La Comédie humaine - Volume 16. Études philosophiques et Études analytiques
25 novembre.
«Croyez-moi, mon oncle, il est difficile de renoncer sans douleur à la vie qui nous est propre, je retourne à Blois avec un affreux saisissement de cœur. J’y mourrai en emportant des vérités utiles. Aucun intérêt personnel ne dégrade mes regrets. La gloire est-elle quelque chose à qui croit pouvoir aller dans une sphère supérieure? Je ne suis pris d’aucun amour pour les deux syllabes Lam et bert: prononcées avec vénération ou avec insouciance sur ma tombe, elles ne changeront rien à ma destinée ultérieure. Je me sens fort, énergique, et pourrais devenir une puissance; je sens en moi une vie si lumineuse qu’elle pourrait animer un monde, et je suis enfermé dans une sorte de minéral, comme y sont peut-être effectivement les couleurs que vous admirez au col des oiseaux de la presqu’île indienne. Il faudrait embrasser tout ce monde, l’étreindre pour le refaire; mais ceux qui l’ont ainsi étreint et refondu n’ont-ils pas commencé par être un rouage de la machine? moi, je serais broyé. A Mahomet le sabre, à Jésus la croix, à moi la mort obscure; demain à Blois, et quelques jours après dans un cercueil. Savez-vous pourquoi? Je suis revenu à Swedenborg, après avoir fait d’immenses études sur les religions et m’être démontré, par la lecture de tous les ouvrages que la patiente Allemagne, l’Angleterre et la France ont publiés depuis soixante ans, la profonde vérité des aperçus de ma jeunesse sur la Bible. Évidemment, Swedenborg résume toutes les religions, ou plutôt la seule religion de l’Humanité. Si les cultes ont eu des formes infinies, ni leur sens ni leur construction métaphysique n’ont jamais varié. Enfin l’homme n’a jamais eu qu’une religion. Le Sivaïsme, le Vichnouvisme et le Brahmaïsme, les trois premiers cultes humains, nés au Thibet, dans la vallée de l’Indus et sur les vastes plaines du Gange, ont fini, quelques mille ans avant Jésus-Christ, leurs guerres, par l’adoption de la Trimourti hindoue. De ce dogme sortent, en Perse, le Magisme; en Égypte, les religions africaines et le Mosaïsme; puis le Cabirisme et le Polythéisme gréco-romain. Pendant que ces irradiations de la Trimourti adaptent les mythes de l’Asie aux imaginations de chaque pays où elles arrivent conduites par des sages que les hommes transforment en demi-dieux, Mithra, Bacchus, Hermès, Hercule, etc., Bouddha, le célèbre réformateur des trois religions primitives s’élève dans l’Inde et y fonde son Église, qui compte encore aujourd’hui deux cent millions de fidèles de plus que le Christianisme, et où sont venues se tremper les vastes volontés de Christ et de Confucius. Le Christianisme lève sa bannière. Plus tard, Mahomet fond le Mosaïsme et le Christianisme, la Bible et l’Évangile en un livre, le Coran, où il les approprie au génie des Arabes. Enfin Swedenborg reprend au Magisme, au Brahmaïsme, au Bouddhisme et au Mysticisme chrétien ce que ces quatre grandes religions ont de commun, de réel, de divin, et rend à leur doctrine une raison pour ainsi dire mathématique. Pour qui se jette dans ces fleuves religieux dont tous les fondateurs ne sont pas connus, Zoroastre, Moïse, Bouddha, Confucius, Jésus-Christ, Swedenborg ont les mêmes principes, et se proposent la même fin. Mais, le dernier de tous, Swedenborg sera peut-être le Bouddha du Nord. Quelque obscurs et diffus que soient ses livres, il s’y trouve les éléments d’une conception sociale grandiose. Sa théocratie est sublime, et sa religion est la seule que puisse admettre un esprit supérieur. Lui seul fait toucher à Dieu, il en donne soif, il a dégagé la majesté de Dieu des langes dans lesquels l’ont entortillée les autres cultes humains; il l’a laissé là où il est, en faisant graviter autour de lui ses créations innombrables et ses créatures par des transformations successives qui sont un avenir plus immédiat, plus naturel que ne l’est l’éternité catholique. Il a lavé Dieu du reproche que lui font les âmes tendres sur la pérennité des vengeances par lesquelles il punit les fautes d’un instant, système sans justice ni bonté. Chaque homme peut savoir s’il lui est réservé d’entrer dans une autre vie, et si ce monde a un sens. Cette expérience, je vais la tenter. Cette tentative peut sauver le monde, aussi bien que la croix de Jérusalem et le sabre de la Mecque. L’une et l’autre sont fils du désert. Des trente-trois années de Jésus, il n’en est que neuf de connues; sa vie silencieuse a préparé sa vie glorieuse. A moi aussi, il me faut le désert!»
Malgré les difficultés de l’entreprise, j’ai cru devoir essayer de peindre la jeunesse de Lambert, cette vie cachée à laquelle je suis redevable des seules bonnes heures et des seuls souvenirs agréables de mon enfance. Hormis ces deux années, je n’ai eu que troubles et ennuis. Si plus tard le bonheur est venu, mon bonheur fut toujours incomplet. J’ai été très-diffus, sans doute; mais faute de pénétrer dans l’étendue du cœur et du cerveau de Lambert, deux mots qui représentent imparfaitement les modes infinis de sa vie intérieure, il serait presque impossible de comprendre la seconde partie de son histoire intellectuelle, également inconnue et au monde et à moi, mais dont l’occulte dénoûment s’est développé devant moi pendant quelques heures. Ceux auxquels ce livre ne sera pas encore tombé des mains comprendront, je l’espère, les événements qui me restent à raconter, et qui forment en quelque sorte une seconde existence à cette créature; pourquoi ne dirais-je pas à cette création en qui tout devait être extraordinaire, même sa fin?
Quand Louis fut de retour à Blois, son oncle s’empressa de lui procurer des distractions. Mais ce pauvre prêtre se trouvait dans cette ville dévote comme un véritable lépreux. Personne ne se souciait de recevoir un révolutionnaire, un assermenté. Sa société consistait donc en quelques personnes de l’opinion dite alors libérale, patriote ou constitutionnelle, chez lesquelles il se rendait pour faire sa partie de wisth ou de boston. Dans la première maison où le présenta son oncle, Louis vit une jeune personne que sa position forçait à rester dans cette société réprouvée par les gens du grand monde, quoique sa fortune fût assez considérable pour faire supposer que plus tard elle pourrait contracter une alliance dans la haute aristocratie du pays. Mademoiselle Pauline de Villenoix se trouvait seule héritière des richesses amassées par son grand-père, un juif nommé Salomon, qui, contrairement aux usages de sa nation, avait épousé dans sa vieillesse une femme de la religion catholique. Il eut un fils élevé dans la communion de sa mère. A la mort de son père, le jeune Salomon acheta, suivant l’expression du temps, une savonnette à vilain, et fit ériger en baronnie la terre de Villenoix, dont le nom devint le sien. Il était mort sans avoir été marié, mais en laissant une fille naturelle à laquelle il avait légué la plus grande partie de sa fortune, et notamment sa terre de Villenoix. Un de ses oncles, monsieur Joseph Salomon, fut nommé par monsieur de Villenoix tuteur de l’orpheline. Ce vieux juif avait pris une telle affection pour sa pupille, qu’il paraissait vouloir faire de grands sacrifices afin de la marier honorablement. Mais l’origine de mademoiselle de Villenoix et les préjugés que l’on conserve en province contre les juifs ne lui permettaient pas, malgré sa fortune et celle de son tuteur, d’être reçue dans cette société tout exclusive qui s’appelle, à tort ou à raison, la noblesse. Cependant monsieur Joseph Salomon prétendait qu’à défaut d’un hobereau de province, sa pupille irait choisir à Paris un époux parmi les pairs libéraux ou monarchiques; et quant à son bonheur, le bon tuteur croyait pouvoir le lui garantir par les stipulations du contrat de mariage. Mademoiselle de Villenoix avait alors vingt ans. Sa beauté remarquable, les grâces de son esprit étaient pour sa félicité des garanties moins équivoques que toutes celles données par la fortune. Ses traits offraient dans sa plus grande pureté le caractère de la beauté juive: ces lignes ovales, si larges et si virginales qui ont je ne sais quoi d’idéal, et respirent les délices de l’Orient, l’azur inaltérable de son ciel, les splendeurs de sa terre et les fabuleuses richesses de sa vie. Elle avait de beaux yeux voilés par de longues paupières frangées de cils épais et recourbés. Une innocence biblique éclatait sur son front. Son teint avait la blancheur mate des robes du lévite. Elle restait habituellement silencieuse et recueillie; mais ses gestes, ses mouvements témoignaient d’une grâce cachée, de même que ses paroles attestaient l’esprit doux et caressant de la femme. Cependant elle n’avait pas cette fraîcheur rosée, ces couleurs purpurines qui décorent les joues de la femme pendant son âge d’insouciance. Des nuances brunes, mélangées de quelques filets rougeâtres, remplaçaient dans son visage la coloration, et trahissaient un caractère énergique, une irritabilité nerveuse que beaucoup d’hommes n’aiment pas à trouver dans une femme, mais qui, pour certains autres, sont l’indice d’une chasteté de sensitive et de passions fières. Aussitôt que Lambert aperçut mademoiselle de Villenoix, il devina l’ange sous cette forme. Les riches facultés de son âme, sa pente vers l’extase, tout en lui se résolut alors par un amour sans bornes, par le premier amour du jeune homme, passion déjà si vigoureuse chez les autres, mais que la vivace ardeur de ses sens, la nature de ses idées et son genre de vie durent porter à une puissance incalculable. Cette passion fut un abîme où le malheureux jeta tout, abîme où la pensée s’effraie de descendre, puisque la sienne, si flexible et si forte, s’y perdit. Là tout est mystère, car tout se passa dans ce monde moral, clos pour la plupart des hommes, et dont les lois lui furent peut-être révélées pour son malheur. Lorsque le hasard me mit en relation avec son oncle, le bonhomme m’introduisit dans la chambre habitée à cette époque par Lambert. Je voulais y chercher quelques traces de ses œuvres, s’il en avait laissé. Là, parmi des papiers dont le désordre était respecté par ce vieillard avec cet exquis sentiment des douleurs qui distingue les vieilles gens, je trouvai plusieurs lettres trop illisibles pour avoir été remises à mademoiselle de Villenoix. La connaissance que je possédais de l’écriture de Lambert me permit, à l’aide du temps, de déchiffrer les hiéroglyphes de cette sténographie créée par l’impatience et par la frénésie de la passion. Emporté par ses sentiments, il écrivait sans s’apercevoir de l’imperfection des lignes trop lentes à formuler sa pensée. Il avait dû être obligé de recopier ses essais informes où souvent les lignes se confondaient; mais peut-être aussi craignait-il de ne pas donner à ses idées des formes assez décevantes; et, dans le commencement, s’y prenait-il à deux fois pour ses lettres d’amour. Quoi qu’il en soit, il a fallu toute l’ardeur de mon culte pour sa mémoire, et l’espèce de fanatisme que donne une entreprise de ce genre pour deviner et rétablir le sens des cinq lettres qui suivent. Ces papiers que je conserve avec une sorte de piété, sont les seuls témoignages matériels de son ardente passion. Mademoiselle de Villenoix a sans doute détruit les véritables lettres qui lui furent adressées, fastes éloquents du délire qu’elle causa. La première de ces lettres, qui était évidemment ce qu’on nomme un brouillon, attestait par sa forme et par son ampleur ces hésitations, ces troubles du cœur, ces craintes sans nombre éveillées par l’envie de plaire, ces changements d’expression et ces incertitudes entre toutes les pensées qui assaillent un jeune homme écrivant sa première lettre d’amour: lettre dont on se souvient toujours, dont chaque phrase est le fruit d’une rêverie, dont chaque mot excite de longues contemplations, où le sentiment le plus effréné de tous comprend la nécessité des tournures les plus modestes, et, comme un géant qui se courbe pour entrer dans une chaumière, se fait humble et petit pour ne pas effrayer une âme de jeune fille. Jamais antiquaire n’a manié ses palimpsestes avec plus de respect que je n’en eus à étudier, à reconstruire ces monuments mutilés d’une souffrance et d’une joie si sacrées pour ceux qui ont connu la même souffrance et la même joie.
I.
«Mademoiselle, quand vous aurez lu cette lettre, si toutefois vous la lisez, ma vie sera entre vos mains, car je vous aime; et, pour moi, espérer d’être aimé, c’est la vie. Je ne sais si d’autres n’ont point, en vous parlant d’eux, abusé déjà des mots que j’emploie ici pour vous peindre l’état de mon âme; croyez cependant à la vérité de mes expressions, elles sont faibles mais sincères. Peut-être est-ce mal d’avouer ainsi son amour? Oui, la voix de mon cœur me conseillait d’attendre en silence que ma passion vous eût touchée, afin de la dévorer, si ses muets témoignages vous déplaisaient; ou pour l’exprimer plus chastement encore que par des paroles, si je trouvais grâce à vos yeux. Mais après avoir long-temps écouté les délicatesses desquelles s’effraie un jeune cœur, j’ai obéi, en vous écrivant, à l’instinct qui arrache des cris inutiles aux mourants. J’ai eu besoin de tout mon courage pour imposer silence à la fierté du malheur et pour franchir les barrières que les préjugés mettent entre vous et moi. J’ai dû comprimer bien des pensées pour vous aimer malgré votre fortune! Pour vous écrire, ne fallait-il pas affronter ce mépris que les femmes réservent souvent à des amours dont l’aveu ne s’accepte que comme une flatterie de plus. Aussi faut-il s’élancer de toutes ses forces vers le bonheur, être attiré vers la vie de l’amour comme l’est une plante vers la lumière, avoir été bien malheureux pour vaincre les tortures, les angoisses de ces délibérations secrètes où la raison nous démontre de mille manières la stérilité des vœux cachés au fond du cœur, et où cependant l’espérance nous fait tout braver. J’étais si heureux de vous admirer en silence, j’étais si complétement abîmé dans la contemplation de votre belle âme, qu’en vous voyant je n’imaginais presque rien au delà. Non, je n’aurais pas encore osé vous parler, si je n’avais entendu annoncer votre départ. A quel supplice un seul mot m’a livré! Enfin mon chagrin m’a fait apprécier l’étendue de mon attachement pour vous, il est sans bornes. Mademoiselle, vous ne connaîtrez jamais, du moins je désire que jamais vous n’éprouviez la douleur causée par la crainte de perdre le seul bonheur qui soit éclos pour nous sur cette terre, le seul qui nous ait jeté quelque lueur dans l’obscurité de la misère. Hier, j’ai senti que ma vie n’était plus en moi, mais en vous. Il n’est plus pour moi qu’une femme dans le monde, comme il n’est plus qu’une seule pensée dans mon âme. Je n’ose vous dire à quelle alternative me réduit l’amour que j’ai pour vous. Ne voulant vous devoir qu’à vous-même, je dois éviter de me présenter accompagné de tous les prestiges du malheur: ne sont-ils pas plus actifs que ceux de la fortune sur de nobles âmes? Je vous tairai donc bien des choses. Oui, j’ai une idée trop belle de l’amour pour le corrompre par des pensées étrangères à sa nature. Si mon âme est digne de la vôtre, si ma vie est pure, votre cœur en aura quelque généreux pressentiment, et vous me comprendrez! Il est dans la destinée de l’homme de s’offrir à celle qui le fait croire au bonheur; mais votre droit est de refuser le sentiment le plus vrai, s’il ne s’accorde pas avec les voix confuses de votre cœur: je le sais. Si le sort que vous me ferez doit être contraire à mes espérances, mademoiselle, j’invoque les délicatesses de votre âme vierge, aussi bien que l’ingénieuse pitié de la femme. Ah! je vous en supplie à genoux, brûlez ma lettre, oubliez tout. Ne plaisantez pas d’un sentiment respectueux et trop profondément empreint dans l’âme pour pouvoir s’en effacer. Brisez mon cœur, mais ne le déchirez pas! Que l’expression de mon premier amour, d’un amour jeune et pur, n’ait retenti que dans un cœur jeune et pur! qu’il y meure comme une prière va se perdre dans le sein de Dieu! Je vous dois de la reconnaissance: j’ai passé des heures délicieuses occupé à vous voir en m’abandonnant aux rêveries les plus douces de ma vie; ne couronnez donc pas cette longue et passagère félicité par quelque moquerie de jeune fille. Contentez-vous de ne pas me répondre. Je saurai bien interpréter votre silence, et vous ne me verrez plus. Si je dois être condamné à toujours comprendre le bonheur et à le perdre toujours; si je suis, comme l’ange exilé, conservant le sentiment des délices célestes, mais sans cesse attaché dans un monde de douleur; eh! bien, je garderai le secret de mon amour, comme celui de mes misères. Et, adieu! Oui, je vous confie à Dieu, que j’implorerai pour vous, à qui je demanderai de vous faire une belle vie; car, fussé-je chassé de votre cœur, où je suis entré furtivement à votre insu, je ne vous quitterai jamais. Autrement, quelle valeur auraient les paroles saintes de cette lettre, ma première et ma dernière prière peut-être? Si je cessais un jour de penser à vous, de vous aimer, heureux ou malheureux! ne mériterais-je pas mes angoisses?
II.
«Vous ne partez pas! Je suis donc aimé! moi, pauvre être obscur. Ma chère Pauline, vous ne connaissez pas la puissance du regard auquel je crois, et que vous m’avez jeté pour m’annoncer que j’avais été choisi par vous, par vous, jeune et belle, qui voyez le monde à vos pieds. Pour vous faire comprendre mon bonheur, il faudrait vous raconter ma vie. Si vous m’eussiez repoussé, pour moi tout était fini. J’avais trop souffert. Oui, mon amour, ce bienfaisant et magnifique amour était un dernier effort vers la vie heureuse à laquelle mon âme tendait, une âme déjà brisée par des travaux inutiles, consumée par des craintes qui me font douter de moi, rongée par des désespoirs qui m’ont souvent persuadé de mourir. Non, personne dans le monde ne sait la terreur que ma fatale imagination me cause à moi-même. Elle m’élève souvent dans les cieux, et tout à coup me laisse tomber à terre d’une hauteur prodigieuse. D’intimes élans de force, quelques rares et secrets témoignages d’une lucidité particulière, me disent parfois que je puis beaucoup. J’enveloppe alors le monde par ma pensée, je le pétris, je le façonne, je le pénètre, je le comprends ou crois le comprendre; mais soudain je me réveille seul, et me trouve dans une nuit profonde, tout chétif; j’oublie les lueurs que je viens d’entrevoir, je suis privé de secours, et surtout sans un cœur où je puisse me réfugier! Ce malheur de ma vie morale agit également sur mon existence physique. La nature de mon esprit m’y livre sans défense aux joies du bonheur comme aux affreuses clartés de la réflexion qui les détruisent en les analysant. Doué de la triste faculté de voir avec une même lucidité les obstacles et les succès; suivant ma croyance du moment, je suis heureux ou malheureux. Ainsi, lorsque je vous rencontrai, j’eus le pressentiment d’une nature angélique, je respirai l’air favorable à ma brûlante poitrine, j’entendis en moi cette voix qui ne trompe jamais, et qui m’avertissait d’une vie heureuse; mais apercevant aussi toutes les barrières qui nous séparaient, je devinai pour la première fois les préjugés du monde, je les compris alors dans toute l’étendue de leur petitesse, et les obstacles m’effrayèrent encore plus que la vue du bonheur ne m’exaltait: aussitôt, je ressentis cette réaction terrible par laquelle mon âme expansive est refoulée sur elle-même, le sourire que vous aviez fait naître sur mes lèvres se changea tout à coup en contraction amère, et je tâchai de rester froid pendant que mon sang bouillonnait agité par mille sentiments contraires. Enfin, je reconnus cette sensation mordante à laquelle vingt-trois années pleines de soupirs réprimés et d’expansions trahies ne m’ont pas encore habitué. Eh! bien, Pauline, le regard par lequel vous m’avez annoncé le bonheur a tout à coup réchauffé ma vie et changé mes misères en félicités. Je voudrais maintenant avoir souffert davantage. Mon amour s’est trouvé grand tout à coup. Mon âme était un vaste pays auquel manquaient les bienfaits du soleil, et votre regard y a jeté soudain la lumière. Chère providence! vous serez tout pour moi, pauvre orphelin qui n’ai d’autre parent que mon oncle. Vous serez toute ma famille, comme vous êtes déjà ma seule richesse, et le monde entier pour moi. Ne m’avez-vous pas jeté toutes les fortunes de l’homme par ce chaste, par ce prodigue, par ce timide regard? Oui, vous m’avez donné une confiance, une audace incroyables. Je puis tout tenter maintenant. J’étais revenu à Blois, découragé. Cinq ans d’études au milieu de Paris m’avaient montré le monde comme une prison. Je concevais des sciences entières et n’osais en parler. La gloire me semblait un charlatanisme auquel une âme vraiment grande ne devait pas se prêter. Mes idées ne pouvaient donc passer que sous la protection d’un homme assez hardi pour monter sur les tréteaux de la Presse, et parler d’une voix haute aux niais qu’il méprise. Cette intrépidité me manquait. J’allais, brisé par les arrêts de cette foule, désespérant d’être jamais écouté par elle. J’étais et trop bas et trop haut! Je dévorais mes pensées comme d’autres dévorent leurs humiliations. J’en étais arrivé à mépriser la science, en lui reprochant de ne rien ajouter au bonheur réel. Mais depuis hier, en moi tout est changé. Pour vous je convoite les palmes de la gloire et tous les triomphes du talent. Je veux, en apportant ma tête sur vos genoux, y faire reposer les regards du monde, comme je veux mettre dans mon amour toutes les idées, tous les pouvoirs! La plus immense des renommées est un bien que nulle puissance autre que celle du génie ne saurait créer. Eh! bien, je puis, si je le veux, vous faire un lit de lauriers. Mais si les paisibles ovations de la science ne vous satisfaisaient pas, je porte en moi le Glaive et la Parole, je saurai courir dans la carrière des honneurs et de l’ambition comme d’autres s’y traînent! Parlez, Pauline, je serai tout ce que vous voudrez que je sois. Ma volonté de fer peut tout. Je suis aimé! Armé de cette pensée, un homme ne doit-il pas faire tout plier devant lui. Tout est possible à celui qui veut tout. Soyez le prix du succès, et demain j’entre en lice. Pour obtenir un regard comme celui que vous m’avez jeté, je franchirais le plus profond des précipices. Vous m’avez expliqué les fabuleuses entreprises de la chevalerie, et les plus capricieux récits des Mille et une Nuits. Maintenant je crois aux plus fantastiques exagérations de l’amour, et à la réussite de tout ce qu’entreprennent les prisonniers pour conquérir la liberté. Vous avez réveillé mille vertus endormies dans mon être: la patience, la résignation, toutes les forces du cœur, toutes les puissances de l’âme. Je vis par vous, et, pensée délicieuse, pour vous. Maintenant tout a un sens, pour moi, dans cette vie. Je comprends tout, même les vanités de la richesse. Je me surprends à verser toutes les perles de l’Inde à vos pieds; je me plais à vous voir couchée, ou parmi les plus belles fleurs, ou sur le plus moelleux des tissus, et toutes les splendeurs de la terre me semblent à peine dignes de vous, en faveur de qui je voudrais pouvoir disposer des accords et des lumières que prodiguent les harpes des Séraphins et les étoiles dans les cieux. Pauvre studieux poète! ma parole vous offre des trésors que je n’ai pas, tandis que je ne puis vous donner que mon cœur, où vous régnerez toujours. Là sont tous mes biens. Mais n’existe-t-il donc pas des trésors dans une éternelle reconnaissance, dans un sourire dont les expressions seront incessamment variées par un immuable bonheur, dans l’attention constante de mon amour à deviner les vœux de votre âme aimante? Un regard céleste ne nous a-t-il pas dit que nous pourrions toujours nous entendre. J’ai donc maintenant une prière à faire tous les soirs à Dieu, prière pleine de vous:—«Faites que ma Pauline soit heureuse!» Mais ne remplirez-vous donc pas mes jours, comme déjà vous remplissez mon cœur? Adieu, je ne puis vous confier qu’à Dieu!»
III.
«Pauline! dis-moi si j’ai pu te déplaire en quelque chose, hier? Abjure cette fierté de cœur qui fait endurer secrètement les peines causées par un être aimé. Gronde-moi! Depuis hier je ne sais quelle crainte vague de t’avoir offensée répand de la tristesse sur cette vie du cœur que tu m’as faite si douce et si riche. Souvent le plus léger voile qui s’interpose entre deux âmes devient un mur d’airain. Il n’est pas de légers crimes en amour! Si vous avez tout le génie de ce beau sentiment, vous devez en ressentir toutes les souffrances, et nous devons veiller sans cesse à ne pas vous froisser par quelque parole étourdie. Aussi, mon cher trésor, sans doute la faute vient-elle de moi, s’il y a faute. Je n’ai pas l’orgueil de comprendre un cœur de femme dans toute l’étendue de sa tendresse, dans toutes les grâces de ses dévouements; seulement, je tâcherai de toujours deviner le prix de ce que tu voudras me révéler dans les secrets du tien. Parle-moi, réponds-moi promptement? La mélancolie dans laquelle nous jette le sentiment d’un tort est bien affreuse, elle enveloppe la vie et fait douter de tout. Je suis resté pendant cette matinée assis sur le bord du chemin creux, voyant les tourelles de Villenoix, et n’osant aller jusqu’à notre haie. Si tu savais tout ce que j’ai vu dans mon âme! quels tristes fantômes ont passé devant moi, sous ce ciel gris dont le froid aspect augmentait encore mes sombres dispositions. J’ai eu de sinistres pressentiments. J’ai eu peur de ne pas te rendre heureuse. Il faut tout te dire, ma chère Pauline. Il se rencontre des moments où l’esprit qui m’anime semble se retirer de moi. Je suis comme abandonné par ma force. Tout me pèse alors, chaque fibre de mon corps devient inerte, chaque sens se détend, mon regard s’amollit, ma langue est glacée, l’imagination s’éteint, les désirs meurent, et ma force humaine subsiste seule. Tu serais alors là dans toute la gloire de ta beauté, tu me prodiguerais tes plus fins sourires et tes plus tendres paroles, il s’élèverait une puissance mauvaise qui m’aveuglerait, et me traduirait en sons discords la plus ravissante des mélodies. En ces moments, du moins je le crois, se dresse devant moi je ne sais quel génie raisonneur qui me fait voir le néant au fond des plus certaines richesses. Ce démon impitoyable fauche toutes les fleurs, ricane des sentiments les plus doux, en me disant: «Eh! bien, après?» Il flétrit la plus belle œuvre en m’en montrant le principe, et me dévoile le mécanisme des choses en m’en cachant les résultats harmonieux. En ces moments terribles où le mauvais ange s’empare de mon être, où la lumière divine s’obscurcit en mon âme sans que j’en sache la cause, je reste triste et je souffre, je voudrais être sourd et muet, je souhaite la mort en y voyant un repos. Ces heures de doute et d’inquiétude sont peut-être nécessaires; elles m’apprennent du moins à ne pas avoir d’orgueil, après les élans qui m’ont porté dans les cieux où je moissonne les idées à pleines mains; car c’est toujours après avoir long-temps parcouru les vastes campagnes de l’intelligence, après des méditations lumineuses que, lassé, fatigué, je roule en ces limbes. En ce moment, mon ange, une femme devrait douter de ma tendresse, elle le pourrait du moins. Souvent capricieuse, maladive ou triste, elle réclamera les caressants trésors d’une ingénieuse tendresse, et je n’aurai pas un regard pour la consoler! J’ai la honte, Pauline, de t’avouer qu’alors je pourrais pleurer avec toi, mais que rien ne m’arracherait un sourire. Et cependant, une femme trouve dans son amour la force de taire ses douleurs! Pour son enfant, comme pour celui qu’elle aime, elle sait rire en souffrant. Pour toi, Pauline, ne pourrai-je donc imiter la femme dans ses sublimes délicatesses? Depuis hier je doute de moi-même. Si j’ai pu te déplaire une fois, si je ne t’ai pas comprise, je tremble d’être emporté souvent ainsi par mon fatal démon hors de notre bonne sphère. Si j’avais beaucoup de ces moments affreux, si mon amour sans bornes ne savait pas racheter les heures mauvaises de ma vie, si j’étais destiné à demeurer tel que je suis?... Fatales questions! la puissance est un bien fatal présent, si toutefois ce que je sens en moi est la puissance. Pauline, éloigne-toi de moi, abandonne-moi! je préfère souffrir tous les maux de la vie à la douleur de te savoir malheureuse par moi. Mais peut-être le démon n’a-t-il pris autant d’empire sur mon âme que parce qu’il ne s’est point encore trouvé près de moi de mains douces et blanches pour le chasser. Jamais une femme ne m’a versé le baume de ses consolations, et j’ignore si, lorsqu’en ces moments de lassitude, l’amour agitera ses ailes au-dessus de ma tête, il ne répandra pas dans mon cœur de nouvelles forces. Peut-être ces cruelles mélancolies sont-elles un fruit de ma solitude, une des souffrances de l’âme abandonnée qui gémit et paie ses trésors par des douleurs inconnues. Aux légers plaisirs, les légères souffrances; aux immenses bonheurs, des maux inouïs. Quel arrêt! S’il était vrai, ne devons-nous pas frissonner pour nous, qui sommes surhumainement heureux. Si la nature nous vend les choses selon leur valeur, dans quel abîme allons-nous donc tomber? Ah! les amants les plus richement partagés sont ceux qui meurent ensemble au milieu de leur jeunesse et de leur amour! Quelle tristesse! Mon âme pressent-elle un méchant avenir? Je m’examine, et me demande s’il se trouve quelque chose en moi qui doive t’apporter le plus léger souci? Je t’aime peut-être en égoïste? Je mettrai peut-être sur ta chère tête un fardeau plus pesant que ma tendresse ne sera douce à ton cœur. S’il existe en moi quelque puissance inexorable à laquelle j’obéis, si je dois maudire quand tu joindras les mains pour prier, si quelque triste pensée me domine lorsque je voudrai me mettre à tes pieds pour jouer avec toi comme un enfant, ne seras-tu pas jalouse de cet exigeant et fantasque génie? Comprends-tu bien, cœur à moi, que j’ai peur de n’être pas tout à toi, que j’abdiquerais volontiers tous les sceptres, toutes les palmes du monde pour faire de toi mon éternelle pensée; pour voir, dans notre délicieux amour, une belle vie et un beau poème; pour y jeter mon âme, y engloutir mes forces, et demander à chaque heure les joies qu’elle nous doit? Mais voilà que reviennent en foule mes souvenirs d’amour, les nuages de ma tristesse vont se dissiper. Adieu. Je te quitte pour être mieux à toi. Mon âme chérie, j’attends un mot, une parole qui me rende la paix du cœur. Que je sache si j’ai contristé ma Pauline, ou si quelque douteuse expression de ton visage m’a trompé. Je ne voudrais pas avoir à me reprocher, après toute une vie heureuse, d’être venu vers toi sans un sourire plein d’amour, sans une parole de miel. Affliger la femme que l’on aime! pour moi, Pauline, c’est un crime. Dis-moi la vérité, ne me fais pas quelque généreux mensonge, mais désarme ton pardon de toute cruauté.»
FRAGMENT.
«Un attachement si complet est-il un bonheur? Oui, car des années de souffrance ne paieraient pas une heure d’amour. Hier, ton apparente tristesse a passé dans mon âme avec la rapidité d’une ombre qui se projette. Étais-tu triste ou souffrais-tu? J’ai souffert. D’où venait ce chagrin? Écris-moi vite. Pourquoi ne l’ai-je pas deviné? Nous ne sommes donc pas encore complétement unis par la pensée? Je devrais, à deux lieues de toi comme à mille, ressentir tes peines et tes douleurs. Je ne croirai pas t’aimer tant que ma vie ne sera pas assez intimement liée à la tienne pour que nous ayons la même vie, le même cœur, la même idée. Je dois être où tu es, voir ce que tu vois, ressentir ce que tu ressens, et te suivre par la pensée. N’ai-je pas déjà su, le premier, que ta voiture avait versé, que tu étais meurtrie? Mais aussi ce jour-là, ne t’avais-je pas quittée, je te voyais. Quand mon oncle m’a demandé pourquoi je pâlissais, je lui ai dit: «Mademoiselle de Villenoix vient de tomber!» Pourquoi donc n’ai-je pas lu dans ton âme, hier? Voulais-tu me cacher la cause de ce chagrin? Cependant j’ai cru deviner que tu avais fait en ma faveur quelques efforts malheureux auprès de ce redoutable Salomon qui me glace. Cet homme n’est pas de notre ciel. Pourquoi veux-tu que notre bonheur, qui ne ressemble en rien à celui des autres, se conforme aux lois du monde? Mais j’aime trop tes mille pudeurs, ta religion, tes superstitions, pour ne pas obéir à tes moindres caprices. Ce que tu fais doit être bien; rien n’est plus pur que ta pensée, comme rien n’est plus beau que ton visage où se réfléchit ton âme divine. J’attendrai ta lettre avant d’aller par les chemins chercher le doux moment que tu m’accordes. Ah! si tu savais combien l’aspect des tourelles me fait palpiter, quand enfin je les vois bordées de lueur par la lune, notre amie, notre seule confidente.»
IV.
«Adieu la gloire, adieu l’avenir, adieu la vie que je rêvais! Maintenant, ma tant aimée, ma gloire est d’être à toi, digne de toi; mon avenir est tout entier dans l’espérance de te voir; et ma vie? n’est-ce pas de rester à tes pieds, de me coucher sous tes regards, de respirer en plein dans les cieux que tu m’as créés? Toutes mes forces, toutes mes pensées doivent t’appartenir, à toi qui m’as dit ces enivrantes paroles: «Je veux tes peines!» Ne serait-ce pas dérober des joies à l’amour, des moments au bonheur, des sentiments à ton âme divine, que de donner des heures à l’étude, des idées au monde, des poésies aux poètes? Non, non, chère vie à moi, je veux tout te réserver, je veux t’apporter toutes les fleurs de mon âme. Existe-t-il rien d’assez beau, d’assez splendide dans les trésors de la terre et de l’intelligence pour fêter un cœur aussi riche, un cœur aussi pur que le tien, et auquel j’ose allier le mien, parfois? Oui, parfois j’ai l’orgueil de croire que je sais aimer autant que tu aimes. Mais non, tu es un ange-femme: il se rencontrera toujours plus de charme dans l’expression de tes sentiments, plus d’harmonie dans ta voix, plus de grâce dans tes sourires, plus de pureté dans tes regards que dans les miens. Oui, laisse-moi penser que tu es une création d’une sphère plus élevée que celle où je vis; tu auras l’orgueil d’en être descendue, j’aurai celui de t’avoir méritée, et tu ne seras peut-être pas déchue en venant à moi, pauvre et malheureux. Oui, si le plus bel asile d’une femme est un cœur tout à elle, tu seras toujours souveraine dans le mien. Aucune pensée, aucune action ne ternira jamais ce cœur, riche sanctuaire, tant que tu voudras y résider; mais n’y demeureras-tu pas sans cesse? Ne m’as-tu pas dit ce mot délicieux: Maintenant et toujours! Et nunc et semper! J’ai gravé sous ton portrait ces paroles du Rituel, dignes de toi, comme elles sont dignes de Dieu. Il est et maintenant et toujours, comme sera mon amour. Non, non, je n’épuiserai jamais ce qui est immense, infini, sans bornes; et tel est le sentiment que je sens en moi pour toi, j’en ai deviné l’incommensurable étendue, comme nous devinons l’espace, par la mesure d’une de ses parties. Ainsi, j’ai eu des jouissances ineffables, des heures entières pleines de méditations voluptueuses en me rappelant un seul de tes gestes, ou l’accent d’une phrase. Il naîtra donc des souvenirs sous le poids desquels je succomberai, si déjà la souvenance d’une heure douce et familière me fait pleurer de joie, attendrit, pénètre mon âme, et devient une intarissable source de bonheur. Aimer, c’est la vie de l’ange! Il me semble que je n’épuiserai jamais le plaisir que j’éprouve à te voir. Ce plaisir, le plus modeste de tous, mais auquel le temps manque toujours, m’a fait connaître les éternelles contemplations dans lesquelles restent les Séraphins et les Esprits devant Dieu: rien n’est plus naturel, s’il émane de son essence une lumière aussi fertile en sentiments nouveaux que l’est celle de tes yeux, de ton front imposant, de ta belle physionomie, céleste image de ton âme; l’âme, cet autre nous-mêmes dont la forme pure, ne périssant jamais, rend alors notre amour immortel. Je voudrais qu’il existât un langage autre que celui dont je me sers, pour t’exprimer les renaissantes délices de mon amour; mais s’il en est un que nous avons créé, si nos regards sont de vivantes paroles, ne faut-il pas nous voir pour entendre par les yeux ces interrogations et ces réponses du cœur si vives, si pénétrantes, que tu m’as dit un soir:—«Taisez-vous!» quand je ne parlais pas. T’en souviens-tu, ma chère vie? De loin, quand je suis dans les ténèbres de l’absence, ne suis-je pas forcé d’employer des mots humains trop faibles pour rendre des sensations divines? les mots accusent au moins les sillons qu’elles tracent dans mon âme, comme le mot Dieu résume imparfaitement les idées que nous avons de ce mystérieux principe. Encore, malgré la science et l’infini du langage, n’ai-je jamais rien trouvé dans ses expressions qui pût te peindre la délicieuse étreinte par laquelle ma vie se fond dans la tienne quand je pense à toi. Puis, par quel mot finir, lorsque je cesse de t’écrire sans pour cela te quitter? Que signifie adieu, à moins de mourir? Mais la mort serait-elle un adieu? Mon âme ne se réunirait-elle pas alors plus intimement à la tienne? O mon éternelle pensée! naguère je t’offris à genoux mon cœur et ma vie; maintenant, quelles nouvelles fleurs de sentiment trouverai-je donc en mon âme, que je ne t’aie données? Ne serait-ce pas t’envoyer une parcelle du bien que tu possèdes entièrement? N’es-tu pas mon avenir? Combien je regrette le passé! Ces années qui ne nous appartiennent plus, je voudrais te les rendre toutes, et t’y faire régner comme tu règnes sur ma vie actuelle. Mais qu’est-ce que le temps de mon existence où je ne te connaissais pas? Ce serait le néant, si je n’avais pas été si malheureux.»
FRAGMENT.
«Ange aimé, quelle douce soirée que celle d’hier! Combien de richesses dans ton cher cœur? ton amour est donc inépuisable, comme le mien. Chaque mot m’apportait de nouvelles joies, et chaque regard en étendait la profondeur. L’expression calme de ta physionomie donnait un horizon sans bornes à nos pensées. Oui, tout était alors infini comme le ciel, et doux comme son azur. La délicatesse de tes traits adorés se reproduisait, je ne sais par quelle magie, dans tes gentils mouvements, dans tes gestes menus. Je savais bien que tu étais tout grâce et tout amour, mais j’ignorais combien tu étais diversement gracieuse. Tout s’accordait à me conseiller ces voluptueuses sollicitations, à me faire demander ces premières grâces qu’une femme refuse toujours, sans doute pour se les laisser ravir. Mais non, toi, chère âme de ma vie, tu ne sauras jamais d’avance ce que tu pourras accorder à mon amour, et tu te donneras sans le vouloir peut-être! Tu es vraie, et n’obéis qu’à ton cœur. Comme la douceur de ta voix s’alliait aux tendres harmonies de l’air pur et des cieux tranquilles! Pas un cri d’oiseau, pas une brise; la solitude et nous! Les feuillages immobiles ne tremblaient même pas dans ces admirables couleurs du couchant qui sont tout à la fois ombre et lumière. Tu as senti ces poésies célestes, toi qui unissais tant de sentiments divers, et reportais si souvent tes yeux vers le ciel pour ne pas me répondre! Toi, fière et rieuse, humble et despotique, te donnant tout entière en âme, en pensée, et te dérobant à la plus timide des caresses! Chères coquetteries du cœur! elles vibrent toujours dans mon oreille, elles s’y roulent et s’y jouent encore, ces délicieuses paroles à demi bégayées comme celles des enfants, et qui n’étaient ni des promesses, ni des aveux, mais qui laissaient à l’amour ses belles espérances sans craintes et sans tourments! Quel chaste souvenir dans la vie! Quel épanouissement de toutes les fleurs qui naissent au fond de l’âme, et qu’un rien peut flétrir, mais qu’alors tout animait et fécondait! Ce sera toujours ainsi, n’est-ce pas, mon aimée? En me rappelant, au matin, les vives et fraîches douceurs qui sourdirent en ce moment, je me sens dans l’âme un bonheur qui me fait concevoir le véritable amour comme un océan de sensations éternelles et toujours neuves, où l’on se plonge avec de croissantes délices. Chaque jour, chaque parole, chaque caresse, chaque regard doit y ajouter le tribut de sa joie écoulée. Oui, les cœurs assez grands pour ne rien oublier doivent vivre, à chaque battement, de toutes leurs félicités passées, comme de toutes celles que promet l’avenir. Voilà ce que je rêvais autrefois, et ce n’est plus un rêve aujourd’hui. N’ai-je pas rencontré sur cette terre un ange qui m’en a fait connaître toutes les joies pour me récompenser peut-être d’en avoir supporté toutes les douleurs? Ange du ciel, je te salue par un baiser.
»Je t’envoie cette hymne échappée à mon cœur, je te la devais; mais elle te peindra difficilement ma reconnaissance et ces prières matinales que mon cœur adresse chaque jour à celle qui m’a dit tout l’évangile du cœur dans ce mot divin: «Croyez!»
V.
«Comment, cœur chéri, plus d’obstacles! Nous serons libres d’être l’un à l’autre, chaque jour, à chaque heure, chaque moment, toujours. Nous pourrons rester, pendant toutes les journées de notre vie, heureux comme nous le sommes furtivement en de rares instants! Quoi! nos sentiments si purs, si profonds, prendront les formes délicieuses des mille caresses que j’ai rêvées. Ton petit pied se déchaussera pour moi, tu seras toute à moi! Ce bonheur me tue, il m’accable. Ma tête est trop faible, elle éclate sous la violence de mes pensées. Je pleure et je ris, j’extravague. Chaque plaisir est comme une flèche ardente, il me perce et me brûle! Mon imagination te fait passer devant mes yeux ravis, éblouis, sous les innombrables et capricieuses figures qu’affecte la volupté. Enfin, toute notre vie est là, devant moi, avec ses torrents, ses repos, ses joies; elle bouillonne, elle s’étale, elle dort; puis elle se réveille jeune, fraîche. Je nous vois tous deux unis, marchant du même pas, vivant de la même pensée; toujours au cœur l’un de l’autre, nous comprenant, nous entendant comme l’écho reçoit et redit les sons à travers les espaces! Peut-on vivre long-temps en dévorant ainsi sa vie à toute heure? Ne mourrons-nous pas dans le premier embrassement? Et que sera-ce donc, si déjà nos âmes se confondaient dans ce doux baiser du soir, qui nous enlevait nos forces; ce baiser sans durée, dénouement de tous mes désirs, interprète impuissant de tant de prières échappées à mon âme pendant nos heures de séparation, et cachées au fond de mon cœur comme des remords? Moi, qui revenais me coucher dans la haie pour entendre le bruit de tes pas quand tu retournais au château, je vais donc pouvoir t’admirer à mon aise, agissant, riant, jouant, causant, allant. Joies sans fin! Tu ne sais pas tout ce que je sens de jouissances à te voir allant et venant: il faut être homme pour éprouver ces sensations profondes. Chacun de tes mouvements me donne plus de plaisir que n’en peut prendre une mère à voir son enfant joyeux ou endormi. Je t’aime de tous les amours ensemble. La grâce de ton moindre geste est toujours nouvelle pour moi. Il me semble que je passerais les nuits à respirer ton souffle, je voudrais me glisser dans tous les actes de ta vie, être la substance même de tes pensées, je voudrais être toi-même. Enfin, je ne te quitterai donc plus! Aucun sentiment humain ne troublera plus notre amour, infini dans ses transformations et pur comme tout ce qui est un; notre amour vaste comme la mer, vaste comme le ciel! Tu es à moi! toute à moi! Je pourrai donc regarder au fond de tes yeux pour y deviner la chère âme qui s’y cache et s’y révèle tour à tour, pour y épier tes désirs! Ma bien-aimée, écoute certaines choses que je n’osais te dire encore, mais que je puis t’avouer aujourd’hui. Je sentais en moi je ne sais quelle pudeur d’âme qui s’opposait à l’entière expression de mes sentiments, et je tâchais de les revêtir des formes de la pensée. Mais, maintenant, je voudrais mettre mon cœur à nu, te dire toute l’ardeur de mes rêves, te dévoiler la bouillante ambition de mes sens irrités par la solitude où j’ai vécu, toujours enflammés par l’attente du bonheur, et réveillés par toi, par toi si douce de formes, si attrayante en tes manières! Mais est-il possible d’exprimer combien je suis altéré de ces félicités inconnues que donne la possession d’une femme aimée, et auxquelles deux âmes étroitement unies par l’amour doivent prêter une force de cohésion effrénée! Sache-le, ma Pauline, je suis resté pendant des heures entières dans une stupeur causée par la violence de mes souhaits passionnés, restant perdu dans le sentiment d’une caresse comme dans un gouffre sans fond. En ces moments, ma vie entière, mes pensées, mes forces, se fondent, s’unissent dans ce que je nomme un désir, faute de mots pour exprimer un délire sans nom! Et maintenant, je puis t’avouer que le jour où j’ai refusé la main que tu me tendais par un si joli mouvement, triste sagesse qui t’a fait douter de mon amour, j’étais dans un de ces moments de folie où l’on médite un meurtre pour posséder une femme. Oui, si j’avais senti la délicieuse pression que tu m’offrais, aussi vivement que ta voix retentissait dans mon cœur, je ne sais où m’aurait conduit la violence de mes désirs. Mais je puis me taire et souffrir beaucoup. Pourquoi parler de ces douleurs quand mes contemplations vont devenir des réalités? Il me sera donc maintenant permis de faire de toute notre vie une seule caresse! Chérie aimée, il se rencontre tel effet de lumière sur tes cheveux noirs qui me ferait rester, les larmes dans les yeux, pendant de longues heures occupé à voir ta chère personne, si tu ne me disais pas en te retournant: «Finis, tu me rends honteuse.» Demain, notre amour se saura donc! Ah! Pauline, ces regards des autres à supporter, cette curiosité publique me serre le cœur. Allons à Villenoix, restons-y loin de tout. Je voudrais qu’aucune créature ayant face humaine n’entrât dans le sanctuaire où tu seras à moi; je voudrais même qu’après nous il n’existât plus, qu’il fût détruit. Oui, je voudrais dérober à la nature entière un bonheur que nous sommes seuls à comprendre, seuls à sentir, et qui est tellement immense que je m’y jette pour y mourir: c’est un abîme. Ne t’effraie pas des larmes qui ont mouillé cette lettre, c’est des larmes de joie. Mon seul bonheur, nous ne nous quitterons donc plus!»
En 1823, j’allais de Paris en Touraine par la diligence. A Mer, le conducteur prit un voyageur pour Blois. En le faisant entrer dans la partie de la voiture où je me trouvais, il lui dit en plaisantant:—Vous ne serez pas gêné là, monsieur Lefebvre! En effet, j’étais seul. En entendant ce nom, en voyant un vieillard à cheveux blancs qui paraissait au moins octogénaire, je pensai tout naturellement à l’oncle de Lambert. Après quelques questions insidieuses, j’appris que je ne me trompais pas. Le bonhomme venait de faire ses vendanges à Mer, il retournait à Blois. Aussitôt je lui demandai des nouvelles de mon ancien faisant. Au premier mot, la physionomie du vieil Oratorien, déjà grave et sévère comme celle d’un soldat qui aurait beaucoup souffert, devint triste et brune; les rides de son front se contractèrent légèrement; il serra ses lèvres, me jeta un regard équivoque et me dit:—Vous ne l’avez pas revu depuis le collége?
—Non, ma foi, répondis-je. Mais nous sommes aussi coupables l’un que l’autre, s’il y a oubli. Vous le savez, les jeunes gens mènent une vie si aventureuse et si passionnée en quittant les bancs de l’école, qu’il faut se retrouver pour savoir combien l’on s’aime encore. Cependant, parfois, un souvenir de jeunesse arrive, et il est impossible de s’oublier tout à fait, surtout lorsqu’on a été aussi amis que nous l’étions Lambert et moi. On nous avait appelés le Poète-et-Pythagore!
Je lui dis mon nom, mais en l’entendant la figure du bonhomme se rembrunit encore.
—Vous ne connaissez donc pas son histoire, reprit-il. Mon pauvre neveu devait épouser la plus riche héritière de Blois, mais la veille de son mariage il est devenu fou.
—Lambert, fou! m’écriai-je frappé de stupeur. Et par quel événement? C’était la plus riche mémoire, la tête la plus fortement organisée, le jugement le plus sagace que j’aie rencontrés! Beau génie, un peu trop passionné peut-être pour la mysticité; mais le meilleur cœur du monde! Il lui est donc arrivé quelque chose de bien extraordinaire?
—Je vois que vous l’avez bien connu, me dit le bonhomme. Depuis Mer jusqu’à Blois, nous parlâmes alors de mon pauvre camarade, en faisant de longues digressions par lesquelles je m’instruisis des particularités que j’ai déjà rapportées pour présenter les faits dans un ordre qui les rendît intéressants. J’appris à son oncle le secret de nos études, la nature des occupations de son neveu; puis le vieillard me raconta les événements survenus dans la vie de Lambert depuis que je l’avais quitté. A entendre monsieur Lefebvre, Lambert aurait donné quelques marques de folie avant son mariage; mais ces symptômes lui étant communs avec tous ceux qui aiment passionnément, ils me parurent moins caractéristiques lorsque je connus et la violence de son amour et mademoiselle de Villenoix. En province, où les idées se raréfient, un homme plein de pensées neuves et dominé par un système, comme l’était Louis, pouvait passer au moins pour un original. Son langage devait surprendre d’autant plus qu’il parlait plus rarement. Il disait: Cet homme n’est pas de mon ciel, là où les autres disaient: Nous ne mangerons pas un minot de sel ensemble. Chaque homme de talent a ses idiotismes particuliers. Plus large est le génie, plus tranchées sont les bizarreries qui constituent les divers degrés d’originalité. En province, un original passe pour un homme à moitié fou. Les premières paroles de monsieur Lefebvre me firent donc douter de la folie de mon camarade. Tout en écoutant le vieillard, je critiquais intérieurement son récit. Le fait le plus grave était survenu quelques jours avant le mariage des deux amants. Louis avait eu quelques accès de catalepsie bien caractérisés. Il était resté pendant cinquante-neuf heures immobile, les yeux fixes, sans manger ni parler; état purement nerveux dans lequel tombent quelques personnes en proie à de violentes passions; phénomène rare, mais dont les effets sont bien parfaitement connus des médecins. S’il y avait quelque chose d’extraordinaire, c’est que Louis n’eût pas eu déjà plusieurs accès de cette maladie, à laquelle le prédisposaient son habitude de l’extase et la nature de ses idées. Mais sa constitution extérieure et intérieure était si parfaite qu’elle avait sans doute résisté jusqu’alors à l’abus de ses forces. L’exaltation à laquelle dut le faire arriver l’attente du plus grand plaisir physique, encore agrandie chez lui par la chasteté du corps et par la puissance de l’âme, avait bien pu déterminer cette crise dont les résultats ne sont pas plus connus que la cause. Les lettres que le hasard a conservées accusent d’ailleurs assez bien sa transition de l’idéalisme pur dans lequel il vivait au sensualisme le plus aigu. Jadis, nous avions qualifié d’admirable ce phénomène humain dans lequel Lambert voyait la séparation fortuite de nos deux natures, et les symptômes d’une absence complète de l’être intérieur usant de ses facultés inconnues sous l’empire d’une cause inobservée. Cette maladie, abîme tout aussi profond que le sommeil, se rattachait au système de preuves que Lambert avait données dans son Traité de la Volonté. Au moment où monsieur Lefebvre me parla du premier accès de Louis, je me souvins tout à coup d’une conversation que nous eûmes à ce sujet, après la lecture d’un livre de médecine.
—Une méditation profonde, une belle extase sont peut-être, dit-il en terminant, des catalepsies en herbe.
Le jour où il formula si brièvement cette pensée, il avait tâché de lier les phénomènes moraux entre eux par une chaîne d’effets, en suivant pas à pas tous les actes de l’intelligence, commençant par les simples mouvements de l’instinct purement animal qui suffit à tant d’êtres, surtout à certains hommes dont les forces passent toutes dans un travail purement mécanique; puis, allant à l’agrégation des pensées, arrivant à la comparaison, à la réflexion, à la méditation, enfin à l’extase et à la catalepsie. Certes, Lambert crut avec la naïve conscience du jeune âge avoir fait le plan d’un beau livre en échelonnant ainsi ces divers degrés des puissances intérieures de l’homme. Je me rappelle que, par une de ces fatalités qui font croire à la prédestination, nous attrapâmes le grand Martyrologe où sont contenus les faits les plus curieux sur l’abolition complète de la vie corporelle à laquelle l’homme peut arriver dans les paroxysmes de ses facultés intérieures. En réfléchissant aux effets du fanatisme, Lambert fut alors conduit à penser que les collections d’idées auxquelles nous donnons le nom de sentiments pouvaient bien être le jet matériel de quelque fluide que produisent les hommes plus ou moins abondamment, suivant la manière dont leurs organes en absorbent les substances génératrices dans les milieux où ils vivent. Nous nous passionnâmes pour la catalepsie, et, avec l’ardeur que les enfants mettent dans leurs entreprises, nous essayâmes de supporter la douleur en pensant à autre chose. Nous nous fatiguâmes beaucoup à faire quelques expériences assez analogues à celles dues aux convulsionnaires dans le siècle dernier, fanatisme religieux qui servira quelque jour à la science humaine. Je montais sur l’estomac de Lambert, et m’y tenais plusieurs minutes sans lui causer la plus légère douleur; mais, malgré ces folles tentatives, nous n’eûmes aucun accès de catalepsie. Cette digression m’a paru nécessaire pour expliquer mes premiers doutes, que monsieur Lefebvre dissipa complétement.
—Lorsque son accès fut passé, me dit-il, mon neveu tomba dans une terreur profonde, dans une mélancolie que rien ne put dissiper. Il se crut impuissant. Je me mis à le surveiller avec l’attention d’une mère pour son enfant, et le surpris heureusement au moment où il allait pratiquer sur lui-même l’opération à laquelle Origène crut devoir son talent. Je l’emmenai promptement à Paris pour le confier aux soins de M. Esquirol. Pendant le voyage, Louis resta plongé dans une somnolence presque continuelle, et ne me reconnut plus. A Paris, les médecins le regardèrent comme incurable, et conseillèrent unanimement de le laisser dans la plus profonde solitude, en évitant de troubler le silence nécessaire à sa guérison improbable, et de le mettre dans une salle fraîche où le jour serait constamment adouci.—Mademoiselle de Villenoix, à qui j’avais caché l’état de Louis, reprit-il en clignant les yeux, mais dont le mariage passait pour être rompu, vint à Paris, et apprit la décision des médecins. Aussitôt elle désira voir mon neveu, qui la reconnut à peine; puis elle voulut, d’après la coutume des belles âmes, se consacrer à lui donner les soins nécessaires à sa guérison. «Elle y aurait été obligée, disait-elle, s’il eût été son mari; devait-elle faire moins pour son amant?» Aussi a-t elle emmené Louis à Villenoix, où ils demeurent depuis deux ans.
Au lieu de continuer mon voyage, je m’arrêtai donc à Blois dans le dessein d’aller voir Louis. Le bonhomme Lefebvre ne me permit pas de descendre ailleurs que dans sa maison, où il me montra la chambre de son neveu, les livres et tous les objets qui lui avaient appartenu. A chaque chose, il échappait au vieillard une exclamation douloureuse par laquelle il accusait les espérances que le génie précoce de Lambert lui avait fait concevoir, et le deuil affreux où le plongeait cette perte irréparable.
—Ce jeune homme savait tout, mon cher monsieur! dit-il en posant sur une table le volume où sont contenues les œuvres de Spinosa. Comment une tête si bien organisée a-t-elle pu se détraquer?
—Mais, monsieur, lui répondis-je, ne serait-ce pas un effet de sa vigoureuse organisation? S’il est réellement en proie à cette crise encore inobservée dans tous ses modes et que nous appelons folie, je suis tenté d’en attribuer la cause à sa passion. Ses études, son genre de vie avaient porté ses forces et ses facultés à un degré de puissance au delà duquel la plus légère surexcitation devait faire céder la nature; l’amour les aura donc brisées ou élevées à une nouvelle expression que peut-être calomnions-nous en la qualifiant sans la connaître. Enfin, peut-être a-t-il vu dans les plaisirs de son mariage un obstacle à la perfection de ses sens intérieurs et à son vol à travers les Mondes Spirituels.
—Mon cher monsieur, répliqua le vieillard après m’avoir attentivement écouté, votre raisonnement est sans doute fort logique; mais quand je le comprendrais, ce triste savoir me consolerait-il de la perte de mon neveu?
L’oncle de Lambert était un de ces hommes qui ne vivent que par le cœur.
Le lendemain, je partis pour Villenoix. Le bonhomme m’accompagna jusqu’à la porte de Blois. Quand nous fûmes dans le chemin qui mène à Villenoix, il s’arrêta pour me dire:—Vous pensez bien que je n’y vais point. Mais, vous, n’oubliez pas ce que je vous ai dit. En présence de mademoiselle de Villenoix, n’ayez pas l’air de vous apercevoir que Louis est fou.
Il resta sans bouger à la place où je venais de le quitter, et d’où il me regarda jusqu’à ce qu’il m’eût perdu de vue. Je ne cheminai pas sans de profondes émotions vers le château de Villenoix. Mes réflexions croissaient à chaque pas dans cette route que Louis avait tant de fois faite, le cœur plein d’espérance, l’âme exaltée par tous les aiguillons de l’amour. Les buissons, les arbres, les caprices de cette route tortueuse dont les bords étaient déchirés par de petits ravins, acquirent un intérêt prodigieux pour moi. J’y voulais retrouver les impressions et les pensées de mon pauvre camarade. Sans doute ces conversations du soir, au bord de cette brèche où sa maîtresse venait le retrouver, avaient initié mademoiselle de Villenoix aux secrets de cette âme et si noble et si vaste, comme je le fus moi-même quelques années auparavant. Mais le fait qui me préoccupait le plus, et donnait à mon pèlerinage un immense intérêt de curiosité parmi les sentiments presque religieux qui me guidaient, était cette magnifique croyance de mademoiselle de Villenoix que le bonhomme m’avait expliquée: avait-elle, à la longue, contracté la folie de son amant, ou était-elle entrée si avant dans son âme, qu’elle en pût comprendre toutes les pensées, même les plus confuses? Je me perdais dans cet admirable problème de sentiment qui dépassait les plus belles inspirations de l’amour et ses dévouements les plus beaux. Mourir l’un pour l’autre est un sacrifice presque vulgaire. Vivre fidèle à un seul amour est un héroïsme qui a rendu mademoiselle Dupuis immortelle. Lorsque Napoléon-le-Grand et lord Byron ont eu des successeurs là où ils avaient aimé, il est permis d’admirer cette veuve de Bolingbroke; mais mademoiselle Dupuis pouvait vivre par les souvenirs de plusieurs années de bonheur, tandis que mademoiselle de Villenoix, n’ayant connu de l’amour que ses premières émotions, m’offrait le type du dévouement dans sa plus large expression. Devenue presque folle, elle était sublime; mais comprenant, expliquant la folie, elle ajoutait aux beautés d’un grand cœur un chef-d’œuvre de passion digne d’être étudié. Lorsque j’aperçus les hautes tourelles du château, dont l’aspect avait dû faire si souvent tressaillir le pauvre Lambert, mon cœur palpita vivement. Je m’étais associé, pour ainsi dire, à sa vie et à sa situation en me rappelant tous les événements de notre jeunesse. Enfin, j’arrivai dans une grande cour déserte, et pénétrai jusque dans le vestibule du château sans avoir rencontré personne. Le bruit de mes pas fit venir une femme âgée, à laquelle je remis la lettre que monsieur Lefebvre avait écrite à mademoiselle de Villenoix. Bientôt la même femme revint me chercher, et m’introduisit dans une salle basse, dallée en marbre blanc et noir, dont les persiennes étaient fermées, et au fond de laquelle je vis indistinctement Louis Lambert.
—Asseyez-vous, monsieur, me dit une voix douce qui allait au cœur.
Mademoiselle de Villenoix se trouvait à côté de moi sans que je l’eusse aperçue, et m’avait apporté sans bruit une chaise que je ne pris pas d’abord. L’obscurité était si forte que, dans le premier moment, mademoiselle de Villenoix et Louis me firent l’effet de deux masses noires qui tranchaient sur le fond de cette atmosphère ténébreuse. Je m’assis, en proie à ce sentiment qui nous saisit presque malgré nous sous les sombres arcades d’une église. Mes yeux, encore frappés par l’éclat du soleil, ne s’accoutumèrent que graduellement à cette nuit factice.
—Monsieur, lui dit-elle, est ton ami de collége.
LOUIS LAMBERT.
Il se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par la boiserie.....
Lambert ne répondit pas. Je pus enfin le voir, et il m’offrit un de ces spectacles qui se gravent à jamais dans la mémoire. Il se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par la boiserie, en sorte que son buste paraissait fléchir sous le poids de sa tête inclinée. Ses cheveux, aussi longs que ceux d’une femme, tombaient sur ses épaules, et entouraient sa figure de manière à lui donner de la ressemblance avec les bustes qui représentent les grands hommes du siècle de Louis XIV. Son visage était d’une blancheur parfaite. Il frottait habituellement une de ses jambes sur l’autre par un mouvement machinal que rien n’avait pu réprimer, et le frottement continuel des deux os produisait un bruit affreux. Auprès de lui se trouvait un sommier de mousse posé sur une planche.
—Il lui arrive très-rarement de se coucher, me dit mademoiselle de Villenoix, quoique chaque fois il dorme pendant plusieurs jours.
Louis se tenait debout comme je le voyais, jour et nuit, les yeux fixes, sans jamais baisser et relever les paupières comme nous en avons l’habitude. Après avoir demandé à mademoiselle Villenoix si un peu plus de jour ne causerait aucune douleur à Lambert, sur sa réponse, j’ouvris légèrement la persienne, et pus voir alors l’expression de la physionomie de mon ami. Hélas! déjà ridé, déjà blanchi, enfin déjà plus de lumière dans ses yeux, devenus vitreux comme ceux d’un aveugle. Tous ses traits semblaient tirés par une convulsion vers le haut de sa tête. J’essayai de lui parler à plusieurs reprises; mais il ne m’entendit pas. C’était un débris arraché à la tombe, une espèce de conquête faite par la vie sur la mort, ou par la mort sur la vie. J’étais là depuis une heure environ, plongé dans une indéfinissable rêverie, en proie à mille idées affligeantes. J’écoutais mademoiselle de Villenoix qui me racontait dans tous ses détails cette vie d’enfant au berceau. Tout à coup Louis cessa de frotter ses jambes l’une contre l’autre, et dit d’une voix lente:—Les anges sont blancs!
Je ne puis expliquer l’effet produit sur moi par cette parole, par le son de cette voix tant aimée, dont les accents attendus péniblement me paraissaient à jamais perdus pour moi. Malgré moi mes yeux se remplirent de larmes. Un pressentiment involontaire passa rapidement dans mon âme et me fit douter que Louis eût perdu la raison. J’étais cependant bien certain qu’il ne me voyait ni ne m’entendait; mais les harmonies de sa voix, qui semblaient accuser un bonheur divin, communiquèrent à ces mots d’irrésistibles pouvoirs. Incomplète révélation d’un monde inconnu, sa phrase retentit dans nos âmes comme quelque magnifique sonnerie d’église au milieu d’une nuit profonde. Je ne m’étonnai plus que mademoiselle de Villenoix crût Louis parfaitement sain d’entendement. Peut-être la vie de l’âme avait-elle anéanti la vie du corps. Peut-être sa compagne avait-elle, comme je l’eus alors, de vagues intuitions de cette nature mélodieuse et fleurie que nous nommons dans sa plus large expression: LE CIEL. Cette femme, cet ange restait toujours là, assise devant un métier à tapisserie, et chaque fois qu’elle tirait son aiguille elle regardait Lambert en exprimant un sentiment triste et doux. Hors d’état de supporter cet affreux spectacle, car je ne savais pas, comme mademoiselle de Villenoix, en deviner tous les secrets; je sortis, et nous allâmes nous promener ensemble pendant quelques moments pour parler d’elle et de Lambert.
—Sans doute, me dit-elle, Louis doit paraître fou; mais il ne l’est pas, si le nom de fou doit appartenir seulement à ceux dont, par des causes inconnues, le cerveau se vicie, et qui n’offrent aucune raison de leurs actes. Tout est parfaitement coordonné chez mon mari. S’il ne vous a pas reconnu physiquement, ne croyez pas qu’il ne vous ait point vu. Il a réussi à se dégager de son corps, et nous aperçoit sous une autre forme, je ne sais laquelle. Quand il parle, il exprime des choses merveilleuses. Seulement, assez souvent, il achève par la parole une idée commencée dans son esprit, ou commence une proposition qu’il achève mentalement. Aux autres hommes, il paraîtrait aliéné; pour moi, qui vis dans sa pensée, toutes ses idées sont lucides. Je parcours le chemin fait par son esprit, et, quoique je n’en connaisse pas tous les détours, je sais me trouver néanmoins au but avec lui. A qui n’est-il pas, maintes fois, arrivé de penser à une chose futile et d’être entraîné vers une pensée grave par des idées ou par des souvenirs qui s’enroulent? Souvent, après avoir parlé d’un objet frivole, innocent point de départ de quelque rapide méditation, un penseur oublie ou tait les liaisons abstraites qui l’ont conduit à sa conclusion, et reprend la parole en ne montrant que le dernier anneau de cette chaîne de réflexions. Les gens vulgaires à qui cette vélocité de vision mentale est inconnue, ignorant le travail intérieur de l’âme, se mettent à rire du rêveur, et le traitent de fou s’il est coutumier de ces sortes d’oublis. Louis est toujours ainsi: sans cesse il voltige à travers les espaces de la pensée, et s’y promène avec une vivacité d’hirondelle, je sais le suivre dans ses détours. Voilà l’histoire de sa folie. Peut-être un jour Louis reviendra-t-il à cette vie dans laquelle nous végétons; mais s’il respire l’air des cieux avant le temps où il nous sera permis d’y exister, pourquoi souhaiterions-nous de le revoir parmi nous? Contente d’entendre battre son cœur, tout mon bonheur est d’être auprès de lui. N’est-il pas tout à moi? Depuis trois ans, à deux reprises, je l’ai possédé pendant quelques jours: en Suisse où je l’ai conduit, et au fond de la Bretagne dans une île où je l’ai mené prendre des bains de mer. J’ai été deux fois bien heureuse! Je puis vivre par mes souvenirs.
—Mais, lui dis-je, écrivez-vous les paroles qui lui échappent?
—Pourquoi? me répondit-elle.
Je gardai le silence, les sciences humaines étaient bien petites devant cette femme.
—Dans le temps où il se mit à parler, reprit-elle, je crois avoir recueilli ses premières phrases, mais j’ai cessé de le faire; je n’y entendais rien alors.
Je les lui demandai par un regard; elle me comprit, et voici ce que je pus sauver de l’oubli.
I.
Ici-bas, tout est le produit d’une SUBSTANCE ÉTHÉRÉE, base commune de plusieurs phénomènes connus sous les noms impropres d’Électricité, Chaleur, Lumière, Fluide galvanique, magnétique, etc. L’universalité des transmutations de cette Substance constitue ce que l’on appelle vulgairement la Matière.
II.
Le Cerveau est le matras où l’ANIMAL transporte ce que, suivant la force de cet appareil, chacune de ses organisations peut absorber de cette SUBSTANCE, et d’où elle sort transformée en Volonté.
La Volonté est un fluide, attribut de tout être doué de mouvement. De là les innombrables formes qu’affecte l’ANIMAL, et qui sont les effets de sa combinaison avec la SUBSTANCE. Ses instincts sont le produit des nécessités que lui imposent les milieux où il se développe. De là ses variétés.
III.
En l’homme, la Volonté devient une force qui lui est propre, et qui surpasse en intensité celle de toutes les espèces.
IV.
Par sa constante alimentation, la Volonté tient à la SUBSTANCE qu’elle retrouve dans toutes les transmutations en les pénétrant par la Pensée, qui est un produit particulier de la Volonté humaine, combinée avec les modifications de la SUBSTANCE.
V.
Du plus ou moins de perfection de l’appareil humain, viennent les innombrables formes qu’affecte la Pensée.
VI.
La Volonté s’exerce par des organes vulgairement nommés les cinq sens, qui n’en sont qu’un seul, la faculté de voir. Le tact comme le goût, l’ouïe comme l’odorat, est une vue adaptée aux transformations de la SUBSTANCE que l’homme peut saisir dans ses deux états, transformée et non transformée.
VII.
Toutes les choses qui tombent par la Forme dans le domaine du sens unique, la faculté de voir, se réduisent à quelques corps élémentaires dont les principes sont dans l’air, dans la lumière ou dans les principes de l’air et de la lumière. Le son est une modification de l’air; toutes les couleurs sont des modifications de la lumière; tout parfum est une combinaison d’air et de lumière; ainsi les quatre expressions de la matière par rapport à l’homme, le son, la couleur, le parfum et la forme, ont une même origine; car le jour n’est pas loin où l’on reconnaîtra la filiation des principes de la lumière dans ceux de l’air. La pensée qui tient à la lumière s’exprime par la parole qui tient au son. Pour lui, tout provient donc de la SUBSTANCE dont les transformations ne diffèrent que par le NOMBRE, par un certain dosage dont les proportions produisent les individus ou les choses de ce que l’on nomme les RÈGNES.
VIII.
Quand la SUBSTANCE est absorbée en un Nombre suffisant, elle fait de l’homme un appareil d’une énorme puissance, qui communique avec le principe même de la SUBSTANCE, et agit sur la nature organisée à la manière des grands courants qui absorbent les petits. La volition met en œuvre cette force indépendante de la pensée, et qui, par sa concentration, obtient quelques-unes des propriétés de la SUBSTANCE, comme la rapidité de la lumière, comme la pénétration de l’électricité, comme la faculté de saturer les corps, et auxquelles il faut ajouter l’intelligence de ce qu’elle peut. Mais il est en l’homme un phénomène primitif et dominateur qui ne souffre aucune analyse. On décomposera l’homme en entier, l’on trouvera peut-être les éléments de la Pensée et de la Volonté; mais on rencontrera toujours, sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la Parole, dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir. Elle engendre incessamment la SUBSTANCE.
IX.
La colère, comme toutes nos expressions passionnées, est un courant de la force humaine qui agit électriquement; sa commotion, quand il se dégage, agit sur les personnes présentes, même sans qu’elles en soient le but ou la cause. Ne se rencontre-t-il pas des hommes qui, par une décharge de leur volition, cohobent les sentiments des masses?
X.
Le fanatisme et tous les sentiments sont des Forces Vives. Ces forces, chez certains êtres, deviennent des fleuves de Volonté qui réunissent et entraînent tout.
XI.
Si l’espace existe, certaines facultés donnent le pouvoir de le franchir avec une telle vitesse que leurs effets équivalent à son abolition. De ton lit aux frontières du monde, il n’y a que deux pas: LA VOLONTÉ—LA FOI!
XII.
Les faits ne sont rien, ils n’existent pas, il ne subsiste de nous que des Idées.
XIII.
Le monde des Idées se divise en trois sphères: celle de l’Instinct, celle des abstractions, celle de la Spécialité.
XIV.
La plus grande partie de l’Humanité visible, la partie la plus faible, habite la sphère de l’Instinctivité. Les Instinctifs naissent, travaillent et meurent sans s’élever au second degré de l’intelligence humaine, l’Abstraction.
XV.
A l’Abstraction commence la Société. Si l’Abstraction comparée à l’Instinct est une puissance presque divine, elle est une faiblesse inouïe, comparée au don de Spécialité qui peut seul expliquer Dieu. L’Abstraction comprend toute une nature en germe plus virtuellement que la graine ne contient le système d’une plante et ses produits. De l’abstraction naissent les lois, les arts, les intérêts, les idées sociales. Elle est la gloire et le fléau du monde: la gloire, elle a créé les sociétés; le fléau, elle dispense l’homme d’entrer dans la Spécialité, qui est un des chemins de l’Infini. L’homme juge tout par ses abstractions, le bien, le mal, la vertu, le crime. Ses formules de droit sont ses balances, sa justice est aveugle: celle de Dieu voit, tout est là. Il se trouve nécessairement des êtres intermédiaires qui séparent le Règne des Instinctifs du Règne des Abstractifs, et chez lesquels l’Instinctivité se mêle à l’Abstractivité dans des proportions infinies. Les uns ont plus d’Instinctivité que d’Abstractivité, et vice versa, que les autres. Puis, il est des êtres chez lesquels les deux actions se neutralisent en agissant par des forces égales.
XVI.
La Spécialité consiste à voir les choses du monde matériel aussi bien que celles du monde spirituel dans leurs ramifications originelles et conséquentielles. Les plus beaux génies humains sont ceux qui sont partis des ténèbres de l’Abstraction pour arriver aux lumières de la Spécialité. (Spécialité, species, vue, spéculer, voir tout, et d’un seul coup; Speculum, miroir ou moyen d’apprécier une chose en la voyant tout entière.) Jésus était Spécialiste, il voyait le fait dans ses racines et dans ses productions, dans le passé qui l’avait engendré, dans le présent où il se manifestait, dans l’avenir où il se développait; sa vue pénétrait l’entendement d’autrui. La perfection de la vue intérieure enfante le don de Spécialité. La Spécialité emporte l’intuition. L’intuition est une des facultés de L’HOMME INTÉRIEUR dont le Spécialisme est un attribut. Elle agit par une imperceptible sensation ignorée de celui qui lui obéit: Napoléon s’en allant instinctivement de sa place avant qu’un boulet n’y arrive.
XVII.
Entre la sphère du Spécialisme et celle de l’Abstractivité se trouvent, comme entre celle-ci et celle de l’Instinctivité, des êtres chez lesquels les divers attributs des deux règnes se confondent et produisent des mixtes: les hommes de génie.
XVIII.
Le Spécialiste est nécessairement la plus parfaite expression de l’HOMME, l’anneau qui lie le monde visible aux mondes supérieurs: il agit, il voit et il sent par son INTÉRIEUR. L’Abstractif pense. L’Instinctif agit.
XIX.
De là trois degrés pour l’homme: Instinctif, il est au-dessous de la mesure; Abstractif, il est au niveau; Spécialiste, il est au-dessus. Le Spécialisme ouvre à l’homme sa véritable carrière, l’infini commence à poindre en lui, là il entrevoit sa destinée.
XX.
Il existe trois mondes: le NATUREL, le SPIRITUEL, le DIVIN. L’Humanité transite dans le Monde Naturel, qui n’est fixe ni dans son essence ni dans ses facultés. Le Monde Spirituel est fixe dans son essence et mobile dans ses facultés. Le Monde Divin est fixe dans ses facultés et dans son essence. Il existe donc nécessairement un culte matériel, un culte spirituel, un culte divin; trois formes qui s’expriment par l’action, par la Parole, par la Prière, autrement dit, le Fait, l’Entendement et l’Amour. L’Instinctif veut des faits, l’Abstractif s’occupe des idées; le Spécialiste voit la fin, il aspire à Dieu qu’il pressent ou contemple.
XXI.
Aussi, peut-être un jour le sens inverse de l’Et Verbum caro factum est, sera-t-il le résumé d’un nouvel évangile qui dira: Et la chair se fera le Verbe, elle deviendra LA PAROLE DE DIEU.
XXII.
La résurrection se fait par le vent du ciel qui balaie les mondes. L’ange porté par le vent ne dit pas:—Morts, levez-vous! Il dit:—Que les vivants se lèvent!
Telles sont les pensées auxquelles j’ai pu, non sans de grandes peines, donner des formes en rapport avec notre entendement. Il en est d’autres desquelles Pauline se souvenait plus particulièrement, je ne sais par quelle raison, et que j’ai transcrites; mais elles font le désespoir de l’esprit, quand, sachant de quelle intelligence elles procèdent, on cherche à les comprendre. J’en citerai quelques-unes, pour achever le dessin de cette figure, peut-être aussi parce que dans ces dernières idées la formule de Lambert embrasse-t-elle mieux les mondes que la précédente, qui semble s’appliquer seulement au mouvement zoologique. Mais entre ces deux fragments, il est une corrélation évidente aux yeux des personnes, assez rares d’ailleurs, qui se plaisent à plonger dans ces sortes de gouffres intellectuels.
I.
Tout ici-bas n’existe que par le Mouvement et par le Nombre.
II.
Le Mouvement est en quelque sorte le Nombre agissant.
III.
Le Mouvement est le produit d’une force engendrée par la Parole et par une résistance qui est la Matière. Sans la résistance, le Mouvement aurait été sans résultat, son action eût été infinie. L’attraction de Newton n’est pas une loi, mais un effet de la loi générale du Mouvement universel.
IV.
Le Mouvement, en raison de la résistance, produit une combinaison qui est la vie; dès que l’un ou l’autre est plus fort, la vie cesse.
V.
Nulle part le Mouvement n’est stérile, partout il engendre le Nombre; mais il peut être neutralisé par une résistance supérieure, comme dans le minéral.
VI.
Le Nombre qui produit toutes les variétés engendre également l’harmonie, qui, dans sa plus haute acception, est le rapport entre les parties et l’Unité.
VII.
Sans le Mouvement, tout serait une seule et même chose. Ses produits, identiques dans leur essence, ne diffèrent que par le Nombre qui a produit les facultés.
VIII.
L’homme tient aux facultés, l’ange tient à l’essence.
IX.
En unissant son corps à l’action élémentaire, l’homme peut arriver à s’unir à la lumière par son INTÉRIEUR.
X.
Le Nombre est un témoin intellectuel qui n’appartient qu’à l’homme, et par lequel il peut arriver à la connaissance de la Parole.
XI.
Il est un nombre que l’Impur ne franchit pas, le Nombre où la création est finie.
XII.
L’Unité a été le point de départ de tout ce qui fut produit; il en est résulté des Composés, mais la fin doit être identique au commencement. De là cette formule spirituelle: Unité composée, Unité variable, Unité fixe.
XIII.
L’Univers est donc la variété dans l’Unité. Le Mouvement est le moyen, le Nombre est le résultat. La fin est le retour de toutes choses à l’unité, qui est Dieu.
XIV.
Trois et sept sont les deux plus grands nombres spirituels.
XV.
Trois est la formule des Mondes créés. Il est le signe spirituel de la création comme il est le signe matériel de la circonférence. En effet, Dieu n’a procédé que par des lignes circulaires. La ligne droite est l’attribut de l’infini; aussi l’homme qui pressent l’infini la reproduit-il dans ses œuvres. Deux est le Nombre de la génération. Trois est le Nombre de l’existence, qui comprend la génération et le produit. Ajoutez le Quaternaire, vous avez le SEPT, qui est la formule du ciel. Dieu est au-dessus, il est l’Unité.
Après être allé revoir encore une fois Lambert, je quittai sa femme et revins en proie à des idées si contraires à la vie sociale, que je renonçai, malgré ma promesse, à retourner à Villenoix. La vue de Louis avait exercé sur moi je ne sais quelle influence sinistre. Je redoutai de me retrouver dans cette atmosphère enivrante où l’extase était contagieuse. Chacun aurait éprouvé comme moi l’envie de se précipiter dans l’infini, de même que les soldats se tuaient tous dans la guérite où s’était suicidé l’un d’eux au camp de Boulogne. On sait que Napoléon fut obligé de faire brûler ce bois, dépositaire d’idées arrivées à l’état de miasmes mortels. Peut-être en était-il de la chambre de Louis comme de cette guérite? Ces deux faits seraient des preuves de plus en faveur de son système sur la transmission de la Volonté. J’y ressentis des troubles extraordinaires qui surpassèrent les effets les plus fantastiques causés par le thé, le café, l’opium, par le sommeil et la fièvre, agents mystérieux dont les terribles actions embrasent si souvent nos têtes. Peut-être aurais-je pu transformer en un livre complet ces débris de pensées, compréhensibles seulement pour certains esprits habitués à se pencher sur le bord des abîmes, dans l’espérance d’en apercevoir le fond. La vie de cet immense cerveau, qui sans doute a craqué de toutes parts comme un empire trop vaste, y eût été développée dans le récit des visions de cet être, incomplet par trop de force ou par faiblesse; mais j’ai mieux aimé rendre compte de mes impressions que de faire une œuvre plus ou moins poétique.
Lambert mourut à l’âge de vingt-huit ans, le 25 septembre 1824, entre les bras de son amie. Elle le fit ensevelir dans une des îles du parc de Villenoix. Son tombeau consiste en une simple croix de pierre, sans nom, sans date. Fleur née sur le bord d’un gouffre, elle devait y tomber inconnue avec ses couleurs et ses parfums inconnus. Comme beaucoup de gens incompris, n’avait-il pas souvent voulu se plonger avec orgueil dans le néant pour y perdre les secrets de sa vie! Cependant mademoiselle de Villenoix aurait bien eu le droit d’inscrire sur cette croix les noms de Lambert, en y indiquant les siens. Depuis la perte de son mari, cette nouvelle union n’est-elle pas son espérance de toutes les heures? Mais les vanités de la douleur sont étrangères aux âmes fidèles. Villenoix tombe en ruines. La femme de Lambert ne l’habite plus, sans doute pour mieux s’y voir comme elle y fut jadis. Ne lui a-t-on pas entendu dire naguère:—J’ai eu son cœur, à Dieu son génie!
Au château de Saché, juin-juillet 1832.
SÉRAPHITA.
A MADAME ÉVELINE DE HANSKA,
NÉE COMTESSE RZEWUSKA.
Madame, voici l’œuvre que vous m’avez demandée: je suis heureux, en vous la dédiant, de pouvoir vous donner un témoignage de la respectueuse affection que vous m’avez permis de vous porter. Si je suis accusé d’impuissance après avoir tenté d’arracher aux profondeurs de la mysticité ce livre qui, sous la transparence de notre belle langue, voulait les lumineuses poésies de l’Orient, à vous la faute! Ne m’avez-vous pas ordonné cette lutte, semblable à celle de Jacob, en me disant que le plus imparfait dessin de cette figure par vous rêvée, comme elle le fut par moi dès l’enfance, serait encore pour vous quelque chose? Le voici donc, ce quelque chose. Pourquoi cette œuvre ne peut-elle appartenir exclusivement à ces nobles esprits préservés, comme vous l’êtes, des petitesses mondaines par la solitude? Ceux-là sauraient y imprimer la mélodieuse mesure qui manque, et qui en aurait fait entre les mains d’un de nos poètes la glorieuse épopée que la France attend encore. Ceux-là l’accepteront de moi comme une de ces balustrades sculptées par quelque artiste plein de foi, et sur lesquelles les pèlerins s’appuient pour méditer la fin de l’homme en contemplant le chœur d’une belle église.
Je suis avec respect, Madame, votre devoué serviteur,
De Balzac.
Paris, 23 août 1835.
I.
SÉRAPHÎTÜS.
A voir sur une carte les côtes de la Norwége, quelle imagination ne serait émerveillée de leurs fantasques découpures, longue dentelle de granit où mugissent incessamment les flots de la mer du Nord? qui n’a rêvé les majestueux spectacles offerts par ces rivages sans grèves, par cette multitude de criques, d’anses, de petites baies dont aucune ne se ressemble, et qui toutes sont des abîmes sans chemins? Ne dirait-on pas que la nature s’est plu à dessiner par d’ineffaçables hiéroglyphes le symbole de la vie norwégienne, en donnant à ces côtes la configuration des arêtes d’un immense poisson? car la pêche forme le principal commerce et fournit presque toute la nourriture de quelques hommes attachés comme une touffe de lichen à ces arides rochers. Là, sur quatorze degrés de longueur, à peine existe-t-il sept cent mille âmes. Grâce aux périls dénués de gloire, aux neiges constantes que réservent aux voyageurs ces pics de la Norwége, dont le nom donne froid déjà, leurs sublimes beautés sont restées vierges et s’harmonieront aux phénomènes humains, vierges encore pour la poésie du moins, qui s’y sont accomplis, et dont voici l’histoire.
Lorsqu’une de ces baies, simple fissure aux yeux des eiders, est assez ouverte pour que la mer ne gèle pas entièrement dans cette prison de pierre où elle se débat, les gens du pays nomment ce petit golfe un fiord, mot que presque tous les géographes ont essayé de naturaliser dans leurs langues respectives. Malgré la ressemblance qu’ont entre eux ces espèces de canaux, chacun a sa physionomie particulière: partout la mer est entrée dans leurs cassures, mais partout les rochers s’y sont diversement fendus, et leurs tumultueux précipices défient les termes bizarres de la géométrie: ici le roc s’est dentelé comme une scie, là ses tables trop droites ne souffrent ni le séjour de la neige, ni les sublimes aigrettes des sapins du nord; plus loin, les commotions du globe ont arrondi quelque sinuosité coquette, belle vallée que meublent par étages des arbres au noir plumage. Vous seriez tenté de nommer ce pays la Suisse des mers. Entre Drontheim et Christiania, se trouve une de ces baies, nommée le Stromfiord. Si le Stromfiord n’est pas le plus beau de ces paysages, il a du moins le mérite de résumer les magnificences terrestres de la Norwége, et d’avoir servi de théâtre aux scènes d’une histoire vraiment céleste.
La forme générale du Stromfiord est, au premier aspect, celle d’un entonnoir ébréché par la mer. Le passage que les flots s’y étaient ouvert présente à l’œil l’image d’une lutte entre l’Océan et le granit, deux créations également puissantes: l’une par son inertie, l’autre par sa mobilité. Pour preuves, quelques écueils de formes fantastiques en défendent l’entrée aux vaisseaux. Les intrépides enfants de la Norwége peuvent, en quelques endroits, sauter d’un roc à un autre sans s’étonner d’un abîme profond de cent toises, large de six pieds. Tantôt un frêle et chancelant morceau de gneiss, jeté en travers, unit deux rochers. Tantôt les chasseurs ou les pêcheurs ont lancé des sapins, en guise de pont, pour joindre les deux quais taillés à pic au fond desquels gronde incessamment la mer. Ce dangereux goulet se dirige vers la droite par un mouvement de serpent, y rencontre une montagne élevée de trois cents toises au-dessus du niveau de la mer, et dont les pieds forment un banc vertical d’une demi lieue de longueur, où l’inflexible granit ne commence à se briser, à se crevasser, à s’onduler, qu’à deux cents pieds environ au-dessus des eaux. Entrant avec violence, la mer est donc repoussée avec une violence égale par la force d’inertie de la montagne vers les bords opposés auxquels les réactions du flot ont imprimé de douces courbures. Le Fiord est fermé dans le fond par un bloc de gneiss couronné de forêts, d’où tombe en cascades une rivière qui à la fonte des neiges devient un fleuve, forme une nappe d’une immense étendue, s’échappe avec fracas en vomissant de vieux sapins et d’antiques mélèzes, aperçus à peine dans la chute des eaux. Vigoureusement plongés au fond du golfe, ces arbres reparaissent bientôt à sa surface, s’y marient, et construisent des îlots qui viennent échouer sur la rive gauche, où les habitants du petit village assis au bord du Stromfiord, les retrouvent brisés, fracassés, quelquefois entiers, mais toujours nus et sans branches. La montagne qui dans le Stromfiord reçoit à ses pieds les assauts de la mer et à sa cime ceux des vents du nord, se nomme le Falberg. Sa crête, toujours enveloppée d’un manteau de neige et de glace, est la plus aiguë de la Norwége, où le voisinage du pôle produit, à une hauteur de dix-huit cents pieds, un froid égal à celui qui règne sur les montagnes les plus élevées du globe. La cime de ce rocher, droite vers la mer, s’abaisse graduellement vers l’est, et se joint aux chutes de la Sieg par des vallées disposées en gradins sur lesquels le froid ne laisse venir que des bruyères et des arbres souffrants. La partie du Fiord d’où s’échappent les eaux, sous les pieds de la forêt, s’appelle le Siegdalhen, mot qui pourrait être traduit par le versant de la Sieg, nom de la rivière. La courbure qui fait face aux tables du Falberg est la vallée de Jarvis, joli paysage dominé par des collines chargées de sapins, de mélèzes, de bouleaux, de quelques chênes et de hêtres, la plus riche, la mieux colorée de toutes les tapisseries que la nature du nord a tendues sur ses âpres rochers. L’œil pouvait facilement y saisir la ligne où les terrains réchauffés par les rayons solaires commencent à souffrir la culture et laissent apparaître les végétations de la Flore norwégienne. En cet endroit, le golfe est assez large pour que la mer, refoulée par le Falberg, vienne expirer en murmurant sur la dernière frange de ces collines, rive doucement bordée d’un sable fin, parsemé de mica, de paillettes, de jolis cailloux, de porphyres, de marbres aux mille nuances amenés de la Suède par les eaux de la rivière, et de débris marins, de coquillages, fleurs de la mer que poussent les tempêtes, soit du pôle, soit du midi.
Au bas des montagnes de Jarvis se trouve le village composé de deux cents maisons de bois, où vit une population perdue là, comme dans une forêt ces ruches d’abeilles qui, sans augmenter ni diminuer, végètent heureuses, en butinant leur vie au sein d’une sauvage nature. L’existence anonyme de ce village s’explique facilement. Peu d’hommes avaient la hardiesse de s’aventurer dans les rescifs pour gagner les bords de la mer et s’y livrer à la pêche que font en grand les Norwégiens sur des côtes moins dangereuses. Les nombreux poissons du Fiord suffisent en partie à la nourriture de ses habitants; les pâturages des vallées leur donnent du lait et du beurre; puis quelques terrains excellents leur permettent de récolter du seigle, du chanvre, des légumes qu’ils savent défendre contre les rigueurs du froid et contre l’ardeur passagère, mais terrible, de leur soleil, avec l’habileté que déploie le Norwégien dans cette double lutte. Le défaut de communications, soit par terre où les chemins sont impraticables, soit par mer où de faibles barques peuvent seules parvenir à travers les défilés maritimes du Fiord, les empêche de s’enrichir en tirant parti de leurs bois. Il faudrait des sommes aussi énormes pour déblayer le chenal du golfe que pour s’ouvrir une voie dans l’intérieur des terres. Les routes de Christiania à Drontheim tournent toutes le Stromfiord, et passent la Sieg sur un pont situé à plusieurs lieues de sa chute; la côte, entre la vallée de Jarvis et Drontheim, est garnie d’immenses forêts inabordables; enfin le Falberg se trouve également séparé de Christiania par d’inaccessibles précipices. Le village de Jarvis aurait peut-être pu communiquer avec la Norwége intérieure et la Suède par la Sieg; mais, pour être mis en rapport avec la civilisation, le Stromfiord voulait un homme de génie. Ce génie parut en effet: ce fut un poète, un Suédois religieux qui mourut en admirant et respectant les beautés de ce pays, comme un des plus magnifiques ouvrages du Créateur.
Maintenant, les hommes que l’étude a doués de cette vue intérieure dont les véloces perceptions amènent tour à tour dans l’âme, comme sur une toile, les paysages les plus contrastants du globe, peuvent facilement embrasser l’ensemble du Stromfiord. Eux seuls, peut-être, sauront s’engager dans les tortueux rescifs du goulet où se débat la mer, fuir avec ses flots le long des tables éternelles du Falberg dont les pyramides blanches se confondent avec les nuées brumeuses d’un ciel presque toujours gris de perle; admirer la jolie nappe échancrée du golfe, y entendre les chutes de la Sieg qui pend en longs filets et tombe sur un abatis pittoresque de beaux arbres confusément épars, debout ou cachés parmi des fragments de gneiss; puis, se reposer sur les riants tableaux que présentent les collines abaissées de Jarvis d’où s’élancent les plus riches végétaux du nord, par familles, par myriades: ici des bouleaux gracieux comme des jeunes filles, inclinés comme elles; là des colonnades de hêtres aux fûts centenaires et moussus; tous les contrastes des différents verts, de blanches nuées parmi les sapins noirs, des landes de bruyères pourprées et nuancées à l’infini; enfin toutes les couleurs, tous les parfums de cette Flore aux merveilles ignorées. Étendez les proportions de ces amphithéâtres, élancez-vous dans les nuages, perdez-vous dans le creux des roches où reposent les chiens de mer, votre pensée n’atteindra ni à la richesse, ni aux poésies de ce site norwégien! Votre pensée pourrait-elle être aussi grande que l’Océan qui le borne, aussi capricieuse que les fantastiques figures dessinées par ces forêts, ses nuages, ses ombres, et par les changements de sa lumière? Voyez vous, au-dessus des prairies de la plage, sur le dernier pli de terrain qui s’ondule au bas des hautes collines de Jarvis, deux ou trois cents maisons couvertes en nœver, espèce de couvertures faites avec l’écorce du bouleau, maisons toutes frêles, plates et qui ressemblent à des vers à soie sur une feuille de mûrier jetée là par les vents? Au-dessus de ces humbles, de ces paisibles demeures, est une église construite avec une simplicité qui s’harmonie à la misère du village. Un cimetière entoure le chevet de cette église, et plus loin se trouve le presbytère. Encore plus haut, sur une bosse de la montagne est située une habitation, la seule qui soit en pierre, et que pour cette raison les habitants ont nommée le château Suédois. En effet, un homme riche vint de Suède, trente ans avant le jour où cette histoire commence, et s’établit à Jarvis, en s’efforçant d’en améliorer la fortune. Cette petite maison, construite dans le but d’engager les habitants à s’en bâtir de semblables, était remarquable par sa solidité, par un mur d’enceinte, chose rare en Norwége, où, malgré l’abondance des pierres, l’on se sert de bois pour toutes les clôtures, même pour celles des champs. La maison, ainsi garantie des neiges, s’élevait sur un tertre, au milieu d’une cour immense. Les fenêtres en étaient abritées par ces auvents d’une saillie prodigieuse appuyés sur de grands sapins équarris qui donnent aux constructions du nord une espèce de physionomie patriarcale. Sous ces abris, il était facile d’apercevoir les sauvages nudités du Falberg, de comparer l’infini de la pleine mer à la goutte d’eau du golfe écumeux, d’écouter les vastes épanchements de la Sieg, dont la nappe semblait de loin immobile en tombant dans sa coupe de granit bordée sur trois lieues de tour par les glaciers du nord, enfin tout le paysage où vont se passer les surnaturels et simples événements de cette histoire.
L’hiver de 1799 à 1800 fut un des plus rudes dont le souvenir ait été gardé par les Européens; la mer de Norwége se prit entièrement dans les Fiords, où la violence du ressac l’empêche ordinairement de geler. Un vent dont les effets ressemblaient à ceux du levantis espagnol, avait balayé la glace du Stromfiord en repoussant les neiges vers le fond du golfe. Depuis long-temps il n’avait pas été permis aux gens de Jarvis de voir en hiver le vaste miroir des eaux réfléchissant les couleurs du ciel, spectacle curieux au sein de ces montagnes dont tous les accidents étaient nivelés sous les couches successives de la neige, et où les plus vives arêtes comme les vallons les plus creux ne formaient que de faibles plis dans l’immense tunique jetée par la nature sur ce paysage, alors tristement éclatant et monotone. Les longues nappes de la Sieg, subitement glacées, décrivaient une énorme arcade sous laquelle les habitants auraient pu passer à l’abri des tourbillons, si quelques-uns d’entre eux eussent été assez hardis pour s’aventurer dans le pays. Mais les dangers de la moindre course retenaient au logis les plus intrépides chasseurs qui craignaient de ne plus reconnaître sous la neige les étroits passages pratiqués au bord des précipices, des crevasses ou des versants. Aussi nulle créature n’animait-elle ce désert blanc où régnait la bise du pôle, seule voix qui résonnât en de rares moments. Le ciel, presque toujours grisâtre, donnait au lac les teintes de l’acier bruni. Peut-être un vieil eider traversait-il parfois impunément l’espace à l’aide du chaud duvet sous lequel glissent les songes des riches, qui ne savent par combien de dangers cette plume s’achète; mais, semblable au Bédouin qui sillonne seul les sables de l’Afrique, l’oiseau n’était ni vu ni entendu; l’atmosphère engourdie, privée de ses communications électriques, ne répétait ni le sifflement de ses ailes, ni ses joyeux cris. Quel œil assez vif eût d’ailleurs pu soutenir l’éclat de ce précipice garni de cristaux étincelants, et les rigides reflets des neiges à peine irisées à leurs sommets par les rayons d’un pâle soleil, qui, par moments, apparaissait comme un moribond jaloux d’attester sa vie? Souvent, lorsque des amas de nuées grises, chassées par escadrons à travers les montagnes et les sapins, cachaient le ciel sous de triples voiles, la terre, à défaut de lueurs célestes, s’éclairait par elle-même. Là donc se rencontraient toutes les majestés du froid éternellement assis sur le pôle, et dont le principal caractère est le royal silence au sein duquel vivent les monarques absolus. Tout principe extrême porte en soi l’apparence d’une négation et les symptômes de la mort: la vie n’est-elle pas le combat de deux forces? Là, rien ne trahissait la vie. Une seule puissance, la force improductive de la glace, régnait sans contradiction. Le bruissement de la pleine mer agitée n’arrivait même pas dans ce muet bassin, si bruyant durant les trois courtes saisons où la nature se hâte de produire les chétives récoltes nécessaires à la vie de ce peuple patient. Quelques hauts sapins élevaient leurs noires pyramides chargées de festons neigeux, et la forme de leurs rameaux à barbes inclinées complétait le deuil de ces cimes, où, d’ailleurs, ils se montraient comme des points bruns. Chaque famille restait au coin du feu, dans une maison soigneusement close, fournie de biscuit, de beurre fondu, de poisson sec, de provisions faites à l’avance pour les sept mois d’hiver. A peine voyait-on la fumée de ces habitations. Presque toutes sont ensevelies sous les neiges, contre le poids desquelles elles sont néanmoins préservées par de longues planches qui partent du toit et vont s’attacher à une grande distance sur de solides poteaux en formant un chemin couvert autour de la maison. Pendant ces terribles hivers, les femmes tissent et teignent les étoffes de laine ou de toile dont se font les vêtements, tandis que la plupart des hommes lisent ou se livrent à ces prodigieuses méditations qui ont enfanté les profondes théories, les rêves mystiques du nord, ses croyances, ses études si complètes sur un point de la science fouillé comme avec une sonde; mœurs à demi monastiques qui forcent l’âme à réagir sur elle-même, à y trouver sa nourriture, et qui font du paysan norwégien un être à part dans la population européenne. Dans la première année du dix-neuvième siècle, et vers le milieu du mois de mai, tel était donc l’état du Stromfiord.
Par une matinée où le soleil éclatait au sein de ce paysage en y allumant les feux de tous les diamants éphémères produits par les cristallisations de la neige et des glaces, deux personnes passèrent sur le golfe, le traversèrent et volèrent le long des bases du Falberg, vers le sommet duquel elles s’élevèrent de frise en frise. Était-ce deux créatures, était-ce deux flèches? Qui les eût vues à cette hauteur les aurait prises pour deux eiders cinglant de conserve à travers les nuées. Ni le pêcheur le plus superstitieux, ni le chasseur le plus intrépide n’eût attribué à des créatures humaines le pouvoir de se tenir le long des faibles lignes tracées sur les flancs du granit, où ce couple glissait néanmoins avec l’effrayante dextérité que possèdent les somnambules quand, ayant oublié toutes les conditions de leur pesanteur et les dangers de la moindre déviation, ils courent au bord des toits en gardant leur équilibre sous l’empire d’une force inconnue.
—Arrête-moi, Séraphitus, dit une pâle jeune fille, et laisse-moi respirer. Je n’ai voulu regarder que toi en côtoyant les murailles de ce gouffre; autrement, que serais-je devenue? Mais aussi ne suis-je qu’une bien faible créature. Te fatigué-je?
—Non, dit l’être sur le bras de qui elle s’appuyait. Allons toujours, Minna? la place où nous sommes n’est pas assez solide pour nous y arrêter.
De nouveau, tous deux ils firent siffler sur la neige de longues planches attachées à leurs pieds, et parvinrent sur la première plinthe que le hasard avait nettement dessinée sur le flanc de cet abîme. La personne que Minna nommait Séraphîtüs s’appuya sur son talon droit pour relever la planche longue d’environ une toise, étroite comme un pied d’enfant, et qui était attachée à son brodequin par deux courroies en cuir de chien marin. Cette planche, épaisse de deux doigts, était doublée en peau de renne dont le poil, en se hérissant sur la neige, arrêta soudain Séraphîtüs; il ramena son pied gauche dont le patin n’avait pas moins de deux toises de longueur, tourna lestement sur lui-même, vint saisir sa peureuse compagne, l’enleva malgré les longs patins qui armaient ses pieds, et l’assit sur un quartier de roche, après en avoir chassé la neige avec sa pelisse.
—Ici, Minna, tu es en sûreté, tu pourras y trembler à ton aise.
—Nous sommes déjà montés au tiers du Bonnet de glace, dit-elle en regardant le pic auquel elle donna le nom populaire sous lequel on le connaît en Norwége. Je ne le crois pas encore.
Mais, trop essoufflée pour parler davantage, elle sourit à Séraphîtüs, qui, sans répondre et la main posée sur son cœur, la tenait en écoutant de sonores palpitations aussi précipitées que celles d’un jeune oiseau surpris.
—Il bat souvent aussi vite sans que j’aie couru, dit-elle.
Séraphîtüs inclina la tête sans dédain ni froideur. Malgré la grâce qui rendit ce mouvement presque suave, il n’en trahissait pas moins une négation qui, chez une femme, eût été d’une enivrante coquetterie. Séraphîtüs pressa vivement la jeune fille. Minna prit cette caresse pour une réponse, et continua de le contempler. Au moment où Séraphîtüs releva la tête en rejetant en arrière par un geste presque impatient les rouleaux dorés de sa chevelure, afin de se découvrir le front, il vit alors du bonheur dans les yeux de sa compagne.
—Oui, Minna, dit-il d’une voix dont l’accent paternel avait quelque chose de charmant chez un être encore adolescent, regarde-moi, n’abaisse pas la vue.
—Pourquoi?
—Tu veux le savoir? essaie.
Minna jeta vivement un regard à ses pieds, et cria soudain comme un enfant qui aurait rencontré un tigre. L’horrible sentiment des abîmes l’avait envahie, et ce seul coup d’œil avait suffi pour lui en communiquer la contagion. Le Fiord, jaloux de sa pâture, avait une grande voix par laquelle il l’étourdissait en tintant à ses oreilles, comme pour la dévorer plus sûrement en s’interposant entre elle et la vie. Puis, de ses cheveux à ses pieds, le long de son dos, tomba un frisson glacial d’abord, mais qui bientôt lui versa dans les nerfs une insupportable chaleur, battit dans ses veines, et brisa toutes ses extrémités par des atteintes électriques semblables à celles que cause le contact de la torpille. Trop faible pour résister, elle se sentait attirée par une force inconnue en bas de cette table, où elle croyait voir quelque monstre qui lui lançait son venin, un monstre dont les yeux magnétiques la charmaient, dont la gueule ouverte semblait broyer sa proie par avance.
—Je meurs, mon Séraphîtüs, n’ayant aimé que toi, dit-elle en faisant un mouvement machinal pour se précipiter.
Séraphîtüs lui souffla doucement sur le front et sur les yeux. Tout à coup, semblable au voyageur délassé par un bain, Minna n’eut plus que la mémoire de ses vives douleurs, déjà dissipées par cette haleine caressante qui pénétra son corps et l’inonda de balsamiques effluves, aussi rapidement que le souffle avait traversé l’air.
—Qui donc es-tu? dit-elle avec un sentiment de douce terreur. Mais je le sais, tu es ma vie.—Comment peux-tu regarder ce gouffre sans mourir? reprit-elle après une pause.
Séraphîtüs laissa Minna cramponnée au granit, et, comme eût fait une ombre, il alla se poser sur le bord de la table, d’où ses yeux plongèrent au fond du Fiord en en défiant l’éblouissante profondeur; son corps ne vacilla point, son front resta blanc et impassible comme celui d’une statue de marbre: abîme contre abîme.
—Séraphîtüs, si tu m’aimes, reviens! cria la jeune fille. Ton danger me rend mes douleurs.—Qui donc es-tu pour avoir cette force surhumaine à ton âge? lui demanda-t-elle en se sentant de nouveau dans ses bras.
—Mais, répondit Séraphîtüs, tu regardes sans peur des espaces encore plus immenses.
Et, de son doigt levé, cet être singulier lui montra l’auréole bleue que les nuages dessinaient en laissant un espace, clair au-dessus de leurs têtes, et dans lequel les étoiles se voyaient pendant le jour en vertu de lois atmosphériques encore inexpliquées.
—Quelle différence! dit-elle en souriant.
—Tu as raison, répondit-il, nous sommes nés pour tendre au ciel. La patrie, comme le visage d’une mère, n’effraie jamais un enfant.
Sa voix vibra dans les entrailles de sa compagne devenue muette.
—Allons, viens, reprit-il.
Tous les deux ils s’élancèrent sur les faibles sentiers tracés le long de la montagne, en y dévorant les distances et volant d’étage en étage, de ligne en ligne, avec la rapidité dont est doué le cheval arabe, cet oiseau du désert. En quelques moments, ils atteignirent un tapis d’herbes, de mousses et de fleurs, sur lequel personne ne s’était encore assis.
—Le joli sœler! dit Minna en donnant à cette prairie son véritable nom; mais comment se trouve-t-il à cette hauteur?
—Là cessent, il est vrai, les végétations de la Flore norwégienne, dit Séraphîtüs; mais, s’il se rencontre ici quelques herbes et des fleurs, elles sont dues à ce rocher qui les garantit contre le froid du pôle.—Mets cette touffe dans ton sein, Minna, dit-il en arrachant une fleur, prends cette suave création qu’aucun œil humain n’a vue encore, et garde cette fleur unique comme un souvenir de cette matinée unique dans ta vie! Tu ne trouveras plus de guide pour te mener à ce sœler.
Il lui donna soudain une plante hybride que ses yeux d’aigle lui avaient fait apercevoir parmi des silènes acaulis et des saxifrages, véritable merveille éclose sous le souffle des anges. Minna saisit avec un empressement enfantin la touffe d’un vert transparent et brillant comme celui de l’émeraude, formée par de petites feuilles roulées en cornet, d’un brun clair au fond, mais qui, de teinte en teinte, devenaient vertes à leurs pointes partagées en découpures d’une délicatesse infinie. Ces feuilles étaient si pressées qu’elles semblaient se confondre, et produisaient une foule de jolies rosaces. Çà et là, sur ce tapis, s’élevaient des étoiles blanches, bordées d’un filet d’or, du sein desquelles sortaient des anthères pourprées, sans pistil. Une odeur qui tenait à la fois de celle des roses et des calices de l’oranger, mais fugitive et sauvage, achevait de donner je ne sais quoi de céleste à cette fleur mystérieuse que Séraphîtüs contemplait avec mélancolie, comme si la senteur lui en eût exprimé de plaintives idées que, lui seul! il comprenait. Mais à Minna, ce phénomène inouï parut être un caprice par lequel la nature s’était plu à douer quelques pierreries de la fraîcheur, de la mollesse et du parfum des plantes.
—Pourquoi serait-elle unique? Elle ne se reproduira donc plus? dit la jeune fille à Séraphîtüs qui rougit et changea brusquement de conversation.
—Asseyons-nous, retourne-toi, vois! A cette hauteur, peut-être, ne trembleras-tu point? Les abîmes sont assez profonds pour que tu n’en distingues plus la profondeur; ils ont acquis la perspective unie de la mer, le vague des nuages, la couleur du ciel; la glace du Fiord est une assez jolie turquoise; tu n’aperçois les forêts de sapins que comme de légères lignes de bistre; pour vous, les abîmes doivent être parés ainsi.
Séraphîtüs jeta ces paroles avec cette onction dans l’accent et le geste connue seulement de ceux qui sont parvenus au sommet des hautes montagnes du globe, et contractée si involontairement, que le maître le plus orgueilleux se trouve obligé de traiter son guide en frère, et ne s’en croit le supérieur qu’en s’abaissant vers les vallées où demeurent les hommes. Il défaisait les patins de Minna, aux pieds de laquelle il s’était agenouillé. L’enfant ne s’en apercevait pas, tant elle s’émerveillait du spectacle imposant que présente la vue de la Norwége, dont les longs rochers pouvaient être embrassés d’un seul coup d’œil, tant elle était émue par la solennelle permanence de ces cimes froides, et que les paroles ne sauraient exprimer.
—Nous ne sommes pas venus ici par la seule force humaine, dit-elle enjoignant les mains, je rêve sans doute.
—Vous appelez surnaturels les faits dont les causes vous échappent, répondit-il.
—Tes réponses, dit-elle, sont toujours empreintes de je ne sais quelle profondeur. Près de toi, je comprends tout sans effort. Ah! je suis libre.
—Tu n’as plus tes patins, voilà tout.
—Oh! dit-elle, moi qui aurais voulu délier les tiens en te baisant les pieds.
—Garde ces paroles pour Wilfrid, répondit doucement Séraphîtüs.
—Wilfrid! répéta Minna d’un ton de colère qui s’apaisa dès qu’elle eut regardé son compagnon.—Tu ne t’emportes jamais, toi! dit-elle en essayant mais en vain de lui prendre la main, tu es en toute chose d’une perfection désespérante.
—Tu en conclus alors que je suis insensible.
Minna fut effrayée d’un regard si lucidement jeté dans sa pensée.
—Tu me prouves que nous nous entendons, répondit-elle avec la grâce de la femme qui aime.
Séraphîtüs agita mollement la tête en lui lançant un regard à la fois triste et doux.
—Toi qui sais tout, reprit Minna, dis-moi pourquoi la timidité que je ressentais là-bas, près de toi, s’est dissipée en montant ici? Pourquoi j’ose te regarder pour la première fois en face, tandis que là-bas, à peine osé-je te voir à la dérobée?
—Ici, peut-être, avons-nous dépouillé les petitesses de la terre, répondit-il en défaisant sa pelisse.
—Jamais tu n’as été si beau, dit Minna en s’asseyant sur une roche moussue et s’abîmant dans la contemplation de l’être qui l’avait conduite sur une partie du pic qui de loin semblait inaccessible.
Jamais, à la vérité, Séraphîtüs n’avait brillé d’un si vif éclat, seule expression qui rende l’animation de son visage et l’aspect de sa personne. Cette splendeur était-elle due à la nitescence que donnent au teint l’air pur des montagnes et le reflet des neiges? était-elle produite par le mouvement intérieur qui surexcite le corps à l’instant où il se repose d’une longue agitation? provenait-elle du contraste subit entre la clarté d’or projetée par le soleil, et l’obscurité des nuées à travers lesquelles ce joli couple avait passé? Peut-être à ces causes faudrait-il encore ajouter les effets d’un des plus beaux phénomènes que puisse offrir la nature humaine. Si quelque habile physiologiste eût examiné cette créature, qui dans ce moment, à voir la fierté de son front et l’éclair de ses yeux, paraissait être un jeune homme de dix-sept ans; s’il eût cherché les ressorts de cette florissante vie sous le tissu le plus blanc que jamais le nord ait fait à l’un de ses enfants, il aurait cru sans doute à l’existence d’un fluide phosphorique en des nerfs qui semblaient reluire sous l’épiderme, ou à la constante présence d’une lumière intérieure qui colorait Séraphîtüs à la manière de ces lueurs contenues dans une coupe d’albâtre. Quelque mollement effilées que fussent ses mains qu’il avait dégantées pour délier les patins de Minna, elles paraissaient avoir une force égale à celle que le Créateur a mise dans les diaphanes attaches du crabe. Les feux jaillissant de son regard d’or luttaient évidemment avec les rayons du soleil, et il semblait ne pas en recevoir, mais lui donner de la lumière. Son corps, mince et grêle comme celui d’une femme, attestait une de ces natures faibles en apparence, mais dont la puissance égale toujours le désir, et qui sont fortes à temps. De taille ordinaire, Séraphîtüs se grandissait en présentant son front, comme s’il eût voulu s’élancer. Ses cheveux, bouclés par la main d’une fée, et comme soulevés par un souffle, ajoutaient à l’illusion que produisait son altitude aérienne; mais ce maintien dénué d’efforts résultait plus d’un phénomène moral que d’une habitude corporelle. L’imagination de Minna était complice de cette constante hallucination sous l’empire de laquelle chacun serait tombé, et qui prêtait à Séraphîtüs l’apparence des figures rêvées dans un heureux sommeil. Nul type connu ne pourrait donner une image de cette figure majestueusement mâle pour Minna, mais qui, aux yeux d’un homme, eût éclipsé par sa grâce féminine les plus belles têtes dues à Raphaël. Ce peintre des cieux a constamment mis une sorte de joie tranquille, une amoureuse suavité dans les lignes de ses beautés angéliques; mais, à moins de contempler Séraphîtüs lui-même, quelle âme inventerait la tristesse mêlée d’espérance qui voilait à demi les sentiments ineffables empreints dans ses traits? Qui saurait, même dans les fantaisies d’artiste où tout devient possible, voir les ombres que jetait une mystérieuse terreur sur ce front trop intelligent qui semblait interroger les cieux et toujours plaindre la terre? Cette tête planait avec dédain comme un sublime oiseau de proie dont les cris troublent l’air, et se résignait comme la tourterelle dont la voix verse la tendresse au fond des bois silencieux. Le teint de Séraphîtüs était d’une blancheur surprenante que faisaient encore ressortir des lèvres rouges, des sourcils bruns et des cils soyeux, seuls traits qui tranchassent sur la pâleur d’un visage dont la parfaite régularité ne nuisait en rien à l’éclat des sentiments: ils s’y reflétaient sans secousse ni violence, mais avec cette majestueuse et naturelle gravité que nous aimons à prêter aux êtres supérieurs. Tout, dans cette figure marmorine, exprimait la force et le repos. Minna se leva pour prendre la main de Séraphîtüs, en espérant qu’elle pourrait ainsi l’attirer à elle, et déposer sur ce front séducteur un baiser arraché plus à l’admiration qu’à l’amour; mais un regard du jeune homme, regard qui la pénétra comme un rayon de soleil traverse le prisme, glaça la pauvre fille. Elle sentit, sans le comprendre, un abîme entre eux, détourna la tête et pleura. Tout à coup une main puissante la saisit par la taille, une voix pleine de suavité lui dit:—Viens. Elle obéit, posa sa tête soudain rafraîchie sur le cœur du jeune homme, qui réglant son pas sur le sien, douce et attentive conformité, la mena vers une place d’où ils purent voir les radieuses décorations de la nature polaire.
—Avant de regarder et de t’écouter, dis-moi, Séraphîtüs, pourquoi tu me repousses? T’ai-je déplu? comment, dis? Je voudrais ne rien avoir à moi; je voudrais que mes richesses terrestres fussent à toi, comme à toi sont déjà les richesses de mon cœur; que la lumière ne me vînt que par tes yeux, comme ma pensée dérive de ta pensée; je ne craindrais plus de t’offenser en te renvoyant ainsi les reflets de ton âme, les mots de ton cœur, le jour de ton jour, comme nous renvoyons à Dieu les contemplations dont il nourrit nos esprits. Je voudrais être tout toi!
—Hé! bien, Minna, un désir constant est une promesse que nous fait l’avenir. Espère! Mais si tu veux être pure, mêle toujours l’idée du Tout-Puissant aux affections d’ici-bas, tu aimeras alors toutes les créatures, et ton cœur ira bien haut!
—Je ferai tout ce que tu voudras, répondit-elle en levant les yeux sur lui par un mouvement timide.
—Je ne saurais être ton compagnon, dit Séraphîtüs avec tristesse.
Il réprima quelques pensées, étendit les bras vers Christiania, qui se voyait comme un point à l’horizon, et dit:—Vois!
—Nous sommes bien petits, répondit-elle.
—Oui, mais nous devenons grands par le sentiment et par l’intelligence, reprit Séraphîtüs. A nous seuls, Minna, commence la connaissance des choses; le peu que nous apprenons des lois du monde visible nous fait découvrir l’immensité des mondes supérieurs. Je ne sais s’il est temps de te parler ainsi; mais je voudrais tant te communiquer la flamme de mes espérances! Peut-être serions-nous un jour ensemble, dans le monde où l’amour ne périt pas.
—Pourquoi pas maintenant et toujours? dit-elle en murmurant.
—Rien n’est stable ici, reprit-il dédaigneusement. Les passagères félicités des amours terrestres sont des lueurs qui trahissent à certaines âmes l’aurore de félicités plus durables, de même que la découverte d’une loi de la nature en fait supposer, à quelques êtres privilégiés, le système entier. Notre fragile bonheur d’ici-bas n’est-il donc point l’attestation d’un autre bonheur complet, comme la terre, fragment du monde, atteste le monde? Nous ne pouvons mesurer l’orbite immense de la pensée divine de laquelle nous ne sommes qu’une parcelle aussi petite que Dieu est grand, mais nous pouvons en pressentir l’étendue, nous agenouiller, adorer, attendre. Les hommes se trompent toujours dans leurs sciences, en ne voyant pas que tout, sur leur globe, est relatif et s’y coordonne à une révolution générale, à une production constante qui nécessairement entraîne un progrès et une fin. L’homme lui-même n’est pas une création finie, sans quoi Dieu ne serait pas!
—Comment as-tu trouvé le temps d’apprendre tant de choses? dit la jeune fille.
—Je me souviens, répondit-il.
—Tu me sembles plus beau que tout ce que je vois.
—Nous sommes un des plus grands ouvrages de Dieu. Ne nous a-t-il pas donné la faculté de réfléchir la nature, de la concentrer en nous par la pensée, et de nous en faire un marchepied pour nous élancer vers lui? Nous nous aimons en raison du plus ou du moins de ciel que contiennent nos âmes. Mais ne sois pas injuste, Minna, vois le spectacle qui s’étale à tes pieds, n’est-il pas grand? A tes pieds, l’Océan se déroule comme un tapis, les montagnes sont comme les murs d’un cirque, l’éther est au-dessus comme le voile arrondi de ce théâtre, et d’ici l’on respire les pensées de Dieu comme un parfum. Vois? les tempêtes qui brisent des vaisseaux chargés d’hommes ne nous semblent ici que de faibles bouillonnements, et si tu lèves la tête au-dessus de nous, tout est bleu. Voici comme un diadème d’étoiles. Ici, disparaissent les nuances des expressions terrestres. Appuyée sur cette nature subtilisée par l’espace, ne sens-tu point en toi plus de profondeur que d’esprit? n’as-tu pas plus de grandeur que d’enthousiasme, plus d’énergie que de volonté? n’éprouves-tu pas des sensations dont l’interprète n’est plus en nous? Ne te sens-tu pas des ailes? Prions.
Séraphîtüs plia le genou, se posa les mains en croix sur le sein, et Minna tomba sur ses genoux en pleurant. Ils restèrent ainsi pendant quelques instants, pendant quelques instants l’auréole bleue qui s’agitait dans les cieux au-dessus de leurs têtes s’agrandit, et de lumineux rayons les enveloppèrent à leur insu.
—Pourquoi ne pleures-tu pas quand je pleure? lui dit Minna d’une voix entrecoupée.
—Ceux qui sont tout esprit ne pleurent pas, répondit Séraphîtüs en se levant. Comment pleurerais-je? Je ne vois plus les misères humaines. Ici, le bien éclate dans toute sa majesté; en bas, j’entends les supplications et les angoisses de la harpe des douleurs qui vibre sous les mains de l’esprit captif. D’ici, j’écoute le concert des harpes harmonieuses. En bas, vous avez l’espérance, ce beau commencement de la foi; mais ici règne la foi, qui est l’espérance réalisée!
—Tu ne m’aimeras jamais, je suis trop imparfaite, tu me dédaignes, dit la jeune fille.
—Minna, la violette cachée au pied du chêne se dit: «Le soleil ne m’aime pas, il ne vient pas.» Le soleil se dit: «Si je l’éclairais, elle périrait, cette pauvre fleur!» Ami de la fleur, il glisse ses rayons a travers les feuilles de chênes, et les affaiblit pour colorer le calice de sa bien-aimée. Je ne me trouve pas assez de voiles et crains que tu ne me voies encore trop: tu frémirais si tu me connaissais mieux. Écoute, je suis sans goût pour les fruits de la terre; vos joies, je les ai trop bien comprises; et comme ces empereurs débauchés de la Rome profane, je suis arrivé au dégoût de toutes choses, car j’ai reçu le don de vision.—Abandonne-moi, dit douloureusement Séraphîtüs.
Puis il alla se poser sur un quartier de roche, en laissant tomber sa tête sur son sein.
—Pourquoi me désespères-tu donc ainsi? lui dit Minna.
—Va-t’en! s’écria Séraphîtüs, je n’ai rien de ce que tu veux de moi. Ton amour est trop grossier pour moi. Pourquoi n’aimes-tu pas Wilfrid? Wilfrid est un homme, un homme éprouvé par les passions, qui saura te serrer dans ses bras nerveux, qui te fera sentir une main large et forte. Il a de beaux cheveux noirs, des yeux pleins de pensées humaines, un cœur qui verse des torrents de lave dans les mots que sa bouche prononce. Il te brisera de caresses. Ce sera ton bien-aimé, ton époux. A toi Wilfrid.
Minna pleurait à chaudes larmes.
—Oses-tu dire que tu ne l’aimes pas? dit-il d’une voix qui entrait dans le cœur comme un poignard.
—Grâce, grâce, mon Séraphîtüs!
—Aime-le, pauvre enfant de la terre où ta destinée te cloue invinciblement, dit le terrible Séraphîtüs en s’emparant de Minna par un geste qui la força de venir au bord du sœler d’où la scène était si étendue qu’une jeune fille pleine d’enthousiasme pouvait facilement se croire au-dessus du monde. Je souhaitais un compagnon pour aller dans le royaume de lumière, j’ai voulu te montrer ce morceau de boue, et je t’y vois encore attachée. Adieu. Restes-y, jouis par les sens, obéis à ta nature, pâlis avec les hommes pâles, rougis avec les femmes, joue avec les enfants, prie avec les coupables, lève les yeux vers le ciel dans tes douleurs; tremble, espère, palpite; tu auras un compagnon, tu pourras encore rire et pleurer, donner et recevoir. Moi, je suis comme un proscrit, loin du ciel; et comme un monstre, loin de la terre. Mon cœur ne palpite plus; je ne vis que par moi et pour moi. Je sens par l’esprit, je respire par le front, je vois par la pensée, je meurs d’impatience et de désirs. Personne ici-bas n’a le pouvoir d’exaucer mes souhaits, de calmer mon impatience, et j’ai désappris à pleurer. Je suis seul. Je me résigne et j’attends.
Séraphîtüs regarda le tertre plein de fleurs sur lequel il avait placé Minna, puis il se tourna du côté des monts sourcilleux dont les pitons étaient couverts de nuées épaisses dans lesquelles il jeta le reste de ses pensées.
—N’entendez-vous pas un délicieux concert, Minna? reprit-il de sa voix de tourterelle, car l’aigle avait assez crié. Ne dirait-on pas la musique des harpes éoliennes que vos poètes mettent au sein des forêts et des montagnes? Voyez-vous les indistinctes figures qui passent dans ces nuages? apercevez-vous les pieds ailés de ceux qui préparent les décorations du ciel? Ces accents rafraîchissent l’âme; le ciel va bientôt laisser tomber les fleurs du printemps; une lueur s’est élancée du pôle. Fuyons, il est temps.
En un moment, leurs patins furent rattachés, et tous deux descendirent le Falberg par les pentes rapides qui l’unissaient aux vallées de la Sieg. Une intelligence miraculeuse présidait à leur course, ou, pour mieux dire, à leur vol. Quand une crevasse couverte de neige se rencontrait, Séraphîtüs saisissait Minna et s’élançait par un mouvement rapide sans peser plus qu’un oiseau sur la fragile couche qui couvrait un abîme. Souvent, en poussant sa compagne, il faisait une légère déviation pour éviter un précipice, un arbre, un quartier de roche qu’il semblait voir sous la neige, comme certains marins habitués à l’Océan en devinent les écueils à la couleur, au remous, au gisement des eaux. Quand ils atteignirent les chemins du Siegdalhen et qu’il leur fut permis de voyager presque sans crainte en ligne droite pour regagner la glace du Stromfiord, Séraphîtüs arrêta Minna:—Tu ne me dis plus rien, demanda-t-il.
—Je croyais, répondit respectueusement la jeune fille, que vous vouliez penser tout seul.
—Hâtons-nous, ma Minette, la nuit va venir, reprit-il.
Minna tressaillit en entendant la voix, pour ainsi dire nouvelle, de son guide: voix pure comme celle d’une jeune fille et qui dissipa les lueurs fantastiques du songe à travers lequel jusqu’alors elle avait marché. Séraphîtüs commençait à laisser sa force mâle et à dépouiller ses regards de leur trop vive intelligence. Bientôt ces deux jolies créatures cinglèrent sur le Fiord, atteignirent la prairie de neige qui se trouvait entre la rive du golfe et la première rangée des maisons de Jarvis; puis, pressées par la chute du jour, elles s’élancèrent en montant vers le presbytère, comme si elles eussent gravi les rampes d’un immense escalier.
—Mon père doit être inquiet, dit Minna.
—Non, répondit Séraphîtüs.
En ce moment, le couple était devant le porche de l’humble demeure où monsieur Becker, le pasteur de Jarvis, lisait en attendant sa fille pour le repas du soir.
—Cher monsieur Becker, dit Séraphîtüs, je vous ramène Minna saine et sauve.
—Merci, mademoiselle, répondit le vieillard en posant ses lunettes sur le livre. Vous devez être fatiguées.
—Nullement, dit Minna qui reçut en ce moment sur le front le souffle de sa compagne.
—Ma petite, voulez-vous après-demain soir venir chez moi prendre du thé?
—Volontiers, chère.
—Monsieur Becker, vous me l’amènerez.
—Oui, mademoiselle.
Séraphîtüs inclina la tête par un geste coquet, salua le vieillard, partit, et en quelques instants arriva dans la cour du château suédois. Un serviteur octogénaire apparut sous l’immense auvent en tenant une lanterne. Séraphîtüs quitta ses patins avec la dextérité gracieuse d’une femme, s’élança dans le salon du château, tomba sur un grand divan couvert de pelleteries, et s’y coucha.
—Qu’allez-vous prendre? lui dit le vieillard en allumant les bougies démesurément longues dont on se sert en Norwége.
—Rien, David, je suis trop lasse.
Séraphîtüs défit sa pelisse fourrée de martre, s’y roula, et dormit. Le vieux serviteur resta pendant quelques moments debout à contempler avec amour l’être singulier qui reposait sous ses yeux, et dont le genre eût été difficilement défini par qui que ce soit, même par les savants. A le voir ainsi posé, enveloppé de son vêtement habituel, qui ressemblait autant à un peignoir de femme qu’à un manteau d’homme, il était impossible de ne pas attribuer à une jeune fille les pieds menus qu’il laissait pendre, comme pour montrer la délicatesse avec laquelle la nature les avait attachés; mais son front, mais le profil de sa tête eussent semblé l’expression de la force humaine arrivée à son plus haut degré.
—Elle souffre et ne veut pas me le dire, pensa le vieillard; elle se meurt comme une fleur frappée par un rayon de soleil trop vif.
Et il pleura, le vieil homme.
II.
SÉRAPHITA.
Pendant la soirée, David rentra dans le salon.
—Je sais qui vous m’annoncez, lui dit Séraphîta d’une voix endormie. Wilfrid peut entrer.
En entendant ces mots, un homme se présenta soudain, et vint s’asseoir auprès d’elle.
—Ma chère Séraphîta, souffrez-vous? Je vous trouve plus pâle que de coutume.
Elle se tourna lentement vers lui, après avoir chassé ses cheveux en arrière comme une jolie femme qui, accablée par la migraine, n’a plus la force de se plaindre.
—J’ai fait, dit-elle, la folie de traverser le Fiord avec Minna; nous avons monté sur le Falberg.
—Vous vouliez donc vous tuer? dit-il avec l’effroi d’un amant.
—N’ayez pas peur, bon Wilfrid, j’ai eu bien soin de votre Minna.
Wilfrid frappa violemment de sa main la table, se leva, fit quelques pas vers la porte en laissant échapper une exclamation pleine de douleur, puis il revint et voulut exprimer une plainte.
—Pourquoi ce tapage, si vous croyez que je souffre? dit Séraphîta.
—Pardon, grâce! répondit-il en s’agenouillant. Parlez-moi durement, exigez de moi tout ce que vos cruelles fantaisies de femme vous feront imaginer de plus cruel à supporter; mais, ma bien-aimée, ne mettez pas en doute mon amour. Vous prenez Minna comme une hache, et m’en frappez à coups redoublés. Grâce!
—Pourquoi me dire de telles paroles, mon ami, quand vous les savez inutiles? répondit-elle en lui jetant des regards qui finissaient par devenir si doux que Wilfrid ne voyait plus les yeux de Séraphîta, mais une fluide lumière dont les tremblements ressemblaient aux dernières vibrations d’un chant plein de mollesse italienne.
—Ah! l’on ne meurt pas d’angoisse, dit-il.
—Vous souffrez? reprit-elle d’une voix dont les émanations produisaient au cœur de cet homme un effet semblable à celui des regards. Que puis-je pour vous?
—Aimez-moi comme je vous aime.
—Pauvre Minna! répondit-elle.
—Je n’apporte jamais d’armes, cria Wilfrid.
—Vous êtes d’une humeur massacrante, fit en souriant Séraphîta. N’ai-je pas bien dit ces mots comme ces Parisiennes de qui vous me racontez les amours?
Wilfrid s’assit, se croisa les bras, et contempla Séraphîta d’un air sombre.
—Je vous pardonne, dit-il, car vous ne savez ce que vous faites.
—Oh! reprit-elle, une femme, depuis Ève, a toujours fait sciemment le bien et le mal.
—Je le crois, dit-il.
—J’en suis sûre, Wilfrid. Notre instinct est précisément ce qui nous rend si parfaites. Ce que vous apprenez, vous autres, nous le sentons, nous.
—Pourquoi ne sentez-vous pas alors combien je vous aime.
—Parce que vous ne m’aimez pas.
—Grand Dieu!
—Pourquoi donc vous plaignez-vous de vos angoisses? demanda-t-elle.
—Vous êtes terrible ce soir, Séraphîta. Vous êtes un vrai démon.
—Non, je suis douée de la faculté de comprendre, et c’est affreux. La douleur, Wilfrid, est une lumière qui nous éclaire la vie.
—Pourquoi donc alliez-vous sur le Falberg?
—Minna vous le dira, moi je suis trop lasse pour parler. A vous la parole, à vous qui savez tout, qui avez tout appris et n’avez rien oublié, vous qui avez passé par tant d’épreuves sociales. Amusez-moi, j’écoute.
—Que vous dirai-je, que vous ne sachiez? D’ailleurs votre demande est une raillerie. Vous n’admettez rien du monde, vous en brisez les nomenclatures, vous en foudroyez les lois, les mœurs, les sentiments, les sciences, en les réduisant aux proportions que ces choses contractent quand on se pose en dehors du globe.
—Vous voyez bien, mon ami, que je ne suis pas une femme. Vous avez tort de m’aimer. Quoi! je quitte les régions éthérées de ma prétendue force, je me fais humblement petite, je me courbe à la manière des pauvres femelles de toutes les espèces, et vous me rehaussez aussitôt! Enfin je suis en pièces, je suis brisée, je vous demande du secours, j’ai besoin de votre bras, et vous me repoussez. Nous ne nous entendons pas.
—Vous êtes ce soir plus méchante que je ne vous ai jamais vue.
—Méchante! dit-elle en lui lançant un regard qui fondait tous les sentiments en une sensation céleste. Non, je suis souffrante, voilà tout. Alors quittez-moi, mon ami. Ne sera-ce pas user de vos droits d’homme? Nous devons toujours vous plaire, vous délasser, être toujours gaies, et n’avoir que les caprices qui vous amusent. Que dois-je faire, mon ami? Voulez-vous que je chante, que je danse, quand la fatigue m’ôte l’usage de la voix et des jambes? Messieurs, fussions-nous à l’agonie, nous devons encore vous sourire! Vous appelez cela, je crois, régner. Les pauvres femmes! je les plains. Dites-moi, vous les abandonnez quand elles vieillissent, elles n’ont donc ni cœur ni âme? Eh! bien, j’ai plus de cent ans, Wilfrid, allez-vous-en! allez aux pieds de Minna.
—Oh! mon éternel amour!
—Savez-vous ce que c’est que l’éternité? Taisez-vous, Wilfrid. Vous me désirez et vous ne m’aimez pas. Dites-moi, ne vous rappelé-je pas bien quelque femme coquette?
—Oh! certes, je ne reconnais plus en vous la pure et céleste jeune fille que j’ai vue pour la première fois dans l’église de Jarvis.
A ces mots, Séraphîta se passa les mains sur le front, et quand elle se dégagea la figure, Wilfrid fut étonné de la religieuse et sainte expression qui s’y était répandue.
—Vous avez raison, mon ami. J’ai toujours tort de mettre les pieds sur votre terre.
—Oui, chère Séraphîta, soyez mon étoile, et ne quittez pas la place d’où vous répandez sur moi de si vives lumières.
En achevant ces mots, il avança la main pour prendre celle de la jeune fille, qui la lui retira sans dédain ni colère. Wilfrid se leva brusquement, et s’alla placer près de la fenêtre, vers laquelle il se tourna pour ne pas laisser voir à Séraphîta quelques larmes qui lui roulèrent dans les yeux.
—Pourquoi pleurez-vous? lui dit-elle. Vous n’êtes plus un enfant, Wilfrid. Allons, revenez près de moi, je le veux. Vous me boudez quand je devrais me fâcher. Vous voyez que je suis souffrante, et vous me forcez, je ne sais par quels doutes, de penser, de parler, ou de partager des caprices et des idées qui me lassent. Si vous aviez l’intelligence de ma nature, vous m’auriez fait de la musique, vous auriez endormi mes ennuis; mais vous m’aimez pour vous et non pour moi.
L’orage qui bouleversait le cœur de Wilfrid fut soudain calmé par ces paroles; il se rapprocha lentement pour mieux contempler la séduisante créature qui gisait étendue à ses yeux, mollement couchée, la tête appuyée sur sa main et accoudée dans une pose décevante.
—Vous croyez que je ne vous aime point, reprit-elle. Vous vous trompez. Écoutez-moi, Wilfrid. Vous commencez à savoir beaucoup, vous avez beaucoup souffert. Laissez-moi vous expliquer votre pensée. Vous vouliez ma main? Elle se leva sur son séant, et ses jolis mouvements semblèrent jeter des lueurs.—Une jeune fille qui se laisse prendre la main ne fait-elle pas une promesse, et ne doit-elle pas l’accomplir? Vous savez bien que je ne puis être à vous. Deux sentiments dominent les amours qui séduisent les femmes de la terre. Ou elles se dévouent à des êtres souffrants, dégradés, criminels, qu’elles veulent consoler, relever, racheter; ou elles se donnent à des êtres supérieurs, sublimes, forts, qu’elles veulent adorer, comprendre, et par lesquels souvent elles sont écrasées. Vous avez été dégradé, mais vous vous êtes épuré dans les feux du repentir, et vous êtes grand aujourd’hui; moi je me sens trop faible pour être votre égale, et suis trop religieuse pour m’humilier sous une puissance autre que celle d’En-Haut. Votre vie, mon ami, peut se traduire ainsi, nous sommes dans le nord, parmi les nuées où les abstractions ont cours.
—Vous me tuez, Séraphîta, lorsque vous parlez ainsi, répondit-il. Je souffre toujours en vous voyant user de la science monstrueuse avec laquelle vous dépouillez toutes les choses humaines des propriétés que leur donnent le temps, l’espace, la forme, pour les considérer mathématiquement sous je ne sais quelle expression pure, ainsi que le fait la géométrie pour les corps desquels elle abstrait la solidité.
—Bien, Wilfrid, je vous obéirai. Laissons cela. Comment trouvez-vous ce tapis de peau d’ours que mon pauvre David a tendu là?
—Mais très-bien.
—Vous ne me connaissiez pas cette Doucha greka!
C’était une espèce de pelisse en cachemire doublée en peau de renard noir, et dont le nom signifie chaude à l’âme.
—Croyez-vous, reprit-elle, que, dans aucune cour, un souverain possède une fourrure semblable?
—Elle est digne de celle qui la porte.
—Et que vous trouvez bien belle?
—Les mots humains ne lui sont pas applicables, il faut lui parler de cœur à cœur.
—Wilfrid, vous êtes bon d’endormir mes douleurs par de douces paroles... que vous avez dites à d’autres.
—Adieu.
—Restez. Je vous aime bien vous et Minna, croyez-le! Mais je vous confonds en un seul être. Réunis ainsi, vous êtes un frère, ou, si vous voulez, une sœur pour moi. Mariez-vous, que je vous voie heureux avant de quitter pour toujours cette sphère d’épreuves et de douleurs. Mon Dieu, de simples femmes ont tout obtenu de leurs amants! Elles leur ont dit:—Taisez-vous! Ils ont été muets. Elles leur ont dit:—Mourez! Ils sont morts. Elles leur ont dit:—Aimez-moi de loin! Ils sont restés à distance comme les courtisans devant un roi. Elles leur ont dit:—Mariez-vous! Ils se sont mariés. Moi, je veux que vous soyez heureux, et vous me refusez. Je suis donc sans pouvoir? Eh! bien, Wilfrid, écoutez, venez plus près de moi, oui, je serais fâchée de vous voir épouser Minna; mais quand vous ne me verrez plus, alors... promettez-moi de vous unir, le ciel vous a destinés l’un à l’autre.
—Je vous ai délicieusement écoutée, Séraphîta. Quelque incompréhensibles que soient vos paroles, elles ont des charmes. Mais que voulez-vous dire?
—Vous avez raison, j’oublie d’être folle, d’être cette pauvre créature dont la faiblesse vous plaît. Je vous tourmente, et vous êtes venu dans cette sauvage contrée pour y trouver le repos, vous, brisé par les impétueux assauts d’un génie méconnu, vous, exténué par les patients travaux de la science, vous qui avez presque trempé vos mains dans le crime et porté les chaînes de la justice humaine.
Wilfrid était tombé demi-mort sur le tapis, mais Séraphîta souffla sur le front de cet homme qui s’endormit aussitôt paisiblement à ses pieds.
—Dors, repose-toi, dit-elle en se levant.
Après avoir imposé ses mains au-dessus du front de Wilfrid, les phrases suivantes s’échappèrent une à une de ses lèvres, toutes différentes d’accent, mais toutes mélodieuses et empreintes d’une bonté qui semblait émaner de sa tête par ondées nuageuses, comme les lueurs que la déesse profane verse chastement sur le berger bien-aimé durant son sommeil.
«Je puis me montrer à toi, cher Wilfrid, tel que je suis, à toi qui es fort.
»L’heure est venue, l’heure où les brillantes lumières de l’avenir jettent leurs reflets sur les âmes, l’heure où l’âme s’agite dans sa liberté.
»Maintenant il m’est permis de te dire combien je t’aime. Ne vois-tu pas quel est mon amour, un amour sans aucun propre intérêt, un sentiment plein de toi seul, un amour qui te suit dans l’avenir, pour t’éclairer l’avenir? car cet amour est la vraie lumière. Conçois-tu maintenant avec quelle ardeur je voudrais te savoir quitte de cette vie qui te pèse, et te voir plus près que tu ne l’es encore du monde où l’on aime toujours. N’est-ce pas souffrir que d’aimer pour une vie seulement? N’as-tu pas senti le goût des éternelles amours? Comprends-tu maintenant à quels ravissements une créature s’élève, alors qu’elle est double à aimer celui qui ne trahit jamais l’amour, celui devant lequel on s’agenouille en adorant.
»Je voudrais avoir des ailes, Wilfrid, pour t’en couvrir, avoir de la force à te donner pour te faire entrer par avance dans le monde où les plus pures joies du plus pur attachement qu’on éprouve sur cette terre feraient une ombre dans le jour qui vient incessamment éclairer et réjouir les cœurs.
»Pardonne à une âme amie, de t’avoir présenté en un mot le tableau de tes fautes, dans la charitable intention d’endormir les douleurs aiguës de tes remords. Entends les concerts du pardon! Rafraîchis ton âme en respirant l’aurore qui se lèvera pour toi par delà les ténèbres de la mort. Oui, ta vie à toi, est par delà!
»Que mes paroles revêtent les brillantes formes des rêves, qu’elles se parent d’images, flamboient et descendent sur toi. Monte, monte au point où tous les hommes se voient distinctement, quoique pressés et petits comme des grains de sable au bord des mers. L’humanité s’est déroulée comme un simple ruban; regarde les diverses nuances de cette fleur des jardins célestes? vois-tu ceux auxquels manque l’intelligence, ceux qui commencent à s’en colorer, ceux qui sont éprouvés, ceux qui sont dans l’amour, ceux qui sont dans la sagesse et qui aspirent au monde de lumière?
»Comprends-tu par cette pensée visible la destinée de l’humanité? d’où elle vient, où elle va? Persiste en ta voie! En atteignant au but de ton voyage, tu entendras sonner les clairons de la toute-puissance, retentir les cris de la victoire, et des accords dont un seul ferait trembler la terre, mais qui se perdent dans un monde sans orient et sans occident.
»Comprends-tu, pauvre cher éprouvé, que, sans les engourdissements, sans les voiles du sommeil, de tels spectacles emporteraient et déchireraient ton intelligence, comme le vent des tempêtes emporte et déchire une faible toile, et raviraient pour toujours à un homme sa raison? comprends-tu que l’âme seule, élevée à sa toute-puissance, résiste à peine, dans le rêve, aux dévorantes communications de l’Esprit?
»Vole encore à travers les sphères brillantes et lumineuses, admire, cours. En volant ainsi, tu te reposes, tu marches sans fatigue. Comme tous les hommes, tu voudrais être toujours ainsi plongé dans ces sphères de parfums, de lumière où tu vas, léger de tout ton corps évanoui, où tu parles par la pensée! Cours, vole, jouis un moment des ailes que tu conquerras, quand l’amour sera si complet en toi que tu n’auras plus de sens, que tu seras tout intelligence et tout amour! Plus haut tu montes et moins tu conçois les abîmes! il n’existe point de précipices dans les cieux. Vois celui qui te parle, celui qui te soutient au-dessus de ce monde où sont les abîmes. Vois, contemple-moi encore un moment, car tu ne me verras plus qu’imparfaitement, comme tu me vois à la clarté du pâle soleil de la terre.»
Séraphîta se dressa sur ses pieds, resta, la tête mollement inclinée, les cheveux épais, dans la pose aérienne que les sublimes peintres ont tous donnée aux Messagers d’en haut: les plis de son vêtement eurent cette grâce indéfinissable qui arrête l’artiste, l’homme qui traduit tout par le sentiment, devant les délicieuses lignes du voile de la Polymnie antique. Puis elle étendit la main, et Wilfrid se leva. Quand il regarda Séraphîta, la blanche jeune fille était couchée sur la peau d’ours, la tête appuyée sur sa main, le visage calme, les yeux brillants. Wilfrid la contempla silencieusement, mais une crainte respectueuse animait sa figure, et se trahissait par une contenance timide.
—Oui, chère, dit-il enfin comme s’il répondait à une question, nous sommes séparés par des mondes entiers. Je me résigne, et ne puis que vous adorer. Mais que vais-je devenir, moi pauvre seul?
—Wilfrid, n’avez-vous pas votre Minna?
Il baissa la tête.
—Oh! ne soyez pas si dédaigneux: la femme comprend tout par l’amour; quand elle n’entend pas, elle sent; quand elle ne sent pas, elle voit; quand elle ne voit, ni ne sent, ni n’entend, eh! bien, cet ange de la terre vous devine pour vous protéger, et cache ses protections sous la grâce de l’amour.
—Séraphîta, suis-je digne d’appartenir à une femme?
—Vous êtes devenu soudain bien modeste, ne serait-ce pas un piége? Une femme est toujours si touchée de voir sa faiblesse glorifiée! Eh, bien, après demain soir, venez prendre le thé chez moi; le bon monsieur Becker y sera; vous y verrez Minna, la plus candide créature que je sache en ce monde. Laissez-moi maintenant, mon ami, j’ai ce soir de longues prières à faire pour expier mes fautes.
—Comment pouvez-vous pécher?
—Pauvre cher, abuser de sa puissance, n’est-ce pas de l’orgueil? je crois avoir été trop orgueilleuse aujourd’hui. Allons, partez. A demain.
—A demain, dit faiblement Wilfrid en jetant un long regard sur cette créature de laquelle il voulait emporter une image ineffaçable.
Quoiqu’il voulût s’éloigner, il demeura pendant quelques moments debout, occupé à regarder la lumière qui brillait par les fenêtres du château suédois.
—Qu’ai-je donc vu? se demandait-il. Non, ce n’est point une simple créature, mais toute une création. De ce monde, entrevu à travers des voiles et des nuages, il me reste des retentissements semblables aux souvenirs d’une douleur dissipée, ou pareils aux éblouissements causés par ces rêves dans lesquels nous entendons le gémissement des générations passées qui se mêle aux voix harmonieuses des sphères élevées où tout est lumière et amour. Veillé-je? Suis-je encore endormi? Ai-je gardé mes yeux de sommeil, ces yeux devant lesquels de lumineux espaces se reculent indéfiniment, et qui suivent les espaces? Malgré le froid de la nuit, ma tête est encore en feu. Allons au presbytère! entre le pasteur et sa fille, je pourrai rasseoir mes idées.
Mais il ne quitta pas encore la place d’où il pouvait plonger dans le salon de Séraphîta. Cette mystérieuse créature semblait être le centre rayonnant d’un cercle qui formait autour d’elle une atmosphère plus étendue que ne l’est celle des autres êtres: quiconque y entrait, subissait le pouvoir d’un tourbillon de clartés et de pensées dévorantes. Obligé de se débattre contre cette inexplicable force, Wilfrid n’en triompha pas sans de grands efforts; mais, après avoir franchi l’enceinte de cette maison, il reconquit son libre arbitre, marcha précipitamment vers le presbytère, et se trouva bientôt sous la haute voûte en bois qui servait de péristyle à l’habitation de monsieur Becker. Il ouvrit la première porte garnie de nœver, contre laquelle le vent avait poussé la neige, et frappa vivement à la seconde en disant:—Voulez-vous me permettre de passer la soirée avec vous, monsieur Becker?
—Oui, crièrent deux voix qui confondirent leurs intonations.
En entrant dans le parloir, Wilfrid revint par degrés à la vie réelle. Il salua fort affectueusement Minna, serra la main de monsieur Becker, promena ses regards sur un tableau dont les images calmèrent les convulsions de sa nature physique, chez laquelle s’opérait un phénomène comparable à celui qui saisit parfois les hommes habitués à de longues contemplations. Si quelque pensée vigoureuse enlève sur ses ailes de Chimère un savant ou un poète, et l’isole des circonstances extérieures qui l’enserrent ici-bas, en le lançant à travers les régions sans bornes où les plus immenses collections de faits deviennent des abstractions, où les plus vastes ouvrages de la nature sont des images; malheur à lui si quelque bruit soudain frappe ses sens et rappelle son âme voyageuse dans sa prison d’os et de chair. Le choc de ces deux puissances, le Corps et l’Esprit, dont l’une participe de l’invisible action de la foudre, et dont l’autre partage avec la nature sensible cette molle résistance qui défie momentanément la destruction; ce combat, ou mieux cet horrible accouplement engendre des souffrances inouïes. Le corps a redemandé la flamme qui le consume, et la flamme a ressaisi sa proie. Mais cette fusion ne s’opère pas sans les bouillonnements, sans les explosions et les tortures dont les visibles témoignages nous sont offerts par la Chimie quand se séparent deux principes ennemis qu’elle s’était plu à réunir. Depuis quelques jours, lorsque Wilfrid entrait chez Séraphîta, son corps y tombait dans un gouffre. Par un seul regard, cette singulière créature l’entraînait en esprit dans la sphère où la Méditation entraîne le savant, où la Prière transporte l’âme religieuse, où la Vision emmène un artiste, où le Sommeil emporte quelques hommes; car à chacun sa voix pour aller aux abîmes supérieurs, à chacun son guide pour s’y diriger, à tous la souffrance au retour. Là seulement se déchirent les voiles et se montre à nu la Révélation, ardente et terrible confidence d’un monde inconnu, duquel l’esprit ne rapporte ici-bas que des lambeaux. Pour Wilfrid, une heure passée près de Séraphîta ressemblait souvent au songe qu’affectionnent les thériakis, et où chaque papille nerveuse devient le centre d’une jouissance rayonnante. Il sortait brisé comme une jeune fille qui s’est épuisée à suivre la course d’un géant. Le froid commençait à calmer par ses flagellations aiguës la trépidation morbide que lui causait la combinaison de ses deux natures violemment disjointes; puis, il revenait toujours au presbytère, attiré près de Minna par le spectacle de la vie vulgaire duquel il avait soif, autant qu’un aventurier d’Europe a soif de sa patrie, quand la nostalgie le saisit au milieu des féeries qui l’avaient séduit en Orient. En ce moment, plus fatigué qu’il ne l’avait jamais été, cet étranger tomba dans un fauteuil, et regarda pendant quelque temps autour de lui, comme un homme qui s’éveille. Monsieur Becker, accoutumé sans doute, aussi bien que sa fille, à l’apparente bizarrerie de leur hôte, continuèrent tous deux à travailler.