La Comédie humaine - Volume 12. Scènes de la vie parisienne et scènes de la vie politique
UN PRINCE DE LA BOHÊME.
A HEINE.
Mon cher Heine, à vous cette Étude, à vous qui représentez à Paris l’esprit et la poésie de l’Allemagne comme en Allemagne vous représentez la vive et spirituelle critique française, à vous qui savez mieux que personne ce qu’il peut y avoir ici de critique, de plaisanterie, d’amour et de vérité.
De Balzac.
—Mon cher ami, dit madame de la Baudraye en tirant un manuscrit de dessous l’oreiller de sa causeuse, me pardonnerez-vous, dans la détresse où nous sommes, d’avoir fait une nouvelle de ce que vous nous avez dit, il y a quelques jours.
—Tout est de bonne prise dans le temps où nous sommes; n’avez-vous pas vu des auteurs qui, faute d’inventions, servent leurs propres cœurs et souvent celui de leurs maîtresses au public? On en viendra, ma chère, à chercher des aventures moins pour le plaisir d’en être les héros, que pour les raconter.
—Enfin la marquise de Rochefide et vous aurez payé notre loyer, et je ne crois pas, à la manière dont vont ici les choses, que je vous paye jamais le vôtre.
—Qui sait! peut-être vous arrivera-t-il la même bonne fortune qu’à madame de Rochefide. Allez!... j’écoute.
Madame de la Baudraye lut ce qui suit.
La scène est rue de Chartres du Roule, dans un magnifique salon. L’un des auteurs les plus célèbres de ce temps est assis sur une causeuse auprès d’une très illustre marquise avec laquelle il est intime comme doit l’être un homme distingué par une femme qui le garde près d’elle, moins comme un pis-aller que comme un complaisant patito.
—Hé bien! dit-elle, avez-vous trouvé ces lettres dont vous me parliez hier, et sans lesquelles vous ne pouviez pas me raconter tout ce qui le concerne?
—Je les ai!
—Vous avez la parole, je vous écoute comme un enfant à qui sa mère raconterait le Grand Serpentin vert.
—Entre toutes ces personnes de connaissance que nous avons l’habitude de nommer nos amis, je compte le jeune homme dont il est question. C’est un gentilhomme d’un esprit et d’un malheur infinis, plein d’excellentes intentions, d’une conversation ravissante, ayant beaucoup vu déjà, quoique jeune, et qui fait partie, en attendant mieux, de la Bohême. La Bohême, qu’il faudrait appeler la Doctrine du boulevard des Italiens, se compose de jeunes gens tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie dans leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des gens fort distingués; on les distingue déjà dans les jours de carnaval, pendant lesquels ils déchargent le trop-plein de leur esprit, à l’étroit durant le reste de l’année, en des inventions plus ou moins drolatiques. A quelle époque vivons-nous? Quel absurde pouvoir laisse ainsi se perdre des forces immenses? Il se trouve dans la Bohême des diplomates capables de renverser les projets de la Russie, s’ils se sentaient appuyés par la puissance de la France. On y rencontre des écrivains, des administrateurs, des militaires, des journalistes, des artistes! Enfin tous les genres de capacité, d’esprit y sont représentés. C’est un microcosme. Si l’empereur de Russie achetait la Bohême moyennant une vingtaine de millions, en admettant qu’elle voulût quitter l’asphalte des boulevards, et qu’il la déportât à Odessa; dans un an, Odessa serait Paris. Là se trouve la fleur inutile, et qui se dessèche, de cette admirable jeunesse française que Napoléon et Louis XIV recherchaient, que néglige depuis trente ans la gérontocratie sous laquelle tout se flétrit en France, belle jeunesse dont hier encore le professeur Tissot, homme peu suspect, disait: «Cette jeunesse, vraiment digne de lui, l’Empereur l’employait partout, dans ses conseils, dans l’administration générale, dans des négociations hérissées de difficultés ou pleines de périls, dans le gouvernement des pays conquis, et partout elle répondait à son attente! Les jeunes gens étaient pour lui les missi dominici de Charlemagne.» Ce mot de Bohême vous dit tout. La Bohême n’a rien et vit de ce qu’elle a. L’Espérance est sa religion, la Foi en soi-même est son code, la Charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune, mais au-dessus du destin. Toujours à cheval sur un si, spirituels comme des feuilletons, gais comme des gens qui doivent, oh! ils doivent autant qu’ils boivent! enfin, c’est là où j’en veux venir, ils sont tous amoureux, mais amoureux!... figurez-vous Lovelace, Henri IV, le Régent, Werther, Saint-Preux, René, le maréchal de Richelieu, réunis dans un seul homme, et vous aurez une idée de leur amour! Et quels amoureux? Éclectiques par excellence en amour, ils vous servent une passion comme une femme peut la vouloir; leur cœur ressemble à une carte de restaurant, ils ont mis en pratique, sans le savoir et sans l’avoir lu peut-être, le livre de l’Amour par Stendhal; ils ont la section de l’amour-goût, celle de l’amour-passion, l’amour-caprice, l’amour cristallisé, et surtout l’amour passager. Tout leur est bon, ils ont créé ce burlesque axiome: Toutes les femmes sont égales devant l’homme. Le texte de cet article est plus vigoureux; mais comme, selon moi, l’esprit en est faux, je ne tiens pas à la lettre. Madame, mon ami se nomme Gabriel-Jean-Anne-Victor-Benjamin-Georges-Ferdinand-Charles-Édouard Rusticoli, comte de la Palferine. Les Rusticoli, arrivés en France avec Catherine de Médicis, venaient alors d’être dépossédés d’une souveraineté minime en Toscane. Un peu parents des d’Este, ils se sont alliés aux Guise. Ils ont tué beaucoup de Protestants à la Saint-Barthélemy, et Charles IX leur a donné l’héritière du comté de la Palferine, confisqué, sur le duc de Savoie, et que Henri IV leur a racheté tout en leur en laissant le titre. Ce grand Roi fit la sottise de rendre ce fief au duc de Savoie. En échange, les comtes de la Palferine qui portaient avant que les Medici eussent des armes, d’argent à la croix fleurdelysée d’azur (la croix fut fleurdelysée par lettres patentes de Charles IX), sommé d’une couronne de comte et deux paysans pour supports, avec IN HOC SIGNO VINCIMUS pour devise, ont eu deux Charges de la Couronne et un gouvernement. Ils ont joué le plus beau rôle sous les Valois, et jusqu’au quasi-règne de Richelieu; puis ils se sont amoindris sous Louis XIV et ruinés sous Louis XV. Le grand-père de mon ami dévora les restes de cette brillante maison avec mademoiselle Laguerre, qu’il produit, lui, le premier, avant Bouret. Officier sans aucune fortune en 1789, le père de Charles-Édouard eut le bon esprit, la révolution aidant, de s’appeler Rusticoli. Ce père, qui d’ailleurs, épousa, durant les guerres d’Italie, une filleule de la comtesse Albani, une Capponi, de là le dernier prénom de la Palferine, fut l’un des meilleurs colonels de l’armée; aussi l’Empereur le nomma-t-il commandant de la Légion-d’Honneur, et le fit-il comte. Le colonel avait une légère déviation de la colonne vertébrale, et son fils dit en riant à ce sujet:—Ce fut un comte refait. Le général comte Rusticoli, car il devint général de brigade à Ratisbonne, mourut à Vienne après la bataille de Wagram, où il fut nommé général de division sur le champ de bataille. Son nom, son illustration italienne et son mérite lui auraient valu tôt ou tard le bâton de maréchal. Sous la Restauration, il aurait reconstitué cette grande et belle maison des la Palferine, si brillante déjà en 1100 comme Rusticoli, car les Rusticoli avaient déjà fourni un pape et révolutionné deux fois le royaume de Naples; enfin si splendide sous les Valois et si habile que les la Palferine, quoique Frondeurs déterminés, existaient encore sous Louis XIV; Mazarin les aimait, il avait reconnu chez eux un reste de Toscan. Aujourd’hui, quand on nomme Charles-Édouard de la Palferine, sur cent personnes, il n’y en a pas trois qui sachent ce qu’est la maison de la Palferine; mais les Bourbons ont bien laissé un Foix-Grailly vivant de son pinceau! Ah! si vous saviez avec quel esprit Édouard de la Palferine a pris cette position obscure! comme il se moque des bourgeois de 1830, quel sel, quel atticisme! Si la Bohême pouvait souffrir un roi, il serait roi de la Bohême. Sa verve est inépuisable. On lui doit la carte de la Bohême et les noms des sept châteaux que n’a pu trouver Nodier.
—C’est, dit la marquise, la seule chose qui manque à l’une des plus spirituelles railleries de notre époque.
—Quelques traits de mon ami la Palferine vous mettront à même de le juger, reprit Nathan. La Palferine trouve un de ses amis, l’ami était de la Bohême, en discussion sur le boulevard avec un bourgeois qui se croyait offensé. La Bohême est très insolente avec le pouvoir moderne. Il s’agissait de se battre.—«Un instant, dit la Palferine en devenant aussi Lauzun que Lauzun a jamais pu l’être, un instant, monsieur est-il né?—Comment, monsieur? dit le bourgeois.—Oui, êtes-vous né? Comment vous nommez-vous?—Godin.—Hein? Godin! dit l’ami de la Palferine.—Un instant, mon cher, dit la Palferine en arrêtant son ami, il y a les Trigaudin. En êtes-vous? (Étonnement du bourgeois.)—Non. Vous êtes alors des nouveaux ducs de Gaëte, façon impériale. Non. Eh bien! comment voulez-vous que mon ami, qui sera secrétaire d’ambassade et ambassadeur, et à qui vous devrez un jour du respect, se batte! Godin! Cela n’existe pas, vous n’êtes rien, Godin! Mon ami ne peut pas se battre en l’air. Quand on est quelque chose, on ne se bat qu’avec quelqu’un. Allons, mon cher, adieu!—Mes respects à madame,» ajouta l’ami. Un jour, la Palferine se promenait avec un de ses amis qui jeta le bout de son cigare au nez d’un passant. Ce passant eut le mauvais goût de se fâcher.—«Vous avez essuyé le feu de votre adversaire, dit le jeune comte, les témoins déclarent que l’honneur est satisfait.» Il devait mille francs à son tailleur, qui, au lieu de venir lui-même, envoya un matin son premier commis chez la Palferine. Ce garçon trouve le débiteur malheureux au sixième étage au fond d’une cour, en haut du faubourg du Roule. Il n’y avait pas de mobilier dans la chambre, mais un lit, et quel lit! une table, et quelle table! La Palferine entend la demande saugrenue, et que je qualifierais, nous dit-il, d’illicite, faite à sept heures du matin.—«Allez dire à votre maître, répondit-il avec le geste et la pose de Mirabeau, l’état dans lequel vous m’avez trouvé!» Le commis recule en faisant des excuses. La Palferine voit le jeune homme sur le palier, il se lève dans l’appareil illustré par les vers de Britannicus, et lui dit:—«Faites attention à l’escalier! Remarquez bien l’escalier, afin de ne pas oublier de lui parler de l’escalier.» En quelque situation que l’ait jeté le hasard, la Palferine ne s’est jamais trouvé ni au-dessous de la crise, ni sans esprit, ni de mauvais goût. Il déploie toujours et en tout le génie de Rivarol et la finesse du grand seigneur français. C’est lui qui a trouvé la délicieuse histoire sur l’ami du banquier Laffitte venant au bureau de la souscription nationale proposée pour conserver à ce banquier son hôtel où se brassa la révolution de 1830, et disant: Voici cinq francs, rendez-moi cent sous. On en a fait une caricature. Il eut le malheur, en style d’acte d’accusation, de rendre une jeune fille mère. L’enfant peu ingénue avoue sa faute à sa mère, bonne bourgeoise, qui accourt chez la Palferine et lui demande ce qu’il compte faire.—«Mais, madame, je ne suis ni chirurgien ni sage-femme.» Elle fut foudroyée; mais elle revint à la charge trois ou quatre ans après, en insistant et demandant toujours à la Palferine ce qu’il comptait faire.—«Oh! madame, répondit-il, quand cet enfant aura sept ans, âge auquel les enfants passent des mains des femmes entre celles des hommes... (mouvement d’assentiment chez la mère), si l’enfant est bien de moi (geste de la mère), s’il me ressemble d’une manière frappante, s’il promet d’être un gentilhomme, si je reconnais en lui mon genre d’esprit, et surtout l’air Rusticoli, oh! alors (nouveau mouvement), par ma foi de gentilhomme, je lui donnerai... un bâton de sucre d’orge!» Tout cela, si vous me permettez d’user du style employé par monsieur Sainte-Beuve pour ses biographies d’inconnus, est le côté enjoué, badin, mais déjà gâté, d’une race forte. Cela sent son Parc-aux-Cerfs plus que son hôtel de Rambouillet. Ce n’est pas la race des doux, j’incline à conclure pour un peu de débauche et plus que je n’en voudrais chez des natures brillantes et généreuses; mais c’est galant dans le genre de Richelieu, folâtre et peut-être trop dans la drôlerie; c’est peut-être les outrances du dix-huitième siècle; cela rejoint en arrière les mousquetaires, et cela fait tort à Champcenetz; mais ce volage tient aux arabesques et aux enjolivements de la vieille cour des Valois. On doit sévir, dans une époque aussi morale que la nôtre, à l’encontre de ces audaces; mais ce bâton de sucre d’orge peut aussi montrer aux jeunes filles le danger de ces fréquentations d’abord pleines de rêveries, plus charmantes que sévères, roses et fleuries, mais dont les pentes ne sont pas surveillées et qui aboutissent à des excès mûrissants, à des fautes pleines de bouillonnements ambigus, à des résultats trop vibrants. Cette anecdote peint l’esprit vif et complet de la Palferine, car il a l’entre-deux que voulait Pascal; il est tendre et impitoyable; il est comme Épaminondas, également grand aux extrémités. Ce mot précise d’ailleurs l’époque; autrefois il n’y avait pas d’accoucheurs. Ainsi les raffinements de notre civilisation s’expliquent par ce trait qui restera.
—Ah! ça, mon cher Nathan, quel galimatias me faites-vous là? demanda la marquise étonnée.
—Madame la marquise, répondit Nathan, vous ignorez la valeur de ces phrases précieuses, je parle en ce moment le Sainte-Beuve, une nouvelle langue française. Je continue. Un jour, se promenant sur le boulevard, bras dessus bras dessous, avec des amis, la Palferine voit venir à lui le plus féroce de ses créanciers, qui lui dit:—«Pensez-vous à moi, monsieur?—Pas le moins du monde!» lui répondit le comte. Remarquez combien sa position était difficile. Déjà Talleyrand, en semblable circonstance, avait dit:—Vous êtes bien curieux, mon cher! Il s’agissait de ne pas imiter cet homme inimitable. Généreux comme Buckingham, et ne pouvant supporter d’être pris au dépourvu, un jour, n’ayant rien à donner à un ramoneur, le jeune comte puise dans un tonneau de raisins à la porte d’un épicier, et en emplit le bonnet du petit savoyard, qui mange très bien le raisin. L’épicier commença par rire et finit par tendre la main à la Palferine.—«Oh! fi! monsieur, dit-il, votre main gauche doit ignorer ce que vient de donner ma droite.» D’un courage aventureux, Charles-Édouard ne cherche ni ne refuse aucune partie; mais il a la bravoure spirituelle. En voyant, dans le passage de l’Opéra, un homme qui s’était exprimé sur son compte en termes légers, il lui donne un coup de coude en passant, puis il revient sur ses pas et lui en donne un second.—«Vous êtes bien maladroit, dit-on.—Au contraire, je l’ai fait exprès.» Le jeune homme lui présente sa carte.—«Elle est bien sale, reprit-il, elle est par trop pochetée; veuillez m’en donner une autre!» ajouta-t-il en la jetant. Sur le terrain, il reçoit un coup d’épée, l’adversaire voit partir le sang et veut finir en s’écriant:—«Vous êtes blessé, monsieur.—Je nie la botte!» répondit-il avec autant de sang-froid que s’il eût été dans une salle d’armes, et il riposta par une botte pareille, mais plus à fond, en ajoutant:—«Voilà le vrai coup, monsieur!» L’adversaire resta six mois au lit. Ceci, toujours en se tenant dans les eaux de monsieur Sainte-Beuve, rappelle les Raffinés et la fine raillerie des beaux jours de la monarchie. On y voit une vie dégagée, mais sans point d’arrêt, une imagination riante qui ne nous est donnée qu’à l’origine de la jeunesse. Ce n’est plus le velouté de la fleur, mais il y a du grain desséché, plein, fécond, qui assure la saison d’hiver. Ne trouvez-vous pas que ces choses annoncent quelque chose d’inassouvi, d’inquiet, ne s’analysant pas, ne se décrivant point, mais se comprenant, et qui s’embraserait en flammes éparses et hautes si l’occasion de se déployer arrivait? C’est l’acedia du cloître, quelque chose d’aigri, de fermenté dans l’inoccupation croupissante des forces juvéniles, une tristesse vague et obscure.
—Assez! dit la marquise, vous me donnez des douches à la cervelle.
—C’est l’ennui des après-midi. On est sans emploi, on fait mal plutôt que de ne rien faire, et c’est ce qui arrivera toujours en France. La jeunesse en ce moment a deux côtés: le côté studieux des méconnus, le côté ardent des passionnés.
—Assez! répéta madame de Rochefide avec un geste d’autorité, vous m’agacez les nerfs.
—Je me hâte, pour achever de vous peindre la Palferine, de me jeter dans ses régions galantes, afin de vous faire comprendre le génie particulier de ce jeune homme qui représente admirablement une portion de la jeunesse malicieuse, de cette jeunesse assez forte pour rire de la situation où la met l’ineptie des gouvernants, assez calculatrice pour ne rien faire en voyant l’inutilité du travail, assez vive encore pour s’accrocher au plaisir, la seule chose qu’on n’ait pu lui ôter. Mais une politique, à la fois bourgeoise, mercantile et bigote, va supprimant tous les déversoirs où se répandraient tant d’aptitude et de talents. Rien pour ces poëtes, rien pour ces jeunes savants. Pour vous faire comprendre la stupidité de la nouvelle cour, voici ce qui est arrivé à la Palferine. Il existe à la Liste civile un employé aux malheurs. Cet employé apprit un jour que la Palferine était dans une horrible détresse, il fit sans doute un rapport, et il apporta cinquante francs à l’héritier des Rusticoli. La Palferine reçut ce monsieur avec une grâce parfaite, et il l’entretint des personnages de la Cour.—«Est-il vrai, demanda-t-il, que mademoiselle d’Orléans contribue pour telle somme à ce beau service entrepris pour son neveu? Ce sera fort beau.» La Palferine avait donné le mot à un petit savoyard de dix ans, appelé par lui le Père Anchise, lequel le sert pour rien et duquel il dit:—«Je n’ai jamais vu tant de niaiserie réunie à tant d’intelligence, il passerait dans le feu pour moi, il comprend tout et ne comprend pas que je ne puis rien pour lui.» Anchise ramena de chez un loueur de carrosses un magnifique coupé derrière lequel il y avait un laquais. Au moment où la Palferine entendit le bruit du carrosse, il avait habilement amené la conversation sur les fonctions de ce monsieur, qu’il appelle depuis l’homme aux misères sans écart, il s’était informé de sa besogne et de son traitement.—«Vous donne-t-on une voiture pour courir ainsi la ville?—Oh non!» répondit-il. Sur ce mot, la Palferine et l’ami qui se trouvait avec lui accompagnent le pauvre homme, descendent et le forcent à monter en voiture, car il pleuvait à torrents. La Palferine avait tout calculé. Il offrit de conduire l’employé là où l’employé allait. Quand le distributeur des aumônes eut fini sa nouvelle visite, il retrouva l’équipage à la porte. Le laquais lui remit ce mot écrit au crayon: La voiture est payée pour trois jours par le comte Rusticoli de la Palferine, trop heureux de s’unir aux charités de la Cour en donnant des ailes à ses bienfaits. La Palferine appelle maintenant la Liste civile une Liste incivile. Il fut passionnément aimé d’une femme dont la conduite était un peu légère. Antonia demeurait rue du Helder, et y était remarquée. Mais, dans le temps où elle connut le comte, elle n’avait pas encore été à pied. Elle ne manquait pas de cette impertinence d’autrefois que les femmes d’aujourd’hui ont ravalée jusqu’à l’insolence. Après quinze jours d’un bonheur sans mélange, cette femme fut obligée de revenir, dans les intérêts de sa liste civile, à un système de passion moins exclusive. En s’apercevant qu’on manquait de franchise avec lui, la Palferine écrivit à madame Antonia cette lettre qui la rendit célèbre.
«Madame,
»Votre conduite m’étonne autant qu’elle m’afflige. Non contente de me déchirer le cœur par vos dédains, vous avez l’indélicatesse de me retenir une brosse à dents, que mes moyens ne me permettent pas de remplacer, mes propriétés étant grevées d’hypothèques au delà de leur valeur.
»Adieu, trop belle et trop ingrate amie! Puissions-nous nous revoir dans un monde meilleur!
«Charles-Édouard.»
Assurément (toujours en nous servant du style macaronique de monsieur Sainte-Beuve), ceci surpasse de beaucoup la raillerie de Sterne dans le Voyage sentimental, ce serait Scarron sans sa grossièreté. Je ne sais même si Molière, dans ses bonnes, n’aurait pas dit, comme du meilleur de Cyrano: Ceci est à moi! Richelieu n’a pas été plus complet en écrivant à la princesse qui l’attendait dans la cour des cuisines au Palais-Royal. Restez-y, ma reine, pour charmer les marmitons. Encore la plaisanterie de Charles-Édouard est-elle moins âcre. Je ne sais si les Romains, si les Grecs ont connu ce genre d’esprit. Peut-être Platon, en y regardant bien, en a-t-il approché, mais du côté sévère et musical...
—Laissez ce jargon, dit la marquise, cela peut s’imprimer, mais m’en écorcher les oreilles est une punition que je ne mérite point.
—Voici comment il fit la rencontre de Claudine, reprit Nathan. Un jour, un de ces jours inoccupés où la jeunesse se trouve à charge à elle-même, et comme Blondet sous la Restauration, ne sort de son énergie et de l’abattement auquel la condamnent d’outrecuidants vieillards que pour mal faire, pour entreprendre de ces énormes bouffonneries qui ont leur excuse dans l’audace même de leur conception, la Palferine errait le long de sa canne, sur le même trottoir, entre la rue de Grammont et la rue Richelieu. De loin, il voit une femme, une femme mise trop élégamment, et, comme il le dit, garnie d’effets trop coûteux et portés trop négligemment pour n’être pas une princesse de la Cour ou de l’Opéra; mais, après juillet 1830, selon lui l’équivoque est impossible, la princesse devait être de l’Opéra. Le jeune comte se met aux côtés de cette femme, comme s’il lui avait donné un rendez-vous; il la suit avec une opiniâtreté polie, avec une persistance de bon goût, en lui lançant des regards pleins d’autorité, mais à propos, et qui forcèrent cette femme à se laisser escorter. Un autre eût été glacé par l’accueil, déconcerté par les premiers chassez-croisez de la femme, par le froid piquant de son air, par des mots sévères; mais la Palferine lui dit de ces mots plaisants contre lesquels ne tient aucun sérieux, aucune résolution. Pour se débarrasser de lui, l’inconnue entre chez sa marchande de modes, Charles-Édouard y entre, il s’assied, il donne son avis, il la conseille en homme prêt à payer. Ce sang-froid inquiète la femme, elle sort. Sur l’escalier, l’inconnue dit à la Palferine, son persécuteur:—«Monsieur, je vais chez une parente de mon mari, une vieille dame, madame de Bonfalot...—Oh! madame de Bonfalot? répond le comte, mais je suis charmé, j’y vais...» Le couple y va. Charles-Édouard entre avec cette femme, on le croit amené par elle, il se mêle à la conversation, il y prodigue son esprit fin et distingué. La visite traînait en longueur. Ce n’était pas son compte.—«Madame, dit-il à l’inconnue, n’oubliez pas que votre mari nous attend, il ne nous a donné qu’un quart d’heure.» Confondue par cette audace, qui, vous le savez, vous plaît toujours, entraînée par ce regard vainqueur, par cet air profond et candide à la fois que sait prendre Charles-Édouard, elle se lève, accepte le bras de son cavalier forcé, descend et lui dit sur le seuil de la porte:—«Monsieur, j’aime la plaisanterie...—Et moi donc!» dit-il. Elle rit.—«Mais il ne tient qu’à vous que cela ne devienne sérieux, reprit-il. Je suis le comte de la Palferine, et je suis enchanté de pouvoir mettre à vos pieds et mon cœur et ma fortune!» La Palferine avait alors vingt-deux ans. Ceci se passait en 1834. Par bonheur, ce jour-là, le comte était mis avec élégance. Je vais vous le peindre en deux mots. C’est le vivant portrait de Louis XIII, il en a le front pâle, gracieux aux tempes, le teint olivâtre, ce teint italien qui devient blanc aux lumières, les cheveux bruns, portés longs, et la royale noire; il en a l’air sérieux et mélancolique, car sa personne et son caractère forment un contraste étonnant. En entendant le nom et voyant le personnage, Claudine éprouve comme un frémissement. La Palferine s’en aperçoit; il lui lance un regard de ses yeux noirs profonds, fendus, en amande, aux paupières légèrement ridées et bistrées qui révèlent des joies égales à d’horribles fatigues. Sous ce coup d’œil elle lui dit:—«Votre adresse!—Quelle maladresse! répondit-il.—Ah! bah! fit-elle en souriant. Oiseau sur la branche?—Adieu, madame; vous êtes une femme comme il m’en faut, mais ma fortune est loin de ressembler à mon désir...» Il salue et la quitte net, sans se retourner. Le surlendemain, par une de ces fatalités qui ne sont possibles que dans Paris, il alla chez un de ces marchands d’habits qui prêtent sur gages lui vendre le superflu de sa garde-robe, il recevait d’un air inquiet le prix, après l’avoir longtemps débattu, quand l’inconnue passe et le reconnaît.—«Décidément, crie-t-il au marchand stupéfait, je ne prends pas votre trompe!» Et il indiquait une énorme, trompe bosselée, accrochée en dehors et qui se dessinait sur des habits de chasseurs d’ambassade et de généraux de l’empire. Puis, fier et impétueux, il resuivit la jeune femme. Depuis cette grande journée de la trompe, ils s’entendirent à merveille. Charles-Édouard a sur l’amour les idées les plus justes. Il n’y a pas, selon lui, deux amours dans la vie de l’homme; il n’y en a qu’un seul, profond comme la mer, mais sans rivages. A tout âge, cet amour fond sur vous comme la grâce fondit sur saint Paul. Un homme peut vivre jusqu’à soixante ans sans l’avoir ressenti. Cet amour, selon une superbe expression de Heine, est peut-être la maladie secrète du cœur, une combinaison du sentiment de l’infini qui est en nous et du beau idéal, qui se révèle sous une forme visible. Enfin cet amour embrasse à la fois la créature et la création. Tant qu’il ne s’agit pas de ce grand poëme, on ne peut traiter qu’en plaisantant des amours qui doivent finir, en faire ce que sont en littérature les poésies légères comparées au poëme épique. Charles-Édouard n’éprouva dans cette liaison ni ce coup de foudre qui annonce ce véritable amour ni la lente révélation des attraits, la reconnaissance des qualités secrètes qui attachent deux êtres par une puissance croissante. L’amour vrai n’a que ces deux modes. Ou la première vue, qui sans doute est un effet de la seconde vue écossaise, ou la graduelle fusion des deux natures, qui réalise l’androgyne platonique. Mais Charles-Édouard fut aimé follement. Cette femme éprouvait l’amour complet, idéal et physique, enfin la Palferine fut sa vraie passion à elle. Pour lui, Claudine n’était qu’une délicieuse maîtresse. Le diable avec son enfer, qui certes est un puissant magicien, n’aurait jamais pu changer le système de ces deux caloriques inégaux. J’ose affirmer que Claudine ennuyait souvent Charles-Édouard.—«Au bout de trois jours, la femme qu’on n’aime pas et le poisson gardé sont bons à jeter par la fenêtre,» nous disait-il. En Bohême, le secret s’observe peu sur les amours légères. La Palferine nous parla souvent de Claudine, néanmoins personne de nous ne la vit et jamais son nom de femme ne fut prononcé. Claudine était presque un personnage mythique. Nous en agissions tous de même, conciliant ainsi les exigences de notre vie en commun et les lois du bon goût. Claudine, Hortense, la Baronne, la Bourgeoise, l’Impératrice, la Lionne, l’Espagnole étaient des rubriques qui permettaient à chacun d’épancher ses joies, ses soucis, ses chagrins, ses espérances, et de communiquer ses découvertes. On n’allait pas au delà. Il y a exemple, en Bohême, d’une révélation faite par hasard de la personne dont il était question; aussitôt, par un accord unanime, aucun de nous ne parla plus d’elle. Ce fait peut indiquer combien la jeunesse a le sens des vraies délicatesses. Quelle admirable connaissance ont les gens de choix des limites où doivent s’arrêter la raillerie et ce monde de choses françaises désigné sous le mot soldatesque de blague, mot qui sera repoussé de la langue, espérons-le, mais qui seul peut faire comprendre l’esprit de la Bohême! Nous plaisantions donc souvent sur Claudine et sur le comte. C’était des:—«Que fais-tu de Claudine?
—Et ta Claudine?—Toujours Claudine? chanté sur l’air de Toujours Gessler! de Rossini, etc.—Je vous souhaite, pour le mal que je vous veux, nous dit un jour la Palferine, une semblable maîtresse. Il n’y a pas de lévrier, de basset, de caniche qui lui soit comparable pour la douceur, la soumission, la tendresse absolue. Il y a des moments où je me fais des reproches, où je me demande compte à moi-même de ma dureté. Claudine obéit avec une douceur de sainte. Elle vient, je la renvoie, elle s’en va, elle ne pleure que dans la cour. Je ne veux pas d’elle pendant une semaine, je lui assigne le mardi suivant, à certaine heure, fût-ce minuit ou six heures du matin, dix heures ou cinq heures, les moments les plus incommodes, celui du déjeuner, du dîner, du lever, du coucher... Oh! elle viendra belle, parée, ravissante, à cette heure, exactement! Et elle est mariée! entortillée dans les obligations et les devoirs d’une maison. Les ruses qu’elle doit inventer, les raisons à trouver pour se conformer à mes caprices nous embarrasseraient, nous autres!... Rien ne la lasse, elle tient bon! Je le lui dis, ce n’est pas de l’amour, c’est de l’entêtement. Elle m’écrit tous les jours, je ne lis pas ses lettres, elle s’en est aperçue, elle écrit toujours! Tenez, voilà deux cents lettres dans ce coffre. Elle me prie de prendre chaque jour une de ses lettres pour essuyer mes rasoirs, et je n’y manque pas! Elle croit, avec raison, que la vue de son écriture me fait penser à elle.» La Palferine s’habillait en nous disant cela, je pris la lettre dont il allait se servir, je la lus et la gardai sans qu’il la réclamât; la voici, car, selon ma promesse, je l’ai retrouvée:
Lundi, minuit.
«Eh! bien, mon ami, êtes-vous content de moi? Je ne vous ai pas demandé cette main, qu’il vous eût été facile de me donner et que je désirais tant de presser sur mon cœur, sur mes lèvres. Non, je ne vous l’ai pas demandée, je crains trop de vous déplaire. Savez-vous une chose? Bien que je sache cruellement que mes actions vous sont parfaitement indifférentes, je n’en deviens pas moins d’une extrême timidité dans ma conduite. La femme qui vous appartient, à quelque titre que ce soit et bien que très secrètement, doit éviter d’encourir le plus léger blâme. En ce qui est des anges du ciel, pour lesquels il n’y a pas de secret, mon amour est égal aux plus purs amours, mais partout où je me trouve, il me semble que je suis toujours en votre présence, et je veux vous faire honneur.
»Tout ce que vous m’avez dit sur ma manière de me mettre m’a frappée et m’a fait comprendre combien les gens de race noble sont supérieurs aux autres! Il me restait quelque chose de la fille d’Opéra dans la coupe de mes robes, dans mes coiffures. En un moment, j’ai reconnu la distance qui me séparait du bon goût. La première fois, vous recevrez une duchesse, vous ne me reconnaîtrez pas. Oh! combien tu as été bon pour ta Claudine! combien de fois je t’ai remercié de m’avoir dit tout cela! Quel intérêt dans ce peu de paroles! Tu t’es donc occupé de cette chose à toi qui se nomme Claudine? Ce n’est pas cet imbécile qui m’aurait éclairée, il trouve bien tout ce que je fais, il est d’ailleurs bien trop pot-au-feu, trop prosaïque pour avoir le sens du beau. Mardi va bien tarder à mon impatience! Mardi, près de vous pendant plusieurs heures! Ah! je m’efforcerai mardi de penser que ces heures sont des mois, et que je suis ainsi toujours. Je vis en espoir dans cette matinée comme je vivrai plus tard quand elle sera passée par le souvenir. L’espoir est une mémoire qui désire, le souvenir est une mémoire qui a joui. Quelle belle vie dans la vie nous fait ainsi la pensée! je songe à inventer des tendresses qui ne seront qu’à moi, dont le secret ne sera deviné par aucune femme. Il me prend des sueurs froides qu’il n’arrive un empêchement. Oh! je briserais net avec lui, s’il le fallait; mais ce n’est pas d’ici que jamais viendra l’empêchement, c’est de toi, tu pourras vouloir aller dans le monde, chez une autre femme peut-être. Oh! grâce pour ce mardi! Si tu me l’enlevais, Charles, tu ne sais pas tout ce que tu lui vaudrais, je le rendrais fou. Si tu ne voulais pas de moi, si tu allais dans le monde, laisse-moi venir tout de même, te voir habiller, rien que te voir, je n’en demande pas davantage, laisse-moi te prouver ainsi combien je t’aime purement! Depuis que tu m’as permis de t’aimer, car tu me l’as permis puisque je suis à toi; depuis ce jour, je t’aime de toute la puissance de mon âme, et je t’aimerai toujours: car, après t’avoir aimé, on ne peut plus, on ne doit plus aimer personne. Et, vois-tu, quand tu te verras sous un regard qui ne veut que voir, tu sentiras qu’il y a chez ta Claudine quelque chose de divin que tu y as éveillé. Hélas! je ne suis point coquette avec toi; je suis comme une mère avec son enfant: je souffre tout de toi; moi, si impérieuse, si fière ailleurs, moi qui faisais trotter des ducs, des princes, des aides-de-camp de Charles X, qui valaient plus que toute la cour actuelle, je te traite en enfant gâté. Mais à quoi bon des coquetteries? ce serait en pure perte. Et cependant, faute de coquetterie, je ne vous inspirerai jamais d’amour, monsieur! Je le sais, je le sens, et je continue en éprouvant l’action d’un pouvoir irrésistible, mais je pense que cet entier abandon me vaudra de vous ce sentiment qu’il dit être chez tous les hommes pour ce qui est leur propriété.»
Mercredi.
»Oh! comme la tristesse est entrée noire dans mon cœur lorsque j’ai su qu’il fallait renoncer au bonheur de te voir hier! Une seule idée m’a empêchée de me laisser aller dans les bras de la mort: tu le voulais! Ne pas venir, c’était exécuter ta volonté, obéir à l’un de tes ordres. Ah! Charles, j’étais si jolie! tu aurais eu en moi mieux que cette belle princesse allemande que tu m’avais donnée en exemple, et que j’avais étudiée à l’Opéra. Mais tu m’aurais peut-être trouvée hors de ma nature. Tiens, tu m’as ôté toute confiance en moi, je suis peut-être laide. Oh! je me fais horreur, je deviens imbécile en songeant à mon radieux Charles-Édouard. Je deviendrai folle, c’est sûr. Ne ris pas, ne me parle pas de la mobilité des femmes. Si nous sommes mobiles, vous êtes bien bizarres, vous! Oter à une pauvre créature les heures d’amour qui la faisaient heureuse depuis dix jours, qui la rendaient bonne et charmante pour tous ceux qui la venaient voir! Enfin tu étais cause de ma douceur avec lui, tu ne sais pas le mal que tu lui fais. Je me suis demandé ce que je dois inventer pour te conserver, ou pour avoir seulement le droit d’être quelquefois à toi... Quand je pense que tu n’as jamais voulu venir ici! Avec quelle délicieuse émotion je te servirais! Il y en a de plus favorisées que moi. Il y a des femmes à qui tu dis: Je vous aime. A moi, tu n’as jamais dit que: Tu es une bonne fille. Sans que tu le saches, il est certains mots de toi qui me rongent le cœur. Il y a des gens d’esprit qui me demandent quelquefois à quoi je pense: je pense à mon abjection, qui est celle de la plus pauvre pécheresse en présence du Sauveur.»
Il y a, vous le voyez, encore trois pages. Il me laissa prendre cette lettre où je vis des traces de larmes qui me semblèrent encore chaudes! Cette lettre me prouva que la Palferine nous disait vrai. Marcas, assez timide avec les femmes, s’extasiait sur une lettre semblable qu’il venait de lire dans son coin avant d’en allumer son cigare.—«Mais toutes les femmes qui aiment écrivent de ces choses-là! s’écria la Palferine, l’amour leur donne à toutes de l’esprit et du style, ce qui prouve qu’en France le style vient des idées et non des mots. Voyez comme cela est bien pensé, comme un sentiment est logique.» Et il nous lut une autre lettre qui était bien supérieure aux lettres factices tant étudiées que nous tâchons de faire, nous autres auteurs de romans. Un jour la pauvre Claudine ayant su la Palferine dans un danger excessif, à cause d’une lettre de change, eut la fatale idée de lui apporter dans une bourse ravissamment brodée une somme assez considérable en or.—«Qui t’a faite si hardie de te mêler des affaires de ma maison? lui cria la Palferine en colère. Raccommode mes chaussettes, brode-moi des pantoufles, si ça t’amuse. Mais... Ah! tu veux faire la duchesse, et tu retournes la fable de Danaë contre l’aristocratie.» En disant ces mots, il vida la bourse dans sa main, et fit le geste de jeter la somme à la figure de Claudine. Claudine épouvantée, et ne devinant pas la plaisanterie, se recula, heurta une chaise, et alla tomber la tête la première sur l’angle aigu de la cheminée. Elle se crut morte. La pauvre femme ne dit qu’un mot, quand, mise sur le lit, elle put parler:—«Je l’ai mérité, Charles!» La Palferine eut un moment de désespoir. Ce désespoir rendit la vie à Claudine; elle fut heureuse de ce malheur, elle en profita pour faire accepter la somme à la Palferine, et le tirer d’embarras. Puis ce fut le contre-pied de la fable de La Fontaine où un mari rend grâce aux voleurs de lui faire connaître un mouvement de tendresse chez sa femme. A ce propos, un mot vous expliquera la Palferine tout entier. Claudine revint chez elle, elle arrangea comme elle le put un roman pour justifier sa blessure, et fut dangereusement malade. Il se fit un abcès à la tête. Le médecin, Bianchon, je crois, oui, ce fut lui, voulut un jour faire couper les cheveux de Claudine, qui a des cheveux aussi beaux que ceux de la duchesse de Berry; mais elle s’y refusa, et dit en confidence à Bianchon qu’elle ne pouvait pas les laisser couper sans la permission du comte de la Palferine. Bianchon vint chez Charles-Édouard. Charles-Édouard l’écoute gravement, et quand Bianchon lui a longuement expliqué le cas et démontré qu’il faut absolument couper les cheveux pour faire sûrement l’opération:—«Couper les cheveux de Claudine! s’écria-t-il d’une voix péremptoire; non, j’aime mieux la perdre!» Bianchon, après quatre ans, parle encore du mot de la Palferine, et nous en avons ri pendant une demi-heure. Claudine, instruite de cet arrêt, y vit une preuve d’affection, elle se crut aimée. En face de sa famille en larmes, de son mari à genoux, elle fut inébranlable, elle garda ses cheveux. L’opération, secondée par cette force intérieure que lui donnait la croyance d’être aimée, réussit parfaitement. Il y a de ces mouvements d’âme qui mettent en désordre toutes les bricoles de la chirurgie et les lois de la science médicale. Claudine écrivit, sans orthographe, sans ponctuation, une délicieuse lettre à la Palferine pour lui apprendre l’heureux résultat de l’opération, en lui disant que l’amour en savait plus que toutes les sciences.—«Maintenant, nous disait un jour la Palferine, comment faire pour me débarrasser de Claudine?—Mais elle n’est pas gênante, elle te laisse maître de tes actions.—C’est vrai, dit la Palferine, mais je ne veux pas qu’il y ait dans ma vie quelque chose qui s’y glisse sans mon consentement.» Dès ce jour il se mit à tourmenter Claudine, il avait dans la plus profonde horreur une bourgeoise, une femme sans nom; il lui fallait absolument une femme titrée; elle avait fait des progrès, c’est vrai, Claudine était mise comme les femmes les plus élégantes du faubourg Saint-Germain, elle avait su sanctifier sa démarche, elle marchait avec une grâce chaste, inimitable; mais ce n’était pas assez! Ces éloges faisaient tout avaler à Claudine.—«Eh bien! lui dit un jour la Palferine, si tu veux rester la maîtresse d’un la Palferine pauvre, sans le sou, sans avenir, au moins dois-tu le représenter dignement. Tu dois avoir un équipage, des laquais, une livrée, un titre. Donne-moi toutes les jouissances de vanité que je ne puis pas avoir par moi-même. La femme que j’honore de mes bontés ne doit jamais aller à pied; si elle est éclaboussée, j’en souffre! Je suis fait comme cela, moi! Ma femme doit être admirée de tout Paris. Je veux que tout Paris m’envie mon bonheur! Qu’un petit jeune homme, voyant passer dans un brillant équipage une brillante comtesse, se dise: A qui sont de pareilles divinités? et reste pensif. Cela doublera mes plaisirs.» La Palferine nous avoua qu’après avoir lancé ce programme à la tête de Claudine pour s’en débarrasser, il fut étourdi pour la première et sans doute pour la seule fois de sa vie.—«Mon ami, dit-elle avec un son de voix qui trahissait un tremblement intérieur et universel, c’est bien! Tout cela sera fait, ou je mourrai...» Elle lui baisa la main et y mit quelques larmes de bonheur.—«Je suis heureuse, ajouta-t-elle, que tu m’aies expliqué ce que je dois être pour rester ta maîtresse.—Et, nous disait la Palferine, elle est sortie en me faisant un petit geste coquet de femme contente. Elle était sur le seuil de ma mansarde, grande, fière, à la hauteur d’une sibylle antique.»
—Tout ceci doit vous expliquer assez les mœurs de la Bohême dont une des plus brillantes figures est ce jeune condottiere, reprit Nathan après une pause. Maintenant voici comme je découvris qui était Claudine, et comment je pus comprendre tout ce qu’il y avait d’épouvantablement vrai dans un mot de la lettre de Claudine auquel vous n’avez peut-être pas pris garde.
La marquise, trop pensive pour rire, dit à Nathan un «Continuez!» qui lui prouva combien elle était frappée de ces étrangetés, combien surtout la Palferine la préoccupait.
—Parmi tous les auteurs dramatiques de Paris, un des mieux posés, des plus rangés, des plus entendus, était, en 1829, du Bruel, dont le nom est inconnu du public; il s’appelle de Cursy sur les affiches. Sous la Restauration, il avait une place de Chef de Bureau dans un Ministère. Attaché de cœur à la branche aînée, il donna bravement sa démission, et fit depuis ce temps deux fois plus de pièces de théâtre pour compenser le déficit que sa belle conduite occasionnait dans son budget des recettes. Du Bruel avait alors quarante ans, sa vie vous est connue. A l’exemple de quelques auteurs, il portait à une femme de théâtre une de ces affections qui ne s’expliquent pas, et qui cependant existent au vu et au su du monde littéraire. Cette femme, vous le savez, est Tullia, l’un des anciens premiers sujets de l’Académie royale de musique. Tullia n’est pour elle qu’un surnom, comme celui de Cursy pour du Bruel. Pendant dix ans, de 1817 à 1827, cette fille a brillé sur les illustres planches de l’Opéra. Plus belle que savante, médiocre sujet, mais un peu plus spirituelle que ne le sont les danseuses, elle ne donna pas dans la réforme vertueuse qui perdit le corps de ballet, elle continua la dynastie des Guimard. Aussi dut-elle son ascendant à plusieurs protecteurs connus, au duc de Réthoré, fils de duc de Chaulieu, à l’influence d’un célèbre directeur des Beaux-arts, à des diplomates, à de riches étrangers. Elle eut, durant son apogée, un petit hôtel rue Chauchat, et vécut comme vivaient les anciennes nymphes de l’Opéra. Du Bruel s’amouracha d’elle au déclin de la passion du duc de Réthoré, vers 1823. Simple Sous-chef, du Bruel souffrit le directeur des Beaux-Arts, il se croyait le préféré! Cette liaison devint, au bout de six ans, un quasi mariage. Tullia cache soigneusement sa famille, on sait vaguement qu’elle est de Nanterre. Un de ses oncles, jadis simple charpentier ou maçon, grâce à ses recommandations et à de généreux prêts, est devenu, dit-on, un riche entrepreneur de bâtiments. Cette indiscrétion a été commise par du Bruel; il dit un jour que Tullia recueillerait tôt ou tard une belle succession. L’entrepreneur, qui n’est pas marié, se sent un faible pour sa nièce, à laquelle il a des obligations.—«C’est un homme qui n’a pas assez d’esprit pour être ingrat,» disait-elle. En 1829, Tullia se mit d’elle-même à la retraite. A trente ans, elle se voyait un peu grasse, elle avait essayé vainement la pantomime, elle ne savait rien que se donner assez de ballon pour bien enlever sa jupe en pirouettant, à la manière des Noblet, et se montrer quasi nue au parterre. Le vieux Vestris lui dit, dès l’abord, que ce temps bien exécuté, quand une danseuse était d’une belle nudité, valait tous les talents imaginables. C’est l’ut de poitrine de la Danse. Aussi, disait-il, les illustres danseuses, Camargo, Guimard, Taglioni, toutes maigres, brunes et laides, ne peuvent s’en tirer que par du génie. Devant de plus jeunes sujets plus habiles qu’elle, Tullia se retira dans toute sa gloire et fit bien. Danseuse aristocratique, ayant peu dérogé dans ses liaisons, elle ne voulut pas tremper ses chevilles dans le gâchis de Juillet. Insolente et belle, Claudine avait de beaux souvenirs et peu d’argent, mais les plus magnifiques bijoux et l’un des plus beaux mobiliers de Paris. En quittant l’Opéra, la fille célèbre, aujourd’hui presque oubliée, n’eut plus qu’une idée, elle voulut se faire épouser par du Bruel, et vous comprenez qu’elle est aujourd’hui madame du Bruel, mais sans que ce mariage ait été déclaré. Comment ces sortes de femmes se font épouser après sept ou huit ans d’intimité? quels ressorts elles poussent? quelles machines elles mettent en mouvement? si comique que puisse être ce drame intérieur, ce n’est pas notre sujet. Du Bruel est marié secrètement, le fait est accompli. Avant son mariage, Cursy passait pour un joyeux compagnon; il ne rentrait pas toujours chez lui, sa vie était quelque peu bohémienne, il se laissait aller à une partie, à un souper; il sortait très bien pour se rendre à une répétition de l’Opéra-Comique, et se trouvait, sans savoir comment, à Dieppe, à Baden, à Saint-Germain; il donnait à dîner, il menait la vie puissante et dépensière des auteurs, des journalistes et des artistes; il levait très bien ses droits d’auteur dans toutes les coulisses de Paris, il faisait partie de notre société. Finot, Lousteau, du Tillet, Desroches, Bixiou, Blondet, Couture, des Lupeaulx le supportaient malgré son air pédant et sa lourde attitude de bureaucrate. Mais une fois mariée, Tullia rendit du Bruel esclave. Que voulez-vous, le pauvre diable aimait Tullia. Tullia venait, disait-elle, de quitter le théâtre pour être toute à lui, pour devenir une bonne et charmante femme. Tullia sut se faire adopter par les femmes les plus jansénistes de la famille du Bruel. Sans qu’on eût jamais compris ses intentions d’abord, elle allait s’ennuyer chez madame de Bonvalot; elle faisait de riches cadeaux à la vieille et avare madame de Chissé, sa grand’tante; elle passa chez cette dame un été, ne manquant pas une seule messe. La danseuse se confessa, reçut l’absolution, communia, mais à la campagne, sous les yeux de la tante. Elle nous disait l’hiver suivant:—«Comprenez-vous? j’aurai de vraies tantes!» Elle était si heureuse de devenir une bourgeoise, si heureuse d’abdiquer son indépendance, qu’elle trouva les moyens qui pouvaient la mener au but. Elle flattait ces vieilles gens. Elle a été tous les jours, à pied, tenir compagnie pendant deux heures à la mère de du Bruel pendant une maladie. Du Bruel était étourdi du déploiement de cette ruse à la Maintenon, et il admirait cette femme sans faire un seul retour sur lui-même, il était déjà si bien ficelé qu’il ne sentait plus la ficelle. Claudine fit comprendre à du Bruel que le système élastique du gouvernement bourgeois, de la royauté bourgeoise, de la cour bourgeoise, était le seul qui pût permettre à une Tullia, devenue madame du Bruel, de faire partie du monde où elle eut le bon sens de ne pas vouloir pénétrer. Elle se contenta d’être reçue chez mesdames de Bonvalot, de Chissé, chez madame du Bruel où elle posait, sans jamais se démentir, en femme sage, simple, vertueuse. Elle fut, trois ans plus tard, reçue chez leurs amies.—«Je ne peux pourtant pas me persuader que madame du Bruel, la jeune, ait montré ses jambes et le reste à tout Paris, à la lueur de cent becs de lumières!» disait naïvement madame Anselme Popinot. Juillet 1830 ressemble, sous ce rapport, à l’Empire de Napoléon qui reçut à sa cour une ancienne femme de chambre, dans la personne de madame Garat, épouse du Grand-Juge. L’ancienne danseuse avait rompu net, vous le devinez, avec toutes ses camarades: elle ne reconnaissait parmi ses anciennes connaissances personne qui pût la compromettre. En se mariant, elle avait loué, rue de la Victoire, un tout petit charmant hôtel entre cour et jardin où elle fit des dépenses folles, et où s’engouffrèrent les plus belles choses de son mobilier et de celui de du Bruel. Tout ce qui parut ordinaire ou commun fut vendu. Pour trouver des analogies au luxe qui scintillait chez elle, on doit remonter jusqu’aux beaux jours des Guimard, des Sophie Arnoult, des Duthé qui dévorèrent des fortunes princières. Jusqu’à quel point cette riche existence intérieure agissait-elle sur du Bruel? La question, délicate à poser, est plus délicate à résoudre. Pour donner une idée des fantaisies de Tullia, qu’il me suffise de vous parler d’un détail. Le couvre-pieds de son lit est en dentelle de point d’Angleterre, il vaut dix mille francs. Une actrice célèbre en eut un pareil, Claudine le sut; dès lors elle fit monter sur son lit un magnifique angora. Cette anecdote peint la femme. Du Bruel n’osa pas dire un mot; il eut ordre de propager ce défi de luxe porté à l’autre. Tullia tenait à ce présent du duc de Réthoré; mais un jour, cinq ans après son mariage, elle joua si bien avec son chat qu’elle déchira le couvre-pieds, en tira des voiles, des volants, des garnitures, et le remplaça par un couvre-pieds de bon sens, par un couvre-pieds qui était un couvre-pieds et non une preuve de la démence particulière à ces femmes qui se vengent par un luxe insensé, comme a dit un journaliste, d’avoir vécu de pommes crues dans leur enfance. La journée où le couvre-pieds fut mis en lambeaux, marqua, dans le ménage, une ère nouvelle. Cursy se distingua par une féroce activité. Personne ne soupçonne à quoi Paris a dû le Vaudeville Dix-huitième siècle, à poudre, à mouches qui se rua sur les théâtres. L’auteur de ces mille et un vaudevilles, desquels se sont tant plaints les feuilletonistes, est un vouloir formel de madame du Bruel: elle exigea de son mari l’acquisition de l’hôtel où elle avait fait tant de dépenses, où elle avait casé un mobilier de cinq cent mille francs. Pourquoi? Jamais Tullia ne s’explique, elle entend admirablement le souverain parce que des femmes.—«On s’est beaucoup moqué de Cursy, dit-elle, mais, en définitif, il a trouvé cette maison dans la boîte de rouge, dans la houppe à poudrer et les habits pailletés du dix-huitième siècle. Sans moi, jamais il n’y aurait pensé, reprit-elle en s’enfonçant dans ses coussins au coin de son feu.» Elle nous disait cette parole au retour d’une première représentation d’une pièce de du Bruel qui avait réussi et contre laquelle elle prévoyait une avalanche de feuilletons. Tullia recevait. Tous les lundis elle donnait un thé; sa société était aussi bien choisie qu’elle le pouvait, elle ne négligeait rien pour rendre sa maison agréable. On y jouait la bouillotte dans un salon, on causait dans un autre; quelquefois dans le plus grand, dans un troisième salon, elle donnait des concerts, toujours courts, et auxquels elle n’admettait jamais que les plus éminents artistes. Elle avait tant de bon sens qu’elle arrivait au tact le plus exquis, qualité qui lui donna sans doute un grand ascendant sur du Bruel; le vaudevilliste, d’ailleurs, l’aimait de cet amour que l’habitude finit par rendre indispensable à l’existence. Chaque jour met un fil de plus à cette trame forte, irrésistible, fine dont le réseau tient les plus délicates velléités, enserre les plus fugitives passions, les réunit, et garde un homme lié, pieds et poings, cœur et tête. Tullia connaissait bien Cursy, elle savait où le blesser, elle savait comment le guérir. Pour tout observateur, même pour un homme qui se pique autant que moi d’un certain usage, tout est abîme dans ces sortes de passions, les profondeurs sont là plus ténébreuses que partout ailleurs; enfin les endroits les plus éclairés ont aussi des teintes brouillées. Cursy, vieil auteur usé par la vie des coulisses, aimait ses aises, il aimait la vie luxueuse, abondante, facile; il était heureux d’être roi chez lui, de recevoir une partie des hommes littéraires dans un hôtel où éclatait un luxe royal, où brillaient les œuvres choisies de l’Art moderne. Tullia laissait trôner du Bruel parmi cette gent où se trouvaient des journalistes assez faciles à prendre et à embouquer. Grâce à ses soirées, à des prêts bien placés, Cursy n’était pas trop attaqué, ses pièces réussissaient. Aussi ne se serait-il pas séparé de Tullia pour un empire. Il eût fait bon marché d’une infidélité, peut-être, à la condition de n’éprouver aucun retranchement dans ses jouissances accoutumées; mais, chose étrange! Tullia ne lui causait aucune crainte en ce genre. On ne connaissait pas de fantaisie à l’ancien Premier Sujet; et si elle en avait eu, certes elle aurait gardé toutes les apparences.—«Mon cher, nous disait doctoralement sur le boulevard du Bruel, il n’y a rien de tel que de vivre avec une de ces femmes qui, par l’abus, sont revenues des passions. Les femmes comme Claudine ont mené leur vie de garçon, elles ont des plaisirs par-dessus la tête, et font les femmes les plus adorables qui se puissent désirer: sachant tout, formées et point bégueules, faites à tout, indulgentes. Aussi, prêché-je à tout le monde d’épouser un reste de cheval anglais. Je suis l’homme le plus heureux de la terre!» Voilà ce que me disait du Bruel à moi-même en présence de Bixiou.—«Mon cher, me répondit le dessinateur, il a peut-être raison d’avoir tort!» Huit jours après, du Bruel nous avait priés de venir dîner avec lui, un mardi; le matin j’allai le voir pour une affaire de théâtre, un arbitrage qui nous était confié par la Commission des auteurs dramatiques; nous étions forcés de sortir; mais auparavant, il entra dans la chambre de Claudine où il n’entre pas sans frapper, il demanda la permission.—«Nous vivons en grands seigneurs, dit-il en souriant, nous sommes libres. Chacun chez nous!» Nous fûmes admis. Du Bruel dit à Claudine:—«J’ai invité quelques personnes aujourd’hui.—Vous voilà! s’écria-t-elle, vous invitez du monde sans me consulter, je ne suis rien ici. Tenez, me dit-elle en me prenant pour juge par un regard, je vous le demande, à vous-même, quand on a fait la folie de vivre avec une femme de ma sorte, car enfin, j’étais une danseuse de l’Opéra.... Oui, pour qu’on l’oublie, je ne dois jamais l’oublier moi-même. Eh bien, un homme d’esprit, pour relever sa femme dans l’opinion publique, s’efforcerait de lui supposer une supériorité, de justifier sa détermination par la reconnaissance de qualités éminentes chez cette femme! Le meilleur moyen pour la faire respecter par les autres est de la respecter chez elle, de l’y laisser maîtresse absolue. Ah bien! il me donnerait de l’amour-propre à voir combien il craint d’avoir l’air de m’écouter. Il faut que j’aie dix fois raison pour qu’il me fasse une concession.» Chaque phrase ne passait pas sans une dénégation faite par gestes de la part de du Bruel.—«Oh! non, non, reprit-elle vivement en voyant les gestes de son mari, du Bruel, mon cher, moi qui toute ma vie, avant de vous épouser, ai joué chez moi le rôle de reine, je m’y connais! Mes désirs étaient épiés, satisfaits, comblés... Après tout, j’ai trente-cinq ans, et les femmes de trente-cinq ans ne peuvent pas être aimées. Oh! si j’avais et seize ans, et ce qui se vend si cher à l’Opéra, quelles attentions vous auriez pour moi, monsieur du Bruel! Je méprise souverainement les hommes qui se vantent d’aimer une femme et qui ne sont pas toujours auprès d’elle aux petits soins. Voyez-vous, du Bruel, vous êtes petit et chafouin, vous aimez à tourmenter une femme, vous n’avez qu’elle sur qui déployer votre force. Un Napoléon se subordonne à sa maîtresse, et n’y perd rien; mais vous autres! vous ne vous croyez plus rien alors, vous ne voulez pas être dominés. Trente-cinq ans, mon cher, me dit-elle, l’énigme est là.... Allons, il dit encore non. Vous savez bien que j’en ai trente-sept. Je suis bien fâchée, mais allez dire à tous vos amis que vous les mènerez au Rocher de Cancale. Je pourrais leur donner à dîner; mais je ne le veux pas, ils ne viendront pas! Mon pauvre petit monologue vous gravera dans la mémoire le précepte salutaire du Chacun chez soi qui est notre charte, ajouta-t-elle en riant et revenant à la nature folle et capricieuse de la fille d’Opéra.—Hé bien! oui, ma chère petite minette, dit du Bruel, là, là, ne vous fâchez pas. Nous savons vivre.» Il lui baisa les mains et sortit avec moi; mais furieux. De la rue de la Victoire au boulevard, voici ce qu’il me dit, si toutefois les phrases que souffre la typographie parmi les plus violentes injures peuvent représenter les atroces paroles, les venimeuses pensées qui ruisselèrent de sa bouche comme une cascade échappée de côté dans un grand torrent.—«Mon cher, je quitterai cette infâme danseuse ignoble, cette vieille toupie qui a tourné sous le fouet de tous les airs d’opéra, cette guenipe, cette guenon de Savoyard! Oh! toi qui t’es attaché aussi à une actrice, mon cher, que jamais l’idée d’épouser ta maîtresse ne te poursuive! Vois-tu, c’est un supplice oublié dans l’enfer de Dante! Tiens, maintenant je la battrais, je la cognerais, je lui dirais son fait. Poison de ma vie, elle m’a fait aller comme un valet de volet!» Il était sur le boulevard, et dans un état de fureur tel que les mots ne sortaient pas de sa gorge.—«Je chausserai mes pieds dans son ventre!—A propos de quoi? lui dis-je.—Mon cher, tu ne sauras jamais les mille myriades de fantaisies de cette gaupe! Quand je veux rester, elle veut sortir; quand je veux sortir, elle veut que je reste. Ça vous débagoule des raisons, des accusations, des syllogismes, des calomnies, des paroles à rendre fou! Le Bien, c’est leur fantaisie! le Mal, c’est la nôtre! Foudroyez-les par un mot qui leur coupe leurs raisonnements, elles se taisent et vous regardent comme si vous étiez un chien mort. Mon bonheur?.... Il s’explique par une servilité absolue, par la vassalité du chien de basse-cour. Elle me vend trop cher le peu qu’elle me donne. Au diable! Je lui laisse tout et je m’enfuirai dans une mansarde. Oh! la mansarde et la liberté! Voici cinq ans que je n’ose faire ma volonté!» Au lieu d’aller prévenir ses amis, Cursy resta sur le boulevard, arpentant l’asphalte depuis la rue de Richelieu jusqu’à la rue du Mont-Blanc, en se livrant aux plus furieuses imprécations et aux exagérations les plus comiques. Il était dans la rue en proie à un paroxysme de colère qui contrastait avec son calme à la maison. Sa promenade servit à user la trépidation de ses nerfs et la tempête de son âme. Vers deux heures, dans un de ses mouvements désordonnés, il s’écria:—«Ces damnées femelles ne savent ce qu’elles veulent. Je parie ma tête à couper que, si je retourne chez moi lui dire que j’ai prévenu mes amis et que nous dînons au Rocher de Cancale, cet arrangement demandé par elle ne lui conviendra plus. Mais, me dit-il, elle aura décampé. Peut-être y a-t-il là-dessous un rendez-vous avec quelque barbe de bouc! Non, car elle m’aime au fond!»
—Ah! madame, dit Nathan en regardant d’un air fin la marquise, qui ne put s’empêcher de sourire, il n’y a que les femmes et les prophètes qui sachent faire usage de la Foi.
—Du Bruel, reprit-il, me ramena chez lui, nous y allâmes lentement. Il était trois heures. Avant de monter, il vit du mouvement dans la cuisine, il y entre, voit des apprêts et me regarde en interrogeant sa cuisinière.—«Madame a commandé un dîner, répondit-elle, madame est habillée, elle a fait venir une voiture, puis elle a changé d’avis, elle a renvoyé la voiture en la redemandant pour l’heure du spectacle.—Hé bien! s’écria du Bruel, que te disais-je!» Nous entrâmes à pas de loup dans l’appartement. Personne. De salon en salon, nous arrivâmes jusqu’à un boudoir où nous surprîmes Tullia pleurant. Elle essuya ses larmes sans affectation et dit à du Bruel:—«Envoyez au Rocher de Cancale un petit mot pour prévenir vos invités que le dîner a lieu ici!» Elle avait fait une de ces toilettes que les femmes de théâtre ne savent pas composer: élégante, harmonieuse de ton et de formes, des coupes simples, des étoffes de bon goût, ni trop chères, ni trop communes, rien de voyant, rien d’exagéré, mot que l’on efface sous le mot artiste avec lequel se paient les sots. Enfin, elle avait l’air comme il faut. A trente-sept ans, Tullia se trouve à la plus belle phase de la beauté chez les Françaises. Le célèbre ovale de son visage était, en ce moment, d’une pâleur divine, elle avait ôté son chapeau; je voyais le léger duvet, cette fleur des fruits, adoucissant les contours moelleux déjà si fins de sa joue. Sa figure accompagnée de deux grappes de cheveux blonds avait une grâce triste. Ses yeux gris étincelants étaient noyés dans la vapeur des larmes. Son nez mince, digne du plus beau camée romain, et dont les ailes battaient, sa petite bouche enfantine encore, son long col de reine à veines un peu gonflées, son menton rougi pour un moment par quelque désespoir secret, ses oreilles bordées de rouge, ses mains tremblantes sous le gant, tout accusait des émotions violentes. Ses sourcils agités par des mouvements fébriles trahissaient une douleur. Elle était sublime. Son mot écrasa du Bruel. Elle nous jeta ce regard de chatte, pénétrant et impénétrable, qui n’appartient qu’aux femmes du grand monde et aux femmes du théâtre; puis elle tendit la main à du Bruel.—«Mon pauvre ami, dès que tu as été parti je me suis fait mille reproches. Je me suis accusée d’une effroyable ingratitude et je me suis dit que j’avais été mauvaise. Ai-je été bien mauvaise? me demanda-t-elle. Pourquoi ne pas recevoir tes amis? n’es-tu pas chez toi? veux-tu savoir le mot de tout cela? Eh bien! j’ai peur de ne pas être aimée. Enfin j’étais entre le repentir et la honte de revenir; quand j’ai lu les journaux, j’ai vu une première représentation aux Variétés, j’ai cru que tu voulais traiter un collaborateur. Seule, j’ai été faible, je me suis habillée pour courir après toi... pauvre chat!» Du Bruel me regarda d’un air victorieux, il ne se souvenait pas de la moindre de ses oraisons contra Tullia.—«Eh bien! cher ange, je ne suis allé chez personne, lui dit-il.—Comme nous nous entendons!» s’écria-t-elle. Au moment où elle disait cette ravissante parole, je vis à sa ceinture un petit billet passé en travers, mais je n’avais pas besoin de cet indice pour deviner que les fantaisies de Tullia se rapportaient à des causes occultes. La femme est, selon moi, l’être le plus logique, après l’enfant. Tous deux, ils offrent le sublime phénomène du triomphe constant de la pensée unique. Chez l’enfant, la pensée change à tout moment, mais il ne s’agite que pour cette pensée et avec une telle ardeur que chacun lui cède, fasciné par l’ingénuité, par la persistance du désir. La femme change moins souvent; mais l’appeler fantasque est une injure d’ignorant. En agissant, elle est toujours sous l’empire d’une passion, et c’est merveille de voir comme elle fait de cette passion le centre de la nature et de la société. Tullia fut chatte, elle entortilla du Bruel, la journée redevint bleue et le soir fut magnifique. Ce spirituel vaudevilliste ne s’apercevait pas de la douleur enterrée dans le cœur de sa femme.—«Mon cher, me dit-il, voilà la vie: des oppositions, des contrastes!—Surtout quand ce n’est pas joué! répondis-je.—Je l’entends bien ainsi, reprit-il. Mais sans ces violentes émotions, on mourrait d’ennui! Ah! cette femme a le don de m’émouvoir!» Après le dîner nous allâmes aux Variétés; mais, avant le départ, je me glissai dans l’appartement de du Bruel, j’y pris sur une planche, parmi des papiers sacrifiés, le numéro des Petites Affiches où se trouvait la notification du contrat de l’hôtel acheté par du Bruel, exigée pour la purge légale. En lisant ces mots qui me sautèrent aux yeux comme une lueur: A la requête de Jean François du Bruel et de Claudine Chaffaroux, son épouse, tout fut expliqué pour moi. Je pris le bras de Claudine et j’affectai de laisser descendre tout le monde avant nous. Quand nous fûmes seuls:—«Si j’étais la Palferine, lui dis-je, je ne ferais jamais manquer de rendez-vous!» Elle se posa gravement un doigt sur les lèvres, et descendit en me pressant le bras, elle me regardait avec une sorte de plaisir en pensant que je connaissais la Palferine. Savez-vous quelle fut sa première idée? Elle voulut faire de moi son espion; mais elle rencontra le badinage de la Bohême. Un mois après, au sortir d’une première représentation d’une pièce de du Bruel, il pleuvait, nous étions ensemble, j’allai chercher un fiacre. Nous étions restés pendant quelques instants, sur le théâtre, et il ne se trouvait plus de voitures à l’entrée. Claudine gronda fort du Bruel; et quand nous roulâmes, car elle me reconduisit chez Florine, elle continua la querelle en lui disant les choses les plus mortifiantes.—«Eh bien! qu’y a-t-il? demandai-je.—Mon cher, elle me reproche de vous avoir laissé courir après le fiacre, et part de là pour vouloir désormais un équipage.—Je n’ai jamais, étant Premier Sujet, fait usage de mes pieds que sur les planches, dit-elle. Si vous avez du cœur, vous inventerez quatre pièces de plus par an, vous songerez qu’elles doivent réussir en songeant à la destination de leur produit, et votre femme n’ira pas dans la crotte. C’est une honte que j’aie à le demander. Vous auriez dû deviner mes perpétuelles souffrances depuis cinq ans que me voici mariée!—Je le veux bien, répondit du Bruel, mais nous nous ruinerons.—Si vous faites des dettes, répondit-elle, la succession de mon oncle les paiera.—Vous êtes bien capable de me laisser les dettes et de garder la succession.—Ah! vous le prenez ainsi, répondit-elle. Je ne vous dis plus rien. Un pareil mot me ferme la bouche.» Aussitôt du Bruel se répandit en excuses et en protestations d’amour, elle ne répondit pas; il lui prit les mains, elle les lui laissa prendre, elles étaient comme glacées, comme des mains de morte. Tullia, vous comprenez, jouait admirablement ce rôle de cadavre que jouent les femmes, afin de vous prouver qu’elles vous refusent leur consentement à tout, qu’elles vous suppriment leur âme, leur esprit, leur vie, et se regardent elles-mêmes comme une bête de somme. Il n’y a rien qui pique plus les gens de cœur que ce manége. Elles ne peuvent cependant employer ce moyen qu’avec ceux qui les adorent.—«Croyez-vous, me dit-elle de l’air le plus méprisant, qu’un comte aurait proféré pareille injure, quand même il l’aurait pensée? Pour mon malheur, j’ai vécu avec des ducs, avec des ambassadeurs, avec des grands seigneurs, et je connais leurs manières. Comme cela rend la vie bourgeoise insupportable! Après tout un vaudevilliste n’est ni un Rastignac, ni un Réthoré...» Du Bruel était blême. Deux jours après, du Bruel et moi nous nous rencontrâmes au foyer de l’Opéra; nous fîmes quelques tours ensemble, et la conversation tomba sur Tullia.—«Ne prenez pas au sérieux, me dit-il, mes folies sur le boulevard, je suis violent.» Pendant deux hivers, je fus assez assidu chez du Bruel, et je suivis attentivement les manéges de Claudine. Elle eut un brillant équipage et du Bruel se lança dans la politique, elle lui fit abjurer ses opinions royalistes. Il se rallia, fut replacé dans l’administration de laquelle il faisait autrefois partie; elle lui fit briguer les suffrages de la garde nationale, il y fut élu chef de bataillon; il se montra si valeureusement dans une émeute, qu’il eut la rosette d’officier de la Légion-d’Honneur, il fut nommé maître des requêtes, et chef de division. L’oncle Chaffaroux mourut, laissant quarante mille livres de rente à sa nièce, les trois quarts de sa fortune environ. Du Bruel fut nommé député, mais auparavant, pour n’être pas soumis à la réélection, il se fit nommer Conseiller-d’État et directeur. Il réimprima des traités d’archéologie, des œuvres de statistique, et deux brochures politiques qui devinrent le prétexte de sa nomination à l’une des complaisantes Académies de l’Institut. En ce moment, il est commandeur de la Légion, et s’est tant remué dans les intrigues de la Chambre qu’il vient d’être nommé pair de France et comte. Notre ami n’ose pas encore porter ce titre, sa femme seule met sur ses cartes: la comtesse du Bruel. L’ancien vaudevilliste a l’ordre de Léopold, l’ordre d’Isabelle, la croix de Saint-Wladimir, deuxième classe, l’ordre du Mérite civil de Bavière, l’ordre papal de l’Éperon d’Or: enfin, il porte toutes les petites croix, outre sa grande. Il y a trois mois, Claudine est venue à la porte de la Palferine, dans son brillant équipage armorié. Du Bruel est petit-fils d’un traitant anobli sur la fin du règne de Louis XIV, ses armes ont été composées par Chérin et la couronne Comtale ne messied pas à ce blason, qui n’offre aucune des ridiculités impériales. Ainsi Claudine avait exécuté, dans l’espace de trois années, les conditions du programme que lui avait imposé le charmant, le joyeux la Palferine. Un jour, il y a de cela un mois, elle monte l’escalier du méchant hôtel où loge son amant, et grimpe dans sa gloire, mise comme une vraie comtesse du faubourg Saint-Germain, à la mansarde de notre ami. La Palferine voit Claudine et lui dit:—«Je sais que tu t’es fait nommer pair. Mais il est trop tard, Claudine, tout le monde me parle de la Croix du Sud, je veux la voir.—Je te l’aurai,» dit-elle. Là-dessus, la Palferine partit d’un rire homérique.—«Décidément, reprit-il, je ne veux pas, pour maîtresse, d’une femme ignorante comme un brochet, et qui fait de tels sauts de carpe qu’elle va des coulisses de l’Opéra à la Cour, car je te veux voir à la cour citoyenne.—Qu’est-ce que la croix du Sud?» me dit-elle d’une voix triste et humiliée. Saisi d’admiration pour cette intrépidité de l’amour vrai qui, dans la vie réelle comme dans les fables les plus ingénues de la féerie, s’élance dans des précipices pour y conquérir la fleur qui chante ou l’œuf du Rok, je lui expliquai que la Croix du Sud était un amas de nébuleuses, disposé en forme de croix, plus brillant que la voie Lactée, et qui ne se voyait que dans les mers du Sud.—«Eh bien! lui dit-elle, Charles, allons-y.» Malgré la férocité de son esprit, la Palferine eut une larme aux yeux; mais quel regard et quel accent chez Claudine! je n’ai rien vu de comparable, dans ce que les efforts des grands acteurs ont eu de plus extraordinaire, au mouvement par lequel en voyant ces yeux, si durs pour elle, mouillés de larmes, Claudine tomba sur ses deux genoux, et baisa la main de cet impitoyable la Palferine; il la releva, prit son grand air, ce qu’il nomme l’air Rusticoli, et lui dit:—«Allons, mon enfant, je ferai quelque chose pour toi. Je te mettrai dans... mon testament!»
—Eh bien! dit en finissant Nathan à madame de Rochefide, je me demande si du Bruel est joué. Certes, il n’y a rien de plus comique, de plus étrange que de voir les plaisanteries d’un jeune homme insouciant faisant la loi d’un ménage, d’une famille, ses moindres caprices y commandant, y décommandant les résolutions les plus graves. Le fait du dîner s’est, vous comprenez, renouvelé dans mille occasions et dans un ordre de choses importantes! Mais sans les fantaisies de sa femme, du Bruel serait encore de Cursy, un vaudevilliste parmi cinq cents vaudevillistes; tandis qu’il est à la Chambre des Pairs...
—Vous changerez les noms, j’espère! dit Nathan à madame de la Baudraye.
—Je le crois bien, je n’ai mis que pour vous les noms aux masques. Mon cher Nathan, dit-elle à l’oreille du poëte, je sais un autre ménage où c’est la femme qui est du Bruel.
—Et le dénoûment? demanda Lousteau qui revint au moment où madame de la Baudraye achevait la lecture de sa nouvelle.
—Je ne crois pas aux dénoûments, dit madame de la Baudraye, il faut en faire quelques-uns de beaux pour montrer que l’art est aussi fort que le hasard; mais, mon cher, on ne relit une œuvre que pour ses détails.
—Mais il y a un dénoûment, dit Nathan.
—Et lequel? demanda madame de la Baudraye.
—La marquise de Rochefide est folle de Charles-Édouard. Mon récit avait piqué sa curiosité.
—Oh! la malheureuse! s’écria madame de la Baudraye.
—Pas si malheureuse! dit Nathan, car Maxime de Trailles et la Palferine ont brouillé le marquis avec madame Schontz et vont raccommoder Arthur et Béatrix. (Voyez Béatrix, Scènes de la Vie Privée.)
1839-1845.
ESQUISSE
D’HOMME D’AFFAIRES
D’APRÈS NATURE.
A MONSIEUR LE BARON JAMES ROTHSCHILD,
CONSUL GÉNÉRAL D’AUTRICHE A PARIS, BANQUIER.
Lorette est un mot décent inventé pour exprimer l’état d’une fille ou la fille d’un état difficile à nommer, et que, dans sa pudeur, l’Académie Française a négligé de définir, vu l’âge de ses quarante membres. Quand un nom nouveau répond à un cas social qu’on ne pouvait pas dire sans périphrases, la fortune de ce mot est faite. Aussi la Lorette passa-t-elle dans toutes les classes de la société, même dans celles où ne passera jamais une Lorette. Le mot ne fut fait qu’en 1840, sans doute à cause de l’agglomération de ces nids d’hirondelles autour de l’église dédiée à Notre-Dame-de-Lorette. Ceci n’est écrit que pour les étymologistes. Ces messieurs ne seraient pas tant embarrassés si les écrivains du Moyen Age avaient pris le soin de détailler les mœurs, comme nous le faisons dans ce temps d’analyse et de description. Mademoiselle Turquet, ou Malaga, car elle est beaucoup plus connue sous son nom de guerre (Voir la Fausse Maîtresse), est l’une des premières paroissiennes de cette charmante église. Cette joyeuse et spirituelle fille, ne possédant que sa beauté pour fortune, faisait, au moment où cette histoire se conta, le bonheur d’un notaire qui trouvait dans sa notaresse une femme un peu trop dévote, un peu trop roide, un peu trop sèche pour trouver le bonheur au logis. Or, par une soirée de carnaval, maître Cardot avait régalé, chez mademoiselle Turquet, Desroches l’avoué, Bixiou le caricaturiste, Lousteau le feuilletoniste, Nathan, dont les noms illustres dans la Comédie humaine rendent superflus toute espèce de portrait. Le jeune la Palferine, dont le titre de comte de vieille roche, roche sans aucun filon de métal, hélas! avait honoré de sa présence le domicile illégal du notaire. Si l’on ne dîne pas chez une Lorette pour y manger le bœuf patriarcal, le maigre poulet de la table conjugale et la salade de famille, on n’y tient pas non plus les discours hypocrites qui ont cours dans un salon meublé de vertueuses bourgeoises. Ah! quand les bonnes mœurs seront-elles attrayantes? Quand les femmes du grand monde montreront-elles un peu moins leurs épaules et un peu plus de bonhomie ou d’esprit? Marguerite Turquet, l’Aspasie du Cirque-Olympique, est une de ces natures franches et vives à qui l’on pardonne tout à cause de sa naïveté dans la faute et de son esprit dans le repentir, à qui l’on dit, comme Cardot, assez spirituel quoique notaire pour le dire:—Trompe-moi bien! Ne croyez pas néanmoins à des énormités. Desroches et Cardot étaient deux trop bons enfants et trop vieillis dans le métier pour ne pas être de plain-pied avec Bixiou, Lousteau, Nathan et le jeune comte. Et ces messieurs, ayant eu souvent recours aux deux officiers ministériels, les connaissaient trop pour, en style lorette, les faire poser. La conversation, parfumée des odeurs de sept cigares, fantasque d’abord comme une chèvre en liberté, s’arrêta sur la stratégie que crée à Paris la bataille incessante qui s’y livre entre les créanciers et les débiteurs. Or, si vous daignez vous souvenir de la vie et des antécédents des convives, vous eussiez difficilement trouvé dans Paris des gens plus instruits en cette matière: les uns émérites, les autres artistes, ils ressemblaient à des magistrats riant avec des justiciables. Une suite de dessins faits par Bixiou sur Clichy avait été la cause de la tournure que prenait le discours. Il était minuit. Ces personnages, diversement groupés dans le salon autour d’une table et devant le feu, se livraient à ces charges qui non-seulement ne sont compréhensibles et possibles qu’à Paris, mais encore qui ne se font et ne peuvent être comprises que dans la zone décrite par le faubourg Montmartre et par la rue de la Chaussée-d’Antin, entre les hauteurs de la rue de Navarin et la ligne des boulevards.
En dix minutes, les réflexions profondes, la grande et la petite morale, tous les quolibets furent épuisés sur ce sujet, épuisé déjà vers 1500 par Rabelais. Ce n’est pas un petit mérite que de renoncer à ce feu d’artifice terminé par cette dernière fusée due à Malaga.
—Tout ça tourne au profit des bottiers, dit-elle. J’ai quitté une modiste qui m’avait manqué deux chapeaux. La rageuse est venue vingt-sept fois me demander vingt francs. Elle ne savait pas que nous n’avons jamais vingt francs. On a mille francs, on envoie chercher cinq cents francs chez son notaire; mais vingt francs, je ne les ai jamais eus. Ma cuisinière ou ma femme de chambre ont peut-être vingt francs à elles deux. Moi, je n’ai que du crédit, et je le perdrais en empruntant vingt francs. Si je demandais vingt francs, rien ne me distinguerait plus de mes confrères qui se promènent sur le boulevard.
—La modiste est-elle payée? dit la Palferine.
—Ah! çà, deviens-tu bête, toi? dit-elle à la Palferine en clignant, elle est venue ce matin pour la vingt-septième fois, voilà pourquoi je vous en parle.
—Comment avez-vous fait? dit Desroches.
—J’ai eu pitié d’elle, et... je lui ai commandé le petit chapeau que j’ai fini par inventer pour sortir des formes connues. Si mademoiselle Amanda réussit, elle ne me demandera plus rien: sa fortune est faite.
—Ce que j’ai vu de plus beau dans ce genre de lutte, dit maître Desroches, peint, selon moi, Paris, pour des gens qui le pratiquent, beaucoup mieux que tous les tableaux où l’on peint toujours un Paris fantastique. Vous croyez être bien forts, vous autres, dit-il en regardant Nathan et Lousteau, Bixiou et la Palferine; mais le roi, sur ce terrain, est un certain comte qui maintenant s’occupe de faire une fin, et qui, dans son temps, a passé pour le plus habile, le plus adroit, le plus renaré, le plus instruit, le plus hardi, le plus subtil, le plus ferme, le plus prévoyant de tous les corsaires à gants jaunes, à cabriolet, à belles manières qui naviguèrent, naviguent et navigueront sur la mer orageuse de Paris. Sans foi ni loi, sa politique privée a été dirigée par les principes qui dirigent celle du cabinet anglais. Jusqu’à son mariage, sa vie fut une guerre continuelle comme celle de... Lousteau, dit-il. J’étais et suis encore son avoué.
—Et la première lettre de son nom est Maxime de Trailles, dit la Palferine.
—Il a d’ailleurs tout payé, n’a fait de tort à personne, reprit Desroches; mais, comme le disait tout à l’heure notre ami Bixiou, payer en mars ce qu’on ne veut payer qu’en octobre est un attentat à la liberté individuelle. En vertu d’un article de son code particulier, Maxime considérait comme une escroquerie la ruse qu’un de ses créanciers employait pour se faire payer immédiatement. Depuis longtemps, la lettre de change avait été comprise par lui dans toutes ses conséquences immédiates et médiates. Un jeune homme appelait, chez moi, devant lui, la lettre de change:—«Le pont-aux-ânes!—Non, dit-il, c’est le pont-des-soupirs, on n’en revient pas.» Aussi sa science en fait de jurisprudence commerciale était-elle si complète qu’un agréé ne lui aurait rien appris. Vous savez qu’alors il ne possédait rien, sa voiture, ses chevaux étaient loués, il demeurait chez son valet de chambre, pour qui, dit-on, il sera toujours un grand homme, même après le mariage qu’il veut faire! Membre de trois clubs, il y dînait quand il n’avait aucune invitation en ville. Généralement il usait peu de son domicile...
—Il m’a dit, à moi, s’écria la Palferine en interrompant Desroches: «Ma seule fatuité, c’est de prétendre que je demeure rue Pigale.»
—Voilà l’un des deux combattants, reprit Desroches, maintenant voici l’autre. Vous avez entendu plus ou moins parler d’un certain Claparon...
—Il avait les cheveux comme ça, s’écria Bixiou en ébouriffant sa chevelure.
Et, doué du même talent que Chopin le pianiste possède à un si haut degré pour contrefaire les gens, il représenta le personnage à l’instant avec une effrayante vérité.
—Il roule ainsi sa tête en parlant, il a été commis-voyageur, il a fait tous les métiers...
—Eh bien! il est né pour voyager, car il est, à l’heure où je parle, en route pour l’Amérique, dit Desroches. Il n’y a plus de chance que là pour lui, car il sera probablement condamné par contumace pour banqueroute frauduleuse à la prochaine session.
—Un homme à la mer! cria Malaga.
—Ce Claparon, reprit Desroches, fut pendant six à sept ans le paravent, l’homme de paille, le bouc émissaire de deux de nos amis, Du Tillet et Nucingen; mais, en 1829, son rôle fut si connu que...
—Nos amis l’ont lâché, dit Bixiou.
—Enfin ils l’abandonnèrent à sa destinée; et, reprit Desroches, il roula dans la fange. En 1833, il s’était associé pour faire des affaires avec un nommé Cérizet...
—Comment! celui qui, lors des entreprises en commandite, en fit une si gentiment combinée que la Sixième Chambre l’a foudroyé par deux ans de prison? demanda la Lorette.
—Le même, répondit Desroches. Sous la Restauration, le métier de ce Cérizet consista, de 1823 à 1827, à signer intrépidement des articles poursuivis avec acharnement par le Ministère Public, et d’aller en prison. Un homme s’illustrait alors à bon marché. Le parti libéral appela son champion départemental le courageux Cérizet. Ce zèle fut récompensé, vers 1828, par l’intérêt général. L’intérêt général était une espèce de couronne civique décernée par les journaux. Cérizet voulut escompter l’intérêt général; il vint à Paris, où, sous le patronage des banquiers de la Gauche, il débuta par une agence d’affaires, entremêlée d’opérations de banque, de fonds prêtés par un homme qui s’était banni lui-même, un joueur trop habile, dont les fonds, en juillet 1830, ont sombré de compagnie avec le vaisseau de l’État...
—Eh! c’est celui que nous avions surnommé la Méthode des cartes... s’écria Bixiou.
—Ne dites pas de mal de ce pauvre garçon, s’écria Malaga. D’Estourny était un bon enfant!
—Vous comprenez le rôle que devait jouer en 1830 un homme ruiné qui se nommait, politiquement parlant, le Courageux-Cérizet! Il fut envoyé dans une très jolie sous-préfecture, reprit Desroches. Malheureusement pour Cérizet, le pouvoir n’a pas autant d’ingénuité qu’en ont les partis, qui, pendant la lutte, font projectile de tout. Cérizet fut obligé de donner sa démission après trois mois d’exercice! Ne s’était-il pas avisé de vouloir être populaire? Comme il n’avait encore rien fait pour perdre son titre de noblesse (le Courageux Cérizet!) le Gouvernement lui proposa, comme indemnité, de devenir gérant d’un journal d’Opposition qui serait ministériel in petto. Ainsi ce fut le Gouvernement qui dénatura ce beau caractère. Cérizet se trouvant un peu trop, dans sa gérance, comme un oiseau sur une branche pourrie, se lança dans cette gentille commandite où le malheureux a, comme vous venez de le dire, attrapé deux ans de prison, là où de plus habiles ont attrapé le public.
—Nous connaissons les plus habiles, dit Bixiou, ne médisons pas de ce pauvre garçon, il est pipé! Couture se laisser pincer sa caisse, qui l’aurait jamais cru!
—Cérizet est d’ailleurs un homme ignoble, et que les malheurs d’une débauche de bas étage ont défiguré, reprit Desroches. Revenons au duel promis! Donc, jamais deux industriels de plus mauvais genre, de plus mauvaises mœurs, plus ignobles de tournure, ne s’associèrent pour faire un plus sale commerce. Comme fonds de roulement, ils comptaient cette espèce d’argot que donne la connaissance de Paris: la hardiesse que donne la misère, la ruse que donne l’habitude des affaires, la science que donne la mémoire des fortunes parisiennes, de leur origine, des parentés, des accointances et des valeurs intrinsèques de chacun. Cette association de deux carotteurs, passez-moi ce mot, le seul qui puisse, dans l’argot de la Bourse, vous les définir, fut de peu de durée. Comme deux chiens affamés, ils se battirent à chaque charogne. Les premières spéculations de la maison Cérizet et Claparon furent cependant assez bien entendues. Ces deux drôles s’abouchèrent avec les Barbet, les Chaboisseau, les Samanon et autres usuriers auxquels ils achetèrent des créances désespérées. L’agence Claparon siégeait alors dans un petit entresol de la rue Chabannais, composé de cinq pièces et dont le loyer ne coûtait pas plus de sept cents francs. Chaque associé couchait dans une chambrette qui, par prudence, était si soigneusement close, que mon maître-clerc n’y put jamais pénétrer. Les Bureaux se composaient d’une antichambre, d’un salon et d’un cabinet dont les meubles n’auraient pas rendu trois cents francs à l’hôtel des Commissaires-Priseurs. Vous connaissez assez Paris pour voir la tournure des deux pièces officielles: des chaises foncées de crin, une table à tapis de drap vert, une pendule de pacotille entre deux flambeaux sous verre qui s’ennuyaient devant une petite glace à bordure dorée, sur une cheminée dont les tisons étaient, selon un mot de mon Maître-Clerc, âgés de deux hivers! Quant au cabinet, vous le devinez: beaucoup plus de cartons que d’affaires!... un cartonnier vulgaire pour chaque associé; puis, au milieu, le secrétaire à cylindre, vide comme la caisse! deux fauteuils de travail de chaque côté d’une cheminée à feu de charbon de terre. Sur le carreau, s’étalait un tapis d’occasion, comme les créances. Enfin, on voyait ce meuble-meublant en acajou qui se vend dans nos Études depuis cinquante ans de prédécesseur à successeur. Vous connaissez maintenant chacun des deux adversaires. Or, dans les trois premiers mois de leur association, qui se liquida par des coups de poing au bout de sept mois, Cérizet et Claparon achetèrent deux mille francs d’effets signés Maxime (puisque Maxime il y a) et rembourrés de deux dossiers (jugement, appel, arrêt, exécution, référé), bref une créance de trois mille deux cents francs et des centimes qu’ils eurent pour cinq cents francs par un transport sous signature privée, avec procuration spéciale pour agir, afin d’éviter les frais... Dans ce temps-là, Maxime, déjà mûr, eut l’un de ces caprices particuliers aux quinquagénaires...
—Antonia! s’écria la Palferine. Cette Antonia dont la fortune a été faite par une lettre où je lui réclamais une brosse à dents!
—Son vrai nom est Chocardelle, dit Malaga que ce nom prétentieux importunait.
—C’est cela, reprit Desroches.
—Maxime n’a commis que cette faute-là dans toute sa vie; mais, que voulez-vous?... le Vice n’est pas parfait! dit Bixiou.
—Maxime ignorait encore la vie qu’on mène avec une petite fille de dix-huit ans, qui veut se jeter la tête la première par son honnête mansarde, pour tomber dans un somptueux équipage, reprit Desroches, et les hommes d’État doivent tout savoir. A cette époque, de Marsay venait d’employer son ami, notre ami, dans la haute comédie de la politique. Homme à grandes conquêtes, Maxime n’avait connu que des femmes titrées; et, à cinquante ans, il avait bien le droit de mordre à un petit fruit soi-disant sauvage, comme un chasseur qui fait une halte dans le champ d’un paysan sous un pommier. Le comte trouva pour mademoiselle Chocardelle un cabinet littéraire assez élégant, une occasion, comme toujours...
—Bah! elle n’y est pas restée six mois, dit Nathan, elle était trop belle pour tenir un cabinet littéraire.
—Serais-tu le père de son enfant?... demanda la Lorette à Nathan.
—Un matin, reprit Desroches, Cérizet, qui depuis l’achat de la créance sur Maxime, était arrivé par degrés à une tenue de premier clerc d’huissier, fut introduit, après sept tentatives inutiles, chez le comte. Suzon, le vieux valet de chambre, quoique profès, avait fini par prendre Cérizet pour un solliciteur qui venait proposer mille écus à Maxime s’il voulait faire obtenir à une jeune dame un bureau de papier timbré. Suzon, sans aucune défiance sur ce petit drôle, un vrai gamin de Paris frotté de prudence par ses condamnations en police correctionnelle, engagea son maître à le recevoir. Voyez-vous cet homme d’affaires, au regard trouble, aux cheveux rares, au front dégarni, à petit habit sec et noir, en bottes crottées.....
—Quelle image de la Créance! s’écria Lousteau.
—Devant le comte, reprit Desroches (l’image de la Dette insolente), en robe de chambre de flanelle bleue, en pantoufles brodées par quelque marquise, en pantalon de lainage blanc, ayant sur ses cheveux teints en noir une magnifique calotte, une chemise éblouissante, et jouant avec les glands de sa ceinture?...
—C’est un tableau de genre, dit Nathan, pour qui connaît le joli petit salon d’attente où Maxime déjeune, plein de tableaux d’une grande valeur, tendu de soie, où l’on marche sur un tapis de Smyrne, en admirant des étagères pleines de curiosités, de raretés à faire envie à un roi de Saxe...
—Voici la scène, dit Desroches.
Sur ce mot, le conteur obtint le plus profond silence.
«—Monsieur le comte, dit Cérizet, je suis envoyé par un monsieur Charles Claparon, ancien banquier.—Ah! que me veut-il, le pauvre diable?...—Mais il est devenu votre créancier pour une somme de trois mille deux cents francs soixante-quinze centimes, en capital, intérêts et frais...—La créance Coutelier, dit Maxime qui savait ses affaires comme un pilote connaît sa côte.—Oui, monsieur le comte, répond Cérizet en s’inclinant. Je viens savoir quelles sont vos intentions?—Je ne paierai cette créance qu’à ma fantaisie, répondit Maxime en sonnant pour faire venir Suzon. Claparon est bien osé d’acheter une créance sur moi sans me consulter! j’en suis fâché pour lui, qui, pendant si longtemps, s’est si bien comporté comme l’homme de paille de mes amis. Je disais de lui: Vraiment il faut être imbécile pour servir, avec si peu de gages et tant de fidélité, des hommes qui se bourrent de millions. Eh bien! il me donne là une preuve de sa bêtise... Oui, les hommes méritent leur sort! on chausse une couronne ou un boulet! on est millionnaire ou portier, et tout est juste. Que voulez-vous, mon cher? Moi, je ne suis pas un roi, je tiens à mes principes. Je suis sans pitié pour ceux qui me font des frais ou qui ne savent pas leur métier de créancier. Suzon, mon thé! Tu vois monsieur?... dit-il au valet de chambre. Eh bien! tu t’es laissé attraper, mon pauvre vieux. Monsieur est un créancier, tu aurais dû le reconnaître à ses bottes. Ni mes amis, ni des indifférents qui ont besoin de moi, ni mes ennemis, ne viennent me voir à pied. Mon cher monsieur Cérizet, vous comprenez! Vous n’essuierez plus vos bottes sur mon tapis, dit-il en regardant la crotte qui blanchissait les semelles de son adversaire... Vous ferez mes compliments de condoléance à ce pauvre Boniface de Claparon, car je mettrai cette affaire-là dans le Z.—(Tout cela se disait d’un ton de bonhomie à donner la colique à de vertueux bourgeois.)—Vous avez tort, monsieur le comte, répondit Cérizet en prenant un petit ton péremptoire, nous serons payés intégralement, et d’une façon qui pourra vous contrarier. Aussi venais-je amicalement à vous, comme cela se doit entre gens bien élevés...—Ah! vous l’entendez ainsi?...» reprit Maxime, que cette dernière prétention du Cérizet mit en colère. Dans cette insolence, il y avait de l’esprit à la Talleyrand, si vous avez bien saisi le contraste des deux costumes et des deux hommes. Maxime fronça les sourcils et arrêta son regard sur le Cérizet, qui non seulement soutint ce jet de rage froide, mais encore qui y répondit par cette malice glaciale que distillent les yeux fixes d’une chatte.—«Eh bien! monsieur, sortez...—Eh bien! adieu, monsieur le comte. Avant six mois nous serons quittes.—Si vous pouvez me voler le montant de votre créance, qui, je le reconnais, est légitime, je serai votre obligé, monsieur, répondit Maxime, vous m’aurez appris quelque précaution nouvelle à prendre.... Bien votre serviteur...—Monsieur le comte, dit Cérizet, c’est moi qui suis le vôtre.» Ce fut net, plein de force et de sécurité de part et d’autre. Deux tigres, qui se consultent avant de se battre devant une proie, ne seraient pas plus beaux, ni plus rusés, que le furent alors ces deux natures aussi rouées l’une que l’autre, l’une dans son impertinente élégance, l’autre sous son harnais de fange.—Pour qui pariez-vous?... dit Desroches qui regarda son auditoire surpris d’être si profondément intéressé.
—En voilà une d’histoire!... dit Malaga. Oh! je vous en prie, allez, mon cher, ça me prend au cœur.
—Entre deux chiens de cette force, il ne doit se passer rien de vulgaire, dit la Palferine.
—Bah! je parie le mémoire de mon menuisier qui me scie, que le petit crapaud a enfoncé Maxime, s’écria Malaga.
—Je parie pour Maxime, dit Cardot, on ne l’a jamais pris sans vert.
Desroches fit une pause en avalant un petit verre que lui présenta la Lorette.
—Le cabinet de lecture de mademoiselle Chocardelle, reprit Desroches, était situé rue Coquenard, à deux pas de la rue Pigale, où demeurait Maxime. Ladite demoiselle Chocardelle occupait un petit appartement donnant sur un jardin, et séparé de sa boutique par une grande pièce obscure où se trouvaient les livres. Antonia faisait tenir le cabinet par sa tante...
—Elle avait déjà sa tante?... s’écria Malaga. Diable! Maxime faisait bien les choses.
—C’était, hélas! sa vraie tante, reprit Desroches, nommée... attendez!...
—Ida Bonamy... dit Bixiou.
—Donc, Antonia, débarrassée de beaucoup de soins par cette tante, se levait tard, se couchait tard, et ne paraissait à son comptoir que de deux à quatre heures, reprit Desroches. Dès les premiers jours, sa présence avait suffi pour achalander son salon de lecture; il y vint plusieurs vieillards du quartier, entre autres un ancien carrossier nommé Croizeau. Après avoir vu ce miracle de beauté féminine à travers les vitres, l’ancien carrossier s’ingéra de lire les journaux tous les jours dans ce salon, et fut imité par un ancien directeur des douanes, nommé Denisart, homme décoré, dans qui le Croizeau voulut voir un rival et à qui plus tard il dit:—Môsieur, vous m’avez donné bien de la tablature! Ce mot doit vous faire entrevoir le personnage. Ce sieur Croizeau se trouve appartenir à ce genre de petits vieillards que, depuis Henri Monnier, on devrait appeler l’Espèce-Coquerel, tant il en a bien rendu la petite voix, les petites manières, la petite queue, le petit œil de poudre, la petite démarche, les petits airs de tête, le petit ton sec dans son rôle de Coquerel de la Famille improvisée. Ce Croizeau disait:—Voici, belle dame! en remettant ses deux sous à Antonia par un geste prétentieux. Madame Ida Bonamy, tante de mademoiselle Chocardelle, sut bientôt par la cuisinière que l’ancien carrossier, homme d’une ladrerie excessive, était taxé à quarante mille francs de rentes dans le quartier où il demeurait, rue de Buffault. Huit jours après l’installation de la belle loueuse de romans, il accoucha de ce calembour:—«Vous me prêtez des livres, mais je vous rendrais bien des francs...» Quelques jours plus tard, il prit un petit air entendu pour dire:—«Je sais que vous êtes occupée, mais mon jour viendra: je suis veuf.» Croizeau se montrait toujours avec de beau linge, avec un habit bleu-barbeau, gilet de pou-de-soie, pantalon noir, souliers à double semelle, noués avec des rubans de soie noire et craquant comme ceux d’un abbé. Il tenait toujours à la main son chapeau de soie de quatorze francs.—«Je suis vieux et sans enfants, disait-il à la jeune personne quelques jours après la visite de Cérizet chez Maxime. J’ai mes collatéraux en horreur. C’est tous paysans fait pour labourer la terre! Figurez-vous que je suis venu de mon village avec six francs, et que j’ai fait ma fortune ici. Je ne suis pas fier... Une jolie femme est mon égale. Ne vaut-il pas mieux être madame Croizeau pendant quelque temps que la servante d’un comte pendant un an?... Vous serez quittée, un jour ou l’autre. Et, vous penserez alors à moi... Votre serviteur, belle dame!» Tout cela mitonnait sourdement. La plus légère galanterie se disait en cachette. Personne au monde ne savait que ce petit vieillard propret aimait Antonia, car la prudente contenance de cet amoureux au salon de lecture n’aurait rien appris à un rival. Croizeau se défia pendant deux mois du directeur des douanes en retraite. Mais, vers le milieu du troisième mois, il eut lieu de reconnaître combien ses soupçons étaient mal fondés. Croizeau s’ingénia de côtoyer Denisart en s’en allant de conserve avec lui, puis, en prenant sa bisque, il lui dit:—«Il fait beau, môsieur!...» A quoi l’ancien fonctionnaire répondit:—«Le temps d’Austerlitz, monsieur: j’y fus... j’y fus même blessé, ma croix me vient de ma conduite dans cette belle journée...» Et, de fil en aiguille, de roue en bataille, de femme en carrosse, une liaison se fit entre ces deux débris de l’Empire. Le petit Croizeau tenait à l’Empire par ses liaisons avec les sœurs de Napoléon; il était leur carrossier, et il les avait souvent tourmentées pour ses factures. Il se donnait donc pour avoir eu des relations avec la famille impériale. Maxime, instruit par Antonia des propositions que se permettait l’agréable vieillard, tel fut le surnom donné par la tante au rentier, voulut le voir. La déclaration de guerre de Cérizet avait eu la propriété de faire étudier à ce grand Gant-Jaune sa position sur son échiquier en en observant les moindres pièces. Or, à propos de cet agréable vieillard, il reçut dans l’entendement ce coup de cloche qui vous annonce un malheur. Un soir Maxime se mit dans le second salon obscur, autour duquel étaient placés les rayons de la bibliothèque. Après avoir examiné par une fente entre deux rideaux verts les sept ou huit habitués du salon, il jaugea d’un regard l’âme du petit carrossier; il en évalua la passion, et fut très satisfait de savoir qu’au moment où sa fantaisie serait passée un avenir assez somptueux ouvrirait à commandement ses portières vernies à Antonia.—«Et celui-là, dit-il en désignant le gros et beau vieillard décoré de la Légion-d’Honneur, qui est-ce?—Un ancien directeur des douanes.—Il est d’un galbe inquiétant!» dit Maxime en admirant la tenue du sieur Denisart. En effet, cet ancien militaire se tenait droit comme un clocher, sa tête se recommandait à l’attention par une chevelure poudrée et pommadée, presque semblable à celle des postillons au bal masqué. Sous cette espèce de feutre moulé sur une tête oblongue se dessinait une vieille figure, administrative et militaire à la fois, mimée par un air rogue, assez semblable à celle que la Caricature a prêtée au Constitutionnel. Cet ancien administrateur, d’un âge, d’une poudre, d’une voussure de dos à ne rien lire sans lunettes, tendait son respectable abdomen avec tout l’orgueil d’un vieillard à maîtresse, et portait à ses oreilles des boucles d’or qui rappelaient celles du vieux général Montcornet, l’habitué du Vaudeville. Denisart affectionnait le bleu: son pantalon et sa vieille redingote, très amples, étaient de drap bleu.—«Depuis quand vient ce vieux-là? demanda Maxime à qui les lunettes parurent d’un port suspect.—Oh! dès le commencement, répondit Antonia, voici bientôt deux mois...—Bon, Cérizet n’est venu que depuis un mois, se dit Maxime en lui-même... Fais-le donc parler? dit-il à l’oreille d’Antonia, je veux entendre sa voix.—Bah! répondit-elle, ce sera difficile, il ne me dit jamais rien.—Pourquoi vient-il alors?... demanda Maxime.—Par une drôle de raison, répliqua la belle Antonia. D’abord il a une passion, malgré ses soixante-neuf ans; mais, à cause de ses soixante-neuf ans, il est réglé comme un cadran. Ce bonhomme-là va dîner chez sa passion, rue de la Victoire, à cinq heures, tous les jours... en voilà une malheureuse! il sort de chez elle à six heures, vient lire pendant quatre heures tous les journaux, et il y retourne à dix heures. Le papa Croizeau dit qu’il connaît les motifs de la conduite de monsieur Denisart, il l’approuve; et, à sa place, il agira de même. Ainsi, je connais mon avenir! Si jamais je deviens madame Croizeau, de six à dix heures, je serai libre. Maxime examina l’Almanach des 25,000 adresses, il trouva cette ligne rassurante:
Denisart , ancien directeur des douanes, rue de la Victoire.
Il n’eut plus aucune inquiétude. Insensiblement, il se fit entre le sieur Denisart et le sieur Croizeau quelques confidences. Rien ne lie plus les hommes qu’une certaine conformité de vues en fait de femmes. Le papa Croizeau dîna chez celle qu’il nommait la belle de monsieur Denisart. Ici je dois placer une observation assez importante. Le cabinet de lecture avait été payé par le comte moitié comptant, moitié en billets souscrits par ladite demoiselle Chocardelle. Le quart d’heure de Rabelais arrivé, le comte se trouva sans monnaie. Or, le premier des trois billets de mille francs fut payé également par l’agréable carrossier, à qui le vieux scélérat de Denisart conseilla de constater son prêt en se faisant privilégier sur le cabinet de lecture.—«Moi, dit Denisart, j’en ai vu de belles avec les belles!... Aussi, dans tous les cas, même quand je n’ai plus la tête à moi, je prends toujours mes précautions avec les femmes. Cette créature de qui je suis fou, eh bien, elle n’est pas dans ses meubles, elle est dans les miens. Le bail de l’appartement est en mon nom...» Vous connaissez Maxime, il trouva le carrossier très jeune! Le Croizeau pouvait payer les trois mille francs sans rien toucher de longtemps, car Maxime se sentait plus fou que jamais d’Antonia...
—Je le crois bien, dit la Palferine, c’est la belle Impéria du Moyen Age.
—Une femme qui a la peau rude, s’écria la Lorette, et si rude qu’elle se ruine en bains de son.
—Croizeau parlait avec une admiration de carrossier du mobilier somptueux que l’amoureux Denisart avait donné pour cadre à sa belle, il le décrivait avec une complaisance satanique à l’ambitieuse Antonia, reprit Desroches. C’étaient des bahuts d’ébène, incrustés de nacre et de filets d’or, des tapis de Belgique, un lit Moyen Age d’une valeur de mille écus, une horloge de Boule; puis dans la salle à manger, des torchères aux quatre coins, des rideaux de soie de la Chine sur laquelle la patience chinoise avait peint des oiseaux, et des portières montées sur des traverses valant plus que des portières à deux pieds.—«Voilà ce qu’il vous faudrait, belle dame... et ce que je voudrais vous offrir... disait-il en concluant. Je sais bien que vous m’aimeriez à peu près; mais, à mon âge, on se fait une raison. Jugez combien je vous aime, puisque je vous ai prêté mille francs. Je puis vous l’avouer: de ma vie ni de mes jours, je n’ai prêté ça!» Et il tendit les deux sous de sa séance avec l’importance qu’un savant met à une démonstration. Le soir, Antonia dit au comte, aux Variétés:—«C’est bien ennuyeux tout de même un cabinet de lecture. Je ne me sens point de goût pour cet état-là, je n’y vois aucune chance de fortune. C’est le lot d’une veuve qui veut vivoter, ou d’une fille atrocement laide qui croit pouvoir attraper un homme par un peu de toilette.—C’est ce que vous m’avez demandé,» répondit le comte. En ce moment, Nucingen, à qui, la veille, le roi des Lions, car les Gants-Jaunes étaient alors devenus des Lions, avait gagné mille écus, entra les lui donner, et, en voyant l’étonnement de Maxime, il lui dit:—Chai ressi eine obbozition à la requêde de ce tiaple te Glabaron...—Ah! voilà leurs moyens, s’écria Maxime, ils ne sont pas forts, ceux-là...—C’esde écal, répondit le banquier, bayez-les, gar ils bourraient s’atresser à t’audres que moi et fus vaire tu dord... che brends a démoin cedde cholie phamme que che fus ai bayé ce madin, pien afant l’obbozition...
—Reine du Tremplin, dit la Palferine en souriant, tu perdras...
—Il y avait longtemps, reprit Desroches, que, dans un cas semblable, mais où le trop honnête débiteur, effrayé d’une affirmation à faire en justice, ne voulut pas payer Maxime, nous avions rudement mené le créancier opposant, en faisant frapper des oppositions en masse, afin d’absorber la somme en frais de contribution...
—Quéqu’ c’est qu’ ça?... s’écria Malaga, voilà des mots qui sonnent à mon oreille comme du patois. Puisque vous avez trouvé l’esturgeon excellent, payez-moi la valeur de la sauce en leçons de chicane.
—Eh bien! dit Desroches, la somme qu’un de vos créanciers frappe d’opposition chez un de vos débiteurs peut devenir l’objet d’une semblable opposition de la part de tous vos autres créanciers. Que fait le Tribunal à qui tous les créanciers demandent l’autorisation de se payer?... Il partage légalement entre tous la somme saisie. Ce partage, fait sous l’œil de la justice, se nomme une Contribution. Si vous devez dix mille francs, et que vos créanciers saisissent par opposition mille francs, ils ont chacun tant pour cent de leur créance, en vertu d’une répartition au marc le franc, en terme de Palais, c’est-à-dire au prorata de leurs sommes; mais ils ne touchent que sur une pièce légale appelée extrait du bordereau de collocation, que délivre le greffier du Tribunal. Devinez-vous ce travail fait par un juge et préparé par des avoués? il implique beaucoup de papier timbré plein de lignes lâches, diffuses, où les chiffres sont noyés dans des colonnes d’une entière blancheur. On commence par déduire les frais. Or, les frais étant les mêmes pour une somme de mille francs saisis comme pour une somme d’un million, il n’est pas difficile de manger mille écus, par exemple, en frais, surtout si l’on réussit à élever des contestations.
—Un avoué réussit toujours, dit Cardot. Combien de fois un des vôtres ne m’a-t-il pas demandé: «Qu’y a-t-il à manger?»
—On y réussit surtout, reprit Desroches, quand le débiteur vous provoque à manger la somme en frais. Aussi les créanciers du comte n’eurent-ils rien, ils en furent pour leurs courses chez les avoués et pour leurs démarches. Pour se faire payer d’un débiteur aussi fort que le comte, un créancier doit se mettre dans une situation légale excessivement difficile à établir: il s’agit d’être à la fois son débiteur et son créancier, car alors on a le droit, aux termes de la loi, d’opérer la confusion.....
—Du débiteur? dit la Lorette qui prêtait une oreille attentive à ce discours.
—Non, des deux qualités de créancier et de débiteur, et de se payer par ses mains, reprit Desroches. L’innocence de Claparon, qui n’inventait que des oppositions, eut donc pour effet de tranquilliser le comte. En ramenant Antonia des Variétés, il abonda d’autant plus dans l’idée de vendre le cabinet littéraire pour pouvoir payer les deux derniers mille francs du prix, qu’il craignit le ridicule d’avoir été le bailleur de fonds d’une semblable entreprise. Il adopta donc le plan d’Antonia, qui voulait aborder la haute sphère de sa profession, avoir un magnifique appartement, femme de chambre, voiture, et lutter avec notre belle amphitryonne, par exemple....
—Elle n’est pas assez bien faite pour cela, s’écria l’illustre beauté du Cirque; mais elle a bien rincé le petit d’Esgrignon, tout de même!
—Dix jours après, le petit Croizeau, perché sur sa dignité, tenait à peu près ce langage à la belle Antonia, reprit Desroches:—«Mon enfant, votre cabinet littéraire est un trou, vous y deviendrez jaune, le gaz vous abîmera la vue; il faut en sortir, et tenez!..... profitons de l’occasion. J’ai trouvé pour vous une jeune dame qui ne demande pas mieux que de vous acheter votre cabinet de lecture. C’est une petite femme ruinée qui n’a plus qu’à s’aller jeter à l’eau; mais elle a quatre mille francs comptant, et il vaut mieux en tirer un bon parti pour pouvoir nourrir et élever deux enfants...—Eh bien! vous êtes gentil, papa Croizeau, dit Antonia.—Oh! je serai bien plus gentil tout à l’heure, reprit le vieux carrossier. Figurez-vous que ce pauvre monsieur Denisart est dans un chagrin qui lui a donné la jaunisse... Oui, cela lui a frappé sur le foie comme chez les vieillards sensibles. Il a tort d’être si sensible. Je le lui ai dit: Soyez passionné, bien! mais sensible... halte-là! on se tue... Je ne me serais pas attendu, vraiment, à un pareil chagrin chez un homme assez fort, assez instruit pour s’absenter pendant sa digestion de chez...—Mais qu’y a-t-il?... demanda mademoiselle Chocardelle.—Cette petite créature, chez qui j’ai dîné, l’a planté là, net... oui, elle l’a lâché sans le prévenir autrement que par une lettre sans aucune orthographe.—Voilà ce que c’est, papa Croizeau, que d’ennuyer les femmes!...—C’est une leçon! belle dame, reprit le doucereux Croizeau. En attendant, je n’ai jamais vu d’homme dans un désespoir pareil, dit-il. Notre ami Denisart ne connaît plus sa main droite de sa main gauche, il ne veut plus voir ce qu’il appelle le théâtre de son bonheur... Il a si bien perdu le sens qu’il m’a proposé d’acheter pour quatre mille francs tout le mobilier d’Hortense... Elle se nomme Hortense!—Un joli nom, dit Antonia.—Oui, c’est celui de la belle-fille de Napoléon; je lui ai fourni ses équipages, comme vous savez.—Eh! bien, je verrai, dit la fine Antonia, commencez par m’envoyer votre jeune femme...» Antonia courut voir le mobilier, revint fascinée, et fascina Maxime par un enthousiasme d’antiquaire. Le soir même, le comte consentit à la vente du cabinet de lecture. L’établissement, vous comprenez, était au nom de mademoiselle Chocardelle. Maxime se mit à rire du petit Croizeau qui lui fournissait un acquéreur. La société Maxime et Chocardelle perdait deux mille francs, il est vrai; mais qu’était-ce que cette perte en présence de quatre beaux billets de mille francs? Comme me le disait le comte: «Quatre mille francs d’argent vivant!... il y a des moments où l’on souscrit huit mille francs de billets pour les avoir!» Le comte va voir lui-même, le surlendemain, le mobilier, ayant les quatre mille francs sur lui. La vente avait été réalisée à la diligence du petit Croizeau qui poussait à la roue; il avait enclaudé, disait-il, la veuve. Se souciant peu de cet agréable vieillard, qui allait perdre ses mille francs, Maxime voulut faire porter immédiatement tout le mobilier dans un appartement loué au nom de madame Ida Bonamy, rue Tronchet, dans une maison neuve. Aussi s’était-il précautionné de plusieurs grandes voitures de déménagement. Maxime, refasciné par la beauté du mobilier, qui pour un tapissier aurait valu six mille francs, trouva le malheureux vieillard, jaune de sa jaunisse, au coin du feu, la tête enveloppée dans deux madras, et un bonnet de coton par-dessus, emmitouflé comme un lustre, abattu, ne pouvant pas parler, enfin si délabré, que le comte fut forcé de s’entendre avec un valet de chambre. Après avoir remis les quatre mille francs au valet de chambre qui les portait à son maître pour qu’il en donnât un reçu, Maxime voulut aller dire à ses commissionnaires de faire avancer les voitures; mais il entendit alors une voix qui résonna comme une crécelle à son oreille, et qui lui cria: «—C’est inutile, monsieur le comte, nous sommes quittes, j’ai six cent trente francs quinze centimes à vous remettre!» Et il fut tout effrayé de voir Cérizet sorti de ses enveloppes, comme un papillon de sa larve, qui lui tendit ses sacrés dossiers en ajoutant:—«Dans mes malheurs, j’ai appris à jouer la comédie, et je vaux Bouffé dans les vieillards.—Je suis dans la forêt de Bondy, s’écria Maxime.—Non, monsieur le comte, vous êtes chez mademoiselle Hortense, l’amie du vieux lord Dudley qui la cache à tous les regards; mais elle a le mauvais goût d’aimer votre serviteur.—Si jamais, me disait le comte, j’ai eu envie de tuer un homme, ce fut dans ce moment; mais que voulez-vous? Hortense me montrait sa jolie tête, il fallut rire, et, pour conserver ma supériorité, je lui dis en lui jetant les six cents francs:—Voilà pour la fille.»
—C’est tout, Maxime? s’écria la Palferine.
—D’autant plus que c’était l’argent du petit Croizeau, dit le profond Cardot.
—Maxime eut un triomphe, reprit Desroches, car Hortense s’écria:—Ah! si j’avais su que ce fût toi!..
—En voilà une de confusion! s’écria la Lorette.—Tu as perdu, milord, dit-elle au notaire.
Et c’est ainsi que le menuisier à qui Malaga devait cent écus fut payé.
Paris, 1845.
GAUDISSART II.
A MADAME LA PRINCESSE DE BELGIOJOSO,
NÉE TRIVULCE.
Savoir vendre, pouvoir vendre, et vendre! Le public ne se doute pas de tout ce que Paris doit de grandeurs à ces trois faces du même problème. L’éclat de magasins aussi riches que les salons de la noblesse avant 1789, la splendeur des cafés qui souvent efface, et très facilement, celle du néo-Versailles, le poëme des étalages détruit tous les soirs, reconstruit tous les matins; l’élégance et la grâce des jeunes gens en communication avec les acheteuses, les piquantes physionomies et les toilettes des jeunes filles qui doivent attirer les acheteurs; et enfin, récemment, les profondeurs, les espaces immenses et le luxe babylonien des galeries où les marchands monopolisent les spécialités en les réunissant, tout ceci n’est rien!... Il ne s’agit encore que de plaire à l’organe le plus avide et le plus blasé qui se soit développé chez l’homme depuis la société romaine, et dont l’exigence est devenue sans bornes, grâce aux efforts de la civilisation la plus raffinée. Cet organe, c’est l’œil des Parisiens!... Cet œil consomme des feux d’artifice de cent mille francs, des palais de deux kilomètres de longueur sur soixante pieds de hauteur en verres multicolores, des féeries à quatorze théâtres tous les soirs, des panoramas renaissants, de continuelles expositions de chefs-d’œuvre, des mondes de douleurs et des univers de joie en promenade sur les boulevards ou errant par les rues; des encyclopédies de guenilles au carnaval, vingt ouvrages illustrés par an, mille caricatures, dix mille vignettes, lithographies et gravures. Cet œil lampe pour quinze mille francs de gaz tous les soirs; enfin, pour le satisfaire, la Ville de Paris dépense annuellement quelques millions en points de vue et en plantations. Et ceci n’est rien encore!... ce n’est que le côté matériel de la question. Oui, c’est, selon nous, peu de chose en comparaison des efforts de l’intelligence, des ruses, dignes de Molière, employées par les soixante mille commis et les quarante mille demoiselles qui s’acharnent à la bourse des acheteurs, comme les milliers d’ablettes aux morceaux de pain qui flottent sur les eaux de la Seine.
Le Gaudissart sur place est au moins égal en capacités, en esprit, en raillerie, en philosophie, à l’illustre commis-voyageur devenu le type de cette tribu. Sorti de son magasin, de sa partie, il est comme un ballon sans son gaz; il ne doit ses facultés qu’à son milieu de marchandises, comme l’acteur n’est sublime que sur son théâtre. Quoique, relativement aux autres commis-marchands de l’Europe, le commis français ait plus d’instruction qu’eux, qu’il puisse au besoin parler asphalte, bal Mabille, polka, littérature, livres illustrés, chemins de fer, politique, Chambres et révolution, il est excessivement sot quand il quitte son tremplin, son aune et ses grâces de commande; mais, là, sur la corde roide du comptoir, la parole aux lèvres, l’œil à la pratique, le châle à la main, il éclipse le grand Talleyrand; il a plus d’esprit que Désaugiers, il a plus de finesse que Cléopâtre, il vaut Monrose doublé de Molière. Chez lui, Talleyrand eût joué Gaudissart; mais, dans son magasin, Gaudissart aurait joué Talleyrand.
Expliquons ce paradoxe par un fait.
Deux jolies duchesses babillaient aux côtés de cet illustre prince, elles voulaient un bracelet. On attendait de chez le plus célèbre bijoutier de Paris un commis et des bracelets. Un Gaudissart arrive muni de trois bracelets, trois merveilles, entre lesquelles les deux femmes hésitent. Choisir! c’est l’éclair de l’intelligence. Hésitez-vous?... tout est dit, vous vous trompez. Le goût n’a pas deux inspirations. Enfin, après dix minutes, le prince est consulté; il voit les deux duchesses aux prises avec les mille facettes de l’incertitude entre les deux plus distingués de ces bijoux; car, de prime abord, il y en eut un d’écarté. Le prince ne quitte pas sa lecture, il ne regarde pas les bracelets, il examine le commis.—Lequel choisiriez-vous pour votre bonne amie? lui demande-t-il. Le jeune homme montre un des deux bijoux.—En ce cas, prenez l’autre, vous ferez le bonheur de deux femmes, dit le plus fin des diplomates modernes, et vous, jeune homme, rendez en mon nom votre bonne amie heureuse. Les deux jolies femmes sourient, et le commis se retire aussi flatté du présent que le prince vient de lui faire que de la bonne opinion qu’il a de lui.
Une femme descend de son brillant équipage, arrêté rue Vivienne, devant un de ces somptueux magasins où l’on vend des châles, elle est accompagnée d’une autre femme. Les femmes sont presque toujours deux pour ces sortes d’expéditions. Toutes, en semblable occurrence, se promènent dans dix magasins avant de se décider; et, dans l’intervalle de l’un à l’autre, elles se moquent de la petite comédie que leur jouent les commis. Examinons qui fait le mieux son personnage, ou de l’acheteuse ou du vendeur? qui des deux l’emporte dans ce petit vaudeville?
Quand il s’agit de peindre le plus grand fait du commerce parisien, la Vente! on doit produire un type en y résumant la question. Or, en ceci, le châle ou la châtelaine de mille écus causeront plus d’émotions que la pièce de batiste, que la robe de trois cents francs. Mais, ô Étrangers des deux Mondes! si toutefois vous lisez cette physiologie de la facture, sachez que cette scène se joue dans les magasins de nouveautés pour du barége à deux francs ou pour de la mousseline imprimée, à quatre francs le mètre!
Comment vous défierez-vous, princesses ou bourgeoises, de ce joli tout jeune homme, à la joue veloutée et colorée comme une pêche, aux yeux candides, vêtu presque aussi bien que votre... votre... cousin, et doué d’une voix douce comme la toison qu’il vous déplie? Il y en a trois ou quatre ainsi.
L’un à l’œil noir, à la mine décidée, qui vous dit:—«Voilà!» d’un air impérial.
L’autre aux yeux bleus, aux formes timides, aux phrases soumises, et dont on dit:—«Pauvre enfant! il n’est pas né pour le commerce!...»
Celui-ci châtain clair, l’œil jaune et rieur, à la phrase plaisante, et doué d’une activité, d’une gaieté méridionales.
Celui-là rouge fauve, à barbe en éventail, roide comme un communiste, sévère, imposant, à cravate fatale, à discours brefs.
Ces différentes espèces de commis, qui répondent aux principaux caractères de femmes, sont les bras de leur maître, un gros bonhomme à figure épanouie, à front demi-chauve, à ventre de député ministériel, quelquefois décoré de la Légion-d’Honneur pour avoir maintenu la supériorité du Métier français, offrant des lignes d’une rondeur satisfaisante, ayant femme, enfants, maison de campagne, et son compte à la Banque. Ce personnage descend dans l’arène à la façon du Deus ex machinâ, quand l’intrigue trop embrouillée exige un dénoûment subit.
Ainsi les femmes sont environnées de bonhomie, de jeunesse, de gracieusetés, de sourires, de plaisanteries, de ce que l’Humanité civilisée offre de plus simple, de décevant, le tout arrangé par nuances pour tous les goûts.
Un mot sur les effets naturels d’optique, d’architecture, de décor; un mot court, décisif, terrible; un mot, qui est de l’histoire faite sur place.
Le livre où vous lisez cette page instructive se vend rue de Richelieu, 76, dans une élégante boutique, blanc et or, vêtue de velours rouge, qui possédait une pièce en entresol où le jour vient en plein de la rue de Ménars, et vient, comme chez un peintre, franc, pur, net, toujours égal à lui-même. Quel flâneur n’a pas admiré le Persan, ce roi d’Asie qui se carre à l’angle de la rue de la Bourse et de la rue Richelieu, chargé de dire urbi et orbi:—«Je règne plus tranquillement ici qu’à Lahore.» Dans cinq cents ans, cette sculpture au coin de deux rues pourrait, sans cette immortelle analyse, occuper les archéologues, faire écrire des volumes in-quarto avec figures, comme celui de M. Quatremère sur le Jupiter Olympien, et où l’on démontrerait que Napoléon a été un peu Sophi dans quelque contrée d’Orient avant d’être empereur des Français. Eh bien! ce riche magasin a fait le siége de ce pauvre petit entresol; et, à coups de billets de banque, il s’en est emparé. La Comédie humaine a cédé la place à la comédie des cachemires. Le Persan a sacrifié quelques diamants de sa couronne pour obtenir ce jour si nécessaire. Ce rayon de soleil augmente la vente de cent pour cent, à cause de son influence sur le jeu des couleurs; il met en relief toutes les séductions des châles, c’est une lumière irrésistible, c’est un rayon d’or! Sur ce fait, jugez de la mise en scène de tous les magasins de Paris?...
Revenons à ces jeunes gens, à ce quadragénaire décoré, reçu par le roi des Français à sa table, à ce premier commis à barbe rousse, à l’air autocratique? Ces Gaudissarts émérites se sont mesurés avec mille caprices par semaine, ils connaissent toutes les vibrations de la corde-cachemire dans le cœur des femmes. Quand une lorette, une dame respectable, une jeune mère de famille, une lionne, une duchesse, une bonne bourgeoise, une danseuse effrontée, une innocente demoiselle, une trop innocente étrangère se présentent, chacune d’elles est aussitôt analysée par ces sept ou huit hommes qui l’ont étudiée au moment où elle a mis la main sur le bec de cane de la boutique, et qui stationnent aux fenêtres, au comptoir, à la porte, à un angle, au milieu du magasin, en ayant l’air de penser aux joies d’un dimanche échevelé; en les examinant, on se demande même:—A quoi peuvent-ils penser? La bourse d’une femme, ses désirs, ses intentions, sa fantaisie sont mieux fouillés alors en un moment que les douaniers ne fouillent une voiture suspecte à la frontière en sept quarts d’heure. Ces intelligents gaillards, sérieux comme des pères nobles, ont tout vu: les détails de la mise, une invisible empreinte de boue à la bottine, une passe arriérée, un ruban de chapeau sale ou mal choisi, la coupe et la façon de la robe, le neuf des gants, la robe coupée par les intelligents ciseaux de Victorine IV, le bijou de Froment-Meurice, la babiole à la mode, enfin tout ce qui peut dans une femme trahir sa qualité, sa fortune, son caractère. Frémissez! Jamais ce sanhédrin de Gaudissarts, présidé par le patron, ne se trompe. Puis les idées de chacun sont transmises de l’un à l’autre avec une rapidité télégraphique par des regards, par des tics nerveux, des sourires, des mouvements de lèvres, que, les observant, vous diriez de l’éclairage soudain de la grande avenue des Champs-Élysées, où le gaz vole de candélabre en candélabre comme cette idée allume les prunelles de commis en commis.
Et aussitôt, si c’est une Anglaise, le Gaudissart sombre, mystérieux et fatal s’avance, comme un personnage romanesque de lord Byron.
Si c’est une bourgeoise, on lui détache le plus âgé des commis; il lui montre cent châles en un quart d’heure, il la grise de couleurs, de dessins; il lui déplie autant de châles que le milan décrit de tours sur un lapin; et, au bout d’une demi-heure, étourdie et ne sachant que choisir, la digne bourgeoise, flattée dans toutes ses idées, s’en remet au commis qui la place entre les deux marteaux de ce dilemme et les égales séductions de deux châles.—Celui-ci, madame, est très avantageux, il est vert-pomme, la couleur à la mode, mais la mode change; tandis que celui-ci (le noir ou le blanc dont la vente est urgente), vous n’en verrez pas la fin, et il peut aller avec toutes les toilettes.
Ceci est l’A b c du métier.
—Vous ne sauriez croire combien il faut d’éloquence dans cette chienne de partie, disait dernièrement le premier Gaudissart de l’établissement en parlant à deux de ses amis, Duronceret et Bixiou, venus pour acheter un châle en se fiant à lui. Tenez, vous êtes des artistes discrets, on peut vous parler des ruses de notre patron qui, certainement, est l’homme le plus fort que j’aie vu. Je ne parle pas comme fabricant, monsieur Fritot est le premier; mais, comme vendeur, il a inventé le châle-Sélim, un châle impossible à vendre, et que nous vendons toujours. Nous gardons dans une boîte de bois de cèdre, très simple, mais doublée de satin, un châle de cinq à six cents francs, un des châles envoyés par Sélim à l’empereur Napoléon. Ce châle, c’est notre Garde-Impériale, on le fait avancer en désespoir de cause: il se vend et ne meurt pas.
En ce moment, une Anglaise déboucha de sa voiture de louage et se montra dans le beau idéal de ce flegme particulier à l’Angleterre et à tous ses produits prétendus animés. Vous eussiez dit de la statue du Commandeur marchant par certains soubresauts d’une disgrâce fabriquée à Londres dans toutes les familles avec un soin national.
—L’Anglaise, dit-il à l’oreille de Bixiou, c’est notre bataille de Waterloo. Nous avons des femmes qui nous glissent des mains comme des anguilles, on les rattrape sur l’escalier; des lorettes qui nous blaguent, on rit avec elles, on les tient par le crédit; des étrangères indéchiffrables chez qui l’on porte plusieurs châles et avec lesquelles on s’entend en leur débitant des flatteries; mais l’Anglaise, c’est s’attaquer au bronze de la statue de Louis XIV... Ces femmes-là se font une occupation, un plaisir de marchander... Elles nous font poser, quoi!...
Le commis romanesque s’était avancé.
—Madame souhaite-t-elle son châle des Indes ou de France, dans les hauts prix, ou...
—Je verrai (véraie).
—Quelle somme madame y consacre-t-elle?
—Je verrai (véraie).
En se retournant pour prendre les châles et les étaler sur un porte-manteau, le commis jeta sur ses collègues un regard significatif (Quelle scie!) accompagné d’un imperceptible mouvement d’épaules.
—Voici nos plus belles qualités en rouge des Indes, en bleu, en jaune orange; tous sont de dix mille francs... Voici ceux de cinq mille et ceux de trois mille.
L’Anglaise, d’une indifférence morne, lorgna d’abord tout autour d’elle avant de lorgner les trois exhibitions, sans donner signe d’approbation ou d’improbation.
—Avez-vous d’autres? demanda-t-elle (Havai-vo-d’hôte).
—Oui, madame. Mais madame n’est peut-être pas bien décidée à prendre un châle?
—Oh! (Hâu) très décidée (trei-deycidai).
Et le commis alla chercher des châles d’un prix inférieur; mais il les étala solennellement, comme des choses dont on semble dire ainsi:—Attention à ces magnificences.
—Ceux-ci sont beaucoup plus chers, dit-il, ils n’ont pas été portés, ils sont venus par courriers et sont achetés directement aux fabricants de Lahore.
—Oh! je comprends, dit-elle, ils me conviennent beaucoup mieux (miéuie).
Le commis resta sérieux, malgré son irritation intérieure qui gagnait Duronceret et Bixiou. L’Anglaise, toujours froide comme du cresson, semblait heureuse de son flegme.
—Quel prix? dit-elle en montrant un châle bleu céleste couvert d’oiseaux nichés dans des pagodes.
—Sept mille francs.
Elle prit le châle, s’en enveloppa, se regarda dans la glace, et dit en le rendant:—Non, je n’aime pas (No, jé n’ame pouint).
Un grand quart d’heure passa dans des essais infructueux.
—Nous n’avons plus rien, madame, dit le commis en regardant son patron.
—Madame est difficile comme toutes les personnes de goût, dit le chef de l’établissement en s’avançant avec ces grâces boutiquières où le prétentieux et le patelin se mélangeaient agréablement.
L’Anglaise prit son lorgnon et toisa le fabricant de la tête aux pieds, sans vouloir comprendre que cet homme était éligible et dînait aux Tuileries.
—Il ne me reste qu’un seul châle, mais je ne le montre jamais, reprit-il, personne ne l’a trouvé de son goût, il est très bizarre; et ce matin, je me proposais de le donner à ma femme: nous l’avons depuis 1805, il vient de l’impératrice Joséphine.
—Voyons, monsieur.
—Allez le chercher! dit le patron à un commis, il est chez moi...
—Je serais beaucoup (bocop) très satisfaite de le voir, répondit l’Anglaise.
Cette réponse fut comme un triomphe, car cette femme spleenique paraissait sur le point de s’en aller. Elle faisait semblant de ne voir que les châles, tandis qu’elle regardait les commis et les deux acheteurs avec hypocrisie, en abritant sa prunelle par la monture de son lorgnon.
—Il a coûté soixante mille francs en Turquie, madame.
—Oh! (Hâu!)
—C’est un des sept châles envoyés par Sélim, avant sa catastrophe, à l’empereur Napoléon. L’impératrice Joséphine, une créole, comme milady le sait, très capricieuse, le céda contre un de ceux apportés par l’ambassadeur turc et que mon prédécesseur avait achetés: mais, je n’en ai jamais trouvé le prix; car, en France, nos dames ne sont pas assez riches, ce n’est pas comme en Angleterre... Ce châle vaut sept mille francs, qui, certes, en représentent quatorze ou quinze par les intérêts composés...
—Composé de quoi? dit l’Anglaise. (Komppôsai dé quoâ?)
—Voici, madame.
Et le patron, en prenant des précautions que les démonstrateurs du Grune-gevelbe de Dresde eussent admirées, ouvrit avec une clef minime une boîte carrée de bois de cèdre dont la forme et la simplicité firent une profonde impression sur l’Anglaise. De cette boîte, doublée de satin noir, il sortit un châle d’environ quinze cents francs, d’un jaune d’or, à dessins noirs, dont l’éclat n’était surpassé que par la bizarrerie des inventions indiennes.
—Splendid! dit l’Anglaise, il est vraiment beau... Voilà mon idéal (idéol) de châle: it is very magnificent...
Le reste fut perdu dans la pose de madone qu’elle prit pour montrer ses yeux sans chaleur, qu’elle croyait beaux.
—L’empereur Napoléon l’aimait beaucoup, il s’en est servi...
—Bocop, répéta-t-elle.
Elle prit le châle, le drapa sur elle, s’examina. Le patron reprit le châle, vint au jour le chiffonner, le mania, le fit reluire; il en joua comme Liszt joue du piano.
—C’est very fine, beautiful, sweet! dit l’Anglaise de l’air le plus tranquille.
Duronceret, Bixiou, les commis échangèrent des regards de plaisir qui signifiaient: «Le châle est vendu.»
—Eh bien, madame? demanda le négociant en voyant l’Anglaise absorbée dans une sorte de contemplation infiniment trop prolongée.
—Décidément, dit-elle, j’aime mieux une vôteure!...
Un même soubresaut anima les commis silencieux et attentifs, comme si quelque fluide électrique les eût touchés.
—J’en ai une bien belle, madame, répondit tranquillement le patron, elle me vient d’une princesse russe, la princesse de Narzicoff, qui me l’a laissée en paiement de fournitures; si madame voulait la voir, elle en serait émerveillée: elle est neuve, elle n’a pas roulé dix jours, il n’y en a pas de pareille à Paris.
La stupéfaction des commis fut contenue par leur profonde admiration.
—Je veux bien, répondit-elle.
—Que madame garde sur elle le châle, dit le négociant, elle en verra l’effet en voiture.
Le négociant alla prendre ses gants et son chapeau.
—Comment cela va-t-il finir?... dit le premier commis en voyant son patron offrant sa main à l’Anglaise et s’en allant avec elle dans la calèche de louage.
Ceci pour Duronceret et Bixiou prit l’attrait d’une fin de roman, outre l’intérêt particulier de toutes les luttes, même minimes, entre l’Angleterre et la France. Vingt minutes après, le patron revint.
—Allez hôtel Lawson, voici la carte: Mistriss Noswell. Portez la facture que je vais vous donner, il y a six mille francs à recevoir.
—Et comment avez-vous fait? dit Duronceret en saluant ce roi de la facture.
—Eh! monsieur, j’ai reconnu cette nature de femme excentrique, elle aime à être remarquée: quand elle a vu que tout le monde regardait son châle, elle m’a dit:—Décidément gardez votre voiture, monsieur, je prends le châle. Pendant que monsieur Bigorneau, dit-il en montrant le commis romanesque, lui dépliait des châles, j’examinais ma femme, elle vous lorgnait pour savoir quelle idée vous aviez d’elle, elle s’occupait beaucoup plus de vous que des châles. Les Anglaises ont un dégoût particulier (car on ne peut pas dire un goût), elles ne savent pas ce qu’elles veulent, et se déterminent à prendre une chose marchandée plutôt par une circonstance fortuite que par vouloir. J’ai reconnu l’une de ces femmes ennuyées de leurs maris, de leurs marmots, vertueuses à regret, quêtant des émotions, et toujours posées en saules pleureurs...
Voilà littéralement ce que dit le chef de l’établissement.
Ceci prouve que dans un négociant de tout autre pays il n’y a qu’un négociant; tandis qu’en France, et surtout à Paris, il y a un homme sorti d’un collége royal, instruit, aimant ou les arts, ou la pêche, ou le théâtre, ou dévoré du désir d’être le successeur de monsieur Cunin-Gridaine, ou colonel de la garde nationale, ou membre du conseil général de la Seine, ou juge au tribunal de Commerce.
—Monsieur Adolphe, dit la femme du fabricant à son petit commis blond, allez commander une boîte de cèdre chez le tabletier.
—Et, dit le commis en reconduisant Duronceret et Bixiou qui avaient choisi un châle pour madame Schontz, nous allons voir parmi nos vieux châles celui qui peut jouer le rôle du châle-Sélim.
Paris, novembre 1844.
LES COMÉDIENS SANS LE SAVOIR.
A MONSIEUR LE COMTE JULES DE CASTELLANE.
Léon de Lora, notre célèbre peintre de paysage, appartient à l’une des plus nobles familles du Roussillon, espagnole d’origine, et qui, si elle se recommande par l’antiquité de la race, est depuis cent ans vouée à la pauvreté proverbiale des Hidalgos. Venu de son pied léger à Paris du département des Pyrénées-Orientales, avec une somme de onze francs pour tout viatique, il y avait en quelque sorte oublié les misères de son enfance et sa famille au milieu des misères qui ne manquent jamais aux rapins dont toute la fortune est une intrépide vocation. Puis les soucis de la gloire et ceux du succès furent d’autres causes d’oubli.
Si vous avez suivi le cours sinueux et capricieux de ces Études, peut-être vous souvenez-vous de Mistigris, élève de Schinner, un des héros de Un début dans la vie (Scènes de la Vie privée), et de ses apparitions dans quelques autres Scènes. En 1845, le paysagiste, émule des Hobbéma, des Ruysdaël, des Lorrain, ne ressemble plus au rapin dénué, frétillant, que vous avez vu. Homme illustre, il possède une charmante maison rue de Berlin, non loin de l’hôtel de Brambourg où demeure son ami Bridau, et près de la maison de Schinner son premier maître. Il est membre de l’Institut et officier de la Légion-d’Honneur, il a trente-neuf ans, il a vingt mille francs de rentes, ses toiles sont payées au poids de l’or, et, ce qui lui semble plus extraordinaire que d’être invité parfois aux bals de la cour, son nom jeté si souvent, depuis seize ans, par la Presse à l’Europe, a fini par pénétrer dans la vallée des Pyrénées-Orientales où végètent trois véritables Lora, son frère aîné, son père et une vieille tante paternelle, mademoiselle Urraca y Lora.
Dans la ligne maternelle, il ne reste plus au peintre célèbre qu’un cousin, neveu de sa mère, âgé de cinquante ans, habitant d’une petite ville manufacturière du département. Ce cousin fut le premier à se souvenir de Léon. En 1840 seulement, Léon de Lora reçut une lettre de monsieur Sylvestre Palafox-Castel-Gazonal (appelé tout simplement Gazonal), auquel il répondit qu’il était bien lui-même, c’est-à-dire le fils de feue Léonie Gazonal, femme du comte Fernand Didas y Lora.
Le cousin Sylvestre Gazonal alla dans la belle saison de 1841 apprendre à l’illustre famille inconnue des Lora que le petit Léon n’était pas parti pour le Rio de la Plata, comme on le croyait, qu’il n’y était pas mort, comme on le croyait, et qu’il était un des plus beaux génies de l’école française, ce qu’on ne crut pas. Le frère aîné, don Juan de Lora, dit à son cousin Gazonal qu’il était la victime d’un plaisant de Paris.
Or, ledit Gazonal se proposant d’aller à Paris pour y suivre un procès que, par un conflit, le préfet des Pyrénées-Orientales avait arraché de la juridiction ordinaire pour le transporter au Conseil d’État, le provincial se proposa d’éclaircir le fait, et de demander raison de son impertinence au peintre parisien. Il arriva que monsieur Gazonal, logé dans un maigre garni de la rue Croix-des-Petits-Champs, fut ébahi de voir le palais de la rue de Berlin. En y apprenant que le maître voyageait en Italie, il renonça momentanément à demander raison, et douta de voir reconnaître sa parenté maternelle par l’homme célèbre.
De 1843 à 1844, Gazonal suivit son procès. Cette contestation relative à une question de cours et de hauteur d’eau, un barrage à enlever, dont se mêlait l’administration soutenue par des riverains, menaçait l’existence même de la fabrique. En 1845, Gazonal regardait ce procès comme entièrement perdu, le secrétaire du Maître des Requêtes chargé de faire le rapport lui ayant confié que ce rapport serait opposé à ses conclusions, et son avocat le lui ayant confirmé. Gazonal, quoique commandant de la garde nationale de sa ville, et l’un des plus habiles fabricants de son département, se trouvait si peu de chose à Paris, il y fut si effrayé de la cherté de la vie et des moindres babioles, qu’il s’était tenu coi dans son méchant hôtel. Ce méridional, privé de soleil, exécrait Paris qu’il nommait une fabrique de rhumatismes. En additionnant les dépenses de son procès et de son séjour, il se promettait à son retour d’empoisonner le préfet ou de le minotauriser! Dans ses moments de tristesse, il tuait roide le préfet; dans ses moments de gaieté, il se contentait de le minotauriser.
IMP. S. RAÇON.
SYLVESTRE GAZONAL.
Trop bien mis pour la circonstance.
(LES COMÉDIENS SANS LE SAVOIR.)
Un matin, à la fin de son déjeuner, tout en maugréant, il prit rageusement le journal. Ces lignes qui terminaient un article: «Notre grand paysagiste Léon de Lora, revenu d’Italie depuis un mois, exposera plusieurs toiles au Salon; ainsi l’exposition sera, comme on le voit, très brillante...» frappèrent Gazonal comme si la voix qui parle aux joueurs quand ils gagnent les lui eût jetées dans l’oreille. Avec cette soudaineté d’action qui distingue les gens du Midi, Gazonal sauta de l’hôtel dans la rue, de la rue dans un cabriolet, et alla rue de Berlin chez son cousin.
Léon de Lora fit dire à son cousin Gazonal qu’il l’invitait à déjeuner au Café de Paris pour le lendemain, car il se trouvait pour le moment occupé d’une manière qui ne lui permettait pas de recevoir. Gazonal, en homme du Midi, conta toutes ses peines au valet de chambre.
Le lendemain, à dix heures, Gazonal, trop bien mis pour la circonstance (il avait endossé son habit bleu-barbeau à boutons dorés, une chemise à jabot, un gilet blanc et des gants jaunes), attendit son amphitryon en piétinant pendant une heure sur le boulevard, après avoir appris du cafétier (nom des maîtres de café en province) que ces messieurs déjeunaient habituellement entre onze heures et midi.
—Vers onze heures et demie, deux Parisiens, en simple lévite, disait-il quand il raconta ses aventures à ceux de son endroit, qui avaient l’air de rien du tout, s’écrièrent en me voyant sur le boulevard:—Voilà ton Gazonal!...
Cet interlocuteur était Bixiou de qui Léon de Lora s’était muni pour faire poser son cousin.
—«Ne vous fâchez pas, mon cher cousin, je suis le vôtre,» s’écria le petit Léon en me serrant dans ses bras, disait Gazonal à ses amis à son retour. Le déjeuner fut splendide. Et je crus avoir la berlue en voyant le nombre de pièces d’or que nécessita la carte. Ces gens-là doivent gagner leur pesant d’or, car mon cousin donna trenteu sols au garrçon, la journée d’un homme.
Pendant ce déjeuner-monstre, vu qu’il y fut consommé six douzaines d’huîtres d’Ostende, six côtelettes à la Soubise, un poulet à la Marengo, une mayonnaise de homard, des petits pois, une croûte aux champignons, arrosés de trois bouteilles de vin de Bordeaux, de trois bouteilles de vin de Champagne, plus les tasses de café, de liqueur, sans compter les hors-d’œuvre, Gazonal fut magnifique de verve contre Paris. Le noble fabricant se plaignit de la longueur des pains de quatre livres, de la hauteur des maisons, de l’indifférence des passants les uns pour les autres, du froid et de la pluie, de la cherté des demi-fiacres, et tout cela si spirituellement, que les deux artistes se prirent de belle amitié pour Gazonal et lui firent raconter son procès.
—Mone proxès, dit-il en grasseyant les r et accentuant tout à la provençale, est queleque chozze de bienne simple: iles veullente ma fabrique. Jé trrouve ici uneu bette d’avocatte à qui jé donne vinte francs à chaque fois pour ouvrire l’œil, et jeu leu trouve toujours ennedôrmi... C’ette une limâsse qui roulle vêtur et jé vienze à pied, ile mé carrrôtte indignémente, jé neu fais que le trazette de l’unne à l’otte, et jeu voiz que j’aurais dû prrendreu vottur... Onné régarde ici que les gens qui se cachent dedans leur vottur!... D’otte parre, le conneseille d’État ette une tas de fainnéants qui laissente feireu leur bésôgneu a dé pétits drolles soudoyéz par notte preffette... Voilà mone proxès!... Ile la veullente ma fabriqueu, é bé, il l’orronte!... é s’arrangeronte avecque mez ovvrières qui sonte une centaine et qui les feronte sanger d’avisse à coupe dé triques...
—Allons, cousin, dit le paysagiste, depuis quand es-tu ici?
—Déppuis deux anes!... Ah! le conflitte du preffette, ile le payera cher, je prendrai sa vie, et je dône la mienne à la cour d’assises...
—Quel est le Conseiller d’État qui préside la section?
—Une ancienne journaliste, qui ne vote pas disse sols, et se nôme Massol!
Les deux Parisiens échangèrent un regard.
—Le rapporteur?...
—Encore plus drolle! c’ette uné mette des réquettes prroffesseure de queleque chozze à la Sorbonne, qui a escript dans une Révue, et pour qui je prroffesse une mézestime prrofonde...
—Claude Vignon, dit Bixiou.
—C’est cela... répondit le Méridional, Massol et Vignon, voilà la rraizon sociale, sans raison, enfin les trestaillons de mone prreffette.
—Il y a de la ressource, dit Léon de Lora. Vois-tu, cousin, tout est possible à Paris, en bien comme en mal, juste et injuste. Tout s’y fait, tout s’y défait, tout s’y refait.
—Du diable, si jeu reste dixe sécondes dé plusse... c’ette lé paysse lé plus ennuyeusse de la Frrance.
En ce moment, les deux cousins et Bixiou se promenaient d’un bout à l’autre de cette nappe d’asphalte sur laquelle, de une heure à deux, il est difficile de ne pas voir passer quelques-uns des personnages pour lesquels la Renommée embouche l’une ou l’autre de ses trompettes. Autrefois ce fut la Place Royale, puis le Pont-Neuf, qui eurent ce privilége acquis aujourd’hui au boulevard des Italiens.
—Paris, dit alors le paysagiste à son cousin, est un instrument dont il faut savoir jouer; et si nous restons ici dix minutes, je vais te donner une leçon. Tiens, regarde, lui dit-il en levant sa canne et désignant un couple qui sortait du passage de l’Opéra.
—Qu’est-ce que c’est que ça? demanda Gazonal.
Ça était une vieille femme à chapeau resté six mois à l’étalage, à robe très prétentieuse, à châle en tartan déteint, dont la figure était restée vingt ans dans une loge humide, dont le cabas très enflé n’annonçait pas une meilleure position sociale que celle de l’ex-portière; plus une petite fille svelte et mince dont les yeux bordés de cils noirs n’avaient plus d’innocence, dont le teint annonçait une grande fatigue, mais dont le visage, d’une jolie coupe, était frais, et dont la chevelure devait être abondante, le front charmant et audacieux, le corsage maigre, et en deux mots un fruit vert.
—Ça, lui répondit Bixiou, c’est un rat orné de sa mère.
—Uné ratte? quésaco?
—Ce rat, dit Léon qui fit un signe de tête amical à mademoiselle Ninette, peut te faire gagner ton proxès!
Gazonal bondit, mais Bixiou le maintenait par le bras depuis la sortie du café, car il lui trouvait la figure un peu trop poussée au rouge.
—Ce rat, qui sort d’une répétition à l’Opéra, retourne faire un maigre dîner, et reviendra dans trois heures pour s’habiller, s’il paraît ce soir dans le ballet, car nous sommes aujourd’hui lundi. Ce rat a treize ans, c’est un rat déjà vieux. Dans deux ans d’ici, cette créature vaudra soixante mille francs sur la place, elle sera rien ou tout, une grande danseuse ou une marcheuse, un nom célèbre ou une vulgaire courtisane. Elle travaille depuis l’âge de huit ans. Telle que tu la vois, elle est épuisée de fatigue, elle s’est rompu le corps ce matin à la classe de danse, elle sort d’une répétition où les évolutions sont difficiles comme les combinaisons d’un casse-tête chinois; elle reviendra ce soir. Le rat est un des éléments de l’Opéra, car il est à la première danseuse ce que le petit clerc est au notaire. Le rat, c’est l’espérance.
—Qui produit le rat? demanda Gazonal.
—Les portiers, les pauvres, les acteurs, les danseurs, répondit Bixiou. Il n’y a que la plus profonde misère qui puisse conseiller à un enfant de huit ans de livrer ses pieds et ses articulations aux plus durs supplices, de rester sage jusqu’à seize ou dix-huit ans, uniquement par spéculation, et de se flanquer d’une horrible vieille comme vous mettez du fumier autour d’une jolie fleur. Vous allez voir défiler les uns après les autres tous les gens de talent, petits et grands, artistes en herbe ou en gerbe, qui élèvent, à la gloire de la France, ce monument de tous les jours appelé l’Opéra, réunion de forces, de volontés, de génies qui ne se trouve qu’à Paris...
—J’ai déjà vu l’Opérra, répondit Gazonal d’un air suffisant.
—De dessus ta banquette à trois francs soixante centimes, répliqua le paysagiste, comme tu as vu Paris, rue Croix-des-Petits-Champs... sans en rien savoir... Que donnait-on à l’Opéra quand tu y es allé?...
—Guillomme Tèle...
—Bon, reprit le paysagiste, le grand duo de Mathilde a dû te faire plaisir. Eh bien! à quoi, dans ton idée, a dû s’occuper la cantatrice en quittant la scène?...
—Elle s’est... quoi?
—Assise à manger deux côtelettes de mouton saignant que son domestique lui tenait prêtes...
—Ah! bouffre!
—La Malibran se soutenait avec de l’eau-de-vie, et c’est ce qui l’a tuée... Autre chose! Tu as vu le ballet, tu vas le revoir défilant ici, dans le simple appareil du matin, sans savoir que ton procès dépend de quelques-unes de ces jambes-là?
—Mone proxès?...
—Tiens, cousin, voici ce qu’on appelle une marcheuse.
Léon montra l’une de ces superbes créatures qui à vingt-cinq ans en ont déjà vécu soixante, d’une beauté si réelle et si sûre d’être cultivée qu’elles ne la font point voir. Elle était grande, marchait bien, avait le regard assuré d’un dandy, et sa toilette se recommandait par une simplicité ruineuse.
—C’est Carabine, dit Bixiou qui fit, ainsi que le peintre, un léger salut de tête auquel Carabine répondit par un sourire.
—Encore une qui peut faire destituer ton préfet.
—Uné marcheuzze; mais qu’est-ce donc?
—La marcheuse est ou un rat d’une grande beauté que sa mère, fausse ou vraie, a vendu le jour où elle n’a pu devenir ni premier, ni second, ni troisième sujet de la danse, et où elle a préféré l’état de coryphée à tout autre, par la grande raison qu’après l’emploi de sa jeunesse elle n’en pouvait pas prendre d’autre; elle aura été repoussée aux petits théâtres où il faut des danseuses, elle n’aura pas réussi dans les trois villes de France où il se donne des ballets, elle n’aura pas eu l’argent ou le désir d’aller à l’étranger, car sachez-le, la grande école de danse de Paris fournit le monde entier de danseurs et de danseuses. Aussi pour qu’un rat devienne marcheuse, c’est-à-dire figurante de la danse, faut-il qu’elle ait eu quelque attachement solide qui l’ait retenue à Paris, un homme riche qu’elle n’aimait pas, un pauvre garçon qu’elle aimait trop. Celle que vous avez vue passer, qui se déshabillera, se rhabillera peut-être trois fois ce soir, en princesse, en paysanne, en tyrolienne, etc., a quelque deux cents francs par mois.
—Elle est mieux mise què notte prreffète...
—Si vous alliez chez elle, dit Bixiou, vous y verriez femme de chambre, cuisinière et domestique, elle occupe un magnifique appartement rue Saint-Georges, enfin elle est, dans les proportions des fortunes françaises d’aujourd’hui avec les anciennes, le débris de la fille d’Opéra du dix-huitième siècle. Carabine est une puissance, elle gouverne en ce moment Du Tillet, un banquier très-influent à la Chambre...
—Et au-dessus de ces deux échelons du ballet, qu’y a-t-il donc? demanda Gazonal.
—Regarde! lui dit son cousin en lui montrant une élégante calèche qui passait au bout du boulevard, rue Grange-Batelière, voici un des premiers sujets de la Danse, dont le nom sur l’affiche attire tout Paris, qui gagne soixante mille francs par an, et qui vit en princesse: le prix de ta fabrique ne te suffirait pas pour acheter le droit de lui dire trente fois bonjour.
—Eh! bé, je me le dirai bien à moi-même, ce ne sera pas si cher!
—Voyez-vous, lui dit Bixiou, sur le devant de la calèche ce beau jeune homme, c’est un vicomte qui porte un beau nom, c’est son premier gentilhomme de la chambre, celui qui fait ses affaires aux journaux, qui va porter des paroles de paix ou de guerre, le matin, au directeur de l’Opéra, ou qui s’occupe des applaudissements par lesquels on la salue quand elle entre sur la scène ou quand elle en sort.
—Ceci, mes cherses messieurs, est le coupe de grâce, jeu neu soubessonnais rienne de Parisse.
—Eh bien! sachez au moins tout ce qu’on peut voir en dix minutes, au passage de l’Opéra, tenez?... dit Bixiou.
Deux personnes débouchaient en ce moment du Passage, un homme et une femme. La femme n’était ni laide ni jolie, sa toilette avait cette distinction de forme, de coupe, de couleur qui révèle une artiste, et l’homme avait assez l’air d’un chantre.
—Voilà, lui dit Bixiou, une basse-taille et un second premier sujet de la danse. La basse-taille est un homme d’un immense talent, mais la basse-taille étant un accessoire dans les partitions, il gagne à peine ce que gagne la danseuse. Célèbre avant que la Taglioni et la Elssler parussent, le second sujet a conservé chez nous la danse de caractère, la mimique; si les deux autres n’eussent révélé dans la danse une poésie inaperçue jusqu’alors, celle-ci serait un premier talent; mais elle est en seconde ligne aujourd’hui; néanmoins, elle palpe ses trente mille francs, et a pour ami fidèle un pair de France très influent à la Chambre. Tenez, voici la danseuse du troisième ordre, une danseuse qui n’existe que par la toute-puissance d’un journal. Si son engagement n’eût pas été renouvelé, le ministère eût eu sur le dos un ennemi de plus. Le corps de ballet est à l’Opéra la grande puissance: aussi est-il de bien meilleur ton dans les hautes sphères du dandysme et de la politique d’avoir des relations avec la Danse qu’avec le Chant. A l’orchestre, où se tiennent les habitués de l’Opéra, ces mots «Monsieur est pour le chant,» sont une espèce de raillerie.
Un petit homme à figure commune, vêtu simplement, vint à passer.
—Enfin, voilà l’autre moitié de la recette de l’Opéra qui passe, c’est le ténor. Il n’y a plus de poëme, ni de musique, ni de représentation sans un ténor célèbre dont la voix atteigne à une certaine note. Le ténor, c’est l’amour, c’est la voix qui touche le cœur, qui vibre dans l’âme, et cela se chiffre par un traitement plus considérable que celui d’un ministre. Cent mille francs à un gosier, cent mille francs à une paire de chevilles, voilà les deux fléaux financiers de l’Opéra.
—Je suis abasourdi, dit Gazonal, que de cent mille francs!...
—Tu vas l’être bien davantage, mon cher cousin, suis-nous.... Nous allons prendre Paris comme un artiste prend un violoncelle, et te faire voir comment on en joue, enfin comment on s’amuse à Paris.
—C’ette uné kaliedoscope de sept lieues de tour, s’écria Gazonal.
—Avant de piloter monsieur, je dois voir Gaillard, dit Bixiou.
—Mais Gaillard peut nous être utile pour le cousin.
—Qu’est-ce que cette ôte machine? demanda Gazonal.
—Ce n’est pas une machine! c’est un machiniste. Gaillard est un de nos amis qui a fini par devenir le gérant d’un journal, et dont le caractère ainsi que la caisse se recommandent par des mouvements comparables à ceux des marées. Gaillard peut contribuer à te faire gagner ton procès...
—Il est perdu...
—C’est bien le moment de le gagner alors, répondit Bixiou.
Chez Théodore Gaillard, alors logé rue de Ménars, le valet de chambre fit attendre les trois amis dans un boudoir en leur disant que monsieur était en conférence secrète....
—Avec qui? demanda Bixiou.
—Avec un homme qui lui vend l’incarcération d’un insaisissable débiteur, répondit une magnifique femme qui se montra dans une délicieuse toilette du matin.
—En ce cas, chère Suzanne, dit Bixiou, nous pouvons entrer, nous autres...
—Oh! la belle créature, dit Gazonal.
—C’est madame Gaillard, lui répondit Léon de Lora qui parlait à l’oreille de son cousin. Tu vois, mon cher, la femme la plus modeste de Paris: elle avait le public, elle s’est contentée d’un mari.
—Que voulez-vous, messeigneurs? dit le facétieux gérant en voyant ses deux amis et en imitant Frédéric Lemaître.
Théodore Gaillard, jadis homme d’esprit, avait fini par devenir stupide en restant dans le même milieu, phénomène moral qu’on observe à Paris. Son principal agrément consistait alors à parsemer son dialogue de mots repris aux pièces en vogue et prononcés avec l’accentuation que leur ont donnée les acteurs célèbres.
—Nous venons blaguer, répondit Léon.
—Encôre, jeûne hôme! (Odry dans les Saltimbanques.)
—Enfin, pour sûr, nous l’aurons, dit l’interlocuteur de Gaillard en forme de conclusion.
—En êtes-vous bien sûr, père Fromenteau? demanda Gaillard, voici onze fois que nous le tenons le soir et que vous le manquez le matin.
—Que voulez-vous? je n’ai jamais vu de débiteur comme celui-là, c’est une locomotive, il s’endort à Paris et se réveille dans Seine-et-Oise. C’est une serrure à combinaison. En voyant un sourire sur les lèvres de Gaillard, il ajouta:—Ça se dit ainsi dans notre partie. Pincer un homme, serrer un homme, c’est l’arrêter. Dans la police judiciaire, on dit autrement. Vidocq disait à sa pratique: Tu es servi. C’est plus drôle, car il s’agit de la guillotine.
Sur un coup de coude que lui donna Bixiou, Gazonal devint tout yeux et tout oreilles.
—Monsieur graisse-t-il la patte? demanda Fromenteau d’un ton menaçant quoique froid.
—Il s’agit de cinquente centimes (Odry dans les Saltimbanques), répondit le gérant en prenant cent sous et les tendant à Fromenteau.
—Et pour la canaille?... reprit l’homme.
—Laquelle? demanda Gaillard.
—Ceux que j’emploie, répliqua Fromenteau tranquillement.
—Y a-t-il au-dessous? demanda Bixiou.
—Oui, monsieur, répondit l’espion. Il y a ceux qui nous donnent des renseignements sans le savoir et sans se les faire payer. Je mets les sots et les niais au-dessous de la canaille.
—Elle est souvent belle et spirituelle, la canaille! s’écria Léon.
—Vous êtes donc de la police, demanda Gazonal en regardant avec une inquiète curiosité ce petit homme sec, impassible et vêtu comme un troisième clerc d’huissier.
—De laquelle parlez-vous? dit Fromenteau.
—Il y en a donc plusieurs?
—Il y en a eu jusqu’à cinq, répondit Fromenteau. La judiciaire, dont le chef a été Vidocq!—La contre-police, dont le chef est toujours inconnu.—La police politique, celle de Fouché. Puis celle des affaires étrangères, et celle du château (l’Empereur, Louis XVIII, etc.), qui se chamaillait avec celle du quai Malaquais. Ça a fini à M. Decazes. J’appartenais à celle de Louis XVIII, j’en étais dès 1793, avec ce pauvre Contenson.
Léon de Lora, Bixiou, Gazonal et Gaillard se regardèrent tous en exprimant la même pensée:—A combien d’hommes a-t-il fait couper le cou?
—Maintenant, on veut aller sans nous, une bêtise! reprit après une pause ce petit homme devenu si terrible en un moment. A la préfecture, depuis 1830, ils veulent d’honnêtes gens; j’ai donné ma démission, et je me suis fait un petit tran-tran avec les arrestations pour dettes...
—C’est le bras droit des Gardes du commerce, dit Gaillard à l’oreille de Bixiou; mais on ne peut jamais savoir qui du débiteur ou du créancier le paye mieux.
—Plus un état est canaille, plus il y faut de probité, dit sentencieusement Fromenteau, je suis à celui qui me paye le plus. Vous voulez recouvrer cinquante mille francs et vous liardez avec le moyen d’action. Donnez-moi cinq cents francs, et demain matin votre homme est serré, car nous l’avons couché hier.
—Cinq cents francs, pour vous seul? s’écria Théodore Gaillard.
—Lisette est sans châle, répondit l’espion sans qu’aucun muscle de sa figure jouât, je la nomme Lisette à cause de Béranger.
—Vous avez une Lisette et vous restez dans votre partie? s’écria le vertueux Gazonal.
—C’est si amusant! On a beau vanter la pêche et la chasse, traquer l’homme dans Paris est une partie bien plus intéressante.
—Au fait, dit Gazonal en se parlant tout haut à lui-même, il leur faut de grands talents...
—Si je vous énumérais les qualités qui font un homme remarquable dans notre partie, lui dit Fromenteau dont le rapide coup d’œil lui avait fait deviner Gazonal tout entier, vous croiriez que je parle d’un homme de génie. Ne nous faut-il pas la Vue des lynx!—Audace (entrer comme des bombes dans les maisons, aborder les gens comme si on les connaissait, proposer des lâchetés toujours acceptées, etc.)—Mémoire.—Sagacité.—L’Invention (trouver des ruses rapidement conçues, jamais les mêmes, car l’espionnage se moule sur les caractères et les habitudes de chacun); c’est un don céleste.—Enfin l’Agilité, la Force, etc. Toutes ces facultés, messieurs, sont peintes sur la porte du Gymnase-Amoros comme étant la Vertu! Nous devons posséder tout cela, sous peine de perdre les appointements de cent francs par mois que nous donne l’État, la rue de Jérusalem, ou le Garde du commerce.
—Et vous me paraissez un homme remarquable, lui dit Gazonal.
Fromenteau regarda le provincial sans lui répondre, sans donner signe d’émotion, et s’en alla sans saluer personne. Un vrai trait de génie!
—Eh bien! cousin, tu viens de voir la Police incarnée, dit Léon à Gazonal.
—Ça me fait l’effet d’un digestif, répondit l’honnête fabricant pendant que Gaillard et Bixiou causaient à voix basse ensemble.
—Je te rendrai réponse ce soir chez Carabine, dit tout haut Gaillard en se rasseyant à son bureau sans voir ni saluer Gazonal.
—C’est un impertinent, s’écria sur le pas de la porte le Méridional.
—Sa feuille a vingt-deux mille abonnés, dit Léon de Lora. C’est une des cinq grandes puissances du jour, et il n’a pas, le matin, le temps d’être poli...
—Si nous devons aller à la Chambre, prenons le chemin le plus long, dit Léon à Bixiou.
—Les mots dits par les grands hommes sont comme les cuillers de vermeil que l’usage dédore; à force d’être répétés, ils perdent tout leur brillant, répliqua Bixiou; mais où irons-nous?
—Ici près, chez notre chapelier, répondit Léon.
—Bravo! s’écria Bixiou. Si nous continuons ainsi, nous aurons une journée amusante.
—Gazonal, reprit Léon, je le ferai poser pour toi; seulement, sois sérieux comme le roi sur une pièce de cent sous, car tu vas voir gratis un fier original, un homme à qui son importance fait perdre la tête. Aujourd’hui, mon cher, tout le monde veut se couvrir de gloire et beaucoup se couvrent de ridicule, de là des caricatures entièrement neuves...
—Quand tout le monde aura de la gloire, comment pourra-t-on se distinguer? demanda Gazonal.
—La gloire?... ce sera d’être un sot, lui répondit Bixiou. Votre cousin est décoré, je suis bien vêtu, c’est moi qu’on regarde...
Sur cette observation, qui peut expliquer pourquoi les orateurs et autres grands hommes politiques ne mettent plus rien à la boutonnière de leur habit à Paris, Léon fit lire à Gazonal, en lettres d’or, le nom illustre de Vital, successeur de Finot, fabricant de chapeaux (et non pas chapelier, comme autrefois), dont les réclames rapportent aux journaux autant d’argent que celles de trois vendeurs de pilules ou de pralines, et de plus auteur d’un petit écrit sur le chapeau.
—Mon cher, dit à Gazonal Bixiou qui lui montrait les splendeurs de la devanture, Vital a quarante mille francs de rentes.
—Et il reste chapelier! s’écria le Méridional en cassant le bras à Bixiou par un soubresaut violent.
—Tu vas voir l’homme, répondit Léon. Tu as besoin d’un chapeau, tu vas en avoir un gratis.
—Monsieur Vital n’y est pas? demanda Bixiou qui n’aperçut personne au comptoir.
—Monsieur corrige ses épreuves dans son cabinet, répondit un premier commis.
—Hein? quel style! dit Léon à son cousin. Puis s’adressant au premier commis:—Pouvons-nous lui parler sans nuire à ses inspirations?
—Laissez entrer ces messieurs, dit une voix.
C’était une voix bourgeoise, la voix d’un éligible, une voix puissante et bien rentée.
Et Vital daigna se montrer lui-même, vêtu tout de drap noir, décoré d’une magnifique chemise à jabot ornée d’un diamant. Les trois amis aperçurent une jeune et jolie femme assise au bureau, travaillant à une broderie.
Vital est un homme de trente à quarante ans, d’une jovialité primitive rentrée sous la pression de ses idées ambitieuses. Il jouit de cette moyenne taille, privilége des belles organisations. Assez gras, il est soigneux de sa personne; son front se dégarnit, mais il aide à cette calvitie pour se donner l’air d’un homme dévoré par la pensée. On voit, à la manière dont le regarde et l’écoute sa femme, qu’elle croit au génie et à l’illustration de son mari. Vital aime les artistes, non qu’il sente les arts, mais par confraternité; car il se croit un artiste et le fait pressentir en se défendant de ce titre de noblesse, en se mettant avec une constante préméditation à une distance énorme des arts pour qu’on lui dise: «Mais vous avez élevé le chapeau jusqu’à la hauteur d’une science.»
—M’avez-vous enfin trouvé mon chapeau? dit le paysagiste.
—Comment, monsieur, en quinze jours? répondit Vital, et pour vous!... Mais sera-ce assez de deux mois pour rencontrer la forme qui convient à votre physionomie? Tenez, voici votre lithographie, elle est là, je vous ai déjà bien étudié! Je ne me donnerais pas tant de peine pour un prince; mais vous êtes plus, vous êtes un artiste! et vous me comprenez, mon cher monsieur.
—Voici l’un de nos plus grands inventeurs, un homme qui serait grand comme Jacquart s’il voulait se laisser mourir un petit peu, dit Bixiou en présentant Gazonal. Notre ami, fabricant de drap, a découvert le moyen de retrouver l’indigo des vieux habits bleus, et il voulait vous voir comme un grand phénomène, car vous avez dit: Le chapeau c’est l’homme. Cette parole a ravi monsieur. Ah! Vital, vous avez la foi! vous croyez à quelque chose, vous vous passionnez pour votre œuvre.
Vital écoutait à peine, il était devenu pâle de plaisir.
—Debout, ma femme!... Monsieur est un prince de la science.
Madame Vital se leva sur un geste de son mari, Gazonal la salua.
—Aurais-je l’honneur de vous coiffer? reprit Vital avec une joyeuse obséquiosité.
—Au même prix que pour moi, dit Bixiou.
—Bien entendu, je ne demande pour tout honoraire que le plaisir d’être quelquefois cité par vous, messieurs! Il faut à Monsieur un chapeau pittoresque, dans le genre de celui de Monsieur Lousteau, dit-il en regardant Bixiou d’un air magistral. J’y songerai.
—Vous vous donnez bien de la peine, dit Gazonal.
—Oh! pour quelques personnes seulement, pour celles qui savent apprécier le prix de mes soins. Tenez, dans l’aristocratie, il n’y a qu’un seul homme qui ait compris le chapeau, c’est le prince de Béthune. Comment les hommes ne songent-ils pas, comme le font les femmes, que le chapeau est la première chose qui frappe les regards dans la toilette, et ne pensent-ils pas à changer le système actuel qui, disons-le, est ignoble? Mais le Français est, de tous les peuples, celui qui persiste le plus dans une sottise! Je connais bien les difficultés, messieurs! Je ne parle pas de mes écrits sur la matière que je crois avoir abordée en philosophe, mais comme chapelier seulement, moi seul ai découvert les moyens d’accentuer l’infâme couvre-chef dont jouit la France, jusqu’à ce que je réussisse à le renverser.
Il montra l’affreux chapeau en usage aujourd’hui.
—Voilà l’ennemi, messieurs, reprit-il. Dire que le peuple le plus spirituel de la terre consent à porter sur la tête ce morceau de tuyau de poêle! a dit un de nos écrivains. Voilà toutes les inflexions que j’ai pu donner à ces affreuses lignes, ajouta-t-il en désignant une à une ses créations. Mais, quoique je sache les approprier au caractère de chacun, comme vous voyez, car voici le chapeau d’un médecin, d’un épicier, d’un dandy, d’un artiste, d’un homme gras, d’un homme maigre, c’est toujours horrible! tenez, saisissez bien toute ma pensée?...
Il prit un chapeau, bas de forme et à bords larges.
—Voici l’ancien chapeau de Claude Vignon, grand critique, homme libre et viveur... Il se rallie au Ministère, on le nomme professeur, bibliothécaire, il ne travaille plus qu’aux Débats, il est fait maître des requêtes, il a seize mille francs d’appointements, il gagne quatre mille francs à son journal, il est décoré... Eh bien! voilà son nouveau chapeau.
Et Vital montrait un chapeau d’une coupe et d’un dessin véritablement juste-milieu.
—Vous auriez dû lui faire un chapeau de polichinelle! s’écria Gazonal.
—Vous êtes un homme de génie au premier chef, monsieur Vital, dit Léon.
Vital s’inclina, sans soupçonner le calembour.
—Pourriez-vous me dire pourquoi vos boutiques restent ouvertes les dernières de toutes, le soir, à Paris, même après les cafés et les marchands de vin? Vraiment, ça m’intrigue, demanda Gazonal.
—D’abord nos magasins sont plus beaux à voir éclairés que pendant le jour; puis, pour dix chapeaux que nous vendons pendant la journée, on en vend cinquante le soir.
—Tout est drôle à Paris, dit Léon.
—Eh bien! malgré mes efforts et mes succès, reprit Vital en reprenant le cours de son éloge, il faut arriver au chapeau à calotte ronde. C’est là que je tends!...
—Quel est l’obstacle? lui demanda Gazonal.
—Le bon marché, monsieur! D’abord, on vous établit de beaux chapeaux de soie à quinze francs, ce qui tue notre commerce, car, à Paris, on n’a jamais quinze francs à mettre à un chapeau neuf. Si le castor coûte trente francs! c’est toujours le même problème. Quand je dis castor, il ne s’achète plus dix livres de poil de castor en France. Cet article coûte trois cent cinquante francs la livre, il en faut une once pour un chapeau; mais le chapeau de castor ne vaut rien. Ce poil prend mal la teinture, rougit en dix minutes au soleil, et le chapeau se bossue à la chaleur. Ce que nous appelons castor est tout bonnement du poil de lièvre. Les belles qualités se font avec le dos de la bête, les secondes avec les flancs, la troisième avec le ventre. Je vous dis le secret du métier, vous êtes des gens d’honneur. Mais que nous ayons du lièvre ou de la soie sur la tête, quinze ou trente francs, le problème est toujours insoluble. Il faut alors payer son chapeau, voilà pourquoi le chapeau reste ce qu’il est. L’honneur de la France vestimentale sera sauvé le jour où les chapeaux gris à calotte ronde coûteront cent francs! Nous pourrons alors, comme les tailleurs, faire crédit. Pour arriver à ce résultat, il faudrait se décider à porter la boucle et le ruban d’or, la plume, les revers de satin comme sous Louis XIII et Louis XIV. Notre commerce, entrant alors dans la fantaisie, décuplerait. Le marché du monde appartiendrait à la France, comme pour les modes de femmes, auxquelles Paris donnera toujours le ton; tandis que notre chapeau actuel peut se fabriquer partout. Il y a dix millions d’argent étranger à conquérir annuellement pour notre pays dans cette question...
—C’est une révolution! lui dit Bixiou en faisant l’enthousiaste.
—Oui, radicale, car il faut changer la forme.
—Vous êtes heureux à la façon de Luther, dit Léon qui cultive toujours le calembour, vous rêvez une Réforme.
—Oui, monsieur. Ah! si douze ou quinze artistes, capitalistes ou dandies qui donnent le ton voulaient avoir du courage pendant vingt-quatre heures, la France gagnerait une belle bataille commerciale! Tenez, je le dis à ma femme: pour réussir, je donnerais ma fortune! Oui, toute mon ambition est de régénérer la chose et disparaître!...
—Cet homme est colossal, dit Gazonal en sortant, mais je vous assure que tous vos originaux ont quelque chose de méridional....
—Allons par là, dit Bixiou qui désigna la rue Saint-Marc.
—Nous allons voir ôte chozze...
—Vous allez voir l’usurière des rats, des marcheuses, une femme qui possède autant de secrets affreux que vous apercevez de robes pendues derrière son vitrage, dit Bixiou.
Et il montrait une de ces boutiques dont la négligence fait tache au milieu des éblouissants magasins modernes. C’était une boutique à devanture peinte en 1820 et qu’une faillite avait sans doute laissée au propriétaire de la maison dans un état douteux; la couleur avait disparu sous une double couche imprimée par l’usage et grassement épaissie par la poussière; les vitres étaient sales, le bec de cane tournait de lui-même, comme dans tous les endroits d’où l’on sort encore plus promptement qu’on n’y est entré.
—Que dites-vous de ceci, n’est-ce pas la cousine germaine de la Mort? dit le dessinateur à l’oreille de Gazonal en lui montrant au comptoir une terrible compagnonne; eh bien! elle se nomme madame Nourrisson.
—Madame, combien cette guipure? demanda le fabricant qui voulait lutter de verve avec les deux artistes.
—Pour vous qui venez de loin, monsieur, ce ne sera que cent écus, répondit-elle.
En remarquant une cabriole particulière aux Méridionaux, elle ajouta d’un air pénétré:—Cela vient de la pauvre princesse de Lamballe.
—Comment! si près du Château? s’écria Bixiou.
—Monsieur, ils n’y croient pas, répondit-elle.
—Madame, nous ne venons pas pour acheter, dit bravement Bixiou.
—Je le vois bien, monsieur, répliqua madame Nourrisson.
—Nous avons plusieurs choses à vendre, dit l’illustre caricaturiste en continuant, je demeure rue Richelieu, 112, au sixième. Si vous vouliez y passer dans un moment, vous pourriez faire un fameux marché?...
—Monsieur désire peut-être quelques aunes de mousseline bien portées? demanda-t-elle en souriant.
—Non, il s’agit d’une robe de mariage, répondit gravement Léon de Lora.
Un quart d’heure après, madame Nourrisson vint en effet chez Bixiou, qui, pour finir cette plaisanterie, avait emmené chez lui Léon et Gazonal; madame Nourrisson les trouva sérieux comme des auteurs dont la collaboration n’obtient pas tout le succès qu’elle mérite.
—Madame, lui dit l’intrépide mystificateur en lui montrant une paire de pantoufles de femme, voilà qui vient de l’impératrice Joséphine.
Il fallait bien rendre à madame Nourrisson la monnaie de sa princesse de Lamballe.
—Ça?... fit-elle, c’est fait de cette année, voyez cette marque en dessous?
—Ne devinez-vous pas que ces pantoufles sont une préface, répondit Léon, quoiqu’elles soient ordinairement une conclusion de roman?
—Mon ami que voici, reprit Bixiou en désignant le Méridional, dans un immense intérêt de famille, voudrait savoir si une jeune personne, d’une bonne, d’une riche maison et qu’il désire épouser, a fait une faute?
—Combien monsieur donnera-t-il? demanda-t-elle en regardant Gazonal que rien n’étonnait plus.
—Cent francs, répondit le fabricant.
—Merci, dit-elle en grimaçant un refus à désespérer un macaque.
—Que voulez-vous donc, ma petite madame Nourrisson? demanda Bixiou qui la prit par la taille.
—D’abord, mes chers messieurs, depuis que je travaille, je n’ai jamais vu personne, ni homme ni femme, marchandant le bonheur! Et, puis, tenez? vous êtes trois farceurs, reprit-elle en laissant venir un sourire sur ses lèvres froides et le renforçant d’un regard glacé par une défiance de chatte.—S’il ne s’agit pas de votre bonheur, il est question de votre fortune; et, à la hauteur où vous êtes logés, l’on marchande encore moins une dot.—Voyons, dit-elle, en prenant un air doucereux, de quoi s’agit-il, mes agneaux?
—De la maison Beunier et Cie, répondit Bixiou bien aise de savoir à quoi s’en tenir sur une personne qui l’intéressait.
—Oh! pour ça, reprit-elle, un louis, c’est assez...
—Et comment?
—J’ai tous les bijoux de la mère; et, de trois en trois mois, elle est dans ses petits souliers, allez! elle est bien embarrassée de me trouver les intérêts de ce que je lui ai prêté. Vous voulez vous marier par là, jobard?... dit elle, donnez-moi quarante francs, et je jaserai pour plus de cent écus.
Gazonal fit voir une pièce de quarante francs, et madame Nourrisson donna des détails effrayants sur la misère secrète de quelques femmes dites comme il faut. La revendeuse mise en gaieté par la conversation se dessina. Sans trahir aucun nom, aucun secret, elle fit frissonner les deux artistes en leur démontrant qu’il se rencontrait peu de bonheurs, à Paris, qui ne fussent assis sur la base vacillante de l’emprunt. Elle possédait dans ses tiroirs des feues grand’mères, des enfants vivants, des défunts maris, des petites-filles mortes, souvenirs entourés d’or et de brillants! Elle apprenait d’effrayantes histoires en faisant causer ses pratiques les unes sur les autres, en leur arrachant leurs secrets dans les moments de passion, de brouilles, de colères, et dans ces préparations anodines que veut un emprunt pour se conclure.
—Comment avez-vous été amenée à faire ce commerce? demanda Gazonal.
—Pour mon fils, dit-elle avec naïveté.
Presque toujours, les revendeuses à la toilette justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Madame Nourrisson se posa comme ayant perdu plusieurs prétendus, trois filles qui avaient très mal tourné, toutes ses illusions, enfin! Elle montra, comme étant celles de ses plus belles valeurs, des reconnaissances du Mont-de-Piété pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gênée au Trente prochain. On la volait beaucoup, disait-elle.
Les deux artistes se regardèrent en entendant ce mot un peu trop vif.
—Tenez, mes enfants, je vas vous montrer comment l’on nous refait! Il ne s’agit pas de moi, mais de ma voisine d’en face, madame Mahuchet, la cordonnière pour femmes. J’avais prêté de l’argent à une comtesse, une femme qui a trop de passions eu égard à ses revenus. Ça se carre sur de beaux meubles, dans un magnifique appartement! Ça reçoit, ça fait, comme nous disons, un esbrouffe du diable. Elle doit donc trois cents francs à sa cordonnière, et ça donnait un dîner, une soirée, pas plus tard qu’avant-hier. La cordonnière, qui apprend cela par la cuisinière, vient me voir; nous nous montons la tête, elle veut faire une esclandre, moi je lui dis:—Ma petite mère Mahuchet, à quoi cela sert-il? à se faire haïr. Il vaut mieux obtenir de bons gages. A râleuse, râleuse et demie! Et l’on épargne sa bile... Elle veut y aller, me demande de la soutenir, nous y allons.—Madame n’y est pas.—Connu!—Nous l’attendrons, dit la mère Mahuchet, dussé-je rester là jusqu’à minuit. Et nous nous campons dans l’antichambre et nous causons. Ah! voilà les portes qui vont, qui viennent, des petits pas, des petites voix... Moi, cela me faisait de la peine. Le monde arrivait pour dîner. Vous jugez de la tournure que ça prenait. La comtesse envoie sa femme de chambre pour amadouer la Mahuchet. «Vous serez payée, demain!» Enfin, toutes les colles!... Rien ne prend. La comtesse, mise comme un dimanche, arrive dans la salle à manger. Ma Mahuchet, qui l’entend, ouvre la porte et se présente. Dame! en voyant une table étincelant d’argenterie (les réchauds, les chandeliers, tout brillait comme un écrin), elle part comme du sodavatre et lance sa fusée:—Quand on dépense l’argent des autres, on devrait être sobre, ne pas donner à dîner. Être comtesse et devoir cent écus à une malheureuse cordonnière qui a sept enfants!... Vous pouvez deviner tout ce qu’elle débagoule, c’te femme qu’a peu d’éducation. Sur un mot d’excuse (Pas de fonds!) de la comtesse, ma Mahuchet s’écria:—Eh! madame, voilà de l’argenterie! engagez vos couverts et payez-moi!—Prenez-les vous-même, dit la comtesse en ramassant six couverts et les lui fourrant dans la main. Nous dégringolons les escaliers... ah! bah! comme un succès!... Non, dans la rue les larmes sont venues à la Mahuchet, car elle est bonne femme, elle a rapporté les couverts en faisant des excuses, elle avait compris la misère de cette comtesse, ils étaient en maillechort!...
—Elle est restée à découvert, dit Léon de Lora chez qui l’ancien Mistigris reparaissait souvent.
—Ah! mon cher monsieur, dit madame Nourrisson éclairée par ce calembour, vous êtes un artiste, vous faites des pièces de théâtre, vous demeurez rue du Helder, et vous êtes resté avec madame Antonia, vous avez des tics que je connais... Allons, vous voulez avoir quelque rareté dans le grand genre, Carabine ou Mousqueton, Malaga ou Jenny Cadine.
—Malaga, Carabine, c’est nous qui les avons faites ce qu’elles sont!... s’écria Léon de Lora.
—Je vous jure, ma chère madame Nourrisson, que nous voulions uniquement avoir le plaisir de faire votre connaissance et que nous souhaitons des renseignements sur vos antécédents, savoir par quelle pente vous avez glissé dans votre métier, dit Bixiou.
—J’étais femme de confiance chez un maréchal de France, le prince d’Ysembourg, dit-elle en prenant une pose de Dorine. Un matin, il vint une des comtesses les plus huppées de la cour impériale, elle veut parler au maréchal, et secrètement. Moi, je me mets aussitôt en mesure d’écouter. Ma femme fond en larmes, elle confie à ce benêt de maréchal (le prince d’Ysembourg, ce Condé de la République, un benêt!) que son mari, qui servait en Espagne, l’a laissée sans un billet de mille francs, que si elle n’en a pas un ou deux à l’instant, ses enfants sont sans pain, elle n’a pas à manger demain. Mon maréchal, assez donnant dans ce temps-là, tire deux billets de mille francs de son secrétaire. Je regarde cette belle comtesse dans l’escalier sans qu’elle pût me voir, elle riait d’un contentement si peu maternel que je me glisse jusque sous le péristyle, et je lui entends dire tout bas à son chasseur:—«Chez Leroy!» J’y cours. Ma mère de famille entre chez ce fameux marchand, rue Richelieu, vous savez... Elle se commande et paye une robe de quinze cents francs, on soldait alors une robe en la commandant. Le surlendemain, elle pouvait paraître à un bal d’ambassadeur, harnachée comme une femme doit l’être pour plaire à la fois à tout le monde et à quelqu’un. De ce jour-là, je me suis dit: «J’ai un état! Quand je ne serai plus jeune, je prêterai sur leurs nippes aux grandes dames, car la passion ne calcule pas et paye aveuglément.» Si c’est des sujets de vaudeville que vous cherchez, je vous en vendrai...
Elle partit sur cette tirade où chacune des phases de sa vie antérieure avait déteint, en laissant Gazonal autant épouvanté de cette confidence que par cinq dents jaunes qu’elle avait montrées en essayant de sourire.
—Et qu’allons-nous faire? demanda Gazonal.
—Des billets!... dit Bixiou qui siffla son portier, car j’ai besoin d’argent, et je vous ferai voir à quoi servent les portiers; vous croyez qu’ils servent à tirer le cordon, ils servent à tirer d’embarras les gens sans aveu comme moi, les artistes qu’ils prennent sous leur protection...
Gazonal ouvrit des yeux, de manière à faire comprendre ce mot, un œil de bœuf.
Un homme entre deux âges, moitié grison, moitié garçon de bureau, mais plus huileux et plus huilé, la chevelure grasse, l’abdomen grassouillet, le teint blafard et humide comme celui d’une supérieure de couvent, chaussé de chaussons de lisière, vêtu de drap bleu et d’un pantalon grisâtre, se montra soudain.
—Que voulez-vous, monsieur... dit-il d’un air qui tenait du protecteur et du subordonné tout ensemble.
—Ravenouillet...—Il se nomme Ravenouillet, dit Bixiou qui se tourna vers Gazonal.—As-tu notre carnet d’échéance?
Ravenouillet tira de sa poche de côté le livret le plus gluant que jamais Gazonal eût vu.
—Inscris dessus à trois mois ces deux billets que tu vas me signer.
Et Bixiou présenta deux effets de commerce tout préparés faits à son ordre par Ravenouillet, que Ravenouillet signa sur-le-champ et inscrivit sur le livret graisseux où sa femme notait les dettes des locataires.
—Merci, Ravenouillet, dit Bixiou. Tiens, voici une loge pour le Vaudeville.
—Oh! ma fille s’amusera bien ce soir, dit Ravenouillet en s’en allant.
—Nous sommes ici soixante et onze locataires, dit Bixiou, la moyenne de ce qu’on doit à Ravenouillet est de six mille francs par mois, dix-huit mille francs par trimestre, en avances et ports de lettres, sans compter les loyers dus. C’est la Providence... à trente pour cent que nous lui donnons sans qu’il ait jamais rien demandé...
—Oh! Paris, Paris!... s’écria Gazonal.
—En nous en allant, dit Bixiou qui venait d’endosser les effets, car je vous mène, cousin Gazonal, voir encore un comédien qui va jouer gratis une charmante scène.
—Où? dit Léon.
—Chez un usurier. En nous en allant donc, je vous raconterai le début de l’ami Ravenouillet à Paris.
En passant devant la loge, Gazonal aperçut mademoiselle Lucienne Ravenouillet qui tenait à la main un solfége, elle était élève du Conservatoire; le père lisait un journal, et madame Ravenouillet tenait à la main des lettres à monter pour les locataires.
—Merci, monsieur Bixiou! dit la petite.
—Ce n’est pas un rat, dit Léon à son cousin, c’est une larve de cigale.
—Il paraît qu’on obtient, dit Gazonal, l’amitié de la loge comme celle de tout le monde, par les loges...
—Se forme-t-il dans notre société? s’écria Léon charmé du calembour.
—Voici l’histoire de Ravenouillet, reprit Bixiou quand les trois amis se trouvèrent sur le Boulevard. En 1831, Massol, votre Conseiller-d’État, était un avocat-journaliste qui ne voulait alors être que garde des sceaux, il daignait laisser Louis-Philippe sur le trône; mais il faut lui pardonner son ambition, il est de Carcassonne. Un matin, il voit entrer un jeune pays qui lui dit:—«Vous me connaissez bien, monsu Massol, je suis le petit de votre voisin l’épicier, j’arrive de là-bas, car l’on nous a dit qu’en venant ici chacun trouvait à se placer...» En entendant ces paroles, Massol fut pris d’un frisson, et se dit en lui-même que, s’il avait le malheur d’obliger ce compatriote, à lui d’ailleurs parfaitement inconnu, tout le Département allait tomber chez lui, qu’il y perdrait beaucoup de mouvements de sonnette, onze cordons, ses tapis, que son unique valet le quitterait, qu’il aurait des difficultés avec son propriétaire relativement à l’escalier, et que les locataires se plaindraient de l’odeur d’ail et de diligence répandus dans la maison. Donc, il regarda le solliciteur comme un boucher regarde un mouton avant de l’égorger; mais quoique le pays eût reçu ce coup d’œil ou ce coup de poignard, il reprit ainsi, nous dit Massol: «—J’ai de l’ambition tout comme un autre, et je ne veux retourner au pays que riche, si j’y retourne; car Paris est l’antichambre du Paradis. On dit que vous, qui écrivez dans les journaux, vous faites ici la pluie et le beau temps, qu’il vous suffit de demander pour obtenir n’importe quoi dans le gouvernement; mais, si j’ai des facultés, comme nous tous, je me connais, je n’ai pas d’instruction; si j’ai des moyens, je ne sais pas écrire, et c’est un malheur, car j’ai des idées; je ne pense donc pas à vous faire concurrence, je me juge, je ne réussirais point; mais, comme vous pouvez tout, et que nous sommes presque frères, ayant joué pendant notre enfance ensemble, je compte que vous me lancerez et que vous me protégerez... Oh! il le faut, je veux une place, une place qui convienne à mes moyens, à ce que je suis, et où je puisse faire fortune...» Massol allait brutalement mettre son pays à la porte en lui jetant au nez quelque phrase brutale, lorsque le pays conclut ainsi: «—Je ne demande donc pas à entrer dans l’administration où l’on va comme des tortues, que votre cousin est resté contrôleur ambulant depuis vingt ans... Non, je voudrais seulement débuter...—Au théâtre?... lui dit Massol heureux de ce dénoûment.—Non, j’ai bien du geste, de la figure, de la mémoire; mais il y a trop de tirage; je voudrais débuter dans la carrière... des portiers.» Massol resta grave et lui dit:—Il y aura bien plus de tirage, mais du moins vous verrez les loges pleines. Et il lui fit obtenir, comme dit Ravenouillet, son premier cordon.
—Je suis le premier, dit Léon, qui me sois préoccupé du Genre Portier. Il y a des fripons de moralité, des bateleurs de vanité, des sycophantes modernes, des septembriseurs caparaçonnés de gravité, des inventeurs de questions palpitantes d’actualité qui prêchent l’émancipation des nègres, l’amélioration des petits voleurs, la bienfaisance envers les forçats libérés, et qui laissent leurs portiers dans un état pire que celui des Irlandais, dans des prisons plus affreuses que des cabanons, et qui leur donnent pour vivre moins d’argent par an que l’État n’en donne pour un forçat... Je n’ai fait qu’une bonne action dans ma vie, c’est la loge de mon portier.
—Si, reprit Bixiou, un homme ayant bâti de grandes cages, divisées en mille compartiments comme les alvéoles d’une ruche ou les loges d’une ménagerie, et destinées à recevoir des créatures de tout genre et de toute industrie, si cet animal à figure de propriétaire venait consulter un savant et lui disait:—Je veux un individu du genre Bimane qui puisse vivre dans une sentine pleine de vieux souliers, empestiférée par des haillons, et de dix pieds carrés; je veux qu’il y vive toute sa vie, qu’il y couche, qu’il y soit heureux, qu’il ait des enfants jolis comme des amours; qu’il y travaille, qu’il y fasse la cuisine, qu’il s’y promène, qu’il y cultive des fleurs, qu’il y chante et qu’il n’en sorte pas, qu’il n’y voie pas clair et qu’il s’aperçoive de tout ce qui se passe au dehors, assurément le savant ne pourrait pas inventer le portier, il fallait Paris pour le créer, ou si vous voulez le diable...
—L’industrie parisienne est allée plus loin dans l’impossible, dit Gazonal, il y a les ouvriers... Vous ne connaissez pas tous les produits de l’industrie, vous qui les exposez. Notre industrie combat contre l’industrie du continent à coups de malheurs, comme sous l’Empire Napoléon combattait l’Europe à coups de régiments.
—Nous voici chez mon ami Vauvinet, l’usurier, dit Bixiou. Une des plus grandes fautes que commettent les gens qui peignent nos mœurs est de répéter de vieux portraits. Aujourd’hui chaque état s’est renouvelé. Les épiciers deviennent pairs de France, les artistes capitalisent, les vaudevillistes ont des rentes. Si quelques rares figures restent ce qu’elles étaient jadis, en général les professions n’ont plus leur costume spécial, ni leurs anciennes mœurs. Si nous avons eu Gobseck, Gigonnet, Chaboisseau, Samanon, les derniers des Romains, nous jouissons aujourd’hui de Vauvinet, l’usurier bon enfant, petit maître qui hante les coulisses, les lorettes, et qui se promène dans un petit coupé bas à un cheval... Observez bien mon homme, ami Gazonal, vous allez voir la comédie de l’argent, l’homme froid qui ne veut rien donner, l’homme chaud qui soupçonne un bénéfice, écoutez-le, surtout!
Et tous trois, ils entrèrent au deuxième étage d’une maison de très belle apparence située sur le boulevard des Italiens, et s’y trouvèrent environnés de toutes les élégances alors à la mode. Un jeune homme d’environ vingt-huit ans vint à leur rencontre d’un air presque riant, car il vit Léon de Lora le premier. Vauvinet donna la poignée de main, en apparence la plus amicale, à Bixiou, salua d’un air froid Gazonal, et les fit entrer dans un cabinet, où tous les goûts du bourgeois se devinaient sous l’apparence artistique de l’ameublement, et malgré les statuettes à la mode, les mille petites choses appropriées à nos petits appartements par l’art moderne qui s’est fait aussi petit que le consommateur. Vauvinet était mis, comme les jeunes gens qui se livrent aux affaires, avec une recherche excessive qui, pour beaucoup d’entre eux, est une espèce de prospectus.
—Je viens te chercher de la monnaie, dit en riant Bixiou qui présenta ses effets.
Vauvinet prit un air sérieux dont sourit Gazonal, tant il y eut de différence entre le visage riant et le visage de l’escompteur mis en demeure.
—Mon cher, dit Vauvinet en regardant Bixiou, ce serait avec le plus grand plaisir que je t’obligerais, mais je n’ai pas d’argent en ce moment.
—Ah! bah!
—Oui, j’ai tout donné, tu sais à qui... Ce pauvre Lousteau s’est associé pour la direction d’un théâtre avec un vieux vaudevilliste très protégé par le ministère... Ridal; et il leur a fallu trente mille francs, hier. Je suis à sec, et tellement à sec, que je vais envoyer chercher de l’argent chez Cérizet pour payer cent louis perdus au lansquenet, ce matin, chez Jenny Cadine...
—Il faut que vous soyez bien à sec pour ne pas obliger ce pauvre Bixiou, dit Léon de Lora, car il est bien mauvaise langue quand il se trouve à la côte...
—Mais, reprit Bixiou, je ne puis dire que du bien de Vauvinet, il est plein de bien...
—Mon cher, reprit Vauvinet, il me serait impossible, eussé-je de l’argent, de t’escompter, fût-ce à cinquante pour cent, des billets souscrits par ton portier... Le Ravenouillet n’est pas demandé. Ce n’est pas là du Rothschild. Je te préviens que cette valeur est très éventée, il te faut inventer une autre maison. Cherche un oncle? car un ami qui nous signe des billets, ça ne se voit plus, le positif du siècle fait d’horribles progrès.
—J’ai, dit Bixiou qui désigna le cousin de Léon, j’ai monsieur... un de nos plus illustres fabricants de drap du Midi, nommé Gazonal... Il n’est pas très bien coiffé, reprit-il en regardant la chevelure ébouriffée et luxuriante du provincial, mais je vais le mener chez Marius qui va lui ôter cette apparence de caniche si nuisible à sa considération et à la nôtre.
—Je ne crois pas aux valeurs du Midi, soit dit sans offenser monsieur, répondit Vauvinet qui rendit Gazonal si content que Gazonal ne se fâcha point de cette insolence.
Gazonal, en homme excessivement pénétrant, crut que le peintre et Bixiou voulaient, pour lui apprendre à connaître Paris, lui faire payer mille francs le déjeuner du Café de Paris, car le fils du Roussillon n’avait pas encore quitté cette prodigieuse défiance qui bastionne à Paris l’homme de province.
—Comment veux-tu que j’aie des affaires à deux cent cinquante lieues de Paris, dans les Pyrénées, ajouta Vauvinet.
—C’est donc dit, reprit Bixiou.
—J’ai vingt francs chez moi, dit le jeune escompteur.
—J’en suis fâché pour toi, répliqua le mystificateur. Je croyais valoir mille francs, dit-il sèchement.
—Tu vaux cent mille francs, reprit Vauvinet, quelquefois même tu es impayable... mais je suis à sec.
—Eh bien! répondit Bixiou, n’en parlons plus... Je t’avais ménagé pour ce soir, chez Carabine, la meilleure affaire que tu pouvais souhaiter.... tu sais...
Vauvinet cligna d’un œil en regardant Bixiou, grimace que font les maquignons pour se dire entre eux: «Ne joutons pas de finesse.»
—Tu ne te souviens plus de m’avoir pris par la taille, absolument comme une jolie femme, en me caressant du regard et de la parole, reprit Bixiou, quand tu me disais:—Je ferai tout pour toi, si tu peux me procurer au pair des actions du chemin de fer, que soumissionnent du Tillet et Nucingen. Eh bien! mon cher, Maxime et Nucingen viennent chez Carabine qui reçoit ce soir beaucoup d’hommes politiques. Tu perds là, mon vieux, une belle occasion. Allons, adieu, carotteur.
Et Bixiou se leva, laissant Vauvinet assez froid en apparence, mais réellement mécontent comme un homme qui reconnaît avoir fait une sottise.
—Mon cher, un instant... dit l’escompteur, si je n’ai pas d’argent, j’ai du crédit... Si tes billets ne valent rien, je puis les garder et te donner en échange des valeurs de portefeuille... Enfin, nous pouvons nous entendre pour les actions du chemin de fer, nous partagerions, dans une certaine proportion, les bénéfices de cette opération, et je te ferais alors une remise à valoir sur les bénéf...
—Non, non, répondit Bixiou, j’ai besoin d’argent, il faut que je fasse mon Ravenouillet...
—Ravenouillet est d’ailleurs très bon, dit Vauvinet; il place à la caisse d’épargnes, il est excellent...
—Il est meilleur que toi, ajouta Léon, car il ne stipendie pas de lorette, il n’a pas de loyer, il ne se lance pas dans les spéculations en craignant tout de la hausse ou de la baisse...
—Vous croyez rire, grand homme, reprit Vauvinet devenu jovial et caressant, vous avez mis en élixir la fable de La Fontaine, le chêne et le roseau.—Allons, Gubetta, mon vieux complice, dit Vauvinet en prenant Bixiou par la taille, il te faut de l’argent, eh bien! je puis bien emprunter trois mille francs à mon ami Cérizet, au lieu de deux mille... Et Soyons amis, Cinna!... donne-moi tes deux feuilles de chou-colossal. Si je t’ai refusé, c’est qu’il est bien dur à un homme, qui ne peut faire son pauvre commerce qu’en passant ses valeurs à la Banque, de garder ton Ravenouillet dans le tiroir de son bureau... C’est dur, c’est très dur...
—Et que prends-tu d’escompte?... dit Bixiou.
—Presque rien, reprit Vauvinet. Cela te coûtera, à trois mois, cinquante malheureux francs...
—Comme disait jadis Émile Blondet, tu seras mon bienfaiteur, répondit Bixiou.
—Vingt pour cent, intérêt en dedans!... dit Gazonal à l’oreille de Bixiou qui lui répliqua par un grand coup de coude dans l’œsophage.
—Tiens, dit Vauvinet en ouvrant le tiroir de son bureau, j’aperçois là, mon bon, un vieux billet de cinq cents qui s’est collé contre la bande, et je ne me savais pas si riche, car je te cherchais un effet à recevoir, fin prochain, de quatre cent cinquante, Cérizet te le prendra sans grande diminution, et voilà ta somme faite. Mais pas de farces, Bixiou?... Hein! ce soir, j’irai chez Carabine... tu me jures...
—Est-ce que nous ne sommes pas réamis? dit Bixiou qui prit le billet de cinq cents francs et l’effet de quatre cent cinquante francs; je te donne ma parole d’honneur que tu verras ce soir du Tillet et bien des gens qui veulent faire leur chemin... de fer, chez Carabine.
Vauvinet reconduisit les trois amis jusque sur le palier en cajolant Bixiou. Bixiou resta sérieux jusque sur le pas de la porte, il écoutait Gazonal qui tentait de l’éclairer sur cette opération et qui lui prouvait que si le compère de Vauvinet, ce Cérizet, lui prenait vingt francs d’escompte sur le billet de quatre cent cinquante francs, c’était de l’argent à quarante pour cent... Sur l’asphalte, Bixiou glaça Gazonal par le rire du mystificateur parisien, ce rire muet et froid, une sorte de bise labiale.
—L’adjudication du Chemin sera positivement ajournée à la Chambre, dit-il, nous le savons d’hier par cette marcheuse à qui nous avons souri... Et si je gagne ce soir cinq à six mille francs au lansquenet, qu’est-ce que soixante-dix francs de perte pour avoir de quoi miser...
—Le lansquenet est encore une des mille facettes de Paris comme il est, reprit Léon. Aussi, cousin, comptons-nous te présenter chez une duchesse de la rue Saint-Georges, où tu verras l’aristocratie des lorettes et où tu peux gagner ton procès. Or, il est impossible de t’y montrer avec tes cheveux pyrénéens, tu as l’air d’un hérisson, nous allons te mener ici près, place de la Bourse, chez Marius, un autre de nos acteurs...
—Quel est ce nouvel acteur?
—Voilà l’anecdote, répondit Bixiou. En 1800, un Toulousain nommé Cabot, jeune perruquier dévoré d’ambition, vint à Paris, et y leva boutique (je me sers de votre argot). Cet homme de génie (il jouit de vingt-quatre mille francs de rentes à Libourne où il s’est retiré) comprit que ce nom vulgaire et ignoble n’atteindrait jamais à la célébrité. M. de Parny, qu’il coiffait, lui donna le nom de Marius, infiniment supérieur aux prénoms d’Armand et d’Hippolyte, sous lesquels se cachent des noms patronymiques attaqués du mal-Cabot. Tous les successeurs de Cabot se sont appelés Marius. Le Marius actuel est Marius V, il se nomme Mougin. Il en est ainsi dans beaucoup de commerces, pour l’eau de Botot, pour l’encre de la Petite-Vertu. A Paris, un nom devient une propriété commerciale, et finit par constituer une sorte de noblesse d’enseigne. Marius, qui d’ailleurs a des élèves, a créé, dit-il, la première école de coiffure du monde.
—J’ai déjà vu, en traversant la France, dit Gazonal, beaucoup d’enseignes où se lisent ces mots: UN TEL, élève de Marius.
—Ces élèves doivent se laver les mains après chaque frisure faite, répondit Bixiou; mais Marius ne les admet pas indifféremment, ils doivent avoir la main jolie et ne pas être laids. Les plus remarquables, comme élocution, comme tournure, vont coiffer en ville, ils reviennent très fatigués. Marius ne se déplace que pour les femmes titrées, il a cabriolet et groom.
—Mais ce n’est après tout qu’un merlan! s’écria Gazonal indigné.
—Merlan! reprit Bixiou, songez qu’il est capitaine dans la garde nationale et qu’il est décoré pour avoir sauté le premier dans une barricade en 1832.
—Prends garde, ce n’est ni un coiffeur, ni un perruquier, c’est un directeur de salons de coiffure, dit Léon en montant un escalier à balustres de cristal, à rampes d’acajou, et dont les marches étaient couvertes d’un tapis somptueux.
—Ah! ça, n’allez pas nous compromettre, dit Bixiou à Gazonal. Dans l’antichambre vous allez trouver des laquais qui vous ôteront votre habit, votre chapeau pour les brosser, et qui vous accompagnent jusqu’à la porte d’un des salons de coiffure, pour l’ouvrir et la refermer. Il est utile de vous dire cela, mon ami Gazonal, ajouta finement Bixiou, car vous pourriez crier: Au voleur!
—Ces salons, dit Léon, sont trois boudoirs où le directeur a réuni toutes les inventions du luxe moderne. Au fenêtres, des lambrequins; partout des jardinières, des divans moelleux où l’on peut attendre son tour en lisant les journaux, quand toutes les toilettes sont occupées. En entrant tu pourrais tâter ton gousset et croire qu’on va te demander cinq francs; mais il n’est extrait de toute espèce de poche que dix sous pour une frisure, et vingt sous pour une coiffure avec taille de cheveux. D’élégantes toilettes se mêlent aux jardinières, et il en jaillit de l’eau par des robinets. Partout des glaces énormes reproduisent les figures. Ainsi ne fais pas l’étonné. Quand le client (tel est le mot élégant substitué par Marius à l’ignoble mot de pratique), quand le client apparaît sur le seuil, Marius lui jette un coup d’œil, et il est apprécié: pour lui, vous êtes une tête plus ou moins susceptible de l’occuper. Pour Marius il n’y a plus d’homme, il n’y a que des têtes.
—Nous allons vous faire entendre Marius sur tous les tons de sa gamme, dit Bixiou, si vous savez imiter notre jeu.
Aussitôt que Gazonal se montra, le coup d’œil de Marius lui fut favorable, il s’écria:—Régulus! à vous cette tête! rognez-la d’abord aux petits ciseaux.
—Pardon, dit Gazonal à l’élève sur un geste de Bixiou, je désire être coiffé par monsieur Marius lui-même.
Marius, très flatté de cette prétention, s’avança en laissant la tête qu’il tenait.
—Je suis à vous, je finis, soyez sans inquiétude, mon élève vous préparera, moi seul je déciderai de la coupe.
Marius, petit homme grêlé, les cheveux frisés comme ceux de Rubini, d’un noir de jais, et mis tout en noir, en manchettes, le jabot de sa chemise orné d’un diamant, reconnut alors Bixiou, qu’il salua comme une puissance égale à la sienne.
—C’est une tête ordinaire, dit-il à Léon en désignant le monsieur qu’il était en train de coiffer, un épicier, que voulez-vous!... Si l’on ne faisait que de l’art, on mourrait à Bicêtre, fou!... Et il retourna par un geste inimitable à son client, après avoir dit à Régulus:—Soigne monsieur, c’est évidemment un artiste.
—Un journaliste, dit Bixiou.
Sur ce mot, Marius donna deux ou trois coups de peigne à la tête ordinaire, et se jeta sur Gazonal en prenant Régulus par le bras au moment où il allait faire jouer ses petits ciseaux.
—Je me charge de monsieur.—Voyez, monsieur, dit-il à l’épicier, reflétez-vous dans la grande glace...—Ossian?
Le laquais entra et s’empara du client pour le vêtir.
—Vous payerez à la caisse, monsieur, dit Marius à la pratique stupéfait qui déjà tirait sa bourse.
—Est-ce bien utile, mon cher, de procéder à cette opération des petits ciseaux? dit Bixiou.
—Aucune tête ne m’arrive que nettoyée, répondit l’illustre coiffeur; mais pour vous, je ferai celle de monsieur tout entière. Mes élèves ébauchent, car je n’y tiendrais pas. Le mot de tout le monde est le vôtre: «Être coiffé par Marius?» Je ne puis donner que le fini... Dans quel journal travaille monsieur?
—A votre place, j’aurais trois ou quatre Marius, dit Gazonal.
—Ah! monsieur, je le vois, est feuilletoniste? dit Marius. Hélas, en coiffure, où l’on paye de sa personne, c’est impossible... Pardon!
Il quitta Gazonal pour aller surveiller Régulus qui préparait une tête nouvellement arrivée. Il fit, en frappant la langue contre le palais, un bruit désapprobatif qui peut se traduire par: titt, titt, titt.
—Allons, bon Dieu! ça n’est pas assez carré, votre coup de ciseaux fait des hachures... Tenez... voilà! Régulus, il ne s’agit pas de tondre des caniches... c’est des hommes qui ont leur caractère, et si vous continuez à regarder le plafond au lieu de vous partager entre la glace et la face, vous déshonorerez ma maison.
—Vous êtes sévère, monsieur Marius.
—Je leur dois les secrets de l’art...
—C’est donc un art? dit Gazonal.
Marius indigné regarda Gazonal dans la glace et s’arrêta, le peigne d’une main, les ciseaux de l’autre.
—Monsieur, vous en parlez comme un... enfant! et cependant, à l’accent, vous paraissez être du Midi, le pays des hommes de génie.
—Oui, je sais qu’il faut une sorte de goût, répliqua Gazonal.
—Mais taisez vous donc, monsieur, j’attendais mieux de vous. C’est à dire qu’un coiffeur, je ne dis pas un bon coiffeur, car on est ou l’on n’est pas coiffeur... un coiffeur... c’est plus difficile à trouver... que... qu’est-ce que je dirai bien?... qu’un... je ne sais pas quoi... un ministre... (restez en place) non, car on ne peut pas juger de la valeur d’un ministre, les rues sont pleines de ministres... un Paganini... non, ce n’est pas assez!... Un coiffeur, monsieur, un homme qui devine votre âme et vos habitudes afin de vous coiffer à votre physionomie, il lui faut ce qui constitue un philosophe. Et les femmes donc!... Tenez, les femmes nous apprécient, elles savent ce que nous valons... nous valons la conquête qu’elles veulent faire le jour où elles se font coiffer pour remporter un triomphe... c’est-à-dire qu’un coiffeur... on ne sait pas ce que c’est. Tenez, moi qui vous parle, je suis à peu près ce qu’on peut trouver de... sans me vanter, on me connaît... Eh bien! non, je trouve qu’il doit y avoir mieux... L’exécution, voilà la chose! Ah! si les femmes me donnaient carte blanche, si je pouvais exécuter tout ce qui me vient d’idées... c’est que j’ai, voyez-vous, une imagination d’enfer!... mais les femmes ne s’y prêtent pas, elles ont leurs plans, elles vous fourrent des coups de doigts ou de peigne, quand vous êtes parti, dans nos délicieux édifices qui devraient être gravés et recueillis, car nos œuvres, monsieur, ne durent que quelques heures... Un grand coiffeur, hé! ce serait quelque chose comme Carême et Vestris, dans leurs parties... (—Par ici la tête, là, s’il vous plaît, je fais les faces, bien.) Notre profession est gâtée par des massacres qui ne comprennent ni leur époque ni leur art... Il y a des marchands de perruques ou d’essences à faire pousser les cheveux... ils ne voient que des flacons à vous vendre!... cela fait pitié!... c’est du commerce. Ces misérables coupent les cheveux ou ils coiffent comme ils peuvent... Moi, quand je suis arrivé de Toulouse ici, j’avais l’ambition de succéder au grand Marius, d’être un vrai Marius, et d’illustrer le nom, à moi seul, plus que les quatre autres. Je me suis dit: vaincre ou mourir... (—Là! tenez-vous droit, je vais vous achever.) C’est moi qui, le premier, ai fait de l’élégance. J’ai rendu mes salons l’objet de la curiosité. Je dédaigne l’annonce, et ce que coûte l’annonce, je le mettrai, monsieur, en bien-être, en agrément. L’année prochaine, j’aurai dans un petit salon un quatuor, on fera de la musique et de la meilleure. Oui, il faut charmer les ennuis de ceux que l’on coiffe. Je ne me dissimule pas les déplaisirs de la pratique. (Regardez-vous.) Se faire coiffer, c’est fatigant, peut-être autant que de poser pour son portrait; et, monsieur sait peut-être que le fameux monsieur de Humboldt (j’ai su tirer parti du peu de cheveux que l’Amérique lui a laissés. La Science a ce rapport avec le Sauvage qu’elle scalpe très bien son homme), cet illustre savant a dit qu’après la douleur d’aller se faire pendre, il y avait celle d’aller se faire peindre; mais, d’après quelques femmes, je place celle de se faire coiffer, avant celle de se faire peindre. Eh bien! monsieur, je veux qu’on vienne se faire coiffer par plaisir. (Vous avez un épi qu’il faut dompter.) Un Juif m’avait proposé des cantatrices italiennes, qui dans les entr’actes, auraient épilé les jeunes gens de quarante ans; mais elles se sont trouvées être des jeunes filles du Conservatoire, des maîtresses de piano de la rue Montmartre. Vous voilà coiffé, monsieur, comme un homme de talent doit l’être.—Ossian, dit-il à son laquais en livrée, brossez et reconduisez monsieur.—A qui le tour? ajouta-t-il avec orgueil en regardant les personnes qui attendaient.
—Ne ris pas, Gazonal, dit Léon à son cousin en atteignant au bas de l’escalier d’où son regard plongeait sur la place de la Bourse, j’aperçois là-bas un de nos grands hommes, et tu vas pouvoir en comparer le langage à celui de cet industriel, et tu me diras, après l’avoir entendu, lequel des deux est le plus original.
—Ne ris pas, Gazonal, dit Bixiou qui répéta facétieusement l’intonation de Léon. De quoi croyez-vous Marius occupé?
—De coiffer.
—Il a conquis, reprit Bixiou, le monopole de la vente des cheveux en gros, comme tel marchand de comestible qui va nous vendre une terrine d’un écu s’est attribué celui de la vente des truffes; il escompte le papier de son commerce, il prête sur gages à ses clientes dans l’embarras, il fait la rente viagère, il joue à la Bourse, il est actionnaire dans tous les journaux de Modes; enfin il vend, sous le nom d’un pharmacien, une infâme drogue qui, pour sa part, lui donne trente mille francs de rente et qui coûte cent mille francs d’annonces par an.
—Est-ce possible? s’écria Gazonal.
—Retenez ceci, dit gravement Bixiou. A Paris, il n’y a pas de petit commerce, tout s’y agrandit, depuis la vente des chiffons jusqu’à celle des allumettes. Le limonadier qui, la serviette sous le bras, vous regarde entrer chez lui, peut avoir cinquante mille francs de rentes, un garçon de restaurant est électeurs-éligible, et tel homme que vous prendriez pour un indigent à le voir passer dans la rue, porte dans son gilet pour cent mille francs de diamants à monter, et ne les vole pas...
Les trois inséparables, pour la journée du moins, allaient sous la direction du paysagiste de manière à heurter un homme d’environ quarante ans, décoré, qui venait du boulevard par la rue Neuve-Vivienne.
—Hé bien! dit Léon, à quoi rêves-tu, mon cher Dubourdieu? à quelque belle composition symbolique!... Mon cher cousin, j’ai le plaisir de vous présenter notre illustre peintre Dubourdieu, non moins célèbre par son talent que par ses convictions humanitaires... Dubourdieu, mon cousin Palafox?
Dubourdieu, petit homme à teint pâle, à l’œil bleu mélancolique, salua légèrement Gazonal qui s’inclina devant l’homme de génie.
—Vous avez donc nommé Stidman à la place de...
—Que veux-tu, je n’y étais pas, répondit le grand paysagiste.
—Vous déconsidérerez l’Académie, reprit le peintre. Aller choisir un pareil homme, je ne veux pas en dire du mal, mais il fait du métier!... Où mènera-t-on le premier des arts, celui dont les œuvres sont les plus durables, qui révèle les nations après que le monde a perdu tout d’elles jusqu’à leur souvenir?... qui consacre les grands hommes? C’est un sacerdoce que la sculpture, elle résume les idées d’une époque, et vous allez recruter un faiseur de bons hommes et de cheminées, un ornemaniste, un des vendeurs du Temple! Ah! comme disait Champfort, il faut commencer par avaler une vipère tous les matins pour supporter la vie à Paris... enfin, l’art nous reste, on ne peut pas nous empêcher de le cultiver...
—Et puis, mon cher, vous avez une consolation que peu d’artistes possèdent, l’avenir est à vous, dit Bixiou. Quand le monde sera converti à notre doctrine, vous serez à la tête de votre art, car vous y portez des idées que l’on comprendra... lorsqu’elles auront été généralisées! Dans cinquante ans d’ici vous serez pour tout le monde ce que vous n’êtes que pour nous autres, un grand homme! Seulement il s’agit d’aller jusque là!
—Je viens, reprit l’artiste dont la figure se dilata comme se dilate celle d’un homme de qui l’on flatte le dada, de terminer la figure allégorique de l’Harmonie, et si vous voulez venir voir, vous comprendrez bien que j’ai pu rester deux ans à la faire. Il y a tout! Au premier coup d’œil qu’on y jette, on devine la destinée du globe. La reine tient le bâton pastoral d’une main, symbole de l’agrandissement des races utiles à l’homme; elle est coiffée du bonnet de la liberté, ses mamelles sont sextuples, à la façon égyptienne, car les Égyptiens avaient pressenti Fourier; ses pieds reposent sur deux mains jointes qui embrassent le globe en signe de la fraternité des races humaines, elle foule des canons détruits pour signifier l’abolition de la guerre, et j’ai tâché de lui faire exprimer la sérénité de l’agriculture triomphante... J’ai d’ailleurs mis près d’elle un énorme chou frisé qui, selon notre maître, est l’image de la concorde. Oh! ce n’est pas un des moindres titres de Fourier à la vénération que d’avoir restitué la pensée aux plantes, il a tout relié dans la création par la signification des choses entre elles et aussi par leur langage spécial. Dans cent ans, le monde sera bien plus grand qu’il n’est...
—Et comment, monsieur, cela se fera-t-il? dit Gazonal stupéfait d’entendre parler ainsi un homme sans qu’il fût dans une maison de fous.
—Par l’étendue de la production. Si l’on veut appliquer LE SYSTÈME, il ne sera pas impossible de réagir sur les astres...
—Et que deviendra donc alors la peinture? demande Gazonal.
—Elle sera plus grande.
—Et aurons-nous des yeux plus grands? dit Gazonal en regardant ses deux amis d’un air significatif.
—L’homme reviendra ce qu’il était avant son abâtardissement, nos hommes de six pieds seront alors des nains...
—Ton tableau, dit Léon, est-il fini?
—Entièrement fini, reprit Dubourdieu. J’ai tâché de voir Hiclar pour qu’il compose une symphonie; je voudrais qu’en voyant cette composition, on entendît une musique à la Beethoven qui en développerait les idées afin de les mettre à la portée des intelligences sous deux modes. Ah! si le gouvernement voulait me prêter une des salles du Louvre...
—Mais j’en parlerai, si tu veux, car il ne faut rien négliger pour frapper les esprits...
—Oh! mes amis préparent des articles, mais j’ai peur qu’ils n’aillent trop loin...
—Bah! dit Bixiou, ils n’iront pas si loin que l’avenir...
Dubourdieu regarda Bixiou de travers, et continua son chemin.
—Mais c’est un fou, dit Gazonal, le course de la lune le guide.
—Il a de la main, il a du savoir... dit Léon; mais le fouriérisme l’a tué. Tu viens de voir là, cousin, l’un des effets de l’ambition chez les artistes. Trop souvent, à Paris, dans le désir d’arriver plus promptement que par la voie naturelle à cette célébrité qui pour eux est la fortune, les artistes empruntent les ailes de la circonstance, ils croient se grandir en se faisant les hommes d’une chose, en devenant les souteneurs d’un système, et ils espèrent changer une coterie en public. Tel est Républicain, tel autre était Saint-Simonien, tel est Aristocrate, tel Catholique, tel Juste Milieu, tel Moyen-Age ou Allemand par parti pris. Mais si l’opinion ne donne pas le talent, elle le gâte toujours, témoin le pauvre garçon que vous venez de voir. L’opinion d’un artiste doit être la foi dans les œuvres... et son seul moyen de succès, le travail quand la nature lui a donné le feu sacré.
—Sauvons-nous, dit Bixiou, Léon moralise.
—Et cet homme était de bonne foi? s’écria Gazonal encore stupéfait.
—De très bonne foi, répliqua Bixiou, d’aussi bonne foi que tout à l’heure le roi des merlans.
—Il est fou! dit Gazonal.
—Et ce n’est pas le seul que les idées de Fourier aient rendu fou, dit Bixiou. Vous ne savez rien de Paris. Demandez-y cent mille francs pour réaliser l’idée la plus utile au genre humain, pour essayer quelque chose de pareil à la machine à vapeur, vous y mourrez, comme Salomon de Caus, à Bicêtre; mais s’il s’agit d’un paradoxe, on se fait tuer pour cela, soi et sa fortune. Eh! bien, ici il en est des systèmes comme des choses. Les journaux impossibles y ont dévoré des millions depuis quinze ans. Ce qui rendait votre procès si difficile à gagner, c’est que vous avez raison, et qu’il y a selon vous des raisons secrètes pour le préfet.
—Conçois-tu qu’une fois qu’il a compris le Paris moral, un homme d’esprit puisse vivre ailleurs? dit Léon à son cousin.
—Si nous menions Gazonal chez la mère Fontaine, dit Bixiou qui fit signe à un cocher de citadine d’avancer, ce serait passer du sévère au fantastique.—Cocher, Vieille rue du Temple.
Et tous trois ils roulèrent dans la direction du Marais.
—Qu’allez-vous me faire voir? demanda Gazonal.
—La preuve de ce que t’a dit Bixiou, répondit Léon, en te montrant une femme qui se fait vingt mille francs par an en exploitant une idée.
—Une tireuse de cartes, dit Bixiou qui ne put s’empêcher d’interpréter comme une interrogation l’air du Méridional. Madame Fontaine passe, parmi ceux qui cherchent à connaître l’avenir, pour être plus savante que ne l’était feu mademoiselle Lenormand.
—Elle doit être bien riche! s’écria Gazonal.
—Elle a été la victime de son idée, tant que la Loterie a existé, répondit Bixiou; car, à Paris, il n’y a pas de grande recette sans grande dépense. Toutes les fortes têtes s’y fêlent, comme pour donner une soupape à leur vapeur. Tous ceux qui gagnent beaucoup d’argent ont des vices ou des fantaisies, sans doute pour établir un équilibre.
—Et maintenant que la loterie est abolie?... demanda Gazonal.
—Eh bien! elle a un neveu pour qui elle amasse.
Une fois arrivés, les trois amis aperçurent dans une des plus vieilles maisons de cette rue un escalier à marches palpitantes, à contre-marches en boue raboteuse, qui les mena dans le demi-jour et par une puanteur particulière aux maisons à allée jusqu’au troisième étage à une porte que le dessin seul peut rendre, la littérature y devant perdre trop de nuits pour la peindre convenablement.
Une vieille, en harmonie avec la porte, et qui peut-être était la porte animée, introduisit les trois amis dans une pièce servant d’antichambre où, malgré la chaude atmosphère qui baignait les rues de Paris, ils sentirent le froid glacial des cryptes les plus profondes. Il y venait un air humide d’une cour intérieure qui ressemblait à un vaste soupirail, le jour y était gris, et sur l’appui de la fenêtre se trouvait un petit jardin plein de plantes malsaines. Dans cette pièce enduite d’une substance grasse et fuligineuse, les chaises, la table, tout avait l’air misérable. Le carreau suintait comme un alcarazas. Enfin le moindre accessoire y était en harmonie avec l’affreuse vieille au nez crochu, à la face pâle et vêtue de haillons décents qui dit aux consultants de s’asseoir en leur apprenant qu’on n’entrait que un à un chez Madame.
Gazonal, qui faisait l’intrépide, entra bravement et se trouva devant l’une de ces femmes oubliées par la mort, qui, sans doute, les oublie à dessein pour laisser quelques exemplaires d’elle-même parmi les vivants. C’était une face desséchée où brillaient deux yeux gris d’une immobilité fatigante; un nez rentré, barbouillé de tabac; des osselets très bien montés par des muscles assez ressemblants, et qui, sous prétexte d’être des mains, battaient nonchalamment des cartes, comme une machine dont le mouvement va s’arrêter. Le corps, une espèce de manche à balai, décemment couvert d’une robe, jouissait des avantages de la nature morte, il ne remuait point. Sur le front s’élevait une coiffe de velours noir. Madame Fontaine, c’était une vraie femme, avait une poule noire à sa droite, et un gros crapaud appelé Astaroth à sa gauche que Gazonal ne vit pas tout d’abord.
Le crapaud d’une dimension surprenante effrayait encore moins par lui-même que par deux topazes, grandes comme des pièces de cinquante centimes et qui jetaient deux lueurs de lampe. Il est impossible de soutenir ce regard. Comme disait feu Lassailly qui, couché dans la campagne, voulut avoir le dernier avec un crapaud par lequel il fut fasciné, le crapaud est un être inexpliqué. Peut-être la création animale, y compris l’homme, s’y résume-t-elle; car, disait Lassailly, le crapaud vit indéfiniment; et, comme on sait, c’est celui de tous les animaux créés dont le mariage dure le plus longtemps.
La poule noire avait sa cage à deux pieds de la table couverte d’un tapis vert, et y venait par une planche qui faisait comme un pont-levis entre la cage et la table.
Quand cette femme, la moins réelle des créatures qui meublaient ce taudis hoffmanique, dit à Gazonal:—Coupez!... l’honnête fabricant sentit un frisson involontaire. Ce qui rend ces créatures si formidables, c’est l’importance de ce que nous voulons savoir. On vient leur acheter de l’espérance, et elles le savent bien.
L’antre de la sibylle était beaucoup plus sombre que l’antichambre, on n’y distinguait pas la couleur du papier. Le plafond noirci par la fumée, loin de refléter le peu de lumière que donnait la croisée obstruée de végétations maigres et pâles, en absorbait une grande partie; mais ce demi-jour éclairait en plein la table à laquelle la sorcière était assise. Cette table, le fauteuil de la vieille, et celui sur lequel siégeait Gazonal, composaient tout le mobilier de cette petite pièce, coupée en deux par une soupente, où couchait sans doute madame Fontaine. Gazonal entendit par une petite porte entrebâillée le murmure particulier à un pot au feu qui bout. Ce bruit de cuisine, accompagné d’une odeur composite où dominait celle d’un évier, mêlait incongrûment l’idée des nécessités de la vie réelle aux idées d’un pouvoir surnaturel. C’était le dégoût dans la curiosité. Gazonal aperçut une marche de bois blanc, la dernière sans doute de l’escalier intérieur qui menait à la soupente. Il embrassa tous ces détails par un seul coup d’œil, et il eut des nausées. C’était bien autrement effrayant que les récits des romanciers et les scènes des drames allemands, c’était d’une vérité suffocante. L’air dégageait une pesanteur vertigineuse, l’obscurité finissait par agacer les nerfs. Quand le Méridional, stimulé par une espèce de fatuité, regarda le crapaud, il éprouva comme une chaleur d’émétique au creux de l’estomac, en ressentant une terreur assez semblable à celle du criminel devant le gendarme. Il essaya de se réconforter en examinant madame Fontaine, mais il rencontra deux yeux presque blancs, dont les prunelles immobiles et glacées lui furent insupportables. Le silence devint alors effrayant.
—Que voulez-vous, monsieur, dit madame Fontaine à Gazonal, le jeu de cinq francs, le jeu de dix francs, ou le grand jeu?
—Le jeu de cinque francs est déjà bienne assez cherre, répondit le Méridional qui faisait en lui-même des efforts inouïs pour ne pas se laisser impressionner par le milieu dans lequel il se trouvait.
Au moment où Gazonal essayait de se recueillir, une voix infernale le fit sauter sur son fauteuil: la poule noire caquetait.
—Va-t’en, ma fille, va-t’en, monsieur ne veut dépenser que cinq francs. Et la poule parut avoir compris sa maîtresse, car, après être venue à un pas des cartes, elle alla se remettre gravement à sa place.—Quelle fleur aimez-vous? demanda la vieille d’une voix enrouée par les humeurs qui montaient et descendaient incessamment dans ses bronches.
—La rose.
—Quelle couleur affectionnez-vous?
—Le bleu.
—Quel animal préférez-vous?
—Le cheval. Pourquoi ces questions? demanda-t-il à son tour.
—L’homme tient à toutes les formes par ses états antérieurs, dit-elle sentencieusement; de là viennent ses instincts, et ses instincts dominent sa destinée.—Que mangez-vous avec le plus de plaisir? le poisson, le gibier, les céréales, la viande de boucherie, les douceurs, les légumes ou les fruits?
—Le gibier.
—En quel mois êtes-vous né?
—Septembre.
—Avancez votre main.
Madame Fontaine regarda fort attentivement les lignes de la main qui lui était présentée. Tout cela se fit sérieusement, sans préméditation de sorcellerie, et avec la simplicité qu’un notaire aurait mis à s’enquérir des intentions d’un client avant de rédiger un acte. Les cartes suffisamment mêlées, elle pria Gazonal de couper, et de faire lui-même trois paquets. Elle reprit les paquets, les étala l’un au-dessus de l’autre, les examina comme un joueur examine les trente-six numéros de la Roulette, avant de risquer sa mise. Gazonal avait les os gelés, il ne savait plus où il se trouvait; mais son étonnement alla croissant lorsque cette affreuse vieille, à capote verte, grasse et plate, dont le faux tour laissait voir beaucoup plus de rubans noirs que de cheveux frisés en points d’interrogation, lui débita de sa voix chargée de pituite toutes les particularités, même les plus secrètes, de sa vie antérieure, lui raconta ses goûts, ses habitudes, son caractère, les idées mêmes de son enfance, tout ce qui pouvait avoir influé sur lui, son mariage manqué, pourquoi, avec qui, la description exacte de la femme qu’il avait aimée, et enfin de quel pays il était venu, son procès, etc.
Gazonal crut à une mystification préparée par son cousin; mais l’absurdité de cette conspiration lui fut aussitôt démontrée que l’idée lui en vint, et il resta béant devant ce pouvoir vraiment infernal dont l’incarnation empruntait à l’humanité ce que de tout temps l’imagination des peintres et des poëtes a regardé comme la chose la plus épouvantable: une atroce petite vieille poussive, édentée, aux lèvres froides, au nez camard, aux yeux blancs. La prunelle de madame Fontaine s’était animée, il y passait un rayon jailli des profondeurs de l’avenir ou de l’enfer. Gazonal demanda machinalement, en interrompant la vieille, à quoi lui servaient le crapaud et la poule.
—A pouvoir prédire l’avenir. Le consultant jette lui-même des grains au hasard sur les cartes, Bilouche vient les becqueter; Astaroth se traîne dessus pour aller chercher sa nourriture que le client lui tend, et ces deux admirables intelligences ne se sont jamais trompées: voulez-vous les voir à l’ouvrage, vous saurez votre avenir. C’est cent francs.
Gazonal, effrayé des regards d’Astaroth, se précipita dans l’antichambre, après avoir salué la terrible madame Fontaine. Il était en moiteur, et comme sous l’incubation infernale du mauvais esprit.
—Allons-nous-en!... dit-il aux deux artistes. Avez-vous jamais consulté cette sorcière?
—Je ne fais rien d’important sans faire causer Astaroth, dit Léon, et je m’en suis toujours bien trouvé.
—J’attends la fortune honnête que Bilouche m’a promise, dit Bixiou.
—J’ai la fièvre, s’écria le Méridional, si je croyais à ce que vous me dites, je croirais donc à la sorcellerie, à un pouvoir surnaturel?
—Ça peut n’être que naturel, répliqua Bixiou. Le tiers des lorettes, le quart des hommes d’État, la moitié des artistes consultent madame Fontaine, et l’on connaît un ministre à qui elle sert d’Égérie.
—T’a-t-elle dit l’avenir? reprit Léon.
—Non, j’en ai eu assez de mon passé. Mais si elle peut, à l’aide de ses affreux collaborateurs, prédire l’avenir, reprit Gazonal saisi par une idée, comment pouvait-elle perdre à la loterie?
—Ah! tu mets le doigt sur l’un des plus grands mystères des sciences occultes, répondit Léon. Dès que cette espèce de glace intérieure où se reflète pour eux l’avenir ou le passé, se trouble sous l’haleine d’un sentiment personnel, d’une idée quelconque étrangère à l’acte du pouvoir qu’ils exercent, sorciers ou sorcières n’y voient plus rien, de même que l’artiste qui souille l’art par une combinaison politique ou systématique perd son talent. Il y a quelque temps, un homme doué du don de divination par les cartes, le rival de madame Fontaine, et qui s’adonnait à des pratiques criminelles, n’a pas su se tirer les cartes à lui-même et voir qu’il serait arrêté, jugé, condamné en cour d’assises. Madame Fontaine, qui prédit l’avenir huit fois sur dix, n’a jamais su qu’elle perdrait sa mise à la loterie.
—Il en est ainsi en magnétisme, fit observer Bixiou. On ne se magnétise pas soi-même.
—Bon! voilà le magnétisme! s’écria Gazonal. Ah çà! vous connaissez donc tout?...
—Ami Gazonal, répliqua gravement Bixiou, pour pouvoir rire de tout, il faut tout connaître. Quant à moi, je suis à Paris depuis mon enfance, et mon crayon m’y fait vivre des ridicules, à cinq caricatures par mois... Je me moque ainsi très souvent d’une idée à laquelle j’ai foi!
—Passons à d’autres exercices, dit Léon, allons à la Chambre, où nous arrangerons l’affaire du cousin.
—Ceci, dit Bixiou en imitant Odry et Gaillard, est de la haute comédie, car nous ferons poser le premier orateur que nous rencontrerons dans la salle des Pas-Perdus, et vous reconnaîtrez là comme ailleurs le langage parisien qui n’a jamais que deux rhythmes: l’intérêt ou la vanité.
En remontant en voiture, Léon aperçut dans un cabriolet qui passait rapidement un homme à qui d’un signe de main il fit comprendre qu’il voulait lui dire un mot.
—C’est Publicola Masson, dit Léon à Bixiou, je vais lui demander séance pour ce soir à cinq heures, après la Chambre. Le cousin aura le plus curieux de tous les originaux...
—Qui est-ce? demanda Gazonal pendant que Léon parlait à Publicola Masson.
—Un pédicure, auteur d’un Traité de corporistique, qui vous fait vos cors par abonnement, et qui, si les Républicains triomphent pendant six mois, deviendra certainement immortel.
—Enne vôture! s’écria Gazonal.
—Mais, ami Gazonal, il n’y a que les millionnaires qui ont assez de temps à eux pour aller à pied, à Paris.
—A la Chambre, cria Léon au cocher.
—Laquelle? monsieur.
—Des Députés, répondit Léon après avoir échangé un sourire avec Bixiou.
—Paris commence à me confondre, dit Gazonal.
—Pour vous en faire connaître l’immensité morale, politique et littéraire, nous agissons en ce moment comme le cicerone romain, qui vous montre à Saint-Pierre le pouce de la statue que vous avez cru de grandeur naturelle, vous le trouvez grand d’un pied. Vous n’avez pas encore mesuré l’un des orteils de Paris!...
—Et remarquez, cousin Gazonal, que nous prenons ce qui se rencontre, nous ne choisissons pas.
—Ce soir, tu souperas comme on festinait chez Balthazar, et tu verras notre Paris, à nous, jouant au lansquenet, et hasardant cent mille francs d’un coup, sans sourciller.
Un quart d’heure après, la citadine s’arrêtait au bas des degrés de la Chambre des Députés, de ce côté du pont de la Concorde qui mène à la discorde.
—Je croyais la Chambre inabordable... dit le Méridional, surpris de se trouver au milieu de la grande salle des Pas-Perdus.
—C’est selon, répondit Bixiou: matériellement parlant, il en coûte trente sous de cabriolet; politiquement, on dépense quelque chose de plus. Les hirondelles ont pensé, a dit un poëte, que l’on avait bâti l’arc de triomphe de l’Étoile pour elles; nous pensons, nous autres artistes, qu’on a bâti ce monument-ci pour compenser les non-valeurs du Théâtre-Français et nous faire rire; mais ces comédiens-là coûtent beaucoup plus cher, et ne nous en donnent pas tous les jours pour notre argent.
—Voilà donc la Chambre!... répétait Gazonal. Et il arpentait la salle où se trouvaient en ce moment une dizaine de personnes en y regardant tout d’un air que Bixiou gravait dans sa mémoire pour en faire une de ces célèbres caricatures avec lesquelles il lutte contre Gavarni.
Léon alla parler à l’un des huissiers qui vont et viennent constamment de cette salle dans celle des séances, à laquelle elle communique par le couloir où se tiennent les sténographes du Moniteur et quelques personnes attachées à la Chambre.
—Quant au ministre, répondit l’huissier à Léon au moment où Gazonal se rapprocha d’eux, il y est; mais je ne sais pas si monsieur Giraud s’y trouve encore, je vais voir...
Quand l’huissier ouvrit l’un des battants de la porte par laquelle il n’entre que des députés, des ministres ou des commissaires du Roi, Gazonal en vit sortir un homme qui lui parut jeune encore, quoiqu’il eût quarante-huit ans, et à qui l’huissier indiqua Léon de Lora.
—Ah! vous voilà! dit-il en allant donner une poignée de main à Léon et à Bixiou. Drôles!... que venez-vous faire dans le sanctuaire des lois?
—Parbleu, nous venons apprendre à blaguer, dit Bixiou, on se rouillerait, sans cela.
—Passons alors dans le jardin, répliqua le jeune homme sans croire que le Méridional fût de la compagnie.
En voyant cet inconnu bien vêtu, tout en noir, et sans aucune décoration, Gazonal ne savait dans quelle catégorie politique le classer; mais il le suivit dans le jardin contigu à la salle et qui longe le quai jadis appelé quai Napoléon. Une fois dans le jardin, le ci-devant jeune homme donna carrière à un rire qu’il comprimait depuis son entrée dans la salle des Pas-Perdus.
—Qu’as-tu donc?... lui dit Léon de Lora.
—Mon cher ami, pour pouvoir établir la sincérité du gouvernement constitutionnel, nous sommes forcés à commettre d’effroyables mensonges avec un aplomb incroyable. Mais, moi, je suis journalier. S’il y a des jours où je mens comme un programme, il y en a d’autres où je ne peux pas être sérieux. Je suis dans mon jour d’hilarité. Or, en ce moment, le chef du cabinet, sommé par l’Opposition de livrer les secrets de la diplomatie, est en train de faire ses exercices à la tribune, et, comme il est honnête homme, qu’il ne ment pas pour son compte, il m’a dit à l’oreille avant de monter à l’assaut: Je ne sais quoi leur débiter!... En le voyant là, le fou-rire m’a pris, et je suis sorti, car on ne peut pas rire au banc des ministres, où ma jeunesse me revient parfois intempestivement.
—Enfin! s’écria Gazonal, je trouve un honnête homme dans Paris! Vous devez être un homme bien supérieur! dit-il en regardant l’inconnu.
—Ah çà! qui est monsieur? dit le ci-devant jeune homme en examinant Gazonal.
—Mon cousin, répliqua vivement Léon. Je réponds de son silence et de sa probité comme de moi-même. C’est lui qui nous amène ici, car il a un procès administratif qui dépend de ton ministère, son préfet veut tout bonnement le ruiner, et nous sommes venus te voir pour empêcher le Conseil d’État de consommer une injustice...
—Quel est le rapporteur?...
—Massol.
—Bon!
—Et nos amis Giraud et Claude Vignon sont dans la section, dit Bixiou.
—Dis-leur un mot, et qu’ils viennent ce soir chez Carabine où du Tillet donne une fête à propos de rail-ways, car on détrousse maintenant plus que jamais sur les chemins, ajouta Léon.
—Ah çà! mais c’est dans les Pyrénées?... demanda le jeune homme devenu sérieux.
—Oui, dit Gazonal.
—Et vous ne votez pas pour nous dans les élections?... dit l’homme d’État en regardant Gazonal.
—Non; mais, après ce que vous venez de dire devant moi, vous m’avez corrompu: foi de commandant de la garde nationale, je vous fais nommer votre candidat...
—Eh bien, peux-tu garantir encore ton cousin?... demanda le jeune homme à Léon.
—Nous le formons... dit Bixiou d’un ton profondément comique.
—Eh bien, je verrai... dit ce personnage en quittant ses amis et retournant avec précipitation à la salle des séances.
—Ah çà! qui est-ce? demanda Gazonal.
—Eh bien, le comte de Rastignac, le ministre dans le département de qui se trouve ton affaire...
—Un ministre!... c’est pas plus que cela?
—Mais c’est un vieil ami à nous. Il a trois cent mille livres de rentes, il est pair de France, le roi l’a fait comte, c’est le gendre de Nucingen, et c’est un des deux ou trois hommes d’État enfantés par la révolution de juillet; mais le pouvoir l’ennuie quelquefois, et il vient rire avec nous...
—Ah çà, cousin, tu ne nous avais pas dit que tu étais de l’Opposition là-bas?... demanda Léon en prenant Gazonal par le bras. Es-tu bête? Qu’il y ait un député de plus ou de moins à gauche ou à droite, cela te met-il dans de meilleurs draps?...
—Nous sommes pour les autres...
—Laissez-les, dit Bixiou tout aussi comiquement que l’eût dit Monrose, ils ont pour eux la Providence, elle les ramènera bien sans vous et malgré eux... Un fabricant doit être fataliste.
—Bon! voilà Maxime avec Canalis et Giraud! s’écria Léon.
—Venez, ami Gazonal, les acteurs promis arrivent en scène, lui dit Bixiou.
Et tous trois ils s’avancèrent vers les personnages indiqués qui paraissaient quasi désœuvrés.
—Vous a-t-on envoyé promener, que vous allez comme ça?... dit Bixiou à Giraud.
—Non: on vote au scrutin secret, répondit Giraud.
—Et comment le chef du cabinet s’en est-il tiré?
—Il a été magnifique! dit Canalis.
—Magnifique! répéta Giraud.
—Magnifique! dit Maxime.
—Ah çà! la droite, la gauche, le centre, sont unanimes?
—Nous avons tous une idée différente, fit observer Maxime de Trailles, député ministériel.
—Oui, reprit Canalis en riant, le député qui siégeait vers la droite, quoiqu’il eût été déjà ministre.
—Ah! vous avez eu tout à l’heure un beau triomphe! dit Maxime à Canalis, car c’est vous qui avez forcé le ministre à monter à la tribune.
—Et à mentir comme un charlatan, répliqua Canalis.
—La belle victoire! répondit l’honnête Giraud. A sa place, qu’auriez-vous fait?
—J’aurais menti.
—Ça ne s’appelle pas mentir, dit Maxime de Trailles, cela s’appelle couvrir la couronne.
Et il emmena Canalis à quelques pas de là.
—C’est un bien grand orateur! dit Léon à Giraud en lui montrant Canalis.
—Oui et non, répondit le conseiller d’État; il est creux, il est sonore, c’est plutôt un artiste en paroles qu’un orateur. Enfin c’est un bel instrument, mais ce n’est pas la musique; aussi n’a-t-il pas et n’aura-t-il jamais l’oreille de la Chambre. Il se croit nécessaire à la France; mais, dans aucun cas, il ne peut être l’homme de la situation.
Canalis et Maxime étaient revenus vers le groupe au moment où Giraud, le député du centre gauche, venait de prononcer cet arrêt. Maxime prit Giraud par le bras et l’entraîna loin du groupe pour lui faire peut-être les mêmes confidences qu’à Canalis.
—Quel honnête et digne garçon! dit Léon en désignant Giraud à Canalis.
—C’est de ces probités qui tuent les gouvernements, répondit Canalis.
—A votre avis, est-ce un bon orateur?...
—Oui et non, répondit Canalis; il est verbeux, il est filandreux. C’est un ouvrier en raisonnements, c’est un bon logicien; mais il ne comprend pas la grande logique, celle des événements et des affaires: aussi n’a-t-il pas et n’aura-t-il jamais l’oreille de la Chambre...
Au moment où Canalis portait cet arrêt sur Giraud, celui-ci revint avec Maxime vers le groupe; et oubliant qu’il se trouvait un étranger dont la discrétion ne leur était pas connue comme celle de Léon et de Bixiou, il prit la main à Canalis d’une façon significative.
—Eh bien! lui dit-il, je consens à ce que propose monsieur le comte de Trailles, je vous ferai l’interpellation...
—Nous aurons alors la Chambre à nous dans cette question; car un homme de votre portée et de votre éloquence a toujours l’oreille de la Chambre, répondit Canalis. Je répondrai...
—Vous pourrez décider un changement de cabinet, car vous ferez sur un semblable terrain tout ce que vous voudrez de la Chambre et vous deviendrez l’homme de la situation...
—Maxime les a mis dedans tous les deux, dit Léon à son cousin. Ce gaillard-là se trouve dans les intrigues de la Chambre comme un poisson dans l’eau.
—Qui est-ce? demanda Gazonal.
—Un ex-coquin, répondit Bixiou.
—Giraud! cria Léon au Conseiller d’État, ne vous en allez pas sans avoir demandé à Rastignac ce qu’il m’a promis de vous dire relativement à un procès que vous jugez après-demain, et qui regarde mon cousin.
Et les trois amis suivirent les trois hommes politiques à distance en se dirigeant vers la salle des Pas-Perdus.
—Tiens, cousin, regarde ces deux hommes, dit Léon à Gazonal en lui montrant un ancien ministre fort célèbre et le chef du centre gauche, voilà deux orateurs qui ont l’oreille de la Chambre et qu’on a plaisamment surnommés des ministres au département de l’Opposition; ils ont si bien l’oreille de la Chambre qu’ils la lui tirent fort souvent.
—Il est quatre heures, revenons rue de Berlin, dit Bixiou.
—Oui, tu viens de voir le cœur du gouvernement, il faut t’en montrer les helminthes, les ascarides, le ténia, le républicain, puisqu’il faut l’appeler par son nom, dit Léon à son cousin.
Une fois les trois amis emballés dans leur fiacre, Gazonal regarda railleusement son cousin et Bixiou comme un homme qui voulait lâcher un flot de bile oratoire et méridionale.
—Je me défiais bienne de cette grande bagasse de ville, mais depuis ce matin, je la méprise! La pauvre province tant mesquine est une honnête fille; mais Paris c’est une prostituée, avide, menteuse, comédienne, et je suis bienne content de n’y avoir rrienn laissé de ma peau...
—La journée n’est pas finie, dit sentencieusement Bixiou qui cligna de l’œil en regardant Léon.
—Et pourquoi te plains-tu bêtement, dit Léon, d’une prétendue prostitution à laquelle tu vas devoir le gain de ton procès?... Te crois-tu plus vertueux que nous et moins comédien, moins avide, moins facile à descendre une pente quelconque, moins vaniteux que tous ceux avec qui nous avons joué comme avec des pantins?
—Essayez de m’entamer...
—Pauvre garçon! dit Léon en haussant les épaules, n’as-tu pas déjà promis ton influence électorale à Rastignac?
—Oui, parce qu’il est le seul qui se soit mis à rire de lui-même...
—Pauvre garçon! répéta Bixiou, vous me défiez, moi qui n’ai fait que rire!... Vous ressemblez à un roquet impatientant un tigre... Ah! si vous nous aviez vus nous moquant de quelqu’un... Savez-vous que nous pouvons rendre fou un homme sain d’esprit?...
Cette conversation mena Gazonal jusque chez son cousin, où la vue des richesses mobilières lui coupa la parole et mit fin à ce débat. Le Méridional s’aperçut, mais plus tard, que Bixiou l’avait déjà fait poser.
A cinq heures et demie, au moment où Léon de Lora faisait sa toilette pour le soir, au grand ébahissement de Gazonal, qui nombrait les mille et une superfluités de son cousin et qui admirait le sérieux du valet de chambre en fonctions, on annonça le pédicure de monsieur. Publicola Masson, petit homme de cinquante ans, dont la figure rappelle celle de Marat, fit son entrée en déposant une petite boîte d’instruments et en se mettant sur une petite chaise en face de Léon, après avoir salué Gazonal et Bixiou.
—Comment vont les affaires? lui demanda Léon en lui livrant un de ses pieds déjà préalablement lavé par le valet de chambre.
—Mais, je suis forcé d’avoir deux élèves, deux jeunes gens qui, désespérant de la fortune, ont quitté la chirurgie pour la corporistique; ils mouraient de faim, et cependant ils ont du talent...
—Oh! je ne vous parle pas des affaires pédestres, je vous demande où vous en êtes de vos affaires politiques...
Masson lança sur Gazonal un regard plus éloquent que toute espèce d’interrogation.
—Oh! parlez, c’est mon cousin, et il est presque des vôtres, il est légitimiste.
—Eh bien! nous allons! nous marchons! Dans cinq ans d’ici, l’Europe sera toute à nous!... La Suisse et l’Italie sont chaudement travaillées, et vienne la circonstance, nous sommes prêts. Ici nous avons cinquante mille hommes armés, sans compter les deux cent mille citoyens qui sont sans le sou...
—Bah! dit Léon, et les fortifications?
—Des croûtes de pâté qu’on avalera, répondit Masson. D’abord, nous ne laisserons pas venir les canons; et puis nous avons une petite machine plus puissante que tous les forts du monde, une machine due au médecin qui a guéri plus de monde que les médecins n’en tuaient dans le temps où elle fonctionnait.
—Comme vous y allez!.... dit Gazonal à qui l’air de Publicola donnait la chair de poule.
—Ah! il faut cela! nous venons après Robespierre et Saint-Just, c’est pour faire mieux; ils ont été timides, car vous voyez ce qui nous est arrivé: un empereur, la branche aînée et la branche cadette! ils n’avaient pas assez émondé l’arbre social.
—Ah çà! vous qui serez, dit-on, consul, ou quelque chose comme tribun, songez bien, dit Bixiou, que je vous ai depuis douze ans demandé votre protection.
—Il ne vous arrivera rien, car il nous faudra des loustics, et vous pourrez prendre l’emploi de Barère, répondit le pédicure.
—Et moi? dit Léon.
—Ah! vous, vous êtes mon client, c’est ce qui vous sauvera; car le génie est un odieux privilége à qui l’on accorde trop en France, et nous serons forcés de démolir quelques-uns de nos grands hommes pour apprendre aux autres à savoir être simples citoyens...
Le pédicure parlait d’un air moitié sérieux, moitié badin, qui faisait frissonner Gazonal.
—Ainsi, dit le Méridional, plus de religion?
—Plus de religion de l’État, reprit le pédicure en soulignant les deux derniers mots, chacun aura la sienne. C’est fort heureux qu’on protége en ce moment les couvents, ça nous prépare les fonds de notre gouvernement. Tout conspire pour nous. Ainsi tous ceux qui plaignent les peuples, qui braillent sur la question des prolétaires et des salaires, qui font des ouvrages contre les Jésuites, qui s’occupent de l’amélioration de n’importe quoi... les Communistes, les Humanitaires... vous comprenez, tous ces gens-là sont notre avant-garde. Pendant que nous amassons de la poudre, ils tressent la mèche à laquelle l’étincelle d’une circonstance mettra le feu.
—Ah çà! que voulez-vous donc pour le bonheur de la France? demanda Gazonal.
—L’égalité pour les citoyens, le bon marché de toutes les denrées... Nous voulons qu’il n’y ait plus de gens manquant de tout, et des millionnaires, des suceurs de sang et des victimes!
—C’est ça! le maximum et le minimum, dit Gazonal.
—Vous avez dit la chose, répliqua nettement le pédicure.
—Plus de fabricants?... demanda Gazonal.
—On fabriquera pour le compte de l’État, nous serons tous usufruitiers de la France... On y aura sa ration comme sur un vaisseau, et tout le monde y travaillera selon ses capacités.
—Bon, dit Gazonal, et en attendant que vous puissiez couper la tête aux aristocrates...
—Je leur rogne les ongles, dit le républicain radical qui serrait ses outils et qui finit la plaisanterie lui-même.
Il salua très poliment et sortit.
—Est-ce possible? en 1845?... s’écria Gazonal.
—Si nous en avions le temps, nous te montrerions, répondit le paysagiste, tous les personnages de 1793, tu causerais avec eux. Tu viens de voir Marat, eh bien! nous connaissons Fouquier-Tinville, Collot-d’Herbois, Robespierre, Chabot, Fouché, Barras, et il y a même une madame Rolland.
—Allons, dans cette représentation, le tragique n’a pas manqué, dit le Méridional.
—Il est six heures: avant que nous te menions voir les Saltimbanques que joue Odry ce soir, dit Léon à son cousin, il est nécessaire d’aller faire une visite à madame Cadine, une actrice que cultive beaucoup ton rapporteur Massol et à qui tu auras ce soir à faire une cour assidue.
—Comme il faut vous concilier cette puissance, je vais vous donner quelques instructions, reprit Bixiou. Employez-vous des ouvrières à votre fabrique?...
—Certainement, répondit Gazonal.
—Voilà tout ce que je voulais savoir, dit Bixiou, vous n’êtes pas marié, vous êtes un gros...
—Oui! s’écria Gazonal, vous avez deviné mon fort, j’aime les femmes...
—Eh bien! si vous voulez exécuter la petite manœuvre que je vais vous prescrire, vous connaîtrez, sans dépenser un liard, les charmes qu’on goûte dans l’intimité d’une actrice.
En arrivant rue de la Victoire où demeure la célèbre actrice, Bixiou, qui méditait une espièglerie contre le défiant Gazonal, avait à peine achevé de lui tracer son rôle; mais le Méridional avait, comme on va le voir, compris à demi-mot.
Les trois amis montèrent au deuxième étage d’une assez belle maison, et trouvèrent Jenny Cadine achevant de dîner, car elle jouait dans la pièce donnée en second au Gymnase. Après la présentation de Gazonal à cette puissance, Léon et Bixiou, pour le laisser seul avec elle, trouvèrent le prétexte d’aller voir un nouveau meuble; mais avant de quitter l’actrice, Bixiou lui avait dit à l’oreille:—C’est le cousin de Léon, un fabricant riche à millions, et qui, pour gagner son procès au Conseil d’État contre le Préfet, juge à propos de vous séduire.
Tout Paris connaît la beauté de cette jeune première, on comprendra donc la stupéfaction du Méridional en la voyant. D’abord, reçu presque froidement, il devint l’objet des bonnes grâces de Jenny Cadine pendant les quelques minutes où ils restèrent seuls.
—Comment, dit Gazonal en regardant avec dédain le mobilier du salon par la porte que ses complices avaient laissée entr’ouverte, et en supputant ce que valait celui de la salle à manger, comment laisse-t-on une femme comme vous dans un pareil chenil?...
—Ah! voilà, que voulez-vous, Massol n’est pas riche, j’attends qu’il devienne ministre...
—Quel homme heureux! s’écria Gazonal en poussant un soupir d’homme de province.
—Bon! se dit en elle-même l’actrice, mon mobilier sera renouvelé, je pourrai donc lutter avec Carabine!
—Eh bien! dit Léon en rentrant, vous viendrez chez Carabine, ce soir, on y soupe, on y lansquenette.
—Monsieur y sera-t-il? dit gracieusement et naïvement Jenny Cadine.
—Oui, madame, fit Gazonal, ébloui de ce rapide succès.
—Mais Massol y vient, repartit Bixiou.
—Eh bien! qu’est-ce que cela fait? répliqua Jenny. Mais partons, mes bijoux, il faut que j’aille à mon théâtre.
Gazonal donna la main à l’actrice jusqu’à la citadine qui l’attendait, et il la lui pressait si tendrement, que Jenny Cadine répondit en se secouant les doigts:—Hé! je n’en ai pas de rechange!...
Quand il fut dans la voiture, Gazonal essaya de serrer Bixiou par la taille, en s’écriant:—Elle a mordu! vous êtes un fier scélérat...
—Les femmes le disent, répliqua Bixiou.
A onze heures et demie, après le spectacle, une citadine emmena les trois amis chez mademoiselle Séraphine Sinet, plus connue sous le nom de Carabine, un de ces noms de guerre que prennent les illustres lorettes ou qu’on leur donne, et qui venait peut-être de ce qu’elle avait toujours tué son pigeon.
Carabine, devenue presque une nécessité pour le fameux banquier Du Tillet, député du centre gauche, habitait alors une charmante maison de la rue Saint-Georges. Il est dans Paris des maisons dont les destinations ne varient pas, et celle-ci avait déjà vu sept existences de courtisanes. Un agent de change y avait logé, vers 1827, Suzanne du Val-Noble, devenue depuis madame Gaillard. La fameuse Esther y fit faire au baron de Nucingen les seules folies qu’il ait faites. Florine, puis celle qu’on nommait plaisamment feu madame Schontz, y avaient tour à tour brillé. Ennuyé de sa femme, Du Tillet avait acquis cette petite maison moderne, et y avait installé l’illustre Carabine dont l’esprit vif, les manières cavalières, le brillant dévergondage, formaient un contre-poids aux travaux de la vie domestique, politique et financière. Que Du Tillet ou Carabine fussent ou ne fussent pas au logis, la table était servie, et splendidement, pour dix couverts tous les jours. Les artistes, les gens de lettres, les journalistes, les habitués de la maison y mangeaient. On y jouait le soir. Plus d’un membre de l’une et l’autre Chambre venait chercher là ce qui s’achète au poids de l’or à Paris, le plaisir. Les femmes excentriques, ces météores du firmament parisien qui se classent si difficilement, apportaient là les richesses de leurs toilettes. On y était très spirituel, car on y pouvait tout dire, et l’on y disait tout. Carabine, rivale de la non moins célèbre Malaga, s’était enfin portée héritière du salon de Florine, devenue madame Nathan; de celui de Tullia, devenue madame du Bruel; de celui de madame Schontz, devenue la femme d’un président en province. En y entrant, Gazonal ne dit qu’un seul mot, mais il était à la fois légitime et légitimiste:—C’est plus beau qu’aux Tuileries... Le satin, le velours, les brocarts, l’or, les objets d’art qui foisonnaient occupèrent si bien les yeux du provincial qu’il n’aperçut pas Jenny Cadine dans une toilette à inspirer du respect, et qui, cachée derrière Carabine, étudiait l’entrée du plaideur en causant avec elle.
—Ma chère enfant, dit Léon, voilà mon cousin, un fabricant qui m’est tombé des Pyrénées ce matin; il ne connaissait rien encore de Paris, il a besoin de Massol pour un procès au Conseil d’État; nous avons donc pris la liberté de vous amener monsieur Gazonal à souper, en vous recommandant de lui laisser toute sa raison...
—Comme monsieur voudra, le vin est cher, dit Carabine qui toisa Gazonal et ne vit en lui rien de remarquable.
Gazonal, étourdi par les toilettes, les lumières, l’or et le babil des groupes qu’il croyait occupés de lui, ne put que balbutier ces mots:—Madame... madame... est... bien bonne.
—Que fabriquez-vous?... lui demanda la maîtresse du logis en souriant.
—Des dentelles, et offrez-lui des guipures!.... souffla Bixiou dans l’oreille de Gazonal.
—Des... dent... des...
—Vous êtes dentiste!... Dis donc, Cadine? un dentiste, tu es volée, ma petite.
—Des dentelles... reprit Gazonal en comprenant qu’il fallait payer son souper. Je me ferai le plus grand plaisir de vous offrir une robe... une écharpe... une mantille de ma fabrique.
—Ah! trois choses? Eh bien! vous êtes plus gentil que vous n’en avez l’air, répliqua Carabine.
—Paris m’a pincé! se dit Gazonal en apercevant Jenny Cadine et en allant la saluer.
—Et moi, qu’aurais-je?... lui demanda l’actrice.
—Mais... toute ma fortune, répondit Gazonal, qui pensa que tout offrir c’était ne rien donner.
Massol, Claude Vignon, Du Tillet, Maxime de Trailles, Nucingen, du Bruel, Malaga, monsieur et madame Gaillard, Vauvinet, une foule de personnages entra.
Après une conversation à fond avec le fabricant sur le procès, Massol, sans rien promettre, lui dit que le rapport était à faire, et que les citoyens pouvaient se confier aux lumières et à l’indépendance du Conseil d’État. Sur cette froide et digne réponse, Gazonal désespéré crut nécessaire de séduire la charmante Jenny Cadine de laquelle il était éperdument amoureux. Léon de Lora, Bixiou laissèrent leur victime entre les mains de la plus espiègle des femmes de cette société bizarre, car Jenny Cadine est la seule rivale de la fameuse Déjazet. A table, où Gazonal fut fasciné par une argenterie due au Benvenuto Cellini moderne, à Froment-Meurice, et dont le contenu valait les intérêts du contenant, les deux mystificateurs eurent soin de se placer loin de lui; mais ils suivirent d’un œil sournois les progrès de la spirituelle actrice qui, séduite par l’insidieuse promesse du renouvellement de son mobilier, se donna pour thème d’emmener Gazonal chez elle. Or jamais mouton de Fête-Dieu ne mit plus de complaisance à se laisser conduire par son saint Jean-Baptiste que Gazonal à obéir à cette sirène.
Trois jours après Léon et Bixiou, qui ne revoyaient plus Gazonal, le vinrent chercher à son hôtel, vers deux heures après-midi.
—Eh bien! cousin, un arrêté du conseil te donne gain de cause...
—Hélas! c’est inutile, cousin, dit Gazonal qui leva sur ses deux amis un œil mélancolique, je suis devenu républicain...
—Quesaco? dit Léon.
—Je n’ai plus rien, pas même de quoi payer mon avocate, répondit Gazonal. Madame Jenny Cadine a de moi des lettres de change pour plus d’argent que je n’ai de bien...
—Le fait est que Cadine est un peu chère, mais...
—Oh! j’en ai eu pour mon argent, répliqua Gazonal. Ah! quelle femme!... Allons, la province ne peut pas lutter avec Paris, je me retire à la Trappe.
—Bon, dit Bixiou, vous voilà raisonnable. Tenez, reconnaissez la majesté de la capitale?...
—Et du capital! s’écria Léon en tendant à Gazonal ses lettres de change.
Gazonal regardait ces papiers d’un air hébété.
—Vous ne direz pas que nous n’entendons point l’hospitalité: nous vous avons instruit, régalé, et... amusé, dit Bixiou.
Paris, novembre 1845.