La Comédie humaine - Volume 16. Études philosophiques et Études analytiques
Lettre de M. Shandy au capitaine Tobie Shandy.
«Mon cher frère Tobie,
»Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes et à la manière de leur faire l’amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu’il ne le soit pas autant pour moi) que l’occasion se soit offerte, et que je me sois trouvé capable de t’écrire quelques instructions sur ce sujet.
»Si c’eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lois de te départir plus de connaissances qu’à moi, j’aurais été charmé que tu te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes mains; mais puisque c’est à moi à t’instruire, et que madame Shandy est là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit, je vais jeter ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes concernant le mariage, tels qu’ils me viendront à l’esprit, et que je croirai qu’ils pourront être d’usage pour toi; voulant en cela te donner un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la reconnaissance avec laquelle tu la recevras.
»En premier lieu, à l’égard de ce qui concerne la religion dans cette affaire (quoique le feu qui monte au visage me fasse apercevoir que je rougis en te parlant sur ce sujet; quoique je sache, en dépit de ta modestie, qui nous le laisserait ignorer, que tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrais te recommander d’une manière plus particulière pour que tu ne l’oubliasses point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours. Cette pratique, frère Tobie, c’est de ne jamais te présenter chez celle qui est l’objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te recommander auparavant à la protection du Dieu tout-puissant, pour qu’il te préserve de tout malheur.
»Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours, et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu’en ôtant ta perruque dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux sont tombés sous la main du Temps, et combien sous celle de Trim.
»Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute idée de tête chauve.
»Mets-toi bien dans l’esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre:
»Toutes les femmes sont timides. Et il est heureux qu’elles le soient; autrement, qui voudrait avoir affaire à elles?
»Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres.
»Un juste médium prévient tous les commentaires.
»Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C’est pourquoi, si tu peux l’éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les pincettes.
»Dans les conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute raillerie; et, autant que tu le pourras, ne lui laisse lire aucun livre jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre (quoique j’aimasse mieux qu’elle ne les lût point); mais ne souffre pas qu’elle lise Rabelais, Scarron ou Don Quichotte.
»Tous ces livres excitent le rire; et tu sais, cher Tobie, que rien n’est plus sérieux que les fins du mariage.
»Attache toujours une épingle à ton jabot avant d’entrer chez elle.
»Si elle te permet de t’asseoir sur le même sofa, et qu’elle te donne la facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation. Tu ne saurais prendre sa main, sans que la température de la tienne lui fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-la toujours dans l’indécision sur ce point et sur beaucoup d’autres. En te conduisant ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi; et si ta belle n’est pas encore entièrement soumise, et que ton âne continue à regimber (ce qui est fort probable), tu te feras tirer quelques onces de sang au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui guérissaient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens.
»Avicenne est d’avis que l’on se frotte ensuite avec de l’extrait d’ellébore, après les évacuations et purgations convenables, et je penserais assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de bouc ni de cerf; et abstiens-toi soigneusement, c’est-à-dire, autant que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de poules d’eau.
»Pour ta boisson, je n’ai pas besoin de te dire que ce doit être une infusion de verveine et d’herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des effets surprenants. Mais si ton estomac en souffrait, tu devrais en discontinuer l’usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et de laitue.
»Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire.
»A moins que la guerre venant à se déclarer.....
»Ainsi, mon cher Tobie, je désire que tout aille pour le mieux;
»Et je suis ton affectionné frère,
Gauthier Shandy.»
Dans les circonstances actuelles, Sterne lui-même retrancherait sans doute de sa lettre l’article de l’âne; et, loin de conseiller à un prédestiné de se faire tirer du sang, il changerait le régime des concombres et des laitues en un régime éminemment substantiel. Il recommandait alors l’économie pour arriver à une profusion magique au moment de la guerre, imitant en cela l’admirable gouvernement anglais qui, en temps de paix, a deux cents vaisseaux, mais dont les chantiers peuvent au besoin en fournir le double quand il s’agit d’embrasser les mers et de s’emparer d’une marine tout entière.
Quand un homme appartient au petit nombre de ceux qu’une éducation généreuse investit du domaine de la pensée, il devrait toujours, avant de se marier, consulter ses forces et physiques et morales. Pour lutter avec avantage contre les tempêtes que tant de séductions s’apprêtent à élever dans le cœur de sa femme, un mari doit avoir, outre la science du plaisir et une fortune qui lui permette de ne se trouver dans aucune classe de prédestinés, une santé robuste, un tact exquis, beaucoup d’esprit, assez de bon sens pour ne faire sentir sa supériorité que dans les circonstances opportunes, et enfin une finesse excessive d’ouïe et de vue.
S’il avait une belle figure, une jolie taille, un air mâle, et qu’il restât en arrière de toutes ces promesses, il rentrerait dans la classe des prédestinés. Aussi un mari laid, mais dont la figure est pleine d’expression, serait-il, si sa femme a oublié une seule fois sa laideur, dans la situation la plus favorable pour combattre le génie du mal.
Il s’étudiera, et c’est un oubli dans la lettre de Sterne, à rester constamment inodore, pour ne pas donner de prise au dégoût. Aussi fera-t-il un médiocre usage des parfums, qui exposent toujours les beautés à d’injurieux soupçons.
Il devra étudier sa conduite, éplucher ses discours comme s’il était le courtisan de la femme la plus inconstante. C’est pour lui qu’un philosophe a fait la réflexion suivante:
«Telle femme s’est rendue malheureuse pour la vie, s’est perdue, s’est déshonorée pour un homme qu’elle a cessé d’aimer parce qu’il a mal ôté son habit, mal coupé un de ses ongles, mis son bas à l’envers, ou s’y est mal pris pour défaire un bouton.»
Un de ses devoirs les plus importants sera de cacher à sa femme la véritable situation de sa fortune, afin de pouvoir satisfaire les fantaisies et les caprices qu’elle peut avoir, comme le font de généreux célibataires.
Enfin, chose difficile, chose pour laquelle il faut un courage surhumain, il doit exercer le pouvoir le plus absolu sur l’âne dont parle Sterne. Cet âne doit être soumis comme un serf du treizième siècle à son seigneur; obéir et se taire, marcher et s’arrêter au moindre commandement.
Muni de tous ces avantages, à peine un mari pourra-t-il entrer en lice avec l’espoir du succès. Comme tous les autres, il court encore le risque d’être, pour sa femme, une espèce d’éditeur responsable.
Hé! quoi, vont s’écrier quelques bonnes petites gens pour lesquels l’horizon finit à leur nez, faut-il donc se donner tant de peines pour s’aimer; et, pour être heureux en ménage, serait-il donc nécessaire d’aller préalablement à l’école? Le gouvernement va-t-il fonder pour nous une chaire d’amour, comme il a érigé naguère une chaire de droit public?
Voici notre réponse:
Ces règles multipliées si difficiles à déduire, ces observations si minutieuses, ces notions si variables selon les tempéraments, préexistent, pour ainsi dire, dans le cœur de ceux qui sont nés pour l’amour, comme le sentiment du goût et je ne sais quelle facilité à combiner les idées se trouvent dans l’âme du poète, du peintre ou du musicien. Les hommes qui éprouveraient quelque fatigue à mettre en pratique les enseignements donnés par cette Méditation, sont naturellement prédestinés, comme celui qui ne sait pas apercevoir les rapports existants entre deux idées différentes est un imbécile. En effet, l’amour a ses grands hommes inconnus, comme la guerre a ses Napoléons, comme la poésie a ses André Chéniers et comme la philosophie a ses Descartes.
Cette dernière observation contient le germe d’une réponse à la demande que tous les hommes se font depuis long-temps: pourquoi un mariage heureux est-il donc si peu fréquent?
Ce phénomène du monde moral s’accomplit rarement, par la raison qu’il se rencontre peu de gens de génie. Une passion durable est un drame sublime joué par deux acteurs égaux en talents, un drame où les sentiments sont des catastrophes, où les désirs sont des événements, où la plus légère pensée fait changer la scène. Or, comment trouver souvent, dans ce troupeau de bimanes qu’on nomme une nation, un homme et une femme qui possèdent au même degré le génie de l’amour, quand les gens à talents sont déjà si clairsemés dans les autres sciences où pour réussir l’artiste n’a besoin que de s’entendre avec lui-même?
Jusqu’à présent nous nous sommes contenté de faire pressentir les difficultés, en quelque sorte physiques, que deux époux ont à vaincre pour être heureux; mais que serait-ce donc s’il fallait dérouler l’effrayant tableau des obligations morales qui naissent de la différence des caractères?... Arrêtons-nous! l’homme assez habile pour conduire le tempérament sera certainement maître de l’âme.
Nous supposerons que notre mari-modèle remplit ces premières conditions voulues pour disputer avec avantage sa femme aux assaillants. Nous admettrons qu’il ne se trouve dans aucune des nombreuses classes de prédestinés, que nous avons passées en revue. Convenons enfin qu’il est imbu de toutes nos maximes; qu’il possède cette science admirable de laquelle nous avons révélé quelques préceptes; qu’il s’est marié très-savant; qu’il connaît sa femme, qu’il en est aimé; et poursuivons l’énumération de toutes les causes générales qui peuvent empirer la situation critique à laquelle nous le ferons arriver pour l’instruction du genre humain.
MÉDITATION VI.
DES PENSIONNATS.
Si vous avez épousé une demoiselle dont l’éducation s’est faite dans un pensionnat, il y a trente chances contre votre bonheur de plus que toutes celles dont l’énumération précède, et vous ressemblez exactement à un homme qui a fourré sa main dans un guêpier.
Alors, immédiatement après la bénédiction nuptiale, et sans vous laisser prendre à l’innocente ignorance, aux grâces naïves, à la pudibonde contenance de votre femme, vous devez méditer et suivre les axiomes et les préceptes que nous développerons dans la Seconde Partie de ce livre. Vous mettrez même à exécution les rigueurs de la Troisième Partie, en exerçant sur-le-champ une active surveillance, en déployant une paternelle sollicitude à toute heure, car le lendemain même de votre mariage, la veille peut-être, il y avait péril en la demeure.
En effet, souvenez-vous un peu de l’instruction secrète et approfondie que les écoliers acquièrent de naturâ rerum, de la nature des choses. Lapeyrouse, Cook, ou le capitaine Parry, ont-ils jamais eu autant d’ardeur à naviguer vers les pôles que les lycéens vers les parages défendus de l’océan des plaisirs?
Les filles étant plus rusées, plus spirituelles et plus curieuses que les garçons, leurs rendez-vous clandestins, leurs conversations, que tout l’art des matrones ne saurait empêcher, doivent être dirigés par un génie mille fois plus infernal que celui des collégiens. Quel homme a jamais entendu les réflexions morales et les aperçus malins de ces jeunes filles? Elles seules connaissent ces jeux où l’honneur se perd par avance, ces essais de plaisir, ces tâtonnements de volupté, ces simulacres de bonheur, qu’on peut comparer aux vols faits par les enfants trop gourmands à un dessert mis sous clef. Une fille sortira peut-être vierge de sa pension; chaste, non. Elle aura plus d’une fois discuté en de secrets conventicules la question importante des amants, et la corruption aura nécessairement entamé le cœur ou l’esprit, soit dit sans antithèse.
Admettons cependant que votre femme n’aura pas participé à ces friandises virginales, à ces lutineries prématurées. De ce qu’elle n’ait point eu voix délibérative aux conseils secrets des grandes, en sera-t-elle meilleure? Non. Là, elle aura contracté amitié avec d’autres jeunes demoiselles, et nous serons modeste en ne lui accordant que deux ou trois amies intimes. Êtes-vous certains que, votre femme sortie de pension, ses jeunes amies n’auront pas été admises à ces conciliabules où l’on cherchait à connaître d’avance, au moins par analogie, les jeux des colombes? Enfin, ses amies se marieront; vous aurez alors quatre femmes à surveiller au lieu d’une, quatre caractères à deviner, et vous serez à la merci de quatre maris et d’une douzaine de célibataires de qui vous ignorez entièrement la vie, les principes, les habitudes, quand nos méditations vous auront fait apercevoir la nécessité où vous devez être un jour de vous occuper des gens que vous avez épousés avec votre femme sans vous en douter. Satan seul a pu imaginer une pension de demoiselles au milieu d’une grande ville!... Au moins madame Campan avait-elle logé sa fameuse institution à Écouen. Cette sage précaution prouve qu’elle n’était pas une femme ordinaire. Là, ses demoiselles ne voyaient pas le musée des rues, composé d’immenses et grotesques images et de mots obscènes dus aux crayons du malin esprit. Elles n’avaient pas incessamment sous les yeux le spectacle des infirmités humaines étalé par chaque borne en France, et de perfides cabinets littéraires ne leur vomissaient pas en secret le poison des livres instructeurs et incendiaires. Aussi, cette savante institutrice ne pouvait-elle guère qu’à Écouen vous conserver une demoiselle intacte et pure, si cela est possible. Vous espéreriez peut-être empêcher facilement votre femme de voir ses amies de pension? folie! elle les rencontrera au bal, au spectacle, à la promenade, dans le monde; et combien de services deux femmes ne peuvent-elles pas se rendre!... Mais nous méditerons ce nouveau sujet de terreur en son lieu et place.
Ce n’est pas tout encore: si votre belle-mère a mis sa fille en pension, croyez-vous que ce soit par intérêt pour sa fille? Une demoiselle de douze à quinze ans est un terrible argus; et, si la belle-mère ne voulait pas d’argus chez elle, je commence à soupçonner que madame votre belle-mère appartient inévitablement à la partie la plus douteuse de nos femmes honnêtes. Donc, en toute occasion, elle sera pour sa fille ou un fatal exemple ou un dangereux conseiller.
Arrêtons-nous..., la belle-mère exige toute une Méditation.
Ainsi, de quelque côté que vous vous tourniez, le lit conjugal est, dans cette occurrence, également épineux.
Avant la révolution, quelques familles aristocratiques envoyaient les filles au couvent. Cet exemple était suivi par nombre de gens qui s’imaginaient qu’en mettant leurs filles là où se trouvaient celles d’un grand seigneur, elles en prendraient le ton et les manières. Cette erreur de l’orgueil était d’abord fatale au bonheur domestique; puis les couvents avaient tous les inconvénients des pensionnats. L’oisiveté y règne plus terrible. Les grilles claustrales enflamment l’imagination. La solitude est une des provinces les plus chéries du diable; et l’on ne saurait croire quel ravage les phénomènes les plus ordinaires de la vie peuvent produire dans l’âme de ces jeunes filles rêveuses, ignorantes et inoccupées.
Les unes, à force d’avoir caressé des chimères, donnent lieu à des quiproquo plus ou moins bizarres. D’autres, s’étant exagéré le bonheur conjugal, se disent en elles-mêmes: Quoi! ce n’est que cela!... quand elles appartiennent à un mari. De toute manière l’instruction incomplète que peuvent acquérir les filles élevées en commun a tous les dangers de l’ignorance et tous les malheurs de la science.
Une jeune fille élevée au logis par une mère ou une vieille tante vertueuses, bigotes, aimables ou acariâtres; une jeune fille dont les pas n’ont jamais franchi le seuil domestique sans être environnée de chaperons, dont l’enfance laborieuse a été fatiguée par des travaux même inutiles, à laquelle enfin tout est inconnu, même le spectacle de Séraphin, est un de ces trésors que l’on rencontre, çà et là, dans le monde, comme ces fleurs de bois environnées de tant de broussailles que les yeux mortels n’ont pu les atteindre. Celui qui, maître d’une fleur si suave, si pure, la laisse cultiver par d’autres, a mérité mille fois son malheur. C’est ou un monstre ou un sot.
Ce serait bien ici le moment d’examiner s’il existe un mode quelconque de se bien marier, et de reculer ainsi indéfiniment les précautions dont l’ensemble sera présenté dans la Seconde et la Troisième Partie; mais n’est-il pas bien prouvé qu’il est plus aisé de lire l’école des femmes dans un four exactement fermé que de pouvoir connaître le caractère, les habitudes et l’esprit d’une demoiselle à marier?
La plupart des hommes ne se marient-ils pas absolument comme s’ils achetaient une partie de rentes à la Bourse?
Et si dans la Méditation précédente nous avons réussi à vous démontrer que le plus grand nombre des hommes reste dans la plus profonde incurie de son propre bonheur en fait de mariage, est-il raisonnable de croire qu’il se rencontrera beaucoup de gens assez riches, assez spirituels, assez observateurs, pour perdre, comme le Burchell du Vicaire de Wakefield, une ou deux années de leur temps à deviner, à épier les filles dont ils feront leurs femmes, quand ils s’occupent si peu d’elles après les avoir conjugalement possédées pendant ce laps de temps que les Anglais nomment la Lune de miel, et de laquelle nous ne tarderons pas à discuter l’influence?
Cependant, comme nous avons long-temps réfléchi sur cette matière importante, nous ferons observer qu’il existe quelques moyens de choisir plus ou moins bien, même en choisissant promptement.
Il est, par exemple, hors de doute que les probabilités seront en votre faveur:
1º Si vous avez pris une demoiselle dont le tempérament ressemble à celui des femmes de la Louisiane ou de la Caroline.
Pour obtenir des renseignements certains sur le tempérament d’une jeune personne, il faut mettre en vigueur auprès des femmes de chambre le système dont parle Gil Blas, et employé par un homme d’État pour connaître les conspirations ou savoir comment les ministres avaient passé la nuit.
2º Si vous choisissez une demoiselle qui, sans être laide, ne soit pas dans la classe des jolies femmes.
Nous regardons comme un principe certain que, pour être le moins malheureux possible en ménage, une grande douceur d’âme unie chez une femme à une laideur supportable sont deux éléments infaillibles de succès.
Mais voulez-vous savoir la vérité? ouvrez Rousseau, car il ne s’agitera pas une question de morale publique de laquelle il n’ait d’avance indiqué la portée. Lisez:
«Chez les peuples qui ont des mœurs, les filles sont faciles, et les femmes sévères. C’est le contraire chez ceux qui n’en ont pas.»
Il résulterait de l’adoption du principe que consacre cette remarque profonde et vraie qu’il n’y aurait pas tant de mariages malheureux si les hommes épousaient leurs maîtresses. L’éducation des filles devrait alors subir d’importantes modifications en France. Jusqu’ici les lois et les mœurs françaises, placées entre un délit et un crime à prévenir, ont favorisé le crime. En effet, la faute d’une fille est à peine un délit, si vous la comparez à celle commise par la femme mariée. N’y a-t-il donc pas incomparablement moins de danger à donner la liberté aux filles qu’à la laisser aux femmes? L’idée de prendre une fille à l’essai fera penser plus d’hommes graves qu’elle ne fera rire d’étourdis. Les mœurs de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Angleterre et des États-Unis donnent aux demoiselles des droits qui sembleraient en France le renversement de toute morale; et néanmoins il est certain que dans ces trois pays les mariages sont moins malheureux qu’en France.
«Quand une femme s’est livrée tout entière à un amant, elle doit avoir bien connu celui que l’amour lui offrait. Le don de son estime et de sa confiance a nécessairement précédé celui de son cœur.»
Brillantes de vérité, ces lignes ont peut-être illuminé le cachot au fond duquel Mirabeau les écrivit, et la féconde observation qu’elles renferment, quoique due à la plus fougueuse de ses passions, n’en domine pas moins le problème social dont nous nous occupons. En effet, un mariage cimenté sous les auspices du religieux examen que suppose l’amour, et sous l’empire du désenchantement dont est suivie la possession, doit être la plus indissoluble de toutes les unions.
Une femme n’a plus alors à reprocher à son mari le droit légal en vertu duquel elle lui appartient. Elle ne peut plus trouver dans cette soumission forcée une raison pour se livrer à un amant, quand plus tard elle a dans son propre cœur un complice dont les sophismes la séduisent en lui demandant vingt fois par heure pourquoi, s’étant donnée contre son gré à un homme qu’elle n’aimait point, elle ne se donnerait pas de bonne volonté à un homme qu’elle aime. Une femme n’est plus alors recevable à se plaindre de ces défauts inséparables de la nature humaine, elle en a, par avance, essayé la tyrannie, épousé les caprices.
Bien des jeunes filles seront trompées dans les espérances de leur amour!... Mais n’y aura-t-il pas pour elles un immense bénéfice à ne pas être les compagnes d’hommes qu’elles auraient le droit de mépriser?
Quelques alarmistes vont s’écrier qu’un tel changement dans nos mœurs autoriserait une effroyable dissolution publique; que les lois ou les usages, qui dominent les lois, ne peuvent pas, après tout, consacrer le scandale et l’immoralité; et que s’il existe des maux inévitables, au moins la société ne doit pas les sanctifier.
Il est facile de répondre, avant tout, que le système proposé tend à prévenir ces maux, qu’on a regardés jusqu’à présent comme inévitables; mais, si peu exacts que soient les calculs de notre statistique, ils ont toujours accusé une immense plaie sociale, et nos moralistes préféreraient donc le plus grand mal au moindre, la violation du principe sur lequel repose la société, à une douteuse licence chez les filles; la dissolution des mères de famille qui corrompt les sources de l’éducation publique et fait le malheur d’au moins quatre personnes, à la dissolution d’une jeune fille qui ne compromet qu’elle, et tout au plus un enfant. Périsse la vertu de dix vierges, plutôt que cette sainteté de mœurs, cette couronne d’honneur de laquelle une mère de famille doit marcher revêtue! Il y a dans le tableau que présente une jeune fille abandonnée par son séducteur je ne sais quoi d’imposant et de sacré: c’est des serments ruinés, de saintes confiances trahies, et, sur les débris des plus faciles vertus, l’innocence en pleurs doutant de tout en doutant de l’amour d’un père pour son enfant. L’infortunée est encore innocente; elle peut devenir une épouse fidèle, une tendre mère; et si le passé s’est chargé de nuages, l’avenir est bleu comme un ciel pur. Trouverons-nous ces douces couleurs aux sombres tableaux des amours illégitimes? Dans l’un la femme est victime, dans les autres, criminelle. Où est l’espérance de la femme adultère! si Dieu lui remet sa faute, la vie la plus exemplaire ne saurait en effacer ici-bas les fruits vivants. Si Jacques Ier est fils de Rizzio, le crime de Marie a duré autant que sa déplorable et royale maison, et la chute des Stuarts est justice.
Mais, de bonne foi, l’émancipation des filles renferme-t-elle donc tant de dangers?
Il est très-facile d’accuser une jeune personne de se laisser décevoir par le désir d’échapper à tout prix à l’état de fille; mais cela n’est vrai que dans la situation actuelle de nos mœurs. Aujourd’hui une jeune personne ne connaît ni la séduction ni ses piéges, elle ne s’appuie que sur sa faiblesse, et, démêlant les commodes maximes du beau monde, sa trompeuse imagination, gouvernée par des désirs que tout fortifie, est un guide d’autant plus aveugle que rarement une jeune fille confie à autrui les secrètes pensées de son premier amour...
Si elle était libre, une éducation exempte de préjugés l’armerait contre l’amour du premier venu. Elle serait, comme tout le monde, bien plus forte contre des dangers connus que contre des périls dont l’étendue est cachée. D’ailleurs, pour être maîtresse d’elle-même, une fille en sera-t-elle moins sous l’œil vigilant de sa mère? Compterait-on aussi pour rien cette pudeur et ces craintes que la nature n’a placées si puissantes dans l’âme d’une jeune fille que pour la préserver du malheur d’être à un homme qui ne l’aime pas? Enfin où est la fille assez peu calculatrice pour ne pas deviner que l’homme le plus immoral veut trouver des principes chez sa femme, comme les maîtres veulent que leurs domestiques soient parfaits; et qu’alors, pour elle, la vertu est le plus riche et le plus fécond de tous les commerces?
Après tout, de quoi s’agit-il donc ici? Pour qui croyez-vous que nous stipulions? Tout au plus pour cinq ou six cent mille virginités armées de leurs répugnances et du haut prix auquel elles s’estiment: elles savent aussi bien se défendre que se vendre. Les dix-huit millions d’êtres que nous avons mis en dehors de la question se marient presque tous d’après le système que nous cherchons à faire prévaloir dans nos mœurs; et, quant aux classes intermédiaires, par lesquelles nos pauvres bimanes sont séparés des hommes privilégiés qui marchent à la tête d’une nation, le nombre des enfants trouvés que ces classes demi-aisées livrent au malheur irait en croissant depuis la paix, s’il faut en croire M. Benoiston de Châteauneuf, l’un des plus courageux savants qui se soient voués aux arides et utiles recherches de la statistique. Or, à quelle plaie profonde n’apportons nous pas remède, si l’on songe à la multiplicité des bâtards que nous dénonce la statistique, et aux infortunes que nos calculs font soupçonner dans la haute société? Mais il est difficile de faire apercevoir ici tous les avantages qui résulteraient de l’émancipation des filles. Quand nous arriverons à observer les circonstances qui accompagnent le mariage tel que nos mœurs l’ont conçu, les esprits judicieux pourront apprécier toute la valeur du système d’éducation et de liberté que nous demandons pour les filles au nom de la raison et de la nature. Le préjugé que nous avons en France sur la virginité des mariées est le plus sot de tous ceux qui nous restent. Les Orientaux prennent leurs femmes sans s’inquiéter du passé et les enferment pour être plus certains de l’avenir; les Français mettent les filles dans des espèces de sérails défendus par des mères, par des préjugés, par des idées religieuses; et ils donnent la plus entière liberté à leurs femmes, s’inquiétant ainsi beaucoup plus du passé que de l’avenir. Il ne s’agirait donc que de faire subir une inversion à nos mœurs. Nous finirions peut-être alors par donner à la fidélité conjugale toute la saveur et le ragoût que les femmes trouvent aujourd’hui aux infidélités.
Mais cette discussion nous éloignerait trop de notre sujet s’il fallait examiner, dans tous ses détails, cette immense amélioration morale, que réclamera sans doute la France au vingtième siècle; car les mœurs se réforment si lentement! Ne faut-il pas pour obtenir le plus léger changement que l’idée la plus hardie du siècle passé soit devenue la plus triviale du siècle présent? Aussi, est-ce en quelque sorte par coquetterie que nous avons effleuré cette question; soit pour montrer qu’elle ne nous a pas échappé, soit pour léguer un ouvrage de plus à nos neveux; et, de bon compte, voici le troisième: le premier concerne les courtisanes, et le second est la physiologie du plaisir:
Dans l’état actuel de nos mœurs et de notre imparfaite civilisation, il existe un problème insoluble pour le moment, et qui rend toute dissertation superflue relativement à l’art de choisir une femme; nous le livrons, comme tous les autres, aux méditations des philosophes.
PROBLÈME.
L’on n’a pas encore pu décider si une femme est poussée à devenir infidèle plutôt par l’impossibilité où elle serait de se livrer au changement que par la liberté qu’on lui laisserait à cet égard.
Au surplus, comme dans cet ouvrage nous saisissons un homme au moment où il vient de se marier, s’il a rencontré une femme d’un tempérament sanguin, d’une imagination vive, d’une constitution nerveuse, ou d’un caractère indolent, sa situation n’en serait que plus grave.
Un homme se trouverait dans un danger encore plus critique si sa femme ne buvait que de l’eau (voyez la Méditation intitulée: Hygiène conjugale): mais si elle avait quelque talent pour le chant, ou si elle s’enrhumait trop facilement, il aurait à trembler tous les jours; car il est reconnu que les cantatrices sont pour le moins aussi passionnées que les femmes dont le système muqueux est d’une grande délicatesse.
Enfin le péril empirerait bien davantage si votre femme avait moins de dix-sept ans; ou encore, si elle avait le fond du teint pâle et blafard; car ces sortes de femmes sont presque toutes artificieuses.
Mais nous ne voulons pas anticiper sur les terreurs que causeront aux maris tous les diagnostics de malheur qu’ils pourraient apercevoir dans le caractère de leurs femmes. Celte digression nous a déjà trop éloigné des pensionnats, où s’élaborent tant d’infortunes, d’où sortent des jeunes filles incapables d’apprécier les pénibles sacrifices par lesquels l’honnête homme, qui leur fait l’honneur de les épouser, est arrivé à l’opulence; des jeunes filles impatientes des jouissances du luxe, ignorantes de nos lois, ignorantes de nos mœurs, saisissant avec avidité l’empire que leur donne la beauté, et prêtes à abandonner les vrais accents de l’âme pour les bourdonnements de la flatterie.
Que cette Méditation laisse dans le souvenir de tous ceux qui l’auront lue, même en ouvrant le livre par contenance ou par distraction, une aversion profonde des demoiselles élevées en pension, et déjà de grands services auront été rendus à la chose publique.
MÉDITATION VII.
DE LA LUNE DE MIEL.
Si nos premières Méditations prouvent qu’il est presque impossible à une femme mariée de rester vertueuse en France, le dénombrement des célibataires et des prédestinés, nos remarques sur l’éducation des filles et notre examen rapide des difficultés que comporte le choix d’une femme, expliquent jusqu’à un certain point cette fragilité nationale. Ainsi, après avoir accusé franchement la sourde maladie par laquelle l’état social est travaillé, nous en avons cherché les causes dans l’imperfection des lois, dans l’inconséquence des mœurs, dans l’incapacité des esprits, dans les contradictions de nos habitudes. Un seul fait reste à observer: l’invasion du mal.
Nous arrivons à ce premier principe en abordant les hautes questions renfermées dans la Lune de Miel; et, de même que nous y trouverons le point de départ de tous les phénomènes conjugaux, elle nous offrira le brillant chaînon auquel viendront se rattacher nos observations, nos axiomes, nos problèmes, anneaux semés à dessein au travers des sages folies débitées par nos Méditations babillardes. La Lune de Miel sera, pour ainsi dire, l’apogée de l’analyse à laquelle nous devions nous livrer avant de mettre aux prises nos deux champions imaginaires.
Cette expression, Lune de Miel, est un anglicisme qui passera dans toutes les langues, tant elle dépeint avec grâce la nuptiale saison, si fugitive, pendant laquelle la vie n’est que douceur et ravissement; elle restera comme restent les illusions et les erreurs, car elle est le plus odieux de tous les mensonges. Si elle se présente comme une nymphe couronnée de fleurs fraîches, caressante comme une sirène, c’est qu’elle est le malheur même; et le malheur arrive, la plupart du temps, en folâtrant.
Les époux destinés à s’aimer pendant toute leur vie ne conçoivent pas la Lune de Miel; pour eux, elle n’existe pas, ou plutôt elle existe toujours: ils sont comme ces immortels qui ne comprenaient pas la mort. Mais ce bonheur est en dehors de notre livre; et, pour nos lecteurs, le mariage est sous l’influence de deux lunes: la Lune de Miel, la Lune Rousse. Cette dernière est terminée par une révolution qui la change en un croissant; et, quand il luit sur un ménage, c’est pour l’éternité.
Comment la Lune de Miel peut-elle éclairer deux êtres qui ne doivent pas s’aimer?
Comment se couche-t-elle quand une fois elle s’est levée?...
Tous les ménages ont-ils leur lune de miel?
Procédons par ordre pour résoudre ces trois questions.
L’admirable éducation que nous donnons aux filles et les prudents usages sous la loi desquels les hommes se marient vont porter ici tous leurs fruits. Examinons les circonstances dont sont précédés et accompagnés les mariages les moins malheureux.
Nos mœurs développent chez la jeune fille dont vous faites votre femme une curiosité naturellement excessive; mais comme les mères se piquent en France de mettre tous les jours leurs filles au feu sans souffrir qu’elles se brûlent, cette curiosité n’a plus de bornes.
Une ignorance profonde des mystères du mariage dérobe, à cette créature aussi naïve que rusée, la connaissance des périls dont il est suivi; et, le mariage lui étant sans cesse présenté comme une époque de tyrannie et de liberté, de jouissances et de souveraineté, ses désirs s’augmentent de tous les intérêts de l’existence à satisfaire: pour elle, se marier, c’est être appelée du néant à la vie.
Si elle a, en elle, le sentiment du bonheur, la religion, la morale, les lois et sa mère lui ont mille fois répété que ce bonheur ne peut venir que de vous.
L’obéissance est toujours une nécessité chez elle, si elle n’est pas vertu; car elle attend tout de vous: d’abord les sociétés consacrent l’esclavage de la femme, mais elle ne forme même pas le souhait de s’affranchir, car elle se sent faible, timide et ignorante.
A moins d’une erreur due au hasard ou d’une répugnance que vous seriez impardonnable de n’avoir pas devinée, elle doit chercher à vous plaire; elle ne vous connaît pas.
Enfin, pour faciliter votre beau triomphe, vous la prenez au moment où la nature sollicite souvent avec énergie les plaisirs dont vous êtes le dispensateur. Comme saint Pierre, vous tenez la clef du Paradis.
Je le demande à toute créature raisonnable, un démon rassemblerait-il autour d’un ange dont il aurait juré la perte les éléments de son malheur avec autant de sollicitude que les bonnes mœurs en mettent à conspirer le malheur d’un mari?... N’êtes-vous pas comme un roi entouré de flatteurs?
Livrée avec toutes ses ignorances et ses désirs à un homme qui, même amoureux, ne peut et ne doit pas connaître ses mœurs secrètes et délicates, cette jeune fille ne sera-t-elle pas honteusement passive, soumise et complaisante pendant tout le temps que sa jeune imagination lui persuadera d’attendre le plaisir ou le bonheur jusqu’à un lendemain qui n’arrive jamais?
Dans cette situation bizarre où les lois sociales et celles de la nature sont aux prises, une jeune fille obéit, s’abandonne, souffre et se tait par intérêt pour elle-même. Son obéissance est une spéculation; sa complaisance, un espoir; son dévouement, une sorte de vocation dont vous profitez; et son silence est générosité. Elle sera victime de vos caprices tant qu’elle ne les comprendra pas; elle souffrira de votre caractère jusqu’à ce qu’elle l’ait étudié; elle se sacrifiera sans aimer, parce qu’elle croit au semblant de passion que vous donne le premier moment de sa possession; elle ne se taira plus le jour où elle aura reconnu l’inutilité de ses sacrifices.
Alors, un matin arrive où tous les contre-sens qui ont présidé à cette union se relèvent comme des branches un moment ployées sous un poids par degrés allégé. Vous avez pris pour de l’amour l’existence négative d’une jeune fille qui attendait le bonheur, qui volait au-devant de vos désirs dans l’espérance que vous iriez au-devant des siens, et qui n’osait se plaindre des malheurs secrets dont elle s’accusait la première. Quel homme ne serait pas la dupe d’une déception préparée de si loin, et de laquelle une jeune femme est innocente, complice et victime? Il faudrait être un Dieu pour échapper à la fascination dont vous êtes entouré par la nature et la société. Tout n’est-il pas piége autour de vous et en vous? car, pour être heureux, ne serait-il pas nécessaire de vous défendre des impétueux désirs de vos sens? Où est, pour les contenir, cette barrière puissante qu’élève la main légère d’une femme à laquelle on veut plaire, parce qu’on ne la possède pas encore?... Aussi, avez-vous fait parader et défiler vos troupes quand il n’y avait personne aux fenêtres; avez-vous tiré un feu d’artifice dont la carcasse reste seule au moment où votre convive se présente pour le voir. Votre femme était devant les plaisirs du mariage comme un Mohican à l’Opéra: l’instituteur est ennuyé quand le Sauvage commence à comprendre.
LVI.
En ménage, le moment où deux cœurs peuvent s’entendre est aussi rapide qu’un éclair, et ne revient plus quand il a fui.
Ce premier essai de la vie à deux, pendant lequel une femme est encouragée par l’espérance du bonheur, par le sentiment encore neuf de ses devoirs d’épouse, par le désir de plaire, par la vertu si persuasive au moment où elle montre l’amour d’accord avec le devoir, se nomme la Lune de Miel. Comment peut-elle durer long-temps entre deux êtres qui s’associent pour la vie entière, sans se connaître parfaitement? S’il faut s’étonner d’une chose, c’est que les déplorables absurdités accumulées par nos mœurs autour d’un lit nuptial fassent éclore si peu de haines!....
Mais que l’existence du sage soit un ruisseau paisible, et que celle du prodigue soit un torrent; que l’enfant dont les mains imprudentes ont effeuillé toutes les roses sur son chemin ne trouve plus que des épines au retour: que l’homme dont la folle jeunesse a dévoré un million ne puisse plus jouir, pendant sa vie, des quarante mille livres de rente que ce million lui eût données, c’est des vérités triviales si l’on songe à la morale, et neuves si l’on pense à la conduite de la plupart des hommes. Voyez-y les images vraies de toutes les Lunes de Miel; c’est leur histoire, c’est le fait et non pas la cause.
Mais, que des hommes doués d’une certaine puissance de pensée par une éducation privilégiée, habitués à des combinaisons profondes pour briller, soit en politique, soit en littérature, dans les arts, dans le commerce ou dans la vie privée, se marient tous avec l’intention d’être heureux, de gouverner une femme par l’amour ou par la force, et tombent tous dans le même piége, deviennent des sots après avoir joui d’un certain bonheur pendant un certain temps, il y a certes là un problème dont la solution réside plutôt dans des profondeurs inconnues de l’âme humaine, que dans les espèces de vérités physiques par lesquelles nous avons déjà tâché d’expliquer quelques-uns de ces phénomènes. La périlleuse recherche des lois secrètes, que presque tous les hommes doivent violer à leur insu en cette circonstance, offre encore assez de gloire à celui qui échouerait dans cette entreprise pour que nous tentions l’aventure. Essayons donc.
Malgré tout ce que les sots ont à dire sur la difficulté qu’ils trouvent à expliquer l’amour, il a des principes aussi infaillibles que ceux de la géométrie; mais chaque caractère les modifiant à son gré, nous l’accusons des caprices créés par nos innombrables organisations. S’il nous était permis de ne voir que les effets si variés de la lumière, sans en apercevoir le principe, bien des esprits refuseraient de croire à la marche du soleil et à son unité. Aussi, les aveugles peuvent-ils crier à leur aise; je me vante, comme Socrate, sans être aussi sage que lui, de ne savoir que l’amour; et, je vais essayer de déduire quelques-uns de ses préceptes, pour éviter aux gens mariés ou à marier la peine de se creuser la cervelle, ils en atteindraient trop promptement le fond.
Or, toutes nos observations précédentes se résolvent à une seule proposition qui peut être considérée comme le dernier terme ou le premier, si l’on veut, de cette secrète théorie de l’amour, qui finirait par vous ennuyer si nous ne la terminions pas promptement. Ce principe est contenu dans la formule suivante:
LVII.
Entre deux êtres susceptibles d’amour, la durée de la passion est en raison de la résistance primitive de la femme, ou des obstacles que les hasards sociaux mettent à votre bonheur.
Si l’on ne vous laisse désirer qu’un jour, votre amour ne durera peut-être pas trois nuits. Où faut-il chercher les causes de cette loi? je ne sais. Si nous voulons porter nos regards autour de nous, les preuves de cette règle abondent: dans le système végétal, les plantes qui restent le plus de temps à croître sont celles auxquelles est promise la plus longue existence; dans l’ordre moral, les ouvrages faits hier meurent demain; dans l’ordre physique, le sein qui enfreint les lois de la gestation livre un fruit mort. En tout, une œuvre de durée est long-temps couvée par le temps. Un long avenir demande un long passé. Si l’amour est un enfant, la passion est un homme. Cette loi générale, qui régit la nature, les êtres et les sentiments, est précisément celle que tous les mariages enfreignent, ainsi que nous l’avons démontré. Ce principe a créé les fables amoureuses de notre moyen âge: les Amadis, les Lancelot, les Tristan des fabliaux, dont la constance en amour paraît fabuleuse à juste titre, sont les allégories de cette mythologie nationale que notre imitation de la littérature grecque a tuée dans sa fleur. Ces figures gracieuses dessinées par l’imagination des trouvères consacraient cette vérité.
LVIII.
Nous ne nous attachons d’une manière durable aux choses que d’après les soins, les travaux ou les désirs qu’elles nous ont coûté.
Tout ce que nos méditations nous ont révélé sur les causes de cette loi primordiale des amours, se réduit à l’axiome suivant, qui en est tout à la fois le principe et la conséquence.
LIX.
En toute chose l’on ne reçoit qu’en raison de ce que l’on donne.
Ce dernier principe est tellement évident par lui-même, que nous n’essaierons pas de le démontrer. Nous n’y joindrons qu’une seule observation, qui ne nous paraît pas sans importance. Celui qui a dit: Tout est vrai et tout est faux, a proclamé un fait que l’esprit humain naturellement sophistique interprète à sa manière, car il semble vraiment que les choses humaines aient autant de facettes qu’il y a d’esprits qui les considèrent. Ce fait, le voici:
Il n’existe pas dans la création une loi qui ne soit balancée par une loi contraire: la vie en tout est résolue par l’équilibre de deux forces contendantes. Ainsi, dans le sujet qui nous occupe, en amour, il est certain que si vous donnez trop, vous ne recevrez pas assez. La mère qui laisse voir toute sa tendresse à ses enfants crée en eux l’ingratitude, l’ingratitude vient peut-être de l’impossibilité où l’on est de s’acquitter. La femme qui aime plus qu’elle n’est aimée sera nécessairement tyrannisée. L’amour durable est celui qui tient toujours les forces de deux êtres en équilibre. Or, cet équilibre peut toujours s’établir: celui des deux qui aime le plus doit rester dans la sphère de celui qui aime le moins. Et n’est-ce pas, après tout, le plus doux sacrifice que puisse faire une âme aimante, si tant est que l’amour s’accommode de cette inégalité?
Quel sentiment d’admiration ne s’élève-t-il pas dans l’âme du philosophe, en découvrant qu’il n’y a peut-être qu’un seul principe dans le monde comme il n’y a qu’un Dieu, et que nos idées et nos affections sont soumises aux mêmes lois qui font mouvoir le soleil, éclore les fleurs et vivre l’univers!...
Peut-être faut-il chercher dans cette métaphysique de l’amour les raisons de la proposition suivante, qui jette les plus vives lumières sur la question des Lunes de Miel et des Lunes Rousses.
THÉORÈME.
L’homme va de l’aversion à l’amour; mais, quand il a commencé par aimer et qu’il arrive à l’aversion, il ne revient jamais à l’amour.
Dans certaines organisations humaines, les sentiments sont incomplets comme la pensée peut l’être dans quelques imaginations stériles. Ainsi de même que les esprits sont doués de la facilité de saisir les rapports existants entre les choses sans en tirer de conclusion; de la faculté de saisir chaque rapport séparément sans les réunir, de la force de voir, de comparer et d’exprimer; de même les âmes peuvent concevoir les sentiments d’une manière imparfaite. Le talent, en amour comme en tout autre art, consiste dans la réunion de la puissance de concevoir et de celle d’exécuter. Le monde est plein de gens qui chantent des airs sans ritournelle, qui ont des quarts d’idée comme des quarts de sentiment, et qui ne coordonnent pas plus les mouvements de leurs affections que leurs pensées. C’est, en un mot, des êtres incomplets. Unissez une belle intelligence à une intelligence manquée, vous préparez un malheur; car il faut que l’équilibre se retrouve en tout.
Nous laissons aux philosophes de boudoir et aux sages d’arrière-boutique le plaisir de chercher les mille manières par lesquelles les tempéraments, les esprits, les situations sociales et la fortune rompent les équilibres, et nous allons examiner la dernière cause qui influe sur le coucher des Lunes de Miel et le lever des Lunes Rousses.
Il y a dans la vie un principe plus puissant que la vie elle-même. C’est un mouvement dont la rapidité procède d’une impulsion inconnue. L’homme n’est pas plus dans le secret de ce tournoiement que la terre n’est initiée aux causes de sa rotation. Ce je ne sais quoi, que j’appellerais volontiers le courant de la vie, emporte nos pensées les plus chères, use la volonté du plus grand nombre, et nous entraîne tous malgré nous. Ainsi, un homme plein de bon sens, qui ne manquera même pas à payer ses billets, s’il est négociant, ayant pu éviter la mort, ou, chose plus cruelle peut-être! une maladie, par l’observation d’une pratique facile, mais quotidienne, est bien et dûment cloué entre quatre planches, après s’être dit tous les soirs:—«Oh! demain, je n’oublierai pas mes pastilles!» Comment expliquer cette étrange fascination qui domine toutes les choses de la vie? est-ce défaut d’énergie? les hommes les plus puissants de volonté y sont soumis; est-ce défaut de mémoire? les gens qui possèdent cette faculté au plus haut degré y sont sujets.
Ce fait que chacun a pu reconnaître en son voisin est une des causes qui excluent la plupart des maris de la Lune de Miel. L’homme le plus sage, celui qui aurait échappé à tous les écueils que nous avons déjà signalés, n’évite quelquefois pas les piéges qu’il s’est ainsi tendus à lui-même.
Je me suis aperçu que l’homme en agissait avec le mariage et ses dangers à peu près comme avec les perruques; et peut-être est-ce une formule pour la vie humaine que les phases suivantes de la pensée à l’endroit de la perruque.
Première Époque.—Est-ce que j’aurai jamais les cheveux blancs?
Deuxième Époque.—En tout cas, si j’ai des cheveux blancs, je ne porterai jamais de perruque: Dieu! que c’est laid une perruque!
Un matin, vous entendez une jeune voix que l’amour a fait vibrer plus de fois qu’il ne l’a éteinte, s’écriant:—Comment, tu as un cheveu blanc!...
Troisième Époque.—Pourquoi ne pas avoir une perruque bien faite qui tromperait complétement les gens? Il y a je ne sais quel mérite à duper tout le monde; puis, une perruque tient chaud, elle empêche les rhumes, etc.
Quatrième Époque.—La perruque est si adroitement mise que vous attrapez tous ceux qui ne vous connaissent pas.
La perruque vous préoccupe, et l’amour-propre vous rend tous les matins le rival des plus habiles coiffeurs.
Cinquième Époque.—La perruque négligée.—Dieu! que c’est ennuyeux d’avoir à se découvrir la tête tous les soirs, à la bichonner tous les matins!
Sixième Époque.—La perruque laisse passer quelques cheveux blancs; elle vacille, et l’observateur aperçoit sur votre nuque une ligne blanche qui forme un contraste avec les nuances plus foncées de la perruque circulairement retroussée par le col de votre habit.
Septième Époque.—La perruque ressemble à du chiendent, et (passez-moi l’expression) vous vous moquez de votre perruque!...
—Monsieur, me dit une des puissantes intelligences féminines qui ont daigné m’éclairer sur quelques-uns des passages les plus obscurs de mon livre, qu’entendez-vous par cette perruque?...
—Madame, répondis-je, quand un homme tombe dans l’indifférence à l’endroit de la perruque, il est... il est... ce que votre mari n’est probablement pas.
—Mais, mon mari n’est pas... (Elle chercha.) Il n’est pas... aimable; il n’est pas... très-bien portant; il n’est pas... d’une humeur égale; il n’est pas...
—Alors, madame, il serait donc indifférent à la perruque.
Nous nous regardâmes, elle avec une dignité assez bien jouée, moi avec un imperceptible sourire.—Je vois, dis-je, qu’il faut singulièrement respecter les oreilles du petit sexe, car c’est la seule chose qu’il ait de chaste. Je pris l’attitude d’un homme qui a quelque chose d’important à révéler, et la belle dame baissa les yeux comme si elle se doutait d’avoir à rougir pendant ce discours.
—Madame, aujourd’hui l’on ne pendrait pas un ministre, comme jadis, pour un oui ou un non; un Châteaubriand ne torturerait guère Françoise de Foix, et nous ne portons plus au côté une longue épée prête à venger l’injure. Or, dans un siècle où la civilisation a fait des progrès si rapides, où l’on nous apprend la moindre science en vingt-quatre leçons, tout a dû suivre cet élan vers la perfection. Nous ne pouvons donc plus parler la langue mâle, rude et grossière de nos ancêtres. L’âge dans lequel on fabrique des tissus si fins, si brillants, des meubles si élégants, des porcelaines si riches, devait être l’âge des périphrases et des circonlocutions. Il faut donc essayer de forger quelque mot nouveau pour remplacer la comique expression dont s’est servi Molière; puisque, comme a dit un auteur contemporain, le langage de ce grand homme est trop libre pour les dames qui trouvent la gaze trop épaisse pour leurs vêtements. Maintenant les gens du monde n’ignorent pas plus que les savants le goût inné des Grecs pour les mystères. Cette poétique nation avait su empreindre de teintes fabuleuses les antiques traditions de son histoire. A la voix de ses rapsodes, tout ensemble poètes et romanciers, les rois devenaient des dieux, et leurs aventures galantes se transformaient en d’immortelles allégories. Selon M. Chompré, licencié en droit, auteur classique du Dictionnaire de Mythologie, le Labyrinthe était «un enclos planté de bois et orné de bâtiments disposés de telle façon que quand un jeune homme y était entré une fois, il ne pouvait plus en trouver la sortie.» Çà et là quelques bocages fleuris s’offraient à sa vue, mais au milieu d’une multitude d’allées qui se croisaient dans tous les sens et présentaient toujours à l’œil une route uniforme; parmi les ronces, les rochers et les épines, le patient avait à combattre un animal nommé le Minotaure. Or, madame, si vous voulez me faire l’honneur de vous souvenir que le Minotaure était, de toutes les bêtes cornues, celle que la mythologie nous signale comme la plus dangereuse; que, pour se soustraire aux ravages qu’il faisait, les Athéniens s’étaient abonnés à lui livrer, bon an, mal an, cinquante vierges; vous ne partagerez pas l’erreur de ce bon M. Chompré, qui ne voit là qu’un jardin anglais; et vous reconnaîtrez dans cette fable ingénieuse une allégorie délicate, ou, disons mieux, une image fidèle et terrible des dangers du mariage. Les peintures récemment découvertes à Herculanum ont achevé de prouver cette opinion. En effet, les savants avaient cru long-temps, d’après quelques auteurs, que le minotaure était un animal moitié homme, moitié taureau; mais la cinquième planche des anciennes peintures d’Herculanum nous représente ce monstre allégorique avec le corps entier d’un homme, à la réserve d’une tête de taureau; et, pour enlever toute espèce de doute, il est abattu aux pieds de Thésée. Eh! bien, madame, pourquoi ne demanderions-nous pas à la mythologie de venir au secours de l’hypocrisie qui nous gagne et nous empêche de rire comme riaient nos pères? Ainsi, lorsque dans le monde une jeune dame n’a pas très-bien su étendre le voile sous lequel une femme honnête couvre sa conduite, là où nos aïeux auraient rudement tout expliqué par un seul mot, vous, comme une foule de belles dames à réticences, vous vous contentez de dire:—«Ah! oui, elle est fort aimable, mais...—Mais quoi?...—Mais elle est souvent bien inconséquente...» J’ai long-temps cherché, madame, le sens de ce dernier mot et surtout la figure de rhétorique par laquelle vous lui faisiez exprimer le contraire de ce qu’il signifie; mes méditations ont été vaines. Vert-Vert a donc, le dernier, prononcé le mot de nos ancêtres, et encore s’est-il adressé, par malheur, à d’innocentes religieuses, dont les infidélités n’atteignaient en rien l’honneur des hommes. Quand une femme est inconséquente, le mari serait, selon moi, minotaurisé. Si le minautorisé est un galant homme, s’il jouit d’une certaine estime, et beaucoup de maris méritent réellement d’être plaints, alors, en parlant de lui, vous dites encore d’une petite voix flûtée: «M. A... est un homme bien estimable, sa femme est fort jolie, mais on prétend qu’il n’est pas heureux dans son intérieur.» Ainsi, madame, l’homme estimable malheureux dans son intérieur, l’homme qui a une femme inconséquente, ou le mari minotaurisé, sont tout bonnement des maris à la façon de Molière. Hé! bien, déesse du goût moderne, ces expressions vous semblent-elles d’une transparence assez chaste?
—Ah! mon Dieu, dit-elle en souriant, si la chose reste, qu’importe qu’elle soit exprimée en deux syllabes ou en cent?
Elle me salua par une petite révérence ironique et disparut, allant sans doute rejoindre ces comtesses de préface et toutes ces créatures métaphoriques si souvent employées par les romanciers à retrouver ou à composer des manuscrits anciens.
Quant à vous, êtres moins nombreux et plus réels qui me lisez, si, parmi vous, il est quelques gens qui fassent cause commune avec mon champion conjugal, je vous avertis que vous ne deviendrez pas tout d’un coup malheureux dans votre intérieur. Un homme arrive à cette température conjugale par degrés et insensiblement. Beaucoup de maris sont même restés malheureux dans leur intérieur, toute leur vie, sans le savoir. Cette révolution domestique s’opère toujours d’après des règles certaines; car les révolutions de la Lune de Miel sont aussi sûres que les phases de la lune du ciel et s’appliquent à tous les ménages! n’avons-nous pas prouvé que la nature morale a ses lois, comme la nature physique?
Votre jeune femme ne prendra jamais, comme nous l’avons dit ailleurs, un amant sans faire de sérieuses réflexions. Au moment où la Lune de Miel décroît, vous avez plutôt développé chez elle le sentiment du plaisir que vous ne l’avez satisfait; vous lui avez ouvert le livre de vie, elle conçoit admirablement par le prosaïsme de votre facile amour la poésie qui doit résulter de l’accord des âmes et des voluptés. Comme un oiseau timide, épouvanté encore par le bruit d’une mousqueterie qui a cessé, elle avance la tête hors du nid, regarde autour d’elle, voit le monde; et, tenant le mot de la charade que vous avez jouée, elle sent instinctivement le vide de votre passion languissante. Elle devine que ce n’est plus qu’avec un amant qu’elle pourra reconquérir le délicieux usage de son libre arbitre en amour.
Vous avez séché du bois vert pour un feu à venir.
Dans la situation où vous vous trouvez l’un et l’autre, il n’existe pas de femme, même la plus vertueuse, qui ne se soit trouvée digne d’une grande passion, qui ne l’ait rêvée, et qui ne croie être très-inflammable; car il y a toujours de l’amour-propre à augmenter les forces d’un ennemi vaincu.
—Si le métier d’honnête femme n’était que périlleux, passe encore... me disait une vieille dame; mais il ennuie, et je n’ai jamais rencontré de femme vertueuse qui ne pensât jouer en dupe.
Alors, et avant même qu’aucun amant ne se présente, une femme en discute pour ainsi dire la légalité; elle subit un combat que se livrent en elle les devoirs, les lois, la religion et les désirs secrets d’une nature qui ne reçoit de frein que celui qu’elle s’impose. Là commence pour vous un ordre de choses tout nouveau; là, se trouve le premier avertissement que la nature, cette indulgente et bonne mère, donne à toutes les créatures qui ont à courir quelque danger. La nature a mis au cou du minotaure une sonnette, comme à la queue de cet épouvantable serpent, l’effroi du voyageur. Alors se déclarent, dans votre femme, ce que nous appellerons les premiers symptômes, et malheur à qui n’a pas su les combattre! ceux qui en nous lisant se souviendront de les avoir vus se manifestant jadis dans leur intérieur, peuvent passer à la conclusion de cet ouvrage, ils y trouveront des consolations.
Cette situation, dans laquelle un ménage reste plus ou moins long-temps, sera le point de départ de notre ouvrage, comme elle est le terme de nos observations générales. Un homme d’esprit doit savoir reconnaître les mystérieux indices, les signes imperceptibles, et les révélations involontaires qu’une femme laisse échapper alors; car la Méditation suivante pourra tout au plus accuser les gros traits aux néophytes de la science sublime du mariage.
MÉDITATION VIII.
DES PREMIERS SYMPTOMES.
Lorsque votre femme est dans la crise où nous l’avons laissée, vous êtes, vous, en proie à une douce et entière sécurité. Vous avez tant de fois vu le soleil que vous commencez à croire qu’il peut luire pour tout le monde. Vous ne prêtez plus alors aux moindres actions de votre femme cette attention que vous donnait le premier feu du tempérament.
Cette indolence empêche beaucoup de maris d’apercevoir les symptômes par lesquels leurs femmes annoncent un premier orage: et cette disposition d’esprit a fait minotauriser plus de maris que l’occasion, les fiacres, les canapés et les appartements en ville. Ce sentiment d’indifférence pour le danger est en quelque sorte produit et justifié par le calme apparent qui vous entoure. La conspiration ourdie contre vous par notre million de célibataires affamés semble être unanime dans sa marche. Quoique tous ces damoiseaux soient ennemis les uns des autres et que pas un d’eux ne se connaisse, une sorte d’instinct leur a donné le mot d’ordre.
Deux personnes se marient-elles, les sbires du minotaure, jeunes et vieux, ont tous ordinairement la politesse de laisser entièrement les époux à eux-mêmes. Ils regardent un mari comme un ouvrier chargé de dégrossir, polir, tailler à facettes et monter le diamant qui passera de main en main, pour être un jour admiré à la ronde. Aussi, l’aspect d’un jeune ménage fortement épris réjouit-il toujours ceux d’entre les célibataires qu’on a nommés les Roués, ils se gardent bien de troubler le travail dont doit profiter la société; ils savent aussi que les grosses pluies durent peu; ils se tiennent alors à l’écart, en faisant le guet, en épiant, avec une incroyable finesse, le moment où les deux époux commenceront à se lasser du septième ciel.
Le tact avec lequel les célibataires découvrent le moment où la bise vient à souffler dans un ménage ne peut être comparé qu’à cette nonchalance à laquelle sont livrés les maris pour lesquels la Lune Rousse se lève. Il y a, même en galanterie, une maturité qu’il faut savoir attendre. Le grand homme est celui qui juge tout ce que peuvent porter les circonstances. Ces gens de cinquante-deux ans, que nous avons présentés comme si dangereux, comprennent très-bien, par exemple, que tel homme qui s’offre à être l’amant d’une femme et qui est fièrement rejeté, sera reçu à bras ouverts trois mois plus tard. Mais il est vrai de dire qu’en général, les gens mariés mettent à trahir leur froideur la même naïveté qu’à dénoncer leur amour.
Au temps où vous parcouriez avec madame les ravissantes campagnes du septième ciel, et où, selon les caractères, on reste campé plus ou moins long-temps, comme le prouve la Méditation précédente, vous alliez peu ou point dans le monde. Heureux dans votre intérieur, si vous sortiez, c’était pour faire, à la manière des amants, une partie fine, courir au spectacle, à la campagne, etc. Du moment où vous reparaissez, ensemble ou séparément, au sein de la société, que l’on vous voit assidus l’un et l’autre aux bals, aux fêtes, à tous ces vains amusements créés pour fuir le vide du cœur, les célibataires devinent que votre femme y vient chercher des distractions; donc, son ménage, son mari l’ennuient.
Là, le célibataire sait que la moitié du chemin est faite. Là, vous êtes sur le point d’être minotaurisé, et votre femme tend à devenir inconséquente: c’est-à-dire, au contraire, qu’elle sera très-conséquente dans sa conduite, qu’elle la raisonnera avec une profondeur étonnante, et que vous n’y verrez que du feu. Dès ce moment elle ne manquera en apparence à aucun de ses devoirs, et recherchera d’autant plus les couleurs de la vertu qu’elle en aura moins. Hélas! disait Crébillon:
Doit-on donc hériter de ceux qu’on assassine!
Jamais vous ne l’aurez vue plus soigneuse à vous plaire. Elle cherchera à vous dédommager de la secrète lésion qu’elle médite de faire à votre bonheur conjugal, par de petites félicités qui vous font croire à la perpétuité de son amour; de là vient le proverbe: Heureux comme un sot. Mais selon les caractères des femmes, ou elles méprisent leurs maris, par cela même qu’elles les trompent avec succès; ou elles les haïssent, si elles sont contrariées par eux; ou elles tombent, à leur égard, dans une indifférence pire mille fois que la haine.
En cette occurrence, le premier diagnostic chez la femme est une grande excentricité. Une femme aime à se sauver d’elle-même, à fuir son intérieur, mais sans cette avidité des époux complétement malheureux. Elle s’habille avec beaucoup de soin, afin, dira-t-elle, de flatter votre amour-propre en attirant tous les regards au milieu des fêtes et des plaisirs.
Revenue au sein de ses ennuyeux pénates, vous la verrez parfois sombre et pensive; puis tout à coup riant et s’égayant comme pour s’étourdir; ou prenant l’air grave d’un Allemand qui marche au combat. De si fréquentes variations annoncent toujours la terrible hésitation que nous avons signalée.
Il y a des femmes qui lisent des romans pour se repaître de l’image habilement présentée et toujours diversifiée d’un amour contrarié qui triomphe, ou pour s’habituer, par la pensée, aux dangers d’une intrigue.
Elle professera la plus haute estime pour vous. Elle vous dira qu’elle vous aime, comme on aime un frère; que cette amitié raisonnable est la seule vraie, la seule durable, et que le mariage n’a pour but que de l’établir entre deux époux.
Elle distinguera fort habilement qu’elle n’a que des devoirs à remplir, et qu’elle peut prétendre à exercer des droits.
Elle voit avec une froideur que vous seul pouvez calculer tous les détails du bonheur conjugal. Ce bonheur ne lui a peut-être jamais beaucoup plu, et d’ailleurs, pour elle, il est toujours là; elle le connaît, elle l’a analysé; et combien de légères mais terribles preuves viennent alors prouver à un mari spirituel que cet être fragile argumente et raisonne au lieu d’être emporté par la fougue de la passion!...
LX.
Plus on juge, moins on aime.
De là jaillissent chez elle et ces plaisanteries dont vous riez le premier, et ces réflexions qui vous surprennent par leur profondeur; de là viennent ces changements soudains et ces caprices d’un esprit qui flotte. Parfois elle devient tout à coup d’une extrême tendresse comme par repentir de ses pensées et de ses projets; parfois elle est maussade et indéchiffrable; enfin, elle accomplit le varium et mutabile fæmina que nous avons eu jusqu’ici la sottise d’attribuer à leur constitution. Diderot, dans le désir d’expliquer ces variations presque atmosphériques de la femme, est même allé jusqu’à les faire provenir de ce qu’il nomme la bête féroce; mais vous n’observerez jamais ces fréquentes anomalies chez une femme heureuse.
Ces symptômes, légers comme de la gaze, ressemblent à ces nuages qui nuancent à peine l’azur du ciel et qu’on nomme des fleurs d’orage. Bientôt les couleurs prennent des teintes plus fortes.
Au milieu de cette méditation solennelle, qui tend à mettre, selon l’expression de madame de Staël, plus de poésie dans la vie, quelques femmes, auxquelles des mères vertueuses par calcul, par devoir, par sentiment ou par hypocrisie, ont inculqué des principes tenaces, prennent les dévorantes idées dont elles sont assaillies pour des suggestions du démon; et vous les voyez alors trottant régulièrement à la messe, aux offices, aux vêpres même. Cette fausse dévotion commence par de jolis livres de prières reliés avec luxe, à l’aide desquels ces chères pécheresses s’efforcent en vain de remplir les devoirs imposés par la religion et délaissés pour les plaisirs du mariage.
Ici posons un principe et gravez-le en lettres de feu dans votre souvenir.
Lorsqu’une jeune femme reprend tout à coup des pratiques religieuses autrefois abandonnées, ce nouveau système d’existence cache toujours un motif d’une haute importance pour le bonheur du mari. Sur cent femmes il en est au moins soixante-dix-neuf chez lesquelles ce retour vers Dieu prouve qu’elles ont été inconséquentes ou qu’elles vont le devenir.
Mais un symptôme plus clair, plus décisif, que tout mari reconnaîtra, sous peine d’être un sot, est celui-ci.
Au temps où vous étiez plongés l’un et l’autre dans les trompeuses délices de la Lune de Miel, votre femme, en véritable amante, faisait constamment votre volonté. Heureuse de pouvoir vous prouver une bonne volonté que vous preniez, vous deux, pour de l’amour, elle aurait désiré que vous lui eussiez commandé de marcher sur le bord des gouttières, et, sur-le-champ, agile comme un écureuil, elle eût parcouru les toits. En un mot, elle trouvait un plaisir ineffable à vous sacrifier ce je qui la rendait un être différent de vous. Elle s’était identifiée à votre nature, obéissant à ce vœu du cœur: Una caro.
Toutes ces belles dispositions d’un jour se sont effacées insensiblement. Blessée de rencontrer sa volonté anéantie, votre femme essaiera maintenant de la reconquérir au moyen d’un système développé graduellement et de jour en jour avec une croissante énergie.
C’est le système de la Dignité de la Femme mariée. Le premier effet de ce système est d’apporter dans vos plaisirs une certaine réserve et une certaine tiédeur de laquelle vous êtes le seul juge.
Selon le plus ou le moins d’emportement de votre passion sensuelle, vous avez peut-être, pendant la Lune de Miel, deviné quelques-unes de ces vingt-deux voluptés qui autrefois créèrent en Grèce vingt-deux espèces de courtisanes adonnées particulièrement à la culture de ces branches délicates d’un même art. Ignorante et naïve, curieuse et pleine d’espérance, votre jeune femme aura pris quelques grades dans cette science aussi rare qu’inconnue et que nous recommandons singulièrement au futur auteur de la Physiologie du Plaisir.
Alors par une matinée d’hiver, et semblables à ces troupes d’oiseaux qui craignent le froid de l’Occident, s’envolent d’un seul coup, d’une même aile, la Fellatrice, fertile en coquetteries qui trompent le désir pour en prolonger les brûlants accès; la Tractatrice, venant de l’Orient parfumé où les plaisirs qui font rêver sont en honneur; la Subagitatrice, fille de la grande Grèce; la Lémane, avec ses voluptés douces et chatouilleuses; la Corinthienne, qui pourrait, au besoin, les remplacer toutes; puis enfin, l’agaçante Phicidisseuse, aux dents dévoratrices et lutines, dont l’émail semble intelligent. Une seule, peut-être, vous est restée; mais un soir, la brillante et fougueuse Propétide étend ses ailes blanches et s’enfuit, le front baissé, vous montrant pour la dernière fois, comme l’ange qui disparaît aux yeux d’Abraham, dans le tableau de Rembrandt, les ravissants trésors qu’elle ignore elle-même, et qu’il n’était donné qu’à vous de contempler d’un œil enivré, de flatter d’une main caressante.
Sevré de toutes ces nuances de plaisir, de tous ces caprices d’âme, de ces flèches de l’Amour, vous êtes réduit à la plus vulgaire des façons d’aimer, à cette primitive et innocente allure de l’hyménée, pacifique hommage que rendait le naïf Adam à notre mère commune, et qui suggéra sans doute au Serpent l’idée de la déniaiser. Mais un symptôme si complet n’est pas fréquent. La plupart des ménages sont trop bons chrétiens pour suivre les usages de la Grèce païenne. Aussi avons-nous rangé parmi les derniers symptômes l’apparition dans la paisible couche nuptiale de ces voluptés effrontées qui, la plupart du temps, sont filles d’une illégitime passion. En temps et lieu, nous traiterons plus amplement ce diagnostic enchanteur: ici, peut-être, se réduit-il à une nonchalance et même à une répugnance conjugale que vous êtes seul en état d’apprécier.
En même temps qu’elle ennoblit ainsi par sa dignité les fins du mariage, votre femme prétend qu’elle doit avoir son opinion et vous la vôtre. «En se mariant, dira-t-elle, une femme ne fait pas vœu d’abdiquer sa raison. Les femmes sont-elles donc réellement esclaves? Les lois humaines ont pu enchaîner le corps, mais la pensée!... ah! Dieu l’a placée trop près de lui pour que les tyrans pussent y porter les mains.»
Ces idées procèdent nécessairement ou d’une instruction trop libérale que vous lui aurez laissé prendre, ou de réflexions que vous lui aurez permis de faire. Une Méditation tout entière a été consacrée à l’instruction en ménage.
Puis votre femme commence à dire: «Ma chambre, mon lit, mon appartement.» A beaucoup de vos questions, elle répondra:—«Mais, mon ami, cela ne vous regarde pas!» Ou:—«Les hommes ont leur part dans la direction d’une maison, et les femmes ont la leur.» Ou bien, ridiculisant les hommes qui se mêlent du ménage, elle prétendra que «les hommes n’entendent rien à certaines choses.»
Le nombre des choses auxquelles vous n’entendez rien augmentera tous les jours.
Un beau matin vous verrez, dans votre petite église, deux autels là où vous n’en cultiviez qu’un seul. L’autel de votre femme et le vôtre seront devenus distincts, et cette distinction ira croissant, toujours en vertu du système de la dignité de la femme.
Viendront alors les idées suivantes, que l’on vous inculquera, malgré vous, par la vertu d’une force vive, fort ancienne et peu connue. La force de la vapeur, celle des chevaux, des hommes ou de l’eau sont de bonnes inventions; mais la nature a pourvu la femme d’une force morale à laquelle ces dernières ne sont pas comparables: nous la nommerons force de la crécelle. Cette puissance consiste dans une perpétuité de son, dans un retour si exact des mêmes paroles, dans une rotation si complète des mêmes idées, qu’à force de les entendre vous les admettrez pour être délivré de la discussion. Ainsi, la puissance de la crécelle vous prouvera:
Que vous êtes bien heureux d’avoir une femme d’un tel mérite;
Qu’on vous a fait trop d’honneur en vous épousant;
Que souvent les femmes voient plus juste que les hommes;
Que vous devriez prendre en tout l’avis de votre femme, et presque toujours le suivre;
Que vous devez respecter la mère de vos enfants, l’honorer, avoir confiance en elle;
Que la meilleure manière de n’être pas trompé est de s’en remettre à la délicatesse d’une femme, parce que, suivant certaines vieilles idées que nous avons eu la faiblesse de laisser s’accréditer, il est impossible à un homme d’empêcher sa femme de le minotauriser;
Qu’une femme légitime est la meilleure amie d’un homme;
Qu’une femme est maîtresse chez elle, et reine dans son salon, etc.
Ceux qui, à ces conquêtes de la dignité de la femme sur le pouvoir de l’homme, veulent opposer une ferme résistance, tombent dans la catégorie des prédestinés.
D’abord, s’élèvent des querelles qui, aux yeux de leurs femmes, leur donnent un air de tyrannie. La tyrannie d’un mari est toujours une terrible excuse à l’inconséquence d’une femme. Puis, dans ces légères discussions, elles savent prouver à leurs familles, aux nôtres, à tout le monde, à nous-mêmes, que nous avons tort. Si, pour obtenir la paix, ou par amour, vous reconnaissez les droits prétendus de la femme, vous laissez à la vôtre un avantage dont elle profitera éternellement. Un mari, comme un gouvernement, ne doit jamais avouer de faute. Là, votre pouvoir serait débordé par le système occulte de la dignité féminine; là, tout serait perdu; dès ce moment elle marcherait de concession en concession jusqu’à vous chasser de son lit.
La femme étant fine, spirituelle, malicieuse, ayant tout le temps de penser à une ironie, elle vous tournerait en ridicule pendant le choc momentané de vos opinions. Le jour où elle vous aura ridiculisé verra la fin de votre bonheur. Votre pouvoir expirera. Une femme qui a ri de son mari ne peut plus l’aimer. Un homme doit être, pour la femme qui aime, un être plein de force, de grandeur, et toujours imposant. Une famille ne saurait exister sans le despotisme. Nations pensez-y!
Aussi, la conduite difficile qu’un homme doit tenir en présence d’événements si graves, cette haute politique du mariage est-elle précisément l’objet des Seconde et Troisième Parties de notre livre. Ce bréviaire du machiavélisme marital vous apprendra la manière de vous grandir dans cet esprit léger, dans cette âme de dentelle, disait Napoléon. Vous saurez comment un homme peut montrer une âme d’acier, peut accepter cette petite guerre domestique, et ne jamais céder l’empire de la volonté sans compromettre son bonheur. En effet, si vous abdiquiez, votre femme vous mésestimerait par cela seul qu’elle vous trouverait sans vigueur; vous ne seriez plus un homme pour elle. Mais nous ne sommes pas encore arrivé au moment de développer les théories et les principes par lesquels un mari pourra concilier l’élégance des manières avec l’acerbité des mesures; qu’il nous suffise pour le moment de deviner l’importance de l’avenir, et poursuivons.
A cette époque fatale, vous la verrez établissant avec adresse le droit de sortir seule.
Vous étiez naguère son dieu, son idole. Elle est maintenant parvenue à ce degré de dévotion qui permet d’apercevoir des trous à la robe des saints.
—Oh! mon Dieu, mon ami, disait madame de la Vallière à son mari, comme vous portez mal votre épée! M. de Richelieu a une manière de la faire tenir droit à son côté que vous devriez tâcher d’imiter; c’est de bien meilleur goût.—Ma chère, on ne peut pas me dire plus spirituellement qu’il y a cinq mois que nous sommes mariés!...» répliqua le duc dont la réponse fit fortune sous le règne de Louis XV.
Elle étudiera votre caractère pour trouver des armes contre vous. Cette étude, en horreur à l’amour, se découvrira par les mille petits piéges qu’elle vous tendra pour se faire, à dessein, rudoyer, gronder par vous; car lorsqu’une femme n’a pas d’excuses pour minotauriser son mari, elle tâche d’en créer.
Elle se mettra peut-être à table sans vous attendre.
Si elle passe en voiture au milieu d’une ville, elle vous indiquera certains objets que vous n’aperceviez pas; elle chantera devant vous sans avoir peur; elle vous coupera la parole, ne vous répondra quelquefois pas, et vous prouvera de vingt manières différentes qu’elle jouit près de vous de toutes ses facultés et de son bon sens.
Elle cherchera à abolir entièrement votre influence dans l’administration de la maison, et tentera de devenir seule maîtresse de votre fortune. D’abord, cette lutte sera une distraction pour son âme vide ou trop fortement remuée; ensuite, elle trouvera dans votre opposition un nouveau motif de ridicule. Les expressions consacrées ne lui manqueront pas, et en France, nous cédons si vite au sourire ironique d’autrui!...
De temps à autre, apparaîtront des migraines et des mouvements de nerfs; mais ces symptômes donneront lieu à toute une Méditation.
Dans le monde, elle parlera de vous sans rougir, et vous regardera avec assurance.
Elle commencera à blâmer vos moindres actes, parce qu’ils seront en contradiction avec ses idées ou ses intentions secrètes.
Elle n’aura plus autant de soin de ce qui vous touche, elle ne saura seulement pas si vous avez tout ce qu’il vous faut. Vous ne serez plus le terme de ses comparaisons.
A l’imitation de Louis XIV qui apportait à ses maîtresses les bouquets de fleurs d’oranger que le premier jardinier de Versailles lui mettait tous les matins sur sa table, M. de Vivonne donnait presque tous les jours des fleurs rares à sa femme pendant le premier temps de son mariage. Un soir il trouva le bouquet gisant sur une console, sans avoir été placé comme à l’ordinaire dans un vase plein d’eau.—«Oh! oh! dit-il, si je ne suis pas un sot, je ne tarderai pas à l’être.»
Vous êtes en voyage pour huit jours, et vous ne recevez pas de lettre, ou vous en recevez une dont trois pages sont blanches..... Symptôme.
Vous arrivez monté sur un cheval de prix, que vous aimez beaucoup, et, entre deux baisers, votre femme s’inquiète du cheval et de son avoine... Symptôme.
A ces traits, vous pouvez maintenant en ajouter d’autres. Nous tâcherons dans ce livre de toujours peindre à fresque, et de vous laisser les miniatures. Selon les caractères, ces indices, cachés sous les accidents de la vie habituelle, varient à l’infini. Tel découvrira un symptôme dans la manière de mettre un châle, lorsque tel autre aura besoin de recevoir une chiquenaude sur son âne pour deviner l’indifférence de sa compagne.
Un beau matin de printemps, le lendemain d’un bal, ou la veille d’une partie de campagne, cette situation arrive à son dernier période. Votre femme s’ennuie et le bonheur permis n’a plus d’attrait pour elle. Ses sens, son imagination, le caprice de la nature peut-être appellent un amant. Cependant elle n’ose pas encore s’embarquer dans une intrigue dont les conséquences et les détails l’effraient. Vous êtes encore là pour quelque chose; vous pesez dans la balance, mais bien peu. De son côté, l’amant se présente paré de toutes les grâces de la nouveauté, de tous les charmes du mystère. Le combat qui s’est élevé dans le cœur de votre femme devient devant l’ennemi plus réel et plus périlleux que jadis. Bientôt plus il y a de dangers et de risques à courir, plus elle brûle de se précipiter dans ce délicieux abîme de craintes, de jouissances, d’angoisses, de voluptés. Son imagination s’allume et pétille. Sa vie future se colore à ses yeux de teintes romanesques et mystérieuses. Son âme trouve que l’existence a déjà pris du ton dans cette discussion solennelle pour les femmes. Tout s’agite, tout s’ébranle, tout s’émeut en elle. Elle vit trois fois plus qu’auparavant, et juge de l’avenir par le présent. Le peu de voluptés que vous lui avez prodiguées plaide alors contre vous; car elle ne s’irrite pas tant des plaisirs dont elle a joui que de ceux dont elle jouira; l’imagination ne lui présente-t-elle pas le bonheur plus vif, avec cet amant que les lois lui défendent, qu’avec vous? enfin elle trouve des jouissances dans ses terreurs, et des terreurs dans ses jouissances. Puis, elle aime ce danger imminent, cette épée de Damoclès, suspendue au-dessus de sa tête par vous-même, préférant ainsi les délirantes agonies d’une passion à cette inanité conjugale pire que la mort, à cette indifférence qui est moins un sentiment que l’absence de tout sentiment.
Vous qui avez peut-être à aller faire des accolades au ministère des finances, des bordereaux à la Banque, des reports à la Bourse, ou des discours à la Chambre; vous, jeune homme, qui avez si ardemment répété avec tant autres dans notre première Méditation le serment de défendre votre bonheur en défendant votre femme, que pouvez-vous opposer à ces désirs si naturels chez elle?... car pour ces créatures de feu, vivre, c’est sentir; du moment où elles n’éprouvent rien, elles sont mortes. La loi en vertu de laquelle vous marchez produit en elles ce minotaurisme involontaire.—«C’est, disait d’Alembert, une suite des lois du mouvement!» Eh! bien, où sont vos moyens de défense?... où?
Hélas! si votre femme n’a pas encore tout à fait baisé la pomme du Serpent, le Serpent est devant elle; vous dormez, nous nous réveillons, et notre livre commence.
Sans examiner combien de maris, parmi les cinq cent mille que cet ouvrage concerne, seront restés avec les prédestinés; combien se sont mal mariés; combien auront mal débuté avec leurs femmes; et sans vouloir chercher si, de cette troupe nombreuse, il y en a peu ou prou qui puissent satisfaire aux conditions voulues pour lutter contre le danger qui s’approche, nous allons alors développer dans la Seconde et la Troisième Partie de cet ouvrage les moyens de combattre le minotaure et de conserver intacte la vertu des femmes. Mais, si la fatalité, le diable, le célibat, l’occasion veulent votre perte, en reconnaissant le fil de toutes les intrigues, en assistant aux batailles que se livrent tous les ménages, peut-être vous consolerez-vous. Beaucoup de gens ont un caractère si heureux, qu’en leur montrant la place, leur expliquant le pourquoi, le comment, ils se grattent le front, se frottent les mains, frappent du pied, et sont satisfaits.
MÉDITATION IX.
ÉPILOGUE.
Fidèle à notre promesse, cette Première Partie a déduit les causes générales qui font arriver tous les mariages à la crise que nous venons de décrire; et, tout en traçant ces prolégomènes conjugaux, nous avons indiqué la manière d’échapper au malheur, en montrant par quelles fautes il est engendré.
Mais ces considérations premières ne seraient-elles pas incomplètes si, après avoir tâché de jeter quelques lumières sur l’inconséquence de nos idées, de nos mœurs et de nos lois, relativement à une question qui embrasse la vie de presque tous les êtres, nous ne cherchions pas à établir par une courte péroraison les causes politiques de cette infirmité sociale? Après avoir accusé les vices secrets de l’institution, n’est-ce pas aussi un examen philosophique que de rechercher pourquoi et comment nos mœurs l’ont rendue vicieuse?
Le système de lois et de mœurs qui régit aujourd’hui les femmes et le mariage en France est le fruit d’anciennes croyances et de traditions qui ne sont plus en rapport avec les principes éternels de raison et de justice développés par la grande révolution de 1789.
Trois grandes commotions ont agité la France: la conquête des Romains, le christianisme et l’invasion des Francs. Chaque événement a laissé de profondes empreintes sur le sol, dans les lois, dans les mœurs et l’esprit de la nation.
La Grèce, ayant un pied en Europe et l’autre en Asie, fut influencée par son climat passionné dans le choix de ses institutions conjugales; elle les reçut de l’Orient où ses philosophes, ses législateurs et ses poètes allèrent étudier les antiquités voilées de l’Égypte et de la Chaldée. La réclusion absolue des femmes, commandée par l’action du soleil brûlant de l’Asie, domina dans les bois de la Grèce et de l’Ionie. La femme y resta confiée aux marbres des Gynécées. La patrie se réduisant à une ville, à un territoire peu vaste, les courtisanes, qui tenaient aux arts et à la religion par tant de liens, purent suffire aux premières passions d’une jeunesse peu nombreuse, dont les forces étaient d’ailleurs absorbées dans les exercices violents d’une gymnastique exigée par l’art militaire de ces temps héroïques.
Au commencement de sa royale carrière, Rome, étant allée demander à la Grèce les principes d’une législation qui pouvait encore convenir au ciel de l’Italie, imprima sur le front de la femme mariée le sceau d’une complète servitude. Le sénat comprit l’importance de la vertu dans une république, il obtint la sévérité dans les mœurs par un développement excessif de la puissance maritale et paternelle. La dépendance de la femme se trouva écrite partout. La réclusion de l’Orient devint un devoir, une obligation morale, une vertu. De là, les temples élevés à la Pudeur, et les temples consacrés à la sainteté du mariage; de là, les censeurs, l’institution dotale, les lois somptuaires, le respect pour les matrones, et toutes les dispositions du Droit romain. Aussi, trois viols accomplis ou tentés furent-ils trois révolutions; aussi, était-ce un grand événement solennisé par des décrets, que l’apparition des femmes sur la scène politique! Ces illustres Romaines, condamnées à n’être qu’épouses et mères, passèrent leur vie dans la retraite, occupées à élever des maîtres pour le monde. Rome n’eut point de courtisanes, parce que la jeunesse y était occupée à des guerres éternelles. Si plus tard la dissolution vint, ce fut avec le despotisme des empereurs; et encore, les préjugés fondés par les anciennes mœurs étaient-ils si vivaces, que Rome ne vit jamais de femmes sur un théâtre. Ces faits ne seront pas perdus pour cette rapide histoire du mariage en France.
Les Gaules conquises, les Romains imposèrent leurs lois aux vaincus; mais elles furent impuissantes à détruire et le profond respect de nos ancêtres pour les femmes, et ces antiques superstitions qui en faisaient les organes immédiats de la Divinité. Les lois romaines finirent cependant par régner exclusivement à toutes autres dans ce pays appelé jadis de droit écrit qui représentait la Gallia togata, et leurs principes conjugaux pénétrèrent plus ou moins dans les pays de coutumes.
Mais pendant ce combat des lois contre les mœurs, les Francs envahissaient les Gaules, auxquelles ils donnèrent le doux nom de France. Ces guerriers, sortis du nord, y importaient le système de galanterie né dans leurs régions occidentales, où le mélange des sexes n’exige pas, sous des climats glacés, la pluralité des femmes et les jalouses précautions de l’Orient. Loin de là, chez eux, ces créatures presque divinisées réchauffaient la vie privée par l’éloquence de leurs sentiments. Les sens endormis sollicitaient cette variété de moyens énergiques et délicats, cette diversité d’action, cette irritation de la pensée et ces barrières chimériques créées par la coquetterie, système dont quelques principes ont été développés dans cette Première Partie, et qui convient admirablement au ciel tempéré de la France.
A l’Orient donc, la passion et son délire, les longs cheveux bruns et les harems, les divinités amoureuses, la pompe, la poésie et les monuments. A l’Occident, la liberté des femmes, la souveraineté de leurs blondes chevelures, la galanterie, les fées, les sorcières, les profondes extases de l’âme, les douces émotions de la mélancolie, et les longues amours.
Ces deux systèmes partis des deux points opposés du globe vinrent lutter en France; en France, où une partie du sol, la Langue d’Oc, pouvait se plaire aux croyances orientales, tandis que l’autre, la Langue d’Oïl, était la patrie de ces traditions qui attribuent une puissance magique à la femme. Dans la Langue d’Oïl l’amour demande des mystères; dans la Langue d’Oc, voir c’est aimer.
Au fort de ce débat, le christianisme vint triompher en France, et il vint prêché par des femmes, et il vint consacrant la divinité d’une femme qui, dans les forêts de la Bretagne, de la Vendée et des Ardennes, prit, sous le nom de Notre-Dame, la place de plus d’une idole au creux des vieux chênes druidiques.
Si la religion du Christ, qui, avant tout, est un code de morale et de politique, donnait une âme à tous les êtres, proclamait l’égalité des êtres devant Dieu et fortifiait par ses principes les doctrines chevaleresques du Nord, cet avantage était bien balancé par la résidence du souverain pontife à Rome, de laquelle il s’instituait héritier, par l’universalité de la langue latine qui devint celle de l’Europe au Moyen-âge, et par le puissant intérêt que les moines, les scribes et les gens de loi eurent à faire triompher les codes trouvés par un soldat au pillage d’Amalfi.
Les deux principes de la servitude et de la souveraineté des femmes restèrent donc en présence, enrichis l’un et l’autre de nouvelles armes.
La loi salique, erreur légale, fit triompher la servitude civile et politique sans abattre le pouvoir que les mœurs donnaient aux femmes, car l’enthousiasme dont fut saisie l’Europe pour la chevalerie soutint le parti des mœurs contre les lois.
Ainsi se forma l’étrange phénomène présenté, depuis lors, par notre caractère national et notre législation; car, depuis ces époques qui semblent être la veille de la révolution quand un esprit philosophique s’élève et considère l’histoire, la France a été la proie de tant de convulsions; la Féodalité, les Croisades, la Réforme, la lutte de la royauté et de l’aristocratie, le despotisme et le sacerdoce l’ont si fortement pressée dans leurs serres, que la femme y est restée en butte aux contradictions bizarres nées du conflit des trois événements principaux que nous avons esquissés. Pouvait-on s’occuper de la femme, de son éducation politique et du mariage, quand la Féodalité mettait le trône en question, quand la Réforme les menaçait l’une et l’autre, et quand le peuple était oublié entre le sacerdoce et l’empire? Selon une expression de madame Necker, les femmes furent à travers ces grands événements comme ces duvets introduits dans les caisses de porcelaine: comptés pour rien, tout se briserait sans eux.
La femme mariée offrit alors en France le spectacle d’une reine asservie, d’une esclave à la fois libre et prisonnière. Les contradictions produites par la lutte des deux principes éclatèrent alors dans l’ordre social en y dessinant des bizarreries par milliers. Alors la femme étant physiquement peu connue, ce qui fut maladie en elle se trouva un prodige, une sorcellerie ou le comble de la malfaisance. Alors ces créatures, traitées par les lois comme des enfants prodigues et mises en tutelle, étaient déifiées par les mœurs. Semblables aux affranchis des empereurs, elles disposaient des couronnes, des batailles, des fortunes, des coups d’état, des crimes, des vertus, par le seul scintillement de leurs yeux, et elles ne possédaient rien, elles ne se possédaient pas elles-mêmes. Elles furent également heureuses et malheureuses. Armées de leur faiblesse et fortes de leur instinct, elles s’élancèrent hors de la sphère où les lois devaient les placer, se montrant tout-puissantes pour le mal, impuissantes pour le bien; sans mérite dans leurs vertus commandées, sans excuses dans leurs vices; accusées d’ignorance et privées d’éducation; ni tout à fait mères, ni tout à fait épouses. Ayant tout le temps de couver des passions et de les développer, elles obéissaient à la coquetterie des Francs, tandis qu’elles devaient comme des Romaines rester dans l’enceinte des châteaux à élever des guerriers. Aucun système n’étant fortement développé dans la législation, les esprits suivirent leurs inclinations, et l’on vit autant de Marions Delormes que de Cornélies, autant de vertus que de vices. C’était des créatures aussi incomplètes que les lois qui les gouvernaient: considérées par les uns comme un être intermédiaire entre l’homme et les animaux, comme une bête maligne que les lois ne sauraient garrotter de trop de liens et que la nature avait destinée avec tant d’autres au bon plaisir des humains; considérée par d’autres comme un ange exilé, source de bonheur et d’amour, comme la seule créature qui répondît aux sentiments de l’homme et de qui l’on devait venger les misères par une idolâtrie. Comment l’unité qui manquait aux institutions politiques pouvait-elle exister dans les mœurs?
La femme fut donc ce que les circonstances et les hommes la firent, au lieu d’être ce que le climat et les institutions la devaient faire: vendue, mariée contre son gré en vertu de la puissance paternelle des Romains; en même temps qu’elle tombait sous le despotisme marital qui désirait sa réclusion, elle se voyait sollicitée aux seules représailles qui lui fussent permises. Alors elle devint dissolue quand les hommes cessèrent d’être puissamment occupés par des guerres intestines, par la même raison qu’elle fut vertueuse au milieu des commotions civiles. Tout homme instruit peut nuancer ce tableau, nous demandons aux événements leurs leçons et non pas leur poésie.
La révolution était trop occupée d’abattre et d’édifier, avait trop d’adversaires, ou fut peut-être encore trop voisine des temps déplorables de la Régence et de Louis XV, pour pouvoir examiner la place que la femme doit tenir dans l’ordre social.
Les hommes remarquables qui élevèrent le monument immortel de nos codes étaient presque tous d’anciens légistes frappés de l’importance des lois romaines; et d’ailleurs, ils ne fondaient pas des institutions politiques. Fils de la révolution, ils crurent, avec elle, que la loi du divorce, sagement rétrécie, que la faculté des soumissions respectueuses étaient des améliorations suffisantes. Devant les souvenirs de l’ancien ordre de choses, ces institutions nouvelles parurent immenses.
Aujourd’hui, la question du triomphe des deux principes, bien affaiblis par tant d’événements et par le progrès des lumières, reste tout entière à traiter pour de sages législateurs. Le temps passé contient des enseignements qui doivent porter leurs fruits dans l’avenir. L’éloquence des faits serait-elle perdue pour nous?
Le développement des principes de l’Orient a exigé des eunuques et des sérails; les mœurs bâtardes de la France ont amené la plaie des courtisanes et la plaie plus profonde de nos mariages: ainsi, pour nous servir de la phrase toute faite par un contemporain, l’Orient sacrifie, à la paternité, des hommes et la justice; la France, des femmes et la pudeur. Ni l’Orient, ni la France, n’ont atteint le but que ces institutions devaient se proposer: le bonheur. L’homme n’est pas plus aimé par les femmes d’un harem que le mari n’est sûr d’être, en France, le père de ses enfants; et le mariage ne vaut pas tout ce qu’il coûte. Il est temps de ne rien sacrifier à cette institution, et de mettre les fonds d’une plus grande somme de bonheur dans l’état social, en conformant nos mœurs et nos institutions à notre climat.
Le gouvernement constitutionnel, heureux mélange des deux systèmes politiques extrêmes, le despotisme et la démocratie, semble indiquer la nécessité de confondre aussi les deux principes conjugaux qui en France se sont heurtés jusqu’ici. La liberté que nous avons hardiment réclamée pour les jeunes personnes remédie à cette foule de maux dont la source est indiquée, en exposant les contre-sens produits par l’esclavage des filles. Rendons à la jeunesse les passions, les coquetteries, l’amour et ses terreurs, l’amour et ses douceurs, et le séduisant cortége des Francs. A cette saison printanière de la vie, nulle faute n’est irréparable, l’hymen sortira du sein des épreuves armé de confiance, désarmé de haine, et l’amour y sera justifié par d’utiles comparaisons.
Dans ce changement de nos mœurs, périra d’elle-même la honteuse plaie des filles publiques. C’est surtout au moment où l’homme possède la candeur et la timidité de l’adolescence qu’il est égal pour son bonheur de rencontrer de grandes et de vraies passions à combattre. L’âme est heureuse de ses efforts, quels qu’ils soient; pourvu qu’elle agisse, qu’elle se meuve, peu lui importe d’exercer son pouvoir contre elle-même. Il existe dans cette observation, que tout le monde a pu faire, un secret de législation, de tranquillité et de bonheur. Puis, aujourd’hui, les études ont pris un tel développement, que le plus fougueux des Mirabeaux à venir peut enfouir son énergie dans une passion et dans les sciences. Combien de jeunes gens n’ont-ils pas été sauvés de la débauche par des travaux opiniâtres unis aux renaissants obstacles d’un premier, d’un pur amour? en effet, quelle est la jeune fille qui ne désire pas prolonger la délicieuse enfance des sentiments, qui ne se trouve orgueilleuse d’être connue, et qui n’ait à opposer les craintes enivrantes de sa timidité, la pudeur de ses transactions secrètes avec elle-même, aux jeunes désirs d’un amant inexpérimenté comme elle? La galanterie des Francs et ses plaisirs seront donc le riche apanage de la jeunesse, et alors s’établiront naturellement ces rapports d’âme, d’esprit, de caractère, d’habitude, de tempérament, de fortune, qui amènent l’heureux équilibre voulu pour le bonheur de deux époux. Ce système serait assis sur des bases bien plus larges et bien plus franches, si les filles étaient soumises à une exhérédation sagement calculée; ou si, pour contraindre les hommes à ne se déterminer dans leurs choix qu’en faveur de celles qui leur offriraient des gages de bonheur par leurs vertus, leur caractère ou leurs talents, elles étaient mariées, comme aux États-Unis, sans dot.
Alors le système adopté par les Romains pourra, sans inconvénients, s’appliquer aux femmes mariées qui, jeunes filles, auront usé de leur liberté. Exclusivement chargées de l’éducation primitive des enfants, la plus importante de toutes les obligations d’une mère, occupées de faire naître et de maintenir ce bonheur de tous les instants, si admirablement peint dans le quatrième livre de Julie, elles seront, dans leur maison, comme les anciennes Romaines, une image vivante de la Providence qui éclate partout, et ne se laisse voir nulle part. Alors les lois sur l’infidélité de la femme mariée devront être excessivement sévères. Elles devront prodiguer plus d’infamie encore que de peines afflictives et coercitives. La France a vu promener des femmes montées sur des ânes pour de prétendus crimes de magie, et plus d’une innocente est morte de honte. Là est le secret de la législation future du mariage. Les filles de Milet se guérissaient du mariage par la mort, le Sénat condamne les suicidées à être traînées nues sur une claie, et les vierges se condamnent à la vie.
Les femmes et le mariage ne seront donc respectés en France que par le changement radical que nous implorons pour nos mœurs. Cette pensée profonde est celle qui anime les deux plus belles productions d’un immortel génie. L’Émile et la Nouvelle Héloïse ne sont que deux éloquents plaidoyers en faveur de ce système. Cette voix retentira dans les siècles, parce qu’elle a deviné les vrais mobiles des lois et des mœurs des siècles futurs. En attachant les enfants au sein de leurs mères, Jean-Jacques rendait déjà un immense service à la vertu; mais son siècle était trop profondément gangrené pour comprendre les hautes leçons que renfermaient ces deux poèmes; il est vrai d’ajouter aussi que le philosophe fut vaincu par le poète, et qu’en laissant dans le cœur de Julie mariée des vestiges de son premier amour, il a été séduit par une situation poétique plus touchante que la vérité qu’il voulait développer, mais moins utile.
Cependant, si le mariage, en France, est un immense contrat par lequel les hommes s’entendent tous tacitement pour donner plus de saveur aux passions, plus de curiosité, plus de mystère à l’amour, plus de piquant aux femmes, si une femme est plutôt un ornement de salon, un mannequin à modes, un porte-manteau, qu’un être dont les fonctions, dans l’ordre politique, puissent se coordonner avec la prospérité d’un pays, avec la gloire d’une patrie; qu’une créature dont les soins puissent lutter d’utilité avec celles des hommes, ... j’avoue que toute cette théorie, que ces longues considérations, disparaîtraient devant de si importantes destinées!....
Mais c’est avoir assez pressé le marc des événements accomplis pour en tirer une goutte de philosophie, c’est avoir assez sacrifié à la passion dominante de l’époque actuelle pour l’historique, ramenons nos regards sur les mœurs présentes. Reprenons le bonnet aux grelots et cette marotte de laquelle Rabelais fit jadis un sceptre, et poursuivons le cours de cette analyse, sans donner à une plaisanterie plus de gravité qu’elle n’en peut avoir, sans donner aux choses graves plus de plaisanterie qu’elles n’en comportent.
DEUXIÈME PARTIE.
DES MOYENS DE DÉFENSE A L’INTÉRIEUR ET A L’EXTÉRIEUR.
MÉDITATION X.
TRAITÉ DE POLITIQUE MARITALE.
Quand un homme arrive à la situation où le place la Première Partie de ce livre, nous supposons que l’idée de savoir sa femme possédée par un autre peut encore faire palpiter son cœur, et que sa passion se rallumera, soit par amour-propre ou par égoïsme, soit par intérêt, car s’il ne tenait plus à sa femme, ce serait l’avant-dernier des hommes, et il mériterait son sort.
Dans cette longue crise, il est bien difficile à un mari de ne pas commettre de fautes; car, pour la plupart d’entre eux, l’art de gouverner une femme est encore moins connu que celui de la bien choisir. Cependant la politique maritale ne consiste guère que dans la constante application de trois principes qui doivent être l’âme de votre conduite. Le premier est de ne jamais croire à ce qu’une femme dit; le second, de toujours chercher l’esprit de ses actions sans vous arrêter à la lettre; et le troisième, de ne pas oublier qu’une femme n’est jamais si bavarde que quand elle se tait, et n’agit jamais avec plus d’énergie que lorsqu’elle est en repos.
Dès ce moment, vous êtes comme un cavalier qui, monté sur un cheval sournois, doit toujours le regarder entre les deux oreilles, sous peine d’être désarçonné.
Mais l’art est bien moins dans la connaissance des principes que dans la manière de les appliquer: les révéler à des ignorants, c’est laisser des rasoirs sous la main d’un singe. Aussi, le premier et le plus vital de vos devoirs est-il dans une dissimulation perpétuelle à laquelle manquent presque tous les maris. En s’apercevant d’un symptôme minotaurique un peu trop marqué chez leurs femmes, la plupart des hommes témoignent, tout d’abord, d’insultantes méfiances. Leurs caractères contractent une acrimonie qui perce ou dans leurs discours, ou dans leurs manières; et la crainte est, dans leur âme, comme un bec de gaz sous un globe de verre, elle éclaire leur visage aussi puissamment qu’elle explique leur conduite.
Or, une femme qui a, sur vous, douze heures dans la journée pour réfléchir et vous observer, lit vos soupçons écrits sur votre front au moment même où ils se forment. Cette injure gratuite, elle ne la pardonnera jamais. Là, il n’existe plus de remède; là, tout est dit: le lendemain même s’il y a lieu, elle se range parmi les femmes inconséquentes.
Vous devez donc, dans la situation respective des deux parties belligérantes, commencer par affecter envers votre femme cette confiance sans bornes que vous aviez naguère en elle. Si vous cherchez à l’entretenir dans l’erreur par de mielleuses paroles, vous êtes perdu, elle ne vous croira pas; car elle a sa politique comme vous avez la vôtre. Or, il faut autant de finesse que de bonhomie dans vos actions, pour lui inculquer, à son propre insu, ce précieux sentiment de sécurité qui l’invite à remuer les oreilles, et vous permet de n’user qu’à propos de la bride ou de l’éperon.
Mais comment oser comparer un cheval, de toutes les créatures la plus candide, à un être que les spasmes de sa pensée et les affections de ses organes rendent par moments plus prudent que le Servite Fra-Paolo, le plus terrible Consulteur que les Dix aient eu à Venise; plus dissimulé qu’un roi; plus adroit que Louis XI; plus profond que Machiavel; sophistique autant que Hobbes; fin comme Voltaire; plus facile que la Fiancée de Mamolin, et qui, dans le monde entier, ne se défie que de vous?
Aussi, à cette dissimulation, grâce à laquelle les ressorts de votre conduite doivent devenir aussi invisibles que ceux de l’univers, vous est-il nécessaire de joindre un empire absolu sur vous-même. L’imperturbabilité diplomatique si vantée de M. de Talleyrand sera la moindre de vos qualités; son exquise politesse, la grâce de ses manières respireront dans tous vos discours. Le professeur vous défend ici très-expressément l’usage de la cravache si vous voulez parvenir à ménager votre gentille Andalouse.
LXI.
Qu’un homme batte sa maîtresse... c’est une blessure; mais sa femme!... c’est un suicide.
Comment donc concevoir un gouvernement sans maréchaussée, une action sans force, un pouvoir désarmé?... Voilà le problème que nous essaierons de résoudre dans nos Méditations futures. Mais il existe encore deux observations préliminaires à vous soumettre. Elles vont nous livrer deux autres théories qui entreront dans l’application de tous les moyens mécaniques desquels nous allons vous proposer l’emploi. Un exemple vivant rafraîchira ces arides et sèches dissertations: ne sera-ce pas quitter le livre pour opérer sur le terrain?
L’an 1822, par une belle matinée du mois de janvier, je remontais les boulevards de Paris depuis les paisibles sphères du Marais jusqu’aux élégantes régions de la Chaussée-d’Antin, observant pour la première fois, non sans une joie philosophique, ces singulières dégradations de physionomie et ces variétés de toilette qui, depuis la rue du Pas-de-la-Mule jusqu’à la Madeleine, font de chaque portion du boulevard un monde particulier, et de toute cette zone parisienne un large échantillon de mœurs. N’ayant encore aucune idée des choses de la vie, et ne me doutant guère qu’un jour j’aurais l’outrecuidance de m’ériger en législateur du mariage, j’allais déjeuner chez un de mes amis de collége qui s’était de trop bonne heure, peut-être, affligé d’une femme et de deux enfants. Mon ancien professeur de mathématiques demeurant à peu de distance de la maison qu’habitait mon camarade, je m’étais promis de rendre une visite à ce digne mathématicien, avant de livrer mon estomac à toutes les friandises de l’amitié. Je pénétrai facilement jusqu’au cœur d’un cabinet, où tout était couvert d’une poussière attestant les honorables distractions du savant. Une surprise m’y était réservée. J’aperçus une jolie dame assise sur le bras d’un fauteuil comme si elle eût monté un cheval anglais, elle me fit cette petite grimace de convention réservée par les maîtresses de maison pour les personnes qu’elles ne connaissent pas, mais elle ne déguisa pas assez bien l’air boudeur qui, à mon arrivée, attristait sa figure, pour que je ne devinasse pas l’inopportunité de ma présence. Sans doute occupé d’une équation, mon maître n’avait pas encore levé la tête; alors, j’agitai ma main droite vers la jeune dame, comme un poisson qui remue sa nageoire, et je me retirai sur la pointe des pieds en lui lançant un mystérieux sourire qui pouvait se traduire par: «Ce ne sera certes pas moi qui vous empêcherai de lui faire faire une infidélité à Uranie.» Elle laissa échapper un de ces gestes de tête dont la gracieuse vivacité ne peut se traduire.—«Eh! mon bon ami, ne vous en allez pas! s’écria le géomètre. C’est ma femme!» Je saluai derechef!... O Coulon! où étais-tu pour applaudir le seul de tes élèves qui comprît alors ton expression d’anacréontique appliquée à une révérence!... L’effet devait en être bien pénétrant; car madame la professeuse, comme disent les Allemands, rougit et se leva précipitamment pour s’en aller en me faisant un léger salut qui semblait dire:—adorable!... Son mari l’arrêta en lui disant:—«Reste, ma fille. C’est un de mes élèves.» La jeune femme avança la tête vers le savant, comme un oiseau qui, perché sur une branche, tend le cou pour avoir une graine.—«Cela n’est pas possible!... dit le mari en poussant un soupir; et je vais te le prouver par A plus B.—Eh! monsieur, laissons cela, je vous prie! répondit-elle en clignant des yeux et me montrant. (Si ce n’eût été que de l’algèbre, mon maître aurait pu comprendre ce regard, mais c’était pour lui du chinois, et alors il continua.)—Ma fille, vois, je te fais juge; nous avons dix mille francs de rente...» A ces mots, je me retirai vers la porte comme si j’eusse été pris de passion pour des lavis encadrés que je me mis à examiner. Ma discrétion fut récompensée par une éloquente œillade. Hélas! elle ne savait pas que j’aurais pu jouer dans Fortunio le rôle de Fine-Oreille qui entend pousser les truffes.—«Les principes de l’économie générale, disait mon maître, veulent qu’on ne mette au prix du logement et aux gages des domestiques que deux dixièmes du revenu; or, notre appartement et nos gens coûtent ensemble cent louis. Je te donne douze cents francs pour ta toilette. (Là il appuya sur chaque syllabe.) Ta cuisine, reprit-il, consomme quatre mille francs; nos enfants exigent au moins vingt-cinq louis; et je ne prends pour moi que huit cents francs. Le blanchissage, le bois, la lumière vont à mille francs environ; partant, il ne reste, comme tu vois, que six cents francs qui n’ont jamais suffi aux dépenses imprévues. Pour acheter la croix de diamants, il faudrait prendre mille écus sur nos capitaux; or, une fois cette voie ouverte, ma petite belle, il n’y aurait pas de raison pour ne pas quitter ce Paris, que tu aimes tant, nous ne tarderions pas à être obligés d’aller en province rétablir notre fortune compromise. Les enfants et la dépense croîtront assez! Allons, sois sage.—Il le faut bien, dit-elle, mais vous serez le seul, dans Paris, qui n’aurez pas donné d’étrennes à votre femme!» Et elle s’évada comme un écolier qui vient d’achever une pénitence. Mon maître hocha la tête en signe de joie. Quand il vit la porte fermée, il se frotta les mains; nous causâmes de la guerre d’Espagne, et j’allai rue de Provence, ne songeant pas plus que je venais de recevoir la première partie d’une grande leçon conjugale que je ne pensais à la conquête de Constantinople par le général Diebitsch. J’arrivai chez mon amphitryon au moment où les deux époux se mettaient à table, après m’avoir attendu pendant la demi-heure voulue par la discipline œcuménique de la gastronomie. Ce fut, je crois, en ouvrant un pâté de foie gras que ma jolie hôtesse dit à son mari d’un air délibéré:—«Alexandre, si tu étais bien aimable, tu me donnerais cette paire de girandoles que nous avons vue chez Fossin.—Mariez-vous donc!... s’écria plaisamment mon camarade en tirant de son carnet trois billets de mille francs qu’il fit briller aux yeux pétillants de sa femme. Je ne résiste pas plus au plaisir de te les offrir, ajouta-t-il, que toi à celui de les accepter. C’est aujourd’hui l’anniversaire du jour où je t’ai vue pour la première fois: les diamants t’en feront peut-être souvenir!...—Méchant!...» dit-elle avec un ravissant sourire. Elle plongea deux doigts dans son corset; et, en retirant un bouquet de violettes, elle le jeta par un dépit enfantin au nez de mon ami. Alexandre donna le prix des girandoles en s’écriant:—«J’avais bien vu les fleurs!...» Je n’oublierai jamais le geste vif et l’avide gaieté avec laquelle, semblable à un chat qui met sa patte mouchetée sur une souris, la petite femme se saisit des trois billets de banque, elle les roula en rougissant de plaisir, et les mit à la place des violettes qui naguère parfumaient son sein. Je ne pus m’empêcher de penser à mon maître de mathématiques. Je ne vis alors de différence entre son élève et lui que celle qui existe entre un homme économe et un prodigue, ne me doutant guère que celui des deux qui, en apparence, savait le mieux calculer, calculait le plus mal. Le déjeuner s’acheva donc très-gaiement. Installés bientôt dans un petit salon fraîchement décoré, assis devant un feu qui chatouillait doucement les fibres, les consolait du froid, et les faisait épanouir comme au printemps, je me crus obligé de tourner à ce couple amoureux une phrase de convive sur l’ameublement de ce petit oratoire.—«C’est dommage que tout cela coûte si cher!..... dit mon ami; mais il faut bien que le nid soit digne de l’oiseau! Pourquoi, diable, vas-tu me complimenter sur des tentures qui ne sont pas payées?... Tu me fais souvenir, pendant ma digestion, que je dois encore deux mille francs à un turc de tapissier.» A ces mots, la maîtresse de la maison inventoria des yeux ce joli boudoir; et, de brillante, sa figure devint songeresse. Alexandre me prit par la main et m’entraîna dans l’embrasure d’une croisée.—«Aurais-tu par hasard un millier d’écus à me prêter? dit-il à voix basse. Je n’ai que dix à douze mille livres de rente, et cette année...—Alexandre!... s’écria la chère créature en interrompant son mari, en accourant à nous et présentant les trois billets, Alexandre... je vois bien que c’est une folie...—De quoi te mêles-tu!... répondit-il, garde donc ton argent.—Mais, mon amour, je te ruine! Je devrais savoir que tu m’aimes trop pour que je puisse me permettre de te confier tous mes désirs...—Garde, ma chérie, c’est de bonne prise! Bah, je jouerai cet hiver, et je regagnerai cela!...—Jouer!... dit-elle, avec une expression de terreur. Alexandre, reprends tes billets! Allons, monsieur, je le veux.—Non, non, répondit mon ami en repoussant une petite main blanche et délicate; ne vas-tu pas jeudi au bal de madame de...?»—Je songerai à ce que tu me demandes, dis-je à mon camarade; et je m’esquivai en saluant sa femme, mais je vis bien d’après la scène qui se préparait que mes révérences anacréontiques ne produiraient pas là beaucoup d’effet.—Il faut qu’il soit fou, pensais-je en m’en allant, pour parler de mille écus à un étudiant en droit! Cinq jours après, je me trouvais chez madame de..., dont les bals devenaient à la mode. Au milieu du plus brillant des quadrilles, j’aperçus la femme de mon ami et celle du mathématicien. Madame Alexandre avait une ravissante toilette, quelques fleurs et de blanches mousselines en faisaient tous les frais. Elle portait une petite croix à la Jeannette, attachée par un ruban de velours noir qui rehaussait la blancheur de sa peau parfumée, et de longues poires d’or effilées décoraient ses oreilles. Sur le cou de madame la professeuse scintillait une superbe croix de diamants.—Voilà qui est drôle!... dis-je à un personnage qui n’avait encore ni lu dans le grand livre du monde, ni déchiffré un seul cœur de femme. Ce personnage était moi-même. Si j’eus alors le désir de faire danser ces deux jolies femmes, ce fut uniquement parce que j’aperçus un secret de conversation qui enhardissait ma timidité.—«Eh! bien, madame, vous avez eu votre croix?..... dis-je à la première.—Mais je l’ai bien gagnée!... répondit-elle, avec un indéfinissable sourire.»—«Comment! pas de girandoles?... demandai-je à la femme de mon ami.—Ah! dit-elle, j’en ai joui pendant tout un déjeuner!... Mais, vous voyez, j’ai fini par convertir Alexandre...—Il se sera facilement laissé séduire?» Elle me regarda d’un air de triomphe.
C’est huit ans après que, tout à coup, cette scène, jusque-là muette pour moi, s’est comme levée dans mon souvenir; et, à la lueur des bougies, au feu des aigrettes, j’en ai lu distinctement la moralité. Oui, la femme a horreur de la conviction; quand on la persuade, elle subit une séduction et reste dans le rôle que la nature lui assigne. Pour elle, se laisser gagner, c’est accorder une faveur; mais les raisonnements exacts l’irritent et la tuent; pour la diriger, il faut donc savoir se servir de la puissance dont elle use si souvent: la sensibilité. C’est donc en sa femme, et non pas en lui-même, qu’un mari trouvera les éléments de son despotisme: comme pour le diamant, il faut l’opposer à elle-même. Savoir offrir les girandoles pour se les faire rendre, est un secret qui s’applique aux moindres détails de la vie.
Passons maintenant à la seconde observation.
Qui sait administrer un toman, sait en administrer cent mille, a dit un proverbe indien; et moi, j’amplifie la sagesse asiatique, en disant: Qui peut gouverner une femme, peut gouverner une nation. Il existe, en effet, beaucoup d’analogie entre ces deux gouvernements. La politique des maris ne doit-elle pas être à peu près celle des rois? ne les voyons-nous pas tâchant d’amuser le peuple pour lui dérober sa liberté; lui jetant des comestibles à la tête pendant une journée, pour lui faire oublier la misère d’un an; lui prêchant de ne pas voler, tandis qu’on le dépouille; et lui disant: «Il me semble que si j’étais peuple, je serais vertueux?»
C’est l’Angleterre qui va nous fournir le précédent que les maris doivent importer dans leurs ménages. Ceux qui ont des yeux ont dû voir que, du moment où la gouvernementabilité s’est perfectionnée en ce pays, les whigs n’ont obtenu que très-rarement le pouvoir. Un long ministère tory a toujours succédé à un éphémère cabinet libéral. Les orateurs du parti national ressemblent à des rats qui usent leurs dents à ronger un panneau pourri dont on bouche le trou au moment où ils sentent les noix et le lard serrés dans la royale armoire. La femme est le whig de votre gouvernement. Dans la situation où nous l’avons laissée, elle doit naturellement aspirer à la conquête de plus d’un privilége. Fermez les yeux sur ses brigues, permettez-lui de dissiper sa force à gravir la moitié des degrés de votre trône; et quand elle pense toucher au sceptre, renversez-la, par terre, tout doucement et avec infiniment de grâce, en lui criant: Bravo! et en lui permettant d’espérer un prochain triomphe. Les malices de ce système devront corroborer l’emploi de tous les moyens qu’il vous plaira de choisir dans notre arsenal pour dompter votre femme.
Tels sont les principes généraux que doit pratiquer un mari, s’il ne veut pas commettre des fautes dans son petit royaume.
Maintenant, malgré la minorité du concile de Mâcon (Montesquieu, qui avait peut-être deviné le régime constitutionnel, a dit, je ne sais où, que le bon sens dans les assemblées était toujours du côté de la minorité), nous distinguerons dans la femme une âme et un corps, et nous commencerons par examiner les moyens de se rendre maître de son moral. L’action de la pensée est, quoi qu’on en dise, plus noble que celle du corps, et nous donnerons le pas à la science sur la cuisine, à l’instruction sur l’hygiène.
MÉDITATION XI.
DE L’INSTRUCTION EN MÉNAGE.
Instruire ou non les femmes, telle est la question. De toutes celles que nous avons agitées, elle est la seule qui offre deux extrémités sans avoir de milieu. La science et l’ignorance, voilà les deux termes irréconciliables de ce problème. Entre ces deux abîmes, il nous semble voir Louis XVIII calculant les félicités du treizième siècle, et les malheurs du dix-neuvième. Assis au centre de la bascule qu’il savait si bien faire pencher par son propre poids, il contemple à l’un des bouts la fanatique ignorance d’un frère-lai, l’apathie d’un serf, le fer étincelant des chevaux d’un banneret; il croit entendre: France et Montjoie-Saint-Denis!..... mais il se retourne, il sourit en voyant la morgue d’un manufacturier, capitaine de la garde nationale; l’élégant coupé de l’agent de change; la simplicité du costume d’un pair de France devenu journaliste, et mettant son fils à l’école Polytechnique; puis les étoffes précieuses, les journaux, les machines à vapeur; et il boit enfin son café dans une tasse de Sèvres au fond de laquelle brille encore un N couronné.
Arrière la civilisation! arrière la pensée!... voilà votre cri. Vous devez avoir horreur de l’instruction chez les femmes, par cette raison, si bien sentie en Espagne, qu’il est plus facile de gouverner un peuple d’idiots qu’un peuple de savants. Une nation abrutie est heureuse: si elle n’a pas le sentiment de la liberté, elle n’en a ni les inquiétudes ni les orages; elle vit comme vivent les polypiers; comme eux, elle peut se scinder en deux ou trois fragments; chaque fragment est toujours une nation complète et végétant, propre à être gouvernée par le premier aveugle armé du bâton pastoral. Qui produit cette merveille humaine? L’ignorance: c’est par elle seule que se maintient le despotisme; il lui faut des ténèbres et le silence. Or, le bonheur en ménage est, comme en politique, un bonheur négatif. L’affection des peuples pour le roi d’une monarchie absolue est peut-être moins contre nature que la fidélité de la femme envers son mari quand il n’existe plus d’amour entre eux: or, nous savons que chez vous l’amour pose en ce moment un pied sur l’appui de la fenêtre Force vous est donc de mettre en pratique les rigueurs salutaires par lesquelles M. de Metternich prolonge son statu quo; mais nous vous conseillerons de les appliquer avec plus de finesse et plus d’aménité encore; car votre femme est plus rusée que tous les Allemands ensemble, et aussi voluptueuse que les Italiens.
Alors vous essaierez de reculer le plus longtemps possible le fatal moment où votre femme vous demandera un livre. Cela vous sera facile. Vous prononcerez d’abord avec dédain le nom de bas-bleu; et, sur sa demande, vous lui expliquerez le ridicule qui s’attache, chez nos voisins, aux femmes pédantes.
Puis, vous lui répéterez souvent que les femmes les plus aimables et les plus spirituelles du monde se trouvent à Paris, où les femmes ne lisent jamais;
Que les femmes sont comme les gens de qualité, qui, selon Mascarille, savent tout sans avoir jamais rien appris;
Qu’une femme, soit en dansant, soit en jouant, et sans même avoir l’air d’écouter, doit savoir saisir dans les discours des hommes à talent les phrases toutes faites avec lesquelles les sots composent leur esprit à Paris;
Que dans ce pays l’on se passe de main en main les jugements décisifs sur les hommes et sur les choses; et que le petit ton tranchant avec lequel une femme critique un auteur, démolit un ouvrage, dédaigne un tableau, a plus de puissance qu’un arrêt de la cour;
Que les femmes sont de beaux miroirs, qui reflètent naturellement les idées les plus brillantes;
Que l’esprit naturel est tout, et que l’on est bien plus instruit de ce que l’on apprend dans le monde que de ce qu’on lit dans les livres;
Qu’enfin la lecture finit par ternir les yeux, etc.
Laisser une femme libre de lire les livres que la nature de son esprit la porte à choisir!.... Mais c’est introduire l’étincelle dans une sainte-barbe; c’est pis que cela, c’est apprendre à votre femme à se passer de vous, à vivre dans un monde imaginaire, dans un paradis. Car que lisent les femmes? Des ouvrages passionnés, les Confessions de Jean-Jacques, des romans, et toutes ces compositions qui agissent le plus puissamment sur leur sensibilité. Elles n’aiment ni la raison ni les fruits mûrs. Or, avez-vous jamais songé aux phénomènes produits par ces poétiques lectures?
Les romans, et même tous les livres, peignent les sentiments et les choses avec des couleurs bien autrement brillantes que celles qui sont offertes par la nature! Cette espèce de fascination provient moins du désir que chaque auteur a de se montrer parfait en affectant des idées délicates et recherchées, que d’un indéfinissable travail de notre intelligence. Il est dans la destinée de l’homme d’épurer tout ce qu’il emporte dans le trésor de sa pensée. Quelles figures, quels monuments ne sont pas embellis par le dessin? L’âme du lecteur aide à cette conspiration contre le vrai, soit par le silence profond dont il jouit ou par le feu de la conception, soit par la pureté avec laquelle les images se réfléchissent dans son entendement. Qui n’a pas, en lisant les Confessions de Jean-Jacques, vu madame de Warens plus jolie qu’elle n’était? On dirait que notre âme caresse des formes qu’elle aurait jadis entrevues sous de plus beaux cieux; elle n’accepte les créations d’une autre âme que comme des ailes pour s’élancer dans l’espace; le trait le plus délicat, elle le perfectionne encore en se le faisant propre; et l’expression la plus poétique dans ses images y apporte des images encore plus pures. Lire, c’est créer peut-être à deux. Ces mystères de la transsubstantiation des idées sont-ils l’instinct d’une vocation plus haute que nos destinées présentes? Est-ce la tradition d’une ancienne vie perdue? Qu’était-elle donc si le reste nous offre tant de délices?...
Aussi, en lisant des drames et des romans, la femme, créature encore plus susceptible que nous de s’exalter, doit-elle éprouver d’enivrantes extases. Elle se crée une existence idéale auprès de laquelle tout pâlit; elle ne tarde pas à tenter de réaliser cette vie voluptueuse, à essayer d’en transporter la magie en elle. Involontairement, elle passe de l’esprit à la lettre, et de l’âme aux sens.
Et vous auriez la bonhomie de croire que les manières, les sentiments d’un homme comme vous, qui, la plupart du temps, s’habille, se déshabille, et..., etc., devant sa femme, lutteront avec avantage devant les sentiments de ces livres, et en présence de leurs amants factices à la toilette desquels cette belle lectrice ne voit ni trous ni taches?... Pauvre sot! trop tard, hélas! pour son malheur et le vôtre, votre femme expérimenterait que les héros de la poésie sont aussi rares que les Apollons de la sculpture!...
Bien des maris se trouveront embarrassés pour empêcher leurs femmes de lire, il y en a même certains qui prétendront que la lecture a cet avantage qu’ils savent au moins ce que font les leurs quand elles lisent. D’abord, vous verrez dans la Méditation suivante combien la vie sédentaire rend une femme belliqueuse; mais n’avez-vous donc jamais rencontré de ces êtres sans poésie, qui réussissent à pétrifier leurs pauvres compagnes, en réduisant la vie à tout ce qu’elle a de mécanique? Étudiez ces grands hommes en leurs discours! apprenez par cœur les admirables raisonnements par lesquels ils condamnent la poésie et les plaisirs de l’imagination.
Mais si après tous vos efforts votre femme persistait à vouloir lire..., mettez à l’instant même à sa disposition tous les livres possibles, depuis l’Abécédaire de son marmot jusqu’à René, livre plus dangereux pour vous entre ses mains que Thérèse philosophe. Vous pourriez la jeter dans un dégoût mortel de la lecture en lui donnant des livres ennuyeux; la plonger dans un idiotisme complet, avec Marie Alacoque, la Brosse de pénitence, ou avec les chansons qui étaient de mode au temps de Louis XV; mais plus tard vous trouverez dans ce livre les moyens de si bien consumer le temps de votre femme, que toute espèce de lecture lui sera interdite.
Et, d’abord, voyez les ressources immenses que vous a préparées l’éducation des femmes pour détourner la vôtre de son goût passager pour la science. Examinez avec quelle admirable stupidité les filles se sont prêtées aux résultats de l’enseignement qu’on leur a imposé en France; nous les livrons à des bonnes, à des demoiselles de compagnie, à des gouvernantes qui ont vingt mensonges de coquetterie et de fausse pudeur à leur apprendre contre une idée noble et vraie à leur inculquer. Les filles sont élevées en esclaves et s’habituent à l’idée qu’elles sont au monde pour imiter leurs grand’mères, et faire couver des serins de Canarie, composer des herbiers, arroser de petits rosiers de Bengale, remplir de la tapisserie ou se monter des cols. Aussi, à dix ans, si une petite fille a eu plus de finesse qu’un garçon à vingt, est-elle timide, gauche. Elle aura peur d’une araignée, dira des riens, pensera aux chiffons, parlera modes, et n’aura le courage d’être ni mère, ni chaste épouse.
Voici quelle marche on a suivie: on leur a montré à colorier des roses, à broder des fichus de manière à gagner huit sous par jour. Elles auront appris l’histoire de France dans Le Ragois, la chronologie dans les Tables du citoyen Chantreau, et l’on aura laissé leur jeune imagination se déchaîner sur la géographie; le tout, dans le but de ne rien présenter de dangereux à leur cœur; mais en même temps leurs mères, leurs institutrices, répétaient d’une voix infatigable que toute la science d’une femme est dans la manière dont elle sait arranger cette feuille de figuier que prit notre mère Ève. Elles n’ont entendu pendant quinze ans, disait Diderot, rien autre chose que:—Ma fille, votre feuille de figuier va mal; ma fille, votre feuille de figuier va bien; ma fille, ne serait-elle pas mieux ainsi?
Maintenez donc votre épouse dans cette belle et noble sphère de connaissances. Si par hasard votre femme voulait une bibliothèque, achetez-lui Florian, Malte-Brun, le Cabinet des Fées, les Mille et une Nuits, les Roses par Redouté, les Usages de la Chine, les Pigeons par madame Knip, le grand ouvrage sur l’Égypte, etc. Enfin, exécutez le spirituel avis de cette princesse qui, au récit d’une émeute occasionnée par la cherté du pain, disait: «Que ne mangent-ils de la brioche!...»
Peut-être votre femme vous reprochera-t-elle, un soir, d’être maussade et de ne pas parler; peut-être vous dira-t-elle que vous êtes gentil, quand vous aurez fait un calembour; mais ceci est un inconvénient très-léger de notre système: et, au surplus, que l’éducation des femmes soit en France la plus plaisante des absurdités et que votre obscurantisme marital vous mette une poupée entre les bras, que vous importe? Comme vous n’avez pas assez de courage pour entreprendre une plus belle tâche, ne vaut-il pas mieux traîner votre femme dans une ornière conjugale bien sûre que de vous hasarder à lui faire gravir les hardis précipices de l’amour? Elle aura beau être mère, vous ne tenez pas précisément à avoir des Gracchus pour enfants, mais à être réellement pater quem nuptiæ demonstrant: or, pour vous aider à y parvenir, nous devons faire de ce livre un arsenal où chacun, suivant le caractère de sa femme ou le sien, puisse choisir l’armure convenable pour combattre le terrible génie du mal, toujours près de s’éveiller dans l’âme d’une épouse; et, tout bien considéré, comme les ignorants sont les plus cruels ennemis de l’instruction des femmes, cette Méditation sera un bréviaire pour la plupart des maris.
Une femme qui a reçu une éducation d’homme possède, à la vérité, les facultés les plus brillantes et les plus fertiles en bonheur pour elle et pour son mari; mais cette femme est rare comme le bonheur même; or, vous devez, si vous ne la possédez pas pour épouse, maintenir la vôtre, au nom de votre félicité commune, dans la région d’idées où elle est née, car il faut songer aussi qu’un moment d’orgueil chez elle peut vous perdre, en mettant sur le trône un esclave qui sera d’abord tenté d’abuser du pouvoir.
Après tout, en suivant le système prescrit par cette Méditation, un homme supérieur en sera quitte pour mettre ses pensées en petite monnaie lorsqu’il voudra être compris de sa femme, si toutefois cet homme supérieur a fait la sottise d’épouser une de ces pauvres créatures, au lieu de se marier à une jeune fille de laquelle il aurait éprouvé long-temps l’âme et le cœur.
Par cette dernière observation matrimoniale, notre but n’est pas de prescrire à tous les hommes supérieurs de chercher des femmes supérieures, et nous ne voulons pas laisser chacun expliquer nos principes à la manière de madame de Staël, qui tenta grossièrement de s’unir à Napoléon. Ces deux êtres-là eussent été très-malheureux en ménage; et Joséphine était une épouse bien autrement accomplie que cette virago du dix-neuvième siècle.
En effet, lorsque nous vantons ces filles introuvables, si heureusement élevées par le hasard, si bien conformées par la nature, et dont l’âme délicate supporte le rude contact de la grande âme de ce que nous appelons un homme, nous entendons parler de ces nobles et rares créatures dont Goëthe a donné un modèle dans la Claire du Comte d’Egmont: nous pensons à ces femmes qui ne recherchent d’autre gloire que celle de bien rendre leur rôle; se pliant avec une étonnante souplesse aux plaisirs et aux volontés de ceux que la nature leur a donnés pour maîtres; s’élevant tour à tour dans les immenses sphères de leur pensée, et s’abaissant à la simple tâche de les amuser comme des enfants; comprenant et les bizarreries de ces âmes si fortement tourmentées, et les moindres paroles et les regards les plus vagues; heureuses du silence, heureuses de la diffusion; devinant enfin que les plaisirs, les idées et la morale d’un lord Byron ne doivent pas être ceux d’un bonnetier. Mais arrêtons-nous, cette peinture nous entraînerait trop loin de notre sujet: il s’agit de mariage et non pas d’amour.
MÉDITATION XII.
HYGIÈNE DU MARIAGE.
Cette Méditation a pour but de soumettre à votre attention un nouveau mode de défense par lequel vous dompterez sous une prostration invincible la volonté de votre femme. Il s’agit de la réaction produite sur le moral par les vicissitudes physiques et par les savantes dégradations d’une diète habilement dirigée.
Cette grande et philosophique question de médecine conjugale sourira sans doute à tous ces goutteux, ces impotents, ces catarrheux, et à cette légion de vieillards de qui nous avons réveillé l’apathie à l’article des Prédestinés; mais elle concernera principalement les maris assez audacieux pour entrer dans les voies d’un machiavélisme digne de ce grand roi de France qui tenta d’assurer le bonheur de la nation aux dépens de quelques têtes féodales. Ici, la question est la même. C’est toujours l’amputation ou l’affaiblissement de quelques membres pour le plus grand bonheur de la masse.
Croyez-vous sérieusement qu’un célibataire soumis au régime de l’herbe hanea, des concombres, du pourpier et des applications de sangsues aux oreilles, recommandé par Sterne, serait bien propre à battre en brèche l’honneur de votre femme? Supposez un diplomate qui aurait eu le talent de fixer sur le crâne de Napoléon un cataplasme permanent de graine de lin, ou de lui faire administrer tous les matins un clystère au miel, croyez-vous que Napoléon, Napoléon-le-Grand, aurait conquis l’Italie? Napoléon a-t-il été en proie ou non aux horribles souffrances d’une dysurie pendant la campagne de Russie?... Voilà une de ces questions dont la solution a pesé sur le globe entier. N’est-il pas certain que des réfrigérants, des douches, des bains, etc., produisent de grands changements dans les affections plus ou moins aiguës du cerveau? Au milieu des chaleurs du mois de juillet, lorsque chacun de vos pores filtre lentement et restitue à une dévorante atmosphère les limonades à la glace que vous avez bues d’un seul coup, vous êtes-vous jamais senti ce foyer de courage, cette vigueur de pensée, cette énergie complète qui vous rendaient l’existence légère et douce quelques mois auparavant?
Non, non, le fer le mieux scellé dans la pierre la plus dure soulèvera et disjoindra toujours le monument le plus durable par suite de l’influence secrète qu’exercent les lentes et invisibles dégradations de chaud et de froid qui tourmentent l’atmosphère. En principe, reconnaissons donc que si les milieux atmosphériques influent sur l’homme, l’homme doit à plus forte raison influer à son tour sur l’imagination de ses semblables, par le plus ou le moins de vigueur et de puissance avec laquelle il projette sa volonté qui produit une véritable atmosphère autour de lui.
Là, est le principe du talent de l’acteur, celui de la poésie et du fanatisme, car l’une est l’éloquence des paroles comme l’autre l’éloquence des actions; là enfin est le principe d’une science en ce moment au berceau.
Cette volonté, si puissante d’homme à homme, cette force nerveuse et fluide, éminemment mobile et transmissible, est elle-même soumise à l’état changeant de notre organisation, et bien des circonstances font varier ce fragile organisme. Là, s’arrêtera notre observation métaphysique, et là nous rentrerons dans l’analyse des circonstances qui élaborent la volonté de l’homme et la portent au plus haut degré de force ou d’affaissement.
Maintenant ne croyez pas que notre but soit de vous engager à mettre des cataplasmes sur l’honneur de votre femme, de la renfermer dans une étuve ou de la sceller comme une lettre; non. Nous ne tenterons même pas de vous développer le système magnétique qui vous donnerait le pouvoir de faire triompher votre volonté dans l’âme de votre femme: il n’est pas un mari qui acceptât le bonheur d’un éternel amour au prix de cette tension perpétuelle des forces animales; mais nous essaierons de développer un système hygiénique formidable, au moyen duquel vous pourrez éteindre le feu quand il aura pris à la cheminée.
Il existe, en effet, parmi les habitudes des petites-maîtresses de Paris et des départements (les petites-maîtresses forment une classe très-distinguée parmi les femmes honnêtes), assez de ressources pour atteindre à notre but, sans aller chercher dans l’arsenal de la thérapeutique les quatre semences froides, le nénuphar et mille inventions dignes des sorcières. Nous laisserons même à Élien son herbe hanéa et à Sterne son pourpier et ses concombres, qui annoncent des intentions antiphlogistiques par trop évidentes.
Vous laisserez votre femme s’étendre et demeurer des journées entières sur ces moelleuses bergères où l’on s’enfonce à mi-corps dans un véritable bain d’édredon ou de plumes.
Vous favoriserez, par tous les moyens qui ne blesseront pas votre conscience, cette propension des femmes à ne respirer que l’air parfumé d’une chambre rarement ouverte, et où le jour perce à grand’peine de voluptueuses, de diaphanes mousselines.
Vous obtiendrez des effets merveilleux de ce système, après avoir toutefois préalablement subi les éclats de son exaltation; mais si vous êtes assez fort pour supporter cette tension momentanée de votre femme, vous verrez bientôt s’abolir sa vigueur factice. En général les femmes aiment à vivre vite, mais après leurs tempêtes de sensations, viennent des calmes rassurants pour le bonheur d’un mari.
Jean-Jacques, par l’organe enchanteur de Julie, ne prouvera-t-il pas à votre femme qu’elle aura une grâce infinie à ne pas déshonorer son estomac délicat et sa bouche divine, en faisant du chyle avec d’ignobles pièces de bœuf, et d’énormes éclanches de mouton? Est-il rien au monde de plus pur que ces intéressants légumes, toujours frais et inodores, ces fruits colorés, ce café, ce chocolat parfumé, ces oranges, pommes d’or d’Atalante, les dattes de l’Arabie, les biscottes de Bruxelles, nourriture saine et gracieuse qui arrive à des résultats satisfaisants en même temps qu’elle donne à une femme je ne sais quelle originalité mystérieuse? Elle arrive à une petite célébrité de coterie par son régime, comme par une toilette, par une belle action ou par un bon mot. Pythagore doit être sa passion, comme si Pythagore était un caniche ou un sapajou.
Ne commettez jamais l’imprudence de certains hommes qui, pour se donner un vernis d’esprit fort, combattent cette croyance féminine: que l’on conserve sa taille en mangeant peu. Les femmes à la diète n’engraissent pas, cela est clair et positif; vous ne sortirez pas de là.
Vantez l’art avec lequel des femmes renommées par leur beauté ont su la conserver en se baignant, plusieurs fois par jour, dans du lait, ou des eaux composées de substances propres à rendre la peau plus douce, en débilitant le système nerveux.
Recommandez-lui surtout, au nom de sa santé si précieuse pour vous, de s’abstenir de lotions d’eau froide; que toujours l’eau chaude ou tiède soit l’ingrédient fondamental de toute espèce d’ablution.
Broussais sera votre idole. A la moindre indisposition de votre femme, et sous le plus léger prétexte, pratiquez de fortes applications de sangsues; ne craignez même pas de vous en appliquer vous-même quelques douzaines de temps à autre, pour faire prédominer chez vous le système de ce célèbre docteur. Votre état de mari vous oblige à toujours trouver votre femme trop rouge; essayez même quelquefois de lui attirer le sang à la tête, pour avoir le droit d’introduire, dans certains moments, une escouade de sangsues au logis.
Votre femme boira de l’eau légèrement colorée d’un vin de Bourgogne agréable au goût, mais sans vertu tonique; tout autre vin serait mauvais.
Ne souffrez jamais qu’elle prenne l’eau pure pour boisson, vous seriez perdu.