures, en comprenant combien il avait peu d’espoir. Il se contentait du bonheur de voir cette charmante personne, qui pendant quelques mois que dura cette lutte, brilla de tout son éclat. En effet, Laurence, devenue coquette, eut alors tous les soins que les femmes aimées prennent d’elles-mêmes. Elle suivait les modes et courut plus d’une fois à Paris pour paraître plus belle avec des chiffons ou quelque nouveauté. Enfin, pour donner à ses cousins les moindres jouissances du chez-soi, desquelles ils avaient été sevrés pendant si longtemps, elle fit de son château, malgré les hauts cris de son tuteur, l’habitation la plus complétement comfortable qu’il y eût alors dans la Champagne.

Robert d’Hauteserre ne comprenait rien à ce drame sourd. Il ne s’apercevait pas de l’amour de son frère pour Laurence. Quant à la jeune fille, il aimait à la railler sur sa coquetterie, car il confondait ce détestable défaut avec le désir de plaire; mais il se trompait ainsi sur toutes les choses de sentiment, de goût ou de haute instruction. Aussi, quand l’homme du moyen âge se mettait en scène, Laurence en faisait-elle aussitôt, à son insu, le niais du drame; elle égayait ses cousins en discutant avec Robert, en l’amenant à petits pas au beau milieu des marécages où s’enfoncent la bêtise et l’ignorance. Elle excellait à ces mystifications spirituelles qui, pour être parfaites, doivent laisser la victime heureuse. Cependant, quelque grossière que fût sa nature, Robert, durant cette belle époque, la seule heureuse que devaient connaître ces trois êtres charmants, n’intervint jamais entre les Simeuse et Laurence par une parole virile qui peut-être eût décidé la question. Il fut frappé de la sincérité des deux frères. Robert devina sans doute combien une femme pouvait trembler d’accorder à l’un des témoignages de tendresse que l’autre n’eût pas eus ou qui l’eussent chagriné; combien l’un des frères était heureux de ce qui advenait de bien à l’autre, et combien il en pouvait souffrir au fond de son cœur. Ce respect de Robert explique admirablement cette situation qui, certes, aurait obtenu des priviléges dans les temps de foi où le souverain pontife avait le pouvoir d’intervenir pour trancher le nœud gordien de ces rares phénomènes, voisins des mystères les plus impénétrables. La Révolution avait retrempé ces cœurs dans la foi catholique; ainsi la religion rendait cette crise plus terrible encore, car la grandeur des caractères augmente la grandeur des situations. Aussi monsieur et madame d’Hauteserre, ni le curé, ni sa sœur, n’attendaient-ils rien de vulgaire des deux frères ou de Laurence.

Ce drame, qui resta mystérieusement enfermé dans les limites de la famille où chacun l’observait en silence, eut un cours si rapide et si lent à la fois; il comportait tant de jouissances inespérées, de petits combats, de préférences déçues, d’espoirs renversés, d’attentes cruelles, de remises au lendemain pour s’expliquer, de déclarations muettes, que les habitants de Cinq-Cygne ne firent aucune attention au couronnement de l’empereur Napoléon. Ces passions faisaient d’ailleurs trêve en cherchant une distraction violente dans les plaisirs de la chasse, qui, en fatiguant excessivement le corps, ôtent à l’âme les occasions de voyager dans les steppes si dangereux de la rêverie. Ni Laurence ni ses cousins ne songeaient aux affaires, car chaque jour avait un intérêt palpitant.

—En vérité, dit un soir mademoiselle Goujet, je ne sais pas qui de tous ces amants aime le plus?

Adrien se trouvait seul au salon avec les quatre joueurs de boston, il leva les yeux sur eux et devint pâle. Depuis quelques jours, il n’était plus retenu dans la vie que par le plaisir de voir Laurence et de l’entendre parler.

—Je crois, dit le curé, que la comtesse, en sa qualité de femme, aime avec beaucoup plus d’abandon.

Laurence, les deux frères et Robert revinrent quelques instants après. Les journaux venaient d’arriver. En voyant l’inefficacité des conspirations tentées à l’intérieur, l’Angleterre armait l’Europe contre la France. Le désastre de Trafalgar avait renversé l’un des plans les plus extraordinaires que le génie humain ait inventés, et par lequel l’Empereur eût payé son élection à la France avec les ruines de la puissance anglaise. En ce moment, le camp de Boulogne était levé. Napoléon, dont les soldats étaient inférieurs en nombre comme toujours, allait livrer bataille à l’Europe sur des champs où il n’avait pas encore paru. Le monde entier se préoccupait du dénoûment de cette campagne.

—Oh! cette fois, il succombera, dit Robert en achevant la lecture du journal.

—Il a sur les bras toutes les forces de l’Autriche et de la Russie, dit Marie-Paul.

—Il n’a jamais manœuvré en Allemagne, ajouta Paul-Marie.

—De qui parlez-vous? demanda Laurence.

—De l’Empereur, répondirent les trois gentilshommes.

Laurence jeta sur ses deux amants un regard de dédain qui les humilia, mais qui ravit Adrien. Le dédaigné fit un geste d’admiration, et il eut un regard d’orgueil où il disait assez qu’il ne pensait plus, lui! qu’à Laurence.

—Vous le voyez? l’amour lui a fait oublier sa haine, dit l’abbé Goujet à voix basse.

Ce fut le premier, le dernier, l’unique reproche que les deux frères encoururent; mais, en ce moment, ils se trouvèrent inférieurs en amour à leur cousine qui, deux mois après, n’apprit l’étonnant triomphe d’Austerlitz que par la discussion que le bonhomme d’Hauteserre eut avec ses deux fils. Fidèle à son plan, le vieillard voulait que ses enfants demandassent à servir; ils seraient sans doute employés dans leurs grades, et pourraient encore faire une belle fortune militaire. Le parti du royalisme pur était devenu le plus fort à Cinq-Cygne. Les quatre gentilshommes et Laurence se moquèrent du prudent vieillard, qui semblait flairer les malheurs dans l’avenir. La prudence est peut-être moins une vertu que l’exercice d’un sens de l’esprit, s’il est possible d’accoupler ces deux mots; mais un jour viendra sans doute où les physiologistes et les philosophes admettront que les sens sont en quelque sorte la gaîne d’une vive et pénétrante action qui procède de l’esprit.

Après la conclusion de la paix entre la France et l’Autriche, vers la fin du mois de février 1806, un parent, qui, lors de la demande en radiation, s’était employé pour messieurs de Simeuse, et devait plus tard leur donner de grandes preuves d’attachement, le ci-devant marquis de Chargebœuf, dont les propriétés s’étendent de Seine-et-Marne dans l’Aube, arriva de sa terre à Cinq-Cygne, dans une espèce de calèche que, dans ce temps, on nommait par raillerie un berlingot. Quand cette pauvre voiture enfila le petit pavé, les habitants du château, qui déjeunaient, eurent un accès de rire; mais, en reconnaissant la tête chauve du vieillard, qui sortit entre les deux rideaux de cuir du berlingot, monsieur d’Hauteserre le nomma, et tous levèrent le siége pour aller au-devant du chef de la maison de Chargebœuf.

—Nous avons le tort de nous laisser prévenir, dit le marquis de Simeuse à son frère et aux d’Hauteserre, nous devions aller le remercier.

Un domestique, vêtu en paysan, qui conduisait de dessus un siége attenant à la caisse, planta dans un tuyau de cuir grossier un fouet de charretier, et vint aider le marquis à descendre, mais Adrien et le cadet de Simeuse le prévinrent, défirent la portière qui s’accrochait à des boutons de cuivre, et sortirent le bonhomme malgré ses réclamations. Le marquis avait la prétention de donner son berlingot jaune, à portière de cuir, pour une voiture excellente et commode. Le domestique, aidé par Gothard, dételait déjà les deux bons gros chevaux à croupe luisante, et qui servaient sans doute autant à des travaux agricoles qu’à la voiture.

—Malgré le froid? Mais vous êtes un preux des anciens jours, dit Laurence à son vieux parent en lui prenant le bras et l’emmenant au salon.

—Ce n’est pas à vous à venir voir un vieux bonhomme comme moi, dit-il avec finesse en adressant ainsi des reproches à ses jeunes parents.

—Pourquoi vient-il? se demandait le bonhomme d’Hauteserre.

Monsieur de Chargebœuf, joli vieillard de soixante-sept ans, en culotte pâle, à petites jambes frêles et vêtues de bas chinés, portait un crapaud, de la poudre et des ailes de pigeon. Son habit de chasse, de drap vert, à boutons d’or, était orné de brandebourgs d’or. Son gilet blanc éblouissait par d’énormes broderies d’or. Cet attirail, encore à la mode parmi les vieilles gens, seyait à sa figure, assez semblable à celle du grand Frédéric. Il ne mettait jamais son tricorne pour ne pas détruire l’effet de la demi-lune dessinée sur son crâne par une couche de poudre. Il s’appuyait la main droite sur une canne à bec-de-corbin, en tenant à la fois et sa canne et son chapeau par un geste digne de Louis XIV. Ce digne vieillard se débarrassa d’une douillette de soie et se plongea dans un fauteuil, en gardant entre ses jambes son tricorne et sa canne, par une pose dont le secret n’a jamais appartenu qu’aux roués de la cour de Louis XV, et qui laissait les mains libres de jouer avec la tabatière, bijou toujours précieux. Aussi le marquis tira-t-il de la poche de son gilet qui se fermait par une garde brodée en arabesque d’or une riche tabatière. Tout en préparant sa prise et offrant du tabac à la ronde par un autre geste charmant, accompagné de regards affectueux, il remarqua le plaisir que causait sa visite. Il parut alors comprendre pourquoi les jeunes émigrés avaient manqué à leur devoir envers lui. Il eut l’air de se dire:—Quand on fait l’amour, on ne fait pas de visite.

—Nous vous garderons pendant quelques jours, dit Laurence.

—C’est chose impossible, répondit-il. Si nous n’étions pas si séparés par les événements, car vous avez franchi de plus grandes distances que celles qui nous éloignent les uns des autres, vous sauriez, chère enfant, que j’ai des filles, des belles-filles, des petites-filles, des petits-enfants. Tout ce monde serait inquiet de ne pas me voir ce soir, et j’ai dix-huit lieues à faire.

—Vous avez de bien bons chevaux, dit le marquis de Simeuse.

—Oh! je viens de Troyes où j’avais affaire hier.

Après les demandes voulues sur la famille, sur la marquise de Chargebœuf et sur ces choses réellement indifférentes auxquelles la politesse veut qu’on s’intéresse vivement, il parut à monsieur d’Hauteserre que monsieur de Chargebœuf venait engager ses jeunes parents à ne commettre aucune imprudence. Selon le marquis, les temps étaient bien changés, et personne ne pouvait plus savoir ce que deviendrait l’Empereur.

—Oh! dit Laurence, il deviendra Dieu.

Le bon vieillard parla de concessions à faire. En entendant exprimer la nécessité de se soumettre, avec beaucoup plus d’assurance et d’autorité qu’il n’en mettait à toutes ses doctrines, monsieur d’Hauteserre regarda ses fils d’un air presque suppliant.

—Vous serviriez cet homme-là? dit le marquis de Simeuse au marquis de Chargebœuf.

—Mais oui, s’il le fallait dans l’intérêt de ma famille.

Enfin le vieillard fit entrevoir, mais vaguement, des dangers lointains; quand Laurence le somma de s’expliquer, il engagea les quatre gentilshommes à ne plus chasser et à se tenir cois chez eux.

—Vous regardez toujours les domaines de Gondreville comme à vous, dit-il à messieurs de Simeuse, vous ravivez ainsi une haine terrible. Je vois, à votre étonnement, que vous ignorez qu’il existe contre vous de mauvais vouloirs à Troyes, où l’on se souvient de votre courage. Personne ne se gêne pour raconter comment vous avez échappé aux recherches de la Police Générale de l’Empire, les uns en vous louant, les autres en vous regardant comme les ennemis de l’Empereur. Quelques séides s’étonnent de la clémence de Napoléon envers vous. Ceci n’est rien. Vous avez joué des gens qui se croyaient plus fins que vous, et les gens de bas étage ne pardonnent jamais. Tôt ou tard, la Justice, qui dans votre Département procède de votre ennemi le sénateur Malin, car il a placé partout ses créatures, même les officiers ministériels, sa justice donc sera très contente de vous trouver engagés dans une mauvaise affaire. Un paysan vous cherchera querelle sur son champ quand vous y serez, vous aurez des armes chargées, vous êtes vifs, un malheur est alors bientôt arrivé. Dans votre position, il faut avoir cent fois raison pour ne pas avoir tort. Je ne vous parle pas ainsi sans raison. La Police surveille toujours l’Arrondissement où vous êtes et maintient un commissaire dans ce petit trou d’Arcis, exprès pour protéger le sénateur de l’Empire contre vos entreprises. Il a peur de vous, et il le dit.

—Mais il nous calomnie! s’écria le cadet des Simeuse.

—Il vous calomnie! je le crois, moi! Mais que croit le public? voilà l’important. Michu a mis en joue le sénateur, qui ne l’a pas oublié. Depuis votre retour, la comtesse a pris Michu chez elle. Pour bien des gens, et pour la majeure partie du public, Malin a donc raison. Vous ignorez combien la position des émigrés est délicate en face de ceux qui se trouvent posséder leurs biens. Le Préfet, homme d’esprit, m’a touché deux mots de vous, hier, qui m’ont inquiété. Enfin, je ne voudrais pas vous voir ici....

Cette réponse fut accueillie par une profonde stupéfaction. Marie-Paul sonna vivement.

—Gothard, dit-il au petit bonhomme qui vint, allez chercher Michu.

L’ancien régisseur de Gondreville ne se fit pas attendre.

—Michu, mon ami, dit le marquis de Simeuse, est-il vrai que tu aies voulu tuer Malin?

—Oui, monsieur le marquis; et quand il reviendra, je le guetterai.

—Sais-tu que nous sommes soupçonnés de t’avoir apposté; que notre cousine, en te prenant pour fermier, est accusée d’avoir trempé dans ton dessein?

—Bonté du ciel! s’écria Michu, je suis donc maudit? je ne pourrai donc jamais vous défaire tranquillement de Malin?

—Non, mon garçon, non, reprit Paul-Marie. Mais il va falloir quitter le pays et notre service, nous aurons soin de toi; nous te mettrons en position d’augmenter ta fortune. Vends tout ce que tu possèdes ici, réalise tes fonds, nous t’enverrons à Trieste chez un de nos amis qui a de vastes relations, et qui t’emploiera très utilement jusqu’à ce qu’il fasse meilleur ici pour nous tous.

Des larmes vinrent aux yeux de Michu qui resta cloué sur la feuille du parquet où il était.

—Y avait-il des témoins, quand tu t’es embusqué pour tirer sur Malin? demanda le marquis de Chargebœuf.

—Grévin le notaire causait avec lui, c’est ce qui m’a empêché de le tuer, et bien heureusement! Madame la comtesse sait le pourquoi, dit Michu en regardant sa maîtresse.

—Ce Grévin n’est pas le seul à le savoir? dit monsieur de Chargebœuf qui parut contrarié de cet interrogatoire, quoique fait en famille.

—Cet espion qui, dans le temps, est venu pour entortiller mes maîtres, le savait aussi, répondit Michu.

Monsieur de Chargebœuf se leva comme pour regarder les jardins, et dit:—Mais vous avez bien tiré parti de Cinq-Cygne. Puis il sortit, suivi par les deux frères et par Laurence qui devinèrent le sens de cette interrogation.

—Vous êtes francs et généreux, mais toujours imprudents, leur dit le vieillard. Que je vous avertisse d’un bruit public qui doit être une calomnie, rien de plus naturel; mais voilà que vous en faites une vérité pour des gens faibles comme monsieur, madame d’Hauteserre, et pour leurs fils. Oh! jeunes gens, jeunes gens! Vous devriez laisser Michu ici, et vous en aller, vous. Mais, en tout cas, si vous restez dans ce pays, écrivez un mot au sénateur au sujet de Michu, dites-lui que vous venez d’apprendre par moi les bruits qui couraient sur votre fermier et que vous l’avez renvoyé.

—Nous! s’écrièrent les deux frères, écrire à Malin, à l’assassin de notre père et de notre mère, au spoliateur effronté de notre fortune!

—Tout cela est vrai; mais il est un des plus grands personnages de la cour impériale, et le roi de l’Aube.

—Lui qui a voté la mort de Louis XVI dans le cas où l’armée de Condé entrerait en France, sinon la réclusion perpétuelle, dit la comtesse de Cinq-Cygne.

—Lui qui peut-être a conseillé la mort du duc d’Enghien! s’écria Paul-Marie.

—Eh! mais, si vous voulez récapituler ses titres de noblesse, s’écria le marquis, lui qui a tiré Robespierre par le pan de sa redingote pour le faire tomber quand il a vu ceux qui se levaient pour le renverser les plus nombreux, lui qui aurait fait fusiller Bonaparte si le Dix-Huit Brumaire eût manqué, lui qui ramènerait les Bourbons si Napoléon chancelait, lui que le plus fort trouvera toujours à ses côtés pour lui donner l’épée ou le pistolet avec lequel on achève un adversaire qui inspire des craintes! Mais... raison de plus.

—Nous tombons bien bas, dit Laurence.

—Enfants, dit le vieux marquis de Chargebœuf en les prenant tous trois par la main et les amenant à l’écart vers une des pelouses alors couvertes d’une légère couche de neige, vous allez vous emporter en écoutant les avis d’un homme sage, mais je vous les dois, et voici ce que je ferais: je prendrais pour médiateur un vieux bonhomme, comme qui dirait moi, je le chargerais de demander un million à Malin, contre une ratification de la vente de Gondreville... Oh! il y consentirait en tenant la chose secrète. Vous auriez, au taux actuel des fonds, cent mille livres de rente, et vous iriez acheter quelque belle terre dans un autre coin de la France, vous laisseriez régir Cinq-Cygne à monsieur d’Hauteserre, et vous tireriez à la courte paille à qui de vous deux serait le mari de cette belle héritière. Mais le parler d’un vieillard est dans l’oreille des jeunes gens ce qu’est le parler des jeunes gens dans l’oreille des vieillards, un bruit dont le sens échappe.

Le vieux marquis fit signe à ses trois parents qu’il ne voulait pas de réponse, et regagna le salon où, pendant leur conversation, l’abbé Goujet et sa sœur étaient venus. La proposition de tirer à la courte paille la main de leur cousine avait révolté les deux Simeuse, et Laurence était comme dégoûtée par l’amertume du remède que son parent indiquait. Aussi furent-ils tous trois moins gracieux pour le vieillard, sans cesser d’être polis. L’affection était froissée. Monsieur de Chargebœuf, qui sentit ce froid, jeta sur ces trois charmants êtres, à plusieurs reprises, des regards pleins de compassion. Quoique la conversation devînt générale, il revint sur la nécessité de se soumettre aux événements en louant monsieur d’Hauteserre de sa persistance à vouloir que ses fils prissent du service.

—Bonaparte, dit-il, fait des ducs. Il a créé des fiefs de l’Empire, il fera des comtes. Malin voudrait être comte de Gondreville. C’est une idée qui peut, ajouta-t-il en regardant messieurs de Simeuse, vous être profitable.

—Ou funeste, dit Laurence.

Dès que ses chevaux furent mis, le marquis partit et fut reconduit par tout le monde. Quand il se trouva dans sa voiture, il fit signe à Laurence de venir, et elle se posa sur le marchepied avec une légèreté d’oiseau.

—Vous n’êtes pas une femme ordinaire, et vous devriez me comprendre, lui dit-il à l’oreille. Malin a trop de remords pour vous laisser tranquilles, il vous tendra quelque piége. Au moins prenez bien garde à toutes vos actions, même aux plus légères! enfin transigez, voilà mon dernier mot.

Les deux frères restèrent debout près de leur cousine, au milieu de la pelouse, regardant dans une profonde immobilité le berlingot qui tournait la grille et s’envolait sur le chemin vers Troyes, car Laurence leur avait répété le dernier mot du bonhomme. L’expérience aura toujours le tort de se montrer en berlingot, en bas chinés, et avec un crapaud sur la nuque. Aucun de ces jeunes cœurs ne pouvait concevoir le changement qui s’opérait en France, l’indignation leur remuait les nerfs et l’honneur bouillonnait dans toutes leurs veines avec leur noble sang.

—Le chef des Chargebœuf! dit le marquis de Simeuse, un homme qui a pour devise: Vienne un plus fort! (Adsit fortior!) un des plus beaux cris de guerre.

—Il est devenu le bœuf, dit Laurence en souriant avec amertume.

—Nous ne sommes plus au temps de saint Louis, reprit le cadet des Simeuse.

Mourir en chantant! s’écria la comtesse. Ce cri des cinq jeunes filles qui firent notre maison sera le mien.

—Le nôtre n’est-il pas: Cy meurs! Ainsi pas de quartier! reprit l’aîné des Simeuse, car en réfléchissant nous trouverions que notre parent le Bœuf a bien sagement ruminé ce qu’il est venu nous dire. Gondreville devenir le nom d’un Malin!

—La demeure! s’écria le cadet.

Mansart l’a dessiné pour la noblesse, et le Peuple y fera ses petits! dit l’aîné.

—Si cela devait être, j’aimerais mieux voir Gondreville brûlé! s’écria mademoiselle de Cinq-Cygne.

Un homme du village qui venait voir un veau que lui vendait le bonhomme d’Hauteserre entendit cette phrase en sortant de l’étable.

—Rentrons, dit Laurence en souriant, nous avons failli commettre une imprudence et donner raison au bœuf à propos d’un veau. Mon pauvre Michu! dit-elle en rentrant au salon, j’avais oublié ta frasque, mais nous ne sommes pas en odeur de sainteté dans le pays, ainsi ne nous compromets pas. As-tu quelque autre peccadille à te reprocher?

—Je me reproche de n’avoir pas tué l’assassin de mes vieux maîtres avant d’accourir au secours de ceux-ci.

—Michu! s’écria le curé.

—Mais je ne quitterai pas le pays, dit-il en continuant sans faire attention à l’exclamation du curé, que je ne sache si vous y êtes en sûreté. J’y vois rôder des gars qui ne me plaisent guère. La dernière fois que nous avons chassé dans la forêt, il est venu à moi cette manière de garde qui m’a remplacé à Gondreville, et qui m’a demandé si nous étions là chez nous. «Oh! mon garçon, lui ai-je dit, il est difficile de se déshabituer en deux mois des choses qu’on fait depuis deux siècles.»

—Tu as tort, Michu, dit en souriant de plaisir le marquis de Simeuse.

—Qu’a-t-il répondu? demanda M. d’Hauteserre.

—Il a dit, reprit Michu, qu’il instruirait le sénateur de nos prétentions.

—Comte de Gondreville! reprit l’aîné des d’Hauteserre. Ah! la bonne mascarade! Au fait, on dit Sa Majesté à Bonaparte.

—Et Son Altesse à monseigneur le Grand-duc de Berg, dit le curé.

—Qui celui-là? fit monsieur de Simeuse.

—Murat, le beau-frère de Napoléon, dit le vieux d’Hauteserre.

—Bon, reprit mademoiselle de Cinq-Cygne. Et dit-on Sa Majesté à la veuve du marquis de Beauharnais?

—Oui, mademoiselle, dit le curé.

—Nous devrions aller à Paris, voir tout cela! s’écria Laurence.

—Hélas! mademoiselle, dit Michu, j’y suis allé pour mettre Michu au lycée, je puis vous jurer qu’il n’y a pas à badiner avec ce qu’on appelle la Garde impériale. Si toute l’armée est sur ce modèle-là, la chose peut durer plus que nous.

—On parle de familles nobles qui prennent du service, dit monsieur d’Hauteserre.

—Et d’après les lois actuelles, vos enfants, reprit le curé, seront forcés de servir. La loi ne connaît plus ni les rangs, ni les noms.

—Cet homme nous fait plus de mal avec sa cour que la Révolution avec sa hache! s’écria Laurence.

—L’Église prie pour lui, dit le curé.

Ces mots, dits coup sur coup, étaient autant de commentaires sur les sages paroles du vieux marquis de Chargebœuf; mais ces jeunes gens avaient trop de foi, trop d’honneur pour accepter une transaction. Ils se disaient aussi, ce que se sont dit à toutes les époques les partis vaincus: que la prospérité du parti vainqueur finirait, que l’empereur n’était soutenu que par l’armée, que le Fait périssait tôt ou tard devant le Droit, etc. Malgré ces avis, ils tombèrent dans la fosse creusée devant eux, et qu’eussent évitée des gens prudents et dociles comme le bonhomme d’Hauteserre. Si les hommes voulaient être francs, ils reconnaîtraient peut-être que jamais le malheur n’a fondu sur eux sans qu’ils aient reçu quelque avertissement patent ou occulte. Beaucoup n’ont aperçu le sens profond de cet avis mystérieux ou visible qu’après leur désastre.

—Dans tous les cas, madame la comtesse sait que je ne peux pas quitter le pays sans avoir rendu mes comptes, dit Michu tout bas à mademoiselle de Cinq-Cygne.

Elle fit pour toute réponse un signe d’intelligence au fermier, qui s’en alla. Michu, qui vendit aussitôt ses terres à Beauvisage, le fermier de Bellache, ne put pas être payé avant une vingtaine de jours. Un mois donc après la visite du marquis, Laurence, qui avait appris à ses deux cousins l’existence de leur fortune, leur proposa de prendre le jour de la mi-carême pour retirer le million enterré dans la forêt. La grande quantité de neige tombée avait jusqu’alors empêché Michu d’aller chercher ce trésor; mais il aimait faire cette opération avec ses maîtres. Michu voulait absolument quitter le pays, il se craignait lui-même.

—Malin vient d’arriver brusquement à Gondreville, sans qu’on sache pourquoi, dit-il à sa maîtresse, et je ne résisterais pas à faire mettre Gondreville en vente par suite du décès du propriétaire. Je me crois comme coupable de ne pas suivre mes inspirations!

—Par quelle raison peut-il quitter Paris au milieu de l’hiver?

—Tout Arcis en cause, répondit Michu, il a laissé sa famille à Paris, et n’est accompagné que de son valet de chambre. Monsieur Grévin, le notaire d’Arcis, madame Marion, la femme du Receveur général de l’Aube, et belle-sœur du Marion qui a prêté son nom à Malin, lui tiennent compagnie.

Laurence regarda la mi-carême comme un excellent jour, car il permettait de se défaire des gens. Les mascarades attiraient les paysans à la ville, et personne n’était aux champs. Mais le choix du jour servit précisément la fatalité qui s’est rencontrée en beaucoup d’affaires criminelles. Le hasard fit ses calculs avec autant d’habileté que mademoiselle de Cinq-Cygne en mit aux siens. L’inquiétude de monsieur et madame d’Hauteserre devait être si grande de se savoir onze cent mille francs en or dans un château situé sur la lisière d’une forêt, que les d’Hauteserre, consultés, furent eux-mêmes d’avis de ne leur rien dire. Le secret de cette expédition fut concentré entre Gothard, Michu, les quatre gentilshommes et Laurence. Après bien des calculs, il parut possible de mettre quarante-huit mille francs dans un long sac sur la croupe de chaque cheval. Trois voyages suffiraient. Par prudence, on convint donc d’envoyer tous les gens dont la curiosité pouvait être dangereuse, à Troyes, y voir les réjouissances de la mi-carême. Catherine, Marthe et Durieu, sur qui l’on pouvait compter, garderaient le château. Les gens acceptèrent bien volontiers la liberté qu’on leur donnait, et partirent avant le jour. Gothard, aidé par Michu, pansa et sella les chevaux de grand matin. La caravane prit par les jardins de Cinq-Cygne, et de là maîtres et gens gagnèrent la forêt. Au moment où ils montèrent à cheval, car la porte du parc était si basse que chacun fit le parc à pied en tenant son cheval par la bride, le vieux Beauvisage, le fermier de Bellache, vint à passer.

—Allons! s’écria Goulard, voilà quelqu’un.

—Oh! c’est moi, dit l’honnête fermier en débouchant. Salut, messieurs. Vous allez donc à la chasse, malgré les arrêtés de préfecture? Ce n’est pas moi qui me plaindrai, mais prenez garde! Si vous avez des amis, vous avez aussi bien des ennemis.

—Oh! dit en souriant le gros d’Hauteserre, Dieu veuille que notre chasse réussisse et tu retrouveras tes maîtres.

Ces paroles, auxquelles l’événement donna un tout autre sens, valurent un regard sévère de Laurence à Robert. L’aîné des Simeuse croyait que Malin restituerait la terre de Gondreville contre une indemnité. Ces enfants voulaient faire le contraire de ce que le marquis de Chargebœuf leur avait conseillé. Robert, qui partageait leurs espérances, y pensait en disant cette fatale parole.

—Dans tous les cas, motus, mon vieux! dit à Beauvisage Michu qui partit le dernier en prenant la clef de la porte.

Il faisait une de ces belles journées de la fin de mars où l’air est sec, la terre nette, le temps pur, et dont la température forme une espèce de contre-sens avec les arbres sans feuilles. Le temps était si doux, que l’œil apercevait par places des champs de verdure dans la campagne.

—Nous allons chercher un trésor, tandis que vous êtes le vrai trésor de notre maison, cousine, dit en riant l’aîné des Simeuse.

Laurence marchait en avant, ayant de chaque côté de son cheval un de ses cousins. Les deux d’Hauteserre la suivaient, suivis eux-mêmes par Michu. Gothard allait en avant pour éclairer la route.

—Puisque notre fortune va se retrouver, en partie du moins, épousez mon frère, dit le cadet à voix basse. Il vous adore, vous serez aussi riche que doivent l’être les nobles d’aujourd’hui.

—Non, laissez-lui toute sa fortune, et je vous épouserai, moi qui suis assez riche pour deux, répondit-elle.

—Qu’il en soit ainsi, s’écria le marquis de Simeuse. Moi, je vous quitterai pour aller chercher une femme digne d’être votre sœur.

—Vous m’aimez donc moins que je ne le croyais, reprit Laurence en le regardant avec une expression de jalousie.

—Non; je vous aime plus tous les deux que vous ne m’aimez, répondit le marquis.

—Ainsi vous vous sacrifieriez? demanda Laurence à l’aîné des Simeuse en lui jetant un regard plein d’une préférence momentanée.

Le marquis garda le silence.

—Eh bien! moi, je ne penserais alors qu’à vous, et ce serait insupportable à mon mari, reprit Laurence à qui ce silence arracha un mouvement d’impatience.

—Comment vivrais-je sans toi? s’écria le cadet en regardant son frère.

—Mais cependant vous ne pouvez pas nous épouser tous deux, dit le marquis. Et, ajouta-t-il avec le ton brusque d’un homme atteint au cœur, il est temps de prendre une décision.

Il poussa son cheval en avant pour que les deux d’Hauteserre n’entendissent rien. Le cheval de son frère et celui de Laurence imitèrent ce mouvement. Quand ils eurent mis un intervalle raisonnable entre eux et les trois autres, Laurence voulut parler, mais les larmes furent d’abord son seul langage.

—J’irai dans un cloître, dit-elle enfin.

—Et vous laisseriez finir les Cinq-Cygne? dit le cadet des Simeuse. Et au lieu d’un seul malheureux qui consent à l’être, vous en ferez deux! Non, celui de nous deux qui ne sera que votre frère se résignera. En sachant que nous n’étions pas si pauvres que nous pensions l’être, nous nous sommes expliqués, dit-il en regardant le marquis. Si je suis le préféré, toute notre fortune est à mon frère. Si je suis le malheureux, il me la donne ainsi que les titres de Simeuse, car il deviendra Cinq-Cygne! De toute manière, celui qui ne sera pas heureux aura des chances d’établissement. Enfin, s’il se sent mourir de chagrin, il ira se faire tuer à l’armée, pour ne pas attrister le ménage.

—Nous sommes de vrais chevaliers du moyen âge, nous sommes dignes de nos pères! s’écria l’aîné. Parlez, Laurence?

—Nous ne voulons pas rester ainsi, dit le cadet.

—Ne crois pas, Laurence, que le dévouement soit sans voluptés, dit l’aîné.

—Mes chers aimés, dit-elle, je suis incapable de me prononcer. Je vous aime tous deux comme si vous n’étiez qu’un seul être, et comme vous aimait votre mère! Dieu nous aidera. Je ne choisirai pas. Nous nous en remettrons au hasard, et j’y mets une condition.

—Laquelle?

—Celui de vous qui deviendra mon frère restera près de moi jusqu’à ce que je lui permette de me quitter. Je veux être seule juge de l’opportunité du départ.

—Oui, dirent les deux frères sans s’expliquer la pensée de leur cousine.

—Le premier de vous deux à qui madame d’Hauteserre adressera la parole ce soir à table, après le Benedicite, sera mon mari. Mais aucun de vous n’usera de supercherie, et ne la mettra dans le cas de l’interroger.

—Nous jouerons franc jeu, dit le cadet.

Chacun des deux frères embrassa la main de Laurence. La certitude d’un dénoûment que l’un et l’autre pouvait croire lui être favorable rendit les deux jumeaux extrêmement gais.

—De toute manière, chère Laurence, tu feras un comte de Cinq-Cygne, dit l’aîné.

—Et nous jouons à qui ne sera pas Simeuse, dit le cadet.

—Je crois, de ce coup, que madame ne sera pas longtemps fille, dit Michu derrière les deux d’Hauteserre. Mes maîtres sont bien joyeux. Si ma maîtresse fait son choix, je ne pars pas, je veux voir cette noce-là!

Aucun des deux d’Hauteserre ne répondit. Une pie s’envola brusquement entre les d’Hauteserre et Michu, qui, superstitieux comme les gens primitifs, crut entendre sonner les cloches d’un service mortuaire. La journée commença donc gaiement pour les amants, qui voient rarement des pies quand ils sont ensemble dans les bois. Michu, armé de son plan, reconnut les places; chaque gentilhomme s’était muni d’une pioche: les sommes furent trouvées. La partie de la forêt où elles avaient été cachées était déserte, loin de tout passage et de toute habitation; ainsi la caravane chargée d’or ne rencontra personne. Ce fut un malheur. En venant de Cinq-Cygne pour chercher les derniers deux cent mille francs, la caravane, enhardie par le succès, prit un chemin plus direct que celui par lequel elle s’était dirigée aux voyages précédents. Ce chemin passait par un point culminant d’où l’on voyait le parc de Gondreville.

—Le feu! dit Laurence en apercevant une colonne de feu bleuâtre.

—C’est quelque feu de joie, répondit Michu.

Laurence, qui connaissait les moindres sentiers de la forêt, laissa la caravane et piqua des deux jusqu’au pavillon de Cinq-Cygne, l’ancienne habitation de Michu. Quoique le pavillon fût désert et fermé, la grille était ouverte, et les traces du passage de plusieurs chevaux frappèrent les yeux de Laurence. La colonne de fumée s’élevait d’une prairie du parc anglais où elle présuma que l’on brûlait des herbes.

—Ah! vous en êtes aussi, mademoiselle, s’écria Violette qui sortit du parc sur son bidet au grand galop et qui s’arrêta devant Laurence. Mais c’est une farce de carnaval, n’est-ce pas? on ne le tuera pas?

—Qui?

—Vos cousins ne veulent pas sa mort?

—La mort de qui?

—Du sénateur.

—Tu es fou, Violette!

—Eh bien, que faites-vous donc là? demanda-t-il.

A l’idée d’un danger couru par ses cousins, l’intrépide écuyère piqua des deux et arriva sur le terrain au moment où les sacs se chargeaient.

—Alerte! je ne sais ce qui se passe, mais rentrons à Cinq-Cygne!

Pendant que les gentilshommes s’employaient au transport de la fortune sauvée par le vieux marquis, il se passait une étrange scène au château de Gondreville.

A deux heures après midi, le sénateur et son ami Grévin faisaient une partie d’échecs devant le feu, dans le grand salon du rez-de-chaussée. Madame Grévin et madame Marion causaient au coin de la cheminée assises sur un canapé. Tous les gens du château étaient allés voir une curieuse mascarade annoncée depuis longtemps dans l’arrondissement d’Arcis. La famille du garde qui remplaçait Michu au pavillon de Cinq-Cygne y était allée aussi. Le valet de chambre du sénateur et Violette se trouvaient alors seuls au château. Le concierge, deux jardiniers et leurs femmes restaient à leur poste; mais leur pavillon est situé à l’entrée des cours, au bout de l’avenue d’Arcis, et la distance qui existe entre ce tournebride et le château ne permettait pas d’y entendre un coup de fusil. D’ailleurs ces gens se tenaient sur le pas de la porte et regardaient dans la direction d’Arcis, qui est à une demi-lieue, espérant voir arriver la mascarade. Violette attendait dans une vaste antichambre le moment d’être reçu par le sénateur et Grévin pour traiter l’affaire relative à la prorogation de son bail. En ce moment, cinq hommes masqués et gantés, qui, par la taille, les manières et l’allure, ressemblaient à messieurs d’Hauteserre, de Simeuse et à Michu, fondirent sur le valet de chambre et sur Violette, auxquels ils mirent un mouchoir en forme de bâillon, et qu’ils attachèrent à des chaises dans un office. Malgré la célérité des agresseurs, l’opération ne se fit pas sans que le valet de chambre et Violette eussent poussé chacun un cri. Ce cri fut entendu dans le salon. Les deux femmes voulurent y reconnaître un cri d’alarme.

—Écoutez! dit madame Grévin, voici des voleurs.

—Bah! c’est un cri de mi-carême! dit Grévin, nous allons avoir les masques au château.

Cette discussion donna le temps aux cinq inconnus de fermer les portes du côté de la cour d’honneur, et d’enfermer le valet de chambre et Violette. Madame Grévin, femme assez entêtée, voulut absolument savoir la cause du bruit; elle se leva et donna dans les cinq masques, qui la traitèrent comme ils avaient arrangé Violette et le valet de chambre; puis ils entrèrent avec violence dans le salon, où les deux plus forts s’emparèrent du comte de Gondreville, le bâillonnèrent et l’enlevèrent par le parc, tandis que les trois autres liaient et bâillonnaient également madame Marion et le notaire chacun sur un fauteuil. L’exécution de cet attentat ne prit pas plus d’une demi-heure. Les trois inconnus, bientôt rejoints par ceux qui avaient emporté le sénateur, fouillèrent le château de la cave au grenier. Ils ouvrirent toutes les armoires sans crocheter aucune serrure; ils sondèrent les murs, et furent enfin les maîtres jusqu’à cinq heures du soir. En ce moment, le valet de chambre acheva de déchirer avec ses dents les cordes qui liaient les mains de Violette. Violette, débarrassé de son bâillon, se mit à crier au secours. En entendant ces cris, les cinq inconnus rentrèrent dans les jardins, sautèrent sur des chevaux semblables à ceux de Cinq-Cygne, et se sauvèrent, mais pas assez lestement pour empêcher Violette de les apercevoir. Après avoir détaché le valet de chambre, qui délia les femmes et le notaire, Violette enfourcha son bidet, et courut après les malfaiteurs. En arrivant au pavillon, il fut aussi stupéfait de voir les deux battants de la grille ouverts que de voir mademoiselle de Cinq-Cygne en vedette.

Quand la jeune comtesse eut disparu, Violette fut rejoint par Grévin à cheval et accompagné du garde champêtre de la commune de Gondreville, à qui le concierge avait donné un cheval des écuries du château. La femme du concierge était allée avertir la gendarmerie d’Arcis. Violette apprit aussitôt à Grévin sa rencontre avec Laurence et la fuite de cette audacieuse jeune fille, dont le caractère profond et décidé leur était connu.

—Elle faisait le guet, dit Violette.

—Est-il possible que ce soient les nobles de Cinq-Cygne qui aient fait le coup! s’écria Grévin.

—Comment! répondit Violette, vous n’avez pas reconnu ce gros Michu? c’est lui qui s’est jeté sur moi! j’ai bien senti sa pogne. D’ailleurs les cinq chevaux étaient bien ceux de Cinq-Cygne.

En voyant la marque du fer des chevaux sur le sable du rond-point et dans le parc, le notaire laissa le garde champêtre en observation à la grille pour veiller à la conservation de ces précieuses empreintes, et envoya Violette chercher le juge de paix d’Arcis pour les constater. Puis il retourna promptement au salon du château de Gondreville, où le lieutenant et le sous-lieutenant de la gendarmerie impériale arrivaient accompagnés de quatre hommes et d’un brigadier. Ce lieutenant était, comme on doit le penser, le brigadier à qui, deux ans auparavant, François avait troué la tête, et à qui Corentin fit alors connaître son malicieux adversaire. Cet homme, appelé Giguet, dont le frère servait et devint un des meilleurs colonels d’artillerie, se recommandait par sa capacité comme officier de gendarmerie. Plus tard il commanda l’escadron de l’Aube. Le sous-lieutenant, nommé Welff, avait autrefois mené Corentin de Cinq-Cygne au pavillon, et du pavillon à Troyes. Pendant la route, le Parisien avait suffisamment édifié l’Égyptien sur ce qu’il nomma la rouerie de Laurence et de Michu. Ces deux officiers devaient donc montrer et montrèrent une grande ardeur contre les habitants de Cinq-Cygne. Malin et Grévin avaient, l’un pour le compte de l’autre, tous deux travaillé au Code dit de Brumaire an IV, l’œuvre judiciaire de la Convention dite nationale, promulguée par le Directoire. Ainsi Grévin, qui connaissait cette législation à fond, put opérer dans cette affaire avec une terrible célérité, mais sous une présomption arrivée à l’état de certitude relativement à la criminalité de Michu, de messieurs d’Hauteserre et de Simeuse. Personne aujourd’hui, si ce n’est quelques vieux magistrats, ne se rappelle l’organisation de cette justice que Napoléon renversait précisément alors par la promulgation de ses Codes et par l’institution de sa magistrature qui régit maintenant la France.

Le Code de Brumaire an IV réservait au directeur du Jury du Département la poursuite immédiate du délit commis à Gondreville. Remarquez, en passant, que la Convention avait rayé de la langue judiciaire le mot crime. Elle n’admettait que des délits contre la loi, délits emportant des amendes, l’emprisonnement, des peines infamantes ou afflictives. La mort était une peine afflictive. Néanmoins, la peine afflictive de la mort devait être supprimée à la paix, et remplacée par vingt-quatre années de travaux forcés. Ainsi la Convention estimait que vingt-quatre années de travaux forcés égalaient la peine de mort. Que dire du Code pénal qui inflige les travaux forcés à perpétuité? L’organisation alors préparée par le Conseil d’État de Napoléon supprimait la magistrature des directeurs du Jury qui réunissaient, en effet, des pouvoirs énormes. Relativement à la poursuite des délits et à la mise en accusation, le directeur du Jury était en quelque sorte à la fois agent de police judiciaire, procureur du roi, juge d’instruction et Cour royale. Seulement, sa procédure et son acte d’accusation étaient soumis au visa d’un commissaire du Pouvoir Exécutif et au verdict de huit jurés auxquels il exposait les faits de son instruction, qui entendaient les témoins, les accusés, et qui prononçaient un premier verdict, dit d’accusation. Le directeur devait exercer sur les jurés, réunis dans son cabinet, une influence telle qu’ils ne pouvaient être que ses coopérateurs. Ces jurés constituaient le jury d’accusation. Il existait d’autres jurés pour composer le jury près le tribunal criminel chargé de juger les accusés. Par opposition aux jurés d’accusation, ceux-là se nommaient jurés de jugement. Le tribunal criminel, à qui Napoléon venait de donner le nom de Cour criminelle, se composait d’un Président, de quatre juges, de l’Accusateur public, et d’un commissaire du Gouvernement. Néanmoins, de 1799 à 1806, il exista des Cours dites spéciales, jugeant sans jurés dans certains Départements certains attentats, composées de juges pris au tribunal civil qui se formait en Cour Spéciale. Ce conflit de la justice spéciale et de la justice criminelle amenait des questions de compétence que jugeait le tribunal de cassation. Si le département de l’Aube avait eu sa Cour Spéciale, le jugement de l’attentat commis sur un sénateur de l’Empire y eût été sans doute déféré; mais ce tranquille département était exempt de cette juridiction exceptionnelle. Grévin dépêcha donc le sous-lieutenant au directeur du jury de Troyes. L’Égyptien y courut bride abattue, et revint à Gondreville, ramenant en poste ce magistrat quasi souverain.

Le directeur du jury de Troyes était un ancien lieutenant de Bailliage, ancien secrétaire appointé d’un des comités de la Convention, ami de Malin, et placé par lui. Ce magistrat, nommé Lechesneau, vrai praticien de la vieille justice criminelle, avait, ainsi que Grévin, beaucoup aidé Malin dans ses travaux judiciaires à la Convention. Aussi Malin le recommanda-t-il à Cambacérès, qui le nomma Procureur général en Italie. Malheureusement pour sa carrière, Lechesneau eut des liaisons avec une grande dame de Turin, et Napoléon fut obligé de le destituer pour le soustraire à un procès correctionnel intenté par le mari à propos de la soustraction d’un enfant adultérin. Lechesneau, devant tout à Malin, et devinant l’importance d’un pareil attentat, avait amené le capitaine de la gendarmerie et un piquet de douze hommes.

Avant de partir, il s’était entendu naturellement avec le préfet, qui, pris par la nuit, ne put se servir du télégraphe. On expédia sur Paris une estafette afin de prévenir le ministre de la Police Générale, le Grand-Juge et l’Empereur de ce crime inouï. Lechesneau trouva dans le salon de Gondreville mesdames Marion et Grévin, Violette, le valet de chambre du sénateur, et le juge de paix assisté de son greffier. Déjà des perquisitions avaient été pratiquées dans le château. Le juge de paix, aidé par Grévin, recueillait soigneusement les premiers éléments de l’instruction. Le magistrat fut tout d’abord frappé des combinaisons profondes que révélaient et le choix du jour et celui de l’heure. L’heure empêchait de chercher immédiatement des indices et des preuves. Dans cette saison, à cinq heures et demie, moment où Violette avait pu poursuivre les délinquants, il faisait presque nuit; et, pour les malfaiteurs, la nuit est souvent l’impunité. Choisir un jour de réjouissances où tout le monde irait voir la mascarade d’Arcis, et où le sénateur devait se trouver seul chez lui, n’était-ce pas éviter les témoins?

—Rendons justice à la perspicacité des agents de la Préfecture de police, dit Lechesneau. Ils n’ont cessé de nous mettre en garde contre les nobles de Cinq-Cygne, et nous ont dit que tôt ou tard ils feraient quelque mauvais coup.

Sûr de l’activité du préfet de l’Aube, qui envoya dans toutes les Préfectures environnant celle de Troyes des estafettes pour faire chercher les traces des cinq hommes masqués et du sénateur, Lechesneau commença par établir les bases de son instruction. Ce travail se fit rapidement avec deux têtes judiciaires aussi fortes que celles de Grévin et du juge de paix. Le juge de paix, nommé Pigoult, ancien premier clerc de l’étude où Malin et Grévin avaient étudié la chicane à Paris, fut nommé trois mois après Président du tribunal d’Arcis. En ce qui concernait Michu, Lechesneau connaissait les menaces précédemment faites par cet homme à monsieur Marion, et le guet-apens auquel le sénateur avait échappé dans son parc. Ces deux faits, dont l’un était la conséquence de l’autre, devaient être les prémisses de l’attentat actuel, et désignaient d’autant mieux l’ancien garde comme le chef des malfaiteurs, que Grévin, sa femme, Violette, et madame Marion déclaraient avoir reconnu dans les cinq individus masqués un homme entièrement semblable à Michu. La couleur des cheveux, celle des favoris, la taille trapue de l’individu, rendaient son déguisement à peu près inutile. Quel autre que Michu, d’ailleurs, aurait pu ouvrir la grille de Cinq-Cygne avec une clef? Le garde et sa femme, revenus d’Arcis et interrogés, déposèrent avoir fermé les deux grilles à la clef. Les grilles, examinées par le juge de paix, assisté du garde champêtre et de son greffier, n’avaient offert aucune trace d’effraction.

—Quand nous l’avons mis à la porte, il aura gardé des doubles clefs du château, dit Grévin. Mais il doit avoir médité quelque coup désespéré, car il a vendu ses biens en vingt jours, et en a touché le prix dans mon Étude avant-hier.

—Ils lui auront tout mis sur le dos, s’écria Lechesneau frappé de cette circonstance. Il s’est montré leur âme damnée.

Qui pouvait, mieux que messieurs de Simeuse et d’Hauteserre, connaître les êtres du château? Aucun des assaillants ne s’était trompé dans ses recherches, ils étaient allés partout avec une certitude qui prouvait que la troupe savait bien ce qu’elle voulait, et savait surtout où l’aller prendre. Aucune des armoires restées ouvertes n’avait été forcée. Ainsi les délinquants en avaient les clefs; et, chose étrange! ils ne s’étaient pas permis le moindre détournement. Il ne s’agissait donc pas d’un vol. Enfin, Violette, après avoir reconnu les chevaux du château de Cinq-Cygne, avait trouvé la comtesse en embuscade devant le pavillon du garde. De cet ensemble de faits et de dépositions il résultait, pour la justice la moins prévenue, des présomptions de culpabilité relativement à messieurs de Simeuse, d’Hauteserre et Michu, qui dégénéraient en certitude pour un directeur du jury. Maintenant que voulaient-ils faire du futur comte de Gondreville? Le forcer à une rétrocession de sa terre, pour l’acquisition de laquelle le régisseur annonçait, dès 1799, avoir des capitaux? Ici tout changeait d’aspect.

Le savant criminaliste se demanda quel pouvait être le but des recherches actives faites dans le château. S’il se fût agi d’une vengeance, les délinquants eussent pu tuer Malin. Peut-être le sénateur était-il mort et enterré. L’enlèvement accusait néanmoins une séquestration. Pourquoi la séquestration après les recherches accomplies au château? Certes, il y avait folie à croire que l’enlèvement d’un dignitaire de l’Empire resterait longtemps secret! La rapide publicité que devait avoir cet attentat en annulait les bénéfices.

A ces objections, Pigoult répondit que jamais la Justice ne pouvait deviner tous les motifs des scélérats. Dans tous les procès criminels, il existait du juge au criminel, et du criminel au juge, des parties obscures; la conscience avait des abîmes où la lumière humaine ne pénétrait que par la confession des coupables.

Grévin et Lechesneau firent un hochement de tête en signe d’assentiment, sans pour cela cesser d’avoir les yeux sur ces ténèbres qu’ils tenaient à éclairer.

—L’Empereur leur a pourtant fait grâce, dit Pigoult à Grévin et à madame Marion, il les a radiés de la liste, quoiqu’ils fussent de la dernière conspiration ourdie contre lui!

Lechesneau, sans plus tarder, expédia toute sa gendarmerie sur la forêt et la vallée de Cinq-Cygne, en faisant accompagner Giguet par le juge de paix qui devint, aux termes du Code, son officier de police judiciaire auxiliaire; il le chargea de recueillir dans la commune de Cinq-Cygne les éléments de l’instruction, de procéder au besoin à tous interrogatoires, et, pour plus de diligence, il dicta rapidement et signa le mandat d’arrêt de Michu, sur qui les charges paraissaient évidentes. Après le départ des gendarmes et du juge de paix, Lechesneau reprit le travail important des mandats d’arrêt à décerner contre les Simeuse et les d’Hauteserre. D’après le Code, ces actes devaient contenir toutes les charges qui pesaient sur les délinquants. Giguet et le juge de paix se portèrent si rapidement sur Cinq-Cygne, qu’ils rencontrèrent les gens du château revenant de Troyes. Arrêtés et conduits chez le maire, où ils furent interrogés, chacun d’eux, ignorant l’importance de cette réponse, dit naïvement avoir reçu, la veille, la permission d’aller pendant toute la journée à Troyes. Sur une interpellation du juge de paix, chacun répondit également que mademoiselle leur avait offert de prendre cette distraction à laquelle ils ne songeaient pas. Ces dépositions parurent si graves au juge de paix, qu’il envoya l’Égyptien à Gondreville prier monsieur Lechesneau de venir procéder lui-même à l’arrestation des gentilshommes de Cinq-Cygne, afin d’opérer simultanément, car il se transportait à la ferme de Michu, pour y surprendre le prétendu chef des malfaiteurs. Ces nouveaux éléments parurent si décisifs, que Lechesneau partit aussitôt pour Cinq-Cygne, en recommandant à Grévin de faire soigneusement garder les empreintes laissées par le pied des chevaux dans le parc. Le directeur du jury savait quel plaisir causerait à Troyes sa procédure contre d’anciens nobles, les ennemis du peuple, devenus les ennemis de l’Empereur. En de pareilles dispositions, un magistrat prend facilement de simples présomptions pour des preuves évidentes. Néanmoins, en allant de Gondreville à Cinq-Cygne dans la propre voiture du sénateur, Lechesneau qui, certes, eût fait un grand magistrat sans la passion à laquelle il dut sa disgrâce, car l’Empereur devint prude, trouva l’audace des jeunes gens et de Michu bien folle et peu en harmonie avec l’esprit de mademoiselle de Cinq-Cygne. Il crut en lui-même à des intentions autres que celles d’arracher au sénateur une rétrocession de Gondreville. En toute chose, même en magistrature, il existe ce qu’il faut appeler la conscience du métier. Les perplexités de Lechesneau résultaient de cette conscience que tout homme met à s’acquitter des devoirs qui lui plaisent, et que les savants portent dans la science, les artistes dans l’art, les juges dans la justice. Aussi peut-être les juges offrent-ils aux accusés plus de garanties que les jurés. Le magistrat ne se fie qu’aux lois de la raison, tandis que le juré se laisse entraîner par les ondes du sentiment. Le directeur du jury se posa plusieurs questions à lui-même, en se proposant d’y chercher des solutions satisfaisantes dans l’arrestation même des délinquants. Quoique la nouvelle de l’enlèvement de Malin agitât déjà la ville de Troyes, elle était encore ignorée dans Arcis à huit heures, car tout le monde soupait quand on y vint chercher la gendarmerie et le juge de paix; enfin personne ne la savait à Cinq-Cygne, dont la vallée et le château étaient pour la seconde fois cernés, mais cette fois par la Justice et non par la Police: les transactions, possibles avec l’une, sont souvent impossibles avec l’autre.

Laurence n’avait eu qu’à dire à Marthe, à Catherine et aux Durieu de rester dans le château sans en sortir ni regarder au dehors, pour être strictement obéie par eux. A chaque voyage, les chevaux stationnèrent dans le chemin creux, en face de la brèche, et de là, Robert et Michu, les plus robustes de la troupe, avaient pu transporter secrètement les sacs par la brèche dans une cave située sous l’escalier de la tour dite de Mademoiselle. En arrivant au château vers cinq heures et demie, les quatre gentilshommes et Michu se mirent aussitôt à y enterrer l’or. Laurence et les d’Hauteserre jugèrent convenable de murer le caveau. Michu se chargea de cette opération en se faisant aider par Gothard, qui courut à la ferme chercher quelques sacs de plâtre restés lors de la construction, et Marthe retourna chez elle pour donner secrètement les sacs à Gothard. La ferme bâtie par Michu se trouvait sur l’éminence d’où jadis il avait aperçu les gendarmes, et l’on y allait par le chemin creux. Michu, très affamé, se dépêcha si bien que, vers sept heures et demie, il eut fini sa besogne. Il revenait d’un pas leste, afin d’empêcher Gothard d’apporter un dernier sac de plâtre dont il avait cru avoir besoin. Sa ferme était déjà cernée par le garde-champêtre de Cinq-Cygne, par le juge de paix, son greffier et trois gendarmes qui se cachèrent et le laissèrent entrer en l’entendant venir.

Michu rencontra Gothard, un sac sur l’épaule, et lui cria de loin:—C’est fini, petit, reporte-le, et dîne avec nous.

Michu, le front en sueur, les vêtements souillés de plâtre et de débris de pierres meulières boueuses provenant des décombres de la brèche, entra tout joyeux dans la cuisine de sa ferme, où la mère de Marthe et Marthe servaient la soupe en l’attendant.

Au moment où Michu tournait le robinet de la fontaine pour se laver les mains, le juge de paix se présenta, accompagné de son greffier et du garde-champêtre.

—Que nous voulez-vous, monsieur Pigoult? demanda Michu.

—Au nom de l’Empereur et de la Loi, je vous arrête! dit le juge de paix.

Les trois gendarmes se montrèrent alors amenant Gothard. En voyant les chapeaux bordés, Marthe et sa mère échangèrent un regard de terreur.

—Ah! bah! Et pourquoi? demanda Michu qui s’assit à sa table en disant à sa femme:—Sers-moi, je meurs de faim.

—Vous le savez aussi bien que nous, dit le juge de paix qui fit signe à son greffier de commencer le procès-verbal, après avoir exhibé le mandat d’arrêt au fermier.

—Eh bien! tu fais l’étonné, Gothard. Veux-tu dîner, oui ou non? dit Michu. Laisse-leur écrire leurs bêtises.

—Vous reconnaissez l’état dans lequel sont vos vêtements? dit le juge de paix. Vous ne niez pas non plus les paroles que vous avez dites à Gothard dans votre cour.

Michu, servi par sa femme stupéfaite de son sang-froid, mangeait avec l’avidité que donne la faim, et ne répondait point; il avait la bouche pleine et le cœur innocent. L’appétit de Gothard fut suspendu par une horrible crainte.

—Voyons, dit le garde-champêtre à l’oreille de Michu, qu’avez-vous fait du sénateur? Il s’en va, pour vous, à entendre les gens de justice, de la peine de mort.

—Ah! mon Dieu! cria Marthe qui surprit les derniers mots et tomba comme foudroyée.

—Violette nous aura joué quelque vilain tour! s’écria Michu en se souvenant des paroles de Laurence.

—Ah! vous savez donc que Violette vous a vu, dit le juge de paix.

Michu se mordit les lèvres, et résolut de ne plus rien dire. Gothard imita cette réserve. En voyant l’inutilité de ses efforts pour le faire parler, et connaissant d’ailleurs ce qu’on nommait dans le pays la perversité de Michu, le juge de paix ordonna de lui lier les mains ainsi qu’à Gothard, et de les emmener au château de Cinq-Cygne, sur lequel il se dirigea pour y rejoindre le directeur du jury.

Les gentilshommes et Laurence avaient trop appétit, et le dîner leur offrait un trop violent intérêt pour qu’ils le retardassent en faisant leur toilette. Ils vinrent, elle en amazone, eux en culotte de peau blanche, en bottes à l’écuyère et dans leur veste de drap vert retrouver au salon monsieur et madame d’Hauteserre, qui étaient assez inquiets. Le bonhomme avait remarqué des allées et venues, et surtout la défiance dont il fut l’objet, car Laurence n’avait pu le soumettre à la consigne des gens. Donc, à un moment où l’un de ses fils avait évité de lui répondre en s’enfuyant, il était venu dire à sa femme:—Je crains que Laurence ne nous taille encore des croupières!

—Quelle espèce de chasse avez-vous faite aujourd’hui? demanda madame d’Hauteserre à Laurence.

—Ah! vous apprendrez quelque jour le mauvais coup auquel vos enfants ont participé, répondit-elle en riant.

Quoique dites par plaisanterie, ces paroles firent frémir la vieille dame. Catherine annonça le dîner. Laurence donna le bras à monsieur d’Hauteserre, et sourit de la malice qu’elle faisait à ses cousins, en forçant l’un d’eux à offrir son bras à la vieille dame, transformée en oracle par leur convention.

Le marquis de Simeuse conduisit madame d’Hauteserre à table. La situation devint alors si solennelle, que le Benedicite fini, Laurence et ses deux cousins éprouvèrent au cœur des palpitations violentes. Madame d’Hauteserre, qui servait, fut frappée de l’anxiété peinte sur le visage des deux Simeuse et de l’altération que présentait la figure moutonne de Laurence.

—Mais il s’est passé quelque chose d’extraordinaire? s’écria-t-elle en les regardant tous.

—A qui parlez-vous? dit Laurence.

—A vous tous, répondit la vieille dame.

—Quant à moi, ma mère, dit Robert, j’ai une faim de loup.

Madame d’Hauteserre, toujours troublée, offrit au marquis de Simeuse une assiette qu’elle destinait au cadet.

—Je suis comme votre mère, je me trompe toujours, même malgré vos cravates. Je croyais servir votre frère, lui dit-elle.

—Vous le servez mieux que vous ne pensez, dit le cadet en pâlissant. Le voilà comte de Cinq-Cygne.

Ce pauvre enfant si gai devint triste pour toujours; mais il trouva la force de regarder Laurence en souriant, et de comprimer ses regrets mortels. En un instant, l’amant s’abîma dans le frère.

—Comment! la comtesse aurait fait son choix? s’écria la vieille dame.

—Non, dit Laurence, nous avons laissé agir le sort, et vous en étiez l’instrument.

Elle raconta la convention stipulée le matin. L’aîné des Simeuse, qui voyait s’augmenter la pâleur du visage chez son frère, éprouvait de moment en moment le besoin de s’écrier:—Épouse-la, j’irai mourir, moi! Au moment où l’on servait le dessert, les habitants de Cinq-Cygne entendirent frapper à la croisée de la salle à manger, du côté du jardin. L’aîné des d’Hauteserre, qui alla ouvrir, livra passage au curé dont la culotte s’était déchirée aux treillis en escaladant les murs du parc.

—Fuyez, on vient vous arrêter!

—Pourquoi?

—Je ne sais pas encore, mais on procède contre vous.

Ces paroles furent accueillies par des rires universels.

—Nous sommes innocents, s’écrièrent les gentilshommes.

—Innocents ou coupables, dit le curé, montez à cheval et gagnez la frontière. Là, vous serez à même de prouver votre innocence. On revient sur une condamnation par contumace, on ne revient pas d’une condamnation contradictoire obtenue par les passions populaires, et préparée par les préjugés. Souvenez-vous du mot du président de Harlay: Si l’on m’accusait d’avoir emporté les tours de Notre-Dame, je commencerais par m’enfuir.

—Mais fuir, n’est-ce pas s’avouer coupable? dit le marquis de Simeuse.

—Ne fuyez pas!... dit Laurence.

—Toujours de sublimes sottises, dit le curé au désespoir. Si j’avais la puissance de Dieu, je vous enlèverais. Mais si l’on me trouve ici, dans cet état, ils tourneront contre vous et moi cette singulière visite, je me sauve par la même voie. Songez-y! vous avez encore le temps. Les gens de justice n’ont pas pensé au mur mitoyen du presbytère, et vous êtes cernés de tous côtés.

Le retentissement des pas d’une foule et le bruit des sabres de la gendarmerie, remplirent la cour et parvinrent dans la salle à manger quelques instants après le départ du pauvre curé, qui n’eut pas plus de succès dans ses conseils que le marquis de Chargebœuf dans les siens.

—Notre existence commune, dit mélancoliquement le cadet de Simeuse à Laurence, est une monstruosité et nous éprouvons un monstrueux amour. Cette monstruosité a gagné votre cœur. Peut-être est-ce parce que les lois de la nature sont bouleversées en eux que les jumeaux dont l’histoire nous est conservée ont tous été malheureux. Quant à nous, voyez avec quelle persistance le sort nous poursuit. Voilà votre décision fatalement retardée.

Laurence était hébétée, elle entendit comme un bourdonnement ces paroles, sinistres pour elle, prononcées par le directeur du jury:—Au nom de l’Empereur et de la loi! j’arrête les sieurs Paul-Marie et Marie-Paul Simeuse, Adrien et Robert d’Hauteserre. Ces messieurs, ajouta-t-il en montrant à ceux qui l’accompagnaient des traces de boue sur les vêtements des prévenus, ne nieront pas d’avoir passé une partie de cette journée à cheval?

—De quoi les accusez-vous? demanda fièrement mademoiselle de Cinq-Cygne.

—Vous n’arrêtez pas mademoiselle? dit Giguet.

—Je la laisse en liberté, sous caution, jusqu’à un plus ample examen des charges qui pèsent sur elle.

Goulard offrit sa caution en demandant simplement à la comtesse sa parole d’honneur de ne pas s’évader. Laurence foudroya l’ancien piqueur de la maison de Simeuse par un regard plein de hauteur qui lui fit de cet homme un ennemi mortel, et une larme sortit de ses yeux, une de ces larmes de rage qui annoncent un enfer de douleurs. Les quatre gentilshommes échangèrent un regard terrible et restèrent immobiles. Monsieur et madame d’Hauteserre, craignant d’avoir été trompés par les quatre jeunes gens et par Laurence, étaient dans un état de stupeur indicible. Cloués dans leurs fauteuils, ces parents, qui se voyaient arracher leurs enfants après avoir tant craint pour eux et les avoir reconquis, regardaient sans voir, écoutaient sans entendre.

—Faut-il vous demander d’être ma caution, monsieur d’Hauteserre? cria Laurence à son ancien tuteur, qui fut réveillé par ce cri pour lui clair et déchirant comme le son de la trompette du jugement dernier.

Le vieillard essuya les larmes qui lui vinrent aux yeux, il comprit tout et dit à sa parente d’une voix faible:—Pardon, comtesse, vous savez que je vous appartiens corps et âme.

Lechesneau, frappé d’abord de la tranquillité de ces coupables qui dînaient, revint à ses premiers sentiments sur leur culpabilité quand il vit la stupeur des parents et l’air songeur de Laurence, qui cherchait à deviner le piége qu’on lui avait tendu.

—Messieurs, dit-il poliment, vous êtes trop bien élevés pour faire une résistance inutile; suivez-moi tous les quatre aux écuries où il est nécessaire de détacher en votre présence les fers de vos chevaux, qui deviendront des pièces importantes au procès, et démontreront peut-être votre innocence ou votre culpabilité. Venez aussi, mademoiselle...

Le maréchal ferrant de Cinq-Cygne et son garçon avaient été requis par Lechesneau de venir en qualité d’experts. Pendant l’opération qui se faisait aux écuries, le juge de paix amena Gothard et Michu. L’opération de détacher les fers à chaque cheval, et de les réunir en les désignant, afin de procéder à la confrontation des marques laissées dans le parc par les chevaux des auteurs de l’attentat, prit du temps. Néanmoins Lechesneau, prévenu de l’arrivée de Pigoult, laissa les accusés avec les gendarmes, vint dans la salle à manger pour dicter le procès-verbal, et le juge de paix lui montra l’état des vêtements de Michu en racontant les circonstances de l’arrestation.

—Ils auront tué le sénateur et l’auront plâtré dans quelque muraille, dit en finissant Pigoult à Lechesneau.

—Maintenant, j’en ai peur, répondit le magistrat.—Où as-tu porté le plâtre? dit-il à Gothard.

Gothard se mit à pleurer.

—La justice l’effraie, dit Michu dont les yeux lançaient des flammes comme ceux d’un lion pris dans un filet.

Tous les gens de la maison retenus chez le maire arrivèrent alors, ils encombrèrent l’antichambre où Catherine et les Durieu pleuraient, et leur apprirent l’importance des réponses qu’ils avaient faites. A toutes les questions du directeur et du juge de paix, Gothard répondit par des sanglots; en pleurant il finit par se donner une sorte d’attaque convulsive qui les effraya, et ils le laissèrent. Le petit drôle, ne se voyant plus surveillé, regarda Michu en souriant, et Michu l’approuva par un regard. Lechesneau quitta le juge de paix pour aller presser les experts.

—Monsieur, dit enfin madame d’Hauteserre en s’adressant à Pigoult, pouvez-vous nous expliquer la cause de ces arrestations?

—Ces messieurs sont accusés d’avoir enlevé le sénateur à main armée, et de l’avoir séquestré, car nous ne supposons pas qu’ils l’aient tué, malgré les apparences.

—Et quelles peines encourraient les auteurs de ce crime? demanda le bonhomme.

—Mais comme les lois auxquelles il n’est pas dérogé par le Code actuel resteront en vigueur, il y a peine de mort, reprit le juge de paix.

—Peine de mort! s’écria madame d’Hauteserre qui s’évanouit.

Le curé se présenta dans ce moment avec sa sœur, qui appela Catherine et la Durieu.

—Mais nous ne l’avons seulement pas vu, votre maudit sénateur, s’écria Michu.

—Madame Marion, madame Grévin, monsieur Grévin, le valet de chambre du sénateur, Violette, ne peuvent pas en dire autant de vous, répondit Pigoult avec le sourire aigre du magistrat convaincu.

—Je n’y comprends rien, dit Michu, que cette réponse frappa de stupeur et qui commença dès lors à se croire entortillé avec ses maîtres dans quelque trame ourdie contre eux.

En ce moment tout le monde revint des écuries. Laurence accourut à madame d’Hauteserre qui reprit ses sens pour lui dire:—Il y a peine de mort.

—Peine de mort!... répéta Laurence en regardant les quatre gentilshommes.

Ce mot répandit un effroi dont profita Giguet, en homme instruit par Corentin.

—Tout peut s’arranger encore, dit-il en emmenant le marquis de Simeuse dans un coin de la salle à manger, peut-être n’est-ce qu’une plaisanterie? Que diable! vous avez été militaires. Entre soldats on s’entend. Qu’avez-vous fait du sénateur? Si vous l’avez tué, tout est dit; mais si vous l’avez séquestré, rendez-le, vous voyez bien que votre coup est manqué. Je suis certain que le directeur du jury, d’accord avec le sénateur, étouffera les poursuites.

—Nous ne comprenons absolument rien à vos questions, dit le marquis de Simeuse.

—Si vous le prenez sur ce ton, cela ira loin, dit le lieutenant.

—Chère cousine, dit le marquis de Simeuse, nous allons en prison, mais ne soyez pas inquiète, nous reviendrons dans quelques heures: il y a dans cette affaire des malentendus qui vont s’expliquer.

—Je le souhaite pour vous, messieurs, dit le magistrat en faisant signe à Giguet d’emmener les quatre gentilshommes, Gothard et Michu.—Ne les conduisez pas à Troyes, dit-il au lieutenant, gardez-les à votre poste d’Arcis; ils doivent être présents demain, au jour, à la vérification des fers de leurs chevaux avec les empreintes laissées dans le parc.

Lechesneau et Pigoult ne partirent qu’après avoir interrogé Catherine, monsieur, madame d’Hauteserre et Laurence. Les Durieu, Catherine et Marthe déclarèrent n’avoir vu leurs maîtres qu’au déjeuner; monsieur d’Hauteserre déclara les avoir vus à trois heures. Quand, à minuit, Laurence se vit entre monsieur et madame d’Hauteserre, devant l’abbé Goujet et sa sœur, sans les quatre jeunes gens qui, depuis dix-huit mois, étaient la vie de ce château, son amour et sa joie, elle garda pendant longtemps un silence que personne n’osa rompre. Jamais affliction ne fut plus profonde ni plus complète. Enfin, on entendit un soupir, on regarda.

Marthe, oubliée dans un coin, se leva, disant:—La mort! madame!... on nous les tuera, malgré leur innocence.

—Qu’avez-vous fait! dit le curé.

Laurence sortit sans répondre. Elle avait besoin de la solitude pour retrouver sa force au milieu de ce désastre imprévu.

CHAPITRE III.
UN PROCÈS POLITIQUE SOUS L’EMPIRE.

A trente-quatre ans de distance, pendant lesquels il s’est fait trois grandes révolutions, les vieillards seuls peuvent se rappeler aujourd’hui le tapage inouï produit en Europe par l’enlèvement d’un sénateur de l’Empire français. Aucun procès, si ce n’est ceux de Trumeau, l’épicier de la place Saint-Michel et celui de la veuve Morin, sous l’Empire; ceux de Fualdès et de Castaing, sous la Restauration; ceux de madame Lafarge et Fieschi, sous le gouvernement actuel, n’égala en intérêt et en curiosité celui des jeunes gens accusés de l’enlèvement de Malin. Un pareil attentat contre un membre de son Sénat excita la colère de l’Empereur, à qui l’on apprit l’arrestation des délinquants presque en même temps que la perpétration du délit et le résultat négatif des recherches. La forêt fouillée dans ses profondeurs, l’Aube et les départements environnants parcourus dans toute leur étendue, n’offrirent pas le moindre indice du passage ou de la séquestration du comte de Gondreville. Le grand juge, mandé par Napoléon, vint après avoir pris des renseignements auprès du ministre de la police, et lui expliqua la position de Malin vis-à-vis des Simeuse. L’Empereur, alors occupé de choses graves, trouva la solution de l’affaire dans les faits antérieurs.

—Ces jeunes gens sont fous, dit-il. Un jurisconsulte comme Malin doit revenir sur des actes arrachés par la violence. Surveillez ces nobles pour savoir comment ils s’y prendront pour relâcher le comte de Gondreville.

Il enjoignit de déployer la plus grande célérité dans une affaire où il vit un attentat contre ses institutions, un fatal exemple de résistance aux effets de la Révolution, une atteinte à la grande question des biens nationaux, et un obstacle à cette fusion des partis qui fut la constante occupation de sa politique intérieure. Enfin il se trouvait joué par ces jeunes gens qui lui avaient promis de vivre tranquillement.

—La prédiction de Fouché s’est réalisée, s’écria-t-il en se rappelant la phrase échappée deux ans auparavant à son ministre actuel de la police qui ne l’avait dite que sous l’impression du rapport fait par Corentin sur Laurence.

On ne peut pas se figurer, sous un gouvernement constitutionnel où personne ne s’intéresse à une Chose Publique aveugle et muette, ingrate et froide, le zèle qu’un mot de l’Empereur imprimait à sa machine politique ou administrative. Cette puissante volonté semblait se communiquer aux choses aussi bien qu’aux hommes. Une fois son mot dit, l’Empereur, surpris par la coalition de 1806, oublia l’affaire. Il pensait à de nouvelles batailles à livrer, et s’occupait de masser ses régiments pour frapper un grand coup au cœur de la monarchie prussienne. Mais son désir de voir faire prompte justice trouva un puissant véhicule dans l’incertitude qui affectait la position de tous les magistrats de l’Empire. En ce moment Cambacérès, en sa qualité d’archichancelier, et le grand juge Régnier préparaient l’institution des tribunaux de première instance, des cours impériales et de la cour de cassation; ils agitaient la question des costumes auxquels Napoléon tenait tant et avec tant de raison; ils revisaient le personnel et recherchaient les restes des parlements abolis. Naturellement, les magistrats du département de l’Aube pensèrent que donner des preuves de zèle dans l’affaire de l’enlèvement du comte de Gondreville, serait une excellente recommandation. Les suppositions de Napoléon devinrent alors des certitudes pour les courtisans et pour les masses.

La paix régnait encore sur le continent, et l’admiration pour l’Empereur était unanime en France: il cajolait les intérêts, les vanités, les personnes, les choses, enfin tout jusqu’aux souvenirs. Cette entreprise parut donc à tout le monde une atteinte au bonheur public. Ainsi les pauvres gentilshommes innocents furent couverts d’un opprobre général. En petit nombre et confinés dans leurs terres, les nobles déploraient cette affaire entre eux, mais pas un n’osait ouvrir la bouche. Comment, en effet, s’opposer au déchaînement de l’opinion publique? Dans tout le département on exhumait les cadavres des onze personnes tuées en 1792, à travers les persiennes de l’hôtel de Cinq-Cygne, et l’on en accablait les accusés. On craignait que les émigrés enhardis n’exerçassent tous des violences sur les acquéreurs de leurs biens, pour en préparer la restitution en protestant ainsi contre un injuste dépouillement. Ces nobles gens furent donc traités de brigands, de voleurs, d’assassins, et la complicité de Michu leur devint surtout fatale. Cet homme qui avait coupé, lui ou son beau-père, toutes les têtes tombées dans le département pendant la Terreur, était l’objet des contes les plus ridicules. L’exaspération fut d’autant plus vive que Malin avait à peu près placé tous les fonctionnaires de l’Aube. Aucune voix généreuse ne s’éleva pour contredire la voix publique. Enfin les malheureux n’avaient aucun moyen légal de combattre les préventions; car, en soumettant à des jurés et les éléments de l’accusation et le jugement, le code de Brumaire an IV n’avait pu donner aux accusés l’immense garantie du recours en cassation pour cause de suspicion légitime. Le surlendemain de l’arrestation, les maîtres et les gens du château de Cinq-Cygne furent assignés à comparaître devant le jury d’accusation. On laissa Cinq-Cygne à la garde du fermier, sous l’inspection de l’abbé Goujet et de sa sœur qui s’y établirent. Mademoiselle de Cinq-Cygne, monsieur et madame d’Hauteserre vinrent occuper la petite maison que possédait Durieu dans un de ces longs et larges faubourgs qui s’étalent autour de la ville de Troyes. Laurence eut le cœur serré quand elle reconnut la fureur des masses, la malignité de la bourgeoisie et l’hostilité de l’administration par plusieurs de ces petits événements qui arrivent toujours aux parents des gens impliqués dans une affaire criminelle, dans les villes de province où elles se jugent. C’est, au lieu de mots encourageants et pleins de compassion, des conversations entendues où éclatent d’affreux désirs de vengeance; des témoignages de haine à la place des actes de la stricte politesse ou de la réserve ordonnée par la décence, mais surtout un isolement dont s’affectent les hommes ordinaires, et d’autant plus rapidement senti que le malheur excite la défiance. Laurence, qui avait recouvré toute sa force, comptait sur les clartés de l’innocence et méprisait trop la foule pour s’épouvanter de ce silence désapprobateur par lequel on l’accueillait. Elle soutenait le courage de monsieur et madame d’Hauteserre, tout en pensant à la bataille judiciaire qui, d’après la rapidité de la procédure, devait bientôt se livrer devant la cour criminelle. Mais elle allait recevoir un coup auquel elle ne s’attendait point et qui diminua son courage. Au milieu de ce désastre et par le déchaînement général, au moment où cette famille affligée se voyait comme dans un désert, un homme grandit tout à coup aux yeux de Laurence et montra toute la beauté de son caractère. Le lendemain du jour où l’accusation approuvée par la formule: Oui, il y a lieu, que le chef du jury écrivait au bas de l’acte, fut renvoyée à l’accusateur public, et que le mandat d’arrêt décerné contre les accusés eut été converti en une ordonnance de prise de corps, le marquis de Chargebœuf vint courageusement dans sa vieille calèche au secours de sa jeune parente. Prévoyant la promptitude de la justice, le chef de cette grande famille s’était hâté d’aller à Paris, d’où il amenait l’un des plus rusés et des plus honnêtes procureurs du vieux temps, Bordin, qui devint, à Paris, l’avoué de la noblesse pendant dix ans, et dont le successeur fut le célèbre avoué Derville. Ce digne procureur choisit aussitôt pour avocat le petit-fils d’un ancien président du parlement de Normandie qui se destinait à la magistrature et dont les études s’étaient faites sous sa tutelle. Ce jeune avocat, pour employer une dénomination abolie que l’Empereur allait faire revivre, fut en effet nommé substitut du procureur général à Paris après le procès actuel, et devint un de nos plus célèbres magistrats. Monsieur de Grandville accepta cette défense comme une occasion de débuter avec éclat. A cette époque, les avocats étaient remplacés par des défenseurs officieux. Ainsi le droit de défense n’était pas restreint, tous les citoyens pouvaient plaider la cause de l’innocence; mais les accusés n’en prenaient pas moins d’anciens avocats pour se défendre. Le vieux marquis, effrayé des ravages que la douleur avait faits chez Laurence, fut admirable de bon goût et de convenance. Il ne rappela point ses conseils donnés en pure perte; il présenta Bordin comme un oracle dont les avis devaient être suivis à la lettre, et le jeune de Grandville comme un défenseur en qui l’on pouvait avoir une entière confiance.

Laurence tendit la main au vieux marquis, et lui serra la sienne avec une vivacité qui le charma.

—Vous aviez raison, lui dit-elle.

—Voulez-vous maintenant écouter mes conseils? demanda-t-il.

La jeune comtesse fit, ainsi que monsieur et madame d’Hauteserre, un signe d’assentiment.

—Eh bien! venez dans ma maison, elle est au centre de la ville près du tribunal; vous et vos avocats, vous vous y trouverez mieux qu’ici où vous êtes entassés, et beaucoup trop loin du champ de bataille. Vous auriez la ville à traverser tous les jours.

Laurence accepta; le vieillard l’emmena ainsi que madame d’Hauteserre à sa maison, qui fut celle des défenseurs et des habitants de Cinq-Cygne tant que dura le procès. Après le dîner, les portes closes, Bordin se fit raconter exactement par Laurence les circonstances de l’affaire en la priant de n’omettre aucun détail, quoique déjà quelques-uns des faits antérieurs eussent été dits à Bordin et au jeune défenseur par le marquis durant leur voyage de Paris à Troyes. Bordin écouta, les pieds au feu, sans se donner la moindre importance. Le jeune avocat, lui, ne put s’empêcher de se partager entre son admiration pour mademoiselle de Cinq-Cygne et l’attention qu’il devait aux éléments de la cause.

—Est-ce bien tout? demanda Bordin quand Laurence eut raconté les événements du drame tels que ce récit les a présentés jusqu’à présent.

—Oui, répondit-elle.

Le silence le plus profond régna pendant quelques instants dans le salon de l’hôtel de Chargebœuf où se passait cette scène, une des plus graves qui aient lieu durant la vie, et une des plus rares aussi. Tout procès est jugé par les avocats avant les juges, de même que la mort du malade est pressentie par les médecins, avant la lutte que les uns soutiendront avec la nature et les autres avec la justice. Laurence, monsieur et madame d’Hauteserre, le marquis avaient les yeux sur la vieille figure noire et profondément labourée par la petite vérole de ce vieux procureur qui allait prononcer des paroles de vie ou de mort. Monsieur d’Hauteserre s’essuya des gouttes de sueur sur le front. Laurence regarda le jeune avocat et lui trouva le visage attristé.

—Eh bien! mon cher Bordin? dit le marquis en lui tendant sa tabatière où le procureur puisa d’une façon distraite.

Bordin frotta le gras de ses jambes vêtues de gros bas de filoselle noire, car il était en culotte de drap noir, et portait un habit qui se rapprochait par sa forme des habits dits à la française; il jeta son regard malicieux sur ses clients en y donnant une expression craintive, mais il les glaça.

—Faut-il vous disséquer cela, dit-il, et vous parler franchement?

—Mais allez donc, monsieur! dit Laurence.

—Tout ce que vous avez fait de bien se tourne en charges contre vous, lui dit alors le vieux praticien. On ne peut pas sauver vos parents, on ne pourra que faire diminuer la peine. La vente que vous avez ordonné à Michu de faire de ses biens, sera prise pour la preuve la plus évidente de vos intentions criminelles sur le sénateur. Vous avez envoyé vos gens exprès à Troyes pour être seuls, et cela sera d’autant plus plausible que c’est la vérité. L’aîné des d’Hauteserre a dit à Beauvisage un mot terrible qui vous perd tous. Vous en avez dit un autre dans votre cour qui prouvait longtemps à l’avance vos mauvais vouloirs contre Gondreville. Quant à vous, vous étiez à la grille en observation au moment du coup; si l’on ne vous poursuit pas, c’est pour ne pas mettre un élément d’intérêt dans l’affaire.

—La cause n’est pas tenable, dit monsieur de Grandville.

—Elle l’est d’autant moins, reprit Bordin, qu’on ne peut plus dire la vérité. Michu, messieurs de Simeuse et d’Hauteserre doivent s’en tenir tout simplement à prétendre qu’ils sont allés dans la forêt avec vous pendant une partie de la journée et qu’ils sont venus déjeuner à Cinq-Cygne. Mais si nous pouvons établir que vous y étiez tous à trois heures pendant que l’attentat avait lieu, quels sont nos témoins? Marthe, la femme d’un accusé, les Durieu, Catherine, gens à votre service, monsieur et madame, père et mère de deux accusés. Ces témoins sont sans valeur, la loi ne les admet pas contre vous, le bon sens les repousse en votre faveur. Si, par malheur, vous disiez être allé chercher onze cent mille francs d’or dans la forêt, vous enverriez tous les accusés aux galères comme voleurs. Accusateur public, jurés, juges, audience, et la France croiraient que vous avez pris cet or à Gondreville, et que vous avez séquestré le sénateur pour faire votre coup. En admettant l’accusation telle qu’elle est en ce moment, l’affaire n’est pas claire; mais, dans sa vérité pure, elle deviendrait limpide: les jurés expliqueraient par le vol toutes les parties ténébreuses, car royaliste aujourd’hui veut dire brigand! Le cas actuel présente une vengeance admissible dans la situation politique. Les accusés encourent la peine de mort, mais elle n’est pas déshonorante à tous les yeux; tandis qu’en y mêlant la soustraction des espèces qui ne paraîtra jamais légitime, vous perdrez les bénéfices de l’intérêt qui s’attache à des condamnés à mort, quand leur crime paraît excusable. Dans le premier moment, quand vous pouviez montrer vos cachettes, le plan de la forêt, les tuyaux de fer-blanc, l’or, pour justifier l’emploi de votre journée, il eût été possible de s’en tirer en présence de magistrats impartiaux; mais dans l’état des choses, il faut se taire. Dieu veuille qu’aucun des six accusés n’ait compromis la cause, mais nous verrons à tirer parti de leurs interrogatoires.

Laurence se tordit les mains de désespoir et leva les yeux au ciel par un regard désolant, car elle aperçut alors dans toute sa profondeur le précipice où ses cousins étaient tombés. Le marquis et le jeune défenseur approuvaient le terrible discours de Bordin. Le bonhomme d’Hauteserre pleurait.

—Pourquoi ne pas avoir écouté l’abbé Goujet qui voulait les faire enfuir? dit madame d’Hauteserre exaspérée.

—Ah! s’écria l’ancien procureur, si vous avez pu les faire sauver, et que vous ne l’ayez pas fait, vous les aurez tués vous-mêmes. La contumace donne du temps. Avec le temps, les innocents éclaircissent les affaires. Celle-ci me semble la plus ténébreuse que j’aie vue de ma vie, pendant laquelle j’en ai cependant bien débrouillé.

—Elle est inexplicable pour tout le monde, et même pour nous, dit monsieur de Grandville. Si les accusés sont innocents, le coup a été fait par d’autres. Cinq personnes ne viennent pas dans un pays comme par enchantement, ne se procurent pas des chevaux ferrés comme ceux des accusés, n’empruntent pas leur ressemblance et ne mettent pas Malin dans une fosse, exprès pour perdre Michu, messieurs d’Hauteserre et de Simeuse. Les inconnus, les vrais coupables, avaient un intérêt quelconque à se mettre dans la peau de ces cinq innocents; pour les retrouver, pour chercher leurs traces, il nous faudrait, comme au gouvernement, autant d’agents et d’yeux qu’il y a de communes dans un rayon de vingt lieues.

—C’est là chose impossible, dit Bordin. Il n’y faut même pas songer. Depuis que les sociétés ont inventé la justice, elles n’ont jamais trouvé le moyen de donner à l’innocence accusée un pouvoir égal à celui dont le magistrat dispose contre le crime. La justice n’est pas bilatérale. La Défense, qui n’a ni espions, ni police, ne dispose pas en faveur de ses clients de la puissance sociale. L’innocence n’a que le raisonnement pour elle; et le raisonnement, qui peut frapper des juges, est souvent impuissant sur les esprits prévenus des jurés. Le pays est tout entier contre vous. Les huit jurés qui ont sanctionné l’acte d’accusation étaient des propriétaires de biens nationaux. Nous aurons dans nos jurés de jugement des gens qui seront, comme les premiers, acquéreurs, vendeurs de biens nationaux ou employés. Enfin, nous aurons un jury Malin. Aussi faut-il un système complet de défense, n’en sortez pas, et périssez dans votre innocence. Vous serez condamnés. Nous irons au tribunal de cassation, et nous tâcherons d’y rester longtemps. Si, dans l’intervalle, je puis recueillir des preuves en votre faveur, vous aurez le recours en grâce. Voilà l’anatomie de l’affaire et mon avis. Si nous triomphons (car tout est possible en justice), ce serait un miracle; mais votre avocat est, parmi tous ceux que je connais, le plus capable de faire ce miracle, et j’y aiderai.

—Le sénateur doit avoir la clef de cette énigme, dit alors monsieur de Grandville, car on sait toujours qui nous en veut et pourquoi l’on nous en veut. Je le vois quittant Paris à la fin de l’hiver, venant à Gondreville seul, sans suite, s’y enfermant avec son notaire, et se livrant, pour ainsi dire, à cinq hommes qui l’empoignent.

—Certes, dit Bordin, sa conduite est au moins aussi extraordinaire que la nôtre; mais comment, à la face d’un pays soulevé contre nous, devenir accusateurs, d’accusés que nous étions? Il nous faudrait la bienveillance, le secours du Gouvernement, et mille fois plus de preuves que dans une situation ordinaire. J’aperçois là de la préméditation, et de la plus raffinée, chez nos adversaires inconnus, qui connaissaient la situation de Michu et de messieurs de Simeuse à l’égard de Malin. Ne pas parler! ne pas voler! il y a prudence. J’aperçois tout autre chose que des malfaiteurs sous ces masques. Mais dites donc ces choses-là aux jurés qu’on nous donnera!

Cette perspicacité dans les affaires privées qui rend certains avocats et certains magistrats si grands, étonnait et confondait Laurence; elle eut le cœur serré par cette épouvantable logique.

—Sur cent affaires criminelles, dit Bordin, il n’y en a pas dix que la Justice développe dans toute leur étendue, et il y en a peut-être un bon tiers dont le secret lui est inconnu. La vôtre est du nombre de celles qui sont indéchiffrables pour les accusés et pour les accusateurs, pour la Justice et pour le public. Quant au souverain, il a d’autres pois à lier qu’à secourir messieurs de Simeuse, quand même ils n’auraient pas voulu le renverser. Mais qui diable en veut à Malin? et que lui voulait-on?

Bordin et monsieur de Grandville se regardèrent, ils eurent l’air de douter de la véracité de Laurence. Ce mouvement fut pour la jeune fille une des plus cuisantes des mille douleurs de cette affaire; aussi jeta-t-elle aux deux défenseurs un regard qui tua chez eux tout mauvais soupçon.

Le lendemain la procédure fut remise aux défenseurs qui purent communiquer avec les accusés. Bordin apprit à la famille, qu’en gens de bien, les six accusés s’étaient bien tenus, pour employer un terme de métier.

—Monsieur de Grandville défendra Michu, dit Bordin.

—Michu?... s’écria monsieur de Chargebœuf, étonné de ce changement.

—Il est le cœur de l’affaire, et là est le danger, répliqua le vieux procureur.

—S’il est le plus exposé, la chose me semble juste! s’écria Laurence.

—Nous apercevons des chances, dit monsieur de Grandville, et nous allons bien les étudier. Si nous pouvons les sauver, ce sera parce que monsieur d’Hauteserre a dit à Michu de réparer l’un des poteaux de la barrière du chemin creux, et qu’un loup a été vu dans la forêt, car tout dépend des débats devant une cour criminelle, et les débats rouleront sur de petites choses que vous verrez devenir immenses.

Laurence tomba dans l’abattement intérieur qui doit mortifier l’âme de toutes les personnes d’action et de pensée, quand l’inutilité de l’action et de la pensée leur est démontrée. Il ne s’agissait plus ici de renverser un homme ou le pouvoir à l’aide de gens dévoués, de sympathies fanatiques enveloppées dans les ombres du mystère: elle voyait la société tout entière armée contre elle et ses cousins. On ne prend pas à soi seul une prison d’assaut, on ne délivre pas des prisonniers au sein d’une population hostile et sous les yeux d’une police éveillée par la prétendue audace des accusés. Aussi, quand effrayé de la stupeur de cette noble et courageuse fille que sa physionomie rendait plus stupide encore, le jeune défenseur essaya de relever son courage, lui répondit-elle:—Je me tais, je souffre et j’attends. L’accent, le geste et le regard firent de cette réponse une de ces choses sublimes auxquelles il manque un plus vaste théâtre pour devenir célèbres. Quelques instants après, le bonhomme d’Hauteserre disait au marquis de Chargebœuf:—Me suis-je donné de la peine pour mes deux malheureux enfants! J’ai déjà refait pour eux près de huit mille livres de rentes sur l’État. S’ils avaient voulu servir, ils auraient gagné des grades supérieurs et pourraient aujourd’hui se marier avantageusement. Voilà tous mes plans à vau-l’eau.

—Comment, lui dit sa femme, pouvez-vous songer à leurs intérêts, quand il s’agit de leur honneur et de leurs têtes.

—Monsieur d’Hauteserre pense à tout, dit le marquis.

Pendant que les habitants de Cinq-Cygne attendaient l’ouverture des débats à la cour criminelle et sollicitaient la permission de voir les prisonniers sans pouvoir l’obtenir, il se passait au château, dans le plus profond secret, un événement de la plus haute gravité. Marthe était revenue à Cinq-Cygne aussitôt après sa déposition devant le jury d’accusation, qui fut tellement insignifiante qu’elle ne fut pas assignée par l’accusateur public devant la cour criminelle. Comme toutes les personnes d’une excessive sensibilité, la pauvre femme restait assise dans le salon où elle tenait compagnie à mademoiselle Goujet, dans un état de stupeur qui faisait pitié. Pour elle, comme pour le curé d’ailleurs et pour tous ceux qui ne savaient point l’emploi que les accusés avaient fait de la journée, leur innocence paraissait douteuse. Par moments, Marthe croyait que Michu, ses maîtres et Laurence avaient exercé quelque vengeance sur le sénateur. La malheureuse femme connaissait assez le dévouement de Michu pour comprendre qu’il était de tous les accusés le plus en danger, soit à cause de ses antécédents, soit à cause de la part qu’il aurait prise dans l’exécution. L’abbé Goujet, sa sœur et Marthe se perdaient dans les probabilités auxquelles cette opinion donnait lieu; mais, à force de les méditer, ils laissaient leur esprit s’attacher à un sens quelconque. Le doute absolu que demande Descartes ne peut pas plus s’obtenir dans le cerveau de l’homme que le vide dans la nature, et l’opération spirituelle par laquelle il aurait lieu serait, comme l’effet de la machine pneumatique, une situation exceptionnelle et monstrueuse. En quelque matière que ce soit, on croit à quelque chose. Or, Marthe avait si peur de la culpabilité des accusés, que sa crainte équivalait à une croyance; et cette situation d’esprit lui fut fatale. Cinq jours après l’arrestation des gentilshommes, au moment où elle allait se coucher, sur les dix heures du soir, elle fut appelée dans la cour par sa mère qui arrivait à pied de la ferme.

—Un ouvrier de Troyes veut te parler de la part de Michu, et t’attend dans le chemin creux, dit-elle à Marthe.

Toutes deux passèrent par la brèche pour aller au plus court. Dans l’obscurité de la nuit et du chemin, il fut impossible à Marthe de distinguer autre chose que la masse d’une personne qui tranchait sur les ténèbres.

—Parlez, madame, afin que je sache si vous êtes bien madame Michu, dit cette personne d’une voix assez inquiète.

—Certainement, dit Marthe. Et que me voulez-vous?

—Bien, dit l’inconnu. Donnez-moi votre main, n’ayez pas peur de moi. Je viens, ajouta-t-il en se penchant à l’oreille de Marthe, de la part de Michu, vous remettre un petit mot. Je suis un des employés de la prison, et si mes supérieurs s’apercevaient de mon absence, nous serions tous perdus. Fiez-vous à moi. Dans les temps votre brave père m’a placé là. Aussi Michu a-t-il compté sur moi.

Il mit une lettre dans la main de Marthe et disparut vers la forêt sans attendre de réponse. Marthe eut comme un frisson en pensant qu’elle allait sans doute apprendre le secret de l’affaire. Elle courut à la ferme avec sa mère et s’enferma pour lire la lettre suivante:

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