La Comédie humaine - Volume 16. Études philosophiques et Études analytiques
VII.
L’ASSOMPTION.
Ces derniers chants ne furent exprimés ni par la parole, ni par le regard, ni par le geste, ni par aucun des signes qui servent aux hommes pour se communiquer leurs pensées, mais comme l’âme se parle à elle-même; car à l’instant où Seraphîta se dévoilait dans sa vraie nature, ses idées n’étaient plus esclaves des mots humains. La violence de sa dernière prière avait brisé les liens. Comme une blanche colombe, son âme demeura pendant un moment posée sur ce corps dont les substances épuisées allaient s’anéantir.
L’aspiration de l’Ame vers le ciel fut si contagieuse, que Wilfrid et Minna ne s’aperçurent pas de la Mort en voyant les radieuses étincelles de la Vie.
Ils étaient tombés à genoux quand il s’était dressé vers son orient, et partageaient son extase.
La crainte du Seigneur, qui crée l’homme une seconde fois et le lave de son limon, avait dévoré leurs cœurs.
Leurs yeux se voilèrent aux choses de la Terre, et s’ouvrirent aux clartés du Ciel.
Quoique saisis par le tremblement de Dieu, comme le furent quelques-uns de ces Voyants nommés Prophètes parmi les hommes, ils y restèrent comme eux en se trouvant dans le rayon où brillait la gloire de l’Esprit.
Le voile de chair qui le leur avait caché jusqu’alors s’évaporait insensiblement et leur en laissait voir la divine substance.
Ils demeurèrent dans le crépuscule de l’Aurore Naissante dont les faibles lueurs les préparaient à voir la Vraie Lumière, à entendre la Parole Vive, sans en mourir.
En cet état, tous deux commencèrent à concevoir les différences incommensurables qui séparent les choses de la Terre, des choses du Ciel.
La Vie sur le bord de laquelle ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, tremblants et illuminés, comme deux enfants se tiennent sous un abri devant un incendie, cette vie n’offrait aucune prise aux sens.
Les idées qui leur servirent à se dire leur vision, furent aux choses entrevues ce que les sens apparents de l’homme peuvent être à son âme, la matérielle enveloppe d’une essence divine.
L’Esprit était au-dessus d’eux, il embaumait sans odeur, il était mélodieux sans le secours des sons; là où ils étaient, il ne se rencontrait ni surfaces, ni angles, ni air.
Ils n’osaient plus ni l’interroger ni le contempler, et se trouvaient dans son ombre comme on se trouve sous les ardents rayons du soleil des tropiques, sans qu’on se hasarde à lever les yeux de peur de perdre la vue.
Ils se savaient près de lui, sans pouvoir s’expliquer par quels moyens ils étaient assis comme en rêve sur la frontière du Visible et de l’Invisible, ni comment ils ne voyaient plus le Visible, et comment ils apercevaient l’Invisible.
Ils se disaient:—«S’il nous touche, nous allons mourir!» Mais l’Esprit était dans l’infini, et ils ignoraient que, ni le temps ni l’espace n’existent plus dans l’infini, qu’ils étaient séparés de lui par des abîmes, quoique en apparence près de lui.
Leurs âmes n’étant pas propres à recevoir en son entier la connaissance des facultés de cette Vie, ils n’en eurent que des perceptions confuses appropriées à leur faiblesse.
Autrement, quand vient à retentir la PAROLE VIVE dont les sons éloignés parvinrent à leurs oreilles et dont le sens entra dans leur âme comme la vie s’unit aux corps, un seul accent de cette Parole les aurait absorbés comme un tourbillon de feu s’empare d’une légère paille.
Ils ne virent donc que ce que leur nature, soutenue par la force de l’Esprit, leur permit de voir; ils n’entendirent que ce qu’ils pouvaient entendre.
Malgré ces tempéraments, ils frissonnèrent quand éclata la VOIX de l’âme souffrante, le chant de l’Esprit qui attendait la vie et l’implorait par un cri.
Ce cri les glaça jusque dans la moelle de leurs os.
L’Esprit frappait à la PORTE-SAINTE.—Que veux-tu? répondit un Chœur dont l’interrogation retentit dans les mondes.—Aller à Dieu.—As-tu vaincu?—J’ai vaincu la chair par l’abstinence, j’ai vaincu la fausse parole par le silence, j’ai vaincu la fausse science par l’humilité, j’ai vaincu l’orgueil par la charité, j’ai vaincu la terre par l’amour, j’ai payé mon tribut par la souffrance, je me suis purifié en brûlant dans la foi, j’ai souhaité la vie par la prière: j’attends en adorant, et suis résigné.
Nulle réponse ne se fit entendre.
—Que Dieu soit béni, répondit l’Esprit en croyant qu’il allait être rejeté.
Ses pleurs coulèrent et tombèrent en rosée sur les deux témoins agenouillés qui frémirent devant la justice de Dieu.
Tout à coup sonnèrent les trompettes de la Victoire remportée par L’ANGE dans cette dernière épreuve, les retentissements arrivèrent aux espaces comme un son dans l’écho, les remplirent et firent trembler l’univers que Wilfrid et Minna sentirent être petit sous leurs pieds. Ils tressaillirent, agités d’une angoisse causée par l’appréhension du mystère qui devait s’accomplir.
Il se fit en effet un grand mouvement comme si les légions éternelles se mettaient en marche et se disposaient en spirale. Les mondes tourbillonnaient, semblables à des nuages emportés par un vent furieux. Ce fut rapide.
Soudain les voiles se déchirèrent, ils virent dans le haut comme un astre incomparablement plus brillant que ne l’est le plus lumineux des astres matériels, qui se détacha, qui tomba comme la foudre en scintillant toujours comme l’éclair, et dont le passage faisait pâlir ce qu’ils avaient pris jusqu’alors pour la Lumière.
C’était le Messager chargé d’annoncer la bonne nouvelle, et dont le casque avait pour panache une flamme de vie.
Il laissait derrière lui des sillons aussitôt comblés par le flot des lueurs particulières qu’il traversait.
Il avait une palme et une épée, il toucha l’Esprit de sa palme. L’Esprit se transfigura, ses ailes blanches se déployèrent sans bruit.
La communication de la Lumière qui changeait l’Esprit en SÉRAPHIN, le revêtement de sa forme glorieuse, armure céleste, jetèrent de tels rayonnements, que les deux Voyants en furent foudroyés.
Comme les trois apôtres aux yeux desquels Jésus se montra, Wilfrid et Minna ressentirent le poids de leurs corps qui s’opposait à une intuition complète et sans nuages de La Parole et de La Vraie Vie.
Ils comprirent la nudité de leurs âmes et purent en mesurer le peu de clarté par la comparaison qu’ils en firent avec l’auréole du Séraphin dans laquelle ils se trouvaient comme une tache honteuse.
Ils furent saisis d’un ardent désir de se replonger dans la fange de l’univers pour y souffrir les épreuves, afin de pouvoir un jour proférer victorieusement à la Porte Sainte les paroles dites par le radieux Séraphin.
Cet Ange s’agenouilla devant le SANCTUAIRE qu’il pouvait enfin contempler face à face et dit en les désignant:—Permettez-leur de voir plus avant, ils aimeront le Seigneur et proclameront sa parole.
A cette prière, un voile tomba. Soit que la force inconnue qui pesait sur les deux Voyants eût momentanément anéanti leurs formes corporelles, soit qu’elle eût fait surgir leur esprit au dehors, ils sentirent en eux comme un partage du pur et de l’impur.
Les pleurs du Séraphin s’élevèrent autour d’eux sous la forme d’une vapeur qui leur cacha les mondes inférieurs, les enveloppa, les porta, leur communiqua l’oubli des significations terrestres, et leur prêta la puissance de comprendre le sens des choses divines.
La Vraie Lumière parut, elle éclaira les créations qui leur semblèrent arides quand ils virent la source où les mondes Terrestres, Spirituels et Divins puisent le mouvement.
Chaque monde avait un centre où tendaient tous les points de sa sphère. Ces mondes étaient eux-mêmes des points qui tendaient au centre de leur espèce. Chaque espèce avait son centre vers de grandes régions célestes qui communiquaient avec l’intarissable et flamboyant moteur de tout ce qui est.
Ainsi, depuis le plus grand jusqu’au plus petit des mondes, et depuis le plus petit des mondes jusqu’à la plus petite portion des êtres qui le composaient, tout était individuel, et néanmoins tout était un.
Quel était le dessein de cet être fixe dans son essence et dans ses facultés, qui les transmettait sans les perdre, qui les manifestait hors de Lui sans les séparer de Lui, qui rendait hors de Lui toutes ses créations fixes dans leur essence, et muables dans leurs formes? Les deux convives appelés à cette fête ne pouvaient que voir l’ordre et la disposition des êtres, en admirer la fin immédiate. Les Anges seuls allaient au delà, connaissaient les moyens et comprenaient la fin.
Mais ce que les deux élus purent contempler, ce dont ils rapportèrent un témoignage qui éclaira leurs âmes pour toujours, fut la preuve de l’action des Mondes et des Êtres, la conscience de l’effort avec lequel ils tendent au résultat.
Ils entendirent les diverses parties de l’Infini formant une mélodie vivante; et, à chaque temps où l’accord se faisait sentir comme une immense respiration, les Mondes entraînés par ce mouvement unanime s’inclinaient vers l’Être immense qui, de son centre impénétrable, faisait tout sortir et ramenait tout à lui.
Cette incessante alternative de voix et de silence semblait être la mesure de l’hymne saint qui retentissait et se prolongeait dans les siècles des siècles.
Wilfrid et Minna comprirent alors quelques-unes des mystérieuses paroles de Celui qui sur la terre leur était apparu à chacun d’eux sous la forme qui le leur rendait compréhensible, à l’un Séraphîtüs, à l’autre Séraphîta, quand ils virent que là tout était homogène.
La lumière enfantait la mélodie, la mélodie enfantait la lumière, les couleurs étaient lumière et mélodie, le mouvement était un Nombre doué de la Parole; enfin, tout y était à la fois sonore, diaphane, mobile; en sorte que chaque chose se pénétrant l’une par l’autre, l’étendue était sans obstacle et pouvait être parcourue par les Anges dans la profondeur de l’infini.
Ils reconnurent la puérilité des sciences humaines desquelles il leur avait été parlé.
Ce fut pour eux une vue sans ligne d’horizon, un abîme dans lequel un dévorant désir les forçait à se plonger; mais, attachés à leur misérable corps, ils avaient le désir sans avoir la puissance.
Le Séraphin replia légèrement ses ailes pour prendre son vol, et ne se tourna plus vers eux: il n’avait plus rien de commun avec la Terre.
Il s’élança: l’immense envergure de son scintillant plumage couvrit les deux Voyants comme d’une ombre bienfaisante qui leur permit de lever les yeux et de le voir emporté dans sa gloire, accompagné du joyeux archange.
Il monta comme un soleil radieux qui sort du sein des ondes; mais, plus majestueux que l’astre et promis à de plus belles destinées, il ne devait pas être enchaîné comme les créations inférieures dans une vie circulaire; il suivit la ligne de l’infini, et tendit sans déviation vers le centre unique pour s’y plonger dans sa vie éternelle, pour y recevoir dans ses facultés et dans son essence le pouvoir de jouir par l’amour, et le don de comprendre par la sagesse.
Le spectacle qui se dévoila soudain aux yeux des deux Voyants les écrasa sous son immensité, car ils se sentaient comme des points dont la petitesse ne pouvait se comparer qu’à la moindre fraction que l’infini de la divisibilité permette à l’homme de concevoir, mise en présence de l’infini des Nombres que Dieu seul peut envisager comme il s’envisage lui-même.
Quel abaissement et quelle grandeur en ces deux points, la Force et l’Amour, que le premier désir du Séraphin plaçait comme deux anneaux pour unir l’immensité des univers inférieurs à l’immensité des univers supérieurs!
Ils comprirent les invisibles liens par lesquels les mondes matériels se rattachaient aux mondes spirituels. En se rappelant les sublimes efforts des plus beaux génies humains, ils trouvèrent le principe des mélodies en entendant les chants du ciel qui donnaient les sensations des couleurs, des parfums, de la pensée, et qui rappelaient les innombrables détails de toutes les créations, comme un chant de la terre ranime d’infirmes souvenirs d’amour.
Arrivés par une exaltation inouïe de leurs facultés à un point sans nom dans le langage, ils purent jeter pendant un moment les yeux sur le Monde Divin. Là était la fête.
Des myriades d’Anges accoururent tous du même vol, sans confusion, tous pareils, tous dissemblables, simples comme la rose des champs, immenses comme les mondes.
Wilfrid et Minna ne les virent ni arriver ni s’enfuir, ils ensemencèrent soudain l’infini de leur présence, comme les étoiles brillent dans l’indiscernable éther.
Le scintillement de leurs diadèmes réunis s’alluma dans les espaces, comme les feux du ciel au moment où le jour paraît dans nos montagnes.
De leurs chevelures sortaient des ondes de lumière, et leurs mouvements excitaient des frémissements onduleux semblables aux flots d’une mer phosphorescente.
Les deux Voyants aperçurent le Séraphin tout obscur au milieu des légions immortelles dont les ailes étaient comme l’immense panache des forêts agitées par une brise.
Aussitôt, comme si toutes les flèches d’un carquois s’élançaient ensemble, les Esprits chassèrent d’un souffle les vestiges de son ancienne forme; à mesure que montait le Séraphin, il devenait plus pur; bientôt, il ne leur sembla qu’un léger dessin de ce qu’ils avaient vu quand il s’était transfiguré: des lignes de feu sans ombre.
Il montait, recevait de cercle en cercle un don nouveau; puis le signe de son élection se transmettait à la sphère supérieure où il montait toujours purifié.
Aucune des voix ne se taisait, l’hymne se propageait dans tous ses modes.
«Salut à qui monte vivant! Viens, fleur des Mondes! Diamant sorti du feu des douleurs! perle sans tache, désir sans chair, lien nouveau de la terre et du ciel, sois lumière! Esprit vainqueur, Reine du monde, vole à ta couronne! Triomphateur de la terre, prends ton diadème! Sois à nous!»
Les vertus de l’Ange reparaissaient dans leur beauté.
Son premier désir du ciel reparut gracieux comme une verdissante enfance.
Comme autant de constellations, ses actions le décorèrent de leur éclat.
Ses actes de foi brillèrent comme l’Hyacinthe du ciel, couleur du feu sidéral.
La Charité lui jeta ses perles orientales, belles larmes recueillies!
L’Amour divin l’entoura de ses roses, et sa Résignation pieuse lui enleva par sa blancheur tout vestige terrestre.
Aux yeux de Wilfrid et de Minna, bientôt il ne fut plus qu’un point de flamme qui s’avivait toujours et dont le mouvement se perdait dans la mélodieuse acclamation qui célébrait sa venue au ciel.
Les célestes accents firent pleurer les deux bannis.
Tout à coup un silence de mort, qui s’étendit comme un voile sombre de la première à la dernière sphère, plongea Wilfrid et Minna dans une indicible attente.
En ce moment, le Séraphin se perdait au sein du Sanctuaire où il reçut le don de vie éternelle.
Il se fit un mouvement d’adoration profonde qui remplit les deux Voyants d’une extase mêlée d’effroi.
Ils sentirent que tout se prosternait dans les Sphères Divines, dans les Sphères Spirituelles et dans les Mondes de Ténèbres.
Les Anges fléchissaient le genou pour célébrer sa gloire, les Esprits fléchissaient le genou pour attester leur impatience; on fléchissait le genou dans les abîmes en frémissant d’épouvante.
Un grand cri de joie jaillit comme jaillirait une source arrêtée qui recommence ses milliers de gerbes florissantes où se joue le soleil en parsemant de diamants et de perles les gouttes lumineuses, à l’instant où le Séraphin reparut flamboyant et cria:—ÉTERNEL! ÉTERNEL! ÉTERNEL!
Les univers l’entendirent et le reconnurent; il les pénétra comme Dieu les pénètre, et prit possession de l’infini.
Les Sept mondes divins s’émurent à sa voix et lui répondirent.
En ce moment il se fit un grand mouvement comme si des astres entiers purifiés s’élevaient en d’éblouissantes clartés devenues éternelles.
Peut-être le Séraphin avait-il reçu pour première mission d’appeler à Dieu les créations pénétrées par la parole?
Mais déjà l’ALLELUIA sublime retentissait dans l’entendement de Wilfrid et de Minna, comme les dernières ondulations d’une musique finie.
Déjà les lueurs célestes s’abolissaient comme les teintes d’un soleil qui se couche dans ses langes de pourpre et d’or.
L’Impur et la Mort ressaisissaient leur proie.
En rentrant dans les liens de la chair, dont leur esprit avait momentanément été dégagé par un sublime sommeil, les deux mortels se sentaient comme au matin d’une nuit remplie par de brillants rêves dont le souvenir voltige en l’âme, mais dont la conscience est refusée au corps, et que le langage humain ne saurait exprimer.
La nuit profonde dans les limbes de laquelle ils roulaient était la sphère où se meut le soleil des mondes visibles.
—Descendons là-bas, dit Wilfrid à Minna.
—Faisons comme il a dit, répondit-elle. Après avoir vu les mondes en marche vers Dieu, nous connaissons le bon sentier. Nos diadèmes d’étoiles sont là-haut.
Ils roulèrent dans les abîmes, rentrèrent dans la poussière des mondes inférieurs, virent tout à coup la Terre comme un lieu souterrain dont le spectacle leur fut éclairé par la lumière qu’ils rapportaient en leur âme et qui les environnait encore d’un nuage où se répétaient vaguement les harmonies du ciel en se dissipant. Ce spectacle était celui qui frappa jadis les yeux intérieurs des Prophètes. Ministres des religions diverses, toutes prétendues vraies, Rois tous consacrés par la Force et par la Terreur, Guerriers et Grands se partageant mutuellement les Peuples, Savants et Riches au-dessus d’une foule bruyante et souffrante qu’ils broyaient bruyamment sous leurs pieds; tous étaient accompagnés de leurs serviteurs et de leurs femmes, tous étaient vêtus de robes d’or, d’argent, d’azur, couverts de perles, de pierreries arrachées aux entrailles de la Terre, dérobées au fond des Mers, et pour lesquelles l’Humanité s’était pendant long-temps employée, en suant et blasphémant. Mais ces richesses et ces splendeurs construites de sang furent comme de vieux haillons aux yeux des deux Proscrits.—Que faites-vous ainsi rangés et immobiles? leur cria Wilfrid. Ils ne répondirent pas.—Que faites-vous ainsi rangés et immobiles? Ils ne répondirent pas. Wilfrid leur imposa les mains en leur criant:—Que faites-vous ainsi rangés et immobiles? Par un mouvement unanime, tous entr’ouvrirent leurs robes et laissèrent voir des corps desséchés, rongés par des vers, corrompus, pulvérisés, travaillés par d’horribles maladies.
—Vous conduisez les nations à la mort, leur dit Wilfrid. Vous avez adultéré la terre, dénaturé la parole, prostitué la justice. Après avoir mangé l’herbe des pâturages, vous tuez maintenant les brebis? Vous croyez-vous justifiés en montrant vos plaies? Je vais avertir ceux de mes frères qui peuvent encore entendre la Voix, afin qu’ils puissent aller s’abreuver aux sources que vous avez cachées.
—Réservons nos forces pour prier, lui dit Minna; tu n’as ni la mission des Prophètes, ni celle du Réparateur, ni celle du Messager. Nous ne sommes encore que sur les confins de la première sphère, essayons de franchir les espaces sur les ailes de la prière.
—Tu seras tout mon amour!
—Tu seras toute ma force!
—Nous avons entrevu les Hauts Mystères, nous sommes l’un pour l’autre le seul être ici-bas avec lequel la joie et la tristesse soient compréhensibles; prions donc, nous connaissons le chemin, marchons.
—Donne-moi la main, dit la Jeune Fille, si nous allons toujours ensemble, la voie me sera moins rude et moins longue.
—Avec toi, seulement, répondit l’Homme, je pourrai traverser la grande solitude, sans me permettre une plainte.
—Et nous irons ensemble au Ciel, dit-elle.
Les nuées vinrent et formèrent un dais sombre. Tout à coup, les deux amants se trouvèrent agenouillés devant un corps que le vieux David défendait contre la curiosité de tous, et qu’il voulut ensevelir lui-même.
Au dehors, éclatait dans sa magnificence le premier été du dix-neuvième siècle. Les deux amants crurent entendre une voix dans les rayons du soleil. Ils respirèrent un esprit céleste dans les fleurs nouvelles, et se dirent en se tenant par la main:—L’immense mer qui reluit là-bas est une image de ce que nous avons vu là-haut.
—Où allez-vous? leur demanda monsieur Becker.
—Nous voulons aller à Dieu, dirent-ils, venez avec nous, mon père?
Genève et Paris, décembre 1833.—Novembre 1835.
FIN DES ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.
TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.
ÉTUDES ANALYTIQUES.
PHYSIOLOGIE DU MARIAGE,
OU
MÉDITATIONS DE PHILOSOPHIE ÉCLECTIQUE
SUR LE BONHEUR ET LE MALHEUR CONJUGAL.
DÉDICACE.
Faites attention à ces mots (page 367): «L’homme supérieur à qui ce livre est dédié» n’est-ce pas vous dire:—«C’est à vous?»
L’AUTEUR.
La femme qui, sur le titre de ce livre, serait tentée de l’ouvrir, peut s’en dispenser, elle l’a déjà lu sans le savoir. Un homme, quelque malicieux qu’il puisse être, ne dira jamais des femmes autant de bien ni autant de mal qu’elles en pensent elles-mêmes. Si, malgré cet avis, une femme persistait à lire l’ouvrage, la délicatesse devra lui imposer la loi de ne pas médire de l’auteur, du moment où, se privant des approbations qui flattent le plus les artistes, il a en quelque sorte gravé sur le frontispice de son livre la prudente inscription mise sur la porte de quelques établissements: Les dames n’entrent pas ici.
INTRODUCTION.
«Le mariage ne dérive point de la nature. — La famille orientale diffère entièrement de la famille occidentale. — L’homme est le ministre de la nature, et la société vient s’enter sur elle. — Les lois sont faites pour les mœurs, et les mœurs varient.»
Le mariage peut donc subir le perfectionnement graduel auquel toutes les choses humaines paraissent soumises.
Ces paroles, prononcées devant le Conseil-d’État par Napoléon lors de la discussion du Code civil, frappèrent vivement l’auteur de ce livre; et, peut-être, à son insu, mirent-elles en lui le germe de l’ouvrage qu’il offre aujourd’hui au public. En effet, à l’époque où, beaucoup plus jeune, il étudia le Droit français, le mot ADULTÈRE lui causa de singulières impressions. Immense dans le code, jamais ce mot n’apparaissait à son imagination sans traîner à sa suite un lugubre cortége. Les Larmes, la Honte, la Haine, la Terreur, des Crimes secrets, de sanglantes Guerres, des Familles sans chef, le Malheur se personnifiaient devant lui et se dressaient soudain quand il lisait le mot sacramentel: ADULTÈRE! Plus tard, en abordant les places les mieux cultivées de la société, l’auteur s’aperçut que la sévérité des lois conjugales y était assez généralement tempérée par l’Adultère. Il trouva la somme des mauvais ménages supérieure de beaucoup à celle des mariages heureux. Enfin il crut remarquer, le premier, que, de toutes les connaissances humaines, celle du Mariage était la moins avancée. Mais ce fut une observation de jeune homme; et, chez lui comme chez tant d’autres, semblable à une pierre jetée au sein d’un lac, elle se perdit dans le gouffre de ses pensées tumultueuses. Cependant l’auteur observa malgré lui; puis il se forma lentement dans son imagination, comme un essaim d’idées plus ou moins justes sur la nature des choses conjugales. Les ouvrages se forment peut-être dans les âmes aussi mystérieusement que poussent les truffes au milieu des plaines parfumées du Périgord. De la primitive et sainte frayeur que lui causa l’Adultère et de l’observation qu’il avait étourdiment faite, naquit un matin une minime pensée où ses idées se formulèrent. C’était une raillerie sur le mariage: deux époux s’aimaient pour la première fois après vingt-sept ans de ménage.
Il s’amusa de ce petit pamphlet conjugal et passa délicieusement une semaine entière à grouper autour de cette innocente épigramme la multitude d’idées qu’il avait acquises à son insu et qu’il s’étonna de trouver en lui. Ce badinage tomba devant une observation magistrale. Docile aux avis, l’auteur se rejeta dans l’insouciance de ses habitudes paresseuses. Néanmoins ce léger principe de science et de plaisanterie se perfectionna tout seul dans les champs de la pensée: chaque phrase de l’œuvre condamnée y prit racine, et s’y fortifia, restant comme une petite branche d’arbre qui, abandonnée sur le sable par une soirée d’hiver, se trouve couverte le lendemain de ces blanches et bizarres cristallisations que dessinent les gelées capricieuses de la nuit. Ainsi l’ébauche vécut et devint le point de départ d’une multitude de ramifications morales. Ce fut comme un polype qui s’engendra de lui-même. Les sensations de sa jeunesse, les observations qu’une puissance importune lui faisait faire, trouvèrent des points d’appui dans les moindres événements. Bien plus, cette masse d’idées s’harmonia, s’anima, se personnifia presque et marcha dans les pays fantastiques où l’âme aime à laisser vagabonder ses folles progénitures. A travers les préoccupations du monde et de la vie, il y avait toujours en l’auteur une voix qui lui faisait les révélations les plus moqueuses au moment même où il examinait avec le plus de plaisir une femme dansant, souriant ou causant. De même que Méphistophélès montre du doigt à Faust dans l’épouvantable assemblée du Broken de sinistres figures, de même l’auteur sentait un démon qui, au sein d’un bal, venait lui frapper familièrement sur l’épaule et lui dire:—Vois-tu, ce sourire enchanteur? c’est un sourire de haine. Tantôt le démon se pavanait comme un capitan des anciennes comédies de Hardy. Il secouait la pourpre d’un manteau brodé et s’efforçait de remettre à neuf les vieux clinquants et les oripeaux de la gloire. Tantôt il poussait, à la manière de Rabelais, un rire large et franc, et traçait sur la muraille d’une rue un mot qui pouvait servir de pendant à celui de:—Trinque! seul oracle obtenu de la dive bouteille. Souvent ce Trilby littéraire se laissait voir assis sur des monceaux de livres; et, de ses doigts crochus, il indiquait malicieusement deux volumes jaunes, dont le titre flamboyait aux regards. Puis, quand il voyait l’auteur attentif, il épelait d’une voix aussi agaçante que les sons d’un harmonica:—Physiologie du Mariage! Mais presque toujours, il apparaissait, le soir, au moment des songes. Caressant comme une fée, il essayait d’apprivoiser par de douces paroles l’âme qu’il s’était soumise. Aussi railleur que séduisant, aussi souple qu’une femme, aussi cruel qu’un tigre, son amitié était plus redoutable que sa haine; car il ne savait pas faire une caresse sans égratigner. Une nuit entre autres, il essaya la puissance de tous ses sortiléges et les couronna par un dernier effort. Il vint, il s’assit sur le bord du lit, comme une jeune fille pleine d’amour, qui d’abord se tait, mais dont les yeux brillent, et à laquelle son secret finit par échapper.—Ceci, dit-il, est le prospectus d’un scaphandre au moyen duquel on pourra se promener sur la Seine à pied sec. Cet autre volume est le rapport de l’Institut sur un vêtement propre à nous faire traverser les flammes sans nous brûler. Ne proposeras-tu donc rien qui puisse préserver le mariage des malheurs du froid et du chaud? Mais, écoute? Voici L’ART DE CONSERVER LES SUBSTANCES ALIMENTAIRES, L’ART D’EMPÊCHER LES CHEMINÉES DE FUMER, L’ART DE FAIRE DE BONS MORTIERS, L’ART DE METTRE SA CRAVATE, L’ART DE DÉCOUPER LES VIANDES.
Il nomma en une minute un nombre si prodigieux de livres, que l’auteur en eut comme un éblouissement.
—Ces myriades de livres ont été dévorés, disait-il, et cependant tout le monde ne bâtit pas et ne mange pas, tout le monde n’a pas de cravate et ne se chauffe pas, tandis que tout le monde se marie un peu!... Mais tiens, vois?...
Sa main fit alors un geste, et sembla découvrir dans le lointain un océan où tous les livres du siècle se remuaient comme par des mouvements de vagues. Les in-18 ricochaient; les in-8º qu’on jetait rendaient un son grave, allaient au fond et ne remontaient que bien péniblement, empêchés par des in-12 et des in-32 qui foisonnaient et se résolvaient en mousse légère. Les lames furieuses étaient chargées de journalistes, de protes, de papetiers, d’apprentis, de commis d’imprimeurs, de qui l’on ne voyait que les têtes pêle-mêle avec les livres. Des milliers de voix criaient comme celles des écoliers au bain. Allaient et venaient dans leurs canots quelques hommes occupés à pêcher les livres et à les apporter au rivage devant un grand homme dédaigneux, vêtu de noir, sec et froid: c’était les libraires et le public. Du doigt le Démon montra un esquif nouvellement pavoisé, cinglant à pleines voiles et portant une affiche en guise de pavillon; puis, poussant un rire sardonique, il lut d’une voix perçante:—Physiologie du Mariage.
L’auteur devint amoureux, le diable le laissa tranquille, car il aurait eu affaire à trop forte partie s’il était revenu dans un logis habité par une femme. Quelques années se passèrent sans autres tourments que ceux de l’amour, et l’auteur put se croire guéri d’une infirmité par une autre. Mais un soir il se trouva dans un salon de Paris, où l’un des hommes qui faisaient partie du cercle décrit devant la cheminée par quelques personnes prit la parole et raconta l’anecdote suivante d’une voix sépulcrale.
—Un fait eut lieu à Gand au moment où j’y étais. Attaquée d’une maladie mortelle, une dame, veuve depuis dix ans, gisait sur son lit. Son dernier soupir était attendu par trois héritiers collatéraux qui ne la quittaient pas, de peur qu’elle ne fît un testament au profit du Béguinage de la ville. La malade gardait le silence, paraissait assoupie, et la mort semblait s’emparer lentement de son visage muet et livide. Voyez-vous au milieu d’une nuit d’hiver les trois parents silencieusement assis devant le lit? Une vieille garde-malade est là qui hoche la tête, et le médecin, voyant avec anxiété la maladie arrivée à son dernier période, tient son chapeau d’une main, et de l’autre fait un geste aux parents, comme pour leur dire: «Je n’ai plus de visites à vous faire.» Un silence solennel permettait d’entendre les sifflements sourds d’une pluie de neige qui fouettait sur les volets. De peur que les yeux de la mourante ne fussent blessés par la lumière, le plus jeune des héritiers avait adapté un garde-vue à la bougie placée près du lit, de sorte que le cercle lumineux du flambeau atteignait à peine à l’oreiller funèbre, sur lequel la figure jaunie de la malade se détachait comme un christ mal doré sur une croix d’argent terni. Les lueurs ondoyantes jetées par les flammes bleues d’un pétillant foyer éclairaient donc seules cette chambre sombre, où allait se dénouer un drame. En effet, un tison roula tout à coup du foyer sur le parquet comme pour présager un événement. A ce bruit, la malade se dresse brusquement sur son séant, elle ouvre deux yeux aussi clairs que ceux d’un chat, et tout le monde étonné la contemple. Elle regarde le tison marcher; et, avant que personne n’eût songé à s’opposer au mouvement inattendu produit par une sorte de délire, elle saute hors de son lit, saisit les pincettes, et rejette le charbon dans la cheminée. La garde, le médecin, les parents, s’élancent, prennent la mourante dans leurs bras, elle est recouchée, elle pose la tête sur le chevet; et quelques minutes sont à peine écoulées, qu’elle meurt, gardant encore, après sa mort, son regard attaché sur la feuille de parquet à laquelle avait touché le tison. A peine la comtesse Van-Ostroëm eut-elle expiré, que les trois cohéritiers se jetèrent un coup d’œil de méfiance, et, ne pensant déjà plus à leur tante, se montrèrent le mystérieux parquet. Comme c’était des Belges, le calcul fut chez eux aussi prompt que leurs regards. Il fut convenu, par trois mots prononcés à voix basse, qu’aucun d’eux ne quitterait la chambre. Un laquais alla chercher un ouvrier. Ces âmes collatérales palpitèrent vivement quand, réunis autour de ce riche parquet, les trois Belges virent un petit apprenti donnant le premier coup de ciseau. Le bois est tranché.—«Ma tante a fait un geste!... dit le plus jeune des héritiers.—Non, c’est un effet des ondulations de la lumière!...» répondit le plus âgé qui avait à la fois l’œil sur le trésor et sur la morte. Les parents affligés trouvèrent, précisément à l’endroit où le tison avait roulé, une masse artistement enveloppée d’une couche de plâtre.—«Allez!...» dit le vieux cohéritier. Le ciseau de l’apprenti fit alors sauter une tête humaine, et je ne sais quel vestige d’habillement leur fit reconnaître le comte que toute la ville croyait mort à Java et dont la perte avait été vivement pleurée par sa femme.
Le narrateur de cette vieille histoire était un grand homme sec, à l’œil fauve, à cheveux bruns, et l’auteur crut apercevoir de vagues ressemblances entre lui et le démon qui, jadis, l’avait tant tourmenté; mais l’étranger n’avait pas le pied fourchu. Tout à coup le mot ADULTÈRE sonna aux oreilles de l’auteur; et alors, cette espèce de cloche réveilla, dans son imagination, les figures les plus lugubres du cortége qui naguère défilait à la suite de ces prestigieuses syllabes.
A compter de cette soirée, les persécutions fantasmagoriques d’un ouvrage qui n’existait pas recommencèrent; et, à aucune époque de sa vie, l’auteur ne fut assailli d’autant d’idées fallacieuses sur le fatal sujet de ce livre. Mais il résista courageusement à l’esprit, bien que ce dernier rattachât les moindres événements de la vie à cette œuvre inconnue, et que, semblable à un commis de la douane, il plombât tout de son chiffre railleur.
Quelques jours après, l’auteur se trouva dans la compagnie de deux dames. La première avait été une des plus humaines et des plus spirituelles femmes de la cour de Napoléon. Arrivée jadis à une haute position sociale, la restauration l’y surprit, et l’en renversa; elle s’était faite ermite. La seconde, jeune et belle, jouait en ce moment, à Paris, le rôle d’une femme à la mode. Elles étaient amies, parce que l’une ayant quarante ans et l’autre vingt-deux, leurs prétentions mettaient rarement en présence leur vanité sur le même terrain. L’auteur étant sans conséquence pour l’une des deux dames, et l’autre l’ayant deviné, elles continuèrent en sa présence une conversation assez franche qu’elles avaient commencée sur leur métier de femme.
—Avez-vous remarqué, ma chère, que les femmes n’aiment en général que des sots?—Que dites-vous donc là, duchesse? et comment accorderez-vous cette remarque avec l’aversion qu’elles ont pour leurs maris?—(Mais c’est une tyrannie! se dit l’auteur. Voilà donc maintenant le diable en cornette?...)—Non, ma chère, je ne plaisante pas! reprit la duchesse, et il y a de quoi faire frémir pour soi-même, depuis que j’ai contemplé froidement les personnes que j’ai connues autrefois. L’esprit a toujours un brillant qui nous blesse, l’homme qui en a beaucoup nous effraie peut-être, et s’il est fier, il ne sera pas jaloux, il ne saurait donc nous plaire. Enfin nous aimons peut-être mieux élever un homme jusqu’à nous que de monter jusqu’à lui... Le talent a bien des succès à nous faire partager, mais le sot donne des jouissances; et nous préférons toujours entendre dire: «Voilà un bien bel homme!» à voir notre amant choisi pour être de l’Institut.—En voilà bien assez, duchesse! vous m’avez épouvantée.
Et la jeune coquette, se mettant à faire les portraits des amants dont raffolaient toutes les femmes de sa connaissance, n’y trouva pas un seul homme d’esprit.—Mais, par ma vertu, dit-elle, leurs maris valent mieux...
—Ces gens sont leurs maris! répondit gravement la duchesse...
—Mais, demanda l’auteur, l’infortune dont est menacé le mari en France est-elle donc inévitable?
—Oui! répondit la duchesse en riant. Et l’acharnement de certaines femmes contre celles qui ont l’heureux malheur d’avoir une passion prouve combien la chasteté leur est à charge. Sans la peur du diable, l’une serait Laïs; l’autre doit sa vertu à la sécheresse de son cœur; celle-là à la manière sotte dont s’est comporté son premier amant; celle-là....
L’auteur arrêta le torrent de ces révélations en faisant part aux deux dames du projet d’ouvrage par lequel il était persécuté, elles y sourirent, et promirent beaucoup de conseils. La plus jeune fournit gaiement un des premiers capitaux de l’entreprise, en disant qu’elle se chargeait de prouver mathématiquement que les femmes entièrement vertueuses étaient des êtres de raison.
Rentré chez lui, l’auteur dit alors à son démon:—Arrive? Je suis prêt. Signons le pacte! Le démon ne revint plus.
Si l’auteur écrit ici la biographie de son livre, ce n’est par aucune inspiration de fatuité. Il raconte des faits qui pourront servir à l’histoire de la pensée humaine, et qui expliqueront sans doute l’ouvrage même. Il n’est peut-être pas indifférent à certains anatomistes de la pensée de savoir que l’âme est femme. Ainsi, tant que l’auteur s’interdisait de penser au livre qu’il devait faire, le livre se montrait écrit partout. Il en trouvait une page sur le lit d’un malade, une autre sur le canapé d’un boudoir. Les regards des femmes quand elles tournoyaient emportées par une valse, lui jetaient des pensées; un geste, une parole, fécondaient son cerveau dédaigneux. Le jour où il se dit:—Cet ouvrage, qui m’obsède, se fera!... tout a fui; et, comme les trois Belges, il releva un squelette, là où il se baissait pour saisir un trésor.
Une douce et pâle figure succéda au démon tentateur, elle avait des manières engageantes et de la bonhomie, ses représentations étaient désarmées des pointes aiguës de la critique. Elle prodiguait plus de mots que d’idées, et semblait avoir peur du bruit. C’était peut-être le génie familier des honorables députés qui siégent au centre de la Chambre.
—«Ne vaut-il pas mieux, disait-elle, laisser les choses comme elles sont? Vont-elles donc si mal? Il faut croire au mariage comme à l’immortalité de l’âme; et vous ne faites certainement pas un livre pour vanter le bonheur conjugal. D’ailleurs vous conclurez sans doute d’après un millier de ménages parisiens qui ne sont que des exceptions. Vous trouverez peut-être des maris disposés à vous abandonner leurs femmes; mais aucun fils ne vous abandonnera sa mère... Quelques personnes blessées par les opinions que vous professerez soupçonneront vos mœurs, calomnieront vos intentions. Enfin, pour toucher aux écrouelles sociales, il faut être roi, ou tout au moins premier consul.»
Quoiqu’elle apparût sous la forme qui pouvait plaire le plus à l’auteur, la Raison ne fut point écoutée; car dans le lointain la Folie agitait la marotte de Panurge, et il voulait s’en saisir; mais, quand il essaya de la prendre, il se trouva qu’elle était aussi lourde que la massue d’Hercule; d’ailleurs, le curé de Meudon l’avait garnie de manière à ce qu’un jeune homme qui se pique moins de bien faire un livre que d’être bien ganté ne pouvait vraiment pas y toucher.
—Notre ouvrage est-il fini? demanda la plus jeune des deux complices féminines de l’auteur.—Hélas! madame, me récompenserez-vous de toutes les haines qu’il pourra soulever contre moi? Elle fit un geste, et alors l’auteur répondit à son indécision par une expression d’insouciance.—Quoi! vous hésiteriez? publiez-le, n’ayez pas peur. Aujourd’hui nous prenons un livre bien plus pour la façon que pour l’étoffe.
Quoique l’auteur ne se donne ici que pour l’humble secrétaire de deux dames, il a, tout en coordonnant leurs observations, accompli plus d’une tâche. Une seule peut-être était restée en fait de mariage, celle de recueillir les choses que tout le monde pense et que personne n’exprime; mais aussi faire une pareille Étude avec l’esprit de tout le monde, n’est-ce pas s’exposer à ce qu’il ne plaise à personne? Cependant l’éclectisme de cette Étude la sauvera peut-être. Tout en raillant, l’auteur a essayé de populariser quelques idées consolantes. Il a presque toujours tenté de réveiller des ressorts inconnus dans l’âme humaine. Tout en prenant la défense des intérêts les plus matériels, les jugeant ou les condamnant, il aura peut-être fait apercevoir plus d’une jouissance intellectuelle. Mais l’auteur n’a pas la sotte prétention d’avoir toujours réussi à faire des plaisanteries de bon goût; seulement il a compté sur la diversité des esprits, pour recevoir autant de blâme que d’approbation. La matière était si grave qu’il a constamment essayé de l’anecdoter, puisqu’aujourd’hui les anecdotes sont le passe-port de toute morale et l’anti-narcotique de tous les livres. Dans celui-ci, où tout est analyse et observation, la fatigue chez le lecteur et le MOI chez l’auteur étaient inévitables. C’est un des malheurs les plus grands qui puissent arriver à un ouvrage, et l’auteur ne se l’est pas dissimulé. Il a donc disposé les rudiments de cette longue Étude de manière à ménager des haltes au lecteur. Ce système a été consacré par un écrivain qui faisait sur le GOUT un travail assez semblable à celui dont il s’occupait sur le MARIAGE, et auquel il se permettra d’emprunter quelques paroles pour exprimer une pensée qui leur est commune. Ce sera une sorte d’hommage rendu à son devancier dont la mort à suivi de si près le succès.
«Quand j’écris et parle de moi au singulier, cela suppose une confabulation avec le lecteur; il peut examiner, discuter, douter, et même rire; mais, quand je m’arme du redoutable NOUS, je professe, il faut se soumettre.» (Brillat-Savarin, préface de la PHYSIOLOGIE DU GOUT.)
5 décembre 1829.
PREMIÈRE PARTIE.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme, et en attendant nous nous y soumettrons aveuglément.
(Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville.)
MÉDITATION I.
LE SUJET.
Physiologie, que me veux-tu?
Ton but est-il de nous démontrer que le mariage unit, pour toute la vie, deux êtres qui ne se connaissent pas?
Que la vie est dans la passion, et qu’aucune passion ne résiste au mariage?
Que le mariage est une institution nécessaire au maintien des sociétés, mais qu’il est contraire aux lois de la nature?
Que le divorce, cet admirable palliatif aux maux du mariage, sera unanimement redemandé?
Que, malgré tous ses inconvénients, le mariage est la source première de la propriété?
Qu’il offre d’incalculables gages de sécurité aux gouvernements?
Qu’il y a quelque chose de touchant dans l’association de deux êtres pour supporter les peines de la vie?
Qu’il y a quelque chose de ridicule à vouloir qu’une même pensée dirige deux volontés?
Que la femme est traitée en esclave?
Qu’il n’y a pas de mariages entièrement heureux?
Que le mariage est gros de crimes, et que les assassinats connus ne sont pas les pires?
Que la fidélité est impossible, au moins à l’homme?
Qu’une expertise, si elle pouvait s’établir, prouverait plus de troubles que de sécurité dans la transmission patrimoniale des propriétés?
Que l’adultère occasionne plus de maux que le mariage ne procure de biens?
Que l’infidélité de la femme remonte aux premiers temps des sociétés, et que le mariage résiste à cette perpétuité de fraudes?
Que les lois de l’amour attachent si fortement deux êtres, qu’aucune loi humaine ne saurait les séparer?
Que s’il y a des mariages écrits sur les registres de l’officialité, il y en a de formés par les vœux de la nature, par une douce conformité ou par une entière dissemblance dans la pensée, et par des conformations corporelles; qu’ainsi le ciel et la terre se contrarient sans cesse?
Qu’il y a des maris riches de taille et d’esprit supérieur, dont les femmes ont des amants fort laids, petits ou stupides?
Toutes ces questions fourniraient au besoin des livres; mais ces livres sont faits, et les questions sont perpétuellement résolues.
Physiologie, que me veux-tu?
Révèles-tu des principes nouveaux? Viens-tu prétendre qu’il faut mettre les femmes en commun? Lycurgue et quelques peuplades grecques, des Tartares et des Sauvages, l’ont essayé.
Serait-ce qu’il faut renfermer les femmes? les Ottomans l’ont fait et ils les remettent aujourd’hui en liberté.
Serait-ce qu’il faut marier les filles sans dot et les exclure du droit de succéder?... Des auteurs anglais et des moralistes ont prouvé que c’était, avec le divorce, le moyen le plus sûr de rendre les mariages heureux.
Serait-ce qu’il faut une petite Agar dans chaque ménage? Il n’est pas besoin de loi pour cela. L’article du Code qui prononce des peines contre la femme adultère, en quelque lieu que le crime se soit commis, et celui qui ne punit un mari qu’autant que sa concubine habite sous le toit conjugal, admettent implicitement des maîtresses en ville.
Sanchez a disserté sur tous les cas pénitentiaires du mariage; il a même argumenté sur la légitimité, sur l’opportunité de chaque plaisir; il a tracé tous les devoirs moraux, religieux, corporels des époux; bref, son ouvrage formerait douze volumes in-8º si l’on réimprimait ce gros in-folio intitulé de Matrimonio.
Des nuées de jurisconsultes ont lancé des nuées de traités sur les difficultés légales qui naissent du mariage. Il existe même des ouvrages sur le congrès judiciaire.
Des légions de médecins ont fait paraître des légions de livres sur le mariage dans ses rapports avec la chirurgie et la médecine.
Au dix-neuvième siècle, la Physiologie du Mariage est donc une insignifiante compilation ou l’œuvre d’un niais écrite pour d’autres niais: de vieux prêtres ont pris leurs balances d’or et pesé les moindres scrupules; de vieux jurisconsultes ont mis leurs lunettes et distingué toutes les espèces; de vieux médecins ont pris le scalpel et l’ont promené sur toutes les plaies; de vieux juges ont monté sur leur siége et jugé tous les cas rédhibitoires; des générations entières ont passé en jetant leur cri de joie ou de douleur; chaque siècle a lancé son vote dans l’urne; le Saint-Esprit, les poètes, les écrivains, ont tout enregistré depuis Ève jusqu’à la guerre de Troie, depuis Hélène jusqu’à madame de Maintenon, depuis la femme de Louis XIV jusqu’à la Contemporaine.
Physiologie, que me veux-tu donc?
Voudrais-tu par hasard nous présenter des tableaux plus ou moins bien dessinés pour nous convaincre qu’un homme se marie:
Par Ambition... cela est bien connu;
Par Bonté, pour arracher une fille à la tyrannie de sa mère;
Par Colère, pour déshériter des collatéraux;
Par Dédain d’une maîtresse infidèle;
Par Ennui de la délicieuse vie de garçon;
Par Folie, c’en est toujours une;
Par Gageure, c’est le cas de lord Byron;
Par Honneur, comme Georges Dandin?
Par Intérêt, mais c’est presque toujours ainsi;
Par Jeunesse, au sortir du collége, en étourdi;
Par Laideur, en craignant de manquer de femme un jour;
Par Machiavélisme, pour hériter promptement d’une vieille;
Par Nécessité, pour donner un état à notre fils;
Par Obligation, la demoiselle ayant été faible;
Par Passion, pour s’en guérir plus sûrement;
Par Querelle, pour finir un procès;
Par Reconnaissance, c’est donner plus qu’on n’a reçu;
Par Sagesse, cela arrive encore aux doctrinaires;
Par Testament, quand un oncle mort vous grève son héritage d’une fille à épouser;
Par Vieillesse, pour faire une fin;
Par Usage, à l’imitation de ses aïeux.
(Le X manque, et peut-être est-ce à cause de son peu d’emploi comme tête de mot qu’on l’a pris pour signe de l’inconnu.)
Par Yatidi, qui est l’heure de se coucher et en signifie tous les besoins chez les Turcs;
Par Zèle, comme le duc de Saint-Aignan qui ne voulait pas commettre de péchés.
Mais ces accidents-là ont fourni les sujets de trente mille comédies et de cent mille romans.
Physiologie, pour la troisième et dernière fois, que me veux-tu?
Ici tout est banal comme les pavés d’une rue, vulgaire comme un carrefour. Le mariage est plus connu que Barrabas de la Passion; toutes les vieilles idées qu’il réveille roulent dans les littératures depuis que le monde est monde, et il n’y a pas d’opinion utile et de projet saugrenu qui ne soient allés trouver un auteur, un imprimeur, un libraire et un lecteur.
Permettez-moi de vous dire comme Rabelais, notre maître à tous:—«Gens de bien, Dieu vous sauve et vous garde! Où êtes-vous? je ne peux vous voir. Attendez que je chausse mes lunettes. Ah! ah! je vous vois. Vous, vos femmes, vos enfants, vous êtes en santé désirée? Cela me plaît.»
Mais ce n’est pas pour vous que j’écris. Puisque vous avez de grands enfants, tout est dit.
«Ah! c’est vous, buveurs très-illustres, vous, goutteux très-précieux, et vous, croûtes-levés infatigables, mignons poivrés, qui pantagruelizez tout le jour, qui avez des pies privées bien guallantes, et allez à tierce, à sexte, à nones, et pareillement à vêpres, à complies, qui iriez voirement toujours.»
Ce n’est pas à vous que s’adresse la Physiologie du Mariage, puisque vous n’êtes pas mariés. Ainsi soit-il toujours!
«Vous, tas de serrabaites, cagots, escargotz, hypocrites, caphartz, frapartz, botineurs, romipetes et autres telles gens qui se sont déguisés comme masques, pour tromper le monde!..... arrière mastins, hors de la quarrière! hors d’ici, cerveaux à bourrelet!... De par le diable, êtes-vous encore là?...»
Il ne me reste plus, peut-être, que de bonnes âmes aimant à rire. Non de ces pleurards qui veulent se noyer à tout propos en vers et en prose, qui font les malades en odes, en sonnets, en méditations; non de ces songe-creux en toute sorte, mais quelques-uns de ces anciens pantagruélistes qui n’y regardent pas de si près quand il s’agit de banqueter et de goguenarder, qui trouvent du bon dans le livre des Pois au lard, cum commento, de Rabelais, dans celui de la dignité des Braguettes, et qui estiment ces beaux livres de haulte gresse, legiers au porchas, hardis à la rencontre.
L’on ne peut guère plus rire du gouvernement, mes amis, depuis qu’il a trouvé le moyen de lever quinze cents millions d’impôts. Les papegaux, les évégaux, les moines et moinesses ne sont pas encore assez riches pour qu’on puisse boire chez eux; mais arrive saint Michel, qui chassa le diable du ciel, et nous verrons peut-être le bon temps revenir! Partant, il ne nous reste en ce moment que le mariage en France qui soit matière à rire. Disciples de Panurge, de vous seuls je veux pour lecteurs. Vous savez prendre et quitter un livre à propos, faire du plus aisé, comprendre à demi-mot et tirer nourriture d’un os médullaire.
Ces gens à microscope, qui ne voient qu’un point, les censeurs enfin, ont-ils bien tout dit, tout passé en revue? ont-ils prononcé en dernier ressort qu’un livre sur le mariage est aussi impossible à exécuter qu’une cruche cassée à rendre neuve?
—Oui, maître-fou. Pressurez le mariage, il n’en sortira jamais rien que du plaisir pour les garçons et de l’ennui pour les maris. C’est la morale éternelle. Un million de pages imprimées n’auront pas d’autre substance.
Cependant voici ma première proposition: Le mariage est un combat à outrance avant lequel les deux époux demandent au ciel sa bénédiction, parce que s’aimer toujours est la plus téméraire des entreprises; le combat ne tarde pas à commencer, et la victoire, c’est-à-dire la liberté, demeure au plus adroit.
D’accord. Où voyez-vous là une conception neuve?
Eh! bien, je m’adresse aux mariés d’hier et d’aujourd’hui, à ceux qui, en sortant de l’église ou de la municipalité, conçoivent l’espérance de garder leurs femmes pour eux seuls; à ceux à qui je ne sais quel égoïsme ou quel sentiment indéfinissable fait dire à l’aspect des malheurs d’autrui:—Cela ne m’arrivera pas, à moi!
Je m’adresse à ces marins qui, après avoir vu des vaisseaux sombrer, se mettent en mer; à ces garçons qui, après avoir causé le naufrage de plus d’une vertu conjugale, osent se marier. Et voici le sujet, il est éternellement neuf, éternellement vieux!
Un jeune homme, un vieillard peut-être, amoureux ou non, vient d’acquérir par un contrat bien et dûment enregistré à la Mairie, dans le Ciel et sur les contrôles du Domaine, une jeune fille à longs cheveux, aux yeux noirs et humides, aux petits pieds, aux doigts mignons et effilés, à la bouche vermeille, aux dents d’ivoire, bien faite, frémissante, appétissante et pimpante, blanche comme un lys, comblée des trésors les plus désirables de la beauté: ses cils baissés ressemblent aux dards de la couronne de fer, sa peau, tissu aussi frais que la corolle d’un camélia blanc, est nuancée de la pourpre des camélias rouges; sur son teint virginal l’œil croit voir la fleur d’un jeune fruit et le duvet imperceptible d’une pêche diaprée; l’azur des veines distille une riche chaleur à travers ce réseau clair; elle demande et donne la vie; elle est tout joie et tout amour, tout gentillesse et tout naïveté. Elle aime son époux, ou du moins elle croit l’aimer....
L’amoureux mari a dit dans le fond de son cœur: «Ces yeux ne verront que moi, cette bouche ne frémira d’amour que pour moi, cette douce main ne versera les chatouilleux trésors de la volupté que sur moi, ce sein ne palpitera qu’à ma voix, cette âme endormie ne s’éveillera qu’à ma volonté; moi seul je plongerai mes doigts dans ces tresses brillantes; seul je promènerai de rêveuses caresses sur cette tête frissonnante. Je ferai veiller la Mort à mon chevet pour défendre l’accès du lit nuptial à l’étranger ravisseur; ce trône de l’amour nagera dans le sang des imprudents ou dans le mien. Repos, honneur, félicité, liens paternels, fortune de mes enfants, tout est là; je veux tout défendre comme une lionne ses petits. Malheur à qui mettra le pied dans mon antre!»
—Eh! bien, courageux athlète, nous applaudissons à ton dessein. Jusqu’ici nul géomètre n’a osé tracer des lignes de longitude et de latitude sur la mer conjugale. Les vieux maris ont eu vergogne d’indiquer les bancs de sable, les rescifs, les écueils, les brisants, les moussons, les côtes et les courants qui ont détruit leurs barques, tant ils avaient honte de leurs naufrages. Il manquait un guide, une boussole aux pèlerins mariés... cet ouvrage est destiné à leur en servir.
Sans parler des épiciers et des drapiers, il existe tant de gens qui sont trop occupés pour perdre du temps à chercher les raisons secrètes qui font agir les femmes, que c’est une œuvre charitable de leur classer par titres et par chapitres toutes les situations secrètes du mariage; une bonne table des matières leur permettra de mettre le doigt sur les mouvements du cœur de leurs femmes, comme la table des logarithmes leur apprend le produit d’une multiplication.
Eh! bien, que vous en semble? N’est-ce pas une entreprise neuve et à laquelle tout philosophe a renoncé que de montrer comment on peut empêcher une femme de tromper son mari? N’est-ce pas la comédie des comédies? N’est-ce pas un autre speculum vitæ humanæ? Il ne s’agit plus de ces questions oiseuses dont nous avons fait justice dans cette Méditation. Aujourd’hui, en morale, comme dans les sciences exactes, le siècle demande des faits, des observations. Nous en apportons.
Commençons donc par examiner le véritable état des choses, par analyser les forces de chaque parti. Avant d’armer notre champion imaginaire, calculons le nombre de ses ennemis, comptons les Cosaques qui veulent envahir sa petite patrie.
S’embarque avec nous qui voudra, rira qui pourra. Levez l’ancre, hissez les voiles! Vous savez de quel petit point rond vous partez. C’est un grand avantage que nous avons sur bien des livres.
Quant à notre fantaisie de rire en pleurant et de pleurer en riant, comme le divin Rabelais buvait en mangeant et mangeait en buvant; quant à notre manie de mettre Heraclite et Démocrite dans la même page, de n’avoir ni style, ni préméditation de phrase..... si quelqu’un de l’équipage en murmure!..... Hors du tillac les vieux cerveaux à bourrelet, les classiques en maillot, les romantiques en linceul, et vogue la galère!
Tout ce monde-là nous reprochera peut-être de ressembler à ceux qui disent d’un air joyeux: «Je vais vous conter une histoire qui vous fera rire!...» Il s’agit bien de plaisanter quand on parle de mariage! ne devinez-vous pas que nous le considérons comme une légère maladie à laquelle nous sommes tous sujets et que ce livre en est la monographie?
—Mais vous, votre galère ou votre ouvrage, avez l’air de ces postillons qui, en partant d’un relais, font claquer leur fouet parce qu’ils mènent des Anglais. Vous n’aurez pas couru au grand galop pendant une demi-lieue que vous descendrez pour remettre un trait ou laisser souffler vos chevaux. Pourquoi sonner de la trompette avant la victoire?
—Hé! chers pantagruélistes, il suffit aujourd’hui d’avoir des prétentions à un succès pour l’obtenir; et comme, après tout, les grands ouvrages ne sont peut-être que de petites idées longuement développées, je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à cueillir des lauriers, ne fût-ce que pour couronner ces tant salés jambons qui nous aideront à humer le piot.—Un instant, pilote? Ne partons pas sans faire une petite définition.
Lecteurs, si vous rencontrez de loin en loin, comme dans le monde, les mots de vertu ou de femmes vertueuses en cet ouvrage, convenons que la vertu sera cette pénible facilité avec laquelle une épouse réserve son cœur à un mari; à moins que le mot ne soit employé dans un sens général, distinction qui est abandonnée à la sagacité naturelle de chacun.
MÉDITATION II.
STATISTIQUE CONJUGALE.
L’Administration s’est occupée depuis vingt ans environ à chercher combien le sol de la France contient d’hectares de bois, de prés, de vignes, de jachères. Elle ne s’en est pas tenue là, elle a voulu connaître le nombre et la nature des animaux. Les savants sont allés plus loin: ils ont compté les stères de bois, les kilogrammes de bœuf, les litres de vin, les pommes et les œufs consommés à Paris. Mais personne ne s’est encore avisé, soit au nom de l’honneur marital, soit dans l’intérêt des gens à marier, soit au profit de la morale et de la perfectibilité des institutions humaines, d’examiner le nombre des femmes honnêtes. Quoi! le ministère français interrogé pourra répondre qu’il a tant d’hommes sous les armes, tant d’espions, tant d’employés, tant d’écoliers; et quant aux femmes vertueuses.... néant? S’il prenait à un roi de France la fantaisie de chercher son auguste compagne parmi ses sujettes, l’Administration ne pourrait même pas lui indiquer le gros de brebis blanches au sein duquel il aurait à choisir; elle serait obligée d’en venir à quelque institution de rosière, ce qui apprêterait à rire.
Les anciens seraient-ils donc nos maîtres en institutions politiques comme en morale? L’histoire nous apprend qu’Assuérus, voulant prendre femme parmi les filles de Perse, choisit Esther, la plus vertueuse et la plus belle. Ses ministres avaient donc nécessairement trouvé un mode quelconque d’écrémer la population. Malheureusement, la Bible, si claire sur toutes les questions matrimoniales, a omis de nous donner cette loi d’élection conjugale.
Essayons de suppléer à ce silence de l’Administration en établissant le décompte du sexe féminin en France. Ici, nous réclamons l’attention de tous les amis de la morale publique, et nous les instituons juges de notre manière de procéder. Nous tâcherons d’être assez généreux dans nos évaluations, assez exact dans nos raisonnements, pour faire admettre par tout le monde le résultat de cette analyse.
On compte généralement trente millions d’habitants en France.
Quelques naturalistes pensent que le nombre des femmes surpasse celui des hommes; mais comme beaucoup de statisticiens sont de l’opinion contraire, nous prendrons le calcul le plus vraisemblable en admettant quinze millions de femmes.
Nous commencerons par retrancher de cette somme totale environ neuf millions de créatures qui, au premier abord, semblent avoir assez de ressemblance avec la femme, mais qu’un examen approfondi nous a contraint de rejeter.
Expliquons-nous.
Les naturalistes ne considèrent en l’homme qu’un genre unique de cet ordre de Bimanes, établi par Duméril, dans sa Zoologie analytique, page 16, et auquel Bory-Saint-Vincent a cru devoir ajouter le genre Orang, sous prétexte de le compléter.
Si ces zoologistes ne voient en nous qu’un mammifère, à trente-deux vertèbres, ayant un os hyoïde, possédant plus de plis que tout autre animal dans les hémisphères du cerveau; si, pour eux, il n’existe d’autres différences dans cet ordre que celles qui sont introduites par l’influence des climats, lesquelles ont fourni la nomenclature de quinze espèces desquelles il est inutile de citer les noms scientifiques, le physiologiste doit avoir aussi le droit d’établir ses genres et ses sous-genres, d’après certains degrés d’intelligence et certaines conditions d’existence morale et pécuniaire.
Or les neuf millions d’êtres dont il est ici question offrent bien au premier aspect tous les caractères attribués à l’espèce humaine: ils ont l’os hyoïde, le bec coracoïde, l’acromion et l’arcade zygomatique: permis donc à ces messieurs du Jardin des Plantes de les classer dans le genre Bimane; mais que nous y voyions des femmes!... voilà ce que notre Physiologie n’admettra jamais.
Pour nous et pour ceux auxquels ce livre est destiné, une femme est une variété rare dans le genre humain, et dont voici les principaux caractères physiologiques.
Cette espèce est due aux soins particuliers que les hommes ont pu donner à sa culture, grâce à la puissance de l’or et à la chaleur morale de la civilisation. Elle se reconnaît généralement à la blancheur, à la finesse, à la douceur de la peau. Son penchant la porte à une exquise propreté. Ses doigts ont horreur de rencontrer autre chose que des objets doux, moelleux, parfumés. Comme l’hermine, elle meurt quelquefois de douleur de voir souiller sa blanche tunique. Elle aime à lisser ses cheveux, à leur faire exhaler des odeurs enivrantes, à brosser ses ongles roses, à les couper en amande, à baigner souvent ses membres délicats. Elle ne se plaît pendant la nuit que sur le duvet le plus doux; pendant le jour, que sur des divans de crin; aussi la position horizontale est-elle celle qu’elle prend le plus volontiers. Sa voix est d’une douceur pénétrante, ses mouvements sont gracieux. Elle parle avec une merveilleuse facilité. Elle ne s’adonne à aucun travail pénible; et cependant, malgré sa faiblesse apparente, il y a des fardeaux qu’elle sait porter et remuer avec une aisance miraculeuse. Elle fuit l’éclat du soleil et s’en préserve par d’ingénieux moyens. Pour elle, marcher est une fatigue; mange-t-elle? c’est un mystère; partage-t-elle les besoins des autres espèces? c’est un problème. Curieuse à l’excès, elle se laisse prendre facilement par celui qui sait lui cacher la plus petite chose, car son esprit la porte sans cesse à chercher l’inconnu. Aimer est sa religion: elle ne pense qu’à plaire à celui qu’elle aime. Être aimée est le but de toutes ses actions, exciter des désirs celui de tous ses gestes. Aussi ne songe-t-elle qu’aux moyens de briller; elle ne se meut qu’au sein d’une sphère de grâce et d’élégance; c’est pour elle que la jeune Indienne a filé le poil souple des chèvres du Thibet, que Tarare tisse ses voiles d’air, que Bruxelles fait courir des navettes chargées du lin le plus pur et le plus délié, que Visapour dispute aux entrailles de la terre des cailloux étincelants, et que Sèvres dore sa blanche argile. Elle médite nuit et jour de nouvelles parures, emploie sa vie à faire empeser ses robes, à chiffonner des fichus. Elle va se montrant brillante et fraîche à des inconnus dont les hommages la flattent, dont les désirs la charment, bien qu’ils lui soient indifférents. Les heures dérobées au soin d’elle-même et à la volupté, elle les emploie à chanter les airs les plus doux: c’est pour elle que la France et l’Italie inventent leurs délicieux concerts et que Naples donne aux cordes une âme harmonieuse. Cette espèce, enfin, est la reine du monde et l’esclave d’un désir. Elle redoute le mariage parce qu’il finit par gâter la taille, mais elle s’y livre parce qu’il promet le bonheur. Si elle fait des enfants, c’est par un pur hasard, et quand ils sont grands, elle les cache.
Ces traits, pris à l’aventure entre mille, se retrouvent-ils en ces créatures dont les mains sont noires comme celles des singes, et la peau tannée comme les vieux parchemins d’un olim, dont le visage est brûlé par le soleil, et le cou ridé comme celui des dindons; qui sont couvertes de haillons, dont la voix est rauque, l’intelligence nulle, l’odeur insupportable, qui ne songent qu’à la huche au pain, qui sont incessamment courbées vers la terre, qui piochent, qui hersent, qui fanent, glanent, moissonnent, pétrissent le pain, teillent du chanvre; qui, pêle-mêle avec des bestiaux, des enfants et des hommes, habitent des trous à peine couverts de paille; auxquelles enfin il importe peu d’où pleuvent les enfants? en produire beaucoup pour en livrer beaucoup à la misère et au travail est toute leur tâche; et si leur amour n’est pas un labeur comme celui des champs, il est au moins une spéculation.
Hélas! s’il y a par le monde des marchandes assises tout le jour entre de la chandelle et de la cassonade, des fermières qui traient les vaches, des infortunées dont on se sert comme de bêtes de somme dans les manufactures, ou qui portent la hotte, la houe et l’éventaire; s’il existe malheureusement trop de créatures vulgaires pour lesquelles la vie de l’âme, les bienfaits de l’éducation, les délicieux orages du cœur sont un paradis inaccessible, et si la nature a voulu qu’elles eussent un bec coracoïde, un os hyoïde et trente-deux vertèbres, qu’elles restent pour le physiologiste dans le genre Orang! Ici, nous ne stipulons que pour les oisifs, pour ceux qui ont le temps et l’esprit d’aimer, pour les riches qui ont acheté la propriété des passions, pour les intelligences qui ont conquis le monopole des chimères. Anathème sur tout ce qui ne vit pas de la pensée! Disons raca et même racaille de qui n’est pas ardent, jeune, beau et passionné. C’est l’expression publique du sentiment secret des philanthropes qui savent lire ou qui peuvent monter en équipage. Dans nos neuf millions de proscrites, le percepteur, le magistrat, le législateur, le prêtre voient sans doute des âmes, des administrés, des justiciables, des contribuables; mais l’homme à sentiment, le philosophe de boudoir, tout en mangeant le petit pain de griot semé et récolté par ces créatures-là, les rejetteront, comme nous le faisons, hors du genre Femme. Pour eux, il n’y a de femme que celle qui peut inspirer de l’amour; il n’y a d’existant que la créature investie du sacerdoce de la pensée par une éducation privilégiée, et chez qui l’oisiveté a développé la puissance de l’imagination; enfin il n’y a d’être que celui dont l’âme rêve, en amour, autant de jouissances intellectuelles que de plaisirs physiques.
Cependant nous ferons observer que ces neuf millions de parias femelles produisent çà et là des milliers de paysannes qui, par des circonstances bizarres, sont jolies comme des amours; elles arrivent à Paris ou dans les grandes villes, et finissent par monter au rang des femmes comme il faut; mais pour ces deux ou trois mille créatures privilégiées, il y en a cent mille autres qui restent servantes ou se jettent en d’effroyables désordres. Néanmoins nous tiendrons compte à la population féminine de ces Pompadours de village.
Ce premier calcul est fondé sur cette découverte de la statistique, qu’en France il y a dix-huit millions de pauvres, dix millions de gens aisés, et deux millions de riches.
Il n’existe donc en France que six millions de femmes dont les hommes à sentiment s’occupent, se sont occupés ou s’occuperont.
Soumettons cette élite sociale à un examen philosophique.
Nous pensons, sans crainte d’être démenti, que les époux qui ont vingt ans de ménage doivent dormir tranquillement sans avoir à redouter l’invasion de l’amour et le scandale d’un procès en criminelle conversation. De ces six millions d’individus il faut donc distraire environ deux millions de femmes extrêmement aimables, parce qu’à quarante ans passés elles ont vu le monde; mais comme elles ne peuvent remuer le cœur de personne, elles sont en dehors de la question dont il s’agit. Si elles ont le malheur de ne pas être recherchées pour leur amabilité, l’ennui les gagne; elles se jettent dans la dévotion, dans les chats, les petits chiens, et autres manies qui n’offensent plus que Dieu.
Les calculs faits au Bureau des Longitudes sur la population nous autorisent à soustraire encore de la masse totale deux millions de petites filles, jolies à croquer; elles en sont à l’A, B, C de la vie, et jouent innocemment avec d’autres enfants, sans se douter que ces petits malis, qui alors les font rire, les feront pleurer un jour.
Maintenant, sur les deux millions de femmes restant, quel est l’homme raisonnable qui ne nous abandonnera pas cent mille pauvres filles bossues, laides, quinteuses, rachitiques, malades, aveugles, blessées, pauvres quoique bien élevées, mais demeurant toutes demoiselles et n’offensant aucunement, par ce moyen, les saintes lois du mariage?
Nous refusera-t-on cent mille autres filles qui se trouvent sœurs de Sainte-Camille, sœurs de charité, religieuses, institutrices, demoiselles de compagnie, etc.? Mais nous mettrons dans ce saint voisinage le nombre assez difficile à évaluer des jeunes personnes trop grandes pour jouer avec les petits garçons, et trop jeunes encore pour éparpiller leurs couronnes de fleurs d’oranger.
Enfin, sur les quinze cent mille sujets qui se trouvent au fond de notre creuset, nous diminuerons encore cinq cent mille autres unités que nous attribuerons aux filles de Baal, qui font plaisir aux gens peu délicats. Nous y comprendrons même, sans crainte qu’elles ne se gâtent ensemble, les femmes entretenues, les modistes, les filles de boutique, les mercières, les actrices, les cantatrices, les filles d’opéra, les figurantes, les servantes-maîtresses, les femmes de chambre, etc. La plupart de ces créatures excitent bien des passions, mais elles trouvent de l’indécence à faire prévenir un notaire, un maire, un ecclésiastique et un monde de rieurs du jour et du moment où elles se donnent à leur amant. Leur système, justement blâmé par une société curieuse, a l’avantage de ne les obliger à rien envers les hommes, envers M. le maire, envers la justice. Or, ne portant atteinte à aucun serment public, ces femmes n’appartiennent en rien à un ouvrage exclusivement consacré aux mariages légitimes.
C’est demander bien peu pour cet article, dira-t-on, mais il formera compensation à ceux que des amateurs pourraient trouver trop enflés. Si quelqu’un, par amour pour une riche douairière, veut la faire passer dans le million restant, il la prendra sur le chapitre des sœurs de charité, des filles d’opéra ou des bossues. Enfin, nous n’avons appelé que cinq cent mille têtes à former cette dernière catégorie, parce qu’il arrive souvent, comme on l’a vu ci-dessus, que les neuf millions de paysannes l’augmentent d’un grand nombre de sujets. Nous avons négligé la classe ouvrière et le petit commerce par la même raison: les femmes de ces deux sections sociales sont le produit des efforts que font les neuf millions de Bimanes femelles pour s’élever vers les hautes régions de la civilisation. Sans cette scrupuleuse exactitude, beaucoup de personnes regarderaient cette Méditation de Statistique conjugale comme une plaisanterie.
Nous avions bien pensé à organiser une petite classe de cent mille individus, pour former une caisse d’amortissement de l’espèce, et servir d’asile aux femmes qui tombent dans un état mitoyen, comme les veuves, par exemple; mais nous avons préféré compter largement.
Il est facile de prouver la justesse de notre analyse: une seule réflexion suffit.
La vie de la femme se partage en trois époques bien distinctes: la première commence au berceau et se termine à l’âge de nubilité; la seconde embrasse le temps pendant lequel une femme appartient au mariage; la troisième s’ouvre par l’âge critique, sommation assez brutale que la Nature fait aux passions d’avoir à cesser. Ces trois sphères d’existence étant, à peu de chose près, égales en durée, doivent diviser en nombres égaux une quantité donnée de femmes. Ainsi, dans une masse de six millions, l’on trouve, sauf les fractions qu’il est loisible aux savants de chercher, environ deux millions de filles entre un an et dix-huit, deux millions de femmes âgées de dix-huit ans au moins, de quarante au plus, et deux millions de vieilles. Les caprices de l’État social ont donc distribué les deux millions de femmes aptes à se marier en trois grandes catégories d’existence, savoir: celles qui restent filles par les raisons que nous avons déduites; celles dont la vertu importe peu aux maris, et le million de femmes légitimes dont nous avons à nous occuper.
Vous voyez, par ce dépouillement assez exact de la population femelle, qu’il existe à peine en France un petit troupeau d’un million de brebis blanches, bercail privilégié où tous les loups veulent entrer.
Faisons passer par une autre étamine ce million de femmes déjà triées sur le volet.
Pour parvenir à une appréciation plus vraie du degré de confiance qu’un homme doit avoir en sa femme, supposons pour un moment que toutes ces épouses tromperont leurs maris.
Dans cette hypothèse, il conviendra de retrancher environ un vingtième de jeunes personnes qui, mariées de la veille, seront au moins fidèles à leurs serments pendant un certain temps.
Un autre vingtième sera malade. C’est accorder une bien faible part aux douleurs humaines.
Certaines passions qui, dit-on, détruisent l’empire de l’homme sur le cœur de la femme, la laideur, les chagrins, les grossesses, réclament encore un vingtième.
L’adultère ne s’établit pas dans le cœur d’une femme mariée comme on tire un coup de pistolet. Quand même la sympathie ferait naître des sentiments à la première vue, il y a toujours un combat dont la durée forme une certaine non-valeur dans la somme totale des infidélités conjugales. C’est presque insulter la pudeur en France que de ne représenter le temps de ces combats, dans un pays si naturellement guerrier, que par un vingtième du total des femmes; mais alors nous supposerons que certaines femmes malades conservent leurs amants au milieu des potions calmantes, et qu’il y a des femmes dont la grossesse fait sourire quelque célibataire sournois. Nous sauverons ainsi la pudeur de celles qui combattent pour la vertu.
Par la même raison, nous n’oserons pas croire qu’une femme abandonnée par son amant en trouve un autre hic et nunc; mais cette non-valeur-là étant nécessairement plus faible que la précédente, nous l’estimerons à un quarantième.
Ces retranchements réduiront notre masse à huit cent mille femmes, quand il s’agira de déterminer le nombre de celles qui offenseront la foi conjugale.
En ce moment, qui ne voudrait pas rester persuadé que ces femmes sont vertueuses? Ne sont-elles pas la fleur du pays? Ne sont-elles pas toutes verdissantes, ravissantes, étourdissantes de beauté, de jeunesse, de vie et d’amour? Croire à leur vertu est une espèce de religion sociale; car elles sont l’ornement du monde et font la gloire de la France.
C’est donc au sein de ce million que nous avons à chercher:
Le nombre des femmes honnêtes;
Le nombre des femmes vertueuses.
Cette investigation et ces deux catégories demandent des Méditations entières, qui serviront d’appendice à celle-ci.
MÉDITATION III.
DE LA FEMME HONNÊTE.
La Méditation précédente a démontré que nous possédons en France une masse flottante d’un million de femmes, exploitant le privilége d’inspirer les passions qu’un galant homme avoue sans honte ou cache avec plaisir. C’est donc sur ce million de femmes qu’il faut promener notre lanterne diogénique, pour trouver les femmes honnêtes du pays.
Cette recherche nous entraîne à quelques digressions.
Deux jeunes gens bien mis, dont le corps svelte et les bras arrondis ressemblent à la demoiselle d’un paveur, et dont les bottes sont supérieurement faites, se rencontrent un matin sur le boulevard, à la sortie du passage des Panoramas.—Tiens, c’est toi!—Oui, mon cher, je me ressemble, n’est-ce pas? Et de rire plus ou moins spirituellement, suivant la nature de la plaisanterie qui ouvre la conversation.
Quand ils se sont examinés avec la curiosité sournoise d’un gendarme qui cherche à reconnaître un signalement, qu’ils sont bien convaincus de la fraîcheur respective de leurs gants, de leurs gilets et de la grâce avec laquelle leurs cravates sont nouées; qu’ils sont à peu près certains qu’aucun d’eux n’est tombé dans le malheur, ils se prennent le bras; et s’ils partent du théâtre des Variétés, ils n’arriveront pas à la hauteur de Frascati sans s’être adressé une question un peu drue, dont voici la traduction libre:—Qui épousons-nous pour le moment?...
Règle générale, c’est toujours une femme charmante.
Quel est le fantassin de Paris dans l’oreille duquel il n’est pas tombé, comme des balles en un jour de bataille, des milliers de mots prononcés par les passants, et qui n’ait pas saisi une de ces innombrables paroles, gelées en l’air, dont parle Rabelais? Mais la plupart des hommes se promènent à Paris comme ils mangent, comme ils vivent, sans y penser. Il existe peu de musiciens habiles, de physionomistes exercés qui sachent reconnaître de quelle clef ces notes éparses sont signées, de quelle passion elles procèdent. Oh! errer dans Paris! adorable et délicieuse existence? Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil. Se promener, c’est végéter; flâner, c’est vivre. La jeune et jolie femme, long-temps contemplée par des yeux ardents, serait encore bien plus recevable à prétendre un salaire que le rôtisseur qui demandait vingt sous au Limousin dont le nez, enflé à toutes voiles, aspirait de nourrissants parfums. Flaner, c’est jouir, c’est recueillir des traits d’esprit, c’est admirer de sublimes tableaux de malheur, d’amour, de joie, des portraits gracieux ou grotesques; c’est plonger ses regards au fond de mille existences: jeune, c’est tout désirer, tout posséder; vieillard, c’est vivre de la vie des jeunes gens, c’est épouser leurs passions. Or, combien de réponses un flaneur artiste n’a-t-il pas entendu faire à l’interrogation catégorique sur laquelle nous sommes restés?
—Elle a trente-cinq ans, mais tu ne lui en donnerais pas vingt! dit un bouillant jeune homme aux yeux pétillants, et qui, libéré du collége, voudrait, comme Chérubin, tout embrasser.—Comment donc! mais nous avons des peignoirs de batiste et des anneaux de nuit en diamants... dit un clerc de notaire.—Elle a voiture et une loge aux Français! dit un militaire.—Moi! s’écrie un autre un peu âgé en ayant l’air de répondre à une attaque, cela ne me coûte pas un sou! Quand on est tourné comme nous... Est-ce que tu en serais là, mon respectable ami? Et le promeneur de frapper un léger coup de plat de la main sur l’abdomen de son camarade.—Oh! elle m’aime! dit un autre, on ne peut pas s’en faire d’idée; mais elle a le mari le plus bête! Ah!... Buffon a supérieurement décrit les animaux, mais le bipède nommé mari... (Comme c’est agréable à entendre quand on est marié!)—Oh! mon ami, comme un ange!... est la réponse d’une demande discrètement faite à l’oreille.—Peux-tu me dire son nom ou me la montrer?...—Oh! non, c’est une femme honnête.
Quand un étudiant est aimé d’une limonadière, il la nomme avec orgueil et mène ses amis déjeuner chez elle. Si un jeune homme aime une femme dont le mari s’adonne à un commerce qui embrasse des objets de première nécessité, il répondra en rougissant:—C’est une lingère, c’est la femme d’un papetier, d’un bonnetier, d’un marchand de draps, d’un commis, etc...
Mais cet aveu d’un amour subalterne, éclos en grandissant au milieu des ballots, des pains de sucre ou des gilets de flanelle, est toujours accompagné d’un pompeux éloge de la fortune de la dame. Le mari seul se mêle du commerce, il est riche, il a de beaux meubles; d’ailleurs la bien-aimée vient chez son amant; elle a un cachemire, une maison de campagne, etc.
UNE FEMME HONNÊTE.
PHYSIOLOGIE DU MARIAGE
Bref, un jeune homme ne manque jamais d’excellentes raisons pour prouver que sa maîtresse va devenir très-prochainement une femme honnête, si elle ne l’est pas déjà. Cette distinction, produite par l’élégance de nos mœurs, est devenue aussi indéfinissable que la ligne à laquelle commence le bon ton. Qu’est-ce donc alors qu’une femme honnête?
Cette matière touche de trop près à la vanité des femmes, à celle de leurs amants, et même à celle d’un mari, pour que nous n’établissions pas ici des règles générales, résultat d’une longue observation.
Notre million de têtes privilégiées représente une masse d’éligibles au titre glorieux de femme honnête, mais toutes ne sont pas élues. Les principes de cette élection se trouvent dans les axiomes suivants:
APHORISMES.
I.
Une femme honnête est essentiellement mariée.
II.
Une femme honnête a moins de quarante ans.
III.
Une femme mariée dont les faveurs sont payables n’est pas une femme honnête.
IV.
Une femme mariée qui a une voiture à elle est une femme honnête.
V.
Une femme qui fait la cuisine dans son ménage n’est pas une femme honnête.
VI.
Quand un homme a gagné vingt mille livres de rente, sa femme est une femme honnête, quel que soit le genre de commerce auquel il a dû sa fortune.
VII.
Une femme qui dit une lettre d’échange pour une lettre de change, souyer pour soulier, pierre de lierre pour pierre de liais, qui dit d’un homme: «Est-il farce monsieur un tel!» ne peut jamais être une femme honnête, quelle que soit sa fortune.
VIII.
Une femme honnête doit avoir une existence pécuniaire qui permette à son amant de penser qu’elle ne lui sera jamais à charge d’aucune manière.
IX.
Une femme logée au troisième étage (les rues de Rivoli et Castiglione exceptées) n’est pas une femme honnête.
X.
La femme d’un banquier est toujours une femme honnête; mais une femme assise dans un comptoir ne peut l’être qu’autant que son mari fait un commerce très-étendu et qu’elle ne loge pas au-dessus de sa boutique.
XI.
La nièce, non mariée, d’un évêque, et quand elle demeure chez lui, peut passer pour une femme honnête, parce que si elle a une intrigue, elle est obligée de tromper son oncle.
XII.
Une femme honnête est celle que l’on craint de compromettre.
XIII.
La femme d’un artiste est toujours une femme honnête.
En appliquant ces principes, un homme du département de l’Ardèche peut résoudre toutes les difficultés qui se présenteront dans cette matière.
Pour qu’une femme ne fasse pas elle-même sa cuisine, ait reçu une brillante éducation, ait le sentiment de la coquetterie, ait le droit de passer des heures entières dans un boudoir, couchée sur un divan, et vive de la vie de l’âme, il lui faut au moins un revenu de six mille francs en province ou de vingt mille livres à Paris. Ces deux termes de fortune vont nous indiquer le nombre présumé des femmes honnêtes qui se trouvent dans le million, produit brut de notre statistique.
Or, trois cent mille rentiers à quinze cents francs représentent la somme totale des pensions, des intérêts viagers et perpétuels, payés par le Trésor, et celle des rentes hypothécaires;
Trois cent mille propriétaires jouissant de trois mille cinq cents francs de revenu foncier représentent toute la fortune territoriale;
Deux cent mille parties prenantes, à raison de quinze cents francs, représentent le partage du budget de l’État et celui des budgets municipaux ou départementaux; soustraction faite de la dette, des fonds du clergé, de la somme des héros à cinq sous par jour et des sommes allouées à leur linge, à l’armement, aux vivres, aux habillements, etc.;
Deux cent mille fortunes commerciales, à raison de vingt mille francs de capital, représentent tous les établissements industriels possibles de la France;
Voilà bien un million de maris.
Mais combien compterons-nous de rentiers à dix, à cinquante, cent, deux, trois, quatre, cinq et six cents francs seulement de rente inscrits sur le Grand livre et ailleurs?
Combien y a-t-il de propriétaires qui ne paient pas plus de cent sous, vingts francs, cent, deux cents et deux cent quatre-vingts francs d’impôts?
Combien supposerons-nous, parmi les budgétophages, de pauvres plumitifs qui n’ont que six cents francs d’appointements?
Combien admettrons-nous de commerçants qui n’ont que des capitaux fictifs; qui, riches de crédit, n’ont pas un sou vaillant et ressemblent à des cribles par où passe le Pactole? et combien de négociants qui n’ont qu’un capital réel de mille, deux mille, quatre mille, cinq mille francs? O Industrie!... salut.
Faisons plus d’heureux qu’il n’y en a peut-être, et partageons ce million en deux parties: cinq cent mille ménages auront de cent francs à trois mille francs de rente, et cinq cent mille femmes rempliront les conditions voulues pour être honnêtes.
D’après les observations qui terminent notre Méditation de statistique, nous sommes autorisé à retrancher de ce nombre cent mille unités: en conséquence, on peut regarder comme une proposition mathématiquement prouvée qu’il n’existe en France que quatre cent mille femmes dont la possession puisse procurer aux hommes délicats les jouissances exquises et distinguées qu’ils recherchent en amour.
En effet, c’est ici le lieu de faire observer aux adeptes pour lesquels nous écrivons que l’amour ne se compose pas de quelques causeries solliciteuses, de quelques nuits de volupté, d’une caresse plus ou moins intelligente et d’une étincelle d’amour-propre baptisée du nom de jalousie. Nos quatre cent mille femmes ne sont pas de celles dont on puisse dire: «La plus belle fille du monde ne donne que ce qu’elle a.» Non, elles sont richement dotées des trésors qu’elles empruntent à nos ardentes imaginations, elles savent vendre cher ce qu’elles n’ont pas, pour compenser la vulgarité de ce qu’elles donnent.
Est-ce en baisant le gant d’une grisette que vous ressentirez plus de plaisir qu’à épuiser cette volupté de cinq minutes que vous offrent toutes les femmes?
Est-ce la conversation d’une marchande qui vous fera espérer des jouissances infinies?
Entre vous et une femme au-dessous de vous, les délices de l’amour-propre sont pour elle. Vous n’êtes pas dans le secret du bonheur que vous donnez.
Entre vous et une femme au-dessus de vous par sa fortune ou sa position sociale, les chatouillements de vanité sont immenses et sont partagés. Un homme n’a jamais pu élever sa maîtresse jusqu’à lui; mais une femme place toujours son amant aussi haut qu’elle.—«Je puis faire des princes, et vous ne ferez jamais que des bâtards!» est une réponse étincelante de vérité.
Si l’amour est la première des passions, c’est qu’elle les flatte toutes ensemble. On aime en raison du plus ou du moins de cordes que les doigts de notre belle maîtresse attaquent dans notre cœur.
Biren, fils d’un orfèvre, montant dans le lit de la duchesse de Courlande et l’aidant à lui signer la promesse d’être proclamé souverain du pays, comme il était celui de la jeune et jolie souveraine, est le type du bonheur que doivent donner nos quatre cent mille femmes à leurs amants.
Pour avoir le droit de se faire un plancher de toutes les têtes qui se pressent dans un salon, il faut être l’amant d’une de ces femmes d’élite. Or nous aimons tous à trôner plus ou moins.
Aussi est-ce sur cette brillante partie de la nation que sont dirigées toutes les attaques des hommes auxquels l’éducation, le talent ou l’esprit ont acquis le droit d’être comptés pour quelque chose dans cette fortune humaine dont s’enorgueillissent les peuples; et c’est dans cette classe de femmes seulement que se trouve celle dont le cœur sera défendu à outrance par notre mari.
Que les considérations auxquelles donne lieu notre aristocratie féminine s’appliquent ou non aux autres classes sociales, qu’importe? Ce qui sera vrai de ces femmes si recherchées dans leurs manières, dans leur langage, dans leurs pensées; chez lesquelles une éducation privilégiée a développé le goût des arts, la faculté de sentir, de comparer, de réfléchir; qui ont un sentiment si élevé des convenances et de la politesse, et qui commandent aux mœurs en France, doit être applicable aux femmes de toutes les nations et de toutes les espèces. L’homme supérieur à qui ce livre est dédié possède nécessairement une certaine optique de pensée qui lui permet de suivre les dégradations de la lumière dans chaque classe et de saisir le point de civilisation auquel telle observation est encore vraie.
N’est-il donc pas d’un haut intérêt pour la morale de rechercher maintenant le nombre de femmes vertueuses qui peut se trouver parmi ces adorables créatures? N’y a-t-il pas là une question marito-nationale?
MÉDITATION IV.
DE LA FEMME VERTUEUSE.
La question n’est peut-être pas tant de savoir combien il y a de femmes vertueuses que si une femme honnête peut rester vertueuse.
Pour mieux éclairer un point aussi important, jetons un rapide coup d’œil sur la population masculine?
De nos quinze millions d’hommes, retranchons d’abord les neuf millions de Bimanes à trente-deux vertèbres, et n’admettons à notre analyse physiologique que six millions de sujets. Les Marceau, les Masséna, les Rousseau, les Diderot et les Rollin germent souvent tout à coup du sein de ce marc social en fermentation; mais ici, nous commettrons à dessein des inexactitudes. Ces erreurs de calcul retomberont de tout leur poids à la conclusion, et corroboreront les terribles résultats que va nous dévoiler le mécanisme des passions publiques.
De six millions d’hommes privilégiés, nous ôterons trois millions de vieillards et d’enfants.
Cette soustraction, dira-t-on, a produit quatre millions chez les femmes.
Cette différence peut, au premier aspect, sembler singulière, mais elle est facile à justifier.
L’âge moyen auquel les femmes sont mariées est vingt ans, et à quarante elles cessent d’appartenir à l’amour.
Or un jeune garçon de dix-sept ans donne de fiers coups de canif dans les parchemins des contrats, et particulièrement dans les plus anciens, disent les chroniques scandaleuses.
Or un homme de cinquante-deux ans est plus redoutable à cet âge qu’à tout autre. C’est à cette belle époque de la vie qu’il use, et d’une expérience chèrement acquise, et de toute la fortune qu’il doit avoir. Les passions sous le fléau desquelles il tourne étant les dernières, il est impitoyable et fort comme l’homme entraîné par le courant, qui saisit une verte et flexible branche de saule, jeune pousse de l’année.
XIV.
Physiquement, un homme est plus long-temps homme que la femme n’est femme.
Relativement au mariage, la différence de durée qui existe entre la vie amoureuse de l’homme et celle de la femme est donc de quinze ans. Ce terme équivaut aux trois quarts du temps pendant lequel les infidélités d’une femme peuvent faire le malheur d’un mari. Cependant le reste de la soustraction faite sur notre masse d’hommes n’offre une différence que d’un sixième au plus, en le comparant à celui qui résulte de la soustraction exercée sur la masse féminine.
Grande est la modestie de nos calculs. Quant à nos raisons, elles sont d’une évidence si vulgaire que nous ne les avons exposées que par exactitude et pour prévenir toute critique.
Il est donc prouvé à tout philosophe, tant soit peu calculateur, qu’il existe en France une masse flottante de trois millions d’hommes âgés de dix-sept ans au moins, de cinquante-deux ans au plus, tous bien vivants, bien endentés, bien décidés à mordre, mordant et ne demandant qu’à marcher fort et ferme dans le chemin du paradis.
Les observations déjà faites nous autorisent à séparer de cette masse un million de maris. Supposons un moment que, satisfaits et toujours heureux comme notre mari-modèle, ceux-là se contentent de l’amour conjugal.
Mais notre masse de deux millions de célibataires n’a pas besoin de cinq sous de rente pour faire l’amour;
Mais il suffit à un homme d’avoir bon pied, bon œil, pour décrocher le portrait d’un mari;
Mais il n’est pas nécessaire qu’il ait une jolie figure, ni même qu’il soit bien fait;
Mais pourvu qu’un homme ait de l’esprit, une figure distinguée et de l’entregent, les femmes ne lui demandent jamais d’où il sort, mais où il veut aller;
Mais les bagages de l’amour sont les charmes de la jeunesse;
Mais un habit dû à Buisson, une paire de gants prise chez Boivin, des bottes élégantes que l’industriel tremble d’avoir fournies, une cravate bien nouée y suffisent à un homme pour devenir le roi d’un salon;
Mais enfin les militaires, quoique l’engouement pour la graine d’épinards et l’aiguillette soit bien tombé, les militaires ne forment-ils pas déjà à eux seuls une redoutable légion de célibataires?..... Sans parler d’Éginhard, puisque c’était un secrétaire particulier, un journal n’a-t-il pas rapporté dernièrement qu’une princesse d’Allemagne avait légué sa fortune à un simple lieutenant des cuirassiers de la garde impériale?
Mais le notaire du village qui, au fond de la Gascogne, ne passe que trente-six actes par an, envoie son fils faire son Droit à Paris; le bonnetier veut que son fils soit notaire; l’avoué destine le sien à la magistrature; le magistrat veut être ministre pour doter ses enfants de la pairie. A aucune époque du monde il n’y a eu si brûlante soif d’instruction. Aujourd’hui ce n’est plus l’esprit qui court les rues, c’est le talent. Par toutes les crevasses de notre état social sortent de brillantes fleurs, comme le printemps en fait éclore sur les murs en ruines; dans les caveaux même, il s’échappe d’entre les voûtes des touffes à demi colorées qui verdiront, pour peu que le soleil de l’Instruction y pénètre. Depuis cet immense développement de la pensée, depuis cette égale et féconde dispersion de lumière, nous n’avons presque plus de supériorités, parce que chaque homme représente la masse d’instruction de son siècle. Nous sommes entourés d’encyclopédies vivantes qui marchent, pensent, agissent et veulent s’éterniser. De là ces effrayantes secousses d’ambitions ascendantes et de passions délirantes: il nous faut d’autres mondes; il nous faut des ruches prêtes à recevoir tous ces essaims, et surtout il faut beaucoup de jolies femmes.
Mais ensuite les maladies par lesquelles un homme est affligé ne produisent pas de non-valeur dans la masse totale des passions de l’homme. A notre honte, une femme ne nous est jamais si attachée que quand nous souffrons!...
A cette pensée, toutes les épigrammes dirigées contre le petit sexe (car c’est bien vieux de dire le beau sexe) devraient se désarmer de leurs pointes aiguës et se changer en madrigaux!... Tous les hommes devraient penser que la seule vertu de la femme est d’aimer, que toutes les femmes sont prodigieusement vertueuses, et fermer là le livre et la Méditation.
Ah! vous souvenez-vous de ce moment lugubre et noir où, seul et souffrant, accusant les hommes, surtout vos amis; faible, découragé et pensant à la mort, la tête appuyée sur un oreiller fadement chaud, et couché sur un drap dont le blanc treillis de lin s’imprimait douloureusement sur votre peau, vous promeniez vos yeux agrandis sur le papier vert de votre chambre muette? vous souvenez-vous, dis-je, de l’avoir vue entr’ouvrant votre porte sans bruit, montrant sa jeune, sa blonde tête encadrée de rouleaux d’or et d’un chapeau frais, apparaissant comme une étoile dans une nuit orageuse, souriant, accourant moitié chagrine, moitié heureuse, se précipitant vers vous!
—Comment as-tu fait, qu’as-tu dit à ton mari? demandez-vous.
Un mari!... Ah! nous voici ramenés en plein dans notre sujet.
XV.
Moralement, l’homme est plus souvent et plus long-temps homme que la femme n’est femme.
Cependant nous devons considérer que parmi ces deux millions de célibataires, il y a bien des malheureux chez lesquels le sentiment profond de leur misère et des travaux obstinés éteignent l’amour;
Qu’ils n’ont pas tous passé par le collége, et qu’il y a bien des artisans, bien des laquais (le duc de Gèvres, très-laid et petit, en se promenant dans le parc de Versailles, aperçut des valets de riche taille, et dit à ses amis:—Regardez comme nous faisons ces drôles-là, et comme ils nous font!...), bien des entrepreneurs en bâtiment, bien des industriels qui ne pensent qu’à l’argent; bien des courtauds de boutique;
Qu’il y a des hommes plus bêtes et véritablement plus laids que Dieu ne les aurait faits;
Qu’il y en a dont le caractère est comme une châtaigne sans pulpe;
Que le clergé est généralement chaste;
Qu’il y a des hommes placés de manière à ne pouvoir jamais entrer dans la sphère brillante où se meuvent les femmes honnêtes, soit faute d’un habit, soit timidité, soit manque d’un cornac qui les y introduise.
Mais laissons à chacun le soin d’augmenter le nombre des exceptions suivant sa propre expérience (car, avant tout, le but d’un livre est de faire penser); et supprimons tout d’un coup une moitié de la masse totale, n’admettons qu’un million de cœurs dignes d’offrir leurs hommages aux femmes honnêtes: c’est, à peu de chose près, le nombre de nos supériorités en tout genre. Les femmes n’aiment pas que les gens d’esprit! mais, encore une fois, donnons beau jeu à la vertu.
Maintenant, à entendre nos aimables célibataires, chacun d’eux raconte une multitude d’aventures qui, toutes, compromettent gravement les femmes honnêtes. Il y a beaucoup de modestie et de retenue à ne distribuer que trois aventures par célibataire; mais si quelques-uns comptent par dizaine, il en est tant qui s’en sont tenus à deux ou trois passions, et même à une seule dans leur vie, que nous avons, comme en statistique, pris le mode d’une répartition par tête. Or, si l’on multiplie le nombre des célibataires par le nombre des bonnes fortunes, on obtiendra trois millions d’aventures; et, pour y faire face, nous n’avons que quatre cent mille femmes honnêtes?...
Si le Dieu de bonté et d’indulgence qui plane sur les mondes ne fait pas une seconde lessive du genre humain, c’est sans doute à cause du peu de succès de la première...
Voilà donc ce que c’est qu’un peuple! voilà une société tamisée, et voilà ce qu’elle offre en résultat!
XVI.
Les mœurs sont l’hypocrisie des nations; l’hypocrisie est plus ou moins perfectionnée.
XVII.
La vertu n’est peut-être que la politesse de l’âme.
L’amour physique est un besoin semblable à la faim, à cela près que l’homme mange toujours, et qu’en amour son appétit n’est pas aussi soutenu ni aussi régulier qu’en fait de table.
Un morceau de pain bis et une cruchée d’eau font raison de la faim de tous les hommes; mais notre civilisation a créé la gastronomie.
L’amour a son morceau de pain, mais il a aussi cet art d’aimer, que nous appelons la coquetterie, mot charmant qui n’existe qu’en France, où cette science est née.
Eh! bien, n’y a-t-il pas de quoi faire frémir tous les maris s’ils viennent à penser que l’homme est tellement possédé du besoin inné de changer ses mets, qu’en quelque pays sauvage où les voyageurs aient abordé, ils ont trouvé des boissons spiritueuses et des ragoûts?
Mais la faim n’est pas si violente que l’amour; mais les caprices de l’âme sont bien plus nombreux, plus agaçants, plus recherchés dans leur furie que les caprices de la gastronomie; mais tout ce que les poètes et les événements nous ont révélé de l’amour humain arme nos célibataires d’une puissance terrible: ils sont les lions de l’Évangile cherchant des proies à dévorer.
Ici, que chacun interroge sa conscience, évoque ses souvenirs, et se demande s’il a jamais rencontré d’homme qui s’en soit tenu à l’amour d’une seule femme!
Comment, hélas! expliquer pour l’honneur de tous les peuples le problème résultant de trois millions de passions brûlantes qui ne trouve pour pâture que quatre cent mille femmes?... Veut-on distribuer quatre célibataires par femme, et reconnaître que les femmes honnêtes pourraient fort bien avoir établi, par instinct, et sans le savoir, une espèce de roulement entre elles et les célibataires semblable à celui qu’ont inventé les présidents de cours royales pour faire passer leurs conseillers dans chaque chambre les uns après les autres au bout d’un certain nombre d’années?....
Triste manière d’éclaircir la difficulté!
Veut-on même conjecturer que certaines femmes honnêtes agissent, dans le partage des célibataires, comme le lion de la fable?... Quoi! une moitié au moins de nos autels serait des sépulcres blanchis!...
Pour l’honneur des dames françaises, veut-on supposer qu’en temps de paix les autres pays nous importent une certaine quantité de leurs femmes honnêtes, principalement l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie?... Mais les nations européennes prétendront établir une balance en objectant que la France exporte une certaine quantité de jolies femmes.
La morale, la religion souffrent tant à de pareils calculs, qu’un honnête homme, dans son désir d’innocenter les femmes mariées, trouverait quelque agrément à croire que les douairières et les jeunes personnes sont pour moitié dans cette corruption générale, ou mieux encore, que les célibataires mentent.
Mais que calculons-nous? Songez à nos maris qui, à la honte des mœurs, se conduisent presque tous comme des célibataires, et font gloire, in petto, de leurs aventures secrètes.
Oh! alors, nous croyons que tout homme marié, s’il tient un peu à sa femme à l’endroit de l’honneur, dirait le vieux Corneille, peut chercher une corde et un clou: fœnum habet in cornu.
C’est cependant au sein de ces quatre cent mille femmes honnêtes qu’il faut, lanterne en main, chercher le nombre des femmes vertueuses de France!... En effet, par notre statistique conjugale, nous n’avons retranché que des créatures de qui la société ne s’occupe réellement pas. N’est-il pas vrai qu’en France les honnêtes gens, les gens comme il faut, forment à peine le total de trois millions d’individus; à savoir: notre million de célibataires, cinq cent mille femmes honnêtes, cinq cent mille maris, et un million de douairières, d’enfants et de jeunes filles.
Étonnez-vous donc maintenant du fameux vers de Boileau! Ce vers annonce que le poète avait habilement approfondi les réflexions mathématiquement développées à vos yeux dans ces affligeantes Méditations, et qu’il n’est pas une hyperbole.
Cependant il existe des femmes vertueuses:
Oui, celles qui n’ont jamais été tentées et celles qui meurent à leurs premières couches, en supposant que leurs maris les aient épousées vierges.
Oui, celles qui sont laides comme la Kaïfakatadary des Mille et une Nuits.
Oui, celles que Mirabeau appelle les fées concombres, et qui sont composées d’atomes exactement semblables à ceux des racines de fraisier et de nénuphar; cependant, ne nous y fions pas!...
Puis, avouons, à l’avantage du siècle, que, depuis la restauration de la morale et de la religion, et, par le temps qui court, on rencontre éparses quelques femmes si morales, si religieuses, si attachées à leurs devoirs, si droites, si compassées, si roides, si vertueuses, si... que le Diable n’ose seulement pas les regarder; elles sont flanquées de rosaires, d’heures et de directeurs... Chut!
Nous n’essaierons pas de compter des femmes vertueuses par bêtise, il est reconnu qu’en amour toutes les femmes ont de l’esprit.
Enfin, il ne serait cependant pas impossible qu’il y eût, dans quelque coin, des femmes jeunes, jolies et vertueuses de qui le monde ne se doute pas.
Mais ne donnez pas le nom de femme vertueuse à celle qui, combattant une passion involontaire, n’a rien accordé à un amant qu’elle est au désespoir d’idolâtrer. C’est la plus sanglante injure qui puisse être faite à un mari amoureux. Que lui reste-t-il de sa femme? Une chose sans nom, un cadavre animé. Au sein des plaisirs, sa femme demeure comme ce convive averti par Borgia, au milieu du festin, que certains mets sont empoisonnés: il n’a plus faim, mange du bout des dents, ou feint de manger. Il regrette le repas qu’il a laissé pour celui du terrible cardinal, et soupire après le moment où, la fête étant finie, il pourra se lever de table.
Quel est le résultat de ces réflexions sur la vertu féminine? Le voici; mais les deux dernières maximes nous ont été données par un philosophe éclectique du dix-huitième siècle.
XVIII.
Une femme vertueuse a dans le cœur une fibre de moins ou de plus que les autres femmes: elle est stupide ou sublime.
XIX.
La vertu des femmes est peut-être une question de tempérament.
XX.
Les femmes les plus vertueuses ont en elles quelque chose qui n’est jamais chaste.
XXI.
«Qu’un homme d’esprit ait des doutes sur sa maîtresse, cela se conçoit; mais sur sa femme!... il faut être par trop bête.»
XXII.
«Les hommes seraient trop malheureux si, auprès des femmes, ils se souvenaient le moins du monde de ce qu’ils savent par cœur.»
Le nombre des femmes rares qui, semblables aux vierges de la parabole, ont su garder leur lampe allumée, sera toujours trop faible aux yeux des défenseurs de la vertu et des bons sentiments; mais encore faudra-t-il le retrancher de la somme totale des femmes honnêtes, et cette soustraction consolante rend encore le danger des maris plus grand, le scandale plus affreux, et entache d’autant plus le reste des épouses légitimes.
Quel mari pourra maintenant dormir tranquille à côté de sa jeune et jolie femme, en apprenant que trois célibataires, au moins, sont à l’affût; que s’ils n’ont pas encore fait de dégât dans sa petite propriété, ils regardent la mariée comme une proie qui leur est due, qui tôt ou tard leur écherra, soit par ruse, soit par force, par conquête ou de bonne volonté? et il est impossible qu’ils ne soient pas, un jour, victorieux dans cette lutte!
Effrayante conclusion!...
Ici, des puristes en morale, les collets-montés enfin, nous accuseront peut-être de présenter des calculs par trop désolants: ils voudront prendre la défense, ou des femmes honnêtes, ou des célibataires; mais nous leur avons réservé une dernière observation.
Augmentez, à volonté, le nombre des femmes honnêtes et diminuez le nombre des célibataires, vous trouverez toujours, en résultat, plus d’aventures galantes que de femmes honnêtes; vous trouverez toujours une masse énorme de célibataires réduits par nos mœurs à trois genres de crimes.
S’ils restent chastes, leur santé s’altérera au sein des irritations les plus douloureuses; ils rendront vaines les vues sublimes de la nature, et iront mourir de la poitrine en buvant du lait sur les montagnes de la Suisse.
S’ils succombent à leurs tentations légitimes, ou ils compromettront des femmes honnêtes, et alors nous rentrons dans le sujet de ce livre, ou ils se dégraderont par le commerce horrible des cinq cent mille femmes de qui nous avons parlé dans la dernière catégorie de la première Méditation, et dans ce dernier cas, que de chances pour aller boire encore du lait et mourir en Suisse!...
N’avez-vous donc jamais été frappés comme nous d’un vice d’organisation de notre ordre social, et dont la remarque va servir de preuve morale à nos derniers calculs?
L’âge moyen auquel l’homme se marie est celui de trente ans; l’âge moyen auquel ses passions, ses désirs les plus violents de jouissances génésiques se développent, est celui de vingt ans. Or, pendant les dix plus belles années de sa vie, pendant la verte saison où sa beauté, sa jeunesse et son esprit le rendent plus menaçant pour les maris qu’à toute autre époque de son existence, il reste sans trouver à satisfaire légalement cet irrésistible besoin d’aimer qui ébranle son être tout entier. Ce laps de temps représentant le sixième de la vie humaine, nous devons admettre que le sixième au moins de notre masse d’hommes, et le sixième le plus vigoureux, demeure perpétuellement dans une attitude aussi fatigante pour eux que dangereuse pour la Société.
—Que ne les marie-t-on? va s’écrier une dévote.
Mais quel est le père de bon sens qui voudrait marier son fils à vingt ans?
Ne connaît-on pas le danger de ces unions précoces? Il semble que le mariage soit un état bien contraire aux habitudes naturelles, puisqu’il exige une maturité de raison particulière. Enfin, tout le monde sait que Rousseau a dit: «Il faut toujours un temps de libertinage, ou dans un état ou dans l’autre. C’est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard.»
Or, quelle est la mère de famille qui exposerait le bonheur de sa fille aux hasards de cette fermentation quand elle n’a pas eu lieu?
D’ailleurs, qu’est-il besoin de justifier un fait sous l’empire duquel existent toutes les sociétés? N’y a-t-il pas en tous pays, comme nous l’avons démontré, une immense quantité d’hommes qui vivent le plus honnêtement possible hors du célibat et du mariage?
—Ces hommes ne peuvent-ils pas, dira toujours la dévote, rester dans la continence comme les prêtres?
D’accord, madame.
Cependant nous ferons observer que le vœu de chasteté est une des plus fortes exceptions de l’état naturel nécessitées par la société; que la continence est le grand point de la profession du prêtre; qu’il doit être chaste comme le médecin est insensible aux maux physiques, comme le notaire et l’avoué le sont à la misère qui leur développe ses plaies, comme le militaire l’est à la mort qui l’environne sur un champ de bataille. De ce que les besoins de la civilisation ossifient certaines fibres du cœur et forment des calus sur certaines membranes qui doivent résonner, il n’en faut pas conclure que tous les hommes soient tenus de subir ces morts partielles et exceptionnelles de l’âme. Ce serait conduire le genre humain à un exécrable suicide moral.
Mais qu’il se produise cependant au sein du salon le plus janséniste possible un jeune homme de vingt-huit ans qui ait bien précieusement gardé sa robe d’innocence et qui soit aussi vierge que les coqs de bruyère dont se festoient les gourmets, ne voyez-vous pas d’ici la femme vertueuse la plus austère lui adressant quelque compliment bien amer sur son courage, le magistrat le plus sévère qui soit monté sur le siége hochant la tête et souriant, et toutes les dames se cachant pour ne pas lui laisser entendre leurs rires? L’héroïque et introuvable victime se retire-t-elle du salon, quel déluge de plaisanteries pleut sur sa tête innocente!... Combien d’insultes! Qu’y a-t-il de plus honteux en France que l’impuissance, que la froideur, que l’absence de toute passion, que la niaiserie?
Le seul roi de France qui n’étoufferait pas de rire serait peut-être Louis XIII; mais quant à son vert-galant de père, il aurait peut-être banni un tel jouvenceau, soit en l’accusant de n’être pas Français, soit en le croyant d’un dangereux exemple.
Étrange contradiction! Un jeune homme est également blâmé s’il passe sa vie en terre sainte, pour nous servir d’une expression de la vie de garçon! Serait-ce par hasard au profit des femmes honnêtes que les préfets de police et les maires ont de tout temps ordonné aux passions publiques de ne commencer qu’à la nuit tombante et de cesser à onze heures du soir?
Où voulez-vous donc que notre masse de célibataires jette sa gourme? Et qui trompe-t-on donc ici? comme demande Figaro. Est-ce les gouvernants ou les gouvernés? L’ordre social est-il comme ces petits garçons qui se bouchent les oreilles au spectacle pour ne pas entendre les coups de fusil? A-t-il peur de sonder sa plaie? Ou serait-il reconnu que ce mal est sans remède et qu’il faut laisser aller les choses? Mais il y a ici une question de législation, car il est impossible d’échapper au dilemme matériel et social qui résulte de ce bilan de la vertu publique en fait de mariage. Il ne nous appartient pas de résoudre cette difficulté; cependant supposons un moment que pour préserver tant de familles, tant de femmes, tant de filles honnêtes, la Société se vît contrainte de donner à des cœurs patentés le droit de satisfaire aux célibataires: nos lois ne devraient-elles pas alors ériger en corps de métier ces espèces de Décius femelles qui se dévouent pour la république et font aux familles honnêtes un rempart de leurs corps? Les législateurs ont bien eu tort de dédaigner jusqu’ici de régler le sort des courtisanes.
XXIII.
La courtisane est une institution si elle est un besoin.
Cette question est hérissée de tant de si et de mais, que nous la léguons à nos neveux; il faut leur laisser quelque chose à faire. D’ailleurs elle est tout à fait accidentelle dans cet ouvrage; car aujourd’hui, plus qu’en aucun temps, la sensibilité s’est développée; à aucune époque il n’y a eu autant de mœurs, parce qu’on n’a jamais si bien senti que le plaisir vient du cœur. Or, quel est l’homme à sentiment, le célibataire qui, en présence de quatre cent mille jeunes et jolies femmes parées des splendeurs de la fortune et des grâces de l’esprit, riches des trésors de la coquetterie et prodigues de bonheur, voudraient aller...? Fi donc!
Mettons pour nos futurs législateurs, sous des formes claires et brèves, le résultat de ces dernières années.
XXIV.
Dans l’ordre social, les abus inévitables sont des lois de la Nature d’après lesquelles l’homme doit concevoir ses lois civiles et politiques.
XXV.
L’adultère est une faillite, à cette différence près, dit Champfort, que c’est celui à qui l’on fait banqueroute qui est déshonoré.
En France, les lois sur l’adultère et sur les faillites ont besoin de grandes modifications. Sont-elles trop douces? pèchent-elles par leurs principes? Caveant consules!
Eh! bien, courageux athlète, toi qui as pris pour ton compte la petite apostrophe que notre première méditation adresse aux gens chargés d’une femme, qu’en dis-tu? Espérons que ce coup d’œil jeté sur la question ne te fait pas trembler, que tu n’es pas un de ces hommes dont l’épine dorsale devient brûlante et dont le fluide nerveux se glace à l’aspect d’un précipice ou d’un boa constrictor! Hé! mon ami, qui a terre a guerre. Les hommes qui désirent ton argent sont encore bien plus nombreux que ceux qui désirent ta femme.
Après tout, les maris sont libres de prendre ces bagatelles pour des calculs, ou ces calculs pour des bagatelles. Ce qu’il y a de plus beau dans la vie, c’est les illusions de la vie. Ce qu’il y a de plus respectable, c’est nos croyances les plus futiles. N’existe-t-il pas beaucoup de gens dont les principes ne sont que des préjugés, et qui, n’ayant pas assez de force pour concevoir le bonheur et la vertu par eux-mêmes, acceptent une vertu et un bonheur tout faits de la main des législateurs? Aussi ne nous adressons-nous qu’à tous ces Manfred qui, pour avoir relevé trop de robes, veulent lever tous les voiles dans les moments où une sorte de spleen moral les tourmente. Pour eux, maintenant la question est hardiment posée, et nous connaissons l’étendue du mal.
Il nous reste à examiner les chances générales qui se peuvent rencontrer dans le mariage de chaque homme, et le rendre moins fort dans le combat dont notre champion doit sortir vainqueur.
MÉDITATION V.
DES PRÉDESTINÉS.
Prédestiné signifie destiné par avance au bonheur ou au malheur. La Théologie s’est emparée de ce mot et l’emploie toujours pour désigner les bienheureux; nous donnons à ce terme une signification fatale à nos élus, de qui l’on peut dire le contraire de ceux de l’Évangile. «Beaucoup d’appelés, beaucoup d’élus.»
L’expérience a démontré qu’il existait certaines classes d’hommes plus sujettes que les autres à certains malheurs: ainsi, de même les Gascons sont exagérés, les Parisiens vaniteux; comme on voit l’apoplexie s’attaquer aux gens dont le cou est court, comme le charbon (sorte de peste) se jette de préférence sur les bouchers, la goutte sur les riches, la santé sur les pauvres, la surdité sur les rois, la paralysie sur les administrateurs, on a remarqué que certaines classes de maris étaient plus particulièrement victimes des passions illégitimes. Ces maris et leurs femmes accaparent les célibataires. C’est une aristocratie d’un autre genre. Si quelque lecteur se trouvait dans une de ces classes aristocratiques, il aura, nous l’espérons, assez de présence d’esprit, lui ou sa femme, pour se rappeler à l’instant l’axiome favori de la grammaire latine de Lhomond: Pas de règle sans exception. Un ami de la maison peut même citer ce vers:
Et alors chacun d’eux aura, in petto, le droit de se croire une exception. Mais notre devoir, l’intérêt que nous portons aux maris et l’envie que nous avons de préserver tant de jeunes et jolies femmes des caprices et des malheurs que traîne à sa suite un amant, nous forcent à signaler par ordre les maris qui doivent se tenir plus particulièrement sur leurs gardes.
Dans ce dénombrement paraîtront les premiers tous les maris que leurs affaires, places ou fonctions chassent du logis à certaines heures et pendant un certain temps. Ceux-là porteront la bannière de la confrérie.
Parmi eux, nous distinguerons les magistrats, tant amovibles qu’inamovibles, obligés de rester au Palais pendant une grande partie de la journée; les autres fonctionnaires trouvent quelquefois les moyens de quitter leurs bureaux; mais un juge ou un procureur du roi, assis sur les lys, doit, pour ainsi dire, mourir pendant l’audience. Là est son champ de bataille.
Il en est de même des députés et des pairs qui discutent les lois, des ministres qui travaillent avec le roi, des directeurs qui travaillent avec les ministres, des militaires en campagne, et enfin du caporal en patrouille, comme le prouve la lettre de Lafleur, dans le Voyage Sentimental.
Après les gens forcés de s’absenter du logis à des heures fixes, viennent les hommes à qui de vastes et sérieuses occupations ne laissent pas une minute pour être aimables; leurs fronts sont toujours soucieux, leur entretien est rarement gai.
A la tête de ces troupes incornifistibulées, nous placerons ces banquiers travaillant à remuer des millions, dont les têtes sont tellement remplies de calculs que les chiffres finissent par percer leur occiput et s’élever en colonnes d’additions au-dessus de leurs fronts.
Ces millionnaires oublient la plupart du temps les saintes lois du mariage et les soins réclamés par la tendre fleur qu’ils ont à cultiver, jamais ne pensent à l’arroser, à la préserver du froid ou du chaud. A peine savent-ils que le bonheur d’une épouse leur a été confié; s’ils s’en souviennent, c’est à table en voyant devant eux une femme richement parée, ou lorsque la coquette, craignant leur abord brutal, vient, aussi gracieuse que Vénus, puiser à leur caisse... Oh! alors, le soir, ils se rappellent quelquefois assez fortement les droits spécifiés à l’article 213 du Code civil, et leurs femmes les reconnaissent; mais comme ces forts impôts que les lois établissent sur les marchandises étrangères, elles les souffrent et les acquittent en vertu de cet axiome: Il n’y a pas de plaisir sans un peu de peine.
Les savants, qui demeurent des mois entiers à ronger l’os d’un animal anté-diluvien, à calculer les lois de la nature ou à en épier les secrets; les Grecs et les Latins qui dînent d’une pensée de Tacite, soupent d’une phrase de Thucydide, vivent en essuyant la poussière des bibliothèques, en restant à l’affût d’une note ou d’un papyrus, sont tous prédestinés. Rien de ce qui se passe autour d’eux ne les frappe, tant est grande leur absorption ou leur extase; leur malheur se consommerait en plein midi, à peine le verraient-ils! Heureux! ô mille fois heureux! Exemple: Beauzée qui, revenant chez lui après une séance de l’Académie, surprend sa femme avec un Allemand.—Quand je vous avertissais, madame, qu’il fallait que je m’en aille.... s’écrie l’étranger.—Eh! monsieur, dites au moins: Que je m’en allasse! reprend l’académicien.
Viennent encore, la lyre à la main, quelques poètes dont toutes les forces animales abandonnent l’entresol pour aller dans l’étage supérieur. Sachant mieux monter Pégase que la jument du compère Pierre, ils se marient rarement, habitués qu’ils sont à jeter, par intervalle, leur fureur sur des Chloris vagabondes ou imaginaires.
Mais les hommes dont le nez est barbouillé de tabac;
Mais ceux qui, par malheur, sont nés avec une éternelle pituite;
Mais les maris qui fument ou qui chiquent;
Mais les gens auxquels un caractère sec et bilieux donne toujours l’air d’avoir mangé une pomme aigre;
Mais les hommes qui, dans la vie privée, ont quelques habitudes cyniques, quelques pratiques ridicules, qui gardent, malgré tout, un air de malpropreté;
Mais les maris qui obtiennent le nom déshonorant de chauffe-la-couche;
Enfin, les vieillards qui épousent de jeunes personnes.
Tous ces gens-là sont les prédestinés par excellence!
Il est une dernière classe de prédestinés dont l’infortune est encore presque certaine. Nous voulons parler des hommes inquiets et tracassiers, tatillons et tyranniques, qui ont je ne sais quelles idées de domination domestique, qui pensent ouvertement mal des femmes et qui n’entendent pas plus la vie que les hannetons ne connaissent l’histoire naturelle. Quand ces hommes-là se marient, leurs ménages ont l’air de ces guêpes auxquelles un écolier a tranché la tête et qui voltigent çà et là sur une vitre. Pour cette sorte de prédestinés ce livre est lettres closes. Nous n’écrivons pas plus pour ces imbéciles statues ambulantes, qui ressemblent à des sculptures de cathédrale, que pour les vieilles machines de Marly qui ne peuvent plus élever d’eau dans les bosquets de Versailles sans être menacées d’une dissolution subite.
Je vais rarement observer dans les salons les singularités conjugales qui y fourmillent, sans avoir présent à la mémoire un spectacle dont j’ai joui dans ma jeunesse.
En 1819, j’habitais une chaumière au sein de la délicieuse vallée de l’Isle-Adam. Mon ermitage était voisin du parc de Cassan, la plus suave retraite, la plus voluptueuse à voir, la plus coquette pour le promeneur, la plus humide en été de toutes celles que le luxe et l’art ont créées. Cette verte chartreuse est due à un fermier-général du bon vieux temps, un certain Bergeret, homme célèbre par son originalité, et qui, entre autres héliogabaleries, allait à l’Opéra, les cheveux poudrés d’or, illuminait pour lui seul son parc ou se donnait à lui-même une fête somptueuse. Ce bourgeois Sardanapale était revenu d’Italie, si passionné pour les sites de cette belle contrée, que, par un accès de fanatisme, il dépensa quatre ou cinq millions à faire copier dans son parc les vues qu’il avait en portefeuille. Les plus ravissantes oppositions de feuillages, les arbres les plus rares, les longues vallées, les points de vue les plus pittoresques du dehors, les îles Borromées flottant sur des eaux claires et capricieuses, sont autant de rayons qui viennent apporter leurs trésors d’optique à un centre unique, à une isola bella d’où l’œil enchanté aperçoit chaque détail à son gré, à une île au sein de laquelle est une petite maison cachée sous les panaches de quelques saules centenaires, à une île bordée de glaïeuls, de roseaux, de fleurs et qui ressemble à une émeraude richement sertie. C’est à fuir de mille lieues!.... Le plus maladif, le plus chagrin, le plus sec de ceux de nos hommes de génie qui ne se portent pas bien, mourrait là de gras fondu et de satisfaction au bout de quinze jours, accablé des succulentes richesses d’une vie végétative. L’homme assez insouciant de cet Éden, et qui le possédait alors, s’était amouraché d’un grand singe, à défaut d’enfant ou de femme. Jadis aimé d’une impératrice, disait-on, peut-être en avait-il assez de l’espèce humaine. Une élégante lanterne de bois, supportée par une colonne sculptée, servait d’habitation au malicieux animal, qui, mis à la chaîne et rarement caressé par un maître fantasque, plus souvent à Paris qu’à sa terre, avait acquis une fort mauvaise réputation. Je me souviens de l’avoir vu, en présence de certaines dames, devenir presque aussi insolent qu’un homme. Le propriétaire fut obligé de le tuer, tant sa méchanceté alla croissant. Un matin que j’étais assis sous un beau tulipier en fleurs, occupé à ne rien faire, mais respirant les amoureux parfums que de hauts peupliers empêchaient de sortir de cette brillante enceinte, savourant le silence des bois, écoutant les murmures de l’eau et le bruissement des feuilles, admirant les découpures bleues que dessinaient au-dessus de ma tête des nuages de nacre et d’or, flânant peut-être dans ma vie future, j’entendis je ne sais quel lourdaud, arrivé la veille de Paris, jouer du violon avec la rage subite d’un désœuvré. Je ne souhaiterais pas à mon plus cruel ennemi d’éprouver un saisissement disparate avec la sublime harmonie de la nature. Si les sons lointains du cor de Roland eussent animé les airs, peut-être... mais une criarde chanterelle qui a la prétention de vous apporter des idées humaines et des phrases! Cet Amphion, qui se promenait de long en large dans la salle à manger, finit par s’asseoir sur l’appui d’une croisée précisément en face du singe. Peut-être cherchait-il un public. Tout à coup je vis l’animal descendu doucement de son petit donjon, se plantant sur ses deux pieds, inclinant sa tête comme un nageur et se croisant les bras sur la poitrine comme aurait pu le faire Spartacus enchaîné ou Catilina écoutant Cicéron. Le banquier, appelé par une douce voix dont le timbre argentin réveilla les échos d’un boudoir à moi connu, posa le violon sur l’appui de la croisée et s’échappa comme une hirondelle qui rejoint sa compagne d’un vol horizontal et rapide. Le grand singe, dont la chaîne était longue, arriva jusqu’à la fenêtre et prit gravement le violon. Je ne sais pas si vous avez eu comme moi le plaisir de voir un singe essayant d’apprendre la musique; mais en ce moment, que je ne ris plus autant qu’en ces jours d’insouciance, je ne pense jamais à mon singe sans sourire. Le semi-homme commença par empoigner l’instrument à pleine main et par le flairer comme s’il se fût agi de déguster une pomme. Son aspiration nasale fit probablement rendre une sourde harmonie au bois sonore, et alors l’orang-outang hocha la tête, il tourna, retourna, haussa, baissa le violon, le mit tout droit, et l’agita, le porta à son oreille, le laissa et le reprit avec une rapidité de mouvements dont la prestesse n’appartient qu’à ces animaux. Il interrogeait le bois muet avec une sagacité sans but, qui avait je ne sais quoi de merveilleux et d’incomplet. Enfin il tâcha, de la manière la plus grotesque, de placer le violon sous son menton en tenant le manche d’une main; mais, comme un enfant gâté, il se lassa d’une étude qui demandait une habileté trop longue à acquérir, et il pinça les cordes sans pouvoir obtenir autre chose que des sons discords. Il se fâcha, posa le violon sur l’appui de la croisée; et, saisissant l’archet, il se mit à le pousser et à le retirer violemment, comme un maçon qui scie une pierre. Cette nouvelle tentative n’ayant réussi qu’à fatiguer davantage ses savantes oreilles, il prit l’archet à deux mains, puis frappa sur l’innocent instrument, source de plaisir et d’harmonie, à coups pressés. Il me sembla voir un écolier tenant sous lui un camarade renversé et le nourrissant d’une volée de coups de poings précipitamment assénés, pour le corriger d’une lâcheté. Le violon jugé et condamné, le singe s’assit sur les débris et s’amusa avec une joie stupide à mêler la blonde chevelure de l’archet cassé.
Jamais, depuis ce jour, je n’ai pu voir les ménages des prédestinés sans comparer la plupart des maris à cet orang-outang voulant jouer du violon.
L’amour est la plus mélodieuse de toutes les harmonies, et nous en avons le sentiment inné. La femme est un délicieux instrument de plaisir, mais il faut en connaître les frémissantes cordes, en étudier la pose, le clavier timide, le doigté changeant et capricieux. Combien d’orangs!... d’hommes, veux-je dire, se marient sans savoir ce qu’est une femme! Combien de prédestinés ont procédé avec elles comme le singe de Cassan avec son violon! Ils ont brisé le cœur qu’ils ne comprenaient pas, comme ils ont flétri et dédaigné le bijou dont le secret leur était inconnu. Enfants toute leur vie, ils s’en vont de la vie les mains vides, ayant végété, ayant parlé d’amour et de plaisir, de libertinage et de vertu, comme les esclaves parlent de la liberté. Presque tous se sont mariés dans l’ignorance la plus profonde et de la femme et de l’amour. Ils ont commencé par enfoncer la porte d’une maison étrangère et ils ont voulu être bien reçus au salon. Mais l’artiste le plus vulgaire sait qu’il existe entre lui et son instrument (son instrument qui est de bois ou d’ivoire!), une sorte d’amitié indéfinissable. Il sait, par expérience, qu’il lui a fallu des années pour établir ce rapport mystérieux entre une matière inerte et lui. Il n’en a pas deviné du premier coup les ressources et les caprices, les défauts et les vertus. Son instrument ne devient une âme pour lui et n’est une source de mélodie qu’après de longues études; ils ne parviennent à se connaître comme deux amis qu’après les interrogations les plus savantes.
Est-ce en restant accroupi dans la vie, comme un séminariste dans sa cellule, qu’un homme peut apprendre la femme et savoir déchiffrer cet admirable solfége? Est-ce un homme qui fait métier de penser pour les autres, déjuger les autres, de gouverner les autres, de voler l’argent des autres, de nourrir, de guérir, de blesser les autres. Est-ce tous nos prédestinés enfin, qui peuvent employer leur temps à étudier une femme? Ils vendent leur temps, comment le donneraient-ils au bonheur? L’argent est leur dieu. L’on ne sert pas deux maîtres à la fois. Aussi le monde est-il plein de jeunes femmes qui se traînent pâles et débiles, malades et souffrantes. Les unes sont la proie d’inflammations plus ou moins graves, les autres restent sous la cruelle domination d’attaques nerveuses plus ou moins violentes. Tous les maris de ces femmes-là sont des ignares et des prédestinés. Ils ont causé leur malheur avec le soin qu’un mari-artiste aurait mis à faire éclore les tardives et délicieuses fleurs du plaisir. Le temps qu’un ignorant passe à consommer sa ruine est précisément celui qu’un homme habile sait employer à l’éducation de son bonheur.
XXVI.
Ne commencez jamais le mariage par un viol.
Dans les Méditations précédentes, nous avons accusé l’étendue du mal avec l’irrespectueuse audace des chirurgiens qui développent hardiment les tissus menteurs sous lesquels une honteuse blessure est cachée. La vertu publique, traduite sur la table de notre amphithéâtre, n’a même pas laissé de cadavre sous le scalpel. Amant ou mari, vous avez souri ou frémi du mal? Hé! bien, c’est avec une joie malicieuse que nous reportons cet immense fardeau social sur la conscience des prédestinés. Arlequin, essayant de savoir si son cheval peut s’accoutumer à ne pas manger, n’est pas plus ridicule que ces hommes qui veulent trouver le bonheur en ménage et ne pas le cultiver avec tous les soins qu’il réclame. Les fautes des femmes sont autant d’actes d’accusation contre l’égoïsme, l’insouciance et la nullité des maris.
Maintenant c’est à vous-même, vous, lecteur, qui avez souvent condamné votre crime dans un autre, c’est à vous de tenir la balance. L’un des bassins est assez chargé, voyez ce que vous mettrez dans l’autre! Évaluez le nombre de prédestinés qui peut se rencontrer dans la somme totale des gens mariés, et pesez: vous saurez où est le mal.
Essayons de pénétrer plus avant dans les causes de cette maladie conjugale.
Le mot amour, appliqué à la reproduction de l’espèce, est le plus odieux blasphème que les mœurs modernes aient appris à proférer. La nature, en nous élevant au-dessus des bêtes par le divin présent de la pensée, nous a rendus aptes à éprouver des sensations et des sentiments, des besoins et des passions. Cette double nature crée en l’homme l’animal et l’amant. Cette distinction va éclairer le problème social qui nous occupe.
Le mariage peut être considéré politiquement, civilement et moralement, comme une loi, comme un contrat, comme une institution: loi, c’est la reproduction de l’espèce; contrat, c’est la transmission des propriétés; institution, c’est une garantie dont les obligations intéressent tous les hommes: ils ont un père et une mère, ils auront des enfants. Le mariage doit donc être l’objet du respect général. La société n’a pu considérer que ces sommités, qui, pour elle, dominent la question conjugale.
La plupart des hommes n’ont eu en vue par leur mariage que la reproduction, la propriété ou l’enfant; mais ni la reproduction, ni la propriété, ni l’enfant ne constituent le bonheur. Le crescite et multiplicamini n’implique pas l’amour. Demander à une fille que l’on a vue quatorze fois en quinze jours de l’amour de par la loi, le roi et justice, est une absurdité digne de la plupart des prédestinés!
L’amour est l’accord du besoin et du sentiment, le bonheur en mariage résulte d’une parfaite entente des âmes entre les époux. Il suit de là que, pour être heureux, un homme est obligé de s’astreindre à certaines règles d’honneur et de délicatesse. Après avoir usé du bénéfice de la loi sociale qui consacre le besoin, il doit obéir aux lois secrètes de la nature qui font éclore les sentiments. S’il met son bonheur à être aimé, il faut qu’il aime sincèrement: rien ne résiste à une passion véritable.
Mais être passionné, c’est désirer toujours. Peut-on toujours désirer sa femme?
Oui.
Il est aussi absurde de prétendre qu’il est impossible de toujours aimer la même femme qu’il peut l’être de dire qu’un artiste célèbre a besoin de plusieurs violons pour exécuter un morceau de musique et pour créer une mélodie enchanteresse.
L’amour est la poésie des sens. Il a la destinée de tout ce qui est grand chez l’homme et de tout ce qui procède de sa pensée. Ou il est sublime, ou il n’est pas. Quand il existe, il existe à jamais et va toujours croissant. C’est là cet amour que les Anciens faisaient fils du Ciel et de la Terre.
La littérature roule sur sept situations; la musique exprime tout avec sept notes; la peinture n’a que sept couleurs; comme ces trois arts, l’amour se constitue peut-être de sept principes, nous en abandonnons la recherche au siècle suivant.
Si la poésie, la musique et la peinture ont des expressions infinies, les plaisirs de l’amour doivent en offrir encore bien davantage; car dans les trois arts qui nous aident à chercher peut-être infructueusement la vérité par analogie, l’homme se trouve seul avec son imagination, tandis que l’amour est la réunion de deux corps et de deux âmes. Si les trois principaux modes qui servent à exprimer la pensée demandent des études préliminaires à ceux que la nature a créés poètes, musiciens ou peintres, ne tombe-t-il pas sous le sens qu’il est nécessaire de s’initier dans les secrets du plaisir pour être heureux? Tous les hommes ressentent le besoin de la reproduction, comme tous ont faim et soif; mais ils ne sont pas tous appelés à être amants et gastronomes. Notre civilisation actuelle a prouvé que le goût était une science, et qu’il n’appartenait qu’à certains êtres privilégiés de savoir boire et manger. Le plaisir, considéré comme un art, attend son physiologiste. Pour nous, il suffit d’avoir démontré que l’ignorance seule des principes constitutifs du bonheur produit l’infortune qui attend tous les prédestinés.
C’est avec la plus grande timidité que nous oserons hasarder la publication de quelques aphorismes qui pourront donner naissance à cet art nouveau comme des plâtres ont créé la géologie; et nous les livrons aux méditations des philosophes, des jeunes gens à marier et des prédestinés.
CATÉCHISME CONJUGAL.
XXVII.
Le mariage est une science.
XXVIII.
Un homme ne peut pas se marier sans avoir étudié l’anatomie et disséqué une femme au moins.
XXIX.
Le sort d’un ménage dépend de la première nuit.
XXX.
La femme privée de son libre arbitre ne peut jamais avoir le mérite de faire un sacrifice.
XXXI.
En amour, toute âme mise à part, la femme est comme une lyre qui ne livre ses secrets qu’à celui qui en sait bien jouer.
XXXII.
Indépendamment d’un mouvement répulsif, il existe dans l’âme de toutes les femmes un sentiment qui tend à proscrire tôt ou tard les plaisirs dénués de passion.
XXXIII.
L’intérêt d’un mari lui prescrit au moins autant que l’honneur de ne jamais se permettre un plaisir qu’il n’ait eu le talent de faire désirer par sa femme.
XXXIV.
Le plaisir étant causé par l’alliance des sensations et d’un sentiment, on peut hardiment prétendre que les plaisirs sont des espèces d’idées matérielles.
XXXV.
Les idées se combinant à l’infini, il doit en être de même des plaisirs.
XXXVI.
Il ne se rencontre pas plus dans la vie de l’homme deux moments de plaisirs semblables, qu’il n’y a deux feuilles exactement pareilles sur un même arbre.
XXXVII.
S’il existe des différences entre un moment de plaisir et un autre, un homme peut toujours être heureux avec la même femme.
XXXVIII.
Saisir habilement les nuances du plaisir, les développer, leur donner un style nouveau, une expression originale, constitue le génie d’un mari.
XXXIX.
Entre deux êtres qui ne s’aiment pas, ce génie est du libertinage; mais les caresses auxquelles l’amour préside ne sont jamais lascives.
XL.
La femme mariée la plus chaste peut être aussi la plus voluptueuse.
XLI.
La femme la plus vertueuse peut être indécente à son insu.
XLII.
Quand deux êtres sont unis par le plaisir, toutes les conventions sociales dorment. Cette situation cache un écueil sur lequel se sont brisées bien des embarcations. Un mari est perdu s’il oublie une seule fois qu’il existe une pudeur indépendante des voiles. L’amour conjugal ne doit jamais mettre ni ôter son bandeau qu’à propos.
XLIII.
La puissance ne consiste pas à frapper fort ou souvent, mais à frapper juste.
XLIV.
Faire naître un désir, le nourrir, le développer, le grandir, l’irriter, le satisfaire, c’est un poème tout entier.
XLV.
L’ordre des plaisirs est du distique au quatrain, du quatrain au sonnet, du sonnet à la ballade, de la ballade à l’ode, de l’ode à la cantate, de la cantate au dithyrambe. Le mari qui commence par le dithyrambe est un sot.
XLVI.
Chaque nuit doit avoir son menu.
XLVII.
Le mariage doit incessamment combattre un monstre qui dévore tout: l’habitude.
XLVIII.
Si un homme ne sait pas distinguer la différence des plaisirs de deux nuits consécutives, il s’est marié trop tôt.
XLIX.
Il est plus facile d’être amant que mari, par la raison qu’il est plus difficile d’avoir de l’esprit tous les jours que de dire de jolies choses de temps en temps.
L.
Un mari ne doit jamais s’endormir le premier ni se réveiller le dernier.
LI.
L’homme qui entre dans le cabinet de toilette de sa femme est philosophe ou un imbécile.
LII.
Le mari qui ne laisse rien à désirer est un homme perdu.
LIII.
La femme mariée est un esclave qu’il faut savoir mettre sur un trône.
LIV.
Un homme ne peut se flatter de connaître sa femme et de la rendre heureuse que quand il la voit souvent à ses genoux.
C’était à toute la troupe ignorante de nos prédestinés, à nos légions de catarrheux, de fumeurs, de priseurs, de vieillards, de grondeurs, etc., que Sterne adressait la lettre écrite, dans le Tristram Shandy, par Gauthier Shandy à son frère Tobie, quand ce dernier se proposait d’épouser la veuve de Wadman.
Les célèbres instructions que le plus original des écrivains anglais a consignées dans cette lettre pouvant, à quelques exceptions près, compléter nos observations sur la manière de se conduire auprès des femmes, nous l’offrons textuellement aux réflexions des prédestinés en les priant de la méditer comme un des plus substantiels chefs-d’œuvre de l’esprit humain.