La Comédie humaine - Volume 16. Études philosophiques et Études analytiques
LES PROSCRITS.
ALMÆ SORORI.
En 1308, il existait peu de maisons sur le Terrain formé par les alluvions et par les sables de la Seine, en haut de la Cité, derrière l’église Notre-Dame. Le premier qui osa se bâtir un logis sur cette grève soumise à de fréquentes inondations, fut un sergent de la ville de Paris qui avait rendu quelques menus services à messieurs du chapitre Notre-Dame; en récompense, l’évêque lui bailla vingt-cinq perches de terre, et le dispensa de toute censive ou redevance pour le fait de ses constructions. Sept ans avant le jour où commence cette histoire, Joseph Tirechair, l’un des plus rudes sergents de Paris, comme son nom le prouve, avait donc, grâce à ses droits dans les amendes par lui perçues pour les délits commis ès rues de la Cité, bâti sa maison au bord de la Seine, précisément à l’extrémité de la rue du Port-Saint-Landry. Afin de garantir de tout dommage les marchandises déposées sur le port, la ville avait construit une espèce de pile en maçonnerie qui se voit encore sur quelques vieux plans de Paris, et qui préservait le pilotis du port en soutenant à la tête du Terrain les efforts des eaux et des glaces; le sergent en avait profité pour asseoir son logis, en sorte qu’il fallait monter plusieurs marches pour arriver chez lui. Semblable à toutes les maisons du temps, cette bicoque était surmontée d’un toit pointu qui figurait au-dessus de la façade la moitié supérieure d’une losange. Au regret des historiographes, il existe à peine un ou deux modèles de ces toits à Paris. Une ouverture ronde éclairait le grenier dans lequel la femme du sergent faisait sécher le linge du Chapitre, car elle avait l’honneur de blanchir Notre-Dame, qui n’était certes pas une mince pratique. Au premier étage étaient deux chambres qui, bon an, mal an, se louaient aux étrangers à raison de quarante sous parisis pour chacune, prix exorbitant justifié d’ailleurs par le luxe que Tirechair avait mis dans leur ameublement. Des tapisseries de Flandre garnissaient les murailles; un grand lit orné d’un tour en serge verte, semblable à ceux des paysans, était honorablement fourni de matelas et recouvert de bons draps en toile fine. Chaque réduit avait son chauffe-doux, espèce de poêle dont la description est inutile. Le plancher, soigneusement entretenu par les apprenties de la Tirechair, brillait comme le bois d’une châsse. Au lieu d’escabelles, les locataires avaient pour siéges de grandes chaires en noyer sculpté, provenues sans doute du pillage de quelque château. Deux bahuts incrustés en étain, une table à colonnes torses, complétaient un mobilier digne des chevaliers bannerets les mieux huppés que leurs affaires amenaient à Paris. Les vitraux de ces deux chambres donnaient sur la rivière. Par l’une, vous n’eussiez pu voir que les rives de la Seine et les trois îles désertes dont les deux premières ont été réunies plus tard et forment l’île Saint-Louis aujourd’hui, la troisième était l’île Louviers. Par l’autre, vous auriez aperçu à travers une échappée du port Saint-Landry, le quartier de la Grève, le pont Notre-Dame avec ses maisons, les hautes tours du Louvre récemment bâties par Philippe-Auguste, et qui dominaient ce Paris chétif et pauvre, lequel suggère à l’imagination des poètes modernes tant de fausses merveilles. Le bas de la maison à Tirechair, pour nous servir de l’expression alors en usage, se composait d’une grande chambre où travaillait sa femme, et par où les locataires étaient obligés de passer pour se rendre chez eux, en gravissant un escalier pareil à celui d’un moulin. Puis derrière, se trouvaient la cuisine et la chambre à coucher, qui avaient vue sur la Seine. Un petit jardin conquis sur les eaux étalait au pied de cette humble demeure ses carrés de choux verts, ses oignons et quelques pieds de rosiers défendus par des pieux formant une espèce de haie. Une cabane construite en bois et en boue servait de niche à un gros chien, le gardien nécessaire de cette maison isolée. A cette niche commençait une enceinte où criaient des poules dont les œufs se vendaient aux chanoines. Çà et là, sur le Terrain fangeux ou sec, suivant les caprices de l’atmosphère parisienne, s’élevaient quelques petits arbres incessamment battus par le vent, tourmentés, cassés par les promeneurs; des saules vivaces, des joncs et de hautes herbes. Le terrain, la Seine, le Port, la maison étaient encadrés à l’ouest par l’immense basilique de Notre-Dame, qui projetait au gré du soleil son ombre froide sur cette terre. Alors comme aujourd’hui, Paris n’avait pas de lieu plus solitaire, de paysage plus solennel ni plus mélancolique. La grande voix des eaux, le chant des prêtres ou le sifflement du vent troublaient seuls cette espèce de bocage, où parfois se faisaient aborder quelques couples amoureux pour se confier leurs secrets, lorsque les offices retenaient à l’église les gens du chapitre.
Par une soirée du mois d’avril, en l’an 1308, Tirechair rentra chez lui singulièrement fâché. Depuis trois jours il trouvait tout en ordre sur la voie publique. En sa qualité d’homme de police, rien ne l’affectait plus que de se voir inutile. Il jeta sa hallebarde avec humeur, grommela de vagues paroles en dépouillant sa jaquette mi-partie de rouge et de bleu, pour endosser un mauvais hoqueton de camelot. Après avoir pris dans la huche un morceau de pain sur lequel il étendit une couche de beurre, il s’établit sur un banc, examina ses quatre murs blanchis à la chaux, compta les solives de son plancher, inventoria ses ustensiles de ménage appendus à des clous, maugréa d’un soin qui ne lui laissait rien à dire, et regarda sa femme, laquelle ne soufflait mot en repassant les aubes et les surplis de la sacristie.
—Par mon salut, dit-il pour entamer la conversation, je ne sais, Jacqueline, où tu vas pêcher les apprenties. En voilà une, ajouta-t-il en montrant une ouvrière qui plissait assez maladroitement une nappe d’autel, en vérité, plus je la mire, plus je pense qu’elle ressemble à une fille folle de son corps, et non à une bonne grosse serve de campagne. Elle a des mains aussi blanches que celles d’une dame! Jour de Dieu, ses cheveux sentent le parfum, je crois! et ses chausses sont fines comme celles d’une reine. Par la double corne de Mahom, les choses céans ne vont pas à mon gré.
L’ouvrière se prit à rougir, et guigna Jacqueline d’un air qui exprimait une crainte mêlée d’orgueil. La blanchisseuse répondit à ce regard par un sourire, quitta son ouvrage, et d’une voix aigrelette:—Ah çà! dit-elle à son mari, ne m’impatiente pas! Ne vas-tu point m’accuser de quelques manigances? Trotte sur ton pavé tant que tu voudras, et ne te mêle de ce qui se passe ici que pour dormir en paix, boire ton vin, et manger ce que je te mets sur la table; sinon, je ne me charge plus de t’entretenir en joie et en santé. Trouvez-moi dans toute la ville un homme plus heureux que ce singe-là! ajouta-t-elle en lui faisant une grimace de reproche. Il a de l’argent dans son escarcelle, il a pignon sur Seine, une vertueuse hallebarde d’un côté, une honnête femme de l’autre, une maison aussi propre, aussi nette que mon œil; et ça se plaint comme un pèlerin ardé du feu Saint-Antoine!
—Ah! reprit le sergent, crois-tu, Jacqueline, que j’aie envie de voir mon logis rasé, ma hallebarde aux mains d’un autre et ma femme au pilori?
Jacqueline et la délicate ouvrière pâlirent.
—Explique-toi donc, reprit vivement la blanchisseuse, et fais voir ce que tu as dans ton sac. Je m’aperçois bien, mon gars, que depuis quelques jours tu loges une sottise dans ta pauvre cervelle. Allons, viens çà! et défile-moi ton chapelet. Il faut que tu sois bien couard pour redouter le moindre grabuge en portant la hallebarde du parloir aux bourgeois, et en vivant sous la protection du chapitre. Les chanoines mettraient le diocèse en interdit si Jacqueline se plaignait à eux de la plus mince avanie.
En disant cela, elle marcha droit au sergent et le prit par le bras:—Viens donc, ajouta-t-elle en le faisant lever et l’emmenant sur les degrés.
Quand ils furent au bord de l’eau, dans leur jardinet, Jacqueline regarda son mari d’un air moqueur:—Apprends, vieux truand, que quand cette belle dame sort du logis, il entre une pièce d’or dans notre épargne.
—Oh! oh! fit le sergent qui resta pensif et coi devant sa femme. Mais il reprit bientôt:—Eh! donc, nous sommes perdus. Pourquoi cette femme vient-elle chez nous?
—Elle vient voir le joli petit clerc que nous avons là-haut, reprit Jacqueline en montrant la chambre dont la fenêtre avait vue sur la vaste étendue de la Seine.
—Malédiction! s’écria le sergent. Pour quelques traîtres écus, tu m’auras ruiné, Jacqueline. Est-ce là un métier que doive faire la sage et prude femme d’un sergent? Mais fût-elle comtesse ou baronne, cette dame ne saurait nous tirer du traquenard où nous serons tôt ou tard emboisés? N’aurons-nous pas contre nous un mari puissant et grandement offensé? car jarnidieu! elle est bien belle.
—Oui dà, elle est veuve, vilain oison! Comment oses-tu soupçonner ta femme de vilenie et de bêtises? Cette dame n’a jamais parlé à notre gentil clerc, elle se contente de le voir et de penser à lui. Pauvre enfant! sans elle, il serait déjà mort de faim, car elle est quasiment sa mère. Et lui, le chérubin, il est aussi facile de le tromper que de bercer un nouveau-né. Il croit que ses deniers vont toujours, et il les a déjà deux fois mangés depuis six mois.
—Femme, répondit gravement le sergent en lui montrant la place de Grève, te souviens-tu d’avoir vu d’ici le feu dans lequel on a rôti l’autre jour cette Danoise?
—Eh! bien, dit Jacqueline effrayée.
—Eh! bien, reprit Tirechair, les deux étrangers que nous aubergeons sentent le roussi. Il n’y a chapitre, comtesse, ni protection qui tiennent. Voilà Pâques venu, l’année finie, il faut mettre nos hôtes à la porte, et vite et tôt. Apprendras-tu donc à un sergent à reconnaître le gibier de potence? Nos deux hôtes avaient pratiqué la Porrette, cette hérétique de Danemarck ou de Norwége de qui tu as entendu d’ici le dernier cri. C’était une courageuse diablesse, elle n’a point sourcillé sur son fagot, ce qui prouvait abondamment son accointance avec le diable; je l’ai vue comme je te vois, elle prêchait encore l’assistance, disant qu’elle était dans le ciel et voyait Dieu. Hé! bien, depuis ce jour, je n’ai point dormi tranquillement sur mon grabat. Le seigneur couché au dessus de nous est plus sûrement sorcier que chrétien. Foi de sergent! j’ai le frisson quand ce vieux passe près de moi; la nuit, jamais il ne dort; si je m’éveille, sa voix retentit comme le bourdonnement des cloches, et je lui entends faire ses conjurations dans la langue de l’enfer; lui as-tu jamais vu manger une honnête croûte de pain, une fouace faite par la main d’un talmellier catholique? Sa peau brune a été cuite et hâlée par le feu de l’enfer. Jour de Dieu! ses yeux exercent un charme, comme ceux des serpents! Jacqueline, je ne veux pas de ces deux hommes chez moi. Je vis trop près de la justice pour ne pas savoir qu’il faut ne jamais rien avoir à démêler avec elle. Tu mettras nos deux locataires à la porte: le vieux parce qu’il m’est suspect, le jeune parce qu’il est trop mignon. L’un et l’autre ont l’air de ne point hanter les chrétiens, ils ne vivent certes pas comme nous vivons; le petit regarde toujours la lune, les étoiles et les nuages, en sorcier qui guette l’heure de monter sur son balai; l’autre sournois se sert bien certainement de ce pauvre enfant pour quelque sortilége. Mon bouge est déjà sur la rivière, j’ai assez de cette cause de ruine sans y attirer le feu du ciel ou l’amour d’une comtesse. J’ai dit. Ne bronche pas.
Malgré le despotisme qu’elle exerçait au logis, Jacqueline resta stupéfaite en entendant l’espèce de réquisitoire fulminé par le sergent contre ses deux hôtes. En ce moment, elle regarda machinalement la fenêtre de la chambre où logeait le vieillard, et frissonna d’horreur en y rencontrant tout à coup la face sombre et mélancolique, le regard profond qui faisaient tressaillir le sergent, quelque habitué qu’il fût à voir des criminels.
A cette époque, petits et grands, clercs et laïques, tout tremblait à la pensée d’un pouvoir surnaturel. Le mot de magie était aussi puissant que la lèpre pour briser les sentiments, rompre les liens sociaux, et glacer la pitié dans les cœurs les plus généreux. La femme du sergent pensa soudain qu’elle n’avait jamais vu ses deux hôtes faisant acte de créature humaine. Quoique la voix du plus jeune fût douce et mélodieuse comme les sons d’une flûte, elle l’entendait si rarement, qu’elle fut tentée de la prendre pour l’effet d’un sortilége. En se rappelant l’étrange beauté de ce visage blanc et rose, en revoyant par le souvenir cette chevelure blonde et les feux humides de ce regard, elle crut y reconnaître les artifices du démon. Elle se souvint d’être restée pendant des journées entières sans avoir entendu le plus léger bruit chez les deux étrangers. Où étaient-ils pendant ces longues heures? Tout à coup, les circonstances les plus singulières revinrent en foule à sa mémoire. Elle fut complétement saisie par la peur, et voulut voir une preuve de magie dans l’amour que la riche dame portait à ce jeune Godefroy, pauvre orphelin venu de Flandre à Paris pour étudier à l’Université. Elle mit promptement la main dans une de ses poches, en tira vivement quatre livres tournois en grands blancs, et regarda les pièces par un sentiment d’avarice mêlé de crainte.
—Ce n’est pourtant pas là de la fausse monnaie? dit-elle en montrant les sous d’argent à son mari.—Puis, ajouta-t-elle, comment les mettre hors de chez nous après avoir reçu d’avance le loyer de l’année prochaine?
—Tu consulteras le doyen du chapitre, répondit le sergent. N’est-ce pas à lui de nous dire comment nous devons nous comporter avec des êtres extraordinaires?
—Oh! oui, bien extraordinaires, s’écria Jacqueline. Voyez la malice! venir se gîter dans le giron même de Notre-Dame! Mais, reprit-elle, avant de consulter le doyen, pourquoi ne pas prévenir cette noble et digne dame du danger qu’elle court?
En achevant ces paroles, Jacqueline et le sergent, qui n’avait pas perdu un coup de dent, rentrèrent au logis. Tirechair, en homme vieilli dans les ruses de son métier, feignit de prendre l’inconnue pour une véritable ouvrière; mais cette indifférence apparente laissait percer la crainte d’un courtisan qui respecte un royal incognito. En ce moment, six heures sonnèrent au clocher de Saint-Denis-du-Pas, petite église qui se trouvait entre Notre-Dame et le port Saint-Landry, la première cathédrale bâtie à Paris, au lieu même où saint Denis a été mis sur le gril, disent les chroniques. Aussitôt l’heure vola de cloche en cloche par toute la Cité. Tout à coup des cris confus s’élevèrent sur la rive gauche de la Seine, derrière Notre-Dame, à l’endroit où fourmillaient les écoles de l’Université. A ce signal, le vieil hôte de Jacqueline se remua dans sa chambre. Le sergent, sa femme et l’inconnue entendirent ouvrir et fermer brusquement une porte, et le pas lourd de l’étranger retentit sur les marches de l’escalier intérieur. Les soupçons du sergent donnaient à l’apparition de ce personnage un si haut intérêt, que les visages de Jacqueline et du sergent offrirent tout à coup une expression bizarre dont fut saisie la dame. Rapportant, comme toutes les personnes qui aiment, l’effroi du couple à son protégé, l’inconnue attendit avec une sorte d’inquiétude l’événement qu’annonçait la peur de ses prétendus maîtres.
L’étranger resta pendant un instant sur le seuil de la porte pour examiner les trois personnes qui étaient dans la salle, en paraissant y chercher son compagnon. Le regard qu’il y jeta, quelque insouciant qu’il fût, troubla les cœurs. Il était vraiment impossible à tout le monde, et même à un homme ferme, de ne pas avouer que la nature avait départi des pouvoirs exorbitants à cet être en apparence surnaturel. Quoique ses yeux fussent assez profondément enfoncés sous les grands arceaux dessinés par ses sourcils, ils étaient comme ceux d’un milan enchâssés dans des paupières si larges et bordés d’un cercle noir si vivement marqué sur le haut de sa joue, que leurs globes semblaient être en saillie. Cet œil magique avait je ne sais quoi de despotique et de perçant qui saisissait l’âme par un regard pesant et plein de pensées, un regard brillant et lucide comme celui des serpents ou des oiseaux; mais qui stupéfiait, qui écrasait par la véloce communication d’un immense malheur ou de quelque puissance surhumaine. Tout était en harmonie avec ce regard de plomb et de feu, fixe et mobile, sévère et calme. Si dans ce grand œil d’aigle les agitations terrestres paraissaient en quelque sorte éteintes, le visage maigre et sec portait aussi les traces de passions malheureuses et de grands événements accomplis. Le nez tombait droit et se prolongeait de telle sorte que les narines semblaient le retenir. Les os de la face étaient nettement accusés par des rides droites et longues qui creusaient les joues décharnées. Tout ce qui formait un creux dans sa figure paraissait sombre. Vous eussiez dit le lit d’un torrent où la violence des eaux écoulées était attestée par la profondeur des sillons qui trahissaient quelque lutte horrible, éternelle. Semblables à la trace laissée par les rames d’une barque sur les ondes, de larges plis partant de chaque côté de son nez accentuaient fortement son visage, et donnaient à sa bouche, ferme et sans sinuosités, un caractère d’amère tristesse. Au-dessus de l’ouragan peint sur ce visage, son front tranquille s’élançait avec une sorte de hardiesse et le couronnait comme d’une coupole en marbre. L’étranger gardait cette attitude intrépide et sérieuse que contractent les hommes habitués au malheur, faits par la nature pour affronter avec impassibilité les foules furieuses, et pour regarder en face les grands dangers. Il semblait se mouvoir dans une sphère à lui, d’où il planait au-dessus de l’humanité. Ainsi que son regard, son geste possédait une irrésistible puissance; ses mains décharnées étaient celles d’un guerrier; s’il fallait baisser les yeux quand les siens plongeaient sur vous, il fallait également trembler quand sa parole ou son geste s’adressaient à votre âme. Il marchait entouré d’une majesté silencieuse qui le faisait prendre pour un despote sans gardes, pour quelque Dieu sans rayons. Son costume ajoutait encore aux idées qu’inspiraient les singularités de sa démarche ou de sa physionomie. L’âme, le corps et l’habit s’harmoniaient ainsi de manière à impressionner les imaginations les plus froides. Il portait une espèce de surplis en drap noir, sans manches, qui s’agrafait par devant et descendait jusqu’à mi-jambe, en lui laissant le col nu, sans rabat. Son justaucorps et ses bottines, tout était noir. Il avait sur la tête une calotte en velours semblable à celle d’un prêtre, et qui traçait une ligne circulaire au-dessus de son front sans qu’un seul cheveu s’en échappât. C’était le deuil le plus rigide et l’habit le plus sombre qu’un homme pût prendre. Sans une longue épée qui pendait à son côté, soutenue par un ceinturon de cuir que l’on apercevait à la fente du surtout noir, un ecclésiastique l’eût salué comme un frère. Quoiqu’il fût de taille moyenne, il paraissait grand; mais en le regardant au visage, il était gigantesque.
—L’heure a sonné, la barque attend, ne viendrez-vous pas?
GODEFROID.
Au premier coup d’œil vous eussiez cru voir un enfant ou quelque jeune fille déguisée.
LES PROSCRITS
A ces paroles prononcées en mauvais français, mais qui furent facilement entendues au milieu du silence, un léger frémissement retentit dans l’autre chambre, et le jeune homme en descendit avec la rapidité d’un oiseau. Quand Godefroid se montra, le visage de la dame s’empourpra, elle trembla, tressaillit, et se fit un voile de ses mains blanches. Toute femme eût partagé cette émotion en contemplant un homme de vingt ans environ, mais dont la taille et les formes étaient si frêles qu’au premier coup d’œil vous eussiez cru voir un enfant ou quelque jeune fille déguisée. Son chaperon noir, semblable au béret des Basques, laissait apercevoir un front blanc comme de la neige où la grâce et l’innocence étincelaient en exprimant une suavité divine, reflet d’une âme pleine de foi. L’imagination des poètes aurait voulu y chercher cette étoile que, dans je ne sais quel conte, une mère pria la fée-marraine d’empreindre sur le front de son enfant abandonné comme Moïse au gré des flots. L’amour respirait dans les milliers de boucles blondes qui retombaient sur ses épaules. Son cou, véritable cou de cygne, était blanc et d’une admirable rondeur. Ses yeux bleus, pleins de vie et limpides, semblaient réfléchir le ciel. Les traits de son visage, la coupe de son front étaient d’un fini, d’une délicatesse à ravir un peintre. La fleur de beauté qui, dans les figures de femmes, nous cause d’intarissables émotions, cette exquise pureté des lignes, cette lumineuse auréole posée sur des traits adorés, se mariaient à des teintes mâles, à une puissance encore adolescente, qui formaient de délicieux contrastes. C’était enfin un de ces visages mélodieux qui, muets, nous parlent et nous attirent; néanmoins, en le contemplant avec un peu d’attention, peut-être y aurait-on reconnu l’espèce de flétrissure qu’imprime une grande pensée ou la passion, dans une verdeur mate qui le faisait ressembler à une jeune feuille se dépliant au soleil. Aussi, jamais opposition ne fut-elle plus brusque ni plus vive que l’était celle offerte par la réunion de ces deux êtres. Il semblait voir un gracieux et faible arbuste né dans le creux d’un vieux saule, dépouillé par le temps, sillonné par la foudre, décrépit, un de ces saules majestueux, l’admiration des peintres; le timide arbrisseau s’y met à l’abri des orages. L’un était un Dieu, l’autre était un ange; celui-ci le poète qui sent, celui-là le poète qui traduit; un prophète souffrant, un lévite en prières. Tous deux passèrent en silence.
—Avez-vous vu comme il l’a sifflé? s’écria le sergent de ville au moment où le pas des deux étrangers ne s’entendit plus sur la grève. N’est-ce point un diable et son page?
—Ouf! répondit Jacqueline, j’étais oppressée. Jamais je n’avais examiné nos hôtes si attentivement. Il est malheureux, pour nous autres femmes, que le démon puisse prendre un si gentil visage!
—Oui, jette-lui de l’eau bénite, s’écria Tirechair, et tu le verras se changer en crapaud. Je vais aller tout dire à l’officialité.
En entendant ce mot, la dame se réveilla de la rêverie dans laquelle elle était plongée, et regarda le sergent qui mettait sa casaque bleue et rouge.
—Où courez-vous? dit-elle.
—Informer la justice que nous logeons des sorciers, bien à notre corps défendant.
L’inconnue se prit à sourire.
—Je suis la comtesse Mahaut, dit-elle en se levant avec une dignité qui rendit le sergent tout pantois. Gardez-vous de faire la plus légère peine à vos hôtes. Honorez surtout le vieillard, je l’ai vu chez le roi votre seigneur qui l’a courtoisement accueilli, vous seriez mal avisé de lui causer le moindre encombre. Quant à mon séjour chez vous, n’en sonnez mot, si vous aimez la vie.
La comtesse se tut et retomba dans sa méditation. Elle releva bientôt la tête, fit un signe à Jacqueline, et toutes deux montèrent à la chambre de Godefroid. La belle comtesse regarda le lit, les chaires de bois, le bahut, les tapisseries, la table, avec un bonheur semblable à celui du banni qui contemple, au retour, les toits pressés de sa ville natale, assise au pied d’une colline.
—Si tu ne m’as pas trompée, dit-elle à Jacqueline, je le promets cent écus d’or.
—Tenez, madame, répondit l’hôtesse, le pauvre ange est sans méfiance, voici tout son bien!
Disant cela, Jacqueline ouvrait un tiroir de la table, et montrait quelques parchemins.
—O Dieu de bonté! s’écria la comtesse en saisissant un contrat qui attira soudain son attention et où elle lut: GOTHOFREDUS COMES GANTIACUS. (Godefroid, comte de Gand.)
Elle laissa tomber le parchemin, passa la main sur son front; mais, se trouvant sans doute compromise de laisser voir son émotion à Jacqueline, elle reprit une contenance froide.
—Je suis contente! dit-elle.
Puis elle descendit et sortit de la maison. Le sergent et sa femme se mirent sur le seuil de leur porte, et lui virent prendre le chemin du port. Un bateau se trouvait amarré près de là. Quand le frémissement du pas de la comtesse put être entendu, un marinier se leva soudain, aida la belle ouvrière à s’asseoir sur un banc, et rama de manière à faire voler le bateau comme une hirondelle, en aval de la Seine.
—Es-tu bête! dit Jacqueline en frappant familièrement sur l’épaule du sergent. Nous avons gagné ce matin cent écus d’or.
—Je n’aime pas plus loger des seigneurs que loger des sorciers. Je ne sais qui des uns ou des autres nous mène plus vitement au gibet, répondit Tirechair en prenant sa hallebarde. Je vais, reprit-il, aller faire ma ronde du côté de Champfleuri. Ah! que Dieu nous protége, et me fasse rencontrer quelque galloise ayant mis ce soir ses anneaux d’or pour briller dans l’ombre comme un ver luisant!
Jacqueline, restée seule au logis, monta précipitamment dans la chambre du seigneur inconnu pour tâcher d’y trouver quelques renseignements sur cette mystérieuse affaire. Semblable à ces savants qui se donnent des peines infinies pour compliquer les principes clairs et simples de la nature, elle avait déjà bâti un roman informe qui lui servait à expliquer la réunion de ces trois personnages sous son pauvre toit. Elle fouilla le bahut, examina tout, et ne put rien découvrir d’extraordinaire. Elle vit seulement sur la table une écritoire et quelques feuilles de parchemin; mais comme elle ne savait pas lire, cette trouvaille ne pouvait lui rien apprendre. Un sentiment de femme la ramena dans la chambre du beau jeune homme, d’où elle aperçut par la croisée ses deux hôtes qui traversaient la Seine dans le bateau du passeur.
—Ils sont comme deux statues, se dit-elle. Ah! ah! ils abordent devant la rue du Fouarre. Est-il leste le petit mignon! il a sauté à terre comme un bouvreuil. Près de lui, le vieux ressemble à quelque saint de pierre de la cathédrale. Ils vont à l’ancienne école des Quatre-Nations. Prest! je ne les vois plus.—C’est là qu’il respire, ce pauvre chérubin? ajouta-t-elle en regardant les meubles de la chambre. Est-il galant et plaisant! Ah! ces seigneurs, c’est autrement fait que nous.
Et Jacqueline descendit après avoir passé la main sur la couverture du lit, épousseté le bahut, et s’être demandé pour la centième fois depuis six mois:—A quoi diable passe-t-il toutes ses saintes journées? Il ne peut pas toujours regarder dans le bleu du temps et dans les étoiles que Dieu a pendues là-haut comme des lanternes. Le cher enfant a du chagrin. Mais pourquoi le vieux maître et lui ne se parlent-ils presque point? Puis elle se perdit dans ses pensées, qui, dans sa cervelle de femme, se brouillèrent comme un écheveau de fil.
Le vieillard et le jeune homme étaient entrés dans une des écoles qui rendaient à cette époque la rue du Fouarre si célèbre en Europe. L’illustre Sigier, le plus fameux docteur en Théologie mystique de l’Université de Paris, montait à sa chaire au moment où les deux locataires de Jacqueline arrivèrent à l’ancienne école des Quatre-Nations, dans une grande salle basse, de plain-pied avec la rue. Les dalles froides étaient garnies de paille fraîche, sur laquelle un bon nombre d’étudiants avaient tous un genou appuyé, l’autre relevé, pour sténographier l’improvisation du maître à l’aide de ces abréviations qui font le désespoir des déchiffreurs modernes. La salle était pleine, non-seulement d’écoliers, mais encore des hommes les plus distingués du clergé, de la cour et de l’ordre judiciaire. Il s’y trouvait des savants étrangers, des gens d’épée et de riches bourgeois. Là se rencontraient ces faces larges, ces fronts protubérants, ces barbes vénérables qui nous inspirent une sorte de religion pour nos ancêtres à l’aspect des portraits du Moyen-Age. Des visages maigres aux yeux brillants et enfoncés, surmontés de crânes jaunis dans les fatigues d’une scolastique impuissante, la passion favorite du siècle, contrastaient avec de jeunes têtes ardentes, avec des hommes graves, avec des figures guerrières, avec les joues rubicondes de quelques financiers. Ces leçons, ces dissertations, ces thèses soutenues par les génies les plus brillants du treizième et du quatorzième siècle, excitaient l’enthousiasme de nos pères; elles étaient leurs combats de taureaux, leurs Italiens, leur tragédie, leurs grands danseurs, tout leur théâtre enfin. Les représentations de mystères ne vinrent qu’après ces luttes spirituelles qui peut-être engendrèrent la scène française. Une éloquente inspiration qui réunissait l’attrait de la voix humaine habilement maniée, les subtilités de l’éloquence et des recherches hardies dans les secrets de Dieu, satisfaisait alors à toutes les curiosités, émouvait les âmes, et composait le spectacle à la mode. La Théologie ne résumait pas seulement les sciences, elle était la science même, comme le fut autrefois la Grammaire chez les Grecs, et présentait un fécond avenir à ceux qui se distinguaient dans ces duels, où, comme Jacob, les orateurs combattaient avec l’esprit de Dieu. Les ambassades, les arbitrages entre les souverains, les chancelleries, les dignités ecclésiastiques, appartenaient aux hommes dont la parole s’était aiguisée dans les controverses théologiques. La chaire était la tribune de l’époque. Ce système vécut jusqu’au jour où Rabelais immola l’ergotisme sous ses terribles moqueries, comme Cervantes tua la chevalerie avec une comédie écrite.
Pour comprendre ce siècle extraordinaire, l’esprit qui en dicta les chefs-d’œuvre inconnus aujourd’hui, quoique immenses, enfin pour s’en expliquer tout jusqu’à la barbarie, il suffit d’étudier les constitutions de l’Université de Paris, et d’examiner l’enseignement bizarre alors en vigueur. La Théologie se divisait en deux Facultés, celle de Théologie proprement dite, et celle de Décret. La Faculté de Théologie avait trois sections: la Scolastique, la Canonique et la Mystique. Il serait fastidieux d’expliquer les attributions de ces diverses parties de la science, puisqu’une seule, la Mystique, est le sujet de cette étude. La THÉOLOGIE MYSTIQUE embrassait l’ensemble des révélations divines et l’explication des mystères. Cette branche de l’ancienne théologie est secrètement restée en honneur parmi nous. Jacob Bœhm, Swedenborg, Martinez Pasqualis, Saint-Martin, Molinos, mesdames Guyon, Bourignon et Krudener, la grande secte des Extatiques, celle des Illuminés, ont, à diverses époques, dignement conservé les doctrines de cette science, dont le but a quelque chose d’effrayant et de gigantesque. Aujourd’hui, comme au temps du docteur Sigier, il s’agit de donner à l’homme des ailes pour pénétrer dans le sanctuaire où Dieu se cache à nos regards.
Cette digression était nécessaire pour l’intelligence de la scène à laquelle le vieillard et le jeune homme partis du terrain Notre-Dame venaient assister; puis elle défendra de tout reproche cette Étude, que certaines personnes hardies à juger pourraient soupçonner de mensonge et de taxer d’hyperbole.
Le docteur Sigier était de haute taille et dans la force de l’âge. Sauvée de l’oubli par les fastes universitaires, sa figure offrait de frappantes analogies avec celle de Mirabeau. Elle était marquée au sceau d’une éloquence impétueuse, animée, terrible. Le docteur avait au front les signes d’une croyance religieuse et d’une ardente foi qui manquèrent à son Sosie. Sa voix possédait de plus une douceur persuasive, un timbre éclatant et flatteur.
En ce moment, le jour que les croisées à petits vitraux garnis de plomb répandaient avec parcimonie, colorait cette assemblée de teintes capricieuses en y créant çà et là de vigoureux contrastes par le mélange de la lueur et des ténèbres. Ici des yeux étincelaient en des coins obscurs; là de noires chevelures, caressées par des rayons, semblaient lumineuses au-dessus de quelques visages ensevelis dans l’ombre; puis, plusieurs crânes découronnés, conservant une faible ceinture de cheveux blancs, apparaissaient au-dessus de la foule comme des créneaux argentés par la lune. Toutes les têtes, tournées vers le docteur, restaient muettes, impatientes. Les voix monotones des autres professeurs dont les écoles étaient voisines, retentissaient dans la rue silencieuse comme le murmure des flots de la mer. Le pas des deux inconnus qui arrivèrent en ce moment attira l’attention générale. Le docteur Sigier, prêt à prendre la parole, vit le majestueux vieillard debout, lui chercha de l’œil une place, et n’en trouvant pas, tant la foule était grande, il descendit, vint à lui d’un air respectueux, et le fit asseoir sur l’escalier de la chaire en lui prêtant son escabeau. L’assemblée accueillit cette faveur par un long murmure d’approbation, en reconnaissant dans le vieillard le héros d’une admirable thèse récemment soutenue à la Sorbonne. L’inconnu jeta sur l’auditoire, au-dessus duquel il planait, ce profond regard qui racontait tout un poème de malheurs, et ceux qu’il atteignit éprouvèrent d’indéfinissables tressaillements. L’enfant qui suivait le vieillard s’assit sur une des marches, et s’appuya contre la chaire, dans une pose ravissante de grâce et de tristesse. Le silence devint profond, le seuil de la porte, la rue même, furent obstrués en peu d’instants par une foule d’écoliers qui désertèrent les autres classes.
Le docteur Sigier devait résumer, en un dernier discours, les théories qu’il avait données sur la résurrection, sur le ciel et l’enfer, dans ses leçons précédentes. Sa curieuse doctrine répondait aux sympathies de l’époque, et satisfaisait à ces désirs immodérés du merveilleux qui tourmentent les hommes à tous les âges du monde. Cet effort de l’homme pour saisir un infini qui échappe sans cesse à ses mains débiles, ce dernier assaut de la pensée avec elle-même, était une œuvre digne d’une assemblée où brillaient alors toutes les lumières de ce siècle, où scintillait peut-être la plus vaste des imaginations humaines. D’abord le docteur rappela simplement, d’un ton doux et sans emphase, les principaux points précédemment établis.
«Aucune intelligence ne se trouvait égale à une autre. L’homme était-il en droit de demander compte à son créateur de l’inégalité des forces morales données à chacun? Sans vouloir pénétrer tout à coup les desseins de Dieu, ne devait-on pas reconnaître en fait que, par suite de leurs dissemblances générales, les intelligences se divisaient en de grandes sphères? Depuis la sphère où brillait le moins d’intelligence jusqu’à la plus translucide où les âmes apercevaient le chemin pour aller à Dieu, n’existait-il pas une gradation réelle de spiritualité? les esprits appartenant à une même sphère ne s’entendaient-ils pas fraternellement, en âme, en chair, en pensée, en sentiment?»
Là, le docteur développait de merveilleuses théories relatives aux sympathies. Il expliquait dans un langage biblique les phénomènes de l’amour, les répulsions instinctives, les attractions vives qui méconnaissent les lois de l’espace, les cohésions soudaines des âmes qui semblent se reconnaître. Quant aux divers degrés de force dont étaient susceptibles nos affections, il les résolvait par la place plus ou moins rapprochée du centre que les êtres occupaient dans leurs cercles respectifs. Il révélait mathématiquement une grande pensée de Dieu dans la coordination des différentes sphères humaines. Par l’homme, disait-il, ces sphères créaient un monde intermédiaire entre l’intelligence de la brute et l’intelligence des anges. Selon lui, la Parole divine nourrissait la Parole spirituelle, la Parole spirituelle nourrissait la Parole animée, la Parole animée nourrissait la Parole animale, la Parole animale nourrissait la Parole végétale, et la Parole végétale exprimait la vie de la parole stérile. Les successives transformations de chrysalide que Dieu imposait ainsi à nos âmes, et cette espèce de vie infusoire qui, d’une zone à l’autre, se communiquait toujours plus vive, plus spirituelle, plus clairvoyante, développait confusément, mais assez merveilleusement peut-être pour ses auditeurs inexpérimentés, le mouvement imprimé par le Très-Haut à la Nature. Secouru par de nombreux passages empruntés aux livres sacrés, et desquels il se servait pour se commenter lui-même, pour exprimer par des images sensibles les raisonnements abstraits qui lui manquaient, il secouait l’esprit de Dieu comme une torche à travers les profondeurs de la création, avec une éloquence qui lui était propre et dont les accents sollicitaient la conviction de son auditoire. Déroulant ce mystérieux système dans toutes ses conséquences, il donnait la clef de tous les symboles, justifiait les vocations, les dons particuliers, les génies, les talents humains. Devenant tout à coup physiologiste par instinct, il rendait compte des ressemblances animales inscrites sur les figures humaines, par des analogies primordiales et par le mouvement ascendant de la création. Il vous faisait assister au jeu de la nature, assignait une mission, un avenir aux minéraux, à la plante, à l’animal. La Bible à la main, après avoir spiritualisé la Matière et matérialisé l’Esprit, après avoir fait entrer la volonté de Dieu en tout, et imprimé du respect pour ses moindres œuvres, il admettait la possibilité de parvenir par la foi d’une sphère à une autre.
Telle fut la première partie de son discours, il en appliqua par d’adroites digressions les doctrines au système de la féodalité. La poésie religieuse et profane, l’éloquence abrupte du temps avaient une large carrière dans cette immense théorie, où venaient se fondre tous les systèmes philosophiques de l’antiquité, mais d’où le docteur les faisait sortir, éclaircis, purifiés, changés. Les faux dogmes des deux principes et ceux du panthéisme tombaient sous sa parole qui proclamait l’unité divine en laissant à Dieu et à ses anges la connaissance des fins dont les moyens éclataient si magnifiques aux yeux de l’homme. Armé des démonstrations par lesquelles il expliquait le monde matériel, le docteur Sigier construisait un monde spirituel dont les sphères graduellement élevées nous séparaient de Dieu, comme la plante était éloignée de nous par une infinité de cercles à franchir. Il peuplait le ciel, les étoiles, les astres, le soleil. Au nom de saint Paul, il investissait les hommes d’une puissance nouvelle, il leur était permis de monter de monde en monde jusqu’aux sources de la vie éternelle. L’échelle mystique de Jacob était tout à la fois la formule religieuse de ce secret divin et la preuve traditionnelle du fait. Il voyageait dans les espaces en entraînant les âmes passionnées sur les ailes de sa parole, et faisait sentir l’infini à ses auditeurs, en les plongeant dans l’océan céleste. Le docteur expliquait ainsi logiquement l’enfer par d’autres cercles disposés en ordre inverse des sphères brillantes qui aspiraient à Dieu, où la souffrance et les ténèbres remplaçaient la lumière et l’esprit. Les tortures se comprenaient aussi bien que les délices. Les termes de comparaison existaient dans les transitions de la vie humaine, dans ses diverses atmosphères de douleur et d’intelligence. Ainsi les fabulations les plus extraordinaires de l’enfer et du purgatoire se trouvaient naturellement réalisées. Il déduisait admirablement les raisons fondamentales de nos vertus. L’homme pieux, cheminant dans la pauvreté, fier de sa conscience, toujours en paix avec lui-même, et persistant à ne pas se mentir dans son cœur, malgré les spectacles du vice triomphant, était un ange puni, déchu, qui se souvenait de son origine, pressentait sa récompense, accomplissait sa tâche et obéissait à sa belle mission. Les sublimes résignations du christianisme apparaissent alors dans toute leur gloire. Il mettait les martyrs sur les bûchers ardents, et les dépouillait presque de leurs mérites, en les dépouillant de leurs souffrances. Il montrait l’ange intérieur dans les cieux, tandis que l’homme extérieur était brisé par le fer des bourreaux. Il peignait, il faisait reconnaître à certains signes célestes, des anges parmi les hommes. Il allait alors arracher dans les entrailles de l’entendement le véritable sens du mot chute, qui se retrouve en tous les langages. Il revendiquait les plus fertiles traditions, afin de démontrer la vérité de notre origine. Il expliquait avec lucidité la passion que tous les hommes ont de s’élever, de monter, ambition instinctive, révélation perpétuelle de notre destinée. Il faisait épouser d’un regard l’univers entier, et décrivait la substance de Dieu même, coulant à pleins bords comme un fleuve immense, du centre aux extrémités, des extrémités vers le centre. La nature était une et compacte. Dans l’œuvre la plus chétive en apparence, comme dans la plus vaste, tout obéissait à cette loi. Chaque création en reproduisait en petit une image exacte, soit la sève de la plante, soit le sang de l’homme, soit le cours des astres. Il entassait preuve sur preuve, et configurait toujours sa pensée par un tableau mélodieux de poésie. Il marchait, d’ailleurs, hardiment au-devant des objections. Ainsi lui-même foudroyait sous une éloquente interrogation les monuments de nos sciences et les superfétations humaines, à la construction desquelles les sociétés employaient les éléments du monde terrestre. Il demandait si nos guerres, si nos malheurs, si nos dépravations empêchaient le grand mouvement imprimé par Dieu à tous les mondes? Il faisait rire de l’impuissance humaine en montrant nos efforts effacés partout. Il évoquait les mânes de Tyr, de Carthage, de Babylone; il ordonnait à Babel, à Jérusalem de comparaître; il y cherchait, sans les trouver, les sillons éphémères de la charrue civilisatrice. L’humanité flottait sur le monde, comme un vaisseau dont le sillage disparaît sous le niveau paisible de l’Océan.
Telles étaient les idées fondamentales du discours prononcé par le docteur Sigier, idées qu’il enveloppa dans le langage mystique et le latin bizarre en usage à cette époque. Les Écritures dont il avait fait une étude particulière lui fournissaient les armes sous lesquelles il apparaissait à son siècle pour en presser la marche. Il couvrait comme d’un manteau sa hardiesse sous un grand savoir, et sa philosophie sous la sainteté de ses mœurs. En ce moment, après avoir mis son audience face à face avec Dieu, après avoir fait tenir le monde dans une pensée, et dévoilé presque la pensée du monde, il contempla l’assemblée silencieuse, palpitante, et interrogea l’étranger par un regard. Aiguillonné sans doute par la présence de cet être singulier, il ajouta ces paroles, dégagées ici de la latinité corrompue du moyen-âge.
—Où croyez-vous que l’homme puisse prendre ces vérités fécondes, si ce n’est au sein de Dieu même? Que suis-je? Le faible traducteur d’une seule ligne léguée par le plus puissant des apôtres, une seule ligne entre mille également brillantes de lumière. Avant nous tous, saint Paul avait dit: In Deo vivimus, movemur et sumus. (Nous vivons, nous sommes, nous marchons dans Dieu même.) Aujourd’hui, moins croyants et plus savants, ou moins instruits et plus incrédules, nous demanderions à l’apôtre, à quoi bon ce mouvement perpétuel? Où va cette vie distribuée par zones? Pourquoi cette intelligence qui commence par les perceptions confuses du marbre, et va, de sphère en sphère, jusqu’à l’homme, jusqu’à l’ange, jusqu’à Dieu? Où est la source, où est la mer? Si la vie, arrivée à Dieu à travers les mondes et les étoiles, à travers la matière et l’esprit, redescend vers un autre but? Vous voudriez voir l’univers des deux côtés. Vous adoreriez le souverain, à condition de vous asseoir sur son trône un moment. Insensés que nous sommes! nous refusons aux animaux les plus intelligents le don de comprendre nos pensées et le but de nos actions, nous sommes sans pitié pour les créatures des sphères inférieures, nous les chassons de notre monde, nous leur dénions la faculté de deviner la pensée humaine, et nous voudrions connaître la plus élevée de toutes les idées, l’idée de l’idée! Eh! bien, allez, partez! montez par la foi de globe en globe, volez dans les espaces! La pensée, l’amour et la foi en sont les clefs mystérieuses. Traversez les cercles, parvenez au trône! Dieu est plus clément que vous ne l’êtes, il a ouvert son temple à toutes ses créations. Mais n’oubliez pas l’exemple de Moïse? Déchaussez-vous pour entrer dans le sanctuaire, dépouillez-vous de toute souillure, quittez bien complétement votre corps, autrement vous seriez consumés, car Dieu... Dieu, c’est la lumière!
Au moment où le docteur Sigier, la face ardente, la main levée, prononçait cette grande parole, un rayon de soleil pénétra par un vitrail ouvert, et fit jaillir comme par magie une source brillante, une longue et triangulaire bande d’or qui revêtit l’assemblée comme d’une écharpe. Toutes les mains battirent, car les assistants acceptèrent cet effet du soleil couchant comme un miracle. Un cri unanime s’éleva:—Vivat! vivat! Le ciel lui-même semblait applaudir. Godefroid, saisi de respect, regardait tour à tour le vieillard et le docteur Sigier qui se parlaient à voix basse.
—Gloire au maître! disait l’étranger.
—Qu’est une gloire passagère? répondait Sigier.
—Je voudrais éterniser ma reconnaissance, répliqua le vieillard.
—Eh! bien, une ligne de vous? reprit le docteur, ce sera me donner l’immortalité humaine.
—Hé! peut-on donner ce qu’on n’a point? s’écria l’inconnu.
Accompagnés par la foule qui, semblable à des courtisans autour de leurs rois, se pressait sur leurs pas, en laissant entre elle et ces trois personnages une respectueuse distance, Godefroid, le vieillard et Sigier marchèrent vers la rive fangeuse où dans ce temps il n’y avait point encore de maisons, et où le passeur les attendait. Le docteur et l’étranger ne s’entretenaient ni en latin ni en langue gauloise, ils parlaient gravement un langage inconnu. Leurs mains s’adressaient tour à tour aux cieux et à la terre. Plus d’une fois, Sigier à qui les détours du rivage étaient familiers, guidait avec un soin particulier le vieillard vers les planches étroites jetées comme des ponts sur la boue; l’assemblée les épiait avec curiosité, et quelques écoliers enviaient le privilége du jeune enfant qui suivait ces deux souverains de la parole. Enfin le docteur salua le vieillard et vit partir le bateau du passeur.
Au moment où la barque flotta sur la vaste étendue de la Seine en imprimant ses secousses à l’âme, le soleil, semblable à un incendie qui s’allumait à l’horizon, perça les nuages, versa sur les campagnes des torrents de lumière, colora de ses tons rouges, de ses reflets bruns et les cimes d’ardoises et les toits de chaume, borda de feu les tours de Philippe-Auguste, inonda les cieux, teignit les eaux, fit resplendir les herbes, réveilla les insectes à moitié endormis. Cette longue gerbe de lumière embrasa les nuages. C’était comme le dernier vers de l’hymne quotidien. Tout cœur devait tressaillir, alors la nature fut sublime. Après avoir contemplé ce spectacle, l’étranger eut ses paupières humectées par la plus faible de toutes les larmes humaines. Godefroid pleurait aussi, sa main palpitante rencontra celle du vieillard qui se retourna, lui laissa voir son émotion; mais, sans doute pour sauver sa dignité d’homme qu’il crut compromise, il lui dit d’une voix profonde:—Je pleure mon pays, je suis banni! Jeune homme, à cette heure même j’ai quitté ma patrie. Mais là-bas, à cette heure, les lucioles sortent de leurs frêles demeures, et se suspendent comme autant de diamants aux rameaux des glaïeuls. A cette heure, la brise douce comme la plus douce poésie, s’élève d’une vallée trempée de lumière, en exhalant de suaves parfums. A l’horizon, je voyais une ville d’or, semblable à la Jérusalem céleste, une ville dont le nom ne doit pas sortir de ma bouche. Là, serpente aussi une rivière. Cette ville et ses monuments, cette rivière dont les ravissantes perspectives, dont les nappes d’eau bleuâtre se confondaient, se mariaient, se dénouaient, lutte harmonieuse qui réjouissait ma vue et m’inspirait l’amour, où sont-ils? A cette heure, les ondes prenaient sous le ciel du couchant des teintes fantastiques, et figuraient de capricieux tableaux. Les étoiles distillaient une lumière caressante, la lune tendait partout ses piéges gracieux, elle donnait une autre vie aux arbres, aux couleurs, aux formes, et diversifiait les eaux brillantes, les collines muettes, les édifices éloquents. La ville parlait, scintillait; elle me rappelait, elle! Des colonnes de fumée se dressaient auprès des colonnes antiques dont les marbres étincelaient de blancheur au sein de la nuit; les lignes de l’horizon se dessinaient encore à travers les vapeurs du soir, tout était harmonie et mystère. La nature ne me disait pas adieu, elle voulait me garder. Ah! c’était tout pour moi: ma mère et mon enfant, mon épouse et ma gloire! Les cloches, elles-mêmes, pleuraient alors ma proscription. O terre merveilleuse! elle est aussi belle que le ciel! Depuis cette heure, j’ai eu l’univers pour cachot. Ma chère patrie, pourquoi m’as-tu proscrit?—Mais j’y triompherai! s’écria-t-il en jetant ce mot avec un tel accent de conviction, et d’un timbre si éclatant, que le batelier tressaillit en croyant entendre le son d’une trompette.
Le vieillard était debout, dans une attitude prophétique et regardait dans les airs vers le sud, en montrant sa patrie à travers les régions du ciel. La pâleur ascétique de son visage avait fait place à la rougeur du triomphe, ses yeux étincelaient, il était sublime comme un lion hérissant sa crinière.
—Et toi, pauvre enfant! reprit-il en regardant Godefroid dont les joues étaient bordées par un chapelet de gouttes brillantes, as-tu donc comme moi étudié la vie sur des pages sanglantes? Pourquoi pleurer? Que peux-tu regretter à ton âge?
—Hélas! dit Godefroid, je regrette une patrie plus belle que toutes les patries de la terre, une patrie que je n’ai point vue et dont j’ai souvenir. Oh! si je pouvais fendre les espaces à plein vol, j’irais...
—Où? dit le Proscrit.
—Là-haut, répondit l’enfant.
En entendant ce mot, l’étranger tressaillit, arrêta son regard lourd sur le jeune homme, et le fit taire. Tous deux ils s’entretinrent par une inexplicable effusion d’âme en écoutant leurs vœux au sein d’un fécond silence, et voyagèrent fraternellement comme deux colombes qui parcourent les cieux d’une même aile, jusqu’au moment où la barque, en touchant le sable du Terrain, les tira de leur profonde rêverie. Tous deux, ensevelis dans leurs pensées, marchèrent en silence vers la maison du sergent.
—Ainsi, disait en lui-même le grand étranger, ce pauvre petit se croit un ange banni du ciel. Et qui parmi nous aurait le droit de le détromper? Sera-ce moi? Moi qui suis enlevé si souvent par un pouvoir magique loin de la terre; moi qui appartiens à Dieu; moi qui suis pour moi-même un mystère. N’ai-je donc pas vu le plus beau des anges vivant dans cette boue? Cet enfant est-il donc plus ou moins insensé que je le suis? A-t-il fait un pas plus hardi dans la foi? Il croit, sa croyance le conduira sans doute en quelque sentier lumineux semblable à celui dans lequel je marche. Mais, s’il est beau comme un ange, n’est-il pas trop faible pour résister à de si rudes combats!
Intimidé par la présence de son compagnon, dont la voix foudroyante lui exprimait ses propres pensées, comme l’éclair traduit les volontés du ciel, l’enfant se contentait de regarder les étoiles avec les yeux d’un amant. Accablé par un luxe de sensibilité qui lui écrasait le cœur, il était là, faible et craintif, comme un moucheron inondé de soleil. La voix de Sigier leur avait célestement déduit à tous deux les mystères du monde moral; le grand vieillard devait les revêtir de gloire; l’enfant les sentait en lui-même sans pouvoir en rien exprimer; tous trois, ils exprimaient par de vivantes images la Science, la Poésie et le Sentiment.
En rentrant au logis, l’étranger s’enferma dans sa chambre, alluma sa lampe inspiratrice, et se confia au terrible démon du travail, en demandant des mots au silence, des idées à la nuit. Godefroid s’assit au bord de sa fenêtre, regarda tour à tour les reflets de la lune dans les eaux, étudia les mystères du ciel. Livré à l’une de ces extases qui lui étaient familières, il voyagea de sphère en sphère, de visions en visions, écoutant et croyant entendre de sourds frémissements et des voix d’anges, voyant ou croyant voir des lueurs divines au sein desquelles il se perdait, essayant de parvenir au point éloigné, source de toute lumière, principe de toute harmonie. Bientôt la grande clameur de Paris propagée par les eaux de la Seine s’apaisa, les lueurs s’éteignirent une à une en haut des maisons, le silence régna dans toute son étendue, et la vaste cité s’endormit comme un géant fatigué. Minuit sonna. Le plus léger bruit, la chute d’une feuille ou le vol d’un choucas changeant de place dans les cimes de Notre-Dame, eussent alors rappelé l’esprit de l’étranger sur la terre, eussent fait quitter à l’enfant les hauteurs célestes vers lesquelles son âme était montée sur les ailes de l’extase. En ce moment, le vieillard entendit avec horreur dans la chambre voisine un gémissement qui se confondit avec la chute d’un corps lourd que l’oreille expérimentée du banni reconnut pour être un cadavre. Il sortit précipitamment, entra chez Godefroid, le vit gisant comme une masse informe, aperçut une longue corde serrée à son cou et qui serpentait à terre. Quand il l’eut dénouée, l’enfant ouvrit les yeux.
—Où suis-je, demanda-t-il avec une expression de plaisir.
—Chez vous, dit le vieillard en regardant avec surprise le cou de Godefroid, le clou auquel la corde avait été attachée, et qui se trouvait encore au bout.
—Dans le ciel, répondit l’enfant d’une voix délicieuse.
—Non, sur la terre! répliqua le vieillard.
Godefroid marcha dans la ceinture de lumière tracée par la lune à travers la chambre dont le vitrail était ouvert, il revit la Seine frémissante, les saules et les herbes du Terrain. Une nuageuse atmosphère s’élevait au-dessus des eaux comme un dais de fumée. A ce spectacle pour lui désolant, il se croisa les mains sur la poitrine et prit une attitude de désespoir; le vieillard vint à lui, l’étonnement peint sur la figure.
—Vous avez voulu vous tuer? lui demanda-t-il.
—Oui, répondit Godefroid en laissant l’étranger lui passer à plusieurs reprises les mains sur le cou pour examiner l’endroit où les efforts de la corde avaient porté.
Malgré de légères contusions, le jeune homme avait dû peu souffrir. Le vieillard présuma que le clou avait promptement cédé au poids du corps, et que ce fatal essai s’était terminé par une chute sans danger.
—Pourquoi donc, cher enfant, avez-vous tenté de mourir?
—Ah! répondit Godefroid ne retenant plus les larmes qui roulaient dans ses yeux, j’ai entendu la voix d’en haut! Elle m’appelait par mon nom! Elle ne m’avait pas encore nommé; mais cette fois, elle me conviait au ciel! Oh! combien cette voix est douce!—Ne pouvant m’élancer dans les cieux, ajouta-t-il avec un geste naïf, j’ai pris pour aller à Dieu la seule route que nous ayons.
—Oh, enfant, enfant sublime! s’écria le vieillard en enlaçant Godefroid dans ses bras et le pressant avec enthousiasme sur son cœur. Tu es poète, tu sais monter intrépidement sur l’ouragan! Ta poésie, à toi, ne sort pas de ton cœur! Tes vives, tes ardentes pensées, tes créations marchent et grandissent dans ton âme. Va, ne livre pas tes idées au vulgaire? sois l’autel, la victime et le prêtre tout ensemble! Tu connais les cieux, n’est-ce pas? Tu as vu ces myriades d’anges aux blanches plumes, aux sistres d’or qui tous tendent d’un vol égal vers le trône, et tu as admiré souvent leurs ailes qui, sous la voix de Dieu, s’agitent comme les touffes harmonieuses des forêts sous la tempête. Oh! combien l’espace sans bornes est beau! dis?
Le vieillard serra convulsivement la main de Godefroid, et tous deux contemplèrent le firmament dont les étoiles semblaient verser de caressantes poésies qu’ils entendaient.
—Oh! voir Dieu, s’écria doucement Godefroid.
—Enfant! reprit tout à coup l’étranger d’une voix sévère, as-tu donc si tôt oublié les enseignements sacrés de notre bon maître le docteur Sigier? Pour revenir, toi dans ta patrie céleste, et moi dans ma patrie terrestre, ne devons-nous pas obéir à la voix de Dieu? Marchons résignés dans les rudes chemins où son doigt puissant a marqué notre route. Ne frémis-tu pas du danger auquel tu t’es exposé? Venu sans ordre, ayant dit: Me voilà! avant le temps, ne serais-tu pas retombé dans un monde inférieur à celui dans lequel ton âme voltige aujourd’hui? Pauvre chérubin égaré, ne devrais-tu pas bénir Dieu de t’avoir fait vivre dans une sphère où tu n’entends que de célestes accords? N’es-tu pas pur comme un diamant, beau comme une fleur? Ah! si, semblable à moi, tu ne connaissais que la cité des douleurs! A m’y promener, je me suis usé le cœur. Oh! fouiller dans les tombes pour leur demander d’horribles secrets; essuyer des mains altérées de sang, les compter pendant toutes les nuits, les contempler levées vers moi, en implorant un pardon que je ne puis accorder; étudier les convulsions de l’assassin et les derniers cris de sa victime; écouter d’épouvantables bruits et d’affreux silences; le silence d’un père dévorant ses fils morts; interroger le rire des damnés; chercher quelques formes humaines parmi des masses décolorées que le crime a roulées et tordues; apprendre des mots que les hommes vivants n’entendent pas sans mourir; toujours évoquer les morts, pour toujours les traduire et les juger, est-ce donc une vie?
—Arrêtez! s’écria Godefroid, je ne saurais vous regarder, vous écouter davantage! Ma raison s’égare, ma vue s’obscurcit. Vous allumez en moi un feu qui me dévore.
—Je dois cependant continuer, reprit le vieillard en secouant sa main par un mouvement extraordinaire qui produisit sur le jeune homme l’effet d’un charme.
Pendant un moment, l’étranger fixa sur Godefroid ses grands yeux éteints et abattus; puis, il étendit le doigt vers la terre: vous eussiez cru voir alors un gouffre entr’ouvert à son commandement. Il resta debout, éclairé par les indécis et vagues reflets de la lune qui firent resplendir son front d’où s’échappa comme une lueur solaire. Si d’abord une expression presque dédaigneuse se perdit dans les sombres plis de son visage, bientôt son regard contracta cette fixité qui semble indiquer la présence d’un objet invisible aux organes ordinaires de la vue. Certes, ses yeux contemplèrent alors les lointains tableaux que nous garde la tombe. Jamais peut-être cet homme n’eut une apparence si grandiose. Une lutte terrible bouleversa son âme, vint réagir sur sa forme extérieure; et quelque puissant qu’il parût être, il plia comme une herbe qui se courbe sous la brise messagère des orages. Godefroid resta silencieux, immobile, enchanté; une force inexplicable le cloua sur le plancher; et, comme lorsque notre attention nous arrache à nous-même, dans le spectacle d’un incendie ou d’une bataille, il ne sentit plus son propre corps.
—Veux-tu que je te dise la destinée au-devant de laquelle tu marchais, pauvre ange d’amour? Écoute! Il m’a été donné de voir les espaces immenses, les abîmes sans fin où vont s’engloutir les créations humaines, cette mer sans rives où court notre grand fleuve d’hommes et d’anges. En parcourant les régions des éternels supplices, j’étais préservé de la mort par le manteau d’un Immortel, ce vêtement de gloire dû au génie et que se passent les siècles, moi, chétif! Quand j’allais par les campagnes de lumière où se pressent les heureux, l’amour d’une femme, les ailes d’un ange, me soutenaient; porté sur son cœur, je pouvais goûter ces plaisirs ineffables dont l’étreinte est plus dangereuse pour nous, mortels, que ne le sont les angoisses du monde mauvais. En accomplissant mon pèlerinage à travers les sombres régions d’en-bas, j’étais parvenu de douleur en douleur, de crime en crime, de punitions en punitions, de silences atroces en cris déchirants sur le gouffre supérieur aux cercles de l’Enfer. Déjà, je voyais dans le lointain la clarté du Paradis qui brillait à une distance énorme, j’étais dans la nuit, mais sur les limites du jour. Je volais, emporté par mon guide, entraîné par une puissance semblable à celle qui pendant nos rêves nous ravit dans les sphères invisibles aux yeux du corps. L’auréole qui ceignait nos fronts faisait fuir les ombres sur notre passage, comme une impalpable poussière. Loin de nous, les soleils de tous les univers jetaient à peine la faible lueur des lucioles de mon pays. J’allais atteindre les champs de l’air où, vers le paradis, les masses de lumière se multiplient, où l’on fend facilement l’azur, où les innombrables mondes jaillissent comme des fleurs dans une prairie. Là, sur la dernière ligne circulaire qui appartenait encore aux fantômes que je laissais derrière moi, semblable à des chagrins qu’on veut oublier, je vis une grande ombre. Debout et dans une attitude ardente, cette âme dévorait les espaces du regard, ses pieds restaient attachés par le pouvoir de Dieu sur le dernier point de cette ligne où elle accomplissait sans cesse la tension pénible par laquelle nous projetons nos forces lorsque nous voulons prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à s’envoler. Je reconnus un homme, il ne nous regarda, ne nous entendit pas; tous ses muscles tressaillaient et haletaient; par chaque parcelle de temps, il semblait éprouver sans faire un seul pas la fatigue de traverser l’infini qui le séparait du paradis où sa vue plongeait sans cesse, où il croyait entrevoir une image chérie. Sur la dernière porte de l’Enfer comme sur la première, je lus une expression de désespoir dans l’espérance. Le malheureux était si horriblement écrasé par je ne sais quelle force, que sa douleur passa dans mes os et me glaça. Je me réfugiai près de mon guide dont la protection me rendit à la paix et au silence. Semblable à la mère dont l’œil perçant voit le milan dans les airs ou l’y devine, l’ombre poussa un cri de joie. Nous regardâmes là où il regardait, et nous vîmes comme un saphir flottant au-dessus de nos têtes dans les abîmes de lumière. Cette éclatante étoile descendait avec la rapidité d’un rayon de soleil quand il apparaît au matin sur l’horizon, et que ses premières clartés glissent furtivement sur notre terre. La SPLENDEUR devint distincte, elle grandit; j’aperçus bientôt le nuage glorieux au sein duquel vont les anges, espèce de fumée brillante émanée de leur divine substance, et qui çà et là pétille en langues de feu. Une noble tête, de laquelle il est impossible de supporter l’éclat sans avoir revêtu le manteau, le laurier, la palme, attribut des Puissances, s’élevait au-dessus de cette nuée aussi blanche, aussi pure que la neige. C’était une lumière dans la lumière! Ses ailes en frémissant semaient d’éblouissantes oscillations dans les sphères par lesquelles il passait, comme passe le regard de Dieu à travers les mondes. Enfin je vis l’archange dans sa gloire! La fleur d’éternelle beauté qui décore les anges de l’Esprit brillait en lui. Il tenait à la main une palme verte, et de l’autre un glaive flamboyant; la palme, pour en décorer l’ombre pardonnée; le glaive, pour faire reculer l’Enfer entier par un seul geste. A son approche, nous sentîmes les parfums du ciel qui tombèrent comme une rosée. Dans la région où demeura l’Ange, l’air prit la couleur des opales, et s’agita par des ondulations dont le principe venait de lui. Il arriva, regarda l’ombre, lui dit:—A demain! Puis il se retourna vers le ciel par un mouvement gracieux, étendit ses ailes, franchit les sphères comme un vaisseau fend les ondes en laissant à peine voir ses blanches voiles à des exilés laissés sur quelque plage déserte. L’ombre poussa d’effroyables cris auxquels les damnés répondirent depuis le cercle le plus profondément enfoncé dans l’immensité des mondes de douleur jusqu’à celui plus paisible à la surface duquel nous étions. La plus poignante de toutes les angoisses avait fait un appel à toutes les autres. La clameur se grossit des rugissements d’une mer de feu qui servait comme de base à la terrible harmonie des innombrables millions d’âmes souffrantes. Puis tout à coup l’ombre prit son vol à travers la cité dolente et descendit de sa place jusqu’au fond même de l’Enfer; elle remonta subitement, revint, se replongea dans les cercles infinis, les parcourut dans tous les sens, semblable à un vautour qui, mis pour la première fois dans une volière, s’épuise en efforts superflus. L’ombre avait le droit d’errer ainsi, et pouvait traverser les zones de l’Enfer, glaciales, fétides, brûlantes, sans participer à leurs souffrances; elle glissait dans cette immensité comme un rayon du soleil se fait jour au sein de l’obscurité.—Dieu ne lui a point infligé de punition, me dit le maître; mais aucune de ces âmes de qui tu as successivement contemplé les tortures, ne voudrait changer son supplice contre l’espérance sous laquelle cette âme succombe. En ce moment, l’ombre revint près de nous, ramenée par une force invincible qui la condamnait à sécher sur le bord des enfers. Mon divin guide, qui devina ma curiosité, toucha de son rameau le malheureux occupé peut-être à mesurer le siècle de peine qui se trouvait entre ce moment et ce lendemain toujours fugitif. L’ombre tressaillit, et nous jeta un regard plein de toutes les larmes qu’elle avait déjà versées.—«Vous voulez connaître mon infortune? dit-elle d’une voix triste, oh! j’aime à la raconter. Je suis ici, Térésa est là-haut? voilà tout. Sur terre, nous étions heureux, nous étions toujours unis. Quand je vis pour la première fois ma chère Térésa Donati, elle avait dix ans. Nous nous aimâmes alors, sans savoir ce qu’était l’amour. Notre vie fut une même vie: je pâlissais de sa pâleur, j’étais heureux de sa joie; ensemble, nous nous livrâmes au charme de penser, de sentir, et l’un par l’autre nous apprîmes l’amour. Nous fûmes mariés dans Crémone, jamais nous ne connûmes nos lèvres que parées des perles du sourire, nos yeux rayonnèrent toujours; nos chevelures ne se séparèrent pas plus que nos vœux; toujours nos deux têtes se confondaient quand nous lisions, toujours nos pas s’unissaient quand nous marchions. La vie fut un long baiser, notre maison fut une couche. Un jour Térésa pâlit et me dit pour la première fois:—Je souffre! Et je ne souffrais pas! Elle ne se releva plus. Je vis, sans mourir, ses beaux traits s’altérer, ses cheveux d’or s’endolorir. Elle souriait pour me cacher ses douleurs; mais je les lisais dans l’azur de ses yeux dont je savais interpréter les moindres tremblements. Elle me disait:—Honorino, je t’aime! au moment où ses lèvres blanchirent; enfin, elle serrait encore ma main dans ses mains quand la mort les glaça. Aussitôt je me tuai pour qu’elle ne couchât pas seule dans le lit du sépulcre, sous son drap de marbre. Elle est là-haut, Térésa, moi, je suis ici. Je voulais ne pas la quitter, Dieu nous a séparés; pourquoi donc nous avoir unis sur la terre? Il est jaloux. Le paradis a été sans doute bien plus beau du jour où Térésa y est montée. La voyez-vous? Elle est triste dans son bonheur, elle est sans moi! Le paradis doit être bien désert pour elle.»—Maître, dis-je en pleurant, car je pensais à mes amours, au moment où celui-ci souhaitera le paradis pour Dieu seulement, ne sera-t-il pas délivré? Le père de la poésie inclina doucement la tête en signe d’assentiment. Nous nous éloignâmes en fendant les airs, sans faire plus de bruit que les oiseaux qui passent quelquefois sur nos têtes quand nous sommes étendus à l’ombre d’un arbre. Nous eussions vainement tenté d’empêcher l’infortuné de blasphémer ainsi. Un des malheurs des anges des ténèbres est de ne jamais voir la lumière, même quand ils en sont environnés. Celui-ci n’aurait pas compris nos paroles.
En ce moment, le pas rapide de plusieurs chevaux retentit au milieu du silence, le chien aboya, la voix grondeuse du sergent lui répondit; des cavaliers descendirent, frappèrent à la porte, et le bruit s’éleva tout à coup avec la violence d’une détonation inattendue. Les deux proscrits, les deux poètes tombèrent sur terre de toute la hauteur qui nous sépare des cieux. Le douloureux brisement de cette chute courut comme un autre sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour eux, la douleur fut en quelque sorte une commotion électrique. La lourde et sonore démarche d’un homme d’armes dont l’épée, dont la cuirasse et les éperons produisaient un cliquetis ferrugineux retentit dans l’escalier; puis un soldat se montra bientôt devant l’étranger surpris.
—Nous pouvons rentrer à Florence, dit cet homme dont la grosse voix parut douce en prononçant des mots italiens.
—Que dis-tu? demanda le grand vieillard.
—Les blancs triomphent!
—Ne te trompes-tu pas? reprit le poète.
—Non, cher Dante! répondit le soldat dont la voix guerrière exprima les frissonnements des batailles et les joies de la victoire.
—A Florence! à Florence! O ma Florence! cria vivement Dante Alighieri qui se dressa sur ses pieds, regarda dans les airs, crut voir l’Italie, et devint gigantesque.
—Et moi! quand serai-je dans le ciel? dit Godefroid qui restait un genou en terre devant le poète immortel, comme un ange en face du sanctuaire.
—Viens à Florence! lui dit Dante d’un son de voix compatissant. Va! quand tu verras ses amoureux paysages du haut de Fiesolè, tu te croiras au paradis.
Le soldat se mit à sourire. Pour la première, pour la seule fois peut-être, la sombre et terrible figure de Dante respira une joie; ses yeux et son front exprimaient les peintures de bonheur qu’il a si magnifiquement prodiguées dans son Paradis. Il lui semblait peut-être entendre la voix de Béatrix. En ce moment, le pas léger d’une femme et le frémissement d’une robe retentirent dans le silence. L’aurore jetait alors ses premières clartés. La belle comtesse Mahaut entra, courut à Godefroid.
—Viens, mon enfant, mon fils! il m’est maintenant permis de l’avouer! Ta naissance est reconnue, tes droits sont sous la protection du roi de France, et tu trouveras un paradis dans le cœur de ta mère.
—Je reconnais la voix du ciel, cria l’enfant ravi.
Ce cri réveilla Dante qui regarda le jeune homme enlacé dans les bras de la comtesse; il les salua par un regard et laissa son compagnon d’étude sur le sein maternel.
—Partons, s’écria-t-il d’une voix tonnante. Mort aux Guelfes!
Paris, octobre 1831.
LOUIS LAMBERT.
DÉDICACE.
Et nunc et semper dilectæ dicatum.
Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance et comptait faire de lui son successeur; mais les dispositions qu’il manifesta prématurément pour l’étude modifièrent l’arrêt paternel. D’ailleurs le tanneur et sa femme chérissaient Louis comme on chérit un fils unique et ne le contrariaient en rien. L’Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de Louis à l’âge de cinq ans; et ce livre, où sont contenus tant de livres, avait décidé de sa destinée. Cette enfantine imagination comprit-elle déjà la mystérieuse profondeur des Écritures, pouvait-elle déjà suivre l’Esprit-Saint dans son vol à travers les mondes, s’éprit-elle seulement des romanesques attraits qui abondent en ces poèmes tout orientaux; ou, dans sa première innocence, cette âme sympathisa-t-elle avec le sublime religieux que des mains divines ont épanché dans ce livre! Pour quelques lecteurs, notre récit résoudra ces questions. Un fait résulta de cette première lecture de la Bible: Louis allait par tout Montoire, y quêtant des livres qu’il obtenait à la faveur de ces séductions dont le secret n’appartient qu’aux enfants, et auxquelles personne ne sait résister. En se livrant à ces études, dont le cours n’était dirigé par personne, il atteignit sa dixième année. A cette époque, les remplaçants étaient rares; déjà plusieurs familles riches les retenaient d’avance pour n’en pas manquer au moment du tirage. Le peu de fortune des pauvres tanneurs ne leur permettant pas d’acheter un homme à leur fils, ils trouvèrent dans l’état ecclésiastique le seul moyen que leur laissât la loi de le sauver de la conscription, et ils l’envoyèrent, en 1807, chez son oncle maternel, curé de Mer, autre petite ville située sur la Loire, près de Blois. Ce parti satisfaisait tout à la fois la passion de Louis pour la science et le désir qu’avaient ses parents de ne point l’exposer aux hasards de la guerre. Ses goûts studieux et sa précoce intelligence donnaient d’ailleurs l’espoir de lui voir faire une grande fortune dans l’Église. Après être resté pendant environ trois ans chez son oncle, vieil oratorien assez instruit, Louis en sortit au commencement de 1811 pour entrer au collége de Vendôme, où il fut mis et entretenu aux frais de madame de Staël.
Lambert dut la protection de cette femme célèbre au hasard ou sans doute à la Providence qui sait toujours aplanir les voies au génie délaissé. Mais pour nous, de qui les regards s’arrêtent à la superficie des choses humaines, ces vicissitudes, dont tant d’exemples nous sont offerts dans la vie des grands hommes, ne semblent être que le résultat d’un phénomène tout physique; et, pour la plupart des biographes, la tête d’un homme de génie tranche sur une masse de figures enfantines comme une belle plante qui par son éclat attire dans les champs les yeux du botaniste. Cette comparaison pourrait s’appliquer à l’aventure de Louis Lambert qui venait ordinairement passer dans la maison paternelle le temps que son oncle lui accordait pour ses vacances; mais au lieu de s’y livrer, selon l’habitude des écoliers, aux douceurs de ce bon far niente qui nous affriole à tout âge, il emportait dès le matin du pain et des livres; puis il allait lire et méditer au fond des bois pour se dérober aux remontrances de sa mère, à laquelle de si constantes études paraissaient dangereuses. Admirable instinct de mère! Dès ce temps, la lecture était devenue chez Louis une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir: il dévorait des livres de tout genre, et se repaissait indistinctement d’œuvres religieuses, d’histoire, de philosophie et de physique. Il m’a dit avoir éprouvé d’incroyables délices en lisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages, et je l’ai cru volontiers. Quel écolier n’a maintes fois trouvé du plaisir à chercher le sens probable d’un substantif inconnu? L’analyse d’un mot, sa physionomie, son histoire étaient pour Lambert l’occasion d’une longue rêverie. Mais ce n’était pas la rêverie instinctive par laquelle un enfant s’habitue aux phénomènes de la vie, s’enhardit aux perceptions ou morales ou physiques; culture involontaire, qui plus tard porte ses fruits et dans l’entendement et dans le caractère; non, Louis embrassait les faits, il les expliquait après en avoir recherché tout à la fois le principe et la fin avec une perspicacité de sauvage. Aussi, par un de ces jeux effrayants auxquels se plaît parfois la Nature, et qui prouvait l’anomalie de son existence, pouvait-il dès l’âge de quatorze ans émettre facilement des idées dont la profondeur ne m’a été révélée que longtemps après.
—Souvent, me dit-il, en parlant de ses lectures, j’ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé, comme l’insecte qui flotte au gré d’un fleuve sur quelque brin d’herbe. Parti de la Grèce, j’arrivais à Rome et traversais l’étendue des âges modernes. Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d’un mot? sans doute il a reçu diverses impressions des événements auxquels il a servi; selon les lieux il a réveillé des idées différentes; mais n’est-il pas plus grand encore à considérer sous le triple aspect de l’âme, du corps et du mouvement? A le regarder, abstraction faite de ses fonctions, de ses effets et de ses actes, n’y a-t-il pas de quoi tomber dans un océan de réflexions? La plupart des mots ne sont-ils pas teints de l’idée qu’ils représentent extérieurement? à quel génie sont-ils dus! S’il faut une grande intelligence pour créer un mot, quel âge a donc la parole humaine? L’assemblage des lettres, leurs formes, la figure qu’elles donnent à un mot, dessinent exactement, suivant le caractère de chaque peuple, des êtres inconnus dont le souvenir est en nous. Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, des hiéroglyphes à l’alphabet, de l’alphabet à l’éloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite d’images classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée? L’antique peinture des idées humaines configurées par les formes zoologiques n’aurait-elle pas déterminé les premiers signes dont s’est servi l’Orient pour écrire ses langages? Puis n’aurait-elle pas traditionnellement laissé quelques vestiges dans nos langues modernes, qui toutes se sont partagé les débris du verbe primitif des nations, verbe majestueux et solennel, dont la majesté, dont la solennité décroissent à mesure que vieillissent les sociétés; dont les retentissements si sonores dans la Bible hébraïque, si beaux encore dans la Grèce, s’affaiblissent à travers les progrès de nos civilisations successives? Est-ce à cet ancien Esprit que nous devons les mystères enfouis dans toute parole humaine? N’existe-t-il pas dans le mot vrai une sorte de rectitude fantastique? ne se trouve-t-il pas dans le son bref qu’il exige une vague image de la chaste nudité, de la simplicité du vrai en toute chose? Cette syllabe respire je ne sais quelle fraîcheur. J’ai pris pour exemple la formule d’une idée abstraite, ne voulant pas expliquer le problème par un mot qui le rendît trop facile à comprendre, comme celui de VOL, où tout parle aux sens. N’en est-il pas ainsi de chaque verbe? tous sont empreints d’un vivant pouvoir qu’ils tiennent de l’âme, et qu’ils lui restituent par les mystères d’une action et d’une réaction merveilleuse entre la parole et la pensée. Ne dirait-on pas d’un amant qui puise sur les lèvres de sa maîtresse autant d’amour qu’il en communique? Par leur seule physionomie, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement. Semblables à tous les êtres, ils n’ont qu’une place où leurs propriétés puissent pleinement agir et se développer. Mais ce sujet comporte peut-être une science tout entière! Et il haussait les épaules comme pour me dire: Nous sommes et trop grands et trop petits!
La passion de Louis pour la lecture avait été d’ailleurs fort bien servie. Le curé de Mer possédait environ deux à trois mille volumes. Ce trésor provenait des pillages faits pendant la révolution dans les abbayes et les châteaux voisins. En sa qualité de prêtre assermenté, le bonhomme avait pu choisir les meilleurs ouvrages parmi les collections précieuses qui furent alors vendues au poids. En trois ans, Louis Lambert s’était assimilé la substance des livres qui, dans la bibliothèque de son oncle, méritaient d’être lus. L’absorption des idées par la lecture était devenue chez lui un phénomène curieux; son œil embrassait sept à huit lignes d’un coup, et son esprit en appréciait le sens avec une vélocité pareille à celle de son regard; souvent même un mot dans la phrase suffisait pour lui en faire saisir le suc. Sa mémoire était prodigieuse, il se souvenait avec une même fidélité des pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexion ou la conversation lui avaient suggérées. Enfin il possédait toutes les mémoires: celles des lieux, des noms, des mots, des choses et des figures. Non-seulement il se rappelait les objets à volonté; mais encore il les revoyait en lui-même situés, éclairés, colorés comme ils l’étaient au moment où il les avait aperçus. Cette puissance s’appliquait également aux actes les plus insaisissables de l’entendement. Il se souvenait, suivant son expression, non-seulement du gisement des pensées dans le livre où il les avait prises, mais encore des dispositions de son âme à des époques éloignées. Par un privilége inouï, sa mémoire pouvait donc lui retracer les progrès et la vie entière de son esprit, depuis l’idée la plus anciennement acquise jusqu’à la dernière éclose, depuis la plus confuse jusqu’à la plus lucide. Son cerveau, habitué jeune encore au difficile mécanisme de la concentration des forces humaines, tirait de ce riche dépôt une foule d’images admirables de réalité, de fraîcheur, desquelles il se nourrissait pendant la durée de ses limpides contemplations.
—Quand je le veux, me disait-il dans son langage auquel les trésors du souvenir communiquaient une hâtive originalité, je tire un voile sur mes yeux. Soudain je rentre en moi-même, et j’y trouve une chambre noire où les accidents de la nature viennent se reproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont d’abord apparus à mes sens extérieurs.
A l’âge de douze ans, son imagination, stimulée par le perpétuel exercice de ses facultés, s’était développée au point de lui permettre d’avoir des notions si exactes sur les choses qu’il percevait par la lecture seulement, que l’image imprimée dans son âme n’en eût pas été plus vive s’il les avait réellement vues; soit qu’il procédât par analogie, soit qu’il fût doué d’une espèce de seconde vue par laquelle il embrassait la nature.
—En lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, me dit-il un jour, j’en ai vu tous les incidents. Les volées de canon, les cris des combattants retentissaient à mes oreilles et m’agitaient les entrailles; je sentais la poudre, j’entendais le bruit des chevaux et la voix des hommes; j’admirais la plaine où se heurtaient des nations armées, comme si j’eusse été sur la hauteur du Santon. Ce spectacle me semblait effrayant comme une page de l’Apocalypse.
Quand il employait ainsi toutes ses forces dans une lecture, il perdait en quelque sorte la conscience de sa vie physique, et n’existait plus que par le jeu tout-puissant de ses organes intérieurs dont la portée s’était démesurément étendue: il laissait, suivant son expression, l’espace derrière lui. Mais je ne veux pas anticiper sur les phases intellectuelles de sa vie. Malgré moi déjà, je viens d’intervertir l’ordre dans lequel je dois dérouler l’histoire de cet homme qui transporta toute son action dans sa pensée, comme d’autres placent toute leur vie dans l’action.
Un grand penchant l’entraînait vers les ouvrages mystiques.—Abyssus abyssum, me disait-il. Notre esprit est un abîme qui se plaît dans les abîmes. Enfants, hommes, vieillards, nous sommes toujours friands de mystères, sous quelque forme qu’ils se présentent. Cette prédilection lui fut fatale, s’il est permis toutefois de juger sa vie selon les lois ordinaires, et de toiser le bonheur d’autrui avec la mesure du nôtre, ou d’après les préjugés sociaux. Ce goût pour les choses du ciel, autre locution qu’il employait souvent, ce mens divinior était dû peut-être à l’influence exercée sur son esprit par les premiers livres qu’il lut chez son oncle. Sainte Thérèse et madame Guyon lui continuèrent la Bible, eurent les prémices de son adulte intelligence, et l’habituèrent à ces vives réactions de l’âme dont l’extase est à la fois et le moyen et le résultat. Cette étude, ce goût élevèrent son cœur, le purifièrent, l’ennoblirent, lui donnèrent appétit de la nature divine, et l’instruisirent des délicatesses presque féminines qui sont instinctives chez les grands hommes: peut-être leur sublime n’est-il que le besoin de dévouement qui distingue la femme, mais transporté dans les grandes choses. Grâce à ces premières impressions, Louis resta pur au collége. Cette noble virginité de sens eut nécessairement pour effet d’enrichir la chaleur de son sang et d’agrandir les facultés de sa pensée.
La baronne de Staël, bannie à quarante lieues de Paris, vint passer plusieurs mois de son exil dans une terre située près de Vendôme. Un jour, en se promenant, elle rencontra sur la lisière du parc l’enfant du tanneur presque en haillons, absorbé par un livre. Ce livre était une traduction du Ciel et de l’Enfer. A cette époque, MM. Saint-Martin, de Gence et quelques autres écrivains français, à moitié allemands, étaient presque les seules personnes qui, dans l’empire français, connussent le nom de Swedenborg. Étonnée, madame de Staël prit le livre avec cette brusquerie qu’elle affectait de mettre dans ses interrogations, ses regards et ses gestes; puis, lançant un coup d’œil à Lambert:—Est-ce que tu comprends cela? lui dit-elle.
—Priez-vous Dieu? demanda l’enfant.
—Mais... oui.
—Et le comprenez-vous?
La baronne resta muette pendant un moment; puis elle s’assit auprès de Lambert, et se mit à causer avec lui. Malheureusement ma mémoire, quoique fort étendue, est loin d’être aussi fidèle que l’était celle de mon camarade, et j’ai tout oublié de cette conversation, hormis les premiers mots. Cette rencontre était de nature à vivement frapper madame de Staël; à son retour au château, elle en parla peu, malgré le besoin d’expansion qui, chez elle, dégénérait en loquacité; mais elle en parut fortement préoccupée. La seule personne encore vivante qui ait gardé le souvenir de cette aventure, et que j’ai questionnée afin de recueillir le peu de paroles alors échappées à madame de Staël, retrouva difficilement dans sa mémoire ce mot dit par la baronne, à propos de Lambert: C’est un vrai voyant. Louis ne justifia point aux yeux des gens du monde les belles espérances qu’il avait inspirées à sa protectrice. La prédilection passagère qui se porta sur lui fut donc considérée comme un caprice de femme, comme une de ces fantaisies particulières aux artistes. Madame de Staël voulut arracher Louis Lambert à l’Empereur et à l’Église pour le rendre à la noble destinée qui, disait-elle, l’attendait; car elle en faisait déjà quelque nouveau Moïse sauvé des eaux. Avant son départ, elle chargea l’un de ses amis, monsieur de Corbigny, alors préfet à Blois, de mettre en temps utile son Moïse au collége de Vendôme; puis elle l’oublia probablement. Entré là vers l’âge de quatorze ans, au commencement de 1811, Lambert dut en sortir à la fin de 1814, après avoir achevé sa philosophie. Je doute que, pendant ce temps, il ait jamais reçu le moindre souvenir de sa bienfaitrice, si toutefois ce fut un bienfait que de payer durant trois années la pension d’un enfant sans songer à son avenir, après l’avoir détourné d’une carrière où peut-être eût-il trouvé le bonheur. Les circonstances de l’époque et le caractère de Louis Lambert peuvent largement absoudre madame de Staël et de son insouciance et de sa générosité. La personne choisie pour lui servir d’intermédiaire dans ses relations avec l’enfant quitta Blois au moment où il sortait du collége. Les événements politiques qui survinrent alors justifièrent assez l’indifférence de ce personnage pour le protégé de la baronne. L’auteur de Corinne n’entendit plus parler de son petit Moïse. Cent louis donnés par elle à monsieur de Corbigny, qui, je crois, mourut lui-même en 1812, n’étaient pas une somme assez importante pour réveiller les souvenirs de madame de Staël dont l’âme exaltée rencontra sa pâture, et dont tous les intérêts furent vivement mis en jeu pendant les péripéties des années 1814 et 1815. Louis Lambert se trouvait à cette époque et trop pauvre et trop fier pour rechercher sa bienfaitrice, qui voyageait à travers l’Europe. Néanmoins il vint à pied de Blois à Paris dans l’intention de la voir, et arriva malheureusement le jour où la baronne mourut. Deux lettres écrites par Lambert étaient restées sans réponse. Le souvenir des bonnes intentions de madame de Staël pour Louis n’est donc demeuré que dans quelques jeunes mémoires, frappées comme le fut la mienne par le merveilleux de cette histoire. Il faut avoir été dans notre collége pour comprendre et l’effet que produisait ordinairement sur nos esprits l’annonce d’un nouveau, et l’impression particulière que l’aventure de Lambert devait nous causer.
Ici, quelques renseignements sur les lois primitives de notre Institution, jadis moitié militaire et moitié religieuse, deviennent nécessaires pour expliquer la nouvelle vie que Lambert allait y mener. Avant la révolution, l’Ordre des Oratoriens, voué, comme celui de Jésus, à l’éducation publique, et qui lui succéda dans quelques maisons, possédait plusieurs établissements provinciaux, dont les plus célèbres étaient les colléges de Vendôme, de Tournon, de La Flèche, de Pont-le-Voy, de Sorrèze et de Juilly. Celui de Vendôme, aussi bien que les autres, élevait, je crois, un certain nombre de cadets destinés à servir dans l’armée. L’abolition des Corps enseignants, décrétée par la Convention, influa très-peu sur l’Institution de Vendôme. La première crise passée, le collége recouvra ses bâtiments; quelques Oratoriens disséminés aux environs y revinrent, et le rétablirent en lui conservant son ancienne règle, ses habitudes, ses usages et ses mœurs, qui lui prêtaient une physionomie à laquelle je n’ai rien pu comparer dans aucun des lycées où je suis allé après ma sortie de Vendôme. Situé au milieu de la ville, sur la petite rivière du Loir qui en baigne les bâtiments, le collége forme une vaste enceinte soigneusement close où sont enfermés les établissements nécessaires à une Institution de ce genre: une chapelle, un théâtre, une infirmerie, une boulangerie, des jardins, des cours d’eau. Ce collége, le plus célèbre foyer d’instruction que possèdent les provinces du centre, est alimenté par elles et par nos colonies. L’éloignement ne permet donc pas aux parents d’y venir souvent voir leurs enfants. La règle interdisait d’ailleurs les vacances externes. Une fois entrés, les élèves ne sortaient du collége qu’à la fin de leurs études. A l’exception des promenades faites extérieurement sous la conduite des Pères, tout avait été calculé pour donner à cette maison les avantages de la discipline conventuelle. De mon temps, le Correcteur était encore un vivant souvenir, et la classique férule de cuir y jouait avec honneur son terrible rôle. Les punitions jadis inventées par la Compagnie de Jésus, et qui avaient un caractère aussi effrayant pour le moral que pour le physique, étaient demeurées dans l’intégrité de l’ancien programme. Les lettres aux parents étaient obligatoires à certains jours, aussi bien que la confession. Ainsi nos péchés et nos sentiments se trouvaient en coupe réglée. Tout portait l’empreinte de l’uniforme monastique. Je me rappelle, entre autres vestiges de l’ancien Institut, l’inspection que nous subissions tous les dimanches: nous étions en grande tenue, rangés comme des soldats, attendant les deux directeurs qui, suivis des fournisseurs et des maîtres, nous examinaient sous les triples rapports du costume, de l’hygiène et du moral. Les deux ou trois cents élèves que pouvait loger le collége étaient divisés, suivant l’ancienne coutume, en quatre sections, nommées les Minimes, les Petits, les Moyens et les Grands. La division des Minimes embrassait les classes désignées sous le nom de huitième et septième; celle des Petits, la sixième, la cinquième et la quatrième; celle des Moyens, la troisième et la seconde; enfin celle des Grands, la rhétorique, la philosophie, les mathématiques spéciales, la physique et la chimie. Chacun de ces colléges particuliers possédait son bâtiment, ses classes et sa cour dans un grand terrain commun sur lequel les salles d’étude avaient leur sortie, et qui aboutissaient au réfectoire. Ce réfectoire, digne d’un ancien Ordre religieux, contenait tous les écoliers. Contrairement à la règle des autres corps enseignants, nous pouvions y parler en mangeant, tolérance oratorienne qui nous permettait de faire des échanges de plats selon nos goûts. Ce commerce gastronomique est constamment resté l’un des plus vifs plaisirs de notre vie collégiale. Si quelque Moyen, placé en tête de sa table, préférait une portion de pois rouges à son dessert, car nous avions du dessert, la proposition suivante passait de bouche en bouche:—Un dessert pour des pois! jusqu’à ce qu’un gourmand l’eût accepté; alors celui-ci d’envoyer sa portion de pois, qui allait de main en main jusqu’au demandeur dont le dessert arrivait par la même voie. Jamais il n’y avait d’erreur. Si plusieurs demandes étaient semblables, chacune portait son numéro, et l’on disait: Premiers pois pour premier dessert. Les tables étaient longues, notre trafic perpétuel y mettait tout en mouvement; et nous parlions, nous mangions, nous agissions avec une vivacité sans exemple. Aussi le bavardage de trois cents jeunes gens, les allées et venues des domestiques occupés à changer les assiettes, à servir les plats, à donner le pain, l’inspection des directeurs faisaient-ils du réfectoire de Vendôme un spectacle unique en son genre, et qui étonnait toujours les visiteurs. Pour adoucir notre vie, privée de toute communication avec le dehors et sevrée des caresses de la famille, les Pères nous permettaient encore d’avoir des pigeons et des jardins. Nos deux ou trois cents cabanes, un millier de pigeons nichés autour de notre mur d’enceinte et une trentaine de jardins formaient un coup d’œil encore plus curieux que ne l’était celui de nos repas. Mais il serait trop fastidieux de raconter les particularités qui font du collége de Vendôme un établissement à part, et fertile en souvenirs pour ceux dont l’enfance s’y est écoulée. Qui de nous ne se rappelle encore avec délices, malgré les amertumes de la science, les bizarreries de cette vie claustrale? C’était les friandises achetées en fraude durant nos promenades, la permission de jouer aux cartes et celle d’établir des représentations théâtrales pendant les vacances, maraude et libertés nécessitées par notre solitude; puis encore notre musique militaire, dernier vestige des Cadets; notre académie, notre chapelain, nos Pères professeurs; enfin, les jeux particuliers défendus ou permis: la cavalerie de nos échasses, les longues glissoires faites en hiver, le tapage de nos galoches gauloises, et surtout le commerce introduit par la boutique établie dans l’intérieur de nos cours. Cette boutique était tenue par une espèce de maître Jacques auquel grands et petits pouvaient demander, suivant le prospectus: boîtes, échasses, outils, pigeons cravatés, pattus, livres de messe (article rarement vendu), canifs, papiers, plumes, crayons, encre de toutes les couleurs, balles, billes; enfin le monde entier des fascinantes fantaisies de l’enfance, et qui comprenait tout, depuis la sauce des pigeons que nous avions à tuer jusqu’aux poteries où nous conservions le riz de notre souper pour le déjeuner du lendemain. Qui de nous est assez malheureux pour avoir oublié ses battements de cœur à l’aspect de ce magasin périodiquement ouvert pendant les récréations du dimanche, et où nous allions à tour de rôle dépenser la somme qui nous était attribuée; mais où la modicité de la pension accordée par nos parents à nos menus plaisirs nous obligeait de faire un choix entre tous les objets qui exerçaient de si vives séductions sur nos âmes? La jeune épouse à laquelle, durant les premiers jours de miel, son mari remet douze fois dans l’année une bourse d’or, le joli budget de ses caprices, a-t-elle rêvé jamais autant d’acquisitions diverses dont chacune absorbe la somme, que nous n’en avons médité la veille des premiers dimanches du mois? Pour six francs, nous possédions, pendant une nuit, l’universalité des biens de l’inépuisable boutique! et, durant la messe, nous ne chantions pas un répons qui ne brouillât nos secrets calculs. Qui de nous peut se souvenir d’avoir eu quelques sous à dépenser le second dimanche? Enfin qui n’a pas obéi par avance aux lois sociales en plaignant, en secourant, en méprisant les Pariahs que l’avarice ou le malheur paternel laissaient sans argent? Quiconque voudra se représenter l’isolement de ce grand collége avec ses bâtiments monastiques, au milieu d’une petite ville, et les quatre parcs dans lesquels nous étions hiérarchiquement casés, aura certes une idée de l’intérêt que devait nous offrir l’arrivée d’un nouveau, véritable passager survenu dans un navire. Jamais jeune duchesse présentée à la cour n’y fut aussi malicieusement critiquée que l’était le nouveau débarqué par tous les écoliers de sa Division. Ordinairement, pendant la récréation du soir, avant la prière, les flatteurs habitués à causer avec celui des deux Pères chargés de nous garder une semaine chacun à leur tour, qui se trouvait alors en fonctions, entendaient les premiers ces paroles authentiques:—«Vous aurez demain un Nouveau!» Tout à coup ce cri:—«Un Nouveau! un Nouveau!» retentissait dans les cours. Nous accourions tous pour nous grouper autour du Régent, qui bientôt était rudement interrogé.—D’où venait-il? Comment se nommait-il? En quelle classe serait-il? etc.
L’arrivée de Louis Lambert fut le texte d’un conte digne des Mille et une Nuits. J’étais alors en quatrième chez les Petits. Nous avions pour Régents deux hommes auxquels nous donnions par tradition le nom de Pères, quoiqu’ils fussent séculiers. De mon temps, il n’existait plus à Vendôme que trois véritables Oratoriens auxquels ce titre appartînt légitimement; en 1814, ils quittèrent le collége, qui s’était insensiblement sécularisé, pour se réfugier auprès des autels dans quelques presbytères de campagne, à l’exemple du curé de Mer. Le père Haugoult, le Régent de semaine, était assez bon homme, mais dépourvu de hautes connaissances, il manquait de ce tact si nécessaire pour discerner les différents caractères des enfants et leur mesurer les punitions suivant leurs forces respectives. Le père Haugoult se mit donc à raconter fort complaisamment les singuliers événements qui allaient, le lendemain, nous valoir le plus extraordinaire des Nouveaux. Aussitôt les jeux cessèrent. Tous les Petits arrivèrent en silence pour écouter l’aventure de ce Louis Lambert, trouvé, comme un aérolithe, par madame de Staël au coin d’un bois. Monsieur Haugoult dut nous expliquer madame de Staël: pendant cette soirée, elle me parut avoir dix pieds; depuis j’ai vu le tableau de Corinne, où Gérard l’a représentée et si grande et si belle; hélas! la femme idéale rêvée par mon imagination la surpassait tellement, que la véritable madame de Staël a constamment perdu dans mon esprit, même après la lecture du livre tout viril intitulé De l’Allemagne. Mais Lambert fut alors une bien autre merveille: après l’avoir examiné, monsieur Mareschal, le directeur des études, avait hésité, disait le père Haugoult, à le mettre chez les Grands. La faiblesse de Louis en latin l’avait fait rejeter en quatrième, mais il sauterait sans doute une classe chaque année; par exception, il devait être de l’académie. Proh pudor! nous allions avoir l’honneur de compter parmi les Petits un habit décoré du ruban rouge que portaient les académiciens de Vendôme. Aux académiciens étaient octroyés de brillants priviléges; ils dînaient souvent à la table du Directeur, et tenaient par an deux séances littéraires auxquelles nous assistions pour entendre leurs œuvres. Un académicien était un petit grand homme. Si chaque Vendômien veut être franc, il avouera que, plus tard, un véritable académicien de la véritable Académie française lui a paru bien moins étonnant que ne l’était l’enfant gigantesque illustré par la croix et par le prestigieux ruban rouge, insignes de notre académie. Il était bien difficile d’appartenir à ce corps glorieux avant d’être parvenu en seconde, car les académiciens devaient tenir tous les jeudis, pendant les vacances, des séances publiques, et nous lire des contes en vers ou en prose, des épîtres, des traités, des tragédies, des comédies; compositions interdites à l’intelligence des classes secondaires. J’ai long-temps gardé le souvenir d’un conte, intitulé l’Ane vert, qui, je crois, est l’œuvre la plus saillante de cette académie inconnue. Un quatrième être de l’académie! Parmi nous serait cet enfant de quatorze ans, déjà poète, aimé de madame de Staël, un futur génie, nous disait le père Haugoult; un sorcier, un gars capable de faire un thème ou une version pendant qu’on nous appellerait en classe, et d’apprendre ses leçons en les lisant une seule fois. Louis Lambert confondait toutes nos idées. Puis la curiosité du père Haugoult, l’impatience qu’il témoignait de voir le Nouveau, attisaient encore nos imaginations enflammées.—S’il a des pigeons, il n’aura pas de cabane. Il n’y a plus de place. Tant pis! disait l’un de nous qui, depuis, a été grand agriculteur.—Auprès de qui sera-t-il? demandait un autre.—Oh! que je voudrais être son faisant! s’écriait un exalté. Dans notre langage collégial, ce mot être faisants constituait un idiotisme difficile à traduire. Il exprimait un partage fraternel des biens et des maux de notre vie enfantine, une promiscuité d’intérêts fertile en brouilles et en raccommodements, un pacte d’alliance offensive et défensive. Chose bizarre! jamais, de mon temps, je n’ai connu de frères qui fussent Faisants. Si l’homme ne vit que par les sentiments, peut-être croit-il appauvrir son existence en confondant une affection trouvée dans une affection naturelle.
L’impression que les discours du père Haugoult firent sur moi pendant cette soirée est une des plus vives de mon enfance, et je ne puis la comparer qu’à la lecture de Robinson Crusoé. Je dus même plus tard au souvenir de ces sensations prodigieuses, une remarque peut-être neuve sur les différents effets que produisent les mots dans chaque entendement. Le verbe n’a rien d’absolu: nous agissons plus sur le mot qu’il n’agit sur nous; sa force est en raison des images que nous avons acquises et que nous y groupons; mais l’étude de ce phénomène exige de larges développements, hors de propos ici. Ne pouvant dormir, j’eus une longue discussion avec mon voisin de dortoir sur l’être extraordinaire que nous devions avoir parmi nous le lendemain. Ce voisin, naguère officier, maintenant écrivain à hautes vues philosophiques, Barchou de Penhoën, n’a démenti ni sa prédestination, ni le hasard qui réunissait dans la même classe, sur le même banc et sous le même toit, les deux seuls écoliers de Vendôme de qui Vendôme entende parler aujourd’hui. Le récent traducteur de Fichte, l’interprète et l’ami de Ballanche, était occupé déjà, comme je l’étais moi-même, de questions métaphysiques; il déraisonnait souvent avec moi sur Dieu, sur nous et sur la nature. Il avait alors des prétentions au pyrrhonisme. Jaloux de soutenir son rôle, il nia les facultés de Lambert; tandis qu’ayant nouvellement lu les Enfants célèbres, je l’accablais de preuves en lui citant le petit Montcalm, Pic de La Mirandole, Pascal, enfin tous les cerveaux précoces; anomalies célèbres dans l’histoire de l’esprit humain, et les prédécesseurs de Lambert. J’étais alors moi-même passionné pour la lecture. Grâce à l’envie que mon père avait de me voir à l’École Polytechnique, il payait pour moi des leçons particulières de mathématiques. Mon répétiteur, bibliothécaire du collége, me laissait prendre des livres sans trop regarder ceux que j’emportais de la bibliothèque, lieu tranquille où, pendant les récréations, il me faisait venir pour me donner ses leçons. Je crois qu’il était ou peu habile ou fort occupé de quelque grave entreprise, car il me permettait très-volontiers de lire pendant le temps des répétitions, et travaillait je ne sais à quoi. Donc, en vertu d’un pacte tacitement convenu entre nous deux, je ne me plaignais point de ne rien apprendre, et lui se taisait sur mes emprunts de livres. Entraîné par cette intempestive passion, je négligeais mes études pour composer des poèmes qui devaient certes inspirer peu d’espérances, si j’en juge par ce trop long vers, devenu célèbre parmi mes camarades, et qui commençait une épopée sur les Incas:
O Inca! ô roi infortuné et malheureux!
Je fus surnommé le Poète en dérision de mes essais; mais les moqueries ne me corrigèrent pas. Je rimaillai toujours, malgré le sage conseil de monsieur Mareschal, notre directeur, qui tâcha de me guérir d’une manie malheureusement invétérée, en me racontant dans un apologue les malheurs d’une fauvette tombée de son nid pour avoir voulu voler avant que ses ailes ne fussent poussées. Je continuai mes lectures, je devins l’écolier le moins agissant, le plus paresseux, le plus contemplatif de la Division des Petits, et partant le plus souvent puni. Cette digression autobiographique doit faire comprendre la nature des réflexions par lesquelles je fus assailli à l’arrivée de Lambert. J’avais alors douze ans. J’éprouvai tout d’abord une vague sympathie pour un enfant avec qui j’avais quelques similitudes de tempérament. J’allais donc rencontrer un compagnon de rêverie et de méditation. Sans savoir encore ce qu’était la gloire, je trouvais glorieux d’être le camarade d’un enfant dont l’immortalité était préconisée par madame de Staël. Louis Lambert me semblait un géant.
Le lendemain si attendu vint enfin. Un moment avant le déjeuner, nous entendîmes dans la cour silencieuse le double pas de monsieur Mareschal et du Nouveau. Toutes les têtes se tournèrent aussitôt vers la porte de la classe. Le père Haugoult, qui partageait les tortures de notre curiosité, ne nous fit pas entendre le sifflement par lequel il imposait silence à nos murmures et nous rappelait au travail. Nous vîmes alors ce fameux Nouveau, que monsieur Mareschal tenait par la main. Le Régent descendit de sa chaire, et le Directeur lui dit solennellement, suivant l’étiquette:—Monsieur, je vous amène monsieur Louis Lambert, vous le mettrez avec les Quatrièmes, il entrera demain en classe. Puis, après avoir causé à voix basse avec le Régent, il dit tout haut:—Où allez-vous le placer? Il eût été injuste de déranger l’un de nous pour le Nouveau; et comme il n’y avait plus qu’un seul pupitre de libre, Louis Lambert vint l’occuper, près de moi qui étais entré le dernier dans la classe. Malgré le temps que nous avions encore à rester en étude, nous nous levâmes tous pour examiner Lambert. Monsieur Mareschal entendit nos colloques, nous vit en insurrection, et dit avec cette bonté qui nous le rendait particulièrement cher:—Au moins, soyez sages, ne dérangez pas les autres classes.
Ces paroles nous mirent en récréation quelque temps avant l’heure du déjeuner, et nous vînmes tous environner Lambert pendant que monsieur Mareschal se promenait dans la cour avec le père Haugoult. Nous étions environ quatre-vingts diables, hardis comme des oiseaux de proie. Quoique nous eussions tous passé par ce cruel noviciat, nous ne faisions jamais grâce à un Nouveau des rires moqueurs, des interrogations, des impertinences qui se succédaient en semblable occurrence, à la grande honte du néophyte de qui l’on essayait ainsi les mœurs, la force et le caractère. Lambert, ou calme ou abasourdi, ne répondit à aucune de nos questions. L’un de nous dit alors qu’il sortait sans doute de l’école de Pythagore. Un rire général éclata. Le Nouveau fut surnommé Pythagore pour toute sa vie de collége. Cependant le regard perçant de Lambert, le dédain peint sur sa figure pour nos enfantillages en désaccord avec la nature de son esprit, l’attitude aisée dans laquelle il restait, sa force apparente en harmonie avec son âge, imprimèrent un certain respect aux plus mauvais sujets d’entre nous. Quant à moi, j’étais près de lui, occupé à l’examiner silencieusement. Louis était un enfant maigre et fluet, haut de quatre pieds et demi; sa figure hâlée, ses mains brunies par le soleil paraissaient accuser une vigueur musculaire que néanmoins il n’avait pas à l’état normal. Aussi, deux mois après son entrée au collége, quand le séjour de la classe lui eut fait perdre sa coloration presque végétale, le vîmes-nous devenir pâle et blanc comme une femme. Sa tête était d’une grosseur remarquable. Ses cheveux, d’un beau noir et bouclés par masses, prêtaient une grâce indicible à son front, dont les dimensions avaient quelque chose d’extraordinaire, même pour nous, insouciants, comme on peut le croire, des pronostics de la phrénologie, science alors au berceau. La beauté de son front prophétique provenait surtout de la coupe extrêmement pure des deux arcades sous lesquelles brillait son œil noir, qui semblaient taillées dans l’albâtre, et dont les lignes, par un attrait assez rare, se trouvaient d’un parallélisme parfait en se rejoignant à la naissance du nez. Mais il était difficile de songer à sa figure, d’ailleurs fort irrégulière, en voyant ses yeux, dont le regard possédait une magnifique variété d’expression et qui paraissaient doublés d’une âme. Tantôt clair et pénétrant à étonner, tantôt d’une douceur céleste, ce regard devenait terne, sans couleur pour ainsi dire, dans les moments où il se livrait à ses contemplations. Son œil ressemblait alors à une vitre d’où le soleil se serait retiré soudain après l’avoir illuminée. Il en était de sa force et de son organe comme de son regard: même mobilité, mêmes caprices. Sa voix se faisait douce comme une voix de femme qui laisse tomber un aveu; puis elle était, parfois, pénible, incorrecte, raboteuse, s’il est permis d’employer ces mots pour peindre des effets nouveaux. Quant à sa force, habituellement il était incapable de supporter la fatigue des moindres jeux, et semblait être débile, presque infirme. Mais, pendant les premiers jours de son noviciat, un de nos matadors s’étant moqué de cette maladive délicatesse qui le rendait impropre aux violents exercices en vogue dans le collége, Lambert prit de ses deux mains et par le bout une de nos tables qui contenait douze grands pupitres encastrés sur deux rangs et en dos d’âne, il s’appuya contre la chaire du Régent; puis il retint la table par ses pieds en les plaçant sur la traverse d’en bas, et dit:—Mettez-vous dix et essayez de la faire bouger! J’étais là, je puis attester ce singulier témoignage de force: il fut impossible de lui arracher la table. Lambert possédait le don d’appeler à lui, dans certains moments, des pouvoirs extraordinaires, et de rassembler ses forces sur un point donné pour les projeter. Mais les enfants habitués, aussi bien que les hommes, à juger de tout d’après leurs premières impressions, n’étudièrent Louis que pendant les premiers jours de son arrivée; il démentit alors entièrement les prédictions de madame de Staël, en ne réalisant aucun des prodiges que nous attendions de lui. Après un trimestre d’épreuves, Louis passa pour un écolier très-ordinaire. Je fus donc seul admis à pénétrer dans cette âme sublime, et pourquoi ne dirais-je pas divine? qu’y a-t-il de plus près de Dieu que le génie dans un cœur d’enfant? La conformité de nos goûts et de nos pensées nous rendit amis et Faisants. Notre fraternité devint si grande que nos camarades accolèrent nos deux noms; l’un ne se prononçait pas sans l’autre; et, pour appeler l’un de nous, ils criaient: Le Poète-et-Pythagore! D’autres noms offraient l’exemple d’un semblable mariage. Ainsi je demeurai pendant deux années l’ami de collége du pauvre Louis Lambert; et ma vie se trouva, pendant cette époque, assez intimement unie à la sienne pour qu’il me soit possible aujourd’hui d’écrire son histoire intellectuelle. J’ai long-temps ignoré la poésie et les richesses cachées dans le cœur et sous le front de mon camarade; il a fallu que j’arrivasse à trente ans, que mes observations se soient mûries et condensées, que le jet d’une vive lumière les ait même éclairées de nouveau pour que je comprisse la portée des phénomènes desquels je fus alors l’inhabile témoin; j’en ai joui sans m’en expliquer ni la grandeur ni le mécanisme, j’en ai même oublié quelques-uns et ne me souviens que des plus saillants; mais aujourd’hui ma mémoire les a coordonnés, et je me suis initié aux secrets de cette tête féconde en me reportant aux jours délicieux de notre jeune amitié. Le temps seul me fit donc pénétrer le sens des événements et des faits qui abondent en cette vie inconnue, comme en celle de tant d’autres hommes perdus pour la science. Aussi cette histoire est-elle, dans l’expression et l’appréciation des choses, pleine d’anachronismes purement moraux qui ne nuiront peut-être point à son genre d’intérêt.
Pendant les premiers mois de son séjour à Vendôme, Louis devint la proie d’une maladie dont les symptômes furent imperceptibles à l’œil de nos surveillants, et qui gêna nécessairement l’exercice de ses hautes facultés. Accoutumé au grand air, à l’indépendance d’une éducation laissée au hasard, caressé par les tendres soins d’un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collége, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d’une salle où quatre-vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun. Les exhalaisons par lesquelles l’air était corrompu, mêlées à la senteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de nos déjeuners ou de nos goûters, affectèrent son odorat; ce sens qui, plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d’invisibles ébranlements aux organes de la pensée. Outre ces causes de corruption atmosphérique, il se trouvait dans nos salles d’étude des baraques où chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours de fête, ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin, nos salles contenaient encore une pierre immense où restaient en tout temps deux seaux pleins d’eau, espèce d’abreuvoir où nous allions chaque matin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tour de rôle en présence du maître. De là, nous passions à une table où des femmes nous peignaient et nous poudraient. Nettoyé une seule fois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujours malpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de la porte, l’air y était incessamment vicié par les émanations du lavoir, par la peignerie, par la baraque, par les mille industries de chaque écolier, sans compter nos quatre-vingts corps entassés. Cette espèce d’humus collégial, mêlé sans cesse à la boue que nous rapportions des cours, formait un fumier d’une insupportable puanteur. La privation de l’air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel; il semblait étudier ses leçons; mais voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le Régent lui criait: Vous ne faites rien, Lambert! Ce: Vous ne faites rien, était un coup d’épingle qui blessait Louis au cœur. Puis il ne connut pas le loisir des récréations, il eut des pensum à écrire. Le pensum, punition dont le genre varie selon les coutumes de chaque collége, consistait à Vendôme en un certain nombre de lignes copiées pendant les heures de récréation. Nous fûmes, Lambert et moi, si accablés de pensum, que nous n’avons pas eu six jours de liberté durant nos deux années d’amitié. Sans les livres que nous tirions de la bibliothèque, et qui entretenaient la vie dans notre cerveau, ce système d’existence nous eût menés à un abrutissement complet. Le défaut d’exercice est fatal aux enfants. L’habitude de la représentation, prise dès le jeune âge, altère, dit-on, sensiblement la constitution des personnes royales quand elles ne corrigent pas les vices de leur destinée par les mœurs du champ de bataille ou par les travaux de la chasse. Si les lois de l’étiquette et des cours influent sur la moelle épinière au point de féminiser le bassin des rois, d’amollir leurs fibres cérébrales et d’abâtardir ainsi la race, quelles lésions profondes, soit au physique, soit au moral, une privation continuelle d’air, de mouvement, de gaieté, ne doit-elle pas produire chez les écoliers? Aussi le régime pénitentiaire observé dans les colléges exigera-t-il l’attention des autorités de l’enseignement public lorsqu’il s’y rencontrera des penseurs qui ne penseront pas exclusivement à eux. Nous nous attirions le pensum de mille manières. Notre mémoire était si belle que nous n’apprenions jamais nos leçons. Il nous suffisait d’entendre réciter à nos camarades les morceaux de français, de latin ou de grammaire, pour les répéter à notre tour; mais si par malheur le maître s’avisait d’intervertir les rangs et de nous interroger les premiers, souvent nous ignorions en quoi consistait la leçon: le pensum arrivait alors malgré nos plus habiles excuses. Enfin, nous attendions toujours au dernier moment pour faire nos devoirs. Avions-nous un livre à finir, étions-nous plongés dans une rêverie, le devoir était oublié: nouvelle source de pensum! Combien de fois nos versions ne furent-elles pas écrites pendant le temps que le premier, chargé de les recueillir en entrant en classe, mettait à demander à chacun la sienne! Aux difficultés morales que Lambert éprouvait à s’acclimater dans le collége se joignit encore un apprentissage non moins rude et par lequel nous avions passé tous, celui des douleurs corporelles qui pour nous variaient à l’infini. Chez les enfants, la délicatesse de l’épiderme exige des soins minutieux, surtout en hiver, où, constamment emportés par mille causes, ils quittent la glaciale atmosphère d’une cour boueuse pour la chaude température des classes. Aussi, faute des attentions maternelles qui manquaient aux Petits et aux Minimes, étaient-ils dévorés d’engelures et de crevasses si douloureuses, que ces maux nécessitaient pendant le déjeuner un pansement particulier, mais très-imparfait à cause du grand nombre de mains, de pieds, de talons endoloris. Beaucoup d’enfants étaient d’ailleurs obligés de préférer le mal au remède: ne leur fallait-il pas souvent choisir entre leurs devoirs à terminer, les plaisirs de la glissoire, et le lever d’un appareil insouciamment mis, plus insouciamment gardé? Puis les mœurs du collége avaient amené la mode de se moquer des pauvres chétifs qui allaient au pansement, et c’était à qui ferait sauter les guenilles que l’infirmière leur avait mises aux mains. Donc, en hiver, plusieurs d’entre nous, les doigts et les pieds demi-morts, tout rongés de douleurs, étaient peu disposés à travailler parce qu’ils souffraient, et punis parce qu’ils ne travaillaient point. Trop souvent la dupe de nos maladies postiches, le Père ne tenait aucun compte des maux réels. Moyennant le prix de la pension, les élèves étaient entretenus aux frais du collége. L’administration avait coutume de passer un marché pour la chaussure et l’habillement; de là cette inspection hebdomadaire de laquelle j’ai déjà parlé. Excellent pour l’administrateur, ce mode a toujours de tristes résultats pour l’administré. Malheur au Petit qui contractait la mauvaise habitude d’éculer, de déchirer ses souliers, ou d’user prématurément leurs semelles, soit par un vice de marche, soit en les déchiquetant pendant les heures d’étude pour obéir au besoin d’action qu’éprouvent les enfants. Durant tout l’hiver, celui-là n’allait pas en promenade sans de vives souffrances: d’abord la douleur de ses engelures se réveillait atroce autant qu’un accès de goutte; puis les agrafes et les ficelles destinées à retenir le soulier partaient, ou les talons éculés empêchaient la maudite chaussure d’adhérer aux pieds de l’enfant; il était alors forcé de la traîner péniblement en des chemins glacés où parfois il lui fallait la disputer aux terres argileuses du Vendômois; enfin l’eau, la neige y entraient souvent par une décousure inaperçue, par un béquet mal mis, et le pied de se gonfler. Sur soixante enfants, il ne s’en rencontrait pas dix qui cheminassent sans quelque torture particulière; néanmoins tous suivaient le gros de la troupe, entraînés par la marche, comme les hommes sont poussés dans la vie par la vie. Combien de fois un généreux enfant ne pleura-t-il pas de rage, tout en trouvant un reste d’énergie pour aller en avant ou pour revenir au bercail malgré ses peines; tant à cet âge l’âme encore neuve redoute et le rire et la compassion, deux genres de moquerie. Au collége, ainsi que dans la société, le fort méprise déjà le faible, sans savoir en quoi consiste la véritable force. Ce n’était rien encore. Point de gants aux mains. Si par hasard les parents, l’infirmière ou le directeur en faisaient donner aux plus délicats d’entre nous, les loustics ou les grands de la classe mettaient les gants sur le poêle, s’amusaient à les dessécher, à les gripper; puis, si les gants échappaient aux fureteurs, ils se mouillaient, se recroquevillaient faute de soin. Il n’y avait pas de gants possibles. Les gants paraissaient être un privilége, et les enfants veulent se voir égaux.
Ces différents genres de douleur assaillirent Louis Lambert. Semblable aux hommes méditatifs qui, dans le calme de leurs rêveries, contractent l’habitude de quelque mouvement machinal, il avait la manie de jouer avec ses souliers et les détruisait en peu de temps. Son teint de femme, la peau de ses oreilles, ses lèvres se gerçaient au moindre froid. Ses mains si molles, si blanches, devenaient rouges et turgides. Il s’enrhumait constamment. Louis fut donc enveloppé de souffrances jusqu’à ce qu’il eût accoutumé sa vie aux mœurs vendômoises. Instruit à la longue par la cruelle expérience des maux, force lui fut de songer à ses affaires, pour me servir d’une expression collégiale. Il lui fallut prendre soin de sa baraque, de son pupitre, de ses habits, de ses souliers; ne se laisser voler ni son encre, ni ses livres, ni ses cahiers, ni ses plumes; enfin, penser à ces mille détails de notre existence enfantine, dont s’occupaient avec tant de rectitude ces esprits égoïstes et médiocres auxquels appartiennent infailliblement les prix d’excellence ou de bonne conduite; mais que négligeait un enfant plein d’avenir, qui, sous le joug d’une imagination presque divine, s’abandonnait avec amour au torrent de ses pensées. Ce n’est pas tout. Il existe une lutte continuelle entre les maîtres et les écoliers, lutte sans trêve, à laquelle rien n’est comparable dans la société, si ce n’est le combat de l’Opposition contre le Ministère dans un gouvernement représentatif. Mais les journalistes et les orateurs de l’Opposition sont peut-être moins prompts à profiter d’un avantage, moins durs à reprocher un tort, moins âpres dans leurs moqueries, que ne le sont les enfants envers les gens chargés de les régenter. A ce métier, la patience échapperait à des anges. Il n’en faut donc pas trop vouloir à un pauvre préfet d’études, peu payé, partant peu sagace, d’être parfois injuste ou de s’emporter. Sans cesse épié par une multitude de regards moqueurs, environné de piéges, il se venge quelquefois des torts qu’il se donne, sur des enfants trop prompts à les apercevoir. Excepté les grandes malices pour lesquelles il existait d’autres châtiments, la férule était, à Vendôme, l’ultima ratio Patrum. Aux devoirs oubliés, aux leçons mal sues, aux incartades vulgaires, le pensum suffisait; mais l’amour-propre offensé parlait chez le maître par sa férule. Parmi les souffrances physiques auxquelles nous étions soumis, la plus vive était certes celle que nous causait cette palette de cuir, épaisse d’environ deux doigts, appliquée sur nos faibles mains de toute la force, de toute la colère du Régent. Pour recevoir cette correction classique, le coupable se mettait à genoux au milieu de la salle. Il fallait se lever de son banc, aller s’agenouiller près de la chaire, et subir les regards curieux, souvent moqueurs de nos camarades. Aux âmes tendres, ces préparatifs étaient donc un double supplice, semblable au trajet du Palais à la Grève que faisait jadis un condamné vers son échafaud. Selon les caractères, les uns criaient en pleurant à chaudes larmes, avant ou après la férule; les autres en acceptaient la douleur d’un air stoïque; mais, en l’attendant, les plus forts pouvaient à peine réprimer la convulsion de leur visage. Louis Lambert fut accablé de férules, et les dut à l’exercice d’une faculté de sa nature dont l’existence lui fut pendant long-temps inconnue. Lorsqu’il était violemment tiré d’une méditation par le—Vous ne faites rien! du Régent, il lui arriva souvent, à son insu d’abord, de lancer à cet homme un regard empreint de je ne sais quel mépris sauvage, chargé de pensée comme une bouteille de Leyde est chargée d’électricité. Cette œillade causait sans doute une commotion au maître, qui, blessé par cette silencieuse épigramme, voulut désapprendre à l’écolier ce regard fulgurant. La première fois que le Père se formalisa de ce dédaigneux rayonnement qui l’atteignit comme un éclair, il dit cette phrase que je me suis rappelée:—Si vous me regardez encore ainsi, Lambert, vous allez recevoir une férule! A ces mots, tous les nez furent en l’air, tous les yeux épièrent alternativement et le maître et Louis. L’apostrophe était si sotte que l’enfant accabla le Père d’un coup d’œil rutilant. De là vint entre le Régent et Lambert une querelle qui se vida par une certaine quantité de férules. Ainsi lui fut révélé le pouvoir oppresseur de son œil. Ce pauvre poète si nerveusement constitué, souvent vaporeux autant qu’une femme, dominé par une mélancolie chronique, tout malade de son génie comme une jeune fille l’est de cet amour qu’elle appelle et qu’elle ignore; cet enfant si fort et si faible, déplanté par Corinne de ses belles campagnes pour entrer dans le moule d’un collége auquel chaque intelligence, chaque corps doit, malgré sa portée, malgré son tempérament, s’adapter à la règle et à l’uniforme comme l’or s’arrondit en pièces sous le coup du balancier; Louis Lambert souffrit donc par tous les points où la douleur a prise sur l’âme et sur la chair. Attaché sur un banc à la glèbe de son pupitre, frappé par la férule, frappé par la maladie, affecté dans tous ses sens, pressé par une ceinture de maux, tout le contraignit d’abandonner son enveloppe aux mille tyrannies du collége. Semblable aux martyrs qui souriaient au milieu des supplices, il se réfugia dans les cieux que lui entr’ouvrait sa pensée. Peut-être cette vie tout intérieure aida-t-elle à lui faire entrevoir les mystères auxquels il eut tant de foi!
Notre indépendance, nos occupations illicites, notre fainéantise apparente, l’engourdissement dans lequel nous restions, nos punitions constantes, notre répugnance pour nos devoirs et nos pensum, nous valurent la réputation incontestée d’être des enfants lâches et incorrigibles. Nos maîtres nous méprisèrent, et nous tombâmes également dans le plus affreux discrédit auprès de nos camarades à qui nous cachions nos études de contrebande, par crainte de leurs moqueries. Cette double mésestime, injuste chez les Pères, était un sentiment naturel chez nos condisciples. Nous ne savions ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur les échasses. Aux jours d’amnistie, ou quand par hasard nous obtenions un instant de liberté, nous ne partagions aucun des plaisirs à la mode dans le Collége. Étrangers aux jouissances de nos camarades, nous restions seuls, mélancoliquement assis sous quelque arbre de la cour. Le Poète-et-Pythagore furent donc une exception, une vie en dehors de la vie commune. L’instinct si pénétrant, l’amour-propre si délicat des écoliers leur fit pressentir en nous des esprits situés plus haut ou plus bas que ne l’étaient les leurs. De là, chez les uns, haine de notre muette aristocratie; chez les autres, mépris de notre inutilité. Ces sentiments étaient entre nous à notre insu, peut-être ne les ai-je devinés qu’aujourd’hui. Nous vivions donc exactement comme deux rats tapis dans le coin de la salle où étaient nos pupitres, également retenus là durant les heures d’étude et pendant celles des récréations. Cette situation excentrique dut nous mettre et nous mit en état de guerre avec les enfants de notre Division. Presque toujours oubliés, nous demeurions là tranquilles, heureux à demi, semblables à deux végétations, à deux ornements qui eussent manqué à l’harmonie de la salle. Mais parfois les plus taquins de nos camarades nous insultaient pour manifester abusivement leur force, et nous répondions par un mépris qui souvent fit rouer de coups le Poète-et-Pythagore.
La nostalgie de Lambert dura plusieurs mois. Je ne sais rien qui puisse peindre la mélancolie à laquelle il fut en proie. Louis m’a gâté bien des chefs-d’œuvre. Ayant joué tous les deux le rôle du Lépreux de la vallée d’Aoste, nous avions éprouvé les sentiments exprimés dans le livre de monsieur de Maistre, avant de les lire traduits par cette éloquente plume. Or, un ouvrage peut retracer les souvenirs de l’enfance, mais il ne luttera jamais contre eux avec avantage. Les soupirs de Lambert m’ont appris des hymnes de tristesse bien plus pénétrants que ne le sont les plus belles pages de Werther. Mais aussi, peut-être n’est-il pas de comparaison entre les souffrances que cause une passion réprouvée à tort ou à raison par nos lois, et les douleurs d’un pauvre enfant aspirant après la splendeur du soleil, la rosée des vallons et la liberté. Werther est l’esclave d’un désir, Louis Lambert était toute une âme esclave. A talent égal, le sentiment le plus touchant ou fondé sur les désirs les plus vrais, parce qu’ils sont les plus purs, doit surpasser les lamentations du génie. Après être resté long-temps à contempler le feuillage d’un des tilleuls de la cour, Louis ne me disait qu’un mot, mais ce mot annonçait une immense rêverie.
—Heureusement pour moi, s’écria-t-il un jour, il se rencontre de bons moments pendant lesquels il me semble que les murs de la classe sont tombés, et que je suis ailleurs, dans les champs! Quel plaisir de se laisser aller au cours de sa pensée, comme un oiseau à la portée de son vol!—Pourquoi la couleur verte est-elle si prodiguée dans la nature? me demandait-il. Pourquoi y existe-t-il si peu de lignes droites? Pourquoi l’homme dans ses œuvres emploie-t-il si rarement les courbes? Pourquoi lui seul a-t-il le sentiment de la ligne droite?
Ces paroles trahissaient une longue course faite à travers les espaces. Certes, il avait revu des paysages entiers, ou respiré le parfum des forêts. Il était, vivante et sublime élégie, toujours silencieux, résigné; toujours souffrant sans pouvoir dire: je souffre! Cet aigle, qui voulait le monde pour pâture, se trouvait entre quatre murailles étroites et sales; aussi, sa vie devint-elle, dans la plus large acception de ce terme, une vie idéale. Plein de mépris pour les études presque inutiles auxquelles nous étions condamnés, Louis marchait dans sa route aérienne, complétement détaché des choses qui nous entouraient. Obéissant au besoin d’imitation qui domine les enfants, je tâchai de conformer mon existence à la sienne. Louis m’inspira d’autant mieux sa passion pour l’espèce de sommeil dans lequel les contemplations profondes plongent le corps, que j’étais plus jeune et plus impressible. Nous nous habituâmes, comme deux amants, à penser ensemble, à nous communiquer nos rêveries. Déjà ses sensations intuitives avaient cette acuité qui doit appartenir aux perceptions intellectuelles des grands poètes, et les faire souvent approcher de la folie.
—Sens-tu, comme moi, me demanda-t-il un jour, s’accomplir en toi, malgré toi, de fantasques souffrances? Si, par exemple, je pense vivement à l’effet que produirait la lame de mon canif en entrant dans ma chair, j’y ressens tout à coup une douleur aiguë comme si je m’étais réellement coupé: il n’y a de moins que le sang. Mais cette sensation arrive et me surprend comme un bruit soudain qui troublerait un profond silence. Une idée causer des souffrances physiques?... Hein! qu’en dis-tu?
Quand il exprimait des réflexions si ténues, nous tombions tous deux dans une rêverie naïve. Nous nous mettions à rechercher en nous-mêmes les indescriptibles phénomènes relatifs à la génération de la pensée, que Lambert espérait saisir dans ses moindres développements, afin de pouvoir en décrire un jour l’appareil inconnu. Puis, après des discussions, souvent mêlées d’enfantillages, un regard jaillissait des yeux flamboyants de Lambert, il me serrait la main, et il sortait de son âme un mot par lequel il tâchait de se résumer.
—Penser, c’est voir! me dit-il un jour emporté par une de nos objections sur le principe de notre organisation. Toute science humaine repose sur la déduction, qui est une vision lente par laquelle on descend de la cause à l’effet, par laquelle on remonte de l’effet à la cause; ou, dans une plus large expression, toute poésie comme toute œuvre d’art procède d’une rapide vision des choses.
Il était spiritualiste; mais, j’osais le contredire en m’armant de ses observations mêmes pour considérer l’intelligence comme un produit tout physique. Nous avions raison tous deux. Peut-être les mots matérialisme et spiritualisme expriment-ils les deux côtés d’un seul et même fait. Ses études sur la substance de la pensée lui faisaient accepter avec une sorte d’orgueil la vie de privations à laquelle nous condamnaient et notre paresse et notre dédain pour nos devoirs. Il avait une certaine conscience de sa valeur, qui le soutenait dans ses élucubrations. Avec quelle douceur je sentais son âme réagissant sur la mienne! Combien de fois ne sommes-nous pas demeurés assis sur notre banc, occupés tous deux à lire un livre, nous oubliant réciproquement sans nous quitter; mais nous sachant tous deux là, plongés dans un océan d’idées comme deux poissons qui nagent dans les mêmes eaux! Notre vie était donc toute végétative en apparence, mais nous existions par le cœur et par le cerveau. Les sentiments, les pensées étaient les seuls événements de notre vie scolaire. Lambert exerça sur mon imagination une influence de laquelle je me ressens encore aujourd’hui. J’écoutais avidement ses récits empreints de ce merveilleux qui fait dévorer avec tant de délices, aux enfants comme aux hommes, les contes où le vrai affecte les formes les plus absurdes. Sa passion pour les mystères et la crédulité naturelle au jeune âge nous entraînaient souvent à parler du Ciel et de l’Enfer. Louis tâchait alors, en m’expliquant Swedenborg, de me faire partager ses croyances relatives aux anges. Dans ses raisonnements les plus faux se rencontraient encore des observations étonnantes sur la puissance de l’homme, et qui imprimaient à sa parole ces teintes de vérité sans lesquelles rien n’est possible dans aucun art. La fin romanesque de laquelle il dotait la destinée humaine était de nature à caresser le penchant qui porte les imaginations vierges à s’abandonner aux croyances. N’est-ce pas durant leur jeunesse que les peuples enfantent leurs dogmes, leurs idoles? Et les êtres surnaturels devant lesquels ils tremblent ne sont-ils pas la personnification de leurs sentiments, de leurs besoins agrandis? Ce qui me reste aujourd’hui dans la mémoire des conversations pleines de poésie que nous eûmes, Lambert et moi, sur le Prophète suédois, de qui j’ai lu depuis les œuvres par curiosité, peut se réduire à ce précis.
Il y aurait en nous deux créatures distinctes. Selon Swedenborg, l’ange serait l’individu chez lequel l’être intérieur réussit à triompher de l’être extérieur. Un homme veut-il obéir à sa vocation d’ange, dès que la pensée lui démontre sa double existence, il doit tendre à nourrir la frêle et exquise nature de l’ange qui est en lui. Si, faute d’avoir une vue translucide de sa destinée, il fait prédominer l’action corporelle au lieu de corroborer sa vie intellectuelle, toutes ses forces passent dans le jeu de ses sens extérieurs, et l’ange périt lentement par cette matérialisation des deux natures. Dans le cas contraire, s’il substante son intérieur des essences qui lui sont propres, l’âme l’emporte sur la matière et tâche de s’en séparer. Quand leur séparation arrive sous cette forme que nous appelons la Mort, l’ange, assez puissant pour se dégager de son enveloppe, demeure et commence sa vraie vie. Les individualités infinies qui différencient les hommes ne peuvent s’expliquer que par cette double existence, elles la font comprendre et la démontrent. En effet, la distance qui se trouve entre un homme dont l’intelligence inerte le condamne à une apparente stupidité, et celui que l’exercice de sa vue intérieure a doué d’une force quelconque, doit nous faire supposer qu’il peut exister entre les gens de génie et d’autres êtres la même distance qui sépare les Aveugles des Voyants. Cette pensée, qui étend indéfiniment la création, donne en quelque sorte la clef des cieux. En apparence confondues ici-bas, les créatures y sont, suivant la perfection de leur être intérieur, partagées en sphères distinctes dont les mœurs et le langage sont étrangers les uns aux autres. Dans le monde invisible comme dans le monde réel, si quelque habitant des régions inférieures arrive, sans en être digne, à un cercle supérieur, non-seulement il n’en comprend ni les habitudes ni les discours, mais encore sa présence y paralyse et les voix et les cœurs. Dans sa Divine Comédie, Dante a peut-être eu quelque légère intuition de ces sphères qui commencent dans le monde des douleurs et s’élèvent par un mouvement armillaire jusque dans les cieux. La doctrine de Swedenborg serait donc l’ouvrage d’un esprit lucide qui aurait enregistré les innombrables phénomènes par lesquels les anges se révèlent au milieu des hommes.
Cette doctrine, que je m’efforce aujourd’hui de résumer en lui donnant un sens logique, m’était présentée par Lambert avec toutes les séductions du mystère, enveloppée dans les langes de la phraséologie particulière aux mystographes: diction obscure, pleine d’abstractions, et si active sur le cerveau, qu’il est certains livres de Jacob Bœhm, de Swedenborg ou de madame Guyon dont la lecture pénétrante fait surgir des fantaisies aussi multiformes que peuvent l’être les rêves produits par l’opium. Lambert me racontait des faits mystiques tellement étranges, il en frappait si vivement mon imagination, qu’il me causait des vertiges. J’aimais néanmoins à me plonger dans ce monde mystérieux, invisible aux sens où chacun se plaît à vivre, soit, qu’il se le représente sous la forme indéfinie de l’Avenir, soit qu’il le revête des formes indécises de la Fable. Ces réactions violentes de l’âme sur elle-même m’instruisaient à mon insu de sa force, et m’accoutumaient aux travaux de la pensée.
Quant à Lambert, il expliquait tout par son système sur les anges. Pour lui, l’amour pur, l’amour comme on le rêve au jeune âge, était la collision de deux natures angéliques. Aussi rien n’égalait-il l’ardeur avec laquelle il désirait rencontrer un ange-femme. Hé! qui plus que lui devait inspirer, ressentir l’amour? Si quelque chose pouvait donner l’idée d’une exquise sensibilité, n’était-ce pas le naturel aimable et bon empreint dans ses sentiments, dans ses paroles, dans ses actions et ses moindres gestes, enfin dans la conjugalité qui nous liait l’un à l’autre, et que nous exprimions en nous disant Faisants? Il n’existait aucune distinction entre les choses qui venaient de lui et celles qui venaient de moi. Nous contrefaisions mutuellement nos deux écritures, afin que l’un pût faire, à lui seul, les devoirs de tous les deux. Quand l’un de nous avait à finir un livre que nous étions obligés de rendre au maître de mathématiques, il pouvait le lire sans interruption, l’un brochant la tâche et le pensum de l’autre. Nous nous acquittions de nos devoirs comme d’un impôt frappé sur notre tranquillité. Si ma mémoire n’est pas infidèle, souvent ils étaient d’une supériorité remarquable lorsque Lambert les composait. Mais, pris l’un et l’autre pour deux idiots, le professeur analysait toujours nos devoirs sous l’empire d’un préjugé fatal, et les réservait même pour en amuser nos camarades. Je me souviens qu’un soir, en terminant la classe qui avait lieu de deux à quatre heures, le maître s’empara d’une version de Lambert. Le texte commençait par Caïus Gracchus, vir nobilis. Louis avait traduit ces mots par: Caïus Gracchus était un noble cœur.
—Où voyez-vous du cœur dans nobilis? dit brusquement le professeur.
Et tout le monde de rire pendant que Lambert regardait le professeur d’un air hébété.
—Que dirait madame la baronne de Staël en apprenant que vous traduisez par un contre-sens le mot qui signifie de race noble, d’origine patricienne?
—Elle dirait que vous êtes une bête! m’écriai-je à voix basse.
—Monsieur le poète, vous allez vous rendre en prison pour huit jours, répliqua le professeur qui malheureusement m’entendit.
Lambert reprit doucement en me jetant un regard d’une inexprimable tendresse: Vir nobilis! Madame de Staël causait, en partie, le malheur de Lambert. A tout propos maîtres et disciples lui jetaient ce nom à la tête, soit comme une ironie, soit comme un reproche. Louis ne tarda pas à se faire mettre en prison pour me tenir compagnie. Là, plus libres que partout ailleurs, nous pouvions parler pendant des journées entières, dans le silence des dortoirs où chaque élève possédait une niche de six pieds carrés, dont les cloisons étaient garnies de barreaux par le haut, dont la porte à claire-voie se fermait tous les soirs, et s’ouvrait tous les matins sous les yeux du Père chargé d’assister à notre lever et à notre coucher. Le cric-crac de ces portes, manœuvrées avec une singulière promptitude par les garçons de dortoir, était encore une des particularités de ce collége. Ces alcôves ainsi bâties nous servaient de prison, et nous y restions quelquefois enfermés pendant des mois entiers. Les écoliers mis en cage tombaient sous l’œil sévère du préfet, espèce de censeur qui venait, à ses heures ou à l’improviste, d’un pas léger, pour savoir si nous causions au lieu de faire nos pensum. Mais les coquilles de noix semées dans les escaliers, ou la délicatesse de notre ouïe nous permettaient presque toujours de prévoir son arrivée, et nous pouvions nous livrer sans trouble à nos études chéries. Cependant, la lecture nous étant interdite, les heures de prison appartenaient ordinairement à des discussions métaphysiques ou au récit de quelques accidents curieux relatifs aux phénomènes de la pensée.
Un des faits les plus extraordinaires est certes celui que je vais raconter, non-seulement parce qu’il concerne Lambert, mais encore parce qu’il décida peut-être sa destinée scientifique. Selon la jurisprudence des colléges, le dimanche et le jeudi étaient nos jours de congé; mais les offices, auxquels nous assistions très-exactement, employaient si bien le dimanche, que nous considérions le jeudi comme notre seul jour de fête. La messe une fois entendue, nous avions assez de loisir pour rester long-temps en promenade dans les campagnes situées aux environs de Vendôme. Le manoir de Rochambeau était l’objet de la plus célèbre de nos excursions, peut-être à cause de son éloignement. Rarement les petits faisaient une course si fatigante; néanmoins, une fois ou deux par an, les Régents leur proposaient la partie de Rochambeau comme une récompense. En 1812, vers la fin du printemps, nous dûmes y aller pour la première fois. Le désir de voir le fameux château de Rochambeau dont le propriétaire donnait quelquefois du laitage aux élèves, nous rendit tous sages. Rien n’empêcha donc la partie. Ni moi ni Lambert, nous ne connaissions la jolie vallée du Loir où cette habitation a été construite. Aussi son imagination et la mienne furent-elles très-préoccupées la veille de cette promenade, qui causait dans le collége une joie traditionnelle. Nous en parlâmes pendant toute la soirée, en nous promettant d’employer en fruits ou en laitage l’argent que nous possédions contrairement aux lois vendômoises. Le lendemain, après le dîner, nous partîmes à midi et demi tous munis d’un cubique morceau de pain que l’on nous distribuait d’avance pour notre goûter. Puis, alertes comme des hirondelles, nous marchâmes en troupe vers le célèbre castel, avec une ardeur qui ne nous permettait pas de sentir tout d’abord la fatigue. Quand nous fûmes arrivés sur la colline d’où nous pouvions contempler et le château assis à mi-côte, et la vallée tortueuse où brille la rivière en serpentant dans une prairie gracieusement échancrée; admirable paysage, un de ceux auxquels les vives sensations du jeune âge, ou celles de l’amour, ont imprimé tant de charmes, que plus tard il ne faut jamais les aller revoir, Louis Lambert me dit:—Mais j’ai vu cela cette nuit en rêve! Il reconnut et le bouquet d’arbres sous lequel nous étions, et la disposition des feuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, les accidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’il apercevait pour la première fois. Nous étions bien enfants l’un et l’autre; moi du moins, qui n’avais que treize ans; car, à quinze ans, Louis pouvait avoir la profondeur d’un homme de génie; mais à cette époque nous étions tous deux incapables de mensonge dans les moindres actes de notre vie d’amitié. Si Lambert pressentait d’ailleurs par la toute-puissance de sa pensée l’importance des faits, il était loin de deviner d’abord leur entière portée; aussi commença-t-il par être étonné de celui-ci. Je lui demandai s’il n’était pas venu à Rochambeau pendant son enfance, ma question le frappa; mais, après avoir consulté ses souvenirs, il me répondit négativement. Cet événement, dont l’analogue peut se retrouver dans les phénomènes du sommeil de beaucoup d’hommes, fera comprendre les premiers talents de Lambert; en effet, il sut en déduire tout un système, en s’emparant, comme fit Cuvier dans un autre ordre de choses, d’un fragment de pensée pour reconstruire toute une création. En ce moment nous nous assîmes tous deux sous une vieille truisse de chêne; puis, après quelques moments de réflexion, Louis me dit:—Si le paysage n’est pas venu vers moi, ce qui serait absurde à penser, j’y suis donc venu. Si j’étais ici pendant que je dormais dans mon alcôve, ce fait ne constitue-t-il pas une séparation complète entre mon corps et mon être intérieur? N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté locomotive ou des effets équivalant à ceux de la locomotion? Or, si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne les ferais-je pas également divorcer ainsi pendant la veille? Je n’aperçois point de moyens termes entre ces deux propositions. Mais allons plus loin, pénétrons les détails? Ou ces faits se sont accomplis par la puissance d’une faculté qui met en œuvre un second être à qui mon corps sert d’enveloppe, puisque j’étais dans mon alcôve et voyais le paysage, et ceci renverse bien des systèmes; ou ces faits se sont passés, soit dans quelque centre nerveux dont le nom est à savoir et où s’émeuvent les sentiments, soit dans le centre cérébral où s’émeuvent les idées. Cette dernière hypothèse soulève des questions étranges. J’ai marché, j’ai vu, j’ai entendu. Le mouvement ne se conçoit point sans l’espace, le son n’agit que dans les angles ou sur les surfaces, et la coloration ne s’accomplit que par la lumière. Si, pendant la nuit, les yeux fermés, j’ai vu en moi-même des objets colorés, si j’ai entendu des bruits dans le plus absolu silence, et sans les conditions exigées pour que le son se forme, si dans la plus parfaite immobilité j’ai franchi des espaces, nous aurions des facultés internes, indépendantes des lois physiques extérieures. La nature matérielle serait pénétrable par l’esprit. Comment les hommes ont-ils si peu réfléchi jusqu’alors aux accidents du sommeil qui accusent en l’homme une double vie? N’y aurait-il pas une nouvelle science dans ce phénomène? ajouta-t-il en se frappant fortement le front; s’il n’est pas le principe d’une science, il trahit certainement en l’homme d’énormes pouvoirs; il annonce au moins la désunion fréquente de nos deux natures, fait autour duquel je tourne depuis si long-temps. J’ai donc enfin trouvé un témoignage de la supériorité qui distingue nos sens latents de nos sens apparents! homo duplex!—Mais, reprit-il après une pause et en laissant échapper un geste de doute, peut-être n’existe-t-il pas en nous deux natures? Peut-être sommes-nous tout simplement doués de qualités intimes et perfectibles dont l’exercice, dont les développements produisent en nous des phénomènes d’activité, de pénétration, de vision encore inobservés. Dans notre amour du merveilleux, passion engendrée par notre orgueil, nous aurons transformé ces effets en créations poétiques, parce que nous ne les comprenions pas. Il est si commode de déifier l’incompréhensible! Ah! j’avoue que je pleurerai la perte de mes illusions. J’avais besoin de croire à une double nature et aux anges de Swedenborg! Cette nouvelle science les tuerait-elle donc? Oui, l’examen de nos propriétés inconnues implique une science en apparence matérialiste, car L’ESPRIT emploie, divise, anime la substance; mais il ne la détruit pas.
Il demeura pensif, triste à demi. Peut-être voyait-il ses rêves de jeunesse comme des langes qu’il lui faudrait bientôt quitter.
—La vue et l’ouïe, dit-il en riant de son expression, sont sans doute les gaînes d’un outil merveilleux!
Pendant tous les instants où il m’entretenait du Ciel et de l’Enfer, il avait coutume de regarder la nature en maître; mais, en proférant ces dernières paroles grosses de science, il plana plus audacieusement que jamais sur le paysage, et son front me parut près de crever sous l’effort du génie: ses forces, qu’il faut nommer morales jusqu’à nouvel ordre, semblaient jaillir par les organes destinés à les projeter; ses yeux dardaient la pensée; sa main levée, ses lèvres muettes et tremblantes parlaient; son regard brûlant rayonnait; enfin sa tête, comme trop lourde ou fatiguée par un élan trop violent, retomba sur sa poitrine. Cet enfant, ce géant se voûta, me prit la main, la serra dans la sienne qui était moite, tant il était enfiévré par la recherche de la vérité; puis après une pause il me dit:—Je serai célèbre!—Mais toi aussi, ajouta-t-il vivement. Nous serons tous deux les chimistes de la volonté.
Cœur exquis! Je reconnaissais sa supériorité, mais lui se gardait bien de jamais me la faire sentir. Il partageait avec moi les trésors de sa pensée, me comptait pour quelque chose dans ses découvertes, et me laissait en propre mes infirmes réflexions. Toujours gracieux comme une femme qui aime, il avait toutes les pudeurs de sentiment, toutes les délicatesses d’âme qui rendent la vie et si bonne et si douce à porter. Il commença le lendemain même un ouvrage qu’il intitula Traité de la Volonté; ses réflexions en modifièrent souvent le plan et la méthode; mais l’événement de cette journée solennelle en fut certes le germe, comme la sensation électrique toujours ressentie par Mesmer à l’approche d’un valet fut l’origine de ses découvertes en magnétisme, science jadis cachée au fond des mystères d’Isis, de Delphes, dans l’antre de Trophonius, et retrouvée par cet homme prodigieux à deux pas de Lavater, le précurseur de Gall. Éclairées par cette soudaine clarté, les idées de Lambert prirent des proportions plus étendues; il démêla dans ses acquisitions des vérités éparses, et les rassembla; puis, comme un fondeur, il coula son groupe. Après six mois d’une application soutenue, les travaux de Lambert excitèrent la curiosité de nos camarades et furent l’objet de quelques plaisanteries cruelles qui devaient avoir une funeste issue. Un jour, l’un de nos persécuteurs, qui voulut absolument voir nos manuscrits, ameuta quelques-uns de nos tyrans, et vint s’emparer violemment d’une cassette où était déposé ce trésor que Lambert et moi nous défendîmes avec un courage inouï. La boîte était fermée, il fut impossible à nos agresseurs de l’ouvrir; mais ils essayèrent de la briser dans le combat, noire méchanceté qui nous fit jeter les hauts cris. Quelques camarades, animés d’un esprit de justice ou frappés de notre résistance héroïque, conseillaient de nous laisser tranquilles en nous accablant d’une insolente pitié. Soudain, attiré par le bruit de la bataille, le père Haugoult intervint brusquement, et s’enquit de la dispute. Nos adversaires nous avaient distraits de nos pensum, le Régent venait défendre ses esclaves. Pour s’excuser, les assaillants révélèrent l’existence des manuscrits. Le terrible Haugoult nous ordonna de lui remettre la cassette: si nous résistions, il pouvait la faire briser; Lambert lui en livra la clef, le Régent prit les papiers, les feuilleta; puis il nous dit en les confisquant:—Voilà donc les bêtises pour lesquelles vous négligez vos devoirs! De grosses larmes tombèrent des yeux de Lambert, arrachées autant par la conscience de sa supériorité morale offensée que par l’insulte gratuite et la trahison qui nous accablaient. Nous lançâmes à nos accusateurs un regard de reproche: ne nous avaient-ils pas vendus à l’ennemi commun? s’ils pouvaient, suivant le Droit Écolier, nous battre, ne devaient-ils pas garder le silence sur nos fautes? Aussi eurent-ils pendant un moment quelque honte de leur lâcheté. Le père Haugoult vendit probablement à un épicier de Vendôme le Traité de la Volonté, sans connaître l’importance des trésors scientifiques dont les germes avortés se dissipèrent en d’ignorantes mains. Six mois après, je quittai le collége. J’ignore donc si Lambert, que notre séparation plongea dans une noire mélancolie, a recommencé son ouvrage. Ce fut en mémoire de la catastrophe arrivée au livre de Louis que, dans l’ouvrage par lequel commencent ces Études, je me suis servi pour une œuvre fictive du titre réellement inventé par Lambert, et que j’ai donné le nom d’une femme qui lui fut chère, à une jeune fille pleine de dévouement; mais cet emprunt n’est pas le seul que je lui ai fait: son caractère, ses occupations m’ont été très-utiles dans cette composition dont le sujet est dû à quelque souvenir de nos jeunes méditations. Maintenant cette Histoire est destinée à élever un modeste cippe où soit attestée la vie de celui qui m’a légué tout son bien, sa pensée. Dans cet ouvrage d’enfant, Lambert déposa des idées d’homme. Dix ans plus tard, en rencontrant quelques savants sérieusement occupés des phénomènes qui nous avaient frappés, et que Lambert analysa si miraculeusement, je compris l’importance de ses travaux, oubliés déjà comme un enfantillage. Je passai donc plusieurs mois à me rappeler les principales découvertes de mon pauvre camarade. Après avoir rassemblé mes souvenirs, je puis affirmer que, dès 1812, il avait établi, deviné, discuté dans son Traité, plusieurs faits importants dont, me disait-il, les preuves arriveraient tôt ou tard. Ses spéculations philosophiques devraient certes le faire admettre au nombre de ces grands penseurs apparus à divers intervalles parmi les hommes pour leur révéler les principes tout nus de quelque science à venir, dont les racines poussent avec lenteur et portent un jour de beaux fruits dans les domaines de l’intelligence. Ainsi, un pauvre artisan, occupé à fouiller les terres pour trouver le secret des émaux, affirmait au seizième siècle, avec l’infaillible autorité du génie, les faits géologiques dont la démonstration fait aujourd’hui la gloire de Buffon et de Cuvier. Je crois pouvoir offrir une idée du Traité de Lambert par les propositions capitales qui en formaient la base; mais je les dépouillerai, malgré moi, des idées dans lesquelles il les avait enveloppées, et qui en étaient le cortége indispensable. Marchant dans un sentier autre que le sien, je prenais, de ses recherches, celles qui servaient le mieux mon système. J’ignore donc si, moi son disciple, je pourrai fidèlement traduire ses pensées, après me les être assimilées de manière à leur donner la couleur des miennes.
A des idées nouvelles, des mots nouveaux ou des acceptions de mots anciens élargies, étendues, mieux définies; Lambert avait donc choisi, pour exprimer les bases de son système, quelques mots vulgaires qui déjà répondaient vaguement à sa pensée. Le mot de VOLONTÉ servait à nommer le milieu où la pensée fait ses évolutions; ou, dans une expression moins abstraite, la masse de force par laquelle l’homme peut reproduire, en dehors de lui-même, les actions qui composent sa vie extérieure. La VOLITION, mot dû aux réflexions de Locke, exprimait l’acte par lequel l’homme use de la Volonté. Le mot de PENSÉE, pour lui le produit quintessentiel de la Volonté, désignait aussi le milieu où naissaient les idées auxquelles elle sert de substance. L’Idée, nom commun à toutes les créations du cerveau, constituait l’acte par lequel l’homme use de la Pensée. Ainsi la Volonté, la Pensée étaient les deux moyens générateurs; la Volition, l’Idée étaient les deux produits. La Volition lui semblait être l’idée arrivée de son état abstrait à un état concret, de sa génération fluide à une expression quasi solide, si toutefois ces mots peuvent formuler des aperçus si difficiles à distinguer. Selon lui, la Pensée et les Idées sont le mouvement et les actes de notre organisme intérieur, comme les Volitions et la Volonté constituent ceux de la vie extérieure.
Il avait fait passer la Volonté avant la Pensée.—«Pour penser, il faut vouloir, disait-il. Beaucoup d’êtres vivent à l’état de Volonté, sans néanmoins arriver à l’état de Pensée. Au Nord, la longévité; au Midi, la brièveté de la vie; mais aussi, dans le Nord, la torpeur; au Midi, l’exaltation constante de la Volonté; jusqu’à la ligne où, soit par trop de froid, soit par trop de chaleur, les organes sont presque annulés.» Son expression de milieu lui fut suggérée par une observation faite pendant son enfance, et de laquelle il ne soupçonna certes pas l’importance, mais dont la bizarrerie dut frapper son imagination si délicatement impressible. Sa mère, personne fluette et nerveuse, tout délicate donc et tout aimante, était une des créatures destinées à représenter la Femme dans la perfection de ses attributs, mais que le sort abandonne par erreur au fond de l’état social. Tout amour, partant toute souffrance, elle mourut jeune après avoir jeté ses facultés dans l’amour maternel. Lambert, enfant de six ans, couché dans un grand berceau, près du lit maternel, mais n’y dormant pas toujours, vit quelques étincelles électriques jaillissant de la chevelure de sa mère, au moment où elle se peignait. L’homme de quinze ans s’empara pour la science de ce fait avec lequel l’enfant avait joué, fait irrécusable dont maintes preuves se rencontrent chez presque toutes les femmes auxquelles une certaine fatalité de destinée laisse des sentiments méconnus à exhaler ou je ne sais quelle surabondance de force à perdre.
A l’appui de ses définitions, Lambert ajouta plusieurs problèmes à résoudre, beaux défis jetés à la science et desquels il se proposait de rechercher les solutions, se demandant à lui-même: Si le principe constituant de l’électricité n’entrait pas comme base dans le fluide particulier d’où s’élançaient nos Idées et nos Volitions? Si la chevelure qui se décolore, s’éclaircit, tombe et disparaît selon les divers degrés de déperdition ou de cristallisation des pensées, ne constituait pas un système de capillarité soit absorbante, soit exhalante, tout électrique? Si les phénomènes fluides de notre Volonté, substance procréée en nous et si spontanément réactive au gré de conditions encore inobservées, étaient plus extraordinaires que ceux du fluide invisible, intangible, et produits par la pile voltaïque sur le système nerveux d’un homme mort? Si la formation de nos idées et leur exhalation constante étaient moins incompréhensibles que ne l’est l’évaporation des corpuscules imperceptibles et néanmoins si violents dans leur action, dont est susceptible un grain de musc, sans perdre de son poids? Si, laissant au système cutané de notre enveloppe une destination toute défensive, absorbante, exsudante et tactile, la circulation sanguine et son appareil ne répondaient pas à la transsubstantiation de notre Volonté, comme la circulation du fluide nerveux répondait à celle de la Pensée? Enfin si l’affluence plus ou moins vive de ces deux substances réelles ne résultait pas d’une certaine perfection ou imperfection d’organes dont les conditions devaient être étudiées dans tous leurs modes?
Ces principes établis, il voulait classer les phénomènes de la vie humaine en deux séries d’effets distincts, et réclamait pour chacune d’elles une analyse spéciale, avec une instance ardente de conviction. En effet, après avoir observé, dans presque toutes les créations, deux mouvements séparés, il les pressentait, les admettait même pour notre nature, et nommait cet antagonisme vital: L’ACTION et LA RÉACTION.—Un désir, disait-il, est un fait entièrement accompli dans notre Volonté avant de l’être extérieurement. Ainsi, l’ensemble de nos Volitions et de nos Idées constituait l’Action, et l’ensemble de nos actes extérieurs, la Réaction. Lorsque, plus tard, je lus les observations faites par Bichat sur le dualisme de nos sens extérieurs, je fus comme étourdi par mes souvenirs, en reconnaissant une coïncidence frappante entre les idées de ce célèbre physiologiste et celles de Lambert. Morts tous deux avant le temps, ils avaient marché d’un pas égal à je ne sais quelles vérités. La nature s’est complu en tout à donner de doubles destinations aux divers appareils constitutifs de ses créatures, et la double action de notre organisme, qui n’est plus un fait contestable, appuie par un ensemble de preuves d’une éventualité quotidienne les déductions de Lambert relativement à l’Action et à la Réaction. L’être actionnel ou intérieur, mot qui lui servait à nommer le species inconnu, le mystérieux ensemble de fibrilles auquel sont dues les différentes puissances incomplétement observées de la Pensée, de la Volonté; enfin cet être innommé voyant, agissant, mettant tout à fin, accomplissant tout avant aucune démonstration corporelle, doit, pour se conformer à sa nature, n’être soumis à aucune des conditions physiques par lesquelles l’être réactionnel ou extérieur, l’homme visible est arrêté dans ses manifestations. De là découlaient une multitude d’explications logiques sur les effets les plus bizarres en apparence de notre double nature, et la rectification de plusieurs systèmes à la fois justes et faux. Certains hommes ayant entrevu quelques phénomènes du jeu naturel de l’être actionnel, furent, comme Swedenborg, emportés au delà du monde vrai par une âme ardente, amoureuse de poésie, ivre du principe divin. Tous se plurent, donc, dans leur ignorance des causes, dans leur admiration du fait, à diviniser cet appareil intime, à bâtir un mystique univers. De là, les anges! délicieuses illusions auxquelles ne voulait pas renoncer Lambert, qui les caressait encore au moment où le glaive de son Analyse en tranchait les éblouissantes ailes.
—Le Ciel, me disait-il, serait après tout la survie de nos facultés perfectionnées, et l’Enfer le néant où retombent les facultés imparfaites.
Mais comment, en des siècles où l’entendement avait gardé les impressions religieuses et spiritualistes qui ont régné pendant les temps intermédiaires entre le Christ et Descartes, entre la Foi et le Doute, comment se défendre d’expliquer les mystères de notre nature intérieure autrement que par une intervention divine? A qui, si ce n’est à Dieu même, les savants pouvaient-ils demander raison d’une invisible créature si activement, si réactivement sensible, et douée de facultés si étendues, si perfectibles par l’usage, ou si puissantes sous l’empire de certaines conditions occultes, que tantôt ils lui voyaient, par un phénomène de vision ou de locomotion, abolir l’espace dans ses deux modes de Temps et de Distance dont l’un est l’espace intellectuel, et l’autre l’espace physique; tantôt ils lui voyaient reconstruire le passé, soit par la puissance d’une vue rétrospective, soit par le mystère d’une palingénésie assez semblable au pouvoir que posséderait un homme de reconnaître aux linéaments, téguments et rudiments d’une graine, ses floraisons antérieures dans les innombrables modifications de leurs nuances, de leurs parfums et de leurs formes; et que tantôt enfin, ils lui voyaient deviner imparfaitement l’avenir, soit par l’aperçu des causes premières, soit par un phénomène de pressentiment physique.
D’autres hommes, moins poétiquement religieux, froids et raisonneurs, charlatans peut-être, enthousiastes du moins par le cerveau, sinon par le cœur, reconnaissant quelques-uns de ces phénomènes isolés, les tinrent pour vrais sans les considérer comme les irradiations d’un centre commun. Chacun d’eux voulut alors convertir un simple fait en science. De là vinrent la démonologie, l’astrologie judiciaire, la sorcellerie, enfin toutes les divinations fondées sur des accidents essentiellement transitoires, parce qu’ils variaient selon les tempéraments, au gré de circonstances encore complétement inconnues. Mais aussi de ces erreurs savantes et des procès ecclésiastiques où succombèrent tant de martyrs de leurs propres facultés, résultèrent des preuves éclatantes du pouvoir prodigieux dont dispose l’être actionnel qui, suivant Lambert, peut s’isoler complétement de l’être réactionnel, en briser l’enveloppe, faire tomber les murailles devant sa toute-puissante vue; phénomène nommé, chez les Hindous, la Tokeiade au dire des missionnaires; puis, par une autre faculté, saisir dans le cerveau, malgré ses plus épaisses circonvolutions, les idées qui s’y sont formées ou qui s’y forment, et tout le passé de la conscience.
—Si les apparitions ne sont pas impossibles, disait Lambert, elles doivent avoir lieu par une faculté d’apercevoir les idées qui représentent l’homme dans son essence pure, et dont la vie, impérissable peut-être, échappe à nos sens extérieurs, mais peut devenir perceptible à l’être intérieur quand il arrive à un haut degré d’extase ou à une grande perfection de vue.
Je sais, mais vaguement aujourd’hui, que, suivant pas à pas les effets de la Pensée et de la Volonté dans tous leurs modes; après en avoir établi les lois, Lambert avait rendu compte d’une foule de phénomènes qui jusqu’à lui passaient à juste titre pour incompréhensibles. Ainsi les sorciers, les possédés, les gens à seconde vue et les démoniaques de toute espèce, ces victimes du Moyen-Age étaient l’objet d’explications si naturelles, que souvent leur simplicité me parut être le cachet de la vérité. Les dons merveilleux que l’Église romaine, jalouse de mystères, punissait par le bûcher, étaient selon Louis le résultat de certaines affinités entre les principes constituants de la Matière et ceux de la Pensée, qui procèdent de la même source. L’homme armé de la baguette de coudrier obéissait, en trouvant les eaux vives, à quelque sympathie ou à quelque antipathie à lui-même inconnue. Il a fallu la bizarrerie de ces sortes d’effets pour donner à quelques-uns d’entre eux une certitude historique. Les sympathies ont été rarement constatées. Elles constituent des plaisirs que les gens assez heureux pour en être doués publient rarement, à moins de quelque singularité violente; encore, est-ce dans le secret de l’intimité où tout s’oublie. Mais les antipathies qui résultent d’affinités contrariées ont été fort heureusement notées quand elles se rencontraient en des hommes célèbres. Ainsi Bayle éprouvait des convulsions en entendant jaillir de l’eau. Scaliger pâlissait en voyant du cresson. Érasme avait la fièvre en sentant du poisson. Ces trois antipathies procédaient de substances aquatiques. Le duc d’Épernon s’évanouissait à la vue d’un levraut, Tychobrahé à celle d’un renard, Henri III à celle d’un chat, le maréchal d’Albret à celle d’un marcassin; antipathies toutes produites par des émanations animales et ressenties souvent à des distances énormes. Le chevalier de Guise, Marie de Médicis, et plusieurs autres personnages se trouvaient mal à l’aspect de toutes les roses, même peintes. Que le chancelier Bacon fût ou non prévenu d’une éclipse de lune, il tombait en faiblesse au moment où elle s’opérait; et sa vie, suspendue pendant tout le temps que durait ce phénomène, reprenait aussitôt après sans lui laisser la moindre incommodité. Ces effets d’antipathies authentiques prises parmi toutes celles que les hasards de l’histoire ont illustrées, peuvent suffire à comprendre les effets des sympathies inconnues. Ce fragment d’investigation que je me suis rappelé entre tous les aperçus de Lambert, fera concevoir la méthode avec laquelle il procédait dans ses œuvres. Je ne crois pas devoir insister sur la connexité qui liait à cette théorie les sciences équilatérales inventées par Gall et Lavater; elles en étaient les corollaires naturels, et tout esprit légèrement scientifique apercevra les ramifications par lesquelles s’y rattachaient nécessairement les observations phrénologiques de l’un et les documents physiognomoniques de l’autre. La découverte de Mesmer, si importante et si mal appréciée encore, se trouvait tout entière dans un seul développement de ce Traité, quoique Louis ne connût pas les œuvres, d’ailleurs assez laconiques, du célèbre docteur suisse. Une logique et simple déduction de ses principes lui avait fait reconnaître que la Volonté pouvait, par un mouvement tout contractile de l’être intérieur, s’amasser; puis, par un autre mouvement, être projetée au dehors, et même être confiée à des objets matériels. Ainsi la force entière d’un homme devait avoir la propriété de réagir sur les autres, et de les pénétrer d’une essence étrangère à la leur, s’ils ne se défendaient contre cette agression. Les preuves de ce théorème de la Science humaine sont nécessairement multipliées; mais rien ne les constate authentiquement. Il a fallu, soit l’éclatant désastre de Marius et son allocution au Cimbre chargé de le tuer, soit l’auguste commandement d’une mère au lion de Florence, pour faire connaître historiquement quelques-uns de ces foudroiements de la pensée. Pour lui donc la Volonté, la Pensée étaient des forces vives; aussi en parlait-il de manière à vous faire partager ses croyances. Pour lui, ces deux puissances étaient en quelque sorte et visibles et tangibles. Pour lui, la Pensée était lente ou prompte, lourde ou agile, claire ou obscure; il lui attribuait toutes les qualités des êtres agissants, la faisait saillir, se reposer, se réveiller, grandir, vieillir, se rétrécir, s’atrophier, s’aviver; il en surprenait la vie en en spécifiant tous les actes par les bizarreries de notre langage; il en constatait la spontanéité, la force, les qualités avec une sorte d’intuition qui lui faisait reconnaître tous les phénomènes de cette substance.
—Souvent au milieu du calme et du silence, me disait-il, lorsque nos facultés intérieures sont endormies, quand nous nous abandonnons à la douceur du repos, qu’il s’étend des espèces de ténèbres en nous, et que nous tombons dans la contemplation des choses extérieures, tout à coup une idée s’élance, passe avec la rapidité de l’éclair à travers les espaces infinis dont la perception nous est donnée par notre vue intérieure. Cette idée brillante, surgie comme un feu follet, s’éteint sans retour: existence éphémère, pareille à celle de ces enfants qui font connaître aux parents une joie et un chagrin sans bornes; espèce de fleur mort-née dans les champs de la pensée. Parfois l’idée, au lieu de jaillir avec force et de mourir sans consistance, commence à poindre, se balance dans les limbes inconnus des organes où elle prend naissance; elle nous use par un long enfantement, se développe, grandit, devient féconde, et se produit au dehors dans la grâce de la jeunesse et parée de tous les attributs d’une longue vie; elle soutient les plus curieux regards, elle les attire, ne les lasse jamais: l’examen qu’elle provoque commande l’admiration que suscitent les œuvres long-temps élaborées. Tantôt les idées naissent par essaim, l’une entraîne l’autre, elles s’enchaînent, toutes sont agaçantes, elles abondent, elles sont folles. Tantôt elles se lèvent pâles, confuses, dépérissent faute de force ou d’aliments; la substance génératrice manque. Enfin, à certains jours, elles se précipitent dans les abîmes pour en éclairer les immenses profondeurs; elles nous épouvantent et laissent notre âme abattue. Les idées sont en nous un système complet, semblable à l’un des règnes de la nature, une sorte de floraison dont l’iconographie sera retracée par un homme de génie qui passera pour fou peut-être. Oui, tout, en nous et au dehors, atteste la vie de ces créations ravissantes que je compare à des fleurs, en obéissant à je ne sais quelle révélation de leur nature! Leur production comme fin de l’homme n’est d’ailleurs pas plus étonnante que celle des parfums et des couleurs dans la plante. Les parfums sont des idées peut-être! En pensant que la ligne où finit notre chair et où l’ongle commence contient l’inexplicable et invisible mystère de la transformation constante de nos fluides en corne, il faut reconnaître que rien n’est impossible dans les merveilleuses modifications de la substance humaine. Mais ne se rencontre-t-il donc pas dans la nature morale des phénomènes de mouvement et de pesanteur semblables à ceux de la nature physique? L’attente, pour choisir un exemple qui puisse être vivement senti de tout le monde, n’est si douloureuse que par l’effet de la loi en vertu de laquelle le poids d’un corps est multiplié par sa vitesse. La pesanteur du sentiment que produit l’attente ne s’accroît-elle point par une addition constante des souffrances passées, à la douleur du moment? Enfin, à quoi, si ce n’est à une substance électrique, peut-on attribuer la magie par laquelle la Volonté s’intronise si majestueusement dans les regards pour foudroyer les obstacles aux commandements du génie, éclate dans la voix, ou filtre, malgré l’hypocrisie, au travers de l’enveloppe humaine? Le courant de ce roi des fluides qui, suivant la haute pression de la Pensée ou du Sentiment, s’épanche à flots ou s’amoindrit et s’effile, puis s’amasse pour jaillir en éclairs, est l’occulte ministre auquel sont dus soit les efforts ou funestes ou bienfaisants des arts et des passions, soit les intonations de la voix, rude, suave, terrible, lascive, horripilante, séductrice tour à tour, et qui vibre dans le cœur, dans les entrailles ou dans la cervelle au gré de nos vouloirs; soit tous les prestiges du toucher, d’où procèdent les transfusions mentales de tant d’artistes de qui les mains créatrices savent, après mille études passionnées, évoquer la nature; soit enfin les dégradations infinies de l’œil, depuis son atone inertie jusqu’à ses projections de lueurs les plus effrayantes. A ce système Dieu ne perd aucun de ses droits. La Pensée matérielle m’en a raconté de nouvelles grandeurs!
Après l’avoir entendu parlant ainsi, après avoir reçu dans l’âme son regard comme une lumière, il était difficile de ne pas être ébloui par sa conviction, entraîné par ses raisonnements. Aussi LA PENSÉE m’apparaissait-elle comme une puissance toute physique, accompagnée de ses incommensurables générations. Elle était une nouvelle Humanité sous une autre forme. Ce simple aperçu des lois que Lambert prétendait être la formule de notre intelligence doit suffire pour faire imaginer l’activité prodigieuse avec laquelle son âme se dévorait elle-même. Louis avait cherché des preuves à ses principes dans l’histoire des grands hommes dont l’existence, mise à jour par les biographes, fournit des particularités curieuses sur les actes de leur entendement. Sa mémoire lui ayant permis de se rappeler les faits qui pouvaient servir de développement à ses assertions, il les avait annexés à chacun des chapitres auxquels ils servaient de démonstration, en sorte que plusieurs de ses maximes en acquéraient une certitude presque mathématique. Les œuvres de Cardan, homme doué d’une singulière puissance de vision, lui donnèrent de précieux matériaux. Il n’avait oublié ni Apollonius de Tyanes annonçant en Asie la mort du tyran et dépeignant son supplice à l’heure même où il avait lieu dans Rome; ni Plotin qui, séparé par Porphyre, sentit l’intention où était celui-ci de se tuer, et accourut pour l’en dissuader; ni le fait constaté dans le siècle dernier à la face de la plus moqueuse incrédulité qui se soit jamais rencontrée, fait surprenant pour les hommes habitués à faire du doute une arme contre Dieu seul, mais tout simple pour quelques croyants: Alphonse-Marie de Liguori, évêque de Sainte-Agathe, donna des consolations au pape Ganganelli, qui le vit, l’entendit, lui répondit; et dans ce même temps, à une très-grande distance de Rome, l’évêque était observé en extase, chez lui, dans un fauteuil où il s’asseyait habituellement au retour de la messe. En reprenant sa vie ordinaire, il trouva ses serviteurs agenouillés devant lui, qui tous le croyaient mort.—«Mes amis, leur dit-il, le Saint-Père vient d’expirer.» Deux jours après, un courrier confirma cette nouvelle. L’heure de la mort du pape coïncidait avec celle où l’évêque était revenu à son état naturel. Lambert n’avait pas omis l’aventure plus récente encore, arrivée dans le siècle dernier à une jeune Anglaise qui, aimant passionnément un marin, partit de Londres pour aller le trouver, et le trouva, seule, sans guide, dans les déserts de l’Amérique septentrionale, où elle arriva pour lui sauver la vie. Louis avait mis à contribution les mystères de l’antiquité, les actes des martyrs où sont les plus beaux titres de gloire pour la Volonté humaine, les démonologues du moyen âge, les procès criminels, les recherches médicales, en discernant partout le fait vrai, le phénomène probable avec une admirable sagacité. Cette riche collection d’anecdotes scientifiques recueillies dans tant de livres, la plupart dignes de foi, servit sans doute à faire des cornets de papier; et ce travail au moins curieux, enfanté par la plus extraordinaire des mémoires humaines, a dû périr. Entre toutes les preuves qui enrichissaient l’œuvre de Lambert, se trouvait une histoire arrivée dans sa famille, et qu’il m’avait racontée avant d’entreprendre son traité. Ce fait, relatif à la post-existence de l’être intérieur, si je puis me permettre de forger un mot nouveau pour rendre un effet innommé, me frappa si vivement que j’en ai gardé le souvenir. Son père et sa mère eurent à soutenir un procès dont la perte devait entacher leur probité, seul bien qu’ils possédassent au monde. Donc l’anxiété fut grande quand s’agita la question de savoir si l’on céderait à l’injuste agression du demandeur, ou si l’on se défendrait contre lui. La délibération eut lieu par une nuit d’automne, devant un feu de tourbe, dans la chambre du tanneur et de sa femme. A ce conseil furent appelés deux ou trois parents et le bisaïeul maternel de Louis, vieux laboureur tout cassé, mais d’une figure vénérable et majestueuse, dont les yeux étaient clairs, dont le crâne jauni par le temps conservait encore quelques mèches de cheveux blancs épars. Semblable à l’Obi des nègres, au Sagamore des sauvages, il était une espèce d’esprit oraculaire que l’on consultait dans les grandes occasions. Ses biens étaient cultivés par ses petits-enfants, qui le nourrissaient et le servaient; il leur pronostiquait la pluie, le beau temps, et leur indiquait le moment où ils devaient faucher les prés ou rentrer les moissons. La justesse barométrique de sa parole, devenue célèbre, augmentait toujours la confiance et le culte qui s’attachaient à lui. Il demeurait des journées entières immobile sur sa chaise. Cet état d’extase lui était familier depuis la mort de sa femme, pour laquelle il avait eu la plus vive et la plus constante des affections. Le débat eut lieu devant lui, sans qu’il parût y prêter une grande attention.—Mes enfants, leur dit-il quand il fut requis de donner son avis, cette affaire est trop grave pour que je la décide seul. Il faut que j’aille consulter ma femme. Le bonhomme se leva, prit son bâton, et sortit, au grand étonnement des assistants qui le crurent tombé en enfance. Il revint bientôt et leur dit:—Je n’ai pas eu besoin d’aller jusqu’au cimetière, votre mère est venue au-devant de moi, je l’ai trouvée auprès du ruisseau. Elle m’a dit que vous retrouveriez chez un notaire de Blois des quittances qui vous feraient gagner votre procès. Ces paroles furent prononcées d’une voix ferme. L’attitude et la physionomie de l’aïeul annonçaient un homme pour qui cette apparition était habituelle. En effet, les quittances contestées se retrouvèrent, et le procès n’eut pas lieu. Cette aventure arrivée sous le toit paternel, aux yeux de Louis, alors âgé de neuf ans, contribua beaucoup à le faire croire aux visions miraculeuses de Swedenborg, qui donna pendant sa vie plusieurs preuves de la puissance de vision acquise à son être intérieur. En avançant en âge et à mesure que son intelligence se développait, Lambert devait être conduit à chercher dans les lois de la nature humaine les causes du miracle qui dès l’enfance avait attiré son attention. De quel nom appeler le hasard qui rassemblait autour de lui les faits, les livres relatifs à ces phénomènes, et le rendit lui-même le théâtre et l’acteur des plus grandes merveilles de la pensée? Quand Louis n’aurait pour seul titre à la gloire que d’avoir, dès l’âge de quinze ans, émis cette maxime psychologique: «Les événements qui attestent l’action de l’Humanité, et qui sont le produit de son intelligence, ont des causes dans lesquelles ils sont préconçus, comme nos actions sont accomplies dans notre pensée avant de se reproduire au dehors; les pressentiments ou les prophéties sont l’aperçu de ces causes;» je crois qu’il faudrait déplorer en lui la perte d’un génie égal à celui des Pascal, des Lavoisier, des Laplace. Peut-être ses chimères sur les anges dominèrent-elles trop long-temps ses travaux; mais n’est-ce pas en cherchant à faire de l’or que les savants ont insensiblement créé la Chimie? Cependant, si plus tard Lambert étudia l’anatomie comparée, la physique, la géométrie et les sciences qui se rattachaient à ses découvertes, il eut nécessairement l’intention de rassembler des faits et de procéder par l’analyse, seul flambeau qui puisse nous guider aujourd’hui à travers les obscurités de la moins saisissable des natures. Il avait certes trop de sens pour rester dans les nuages des théories, qui toutes peuvent se traduire en quelques mots. Aujourd’hui, la démonstration la plus simple appuyée sur les faits n’est-elle pas plus précieuse que ne le sont les plus beaux systèmes défendus par des inductions plus ou moins ingénieuses? Mais ne l’ayant pas connu pendant l’époque de sa vie où il dut réfléchir avec le plus de fruit, je ne puis que conjecturer la portée de ses œuvres d’après celle de ses premières méditations. Il est facile de saisir en quoi péchait son traité de la Volonté. Quoique doué déjà des qualités qui distinguent les hommes supérieurs, il était encore enfant. Quoique riche et habile aux abstractions, son cerveau se ressentait encore des délicieuses croyances qui flottent autour de toutes les jeunesses. Sa conception touchait donc aux fruits mûrs de son génie par quelques points, et par une foule d’autres elle se rapprochait de la petitesse des germes. A quelques esprits amoureux de poésie, son plus grand défaut eût semblé une qualité savoureuse. Son œuvre portait les marques de la lutte que se livraient dans cette belle âme ces deux grands principes, le Spiritualisme, le Matérialisme, autour desquels ont tourné tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux ait osé les fondre en un seul. D’abord spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité de la pensée. Battu par les faits de l’analyse au moment où son cœur lui faisait encore regarder avec amour les nuages épars dans les cieux de Swedenborg, il ne se trouvait pas encore de force à produire un système unitaire, compacte, fondu d’un seul jet. De là venaient quelques contradictions empreintes jusque dans l’esquisse que je trace de ses premiers essais. Quelque incomplet que fût son ouvrage, n’était-il pas le brouillon d’une science dont, plus tard, il aurait approfondi les mystères, assuré les bases, recherché, déduit et enchaîné les développements?
Six mois après la confiscation du traité sur la Volonté, je quittai le collége. Notre séparation fut brusque. Ma mère, alarmée d’une fièvre qui depuis quelque temps ne me quittait pas, et à laquelle mon inaction corporelle donnait les symptômes du coma, m’enleva du collége en quatre ou cinq heures. A l’annonce de mon départ, Lambert devint d’une tristesse effrayante. Nous nous cachâmes pour pleurer.
—Te reverrai-je jamais? me dit-il de sa voix douce en me serrant dans ses bras.—Tu vivras, toi, reprit-il; mais moi, je mourrai. Si je le peux, je t’apparaîtrai.
Il faut être jeune pour prononcer de telles paroles avec un accent de conviction qui les fait accepter comme un présage, comme une promesse dont l’effroyable accomplissement sera redouté. Pendant long-temps, j’ai pensé vaguement à cette apparition promise. Il est encore certains jours de spleen, de doute, de terreur, de solitude, où je suis obligé de chasser les souvenirs de cet adieu mélancolique, qui cependant ne devait pas être le dernier. Lorsque je traversai la cour par laquelle nous sortions, Lambert était collé à l’une des fenêtres grillées du réfectoire pour me voir passer. Sur mon désir, ma mère obtint la permission de le faire dîner avec nous à l’auberge. A mon tour, le soir, je le ramenai au seuil fatal du collége. Jamais amant et maîtresse ne versèrent en se séparant plus de larmes que nous n’en répandîmes.
—Adieu donc! je vais être seul dans ce désert, me dit-il en me montrant les cours où deux cents enfants jouaient et criaient. Quand je reviendrai fatigué, demi-mort de mes longues courses à travers les champs de la pensée, dans quel cœur me reposerai-je? Un regard me suffisait pour te dire tout. Qui donc maintenant me comprendra? Adieu! je voudrais ne t’avoir jamais rencontré, je ne saurais pas tout ce qui va me manquer.
—Et moi, lui dis-je, que deviendrai-je? ma situation n’est-elle pas plus affreuse? je n’ai rien là pour me consoler, ajoutai-je en me frappant le front.
Il hocha la tête par un mouvement empreint d’une grâce pleine de tristesse, et nous nous quittâmes. En ce moment, Louis Lambert avait cinq pieds deux pouces, il n’a plus grandi. Sa physionomie, devenue largement expressive, attestait la bonté de son caractère. Une patience divine développée par les mauvais traitements, une concentration continuelle exigée par sa vie contemplative, avaient dépouillé son regard de cette audacieuse fierté qui plaît dans certaines figures, et par laquelle il savait accabler nos Régents. Sur son visage éclataient des sentiments paisibles, une sérénité ravissante que n’altérait jamais rien d’ironique ou de moqueur, car sa bienveillance native tempérait la conscience de sa force et de sa supériorité. Il avait de jolies mains, bien effilées, presque toujours humides. Son corps était une merveille digne de la sculpture; mais nos uniformes gris de fer à boutons dorés, nos culottes courtes, nous donnaient une tournure si disgracieuse, que le fini des proportions de Lambert et sa morbidesse ne pouvaient s’apercevoir qu’au bain. Quand nous nagions dans notre bassin du Loir, Louis se distinguait par la blancheur de sa peau, qui tranchait sur les différents tons de chair de nos camarades, tous marbrés par le froid ou violacés par l’eau. Délicat de formes, gracieux de pose, doucement coloré, ne frissonnant pas hors de l’eau, peut-être parce qu’il évitait l’ombre et courait toujours au soleil, Louis ressemblait à ces fleurs prévoyantes qui ferment leurs calices à la bise, et ne veulent s’épanouir que sous un ciel pur. Il mangeait très-peu, ne buvait que de l’eau; puis, soit par instinct, soit par goût, il se montrait sombre de tout mouvement qui voulait une dépense de force; ses gestes étaient rares et simples comme le sont ceux des Orientaux ou des Sauvages, chez lesquels la gravité semble être un état naturel. Généralement, il n’aimait pas tout ce qui ressemblait à de la recherche pour sa personne. Il penchait assez habituellement sa tête à gauche, et restait si souvent accoudé, que les manches de ses habits neufs étaient promptement percées. A ce léger portrait de l’homme, je dois ajouter une esquisse de son moral, car je crois aujourd’hui pouvoir impartialement en juger. Quoique naturellement religieux, Louis n’admettait pas les minutieuses pratiques de l’Église romaine; ses idées sympathisaient plus particulièrement avec celles de sainte Thérèse et de Fénélon, avec celles de plusieurs Pères et de quelques saints, qui de nos jours seraient traités d’hérésiarques et d’athées. Il était impassible durant les offices. Sa prière procédait par des élancements, par des élévations d’âme qui n’avaient aucun mode régulier; il se laissait aller en tout à la nature, et ne voulait pas plus prier que penser à heure fixe. Souvent, à la chapelle, il pouvait aussi bien songer à Dieu que méditer sur quelque idée philosophique. Jésus-Christ était pour lui le plus beau type de son système. Le: Et verbum caro factum est! lui semblait une sublime parole destinée à exprimer la formule traditionnelle de la Volonté, du Verbe, de l’Action se faisant visibles. Le Christ ne s’apercevant pas de sa mort, ayant assez perfectionné l’être intérieur par des œuvres divines pour qu’un jour la forme invisible en apparût à ses disciples, enfin les mystères de l’Évangile, les guérisons magnétiques du Christ et le don des langues lui confirmaient sa doctrine. Je me souviens de lui avoir entendu dire à ce sujet que le plus bel ouvrage à faire aujourd’hui était l’Histoire de l’Église primitive. Jamais il ne s’élevait autant vers la poésie qu’au moment où il abordait, dans une conversation du soir, l’examen des miracles opérés par la puissance de la Volonté pendant cette grande époque de foi. Il trouvait les plus fortes preuves de sa Théorie dans presque tous les martyres subis pendant le premier siècle de l’Église, qu’il appelait la grande ère de la pensée.—«Les phénomènes arrivés dans la plupart des supplices si héroïquement soufferts par les chrétiens pour l’établissement de leurs croyances ne prouvent-ils pas, disait-il, que les forces matérielles ne prévaudront jamais contre la force des idées ou contre la Volonté de l’homme? Chacun peut conclure de cet effet produit par la volonté de tous, en faveur de la sienne.» Je ne crois pas devoir parler de ses idées sur la poésie et sur l’histoire, ni de ses jugements sur les chefs-d’œuvre de notre langue. Il n’y aurait rien de bien curieux à consigner ici des opinions devenues presque vulgaires aujourd’hui, mais qui, dans la bouche d’un enfant, pouvaient alors paraître extraordinaires. Louis était à la hauteur de tout. Pour exprimer en deux mots son talent, il eût écrit Zadig aussi spirituellement que l’écrivit Voltaire; il aurait aussi fortement que Montesquieu pensé le dialogue de Sylla et d’Eucrate. La grande rectitude de ses idées lui faisait désirer avant tout, dans une œuvre, un caractère d’utilité; de même que son esprit fin y exigeait la nouveauté de la pensée autant que celle de la forme. Tout ce qui ne remplissait pas ces conditions lui causait un profond dégoût. L’une de ses appréciations littéraires les plus remarquables, et qui fera comprendre le sens de toutes les autres aussi bien que la lucidité de ses jugements, est celle-ci, qui m’est restée dans la mémoire: «L’Apocalypse est une extase écrite.» Il considérait la Bible comme une portion de l’histoire traditionnelle des peuples anté-diluviens, qui s’était partagée l’humanité nouvelle. Pour lui, la mythologie des Grecs tenait à la fois de la Bible hébraïque et des Livres sacrés de l’Inde, que cette nation amoureuse de grâce avait traduits à sa manière.
—Il est impossible, disait-il, de révoquer en doute la priorité des Écritures asiatiques sur nos Écritures saintes. Pour qui sait reconnaître avec bonne foi ce point historique, le monde s’élargit étrangement. N’est-ce pas sur le plateau de l’Asie que se sont réfugiés les quelques hommes qui ont pu survivre à la catastrophe subie par notre globe, si toutefois les hommes existaient avant ce renversement ou ce choc: question grave dont la solution est écrite au fond des mers. L’anthropogonie de la Bible n’est donc que la généalogie d’un essaim sorti de la ruche humaine qui se suspendit aux flancs montagneux du Thibet, entre les sommets de l’Himalaya et ceux du Caucase. Le caractère des idées premières de la horde que son législateur nomma le peuple de Dieu, sans doute pour lui donner de l’unité, peut-être aussi pour lui faire conserver ses propres lois et son système de gouvernement, car les livres de Moïse sont un code religieux, politique et civil; ce caractère est marqué au coin de la terreur: la convulsion du globe est interprétée comme une vengeance d’en haut par des pensées gigantesques. Enfin, ne goûtant aucune des douceurs que trouve un peuple assis dans une terre patriarcale, les malheurs de cette peuplade en voyage ne lui ont dicté que des poésies sombres, majestueuses et sanglantes. Au contraire, le spectacle des promptes réparations de la terre, les effets prodigieux du soleil dont les premiers témoins furent les Hindous, leur ont inspiré les riantes conceptions de l’amour heureux, le culte du feu, les personnifications infinies de la reproduction. Ces magnifiques images manquent à l’œuvre des Hébreux. Un constant besoin de conservation, à travers les dangers et les pays parcourus jusqu’au lieu du repos, engendra le sentiment exclusif de ce peuple, et sa haine contre les autres nations. Ces trois Écritures sont les archives du monde englouti. Là est le secret des grandeurs inouïes de ces langages et de leurs mythes. Une grande histoire humaine gît sous ces noms d’hommes et de lieux, sous ces fictions qui nous attachent irrésistiblement, sans que nous sachions pourquoi. Peut-être y respirons-nous l’air natal de notre nouvelle humanité.
Pour lui cette triple littérature impliquait donc toutes les pensées de l’homme. Il ne se faisait pas un livre, selon lui, dont le sujet ne s’y pût trouver en germe. Cette opinion montre combien ses premières études sur la Bible furent savamment creusées, et jusqu’où elles le menèrent. Planant toujours au-dessus de la société, qu’il ne connaissait que par les livres, il la jugeait froidement.—«Les lois, disait-il, n’y arrêtent jamais les entreprises des grands ou des riches, et frappent les petits, qui ont au contraire besoin de protection.» Sa bonté ne lui permettait donc pas de sympathiser avec les idées politiques; mais son système conduisait à l’obéissance passive dont l’exemple fut donné par Jésus-Christ. Pendant les derniers moments de mon séjour à Vendôme, Louis ne sentait plus l’aiguillon de la gloire, il avait, en quelque sorte, abstractivement joui de la renommée; et après l’avoir ouverte, comme les anciens sacrificateurs qui cherchaient l’avenir au cœur des hommes, il n’avait rien trouvé dans les entrailles de cette Chimère. Méprisant donc un sentiment tout personnel:—La gloire, me disait-il, est l’égoïsme divinisé.
Ici peut-être, avant de quitter cette enfance exceptionnelle, dois-je la juger par un rapide coup d’œil.
Quelque temps avant notre séparation, Lambert me disait:—«A part les lois générales dont la formule sera peut-être ma gloire, et qui doivent être celles de notre organisme, la vie de l’homme est un mouvement qui se résout plus particulièrement, en chaque être, au gré de je ne sais quelle influence, par le Cerveau, par le Cœur, ou par le Nerf. Des trois constitutions représentées par ces mots vulgaires, dérivent les modes infinis de l’Humanité, qui tous résultent des proportions dans lesquelles ces trois principes générateurs se trouvent plus ou moins bien combinés avec les substances qu’ils s’assimilent dans les milieux où ils vivent.» Il s’arrêta, se frappa le front, et me dit:—Singulier fait! chez tous les grands hommes dont les portraits ont frappé mon attention, le col est court. Peut-être la Nature veut-elle que chez eux le cœur soit plus près du cerveau. Puis il reprit: De là procède un certain ensemble d’actes qui compose l’existence sociale. A l’homme de Nerf, l’Action ou la force; à l’homme de Cerveau, le Génie; à l’homme de Cœur, la foi. Mais, ajouta-t-il tristement, à la Foi, les Nuées du Sanctuaire; à l’Ange seul, la Clarté. Donc, suivant ses propres définitions, Lambert fut tout cœur et tout cerveau.
Pour moi, la vie de son intelligence s’est scindée en trois phases.
Soumis, dès l’enfance, à une précoce activité, due sans doute à quelque maladie ou à quelque perfection de ses organes; dès l’enfance, ses forces se résumèrent par le jeu de ses sens intérieurs et par une surabondante production de fluide nerveux. Homme d’idées, il lui fallut étancher la soif de son cerveau qui voulait s’assimiler toutes les idées. De là, ses lectures; et, de ses lectures, ses réflexions qui lui donnèrent le pouvoir de réduire les choses à leur plus simple expression, de les absorber en lui-même pour les y étudier dans leur essence. Les bénéfices de cette magnifique période, accomplie chez les autres hommes après de longues études seulement, échurent donc à Lambert pendant son enfance corporelle; enfance heureuse, enfance colorée par les studieuses félicités du poète. Le terme où arrivent la plupart des cerveaux fut le point d’où le sien devait partir un jour à la recherche de quelques nouveaux mondes d’intelligence. Là, sans le savoir encore, il s’était créé la vie la plus exigeante et, de toutes, la plus avidement insatiable. Pour exister, ne lui fallait-il pas jeter sans cesse une pâture à l’abîme qu’il avait ouvert en lui? Semblable à certains êtres des régions mondaines, ne pouvait-il périr faute d’aliments pour d’excessifs appétits trompés? N’était-ce pas la débauche importée dans l’âme, et qui devait la faire arriver, comme les corps saturés d’alcool, à quelque combustion instantanée? Cette première phase cérébrale me fut inconnue; aujourd’hui seulement, je puis m’en expliquer ainsi les prodigieuses fructifications et les effets. Lambert avait alors treize ans.
Je fus assez heureux pour assister aux premiers jours du second âge. Lambert, et cela le sauva peut-être, y tomba dans toutes les misères de la vie collégiale, et y dépensa la surabondance de ses pensées. Après avoir passé des choses à leur expression pure, des mots à leur substance idéale, de cette substance à des principes; après avoir tout abstrait, il aspirait, pour vivre, à d’autres créations intellectuelles. Dompté par les malheurs du collége et par les crises de sa vie physique, il demeura méditatif, devina les sentiments, entrevit de nouvelles sciences, véritables niasses d’idées! Arrêté dans sa course, et trop faible encore pour contempler les sphères supérieures, il se contempla intérieurement. Il m’offrit alors le combat de la pensée réagissant sur elle-même et cherchant à surprendre les secrets de sa nature, comme un médecin qui étudierait les progrès de sa propre maladie. Dans cet état de force et de faiblesse, de grâce enfantine et de puissance surhumaine, Louis Lambert est l’être qui m’a donné l’idée la plus poétique et la plus vraie de la créature que nous appelons un ange, en exceptant toutefois une femme de qui je voudrais dérober au monde le nom, les traits, la personne et la vie, afin d’avoir été seul dans le secret de son existence et pouvoir l’ensevelir au fond de mon cœur.
La troisième phase dut m’échapper. Elle commençait lorsque je fus séparé de Louis, qui ne sortit du collége qu’à l’âge de dix-huit ans, vers le milieu de l’année 1815. Louis avait alors perdu son père et sa mère depuis environ six mois. Ne rencontrant personne dans sa famille avec qui son âme, tout expansive mais toujours comprimée depuis notre séparation, pût sympathiser, il se réfugia chez son oncle, nommé son tuteur, et qui, chassé de sa cure en sa qualité de prêtre assermenté, était venu demeurer à Blois. Louis y séjourna pendant quelque temps. Dévoré bientôt par le désir d’achever des études qu’il dut trouver incomplètes, il vint à Paris pour revoir madame de Staël, et pour puiser la science à ses plus hautes sources. Le vieux prêtre, ayant un grand faible pour son neveu, laissa Louis libre de manger son héritage pendant un séjour de trois années à Paris, quoiqu’il y vécût dans la plus profonde misère. Cet héritage consistait en quelques milliers de francs. Lambert revint à Blois vers le commencement de l’année 1820, chassé de Paris par les souffrances qu’y trouvent les gens sans fortune. Pendant son séjour, il dut y être souvent en proie à des orages secrets, à ces horribles tempêtes de pensées par lesquelles les artistes sont agités, s’il en faut juger par le seul fait que son oncle se soit rappelé, par la seule lettre que le bonhomme ait conservée de toutes celles que lui écrivit à cette époque Louis Lambert, lettre gardée peut-être parce qu’elle était la dernière et la plus longue de toutes.
Voici d’abord le fait. Louis se trouvait un jour au Théâtre-Français placé sur une banquette des secondes galeries, près d’un de ces piliers entre lesquels étaient alors les troisièmes loges. En se levant pendant le premier entr’acte, il vit une jeune femme qui venait d’arriver dans la loge voisine. La vue de cette femme, jeune et belle, bien mise, décolletée peut-être, et accompagnée d’un amant pour lequel sa figure s’animait de toutes les grâces de l’amour, produisit sur l’âme et sur les sens de Lambert un effet si cruel qu’il fut obligé de sortir de la salle. S’il n’eût profité des dernières lueurs de sa raison, qui, dans le premier moment de cette brûlante passion, ne s’éteignit pas complétement, peut-être aurait-il succombé au désir presque invincible qu’il ressentit alors de tuer le jeune homme auquel s’adressaient les regards de cette femme. N’était-ce pas dans notre monde de Paris un éclair de l’amour du Sauvage qui se jette sur la femme comme sur sa proie, un effet d’instinct bestial joint à la rapidité des jets presque lumineux d’une âme comprimée sous la masse de ses pensées? Enfin n’était-ce pas le coup de canif imaginaire ressenti par l’enfant, devenu chez l’homme le coup de foudre de son besoin le plus impérieux, l’amour.
Maintenant voici la lettre dans laquelle se peint l’état de son âme frappée par le spectacle de la civilisation parisienne. Son cœur, sans doute constamment froissé dans ce gouffre d’égoïsme, dut toujours y souffrir; il n’y rencontra peut-être ni amis pour le consoler, ni ennemis pour donner du ton à sa vie. Contraint de vivre sans cesse en lui-même et ne partageant avec personne ses exquises jouissances, peut-être voulait-il résoudre l’œuvre de sa destinée par l’extase, et rester sous une forme presque végétale, comme un anachorète des premiers temps de l’Église, en abdiquant ainsi l’empire du monde intellectuel. La lettre semble indiquer ce projet, auquel les âmes grandes se sont prises à toutes les époques de rénovation sociale. Mais cette résolution n’est-elle pas alors pour certaines d’entre elles l’effet d’une vocation? ne cherchent-elles pas à concentrer leurs forces dans un long silence, afin d’en sortir propres à gouverner le monde, par la Parole ou par l’Action? Certes, Louis avait dû recueillir bien de l’amertume parmi les hommes, ou presser la société par quelque terrible ironie sans pouvoir en rien tirer, pour jeter une si vigoureuse clameur, pour arriver, lui pauvre! au désir que la lassitude de la puissance et de toute chose a fait accomplir à certains souverains. Peut-être aussi venait-il achever dans la solitude quelque grande œuvre qui flottait indécise dans son cerveau? Qui ne le croirait volontiers en lisant ce fragment de ses pensées où se trahissent les combats de son âme au moment où cessait pour lui la jeunesse, où commençait à éclore la terrible faculté de produire à laquelle auraient été dues les œuvres de l’homme? Cette lettre est en rapport avec l’aventure arrivée au théâtre. Le Fait et l’Écrit s’illuminent réciproquement, l’âme et le corps s’étaient mis au même ton. Cette tempête de doutes et d’affirmations, de nuages et d’éclairs qui souvent laisse échapper la foudre, et qui finit par une aspiration affamée vers la lumière céleste, jette assez de clarté sur la troisième époque de son éducation morale pour la faire comprendre en entier. En lisant ces pages écrites au hasard, prises et reprises suivant les caprices de la vie parisienne, ne semble-t-il pas voir un chêne pendant le temps où son accroissement intérieur fait crever sa jolie peau verte, le couvre de rugosités, de fissures, et où se prépare sa forme majestueuse, si toutefois le tonnerre du ciel ou la hache de l’homme le respectent!
A cette lettre finira donc, pour le penseur comme pour le poète, cette enfance grandiose et cette jeunesse incomprise. Là se termine le contour de ce germe moral: les philosophes en regretteront les frondaisons atteintes par la gelée dans leurs bourgeons; mais sans doute ils en verront les fleurs écloses dans des régions plus élevées que ne le sont les plus hauts lieux de la terre.
Paris, septembre-novembre 1819.
«Cher oncle, je vais bientôt quitter ce pays, où je ne saurais vivre. Je n’y vois aucun homme aimer ce que j’aime, s’occuper de ce qui m’occupe, s’étonner de ce qui m’étonne. Forcé de me replier sur moi-même, je me creuse et souffre. La longue et patiente étude que je viens de faire de cette Société donne des conclusions tristes où le doute domine. Ici le point de départ en tout est l’argent. Il faut de l’argent, même pour se passer d’argent. Mais quoique ce métal soit nécessaire à qui veut penser tranquillement, je ne me sens pas le courage de le rendre l’unique mobile de mes pensées. Pour amasser une fortune, il faut choisir un état; en un mot, acheter par quelque privilége de position ou d’achalandage, par un privilége légal ou fort habilement créé, le droit de prendre chaque jour, dans la bourse d’autrui, une somme assez mince qui, chaque année, produit un petit capital; lequel par vingt années donne à peine quatre ou cinq mille francs de rente quand un homme se conduit honnêtement. En quinze ou seize ans et après son apprentissage, l’avoué, le notaire, le marchand, tous les travailleurs patentés ont gagné du pain pour leurs vieux jours. Je ne me suis senti propre à rien en ce genre. Je préfère la pensée à l’action, une idée à une affaire, la contemplation au mouvement. Je manque essentiellement de la constante attention nécessaire à qui veut faire fortune. Toute entreprise mercantile, toute obligation de demander de l’argent à autrui, me conduirait à mal, et je serais bientôt ruiné. Si je n’ai rien, au moins ne dois-je rien en ce moment. Il faut matériellement peu à celui qui vit pour accomplir de grandes choses dans l’ordre moral; mais quoique vingt sous par jour puissent me suffire, je ne possède pas la rente de cette oisiveté travailleuse. Si je veux méditer, le besoin me chasse hors du sanctuaire où se meut ma pensée. Que vais-je devenir? La misère ne m’effraie pas. Si l’on n’emprisonnait, si l’on ne flétrissait, si l’on ne méprisait point les mendiants, je mendierais pour pouvoir résoudre à mon aise les problèmes qui m’occupent. Mais cette sublime résignation par laquelle je pourrais émanciper ma pensée en la libérant de mon corps ne servirait à rien: il faut encore de l’argent pour se livrer à certaines expériences. Sans cela, j’eusse accepté l’indigence apparente d’un penseur qui possède la terre et le ciel. Pour être grand dans la misère, il suffit de ne jamais s’avilir. L’homme qui combat et souffre en marchant vers un noble but, présente certes un beau spectacle; mais ici qui se sent la force de lutter? On escalade des rochers, on ne peut pas toujours piétiner dans la boue. Ici tout décourage le vol en droite ligne d’un esprit qui tend à l’avenir. Je ne me craindrais pas dans une grotte au désert, et je me crains ici. Au désert, je serais avec moi-même sans distraction; ici, l’homme éprouve une foule de besoins qui le rapetissent. Quand vous êtes sorti rêveur, préoccupé, la voix du pauvre vous rappelle au milieu de ce monde de faim et de soif, en vous demandant l’aumône. Il faut de l’argent pour se promener. Les organes, incessamment fatigués par des riens, ne se reposent jamais. La nerveuse disposition du poète est ici sans cesse ébranlée, et ce qui doit faire sa gloire devient son tourment: son imagination y est sa plus cruelle ennemie. Ici l’ouvrier blessé, l’indigente en couches, la fille publique devenue malade, l’enfant abandonné, le vieillard infirme, les vices, le crime lui-même trouvent un asile et des soins; tandis que le monde est impitoyable pour l’inventeur, pour tout homme qui médite. Ici, tout doit avoir un résultat immédiat, réel; l’on s’y moque des essais d’abord infructueux qui peuvent mener aux plus grandes découvertes, et l’on n’y estime pas cette étude constante et profonde qui veut une longue concentration des forces. L’État pourrait solder le Talent, comme il solde la Baïonnette; mais il tremble d’être trompé par l’homme d’intelligence, comme si l’on pouvait long-temps contrefaire le génie. Ah! mon oncle, quand on a détruit les solitudes conventuelles, assises au pied des monts, sous des ombrages verts et silencieux, ne devait-on pas construire des hospices pour les âmes souffrantes qui par une seule pensée engendrent le mieux des nations, ou préparent les progrès d’une science?»
20 septembre.
«L’étude m’a conduit ici, vous le savez; j’y ai trouvé des hommes vraiment instruits, étonnants pour la plupart; mais l’absence d’unité dans les travaux scientifiques annule presque tous les efforts. Ni l’enseignement, ni la science n’ont de chef. Vous entendez au Muséum un professeur prouvant que celui de la rue Saint-Jacques vous a dit d’absurdes niaiseries. L’homme de l’École de Médecine soufflette celui du Collége de France. A mon arrivée, je suis allé entendre un vieil académicien qui disait à cinq cents jeunes gens que Corneille est un génie vigoureux et fier, Racine élégiaque et tendre, Molière inimitable, Voltaire éminemment spirituel, Bossuet et Pascal désespérément forts. Un professeur de philosophie devient illustre, en expliquant comment Platon est Platon. Un autre fait l’histoire des mots sans penser aux idées. Celui-ci vous explique Eschyle, celui-là prouve assez victorieusement que les Communes étaient les Communes et pas autre chose. Ces aperçus nouveaux et lumineux, paraphrasés pendant quelques heures, constituent le haut enseignement qui doit faire faire des pas de géant aux connaissances humaines. Si le gouvernement avait une pensée, je le soupçonnerais d’avoir peur des supériorités réelles qui, réveillées, mettraient la société sous le joug d’un pouvoir intelligent. Les nations iraient trop loin trop tôt, les professeurs sont alors chargés de faire des sots. Comment expliquer autrement un professorat sans méthode, sans une idée d’avenir? L’Institut pouvait être le grand gouvernement du monde moral et intellectuel; mais il a été récemment brisé par sa constitution en académies séparées. La science humaine marche donc sans guide, sans système et flotte au hasard, sans s’être tracé de route. Ce laissez-aller, cette incertitude existe en politique comme en science. Dans l’ordre naturel, les moyens sont simples, la fin est grande et merveilleuse; ici, dans la science comme dans le gouvernement, les moyens sont immenses, la fin est petite. Cette force qui, dans la Nature, marche d’un pas égal et dont la somme s’ajoute perpétuellement à elle-même, cet A + A qui produit tout, est destructif dans la Société. La politique actuelle oppose les unes aux autres les forces humaines pour les neutraliser, au lieu de les combiner pour les faire agir dans un but quelconque. En s’en tenant à l’Europe, depuis César jusqu’à Constantin, du petit Constantin au grand Attila, des Huns à Charlemagne, de Charlemagne à Léon X, de Léon X à Philippe II, de Philippe II à Louis XIV, de Venise à l’Angleterre, de l’Angleterre à Napoléon, de Napoléon à l’Angleterre, je ne vois aucune fixité dans la politique, et son agitation constante n’a procuré nul progrès. Les nations témoignent de leur grandeur par des monuments, ou de leur bonheur par le bien-être individuel. Les monuments modernes valent-ils les anciens? j’en doute. Les arts qui participent plus immédiatement de l’homme individuel, les productions de son génie ou de sa main ont peu gagné. Les jouissances de Lucullus valaient bien celles de Samuel Bernard, de Beaujon ou du roi de Bavière. Enfin, la longévité humaine a perdu. Pour qui veut être de bonne foi, rien n’a donc changé, l’homme est le même: la force est toujours son unique loi, le succès sa seule sagesse. Jésus-Christ, Mahomet, Luther n’ont fait que colorer différemment le cercle dans lequel les jeunes nations ont fait leurs évolutions. Nulle politique n’a empêché la Civilisation, ses richesses, ses mœurs, son contrat entre les forts contre les faibles, ses idées et ses voluptés d’aller de Memphis à Tyr, de Tyr à Balbeck, de Tedmor à Carthage, de Carthage à Rome, de Rome à Constantinople, de Constantinople à Venise, de Venise en Espagne, d’Espagne en Angleterre, sans que nul vestige n’existe de Memphis, de Tyr, de Carthage, de Rome, de Venise ni de Madrid. L’esprit de ces grands corps s’est envolé. Nul ne s’est préservé de la ruine, et n’a deviné cet axiome: Quand l’effet produit n’est plus en rapport avec sa cause, il y a désorganisation. Le génie le plus subtil ne peut découvrir aucune liaison entre ces grands faits sociaux. Aucune théorie politique n’a vécu. Les gouvernements passent comme les hommes, sans se transmettre aucun enseignement, et nul système n’engendre un système plus parfait. Que conclure de la politique, quand le gouvernement appuyé sur Dieu a péri dans l’Inde et en Égypte; quand le gouvernement du sabre et de la tiare a passé; quand le gouvernement d’un seul est mort; quand le gouvernement de tous n’a jamais pu vivre; quand aucune conception de la force intelligentielle, appliquée aux intérêts matériels, n’a pu durer, et que tout est à refaire aujourd’hui comme à toutes les époques où l’homme s’est écrié: Je souffre! Le code que l’on regarde comme la plus belle œuvre de Napoléon, est l’œuvre la plus draconnienne que je sache. La divisibilité territoriale poussée à l’infini, dont le principe y est consacré par le partage égal des biens, doit engendrer l’abâtardissement de la nation, la mort des arts et celle des sciences. Le sol trop divisé se cultive en céréales, en petits végétaux; les forêts et partant les cours d’eau disparaissent; il ne s’élève plus ni bœufs, ni chevaux. Les moyens manquent pour l’attaque comme pour la résistance. Vienne une invasion, le peuple est écrasé, il a perdu ses grands ressorts, il a perdu ses chefs. Et voilà l’histoire des déserts! La politique est donc une science sans principes arrêtés, sans fixité possible; elle est le génie du moment, l’application constante de la force, suivant la nécessité du jour. L’homme qui verrait à deux siècles de distance mourrait sur la place publique chargé des imprécations du peuple; ou serait, ce qui me semble pis, flagellé par les mille fouets du ridicule. Les nations sont des individus qui ne sont ni plus sages ni plus forts que ne l’est l’homme, et leurs destinées sont les mêmes. Réfléchir sur celui-ci, n’est-ce pas s’occuper de celles-là. Au spectacle de cette société sans cesse tourmentée dans ses bases comme dans ses effets, dans ses causes comme dans son action, chez laquelle la philanthropie est une magnifique erreur, et le progrès un non-sens, j’ai gagné la confirmation de cette vérité, que la vie est en nous et non au dehors; que s’élever au-dessus des hommes pour leur commander est le rôle agrandi d’un régent de classe; et que les hommes assez forts pour monter jusqu’à la ligne où ils peuvent jouir du coup d’œil des mondes, ne doivent pas regarder à leurs pieds.»
5 novembre.
«Je suis assurément occupé de pensées graves, je marche à certaines découvertes, une force invincible m’entraîne vers une lumière qui a brillé de bonne heure dans les ténèbres de ma vie morale; mais quel nom donner à la puissance qui me lie les mains, me ferme la bouche, et m’entraîne en sens contraire à ma vocation? Il faut quitter Paris, dire adieu aux livres des bibliothèques, à ces beaux foyers de lumière, à ces savants si complaisants, si accessibles, à ces jeunes génies avec lesquels je sympathisais. Qui me repousse? est-ce le Hasard, est-ce la Providence? Les deux idées que représentent ces mots sont inconciliables. Si le Hasard n’est pas, il faut admettre le Fatalisme, ou la coordination forcée des choses soumises à un plan général. Pourquoi donc résisterions-nous? Si l’homme n’est plus libre, que devient l’échafaudage de sa morale? Et s’il peut faire sa destinée, s’il peut par son libre arbitre arrêter l’accomplissement du plan général, que devient Dieu? Pourquoi suis-je venu? Si je m’examine, je le sais: je trouve en moi des textes à développer; mais alors pourquoi possédé-je d’énormes facultés sans pouvoir en user? Si mon supplice servait à quelque exemple, je le concevrais; mais non, je souffre obscurément. Ce résultat est aussi providentiel que peut l’être le sort de la fleur inconnue qui meurt au fond d’une forêt vierge sans que personne en sente les parfums ou en admire l’éclat. De même qu’elle exhale vainement ses odeurs dans la solitude, j’enfante ici dans un grenier des idées sans qu’elles soient saisies. Hier, j’ai mangé du pain et des raisins le soir, devant ma fenêtre, avec un jeune médecin nommé Meyraux. Nous avons causé comme des gens que le malheur a rendus frères, et je lui ai dit:—Je m’en vais, vous restez, prenez mes conceptions et développez-les!—Je ne le puis, me répondit-il avec une amère tristesse, ma santé trop faible ne résistera pas à mes travaux, et je dois mourir jeune en combattant la misère. Nous avons regardé le ciel, en nous pressant les mains. Nous nous sommes rencontrés au Cours d’anatomie comparée et dans les galeries du Muséum, amenés tous deux par une même étude, l’unité de la composition zoologique. Chez lui, c’était le pressentiment du génie envoyé pour ouvrir une nouvelle route dans les friches de l’intelligence; chez moi, c’était déduction d’un système général. Ma pensée est de déterminer les rapports réels qui peuvent exister entre l’homme et Dieu. N’est-ce pas une nécessité de l’époque? Sans de hautes certitudes, il est impossible de mettre un mors à ces sociétés que l’esprit d’examen et de discussion a déchaînées et qui crient aujourd’hui:—Menez-nous dans une voie où nous marcherons sans rencontrer des abîmes? Vous me demanderez ce que l’anatomie comparée a de commun avec une question si grave pour l’avenir des sociétés. Ne faut-il pas se convaincre que l’homme est le but de tous les moyens terrestres pour se demander s’il ne sera le moyen d’aucune fin? Si l’homme est lié à tout, n’y a-t-il rien au-dessus de lui, à quoi il se lie à son tour? S’il est le terme des transmutations inexpliquées qui montent jusqu’à lui, ne doit-il pas être le lien entre la nature visible et une nature invisible? L’action du monde n’est pas absurde, elle aboutit à une fin, et cette fin ne doit pas être une société constituée comme l’est la nôtre. Il se rencontre une terrible lacune entre nous et le ciel. En l’état actuel, nous ne pouvons ni toujours jouir, ni toujours souffrir; ne faut-il pas un énorme changement pour arriver au paradis et à l’enfer, deux conceptions sans lesquelles Dieu n’existe pas aux yeux de la masse? Je sais qu’on s’est tiré d’affaire en inventant l’âme; mais j’ai quelque répugnance à rendre Dieu solidaire des lâchetés humaines, de nos désenchantements, de nos dégoûts, de notre décadence. Puis comment admettre en nous un principe divin contre lequel quelques verres de rhum puissent prévaloir? Comment imaginer des facultés immatérielles que la matière réduise, dont l’exercice soit enchaîné par un grain d’opium? Comment imaginer que nous sentirons encore quand nous serons dépouillés des conditions de notre sensibilité? Pourquoi Dieu périrait-il, parce que la substance serait pensante? L’animation de la substance et ses innombrables variétés, effets de ses instincts, sont-ils moins inexplicables que les effets de la pensée? Le mouvement imprimé aux mondes n’est-il pas suffisant pour prouver Dieu, sans aller se jeter dans les absurdités engendrées par notre orgueil? Que d’une façon d’être périssable, nous allions après nos épreuves à une existence meilleure, n’est-ce pas assez pour une créature qui ne se distingue des autres que par un Instinct plus complet? S’il n’existe pas en morale un principe qui ne mène à l’absurde, ou ne soit contredit par l’évidence, n’est-il pas temps de se mettre en quête des dogmes écrits au fond de la nature des choses? Ne faudrait-il pas retourner la science philosophique? Nous nous occupons très-peu du prétendu néant qui nous a précédés, et nous fouillons le prétendu néant qui nous attend. Nous faisons Dieu responsable de l’avenir, et nous ne lui demandons aucun compte du passé. Cependant il est aussi nécessaire de savoir si nous n’avons aucune racine dans l’antérieur, que de savoir si nous sommes soudés au futur. Nous n’avons été déistes ou athées que d’un côté. Le monde est-il éternel? le monde est-il créé? Nous ne concevons aucun moyen terme entre ces deux propositions: l’une est fausse, l’autre est vraie, choisissez! Quel que soit votre choix, Dieu, tel que notre raison se le figure, doit s’amoindrir, ce qui équivaut à sa négation. Faites le monde éternel: la question n’est pas douteuse, Dieu l’a subi. Supposez le monde créé, Dieu n’est plus possible. Comment serait-il resté toute une éternité sans savoir qu’il aurait la pensée de créer le monde? Comment n’en aurait-il point su par avance les résultats? D’où en a-t-il tiré l’essence? de lui nécessairement. Si le monde sort de Dieu, comment admettre le mal? Si le mal est sorti du bien, vous tombez dans l’absurde. S’il n’y a pas de mal, que deviennent les sociétés avec leurs lois? Partout des précipices! partout un abîme pour la raison! Il est donc une science sociale à refaire en entier. Écoutez, mon oncle: tant qu’un beau génie n’aura pas rendu compte de l’inégalité patente des intelligences, le sens général de l’humanité, le mot Dieu sera sans cesse mis en accusation, et la société reposera sur des sables mouvants. Le secret des différentes zones morales dans lesquelles transite l’homme se trouvera dans l’analyse de l’Animalité tout entière. L’Animalité n’a, jusqu’à présent, été considérée que par rapport à ses différences, et non dans ses similitudes; dans ses apparences organiques, et non dans ses facultés. Les facultés animales se perfectionnent de proche en proche, suivant des lois à rechercher. Ces facultés correspondent à des forces qui les expriment, et ces forces sont essentiellement matérielles, divisibles. Des facultés matérielles! songez à ces deux mots. N’est-ce pas une question aussi insoluble que l’est celle de la communication du mouvement à la matière, abîme encore inexploré, dont les difficultés ont été plutôt déplacées que résolues par le système de Newton. Enfin la combinaison constante de la lumière avec tout ce qui vit sur la terre, veut un nouvel examen du globe. Le même animal ne se ressemble plus sous la Torride, dans l’Inde ou dans le Nord. Entre la verticalité et l’obliquité des rayons solaires, il se développe une nature dissemblable et pareille qui, la même dans son principe, ne se ressemble ni en deçà ni au delà dans ses résultats. Le phénomène qui crève nos yeux dans le monde zoologique en comparant les papillons du Bengale aux papillons d’Europe est bien plus grand encore dans le monde moral. Il faut un angle facial déterminé, une certaine quantité de plis cérébraux pour obtenir Colomb, Raphaël, Napoléon, Laplace ou Beethoven; la vallée sans soleil donne le crétin; tirez vos conclusions? Pourquoi ces différences dues à la distillation plus ou moins heureuse de la lumière en l’homme? Ces grandes masses humaines souffrantes, plus ou moins actives, plus ou moins nourries, plus ou moins éclairées, constituent des difficultés à résoudre, et qui crient contre Dieu. Pourquoi dans l’extrême joie voulons-nous toujours quitter la terre, pourquoi l’envie de s’élever qui a saisi, qui saisira toute créature? Le mouvement est une grande âme dont l’alliance avec la matière est tout aussi difficile à expliquer que l’est la production de la pensée en l’homme. Aujourd’hui la science est une, il est impossible de toucher à la politique sans s’occuper de morale, et la morale tient à toutes les questions scientifiques. Il me semble que nous sommes à la veille d’une grande bataille humaine; les forces sont là; seulement je ne vois pas de général.» . . . . . . . . . . . . . . .