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La Comédie humaine - Volume 12. Scènes de la vie parisienne et scènes de la vie politique

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«Ma chère Marthe, tu peux compter sur la discrétion de l’homme qui t’apportera cette lettre, il ne sait ni lire ni écrire, c’est un des plus solides républicains de la conspiration de Babœuf; ton père s’est servi de lui souvent, et il regarde le sénateur comme un traître. Or, ma chère femme, le sénateur a été claquemuré par nous dans le caveau où nous avons déjà caché nos maîtres. Le misérable n’a de vivres que pour cinq jours, et comme il est de notre intérêt qu’il vive, dès que tu auras lu ce petit mot, porte-lui de la nourriture pour au moins cinq jours. La forêt doit être surveillée, prends autant de précautions que nous en prenions pour nos jeunes maîtres. Ne dis pas un mot à Malin, ne lui parle point et mets un de nos masques que tu trouveras sur une des marches de la cave. Si tu ne veux pas compromettre nos têtes, tu garderas le silence le plus entier sur le secret que je suis forcé de te confier. N’en dis pas un mot à mademoiselle de Cinq-Cygne, qui pourrait caner. Ne crains rien pour moi. Nous sommes certains de la bonne issue de cette affaire, et, quand il le faudra, Malin sera notre sauveur. Enfin, dès que cette lettre sera lue, je n’ai pas besoin de te dire de la brûler, car elle me coûterait la tête si l’on en voyait une seule ligne. Je t’embrasse tant et plus.

»Michu.»

L’existence du caveau situé sous l’éminence au milieu de la forêt n’était connue que de Marthe, de son fils, de Michu, des quatre gentilshommes et de Laurence; du moins Marthe, à qui son mari n’avait rien dit de sa rencontre avec Peyrade et Corentin, devait le croire. Ainsi la lettre, qui d’ailleurs lui parut écrite et signée par Michu, ne pouvait venir que de lui. Certes, si Marthe avait immédiatement consulté sa maîtresse et ses deux conseils, qui connaissaient l’innocence des accusés, le rusé procureur aurait obtenu quelques lumières sur les perfides combinaisons qui avaient enveloppé ses clients; mais Marthe, tout à son premier mouvement comme la plupart des femmes, et convaincue par ces considérations qui lui sautaient aux yeux, jeta la lettre dans la cheminée. Cependant, mue par une singulière illumination de prudence, elle retira du feu le côté de la lettre qui n’était pas écrit, prit les cinq premières lignes, dont le sens ne pouvait compromettre personne, et les cousit dans le bas de sa robe. Assez effrayée de savoir que le patient jeûnait depuis vingt-quatre heures, elle voulut lui porter du vin, du pain et de la viande dès cette nuit. Sa curiosité ne lui permettait pas plus que l’humanité de remettre au lendemain. Elle chauffa son four, et fit, aidée par sa mère, un pâté de lièvre et de canards, un gâteau de riz, rôtit deux poulets, prit trois bouteilles de vin, et boulangea elle-même deux pains ronds. Vers deux heures et demie du matin, elle se mit en route vers la forêt, portant le tout dans une hotte, et en compagnie de Couraut qui, dans toutes ces expéditions, servait d’éclaireur avec une admirable intelligence. Il flairait des étrangers à des distances énormes, et quand il avait reconnu leur présence, il revenait auprès de sa maîtresse en grondant tout bas, la regardant et tournant son museau du côté dangereux.

Marthe arriva sur les trois heures du matin à la mare, où elle laissa Couraut en sentinelle. Après une demi-heure de travail pour débarrasser l’entrée, elle vint avec une lanterne sourde à la porte du caveau, le visage couvert d’un masque qu’elle avait en effet trouvé sur une marche. La détention du sénateur semblait avoir été préméditée longtemps à l’avance. Un trou d’un pied carré, que Marthe n’avait pas vu précédemment, se trouvait grossièrement pratiqué dans le haut de la porte de fer qui fermait le caveau; mais pour que Malin ne pût, avec le temps et la patience dont disposent tous les prisonniers, faire jouer la bande de fer qui barrait la porte, on l’avait assujettie par un cadenas. Le sénateur, qui s’était levé de dessus son lit de mousse, poussa un soupir en apercevant une figure masquée, et devina qu’il ne s’agissait pas encore de sa délivrance. Il observa Marthe, autant que le lui permettait la lueur inégale d’une lanterne sourde, et la reconnut à ses vêtements, à sa corpulence et à ses mouvements; quand elle lui passa le pâté par le trou, il laissa tomber le pâté pour lui saisir les mains, et avec une excessive prestesse il essaya de lui ôter du doigt deux anneaux, son alliance et une petite bague donnée par mademoiselle de Cinq-Cygne.

—Vous ne nierez pas que ce ne soit vous, ma chère madame Michu, dit-il.

Marthe ferma le poing aussitôt qu’elle sentit les doigts du sénateur, et lui donna un coup vigoureux dans la poitrine. Puis, sans mot dire, elle alla couper une baguette assez forte, au bout de laquelle elle tendit au sénateur le reste des provisions.

—Que veut-on de moi? dit-il.

Marthe se sauva sans répondre. En revenant chez elle, elle se trouva, sur les cinq heures, à la lisière de la forêt, et fut prévenue par Couraut de la présence d’un importun. Elle rebroussa chemin et se dirigea vers le pavillon qu’elle avait habité si longtemps; mais, quand elle déboucha dans l’avenue, elle fut aperçue de loin par le garde champêtre de Gondreville; elle prit alors le parti d’aller droit à lui.

—Vous êtes bien matinale, madame Michu? lui dit-il en l’accostant.

—Nous sommes si malheureux, répondit-elle, que je suis forcée de faire l’ouvrage d’une servante; je vais à Bellache y chercher des graines.

—Vous n’avez donc point de graines à Cinq-Cygne? dit le garde.

Marthe ne répondit pas. Elle continua sa route, et, en arrivant à la ferme de Bellache, elle pria Beauvisage de lui donner plusieurs graines pour semence, en lui disant que monsieur d’Hauteserre lui avait recommandé de les prendre chez lui pour renouveler ses espèces. Quand Marthe fut partie, le garde de Gondreville vint à la ferme savoir ce que Marthe y était allée chercher. Six jours après, Marthe, devenue prudente, alla dès minuit porter les provisions afin de ne pas être surprise par les gardes qui surveillaient évidemment la forêt. Après avoir porté pour la troisième fois des vivres au sénateur, elle fut saisie d’une sorte de terreur en entendant lire par le curé les interrogatoires publics des accusés, car alors les débats étaient commencés. Elle prit l’abbé Goujet à part, et après lui avoir fait jurer qu’il lui garderait le secret sur ce qu’elle allait lui dire comme s’il s’agissait d’une confession, elle lui montra les fragments de la lettre qu’elle avait reçue de Michu, en lui en disant le contenu, et l’initia au secret de la cachette où se trouvait le sénateur. Le curé demanda sur-le-champ à Marthe si elle avait des lettres de son mari pour pouvoir comparer les écritures. Marthe alla chez elle à la ferme, où elle trouva une assignation pour comparaître comme témoin à la Cour. Quand elle revint au château, l’abbé Goujet et sa sœur étaient également assignés à la requête des accusés. Ils furent donc obligés de se rendre aussitôt à Troyes. Ainsi tous les personnages de ce drame, et même ceux qui n’en étaient en quelque sorte que les comparses, se trouvèrent réunis sur la scène où les destinées des deux familles se jouaient alors.

Il est très peu de localités en France où la Justice emprunte aux choses ce prestige qui devrait toujours l’accompagner. Après la religion et la royauté, n’est-elle pas la plus grande machine des sociétés? Partout, et même à Paris, la mesquinerie du local, la mauvaise disposition des lieux, et le manque de décors chez la nation la plus vaniteuse et la plus théâtrale en fait de monuments qui soit aujourd’hui, diminuent l’action de cet énorme pouvoir. L’arrangement est le même dans presque toutes les villes. Au fond de quelque longue salle carrée, on voit un bureau couvert de serge verte, élevé sur une estrade, derrière lequel s’asseyent les juges dans des fauteuils vulgaires. A gauche, le siége de l’accusateur public, et, de son côté, le long de la muraille, une longue tribune garnie de chaises pour les jurés. En face des jurés s’étend une autre tribune où se trouve un banc pour les accusés et pour les gendarmes qui les gardent. Le greffier se place au bas de l’estrade auprès de la table où se déposent les pièces à conviction. Avant l’institution de la justice impériale, le commissaire du gouvernement et le directeur du jury avaient chacun un siége et une table, l’un à droite et l’autre à gauche du bureau de la cour. Deux huissiers voltigent dans l’espace qu’on laisse devant la cour pour la comparution des témoins. Les défenseurs se tiennent au bas de la tribune des accusés. Une balustrade de bois réunit les deux tribunes vers l’autre bout de la salle, et forme une enceinte où se mettent des bancs pour les témoins entendus et pour les curieux privilégiés. Puis, en face du tribunal, au-dessus de la porte d’entrée, il existe toujours une méchante tribune réservée aux autorités et aux femmes choisies du département par le président, à qui appartient la police de l’audience. Le public non privilégié se tient debout dans l’espace qui reste entre la porte de la salle et la balustrade. Cette physionomie normale des tribunaux français et des cours d’assises actuelles était celle de la cour criminelle de Troyes.

En avril 1806, ni les quatre juges et le président qui composaient la Cour, ni l’accusateur public, ni le directeur du jury, ni le commissaire du gouvernement, ni les huissiers, ni les défenseurs, personne, excepté les gendarmes, n’avait de costume ni de marque distinctive qui relevât la nudité des choses et l’aspect assez maigre des figures. Le crucifix manquait, et ne donnait son exemple ni à la justice, ni aux accusés. Tout était triste et vulgaire. L’appareil, si nécessaire à l’intérêt social, est peut-être une consolation pour le criminel. L’empressement du public fut ce qu’il a été, ce qu’il sera dans toutes les occasions de ce genre, tant que les mœurs ne seront pas réformées, tant que la France n’aura pas reconnu que l’admission du public à l’audience n’emporte pas la publicité, que la publicité donnée aux débats constitue une peine tellement exorbitante, que si le législateur avait pu la soupçonner, il ne l’aurait pas infligée. Les mœurs sont souvent plus cruelles que les lois. Les mœurs, c’est les hommes; mais la loi, c’est la raison d’un pays. Les mœurs, qui n’ont souvent pas de raison, l’emportent sur la loi. Il se fit des attroupements autour du palais. Comme dans tous les procès célèbres, le président fut obligé de faire garder les portes par des piquets de soldats. L’auditoire, qui restait debout derrière la balustrade, était si pressé qu’on y étouffait. Monsieur de Grandville, qui défendait Michu; Bordin, le défenseur de messieurs de Simeuse, et un avocat de Troyes qui plaidait pour messieurs d’Hauteserre et Gothard, les moins compromis des six accusés, furent à leur poste avant l’ouverture de la séance, et leurs figures respiraient la confiance. De même que le médecin ne laisse rien voir de ses appréhensions à son malade, de même l’avocat montre toujours une physionomie pleine d’espoir à son client. C’est un de ces cas rares où le mensonge devient vertu. Quand les accusés entrèrent, il s’éleva de favorables murmures à l’aspect des quatre jeunes gens qui, après vingt jours de détention passés dans l’inquiétude, avaient un peu pâli. La parfaite ressemblance des jumeaux excita l’intérêt le plus puissant. Peut-être chacun pensait-il que la nature devait exercer une protection spéciale sur l’une de ses plus curieuses raretés, et tout le monde était tenté de réparer l’oubli du destin envers eux; leur contenance noble, simple, et sans la moindre marque de honte, mais aussi sans bravade, toucha beaucoup les femmes. Les quatre gentilshommes et Gothard se présentaient avec le costume qu’ils portaient lors de leur arrestation; mais Michu, dont les habits faisaient partie des pièces à conviction, avait mis ses meilleurs habits, une redingote bleue, un gilet de velours brun à la Robespierre, et une cravate blanche. Le pauvre homme paya le loyer de sa mauvaise mine. Quand il jeta son regard jaune, clair et profond sur l’assemblée, qu’il laissa échapper un mouvement, on lui répondit par un murmure d’horreur. L’audience voulut voir le doigt de Dieu dans sa comparution sur le banc des accusés, où son beau-père avait fait asseoir tant de victimes. Cet homme, vraiment grand, regarda ses maîtres en réprimant un sourire d’ironie. Il eut l’air de leur dire:—Je vous fais tort! Ces cinq accusés échangèrent des saluts affectueux avec leurs défenseurs. Gothard faisait encore l’idiot.

Après les récusations exercées avec sagacité par les défenseurs, éclairés sur ce point par le marquis de Chargebœuf assis courageusement auprès de Bordin et de monsieur de Grandville, quand le jury fut constitué, l’acte d’accusation lu, les accusés furent séparés pour procéder à leurs interrogatoires. Tous répondirent avec un remarquable ensemble. Après être allés le matin se promener à cheval dans la forêt, ils étaient revenus à une heure pour déjeuner à Cinq-Cygne; après le repas, de trois heures à cinq heures et demie, ils avaient regagné la forêt. Tel fut le fond commun à chaque accusé, dont les variantes découlèrent de leur position spéciale. Quand le président pria messieurs de Simeuse de donner les raisons qui les avaient fait sortir de si grand matin, l’un et l’autre déclarèrent que, depuis leur retour, ils pensaient à racheter Gondreville, et que, dans l’intention de traiter avec Malin, arrivé la veille, ils étaient sortis avec leur cousine et Michu afin d’examiner la forêt pour baser des offres. Pendant ce temps-là, messieurs d’Hauteserre, leur cousine et Gothard avaient chassé un loup que les paysans avaient aperçu. Si le directeur du jury eût recueilli les traces de leurs chevaux dans la forêt avec autant de soin que celles des chevaux qui avaient traversé le parc de Gondreville, on aurait eu la preuve de leurs courses en des parties bien éloignées du château.

L’interrogatoire de messieurs d’Hauteserre confirma celui de messieurs de Simeuse, et se trouvait en harmonie avec leurs dires, dans l’instruction. La nécessité de justifier leur promenade avait suggéré à chaque accusé l’idée de l’attribuer à la chasse. Des paysans avaient signalé, quelques jours auparavant, un loup dans la forêt, et chacun d’eux s’en fit un prétexte.

Cependant l’accusateur public releva des contradictions entre les premiers interrogatoires où messieurs d’Hauteserre disaient avoir chassé tous ensemble, et le système adopté à l’audience qui laissait messieurs d’Hauteserre et Laurence chassant, tandis que messieurs de Simeuse auraient évalué la forêt.

Monsieur de Grandville fit observer que le délit n’ayant été commis que de deux heures à cinq heures et demie, les accusés devaient être crus quand ils expliquaient la manière dont ils avaient employé la matinée.

L’accusateur répondit que les accusés avaient intérêt à cacher les préparatifs pour séquestrer le sénateur.

L’habileté de la défense apparut alors à tous les yeux. Les juges, les jurés, l’audience comprirent bientôt que la victoire allait être chaudement disputée. Bordin et monsieur de Grandville semblaient avoir tout prévu. L’innocence doit un compte clair et plausible de ses actions. Le devoir de la Défense est donc d’opposer un roman probable au roman improbable de l’Accusation. Pour le défenseur qui regarde son client comme innocent, l’Accusation devient une fable. L’interrogatoire public des quatre gentilshommes expliquait suffisamment les choses en leur faveur. Jusque-là tout allait bien. Mais l’interrogatoire de Michu fut plus grave, et engagea le combat. Chacun comprit alors pourquoi monsieur de Grandville avait préféré la défense du serviteur à celle des maîtres.

Michu avoua ses menaces à Marion, mais il démentit la violence qu’on leur prêtait. Quant au guet-apens sur Malin, il dit qu’il se promenait tout uniment dans le parc; le sénateur et monsieur Grévin pouvaient avoir eu peur en voyant la bouche du canon de son fusil, lui supposer une position hostile quand elle était inoffensive. Il fit observer que le soir un homme qui n’a pas l’habitude de la chasse peut croire le fusil dirigé sur lui, tandis qu’il se trouve sur l’épaule au repos. Pour justifier l’état de ses vêtements lors de son arrestation, il dit s’être laissé tomber dans la brèche en retournant chez lui.—«N’y voyant plus clair pour la gravir, je me suis en quelque sorte, dit-il, colleté avec les pierres qui éboulaient sous moi quand je m’en aidais pour monter le chemin creux.» Quant au plâtre que Gothard lui apportait, il répondit, comme dans tous ses interrogatoires, qu’il avait servi à sceller un des poteaux de la barrière du chemin creux.

L’accusateur public et le président lui demandèrent d’expliquer comment il était à la fois et dans la brèche au château, et en haut du chemin creux à sceller un poteau à la barrière, surtout quand le juge de paix, les gendarmes et le garde-champêtre déclaraient l’avoir entendu venir d’en-bas. Michu dit que monsieur d’Hauteserre lui avait fait des reproches de ne pas avoir exécuté cette petite réparation à laquelle il tenait à cause des difficultés que ce chemin pouvait susciter avec la commune, il était donc allé lui annoncer le rétablissement de la barrière.

Monsieur d’Hauteserre avait effectivement fait poser une barrière en haut du chemin creux pour empêcher que la commune ne s’en emparât. En voyant quelle importance prenait l’état de ses vêtements, et le plâtre dont l’emploi n’était pas niable, Michu avait inventé ce subterfuge. Si, en justice, la vérité ressemble souvent à une fable, la fable aussi ressemble beaucoup à la vérité. Le défenseur et l’accusateur attachèrent l’un et l’autre un grand prix à cette circonstance, qui devint capitale et par les efforts du défenseur et par les soupçons de l’accusateur.

A l’audience, Gothard, sans doute éclairé par monsieur de Grandville, avoua que Michu l’avait prié de lui apporter des sacs de plâtre, car jusqu’alors il s’était toujours mis à pleurer quand on le questionnait.

—Pourquoi ni vous ni Gothard n’avez-vous pas aussitôt mené le juge de paix et le garde champêtre à cette barrière? demanda l’accusateur public.

—Je n’ai jamais cru qu’il pouvait s’agir contre nous d’une accusation capitale, dit Michu.

On fit sortir tous les accusés, à l’exception de Gothard. Quand Gothard fut seul, le président l’adjura de dire la vérité dans son intérêt, en lui faisant observer que sa prétendue idiotie avait cessé. Aucun des jurés ne le croyait imbécile. En se taisant devant la cour, il pouvait encourir des peines graves; tandis qu’en disant la vérité, vraisemblablement il serait hors de cause. Gothard pleura, chancela, puis il finit par dire que Michu l’avait prié de lui porter plusieurs sacs de plâtre; mais, chaque fois, il l’avait rencontré devant la ferme. On lui demanda combien il avait apporté de sacs.

—Trois, répondit-il.

Un débat s’établit entre Gothard et Michu pour savoir si c’était trois en comptant celui qu’il lui apportait au moment de l’arrestation, ce qui réduisait les sacs à deux, ou trois outre le dernier. Ce débat se termina en faveur de Michu. Pour les jurés, il n’y eut que deux sacs employés; mais ils paraissaient avoir déjà une conviction sur ce point; Bordin et monsieur de Grandville jugèrent nécessaire de les rassasier de plâtre et de les si bien fatiguer qu’ils n’y comprissent plus rien. Monsieur de Grandville présenta des conclusions tendant à ce que des experts fussent nommés pour examiner l’état de la barrière.

—Le directeur du jury, dit le défenseur, s’est contenté d’aller visiter les lieux, moins pour y faire une expertise sévère que pour y voir un subterfuge de Michu; mais il a failli, selon nous, à ses devoirs, et sa faute doit nous profiter.

La cour commit, en effet, des experts pour savoir si l’un des poteaux de la barrière avait été récemment scellé. De son côté, l’Accusateur public voulut avoir gain de cause sur cette circonstance avant l’expertise.

—Vous auriez, dit-il à Michu, choisi l’heure à laquelle il ne fait plus clair, de cinq heures et demie à six heures et demie, pour sceller la barrière à vous seul?

—Monsieur d’Hauteserre m’avait grondé!

—Mais, dit l’accusateur public, si vous avez employé le plâtre à la barrière, vous vous êtes servi d’une auge et d’une truelle? Or, si vous êtes venu dire si promptement à monsieur d’Hauteserre que vous aviez exécuté ses ordres, il vous est impossible d’expliquer comment Gothard vous apportait encore du plâtre. Vous avez dû passer devant votre ferme, et alors vous avez dû déposer vos outils et prévenir Gothard.

Ces arguments foudroyants produisirent un silence horrible dans l’auditoire.

—Allons, avouez-le, reprit l’accusateur, ce n’est pas un poteau que vous avez enterré.

—Croyez-vous donc que ce soit le sénateur? dit Michu d’un air profondément ironique.

Monsieur de Grandville demanda formellement à l’accusateur public de s’expliquer sur ce chef. Michu était accusé d’enlèvement, de séquestration et non pas de meurtre. Rien de plus grave que cette interpellation. Le Code de Brumaire an IV défendait à l’accusateur public d’introduire aucun chef nouveau dans les débats: il devait, à peine de nullité, s’en tenir aux termes de l’acte d’accusation.

L’accusateur public répondit que Michu, principal auteur de l’attentat, et qui dans l’intérêt de ses maîtres avait assumé toute la responsabilité sur sa tête, pouvait avoir eu besoin de condamner l’entrée du lieu encore inconnu où gémissait le sénateur.

Pressé de questions, harcelé devant Gothard, mis en contradiction avec lui-même, Michu frappa sur l’appui de la tribune aux accusés un grand coup de poing, et dit:—Je ne suis pour rien dans l’enlèvement du sénateur, j’aime à croire que ses ennemis l’ont simplement enfermé; mais s’il reparaît, vous verrez que le plâtre n’a pu y servir de rien.

—Bien, dit l’avocat en s’adressant à l’accusateur public, vous avez plus fait pour la défense de mon client que tout ce que je pouvais dire.

La première audience fut levée sur cette audacieuse allégation, qui surprit les jurés et donna l’avantage à la défense. Aussi les avocats de la ville et Bordin félicitèrent-ils le jeune défenseur avec enthousiasme. L’accusateur public, inquiet de cette assertion, craignit d’être tombé dans un piége; et il avait en effet donné dans un panneau très habilement tendu par les défenseurs, et pour lequel Gothard venait de jouer admirablement son rôle. Les plaisants de la ville dirent qu’on avait replâtré l’affaire, que l’accusateur public avait gâché sa position, et que les Simeuse devenaient blancs comme plâtre. En France, tout est du domaine de la plaisanterie, elle y est la reine: on plaisante sur l’échafaud, à la Bérésina, aux barricades, et quelque Français plaisantera sans doute aux grandes assises du jugement dernier.

Le lendemain, on entendit les témoins à charge: madame Marion, madame Grévin, Grévin, le valet de chambre du sénateur, Violette dont les dépositions peuvent être facilement comprises d’après les événements. Tous reconnurent les cinq accusés avec plus ou moins d’hésitation relativement aux quatre gentilshommes, mais avec certitude quant à Michu. Beauvisage répéta le propos échappé à Robert d’Hauteserre. Le paysan venu pour acheter le veau redit la phrase de mademoiselle de Cinq-Cygne. Les experts entendus confirmèrent leurs rapports sur la confrontation de l’empreinte des fers avec ceux des chevaux des quatre gentilshommes qui, selon l’accusation, étaient absolument pareils. Cette circonstance fut naturellement l’objet d’un débat violent entre monsieur de Grandville et l’accusateur public. Le défenseur prit à partie le maréchal ferrant de Cinq-Cygne, et réussit à établir aux débats que des fers semblables avaient été vendus quelques jours auparavant à des individus étrangers au pays. Le maréchal déclara d’ailleurs qu’il ne ferrait pas seulement de cette manière les chevaux du château de Cinq-Cygne, mais beaucoup d’autres dans le canton. Enfin le cheval dont se servait habituellement Michu, par extraordinaire, avait été ferré à Troyes, et l’empreinte de ce fer ne se trouvait point parmi celles constatées dans le parc.

—Le Sosie de Michu ignorait cette circonstance, dit monsieur de Grandville en regardant les jurés, et l’accusation n’a pas établi que nous nous soyons servis d’un des chevaux du château.

Il foudroya d’ailleurs la déposition de Violette en ce qui concernait la ressemblance des chevaux, vus de loin et par derrière! Malgré les incroyables efforts du défenseur, la masse des témoignages positifs accabla Michu. L’accusateur, l’auditoire, la cour et les jurés sentaient tous, comme l’avait pressenti la défense, que la culpabilité du serviteur entraînait celle des maîtres. Bordin avait bien deviné le nœud du procès en donnant monsieur de Grandville pour défenseur à Michu; mais la défense avouait ainsi ses secrets. Aussi, tout ce qui concernait l’ancien régisseur de Gondreville était-il d’un intérêt palpitant. La tenue de Michu fut d’ailleurs superbe. Il déploya dans ces débats toute la sagacité dont l’avait doué la nature; et, à force de le voir, le public reconnut sa supériorité; mais, chose étonnante! cet homme en parut plus certainement l’auteur de l’attentat. Les témoins à décharge, moins sérieux que les témoins à charge aux yeux des jurés et de la loi, parurent faire leur devoir, et furent écoutés en manière d’acquit de conscience. D’abord ni Marthe, ni monsieur et madame d’Hauteserre ne prêtèrent serment; puis Catherine et les Durieu, en leur qualité de domestiques, se trouvèrent dans le même cas. Monsieur d’Hauteserre dit effectivement avoir donné l’ordre à Michu de replacer le poteau renversé. La déclaration des experts, qui lurent en ce moment leur rapport, confirma la déposition du vieux gentilhomme, mais ils donnèrent aussi gain de cause au directeur du jury en déclarant qu’il leur était impossible de déterminer l’époque à laquelle ce travail avait été fait: il pouvait, depuis, s’être écoulé plusieurs semaines tout aussi bien que vingt jours. L’apparition de mademoiselle de Cinq-Cygne excita la plus vive curiosité, mais en revoyant ses cousins sur le banc des accusés après vingt-trois jours de séparation, elle éprouva des émotions si violentes qu’elle eut l’air coupable. Elle sentit un effroyable désir d’être à côté des jumeaux, et fut obligée, dit-elle plus tard, d’user de toute sa force pour réprimer la fureur qui la portait à tuer l’accusateur public, afin d’être, aux yeux du monde, criminelle avec eux. Elle raconta naïvement qu’en revenant à Cinq-Cygne, et voyant de la fumée dans le parc, elle avait cru à un incendie. Pendant longtemps elle avait pensé que cette fumée provenait de mauvaises herbes.

—Cependant, dit-elle, je me suis souvenue plus tard d’une particularité que je livre à l’attention de la Justice. J’ai trouvé dans les brandebourgs de mon amazone, et dans les plis de ma collerette, des débris semblables à ceux de papiers brûlés emportés par le vent.

—La fumée était-elle considérable? demanda Bordin.

—Oui, dit mademoiselle de Cinq-Cygne, je croyais à un incendie.

—Ceci peut changer la face du procès, dit Bordin. Je requiers la cour d’ordonner une enquête immédiate des lieux où l’incendie a eu lieu.

Le président ordonna l’enquête.

Grévin, rappelé sur la demande des défenseurs, et interrogé sur cette circonstance, déclara ne rien savoir à ce sujet. Mais entre Bordin et Grévin, il y eut des regards échangés qui les éclairèrent mutuellement.

—Le procès est là, se dit le vieux procureur.

—Ils y sont! pensa le notaire.

Mais, de part et d’autre, les deux fins matois pensèrent que l’enquête était inutile. Bordin se dit que Grévin serait discret comme un mur, et Grévin s’applaudit d’avoir fait disparaître les traces de l’incendie. Pour vider ce point, accessoire dans les débats et qui paraît puéril, mais capital dans la justification que l’histoire doit à ces jeunes gens, les experts et Pigoult commis pour la visite du parc déclarèrent n’avoir remarqué aucune place où il existât des marques d’incendie. Bordin fit assigner deux ouvriers qui déposèrent avoir labouré, par les ordres du garde, une portion du pré dont l’herbe était brûlée; mais ils dirent n’avoir point observé de quelle substance provenaient les cendres. Le garde, rappelé sur l’invitation des défenseurs, dit avoir reçu du sénateur, au moment où il avait passé par le château pour aller voir la mascarade d’Arcis, l’ordre de labourer cette partie du pré que le sénateur avait remarquée le matin en se promenant.

—Y avait-on brûlé des herbes ou des papiers?

—Je n’ai rien vu qui pût faire croire qu’on ait brûlé des papiers, répondit le garde.

—Enfin, dirent les défenseurs, si l’on y a brûlé des herbes, quelqu’un a dû les y apporter et y mettre le feu.

La déposition du curé de Cinq-Cygne et celle de mademoiselle Goujet firent une impression favorable. En sortant de vêpres et se promenant vers la forêt, ils avaient vu les gentilshommes et Michu à cheval, sortant du château et se dirigeant sur la forêt. La position, la moralité de l’abbé Goujet donnaient du poids à ses paroles.

La plaidoirie de l’accusateur public, qui se croyait certain d’obtenir une condamnation, fut ce que sont ces sortes de réquisitoires. Les accusés étaient d’incorrigibles ennemis de la France, des institutions et des lois. Ils avaient soif de désordres. Quoiqu’ils eussent été mêlés aux attentats contre la vie de l’Empereur, et qu’ils fissent partie de l’armée de Condé, ce magnanime souverain les avait rayés de la liste des émigrés. Voilà le loyer qu’ils payaient à sa clémence. Enfin toutes les déclamations oratoires qui se sont répétées au nom des Bourbons contre les Bonapartistes, qui se répètent aujourd’hui contre les Républicains et les Légitimistes au nom de la branche cadette. Ces lieux communs, qui auraient un sens chez un gouvernement fixe, paraîtront au moins comiques, quand l’histoire les trouvera semblables à toutes époques dans la bouche du ministère public. On peut en dire ce mot fourni par des troubles plus anciens:—L’enseigne est changée, mais le vin est toujours le même! L’accusateur public, qui fut d’ailleurs un des procureurs généraux les plus distingués de l’Empire, attribua le délit à l’intention prise par les émigrés rentrés de protester contre l’occupation de leurs biens. Il fit assez bien frémir l’auditoire sur la position du sénateur. Puis il massa les preuves, les semi-preuves, les probabilités, avec un talent que stimulait la récompense certaine de son zèle, et il s’assit tranquillement en attendant le feu des défenseurs.

Monsieur de Grandville ne plaida jamais que cette cause criminelle, mais elle lui fit un nom. D’abord, il trouva pour son plaidoyer cet entrain d’éloquence que nous admirons aujourd’hui chez Berryer. Puis il avait la conviction de l’innocence des accusés, ce qui est un des plus puissants véhicules de la parole. Voici les points principaux de sa défense rapportée en entier par les journaux du temps. D’abord il rétablit sous son vrai jour la vie de Michu. Ce fut un beau récit où sonnèrent les plus grands sentiments et qui réveilla bien des sympathies. En se voyant réhabilité par une voix éloquente, il y eut un moment où des pleurs sortirent des yeux jaunes de Michu et coulèrent sur son terrible visage. Il apparut alors ce qu’il était réellement: un homme simple et rusé comme un enfant, mais un homme dont la vie n’avait eu qu’une pensée. Il fut soudain expliqué, surtout par ses pleurs qui produisirent un grand effet sur le jury. L’habile défenseur saisit ce mouvement d’intérêt pour entrer dans la discussion des charges.

—Où est le corps du délit? où est le sénateur? demanda-t-il. Vous nous accusez de l’avoir claquemuré, scellé même avec des pierres et du plâtre! Mais alors, nous savons seuls où il est, et comme vous nous tenez en prison depuis vingt-trois jours, il est mort faute d’aliments. Nous sommes des meurtriers, et vous ne nous avez pas accusés de meurtre. Mais s’il vit, nous avons des complices; si nous avions des complices et si le sénateur est vivant, ne le ferions-nous donc point paraître? Les intentions que vous nous supposez, une fois manquées, aggraverions-nous inutilement notre position? Nous pourrions nous faire pardonner, par notre repentir, une vengeance manquée; et nous persisterions à détenir un homme de qui nous ne pouvons rien obtenir? N’est-ce pas absurde? Remportez votre plâtre, son effet est manqué, dit-il à l’accusateur public, car nous sommes ou d’imbéciles criminels, ce que vous ne croyez pas, ou des innocents, victimes de circonstances inexplicables pour nous comme pour vous! Vous devez bien plutôt chercher la masse de papiers qui s’est brûlée chez le sénateur et qui révèle des intérêts plus violents que les vôtres, et qui vous rendraient compte de son enlèvement. Il entra dans ces hypothèses avec une habileté merveilleuse. Il insista sur la moralité des témoins à décharge dont la foi religieuse était vive, qui croyaient à un avenir, à des peines éternelles. Il fut sublime en cet endroit et sut émouvoir profondément.—Hé quoi! dit-il, ces criminels dînent tranquillement en apprenant par leur cousine l’enlèvement du sénateur. Quand l’officier de gendarmerie leur suggère les moyens de tout finir, ils se refusent à rendre le sénateur, ils ne savent ce qu’on leur veut! Il fit alors pressentir une affaire mystérieuse dont la clef se trouvait dans les mains du Temps, qui dévoilerait cette injuste accusation. Une fois sur ce terrain, il eut l’audacieuse et ingénieuse adresse de se supposer juré, il raconta sa délibération avec ses collègues, il se représenta comme tellement malheureux, si, ayant été cause de condamnations cruelles, l’erreur venait à être reconnue, il peignit si bien ses remords, et revint sur les doutes que le plaidoyer lui donnerait avec tant de force, qu’il laissa les jurés dans une horrible anxiété.

Les jurés n’étaient pas encore blasés sur ces sortes d’allocutions; elles eurent alors le charme des choses neuves, et le jury fut ébranlé. Après le chaud plaidoyer de monsieur de Grandville, les jurés eurent à entendre le fin et spécieux procureur qui multiplia les considérations, fit ressortir toutes les parties ténébreuses du procès et le rendit inexplicable. Il s’y prit de manière à frapper l’esprit et la raison, comme monsieur de Grandville avait attaqué le cœur et l’imagination. Enfin, il sut entortiller les jurés avec une conviction si sérieuse que l’accusateur public vit son échafaudage en pièces. Ce fut si clair que l’avocat de messieurs d’Hauteserre et de Gothard s’en remit à la prudence des jurés, en trouvant l’accusation abandonnée à leur égard. L’accusateur demanda de remettre au lendemain pour sa réplique. En vain, Bordin, qui voyait un acquittement dans les yeux des jurés s’ils délibéraient sur le coup de ces plaidoiries, s’opposa-t-il, par des motifs de droit et de fait, à ce qu’une nuit de plus jetât ses anxiétés au cœur de ses innocents clients, la cour délibéra.

—L’intérêt de la société me semble égal à celui des accusés, dit le président. La cour manquerait à toutes les notions d’équité si elle refusait une pareille demande à la Défense; elle doit donc l’accorder à l’Accusation.

—Tout est heur et malheur, dit Bordin en regardant ses clients. Acquittés ce soir, vous pouvez être condamnés demain.

—Dans tous les cas, dit l’aîné des Simeuse, nous ne pouvons que vous admirer.

Mademoiselle de Cinq-Cygne avait des larmes aux yeux. Après les doutes exprimés par les défenseurs, elle ne croyait pas à un pareil succès. On la félicitait, et chacun vint lui promettre l’acquittement de ses cousins. Mais cette affaire allait avoir le coup de théâtre le plus éclatant, le plus sinistre et le plus imprévu qui jamais ait changé la face d’un procès criminel!

A cinq heures du matin, le lendemain de la plaidoirie de monsieur de Grandville, le sénateur fut trouvé sur le grand chemin de Troyes, délivré de ses fers pendant son sommeil par des libérateurs inconnus, allant à Troyes, ignorant le procès, ne sachant pas le retentissement de son nom en Europe, et heureux de respirer l’air. L’homme qui servait de pivot à ce drame fut aussi stupéfait de ce qu’on lui apprit, que ceux qui le rencontrèrent le furent de le voir. On lui donna la voiture d’un fermier, et il arriva rapidement à Troyes chez le préfet. Le préfet prévint aussitôt le directeur du Jury, le commissaire du gouvernement et l’accusateur public, qui, d’après le récit que leur fit le comte de Gondreville, envoyèrent prendre Marthe au lit chez les Durieu, pendant que le directeur du Jury motivait et décernait un mandat d’arrêt contre elle. Mademoiselle de Cinq-Cygne, qui n’était en liberté que sous caution, fut également arrachée à l’un des rares moments de sommeil qu’elle obtenait au milieu de ses constantes angoisses, et fut gardée à la préfecture pour y être interrogée. L’ordre de tenir les accusés sans communication possible, même avec les avocats, fut envoyé au directeur de la prison. A dix heures, la foule assemblée apprit que l’audience était remise à une heure après midi.

Ce changement, qui coïncidait avec la nouvelle de la délivrance du sénateur, l’arrestation de Marthe, celle de mademoiselle de Cinq-Cygne et la défense de communiquer avec les accusés, portèrent la terreur à l’hôtel de Chargebœuf. Toute la ville et les curieux venus à Troyes pour assister au procès, les tachygraphes des journaux, le peuple même fut dans un émoi facile à comprendre. L’abbé Goujet vint sur les dix heures voir monsieur, madame d’Hauteserre et les défenseurs. On déjeunait alors autant qu’on peut déjeuner en de semblables circonstances; le curé prit Bordin et monsieur de Grandville à part, il leur communiqua la confidence de Marthe et le fragment de la lettre qu’elle avait reçue. Les deux défenseurs échangèrent un regard, après lequel Bordin dit au curé:—Pas un mot! tout nous paraît perdu, faisons au moins bonne contenance.

Marthe n’était pas de force à résister au directeur du jury et à l’accusateur public réunis. D’ailleurs les preuves abondaient contre elle. Sur l’indication du sénateur, Lechesneau avait envoyé chercher la croûte de dessous du dernier pain apporté par Marthe, et qu’il avait laissé dans le caveau, ainsi que les bouteilles vides et plusieurs objets. Pendant les longues heures de sa captivité, Malin avait fait des conjectures sur sa situation et cherché les indices qui pouvaient le mettre sur la trace de ses ennemis; il communiqua naturellement ses observations au magistrat. La ferme de Michu, récemment bâtie, devait avoir un four neuf, les tuiles et les briques sur lesquelles reposait le pain offrant un dessin quelconque de joints, on pouvait avoir la preuve de la préparation de son pain dans ce four, en prenant l’empreinte de l’aire dont les rayures se retrouvaient sur cette croûte. Puis, les bouteilles, cachetées de cire verte, étaient sans doute pareilles aux bouteilles qui se trouvaient dans la cave de Michu. Ces subtiles remarques, dites au juge de paix qui alla faire les perquisitions en présence de Marthe, amenèrent les résultats prévus par le sénateur. Victime de la bonhomie apparente avec laquelle Lechesneau, l’accusateur public et le commissaire du gouvernement lui firent apercevoir que des aveux complets pouvaient seuls sauver la vie à son mari, au moment où elle fut terrassée par ces preuves évidentes, Marthe avoua que la cachette où le sénateur avait été mis n’était connue que de Michu, de messieurs de Simeuse et d’Hauteserre, et qu’elle avait apporté des vivres au sénateur, à trois reprises, pendant la nuit. Laurence, interrogée sur la circonstance de la cachette, fut forcée d’avouer que Michu l’avait découverte, et la lui avait montrée avant l’affaire pour y soustraire les gentilshommes aux recherches de la police.

Aussitôt ces interrogatoires terminés, le jury, les avocats furent avertis de la reprise de l’audience. A trois heures, le président ouvrit la séance en annonçant que les débats allaient recommencer sur de nouveaux éléments. Le président fit voir à Michu trois bouteilles de vin et lui demanda s’il les reconnaissait pour des bouteilles à lui en lui montrant la parité de la cire de deux bouteilles vides avec celle d’une bouteille pleine, prise dans la matinée à la ferme par le juge de paix, en présence de sa femme; Michu ne voulut pas les reconnaître pour siennes; mais ces nouvelles pièces à conviction furent appréciées par les jurés auxquels le président expliqua que les bouteilles vides venaient d’être trouvées dans le lieu où le sénateur avait été détenu. Chaque accusé fut interrogé relativement au caveau situé sous les ruines du monastère. Il fut acquis aux débats après un nouveau témoignage de tous les témoins à charge et à décharge que cette cachette, découverte par Michu, n’était connue que de lui, de Laurence et des quatre gentilshommes. On peut juger de l’effet produit sur l’audience et sur les jurés quand l’accusateur public annonça que ce caveau, connu seulement des accusés et de deux des témoins, avait servi de prison au sénateur. Marthe fut introduite. Son apparition causa les plus vives anxiétés dans l’auditoire et parmi les accusés. Monsieur de Grandville se leva pour s’opposer à l’audition de la femme témoignant contre le mari. L’accusateur public fit observer que d’après ses propres aveux, Marthe était complice du délit: elle n’avait ni à prêter serment, ni à témoigner, elle devait être entendue seulement dans l’intérêt de la vérité.

Nous n’avons d’ailleurs qu’à donner lecture de son interrogatoire devant le directeur du jury, dit le président qui fit lire par le greffier le procès-verbal dressé le matin.

—Confirmez-vous ces aveux? dit le président.

Michu regarda sa femme, et Marthe, qui comprit son erreur, tomba complétement évanouie. On peut dire sans exagération que la foudre éclatait sur le banc des accusés et sur leurs défenseurs.

—Je n’ai jamais écrit de ma prison à ma femme, et je n’y connais aucun des employés, dit Michu.

Bordin lui passa les fragments de la lettre, Michu n’eut qu’à y jeter un coup d’œil.—Mon écriture a été imitée, s’écria-t-il.

—La dénégation est votre dernière ressource, dit l’accusateur public.

On introduisit alors le sénateur avec les cérémonies prescrites pour sa réception. Son entrée fut un coup de théâtre. Malin, nommé par les magistrats comte de Gondreville sans pitié pour les anciens propriétaires de cette belle demeure, regarda, sur l’invitation du président, les accusés avec la plus grande attention et pendant longtemps. Il reconnut que les vêtements de ses ravisseurs étaient bien exactement ceux des gentilshommes; mais il déclara que le trouble de ses sens au moment de son enlèvement l’empêchait de pouvoir affirmer que les accusés fussent les coupables.

—Il y a plus, dit-il, ma conviction est que ces quatre messieurs n’y sont pour rien. Les mains qui m’ont bandé les yeux dans la forêt étaient grossières. Aussi, dit Malin en regardant Michu, croirais-je plutôt volontiers que mon ancien régisseur s’est chargé de ce soin, mais je prie messieurs les jurés de bien peser ma déposition. Mes soupçons à cet égard sont très légers, et je n’ai pas la moindre certitude. Voici pourquoi. Les deux hommes qui se sont emparés de moi m’ont mis à cheval, en croupe derrière celui qui m’avait bandé les yeux, et dont les cheveux étaient roux comme ceux de l’accusé Michu. Quelque singulière que soit mon observation, je dois en parler, car elle fait la base d’une conviction favorable à l’accusé, que je prie de ne point s’en choquer. Attaché au dos d’un inconnu, j’ai dû, malgré la rapidité de la course, être affecté de son odeur. Or, je n’ai point reconnu celle particulière à Michu. Quant à la personne qui m’a, par trois fois, apporté des vivres, je suis certain que cette personne est Marthe, la femme de Michu. La première fois, je l’ai reconnue à une bague que lui a donnée mademoiselle de Cinq-Cygne, et qu’elle n’avait pas songé à ôter. La justice et messieurs les jurés apprécieront les contradictions qui se rencontrent dans ces faits, et que je ne m’explique point encore.

Des murmures favorables et d’unanimes approbations accueillirent la déposition de Malin. Bordin sollicita de la cour la permission d’adresser quelques demandes à ce précieux témoin.

—Monsieur le sénateur croit donc que sa séquestration tient à d’autres causes que les intérêts supposés par l’accusation aux accusés?

—Certes! dit le sénateur. Mais j’ignore ces motifs, car je déclare que, pendant mes vingt jours de captivité, je n’ai vu personne.

—Croyez-vous, dit alors l’accusateur public, que votre château de Gondreville pût contenir des renseignements, des titres ou des valeurs qui pussent y nécessiter une perquisition de messieurs de Simeuse?

—Je ne le pense pas, dit Malin. Je crois ces messieurs incapables, dans ce cas, de s’en mettre en possession par violence. Ils n’auraient eu qu’à me les réclamer pour les obtenir.

—Monsieur le sénateur n’a-t-il pas fait brûler des papiers dans son parc? dit brusquement monsieur de Grandville.

Le sénateur regarda Grévin. Après avoir rapidement échangé un fin coup d’œil avec le notaire et qui fut saisi par Bordin, il répondit ne point avoir brûlé de papiers. L’accusateur public lui ayant demandé des renseignements sur le guet-apens dont il avait failli être la victime dans le parc, et s’il ne s’était pas mépris sur la position du fusil, le sénateur dit que Michu se trouvait alors au guet sur un arbre. Cette réponse, d’accord avec le témoignage de Grévin, produisit une vive impression. Les gentilshommes demeurèrent impassibles pendant la déposition de leur ennemi qui les accablait de sa générosité. Laurence souffrait la plus horrible agonie; et, de moments en moments, le marquis de Chargebœuf la retenait par le bras. Le comte de Gondreville se retira en saluant les quatre gentilshommes qui ne lui rendirent pas son salut. Cette petite chose indigna les jurés.

—Ils sont perdus, dit Bordin à l’oreille du marquis.

—Hélas! toujours par la fierté de leurs sentiments, répondit monsieur de Chargebœuf.

—Notre tâche est devenue trop facile, messieurs, dit l’accusateur public en se levant et regardant les jurés.

Il expliqua l’emploi des deux sacs de plâtre par le scellement de la broche de fer nécessaire pour accrocher le cadenas qui maintenait la barre avec laquelle la porte du caveau était fermée, et dont la description se trouvait au procès-verbal fait le matin par Pigoult. Il prouva facilement que les accusés seuls connaissaient l’existence du caveau. Il mit en évidence les mensonges de la défense, il en pulvérisa tous les arguments sous les nouvelles preuves arrivées si miraculeusement. En 1806, on était encore trop près de l’Être suprême de 1793 pour parler de la justice divine: il fit donc grâce aux jurés de l’intervention du ciel. Enfin il dit que la Justice aurait l’œil sur les complices inconnus qui avaient délivré le sénateur, et il s’assit en attendant avec confiance le verdict.

Les jurés crurent à un mystère; mais ils étaient tous persuadés que ce mystère venait des accusés qui se taisaient dans un intérêt privé de la plus haute importance.

Monsieur de Grandville, pour qui une machination quelconque devenait évidente, se leva; mais il parut accablé, quoiqu’il le fût moins des nouveaux témoignages survenus que de la manifeste conviction des jurés. Il surpassa peut-être sa plaidoirie de la veille. Ce second plaidoyer fut plus logique et plus serré peut-être que le premier. Mais il sentit sa chaleur repoussée par la froideur du jury: il parlait inutilement, et il le voyait! Situation horrible et glaciale. Il fit remarquer combien la délivrance du sénateur opérée comme par magie, et bien certainement sans le secours d’aucun des accusés, ni de Marthe, corroborait ses premiers raisonnements. Assurément hier, les accusés pouvaient croire à leur acquittement; et s’ils étaient, comme l’accusation le suppose, maîtres de détenir ou de relâcher le sénateur, ils ne l’eussent délivré qu’après le jugement. Il essaya de faire comprendre que des ennemis cachés dans l’ombre pouvaient seuls avoir porté ce coup.

Chose étrange! monsieur de Grandville ne jeta le trouble que dans la conscience de l’accusateur public et dans celle des magistrats, car les jurés l’écoutaient par devoir. L’audience elle-même, toujours si favorable aux accusés, était convaincue de leur culpabilité. Il y a une atmosphère des idées. Dans une cour de justice, les idées de la foule pèsent sur les juges, sur les jurés et réciproquement. En voyant cette disposition des esprits qui se reconnaît ou se sent, le défenseur arriva dans ses dernières paroles à une sorte d’exaltation fébrile causée par sa conviction.

—Au nom des accusés, je vous pardonne d’avance une fatale erreur que rien ne dissipera! s’écria-t-il. Nous sommes tous le jouet d’une puissance inconnue et machiavélique. Marthe Michu est victime d’une odieuse perfidie, et la société s’en apercevra quand les malheurs seront irréparables.

Bordin s’arma de la déposition du sénateur pour demander l’acquittement des gentilshommes.

Le président résuma les débats avec d’autant plus d’impartialité que les jurés étaient visiblement convaincus. Il fit même pencher la balance en faveur des accusés en appuyant sur la déposition du sénateur. Cette gracieuseté ne compromettait point le succès de l’accusation. A onze heures du soir, d’après les différentes réponses du chef du jury, la cour condamna Michu à la peine de mort, messieurs de Simeuse à vingt-quatre ans, et les deux d’Hauteserre à dix ans de travaux forcés. Gothard fut acquitté. Toute la salle voulut voir l’attitude des cinq coupables dans le moment suprême où, amenés libres devant la Cour, ils entendraient leur condamnation. Les quatre gentilshommes regardèrent Laurence qui leur jeta d’un œil sec le regard enflammé des martyrs.

—Elle pleurerait si nous étions acquittés, dit le cadet des Simeuse à son frère.

Jamais accusés n’opposèrent des fronts plus sereins ni une contenance plus digne à une injuste condamnation que ces cinq victimes d’un horrible complot.

—Notre défenseur vous a pardonné! dit l’aîné des Simeuse en s’adressant à la Cour.

Madame d’Hauteserre tomba malade et resta pendant trois mois au lit à l’hôtel de Chargebœuf. Le bonhomme d’Hauteserre retourna paisiblement à Cinq-Cygne; mais, rongé par une de ces douleurs de vieillard qui n’ont aucune des distractions de la jeunesse, il eut souvent des moments d’absence qui prouvaient au curé que ce pauvre père était toujours au lendemain du fatal arrêt. On n’eut pas à juger la belle Marthe, elle mourut en prison, vingt jours après la condamnation de son mari, recommandant son fils à Laurence, entre les bras de laquelle elle expira. Une fois le jugement connu, des événements politiques de la plus haute importance étouffèrent le souvenir de ce procès dont il ne fut plus question. La Société procède comme l’Océan, elle reprend son niveau, son allure après un désastre, et en efface la trace par le mouvement de ses intérêts dévorants.

Sans sa fermeté d’âme et sa conviction de l’innocence de ses cousins, Laurence aurait succombé, mais elle donna des nouvelles preuves de la grandeur de son caractère, elle étonna monsieur de Grandville et Bordin par l’apparente sérénité que les malheurs extrêmes impriment aux belles âmes. Elle veillait et soignait madame d’Hauteserre et allait tous les jours deux heures à la prison. Elle dit qu’elle épouserait un de ses cousins quand ils seraient au bagne.

—Au bagne! s’écria Bordin. Mais, mademoiselle, ne pensons plus qu’à demander leur grâce à l’Empereur.

—Leur grâce, et à un Bonaparte? s’écria Laurence avec horreur.

Les lunettes du vieux digne procureur lui sautèrent du nez, il les saisit avant qu’elles tombassent, regarda la jeune personne qui maintenant ressemblait à une femme; il comprit ce caractère dans toute son étendue, il prit le bras du marquis de Chargebœuf et lui dit:—Monsieur le marquis, courons à Paris les sauver sans elle!

Le pourvoi de messieurs Simeuse, d’Hauteserre et de Michu fut la première affaire que dut juger la Cour de cassation. L’arrêt fut donc heureusement retardé par les cérémonies de l’installation de la cour.

Vers la fin du mois de septembre, après trois audiences prises par les plaidoiries et par le procureur général Merlin qui porta lui-même la parole, le pourvoi fut rejeté. La Cour impériale de Paris était instituée, monsieur de Grandville y avait été nommé substitut du procureur général, et le département de l’Aube se trouvant dans la juridiction de cette cour, il lui fut possible de faire au cœur de son ministère des démarches en faveur des condamnés; il fatigua Cambacérès, son protecteur; Bordin et monsieur de Chargebœuf vinrent le lendemain matin de l’arrêt dans son hôtel au Marais, où ils le trouvèrent dans la lune de miel de son mariage, car dans l’intervalle il s’était marié. Malgré tous les événements qui s’étaient accomplis dans l’existence de son ancien avocat, monsieur de Chargebœuf vit bien, à l’affliction du jeune substitut, qu’il restait fidèle à ses clients. Certains avocats, les artistes de la profession, font de leurs causes des maîtresses. Le cas est rare, ne vous y fiez pas. Dès que ses anciens clients et lui furent seuls dans son cabinet, monsieur de Grandville dit au marquis:—Je n’ai pas attendu votre visite, j’ai déjà même usé tout mon crédit. N’essayez pas de sauver Michu, vous n’auriez pas la grâce de messieurs de Simeuse. Il faut une victime.

—Mon Dieu! dit Bordin en montrant au jeune magistrat les trois pourvois en grâce, puis-je prendre sur moi de supprimer la demande de votre ancien client? jeter ce papier au feu, c’est lui couper la tête.

Il présenta le blanc-seing de Michu, monsieur de Grandville le prit et le regarda.

—Nous ne pouvons pas le supprimer; mais, sachez-le! si vous demandez tout, vous n’obtiendrez rien.

—Avons-nous le temps de consulter Michu? dit Bordin.

—Oui. L’ordre d’exécution regarde le Parquet du Procureur-Général, et nous pouvons vous donner quelques jours. On tue les hommes, dit-il avec une sorte d’amertume, mais on y met des formes, surtout à Paris.

Monsieur de Chargebœuf avait eu déjà chez le Grand-Juge des renseignements qui donnaient un poids énorme à ces tristes paroles de monsieur de Grandville.

—Michu est innocent, je le sais, je le dis, reprit le magistrat; mais que peut-on seul contre tous? Et songez que mon rôle est de me taire aujourd’hui. Je dois faire dresser l’échafaud où mon ancien client sera décapité.

Monsieur de Chargebœuf connaissait assez Laurence pour savoir qu’elle ne consentirait pas à sauver ses cousins aux dépens de Michu. Le marquis essaya donc une dernière tentative. Il avait fait demander une audience au ministre des relations extérieures, pour savoir s’il existait un moyen de salut dans la haute diplomatie. Il prit avec lui Bordin qui connaissait le ministre et lui avait rendu quelques services. Les deux vieillards trouvèrent Talleyrand absorbé dans la contemplation de son feu, les pieds en avant, la tête appuyée sur sa main, le coude sur la table, le journal à terre. Le ministre venait de lire l’arrêt de la cour de cassation.

—Veuillez vous asseoir, monsieur le marquis, dit le ministre, et vous, Bordin, ajouta-t-il en lui indiquant une place devant lui à sa table, écrivez:

«Sire,

»Quatre gentilshommes innocents, déclarés coupables par le jury, viennent de voir leur condamnation confirmée par votre Cour de cassation.

»Votre Majesté Impériale ne peut plus que leur faire grâce. Ces gentilshommes ne réclament cette grâce de votre auguste clémence que pour avoir l’occasion d’utiliser leur mort en combattant sous vos yeux, et se disent, de Votre Majesté Impériale et Royale... avec respect, les...» etc.

—Il n’y a que les princes pour savoir obliger ainsi, dit le marquis de Chargebœuf en prenant des mains de Bordin cette précieuse minute de la pétition à faire signer aux quatre gentilshommes et pour laquelle il se promit d’obtenir d’augustes apostilles.

—La vie de vos parents, monsieur le marquis, dit le ministre, est remise au hasard des batailles; tâchez d’arriver le lendemain d’une victoire, ils seront sauvés!

Il prit la plume, il écrivit lui-même une lettre confidentielle à l’Empereur, une de dix lignes au maréchal Duroc, puis il sonna, demanda à son secrétaire un passe-port diplomatique, et dit tranquillement au vieux procureur:—Quelle est votre opinion sérieuse sur ce procès?

—Ne savez-vous donc pas, monseigneur, qui nous a si bien entortillés?

—Je le présume, mais j’ai des raisons pour chercher une certitude, répondit le prince. Retournez à Troyes, amenez-moi la comtesse de Cinq-Cygne, demain, ici, à pareille heure, mais secrètement, passez chez madame de Talleyrand que je préviendrai de votre visite. Si mademoiselle de Cinq-Cygne, qui sera placée de manière à voir l’homme que j’aurai debout devant moi, le reconnaît pour être venu chez elle dans le temps de la conspiration de messieurs de Polignac et de Rivière, quoi que je dise, quoi qu’il réponde, pas un geste, pas un mot! Ne pensez d’ailleurs qu’à sauver messieurs de Simeuse, n’allez pas vous embarrasser de votre mauvais drôle de garde-chasse.

—Un homme sublime, monseigneur! s’écria Bordin.

—De l’enthousiasme! et chez vous, Bordin! cet homme est alors quelque chose. Notre souverain a prodigieusement d’amour-propre, monsieur le marquis, dit-il en changeant de conversation, il va me congédier pour pouvoir faire des folies sans contradiction. C’est un grand soldat qui sait changer les lois de l’espace et du temps; mais il ne saurait changer les hommes, et il voudrait les fondre à son usage. Maintenant, n’oubliez pas que la grâce de vos parents ne sera obtenue que par une seule personne... par mademoiselle de Cinq-Cygne.

Le marquis partit seul pour Troyes, et dit à Laurence l’état des choses. Laurence obtint du Procureur impérial la permission de voir Michu, et le marquis l’accompagna jusqu’à la porte de la prison, où il l’attendit. Elle sortit les yeux baignés de larmes.

—Le pauvre homme, dit-elle, a essayé de se mettre à mes genoux pour me prier de ne plus songer à lui, sans penser qu’il avait les fers aux pieds! Ah! marquis, je plaiderai sa cause. Oui, j’irai baiser la botte de leur empereur. Et si j’échoue, eh bien, cet homme vivra, par mes soins, éternellement dans notre famille. Présentez son pourvoi en grâce pour gagner du temps, je veux avoir son portrait. Partons.

Le lendemain, quand le ministre apprit par un signal convenu que Laurence était à son poste, il sonna, son huissier vint et reçut l’ordre de laisser entrer monsieur Corentin.

—Mon cher, vous êtes un habile homme, lui dit Talleyrand, et je veux vous employer.

—Monseigneur...

—Écoutez. En servant Fouché, vous aurez de l’argent et jamais d’honneur ni de position avouable; mais en me servant toujours comme vous venez de le faire à Berlin, vous aurez de la considération.

—Monseigneur est bien bon...

—Vous avez déployé du génie dans votre dernière affaire à Gondreville...

—De quoi monseigneur parle-t-il? dit Corentin en prenant un air ni trop froid, ni trop surpris.

—Monsieur, répondit sèchement le ministre, vous n’arriverez à rien, vous craignez...

—Quoi, monseigneur?

—La mort! dit le ministre de sa belle voix profonde et creuse. Adieu, mon cher.

—C’est lui, dit le marquis de Chargebœuf en entrant; nous avons failli tuer la comtesse, elle étouffe!

—Il n’y a que lui capable de jouer de pareils tours, répondit le ministre. Monsieur, vous êtes en danger de ne pas réussir, reprit le prince. Prenez ostensiblement la route de Strasbourg, je vais vous envoyer en blanc de doubles passe-ports. Ayez des Sosies, changez de route habilement et surtout de voiture, laissez arrêter à Strasbourg vos Sosies à votre place, gagnez la Prusse par la Suisse et par la Bavière. Pas un mot et de la prudence. Vous avez la Police contre vous, et vous ne savez pas ce que c’est que la Police!...

Mademoiselle de Cinq-Cygne offrit à Robert Lefebvre une somme suffisante pour le déterminer à venir à Troyes faire le portrait de Michu, et monsieur de Grandville promit à ce peintre, alors célèbre, toutes les facilités possibles. Monsieur de Chargebœuf partit dans son vieux berlingot avec Laurence et avec un domestique qui parlait allemand. Mais, vers Nancy, il rejoignit Gothard et mademoiselle Goujet qui les avaient précédés dans une excellente calèche, il leur prit cette calèche et leur donna le berlingot. Le ministre avait raison. A Strasbourg, le Commissaire général de police refusa de viser le passe-port des voyageurs, en leur opposant des ordres absolus. En ce moment même, le marquis et Laurence sortaient de France par Besançon avec les passe-ports diplomatiques. Laurence traversa la Suisse dans les premiers jours du mois d’octobre, sans accorder la moindre attention à ces magnifiques pays. Elle était au fond de la calèche dans l’engourdissement où tombe le criminel quand il sait l’heure de son supplice. Toute la nature se couvre alors d’une vapeur bouillante, et les choses les plus vulgaires prennent une tournure fantastique. Cette pensée: «—Si je ne réussis pas, ils se tuent,» retombait sur son âme comme, dans le supplice de la roue, tombait jadis la barre du bourreau sur les membres du patient. Elle se sentait de plus en plus brisée, elle perdait toute son énergie dans l’attente du cruel moment, décisif et rapide, où elle se trouverait face à face avec l’homme de qui dépendait le sort des quatre gentilshommes. Elle avait pris le parti de se laisser aller à son affaissement pour ne pas dépenser inutilement son énergie. Incapable de comprendre ce calcul des âmes fortes et qui se traduit diversement à l’extérieur, car dans ces attentes suprêmes certains esprits supérieurs s’abandonnent à une gaieté surprenante, le marquis avait peur de ne pas amener Laurence vivante jusqu’à cette rencontre solennelle seulement pour eux, mais qui certes dépassait les proportions ordinaires de la vie privée. Pour Laurence, s’humilier devant cet homme, objet de sa haine et de son mépris, emportait la mort de tous ses sentiments généreux.

—Après cela, dit-elle, la Laurence qui survivra ne ressemblera plus à celle qui va périr.

Néanmoins il fut bien difficile aux deux voyageurs de ne pas apercevoir l’immense mouvement d’hommes et de choses dans lequel ils entrèrent, une fois en Prusse. La campagne d’Iéna était commencée. Laurence et le marquis voyaient les magnifiques divisions de l’armée française s’allongeant et paradant comme aux Tuileries. Dans ces déploiements de la splendeur militaire, qui ne peuvent se dépeindre qu’avec les mots et les images de la Bible, l’homme qui animait ces masses prit des proportions gigantesques dans l’imagination de Laurence. Bientôt, les mots de victoire retentirent à son oreille. Les armées impériales venaient de remporter deux avantages signalés. Le prince de Prusse avait été tué la veille du jour où les deux voyageurs arrivèrent à Saalfeld, tâchant de rejoindre Napoléon qui allait avec la rapidité de la foudre. Enfin, le treize octobre, date de mauvais augure, mademoiselle de Cinq-Cygne longeait une rivière au milieu des corps de la Grande-Armée, ne voyant que confusion, renvoyée d’un village à l’autre et de division en division, épouvantée de se voir seule avec un vieillard, ballottée dans un océan de cent cinquante mille hommes, qui en visaient cent cinquante mille autres. Fatiguée de toujours apercevoir cette rivière par-dessus les haies d’un chemin boueux qu’elle suivait sur une colline, elle en demanda le nom à un soldat.

—C’est la Saale, dit-il en lui montrant l’armée prussienne groupée par grandes masses de l’autre côté de ce cours d’eau.

La nuit venait, Laurence voyait s’allumer des feux et briller des armes. Le vieux marquis, dont l’intrépidité fut chevaleresque, conduisait lui-même, à côté de son nouveau domestique, deux bons chevaux achetés la veille. Le vieillard savait bien qu’il ne trouverait ni postillons, ni chevaux, en arrivant sur un champ de bataille. Tout à coup l’audacieuse calèche, objet de l’étonnement de tous les soldats, fut arrêtée par un gendarme de la gendarmerie de l’armée qui vint à bride abattue sur le marquis en lui criant:—Qui êtes-vous? où allez-vous? que demandez-vous?

—L’Empereur, dit le marquis de Chargebœuf, j’ai une dépêche importante des ministres pour le grand-maréchal Duroc.

—Eh bien! vous ne pouvez pas rester là, dit le gendarme.

Mademoiselle de Cinq-Cygne et le marquis furent d’autant plus obligés de rester là que le jour allait cesser.

—Où sommes-nous? dit mademoiselle de Cinq-Cygne en arrêtant deux officiers qu’elle vit venir et dont l’uniforme était caché par des surtouts de drap.

—Vous êtes en avant de l’avant-garde de l’armée française, madame, lui répondit un des deux officiers. Vous ne pouvez même rester ici, car si l’ennemi faisait un mouvement et que l’artillerie jouât, vous seriez entre deux feux.

—Ah! dit-elle d’un air indifférent.

Sur ce ah! l’autre officier dit:—Comment cette femme se trouve-t-elle là?

—Nous attendons, répondit-elle, un gendarme qui est allé prévenir monsieur Duroc, en qui nous trouverons un protecteur pour pouvoir parler à l’Empereur.

—Parler à l’Empereur?... dit le premier officier. Y pensez-vous? à la veille d’une bataille décisive.

—Ah! vous avez raison, dit-elle, je ne dois lui parler qu’après-demain, la victoire le rendra doux.

Les deux officiers allèrent se placer à vingt pas de distance, sur leurs chevaux immobiles. La calèche fut alors entourée par un escadron de généraux, de maréchaux, d’officiers, tous extrêmement brillants, et qui respectèrent la voiture, précisément parce qu’elle était là.

—Mon Dieu! dit le marquis à mademoiselle de Cinq-Cygne, j’ai peur que nous n’ayons parlé à l’Empereur.

—L’Empereur, dit un colonel-général, mais le voilà!

Laurence aperçut alors à quelques pas, en avant et seul, celui qui s’était écrié: «Comment cette femme se trouve-t-elle là?» L’un des deux officiers, l’Empereur enfin, vêtu de sa célèbre redingote mise par-dessus un uniforme vert, était sur un cheval blanc richement caparaçonné. Il examinait, avec une lorgnette, l’armée prussienne au delà de la Saale. Laurence comprit alors pourquoi la calèche restait là, et pourquoi l’escorte de l’Empereur la respectait. Elle fut saisie d’un mouvement convulsif, l’heure était arrivée. Elle entendit alors le bruit sourd de plusieurs masses d’hommes et de leurs armes s’établissant au pas accéléré sur ce plateau. Les batteries semblaient avoir un langage, les caissons retentissaient et l’airain petillait.

—Le maréchal Lannes prendra position avec tout son corps en avant, le maréchal Lefebvre et la Garde occuperont ce sommet, dit l’autre officier qui était le major-général Berthier.

L’empereur descendit. Au premier mouvement qu’il fit, on s’empressa de venir tenir son cheval. Laurence était stupide d’étonnement, elle ne croyait pas à tant de simplicité.

—Je passerai la nuit sur ce plateau, dit l’Empereur.

En ce moment le grand-maréchal Duroc, que le gendarme avait enfin trouvé, vint au marquis de Chargebœuf et lui demanda la raison de son arrivée; le marquis lui répondit qu’une lettre écrite par le ministre des relations extérieures lui dirait combien il était urgent qu’ils obtinssent, mademoiselle de Cinq-Cygne et lui, une audience de l’Empereur.

—Sa Majesté va dîner sans doute à son bivouac, dit Duroc en prenant la lettre, et quand j’aurai vu ce dont il s’agit, je vous ferai savoir si cela se peut.—Brigadier, dit-il au gendarme, accompagnez cette voiture et menez-la près de la cabane en arrière.

Monsieur de Chargebœuf suivit le gendarme, et arrêta sa voiture derrière une misérable chaumière bâtie de bois et de terre, entourée de quelques arbres fruitiers, et gardée par des piquets d’infanterie et de cavalerie. On peut dire que la majesté de la guerre éclatait là dans toute sa splendeur. De ce sommet, les lignes des deux armées se voyaient éclairées par la lune. Après une heure d’attente, remplie par le mouvement perpétuel d’aides-de-camp partant et revenant, Duroc vint chercher mademoiselle de Cinq-Cygne et le marquis de Chargebœuf; il les fit entrer dans la chaumière, dont le plancher était de terre battue comme les aires de grange. Devant une table desservie et devant un feu de bois vert qui fumait, Napoléon était assis sur une chaise grossière. Ses bottes, pleines de boue, attestaient ses courses à travers champs. Il avait ôté sa fameuse redingote; son célèbre uniforme vert, traversé par son grand cordon rouge, rehaussé par le dessous blanc de sa culotte de casimir et de son gilet, faisait admirablement bien valoir sa figure césarienne et terrible. Il avait la main sur une carte dépliée, placée sur ses genoux. Berthier se tenait debout dans son brillant costume de vice-connétable de l’Empire. Constant, le valet de chambre, présentait à l’Empereur son café sur un plateau.

—Que voulez-vous? dit-il avec une feinte brusquerie en traversant par le rayon de son regard la tête de Laurence. Vous ne craignez donc plus de me parler avant la bataille? De quoi s’agit-il?

—Sire, dit-elle en le regardant d’un œil non moins fixe, je suis mademoiselle de Cinq-Cygne.

—Hé bien? répondit-il d’une voix colère en se croyant bravé par ce regard.

—Ne comprenez-vous donc pas? je suis la comtesse de Cinq-Cygne, et je vous demande grâce, dit-elle en tombant à genoux et lui tendant le placet rédigé par Talleyrand, apostillé par l’Impératrice, par Cambacérès et par Malin.

L’Empereur releva gracieusement la suppliante en lui jetant un regard fin et lui dit:—Serez-vous sage enfin? Comprenez-vous ce que doit être l’Empire français?...

—Ah! je ne comprends en ce moment que l’Empereur, dit-elle vaincue par la bonhomie avec laquelle l’homme du destin avait dit ces paroles qui faisaient pressentir la grâce.

—Sont-ils innocents? demanda l’Empereur.

—Tous, dit-elle avec enthousiasme.

—Tous? Non, le garde-chasse est un homme dangereux qui tuerait mon sénateur sans prendre votre avis...

—Oh! Sire, dit-elle, si vous aviez un ami qui se fût dévoué pour vous, l’abandonneriez-vous? ne vous...

—Vous êtes une femme, dit-il avec une teinte de raillerie.

—Et vous un homme de fer! lui dit-elle avec une dureté qui lui plut.

—Cet homme a été condamné par la justice du pays, reprit-il.

—Mais il est innocent.

—Enfant!... dit-il. Il sortit, prit mademoiselle de Cinq-Cygne par la main et l’emmena sur le plateau.—Voici, dit-il avec son éloquence à lui qui changeait les lâches en braves, voici trois cent mille hommes, ils sont innocents, eux aussi! Eh bien, demain, trente mille hommes seront morts, morts pour leur pays! Il y a chez les Prussiens, peut-être, un grand mécanicien, un idéologue, un génie qui sera moissonné. De notre côté, nous perdrons certainement des grands hommes inconnus. Enfin, peut-être verrai-je mourir mon meilleur ami! Accuserai-je Dieu? Non. Je me tairai. Sachez, mademoiselle, qu’on doit mourir pour les lois de son pays, comme on meurt ici pour sa gloire, ajouta-t-il en la ramenant dans la cabane. —Allez, retournez en France, dit-il en regardant le marquis, mes ordres vous y suivront.

Laurence crut à une commutation de peine pour Michu, et, dans l’effusion de sa reconnaissance, elle plia le genou et baisa la main de l’Empereur.

—Vous êtes monsieur de Chargebœuf? dit alors Napoléon en avisant le marquis.

—Oui, Sire.

—Vous avez des enfants?

—Beaucoup d’enfants.

—Pourquoi ne me donneriez-vous pas un de vos petits-fils? il serait un de mes pages...

—Ah! voilà le sous-lieutenant qui perce, pensa Laurence, il veut être payé de sa grâce.

Le marquis s’inclina sans répondre. Heureusement le général Rapp se précipita dans la cabane.

—Sire, la cavalerie de la garde et celle du grand-duc de Berg ne pourront pas rejoindre demain avant midi.

—N’importe, dit Napoléon en se tournant vers Berthier, il est des heures de grâce pour nous aussi, sachons en profiter.

Sur un signe de main, le marquis et Laurence se retirèrent et montèrent en voiture; le brigadier les mit dans leur route et les conduisit jusqu’à un village où ils passèrent la nuit. Le lendemain, tous deux ils s’éloignèrent du champ de bataille au bruit de huit cents pièces de canon qui grondèrent pendant dix heures, et ils apprirent l’étonnante victoire d’Iéna. Huit jours après, ils entraient dans les faubourgs de Troyes. Un ordre du Grand-Juge, transmis au procureur impérial près le Tribunal de première instance de Troyes, ordonnait la mise en liberté sous caution des gentilshommes en attendant la décision de l’Empereur et Roi; mais en même temps, l’ordre pour l’exécution de Michu fut expédié par le Parquet. Ces ordres étaient arrivés le matin même. Laurence se rendit alors à la prison, sur les deux heures, en habit de voyage. Elle obtint de rester auprès de Michu, à qui l’on faisait la triste cérémonie, appelée la toilette; le bon abbé Goujet, qui avait demandé à l’accompagner jusqu’à l’échafaud, venait de donner l’absolution à cet homme qui se désolait de mourir dans l’incertitude sur le sort de ses maîtres; aussi quand Laurence se montra poussa-t-il un cri de joie.

—Je puis mourir, dit-il.

—Ils sont graciés, je ne sais à quelles conditions, répondit-elle; mais ils le sont, et j’ai tout tenté pour toi, mon ami, malgré leur avis. Je croyais t’avoir sauvé, mais l’Empereur m’a trompée par gracieuseté de souverain.

—Il était écrit là-haut, dit Michu, que le chien de garde devait être tué à la même place que ses vieux maîtres!

La dernière heure se passa rapidement. Michu, au moment de partir, n’osait demander d’autre faveur que de baiser la main de mademoiselle de Cinq-Cygne, mais elle lui tendit ses joues et se laissa saintement embrasser par cette noble victime. Michu refusa de monter en charrette.

—Les innocents doivent aller à pied! dit-il.

Il ne voulut pas que l’abbé Goujet lui donnât le bras, il marcha dignement et résolûment jusqu’à l’échafaud. Au moment de se coucher sur la planche, il dit à l’exécuteur, en le priant de rabattre sa redingote qui lui montait sur le cou:—Mon habit vous appartient, tâchez de ne pas l’entamer.

A peine les quatre gentilshommes eurent-ils le temps de voir mademoiselle de Cinq-Cygne. Un planton du général commandant la Division militaire leur apporta des brevets de sous-lieutenants dans le même régiment de cavalerie, avec l’ordre de rejoindre aussitôt à Bayonne le dépôt de leur corps. Après des adieux déchirants, car ils eurent tous un pressentiment de l’avenir, mademoiselle de Cinq-Cygne rentra dans son château désert.

Les deux frères moururent ensemble sous les yeux de l’Empereur, à Sommo-Sierra, l’un défendant l’autre, tous deux déjà chefs d’escadron. Leur dernier mot fut:—Laurence, cy meurs!

L’aîné des d’Hauteserre mourut colonel à l’attaque de la redoute de la Moscowa, où son frère prit sa place.

Adrien, nommé général de brigade à la bataille de Dresde, y fut grièvement blessé et put revenir se faire soigner à Cinq-Cygne. En essayant de sauver ce débris des quatre gentilshommes qu’elle avait vus un moment autour d’elle, la comtesse, alors âgée de trente-deux ans, l’épousa; mais elle lui offrit un cœur flétri qu’il accepta: les gens qui aiment ne doutent de rien, ou doutent de tout.

La Restauration trouva Laurence sans enthousiasme, les Bourbons venaient trop tard pour elle; néanmoins, elle n’eut pas à se plaindre: son mari, nommé pair de France avec le titre de marquis de Cinq-Cygne, devint lieutenant général en 1816, et fut récompensé par le cordon bleu des éminents services qu’il rendit alors.

Le fils de Michu, de qui Laurence prit soin comme de son propre enfant, fut reçu avocat en 1816. Après avoir exercé pendant deux ans sa profession, il fut nommé juge suppléant au tribunal d’Alençon, et de là passa procureur du roi au tribunal d’Arcis en 1827. Laurence, qui avait surveillé l’emploi des capitaux de Michu, remit à ce jeune homme une inscription de douze mille livres de rentes le jour de sa majorité; plus tard, elle lui fit épouser la riche mademoiselle Girel de Troyes. Le marquis de Cinq-Cygne mourut en 1829 entre les bras de Laurence, de son père, de sa mère et de ses enfants qui l’adoraient. Lors de sa mort, personne n’avait encore pénétré le secret de l’enlèvement du sénateur. Louis XVIII ne se refusa point à réparer les malheurs de cette affaire; mais il fut muet sur les causes de ce désastre avec la marquise de Cinq-Cygne, qui le crut alors complice de la catastrophe.

CONCLUSION.

Le feu marquis de Cinq-Cygne avait employé ses épargnes, ainsi que celles de son père et de sa mère, à l’acquisition d’un magnifique hôtel situé rue du Faubourg du Roule, et compris dans le majorat considérable institué pour l’entretien de sa pairie. La sordide économie du marquis et de ses parents, qui souvent affligeait Laurence, fut alors expliquée. Aussi, depuis cette acquisition, la marquise, qui vivait à sa terre en y thésaurisant pour ses enfants, passa-t-elle d’autant plus volontiers ses hivers à Paris, que sa fille Berthe et son fils Paul atteignaient à un âge où leur éducation exigeait les ressources de Paris. Madame de Cinq-Cygne alla peu dans le monde. Son mari ne pouvait ignorer les regrets qui habitaient le cœur de cette femme; mais il déploya pour elle les délicatesses les plus ingénieuses, et mourut n’ayant aimé qu’elle au monde. Ce noble cœur, méconnu pendant quelque temps, mais à qui la généreuse fille des Cinq-Cygne rendit dans les dernières années autant d’amour qu’elle en recevait, ce mari fut enfin complétement heureux. Laurence vivait surtout par les joies de la famille. Nulle femme de Paris ne fut plus chérie de ses amis, ni plus respectée. Aller chez elle est un honneur. Douce, indulgente, spirituelle, simple surtout, elle plaît aux âmes d’élite, elle les attire, malgré son attitude empreinte de douleur; mais chacun semble protéger cette femme si forte, et ce sentiment de protection secrète explique peut-être l’attrait de son amitié. Sa vie, si douloureuse pendant sa jeunesse, est belle et sereine vers le soir. On connaît ses souffrances. Personne n’a jamais demandé quel est l’original du portrait de Robert Lefebvre, qui depuis la mort du garde est le principal et funèbre ornement du salon. La physionomie de Laurence a la maturité des fruits venus difficilement. Une sorte de fierté religieuse orne aujourd’hui ce front éprouvé. Au moment où la marquise vint tenir maison, sa fortune, augmentée par la loi sur les indemnités, allait à deux cent mille livres de rentes, sans compter les traitements de son mari. Laurence avait hérité des onze cent mille francs laissés par les Simeuse. Dès lors, elle dépensa cent mille francs par an, et mit de côté le reste pour faire la dot de Berthe.

Berthe est le portrait vivant de sa mère, mais sans audace guerrière; c’est sa mère fine, spirituelle:—«et plus femme,» dit Laurence avec mélancolie. La marquise ne voulait pas marier sa fille avant qu’elle eût vingt ans. Les économies de la famille sagement administrées par le vieux d’Hauteserre, et placées dans les fonds au moment où les rentes tombèrent en 1830, formaient une dot d’environ quatre-vingt mille francs de rentes à Berthe, qui, en 1833, eut vingt ans.

Vers ce temps, la princesse de Cadignan, qui voulait marier son fils, le duc de Maufrigneuse, avait depuis quelques mois lié son fils avec la marquise de Cinq-Cygne. Georges de Maufrigneuse dînait trois fois par semaine chez la marquise, il accompagnait la mère et la fille aux Italiens, il caracolait au Bois autour de leur calèche quand elles s’y promenaient. Il fut alors évident pour le monde du faubourg Saint-Germain que Georges aimait Berthe. Seulement personne ne pouvait savoir si madame de Cinq-Cygne avait le désir de faire sa fille duchesse en attendant qu’elle devînt princesse; ou si la princesse désirait pour son fils une si belle dot, si la célèbre Diane allait au-devant de la noblesse de province, ou si la noblesse de province était effrayée de la célébrité de madame de Cadignan, de ses goûts et de sa vie ruineuse. Dans le désir de ne point nuire à son fils, la princesse, devenue dévote, avait muré sa vie intime, et passait la belle saison à Genève dans une villa.

Un soir, madame la princesse de Cadignan avait chez elle la marquise d’Espard, et de Marsay, le Président du Conseil. Elle vit ce soir-là cet ancien amant pour la dernière fois; car il mourut l’année suivante. Rastignac, sous-secrétaire d’État attaché au ministère de Marsay, deux ambassadeurs, deux orateurs célèbres restés à la Chambre des Pairs, les vieux ducs de Lenoncourt et de Navarreins, le comte de Vandenesse et sa jeune femme, d’Arthez s’y trouvaient et formaient un cercle assez bizarre dont la composition s’expliquera facilement: il s’agissait d’obtenir du premier ministre un laissez-passer pour le prince de Cadignan. De Marsay, qui ne voulait pas prendre sur lui cette responsabilité, venait dire à la princesse que l’affaire était entre bonnes mains. Un vieil homme politique devait leur apporter une solution pendant la soirée. On annonça la marquise et mademoiselle de Cinq-Cygne. Laurence, dont les principes étaient intraitables, fut non pas surprise, mais choquée, de voir les représentants les plus illustres de la légitimité, dans l’une et l’autre Chambre, causant avec le premier ministre de celui qu’elle n’appelait jamais que monseigneur le duc d’Orléans, l’écoutant et riant avec lui. De Marsay, comme les lampes près de s’éteindre, brillait d’un dernier éclat. Il oubliait là, volontiers, les soucis de la politique. La marquise de Cinq-Cygne accepta de Marsay, comme on dit que la cour d’Autriche acceptait alors monsieur de Saint-Aulaire: l’homme du monde fit passer le ministre. Mais elle se dressa comme si son siége eût été de fer rougi, quand elle entendit annoncer monsieur le comte de Gondreville.

—Adieu, madame, dit-elle à la princesse d’un ton sec.

Elle sortit avec Berthe en calculant la direction de ses pas de manière à ne pas rencontrer cet homme fatal.

—Vous avez peut-être fait manquer le mariage de Georges, dit à voix basse la princesse à de Marsay.

L’ancien clerc venu d’Arcis, l’ancien Représentant du Peuple, l’ancien Thermidorien, l’ancien Tribun, l’ancien Conseiller d’État, l’ancien comte de l’Empire et Sénateur, l’ancien Pair de Louis XVIII, le nouveau Pair de juillet, fit une révérence servile à la belle princesse de Cadignan.

—Ne tremblez plus, belle dame, nous ne faisons pas la guerre aux princes, dit-il en s’asseyant auprès d’elle.

Malin avait eu l’estime de Louis XVIII, à qui sa vieille expérience ne fut pas inutile. Il avait aidé beaucoup à renverser Decazes, et conseillé fortement le ministère Villèle. Reçu froidement par Charles X, il avait épousé les rancunes de Talleyrand. Il était alors en grande faveur sous le douzième gouvernement qu’il a l’avantage de servir depuis 1789, et qu’il desservira sans doute; mais depuis quinze mois, il avait rompu l’amitié qui, pendant trente-six ans, l’avait uni au plus célèbre de nos diplomates. Ce fut dans cette soirée qu’en parlant de ce grand diplomate il dit ce mot:-«Savez-vous la raison de son hostilité contre le duc de Bordeaux?... le Prétendant est trop jeune...»

—Vous donnez là, lui répondit Rastignac, un singulier conseil aux jeunes gens.

De Marsay, devenu très songeur depuis le mot de la princesse, ne releva pas ces plaisanteries; il regardait sournoisement Gondreville, et attendait évidemment pour parler que le vieillard, qui se couchait de bonne heure, fût parti. Tous ceux qui étaient là, témoins de la sortie de madame de Cinq-Cygne, dont les raisons étaient connues, imitèrent le silence de de Marsay. Gondreville, qui n’avait pas reconnu la marquise, ignorait les motifs de cette réserve générale; mais l’habitude des affaires, les mœurs politiques, lui avaient donné du tact, il était homme d’esprit d’ailleurs: il crut que sa présence gênait, il partit. De Marsay, debout à la cheminée, contempla, de façon à laisser deviner de graves pensées, ce vieillard de soixante-dix ans qui s’en allait lentement.

—J’ai eu tort, madame, de ne pas vous avoir nommé mon négociateur, dit enfin le premier ministre en entendant le roulement de la voiture. Mais je vais racheter ma faute et vous donner les moyens de faire votre paix avec les Cinq-Cygne. Voici plus de trente ans que la chose a eu lieu; c’est aussi vieux que la mort d’Henri IV, qui certes, entre nous, malgré le proverbe, est bien l’histoire la moins connue, comme beaucoup d’autres catastrophes historiques. Je vous jure, d’ailleurs, que si cette affaire ne concernait pas la marquise, elle n’en serait pas moins curieuse. Enfin, elle éclaircit un fameux passage de nos annales modernes, celui du mont Saint-Bernard. Messieurs les ambassadeurs y verront que, sous le rapport de la profondeur, nos hommes politiques d’aujourd’hui sont bien loin des Machiavels que les flots populaires ont élevés, en 1793, au-dessus des tempêtes, et dont quelques-uns ont trouvé, comme dit la romance, un port. Pour être aujourd’hui quelque chose en France, il faut avoir roulé dans les ouragans de ce temps-là.

—Mais il me semble, dit en souriant la princesse, que, sous ce rapport, votre état de choses n’a rien à désirer...

Un rire de bonne compagnie se joua sur toutes les lèvres, et de Marsay ne put s’empêcher de sourire. Les ambassadeurs parurent impatients, de Marsay fut pris par une quinte, et l’on fit silence.

—Par une nuit de juin 1800, dit le premier ministre, vers trois heures du matin, au moment où le jour faisait pâlir les bougies, deux hommes las de jouer à la bouillotte, ou qui n’y jouaient que pour occuper les autres, quittèrent le salon de l’hôtel des Relations Extérieures, alors situé rue du Bac, et allèrent dans un boudoir. Ces deux hommes, dont un est mort, et dont l’autre a un pied dans la tombe, sont, chacun dans leur genre, aussi extraordinaires l’un que l’autre. Tous deux ont été prêtres et tous deux ont abjuré; tous deux se sont mariés. L’un avait été simple oratorien, l’autre avait porté la mitre épiscopale. Le premier s’appelait Fouché, je ne vous dis pas le nom du second; mais tous deux étaient alors de simples citoyens français, très peu simples. Quand on les vit allant dans le boudoir, les personnes qui se trouvaient encore là manifestèrent un peu de curiosité. Un troisième personnage les suivit. Quant à celui-là, qui se croyait beaucoup plus fort que les deux premiers, il avait nom Sieyès, et vous savez tous qu’il appartenait également à l’Église avant la Révolution. Celui qui marchait difficilement se trouvait alors ministre des Relations Extérieures, Fouché était ministre de la Police générale. Sieyès avait abdiqué le consulat. Un petit homme, froid et sévère, quitta sa place et rejoignit ces trois hommes en disant à haute voix, devant quelqu’un de qui je tiens le mot: «Je crains le brelan des prêtres.» Il était ministre de la guerre. Le mot de Carnot n’inquiéta point les deux consuls qui jouaient dans le salon. Cambacérès et Lebrun étaient alors à la merci de leurs ministres, infiniment plus forts qu’eux. Presque tous ces hommes d’État sont morts, on ne leur doit plus rien: ils appartiennent à l’histoire, et l’histoire de cette nuit a été terrible; je vous la dis, parce que moi seul la sais, parce que Louis XVIII ne l’a pas dite à la pauvre madame de Cinq-Cygne, et qu’il est indifférent au gouvernement actuel qu’elle le sache. Tous quatre, ils s’assirent. Le boiteux dut fermer la porte avant qu’on prononçât un mot, il poussa même, dit-on, un verrou. Il n’y a que les gens bien élevés qui aient de ces petites attentions. Les trois prêtres avaient les figures blêmes et impassibles que vous leur avez connues. Carnot seul offrait un visage coloré. Aussi le militaire parla-t-il le premier.—De quoi s’agit-il?—De la France, dut dire le Prince, que j’admire comme un des hommes les plus extraordinaires de notre temps.—De la république, a certainement dit Fouché.—Du pouvoir, a dit probablement Sieyès.

Tous les assistants se regardèrent. De Marsay avait, de la voix, du regard et du geste, admirablement peint les trois hommes.

—Les trois prêtres s’entendirent à merveille, reprit-il. Carnot regarda sans doute ses collègues et l’ex-consul d’un air assez digne. Je crois qu’il a dû se trouver abasourdi en dedans.—Croyez-vous au succès? lui demanda Sieyès.—On peut tout attendre de Bonaparte, répondit le ministre de la guerre, il a passé les Alpes heureusement.—En ce moment, dit le diplomate avec une lenteur calculée, il joue son tout. Enfin, tranchons le mot, dit Fouché, que ferons-nous, si le premier Consul est vaincu? Est-il possible de refaire une armée? Resterons-nous ses humbles serviteurs?—Il n’y a plus de république en ce moment, fit observer Sieyès, il est consul pour dix ans.—Il a plus de pouvoir que n’en avait Cromwell, ajouta l’évêque, et n’a pas voté la mort du roi.—Nous avons un maître, dit Fouché, le conserverons-nous s’il perd la bataille, ou reviendrons-nous à la république pure?—La France, répliqua sentencieusement Carnot, ne pourra résister qu’en revenant à l’énergie conventionnelle.—Je suis de l’avis de Carnot, dit Sieyès. Si Bonaparte revient défait, il faut l’achever; il nous en a trop dit depuis sept mois!—Il a l’Armée, reprit Carnot d’un air penseur.—Nous aurons le peuple! s’écria Fouché.—Vous êtes prompt, monsieur! répliqua le grand seigneur de cette voix de basse-taille qu’il a conservée et qui fit rentrer l’oratorien en lui-même.—Soyez franc, dit un ancien conventionnel en montrant sa tête, si Bonaparte est vainqueur, nous l’adorerons; vaincu, nous l’enterrerons!—Vous étiez là, Malin, reprit le maître de la maison sans s’émouvoir; vous serez des nôtres. Et il lui fit signe de s’asseoir. Ce fut à cette circonstance que ce personnage, conventionnel assez obscur, dut d’être ce que nous venons de voir qu’il est encore en ce moment. Malin fut discret, et les deux ministres lui furent fidèles; mais il fut aussi le pivot de la machine et l’âme de la machination.—Cet homme n’a point encore été vaincu! s’écria Carnot avec un accent de conviction, et il vient de surpasser Annibal.—En cas de malheur, voici le Directoire, reprit très finement Sieyès en faisant remarquer à chacun qu’ils étaient cinq.—Et, dit le ministre des Affaires Étrangères, nous sommes tous intéressés au maintien de la révolution française, nous avons tous trois jeté le froc aux orties; le général a voté la mort du Roi. Quant à vous, dit-il à Malin, vous avez des biens d’émigré.—Nous avons tous les mêmes intérêts, dit péremptoirement Sieyès, et nos intérêts sont d’accord avec celui de la patrie.—Chose rare, dit le diplomate en souriant.—Il faut agir, ajouta Fouché; la bataille se livre, et Mélas a des forces supérieures. Gênes est rendue, et Masséna a commis la faute de s’embarquer pour Antibes; il n’est donc pas certain qu’il puisse rejoindre Bonaparte, qui restera réduit à ses seules ressources.—Qui vous a dit cette nouvelle? demanda Carnot.—Elle est sûre, répondit Fouché. Vous aurez le courrier à l’heure de la Bourse.

—Ceux-là n’y faisaient point de façons, dit de Marsay en souriant et s’arrêtant un moment.—Or, ce n’est pas quand la nouvelle du désastre viendra, dit toujours Fouché, que nous pourrons organiser les clubs, réveiller le patriotisme et changer la constitution. Notre dix-huit Brumaire doit être prêt.—Laissons-le faire au ministre de la police, dit le diplomate, et défions-nous de Lucien. (Lucien Bonaparte était alors ministre de l’intérieur.) Je l’arrêterai bien, dit Fouché.—Messieurs, s’écria Sieyès, notre Directoire ne sera plus soumis à des mutations anarchiques. Nous organiserons un pouvoir oligarchique, un sénat à vie, une chambre élective qui sera dans nos mains; car sachons profiter des fautes du passé.—Avec ce système, j’aurai la paix, dit l’évêque.—Trouvez-moi un homme sûr pour correspondre avec Moreau, car l’Armée d’Allemagne deviendra notre seule ressource! s’écria Carnot qui était resté plongé dans une profonde méditation.

—En effet, reprit de Marsay après une pause, ces hommes avaient raison, messieurs! Ils ont été grands dans cette crise et j’eusse fait comme eux.

—Messieurs, s’écria Sieyès d’un ton grave et solennel, dit de Marsay en reprenant son récit.—Ce mot: Messieurs! fut parfaitement compris: tous les regards exprimèrent une même foi, la même promesse, celle d’un silence absolu, d’une solidarité complète au cas où Bonaparte reviendrait triomphant.—Nous savons tous ce que nous avons à faire, ajouta Fouché. Sieyès avait tout doucement dégagé le verrou, son oreille de prêtre l’avait bien servi. Lucien entra.—Bonne nouvelle, messieurs! un courrier apporte à madame Bonaparte un mot du premier Consul: il a débuté par une victoire à Montebello. Les trois ministres se regardèrent.—Est-ce une bataille générale? demanda Carnot.—Non, un combat où Lannes s’est couvert de gloire. L’affaire a été sanglante. Attaqué avec dix mille hommes par dix-huit mille, il a été sauvé par une division envoyée à son secours. Ott est en fuite. Enfin la ligne d’opérations de Mélas est coupée.—De quand le combat? demanda Carnot.—Le huit, dit Lucien.—Nous sommes le treize, reprit le savant ministre; eh bien, selon toute apparence, les destinées de la France se jouent au moment où nous causons. (En effet, la bataille de Marengo commença le quatorze juin, à l’aube.)—Quatre jours d’attente mortelle! dit Lucien.—Mortelle? reprit le ministre des Relations Extérieures froidement et d’un air interrogatif.—Quatre jours, dit Fouché.—Un témoin oculaire m’a certifié que les deux consuls n’apprirent ces détails qu’au moment où les six personnages rentrèrent au salon. Il était alors quatre heures du matin. Fouché partit le premier. Voici ce que fit, avec une infernale et sourde activité, ce génie ténébreux, profond, extraordinaire, peu connu, mais qui avait bien certainement un génie égal à celui de Philippe II, à celui de Tibère et de Borgia. Sa conduite, lors de l’affaire de Walcheren, a été celle d’un militaire consommé, d’un grand politique, d’un administrateur prévoyant. C’est le seul ministre que Napoléon ait eu. Vous savez qu’alors il a épouvanté Napoléon. Fouché, Masséna et le Prince sont les trois plus grands hommes, les plus fortes têtes, comme diplomatie, guerre et gouvernement, que je connaisse; si Napoléon les avait franchement associés à son œuvre, il n’y aurait plus d’Europe, mais un vaste empire français. Fouché ne s’est détaché de Napoléon qu’en voyant Sieyès et le prince de Talleyrand mis de côté. Dans l’espace de trois jours, Fouché, tout en cachant la main qui remuait les cendres de ce foyer, organisa cette angoisse générale qui pesa sur toute la France et ranima l’énergie républicaine de 1793. Comme il faut éclaircir ce coin obscur de notre histoire, je vous dirai que cette agitation, partie de lui qui tenait tous les fils de l’ancienne Montagne, produisit les complots républicains par lesquels la vie du premier Consul fut menacée après sa victoire de Marengo. Ce fut la conscience qu’il avait du mal dont il était l’auteur qui lui donna la force de signaler à Bonaparte, malgré l’opinion contraire de celui-ci, les républicains comme plus mêlés que les royalistes à ces entreprises. Fouché connaissait admirablement les hommes; il compta sur Sieyès à cause de son ambition trompée, sur monsieur de Talleyrand parce qu’il était un grand seigneur, sur Carnot à cause de sa profonde honnêteté; mais il redoutait notre homme de ce soir, et voici comment il l’entortilla. Il n’était que Malin dans ce temps-là, Malin, le correspondant de Louis XVIII. Il fut forcé, par le ministre de la Police, de rédiger les proclamations du gouvernement révolutionnaire, ses actes, ses arrêts, la mise hors la loi des factieux du 18 brumaire; et bien plus, ce fut ce complice malgré lui qui les fit imprimer au nombre d’exemplaires nécessaire et qui les tint prêts en ballots dans sa maison. L’imprimeur fut arrêté comme conspirateur, car on fit choix d’un imprimeur révolutionnaire, et la police ne le relâcha que deux mois après. Cet homme est mort en 1816, croyant à une conspiration montagnarde. Une des scènes les plus curieuses jouées par la police de Fouché, est, sans contredit, celle que causa le premier courrier reçu par le plus célèbre banquier de cette époque, et qui annonça la perte de la bataille de Marengo. La fortune, si vous vous le rappelez, ne se déclara pour Napoléon que sur les sept heures du soir. A midi, l’agent envoyé sur le théâtre de la guerre par le roi de la finance d’alors regarda l’armée française comme anéantie et s’empressa de dépêcher un courrier. Le ministre de la Police envoya chercher les afficheurs, les crieurs, et l’un de ses affidés arrivait avec un camion chargé des imprimés, quand le courrier du soir, qui avait fait une excessive diligence, répandit la nouvelle du triomphe qui rendit la France véritablement folle. Il y eut des pertes considérables à la Bourse. Mais le rassemblement des afficheurs et des crieurs qui devaient proclamer la mise hors la loi, la mort politique de Bonaparte, fut tenu en échec et attendit que l’on eût imprimé la proclamation et le placard où la victoire du premier consul était exaltée. Gondreville, sur qui toute la responsabilité du complot pouvait tomber, fut si effrayé, qu’il mit les ballots dans des charrettes et les mena nuitamment à Gondreville, où sans doute il enterra ces sinistres papiers dans les caves du château qu’il avait acheté sous le nom d’un homme... Il l’a fait nommer président d’une cour impériale, il avait nom... Marion! Puis il revint à Paris assez à temps pour complimenter le premier Consul. Napoléon accourut, vous le savez, avec une effrayante célérité d’Italie en France, après la bataille de Marengo; mais il est certain, pour ceux qui connaissent à fond l’histoire secrète de ce temps, que sa promptitude eut pour but un message de Lucien. Le ministre de l’Intérieur avait entrevu l’attitude du parti montagnard, et, sans savoir d’où soufflait le vent, il craignait l’orage. Incapable de soupçonner les trois ministres, il attribuait ce mouvement aux haines excitées par son frère au 18 brumaire et à la ferme croyance où fut alors le reste des hommes de 1793 d’un échec irréparable en Italie. Les mots: Mort au tyran! criés à Saint-Cloud, retentissaient toujours aux oreilles de Lucien. La bataille de Marengo retint Napoléon sur les champs de la Lombardie jusqu’au 25 juin, il arriva le 2 juillet en France. Or, imaginez les figures des cinq conspirateurs, félicitant aux Tuileries le premier Consul sur sa victoire. Fouché dans le salon même dit au tribun, car ce Malin que vous venez de voir a été un peu tribun, d’attendre encore, et que tout n’était pas fini. En effet, Bonaparte ne semblait pas à monsieur de Talleyrand et à Fouché aussi marié qu’ils l’étaient eux-mêmes à la Révolution, et ils l’y bouclèrent pour leur propre sûreté, par l’affaire du duc d’Enghien. L’exécution du prince tient, par des ramifications saisissables, à ce qui s’était tramé dans l’hôtel des Relations Extérieures pendant la campagne de Marengo. Certes, aujourd’hui pour qui a connu des personnes bien informées, il est clair que Bonaparte fut joué comme un enfant par monsieur de Talleyrand et Fouché, qui voulurent le brouiller irrévocablement avec la maison de Bourbon, dont les ambassadeurs faisaient alors des tentatives auprès du premier Consul.

—Talleyrand faisant son whist chez madame de Luynes, dit alors un des personnages qui écoutaient, à trois heures du matin, tire sa montre, interrompt le jeu et demande tout à coup, sans aucune transition, à ses trois partners, si le prince de Condé avait d’autre enfant que monsieur le duc d’Enghien. Une demande si saugrenue, dans la bouche de monsieur de Talleyrand, causa la plus grande surprise.—Pourquoi nous demandez-vous ce que vous savez si bien? lui dit-on.—C’est pour vous apprendre que la maison de Condé finit en ce moment. Or, M. de Talleyrand était à l’hôtel de Luynes depuis le commencement de la soirée, et savait sans doute que Bonaparte était dans l’impossibilité de faire grâce.

—Mais, dit Rastignac à de Marsay, je ne vois point dans tout ceci madame de Cinq-Cygne.

—Ah! vous étiez si jeune, mon cher, que j’oubliais la conclusion; vous savez l’affaire de l’enlèvement du comte de Gondreville, qui a été la cause de la mort des deux Simeuse et du frère aîné de d’Hauteserre, qui, par son mariage avec mademoiselle de Cinq-Cygne, devint comte et depuis marquis de Cinq-Cygne.

De Marsay, prié par plusieurs personnes à qui cette aventure était inconnue, raconta le procès, en disant que les cinq inconnus étaient des escogriffes de la Police générale de l’Empire, chargés d’anéantir des ballots d’imprimés que le comte de Gondreville était venu précisément brûler en croyant l’Empire affermi.—Je soupçonne Fouché, dit-il, d’y avoir fait chercher en même temps des preuves de la correspondance de Gondreville et de Louis XVIII, avec lequel il s’est toujours entendu, même pendant la Terreur. Mais, dans cette épouvantable affaire, il y a eu de la passion de la part de l’agent principal, qui vit encore, un de ces grands hommes subalternes qu’on ne remplace jamais, et qui s’est fait remarquer par des tours de force étonnants. Il paraît que mademoiselle de Cinq-Cygne l’avait maltraité quand il était venu pour arrêter les Simeuse. Ainsi, madame, vous avez le secret de l’affaire; vous pourrez l’expliquer à la marquise de Cinq-Cygne, et lui faire comprendre pourquoi Louis XVIII a gardé le silence.

Paris, Janvier 1844.


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