La conquête d'une cuisinière I: Seul contre trois belles-mères
The Project Gutenberg eBook of La conquête d'une cuisinière I
Title: La conquête d'une cuisinière I
Author: Eugène Chavette
Release date: October 3, 2005 [eBook #16795]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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LA CONQUÊTE D'UNE CUISINIÈRE I
SEUL
CONTRE TROIS BELLES-MÈRES
PAR
EUGÈNE CHAVETTE
I
—Des femmes, parbleu! aies-en dix à la fois, vingt... cent même!... Ce n'est pas moi qui t'en blâmerai, puisque je te prêche d'exemple. Mais ce que je ne veux pas, ce que je t'interdis formellement, c'est ce qu'on appelle vulgairement un collage.
Ainsi s'exprimait le plus vieux de deux déjeuneurs attablés dans un cabinet du café Anglais, ayant vue sur le boulevard. Après un succulent repas, ils en étaient au moment du moka.
Après s'être humecté le palais d'une gorgée de café, le parleur reprit la parole:
—Non, non, cher neveu, pas de concubinage! Pas de cette liaison bête à ton âge, qui vous endort à l'heure d'être frétillant, qui abrutit ces belles années de la jeunesse qu'un homme doit employer à jeter sa gourme afin de faire, plus tard, un bon mari!
Le second convive, un fort beau garçon de vingt-cinq ans, allait répliquer, mais son morigéneur ne lui en laissa pas le temps.
—Quand ta mère, ma bonne et chère soeur, est morte, reprit-il, elle te laissait une quarantaine de mille francs. J'ai eu la main heureuse à te placer cette somme qui te donne, aujourd'hui, 3,000 francs de rente. Ajoutons-y les trois autres mille francs de ta place, puis, enfin, les quatre mille que, bon an mal an, tu me soutires à l'aide de carottes plus ou moins longues; c'est donc un total d'une dizaine de mille francs, plus que suffisants pour un jeune homme qui, comme toi, n'est pas complètement oisif... Que, ces dix mille francs, tu les manges à droite et à gauche, avec la brune et la blonde, bravo!... mais qu'ils ne te servent qu'à lutter stupidement contre la gêne d'un collage, pouah! pouah! mon très cher neveu!
Et, après cette tirade, l'ennemi du concubinage huma une nouvelle gorgée de café.
Le neveu, puisque neveu il y avait, prit un petit air étonné pour demander:
—Mais, mon oncle, à propos de quoi me dites-vous cela?
Sans abaisser sa tasse qu'il se passait et repassait sous le nez pour régaler ses narines de l'arôme du moka, l'oncle regarda son neveu en face et répliqua d'un ton doucement grondeur:
—Ne fais donc pas la bête, Gontran! As-tu, par hasard, la prétention de rouler un vieux singe de ma sorte?... Jadis, neuf fois sur dix, je te trouvais chez toi quand j'allais t'y voir. Depuis trois mois, à chaque visite, j'ai beau sonner à tour de bras, tu me laisses le nez devant la porte fermée après que, j'en suis certain, tu m'as reconnu par quelque trou invisible, donnant sur le carré... Je la connais, cette blague-là; je la faisais autrefois à mon bottier. Or, si tu ne me laisses plus mettre le pied dans ton domicile, c'est parce que tu y vis maritalement avec une donzelle... Voyons, Gontran, regarde-moi bien en face et soutiens-moi le contraire!
N'osant pas nier, le neveu tenta d'atténuer sa faute:
—Ah! mon oncle, si vous la connaissiez! Jolie, distinguée, bien élevée, avança-t-il.
—Ta! ta! fit moqueusement l'oncle; si je la connaissais, je trouverais qu'elle ressemble à beaucoup d'autres de ma connaissance... Je la vois d'ici ta perle. Une monteuse de coups qui pose à l'élève de Saint-Denis, à la princesse en sucre, grimaçant au moindre mot de gaudriole, faisant ses yeux sur le plat en broyant sur le piano la Dernière Pensée de Weber... Ah! si tu savais comme, à moi aussi, on a tenté de me pousser la Dernière Pensée de Weber! Mais je ne me laissais pas engluer, attendu que ce n'est pas de ce côté-là que je cherche, avec les femmes, d'où vient le vent. Aussi, dès la seconde séance de piano, je filais à la sourdine en me disant: «A un autre la mijaurée! Je ne la prête pas, je la donne!»
Après cette profession de foi, débitée d'une voix railleuse et pleine d'une fatuité passablement ridicule, l'oncle reposa sur la table sa tasse vidée, en ajoutant d'un ton un peu sec:
—Donc, neveu, tu me feras le plaisir de lâcher ta belle et de courir à d'autres amours moins collantes. Je tiens à te trouver libre du plus petit lien quand viendra le jour où je t'aurai obtenu la fiancée que je guette depuis longtemps pour toi.
Puis, en appuyant sur les mots:
—C'est dit, Gontran, n'est-ce pas? Dès demain, plus de collage, ajouta-t-il.
Cette fois, le jeune homme tenta, sinon de gagner sa cause, au moins d'obtenir un délai.
—Mais, mon oncle, dit-il, je ne puis, du jour au lendemain, abandonner une pauvre femme sans ressources.
—C'est juste! fit l'oncle.
Il fouilla dans sa poche, dont il tira un portefeuille qu'il ouvrit en poursuivant:
—J'avais prévu ton objection et préparé ma réponse. Tiens, voici dix mille francs que tu donneras à ta dulcinée en l'invitant à aller jouer ailleurs sa Dernière Pensée de Weber.
Et il posa sur la table, devant le jeune homme, un paquet de billets de banque.
Ensuite, comme s'il regardait la question complètement vidée, il passa à un autre sujet:
—Car, reprit-il, je veux te voir bel et bien marié, mon garçon, et si mes espérances se réalisent, la fille que, je te le répète, j'ai en vue pour toi, te fera des plus riches... Une dot énorme, mon cher!
—Oh! riche, répéta Gontran avec ironie, pensez-vous que les grosses dots des filles aillent tout droit aux garçons sans le sou comme moi?
—Comment! sans le sou comme toi! Ah çà! est-ce que tu te figures que ma succession ne te produira que des cailloux?... Sans parler des deux cent mille francs que je te donnerai le jour du mariage, tu peux compter encore, après moi, sur soixante mille livres de rente... Seulement, neveu, je te préviens que je te les ferai attendre le plus tard possible.
Ce disant, l'oncle avait redressé son torse vigoureux, qu'il se mit à palper du plat de ses mains en continuant d'une voix joyeuse:
—Car le coffre est bon et durera longtemps... Une santé de fer... J'en suis encore à connaître un simple mal de tête.
Le neveu vit le joint pour adresser une douce flatterie au péché mignon de son oncle.
—Dame! fit-il avec une sorte d'admiration, il fallait que votre santé fût vraiment de fer pour avoir résisté à tant de conquêtes... car vous les comptez par centaines, vos conquêtes.
Agréablement chatouillé en son amour-propre d'homme à bonnes fortunes, l'oncle dodelina la tête en disant d'une voix attendrie:
—Le fait est qu'elles ont été nombreuses, les brunes, blondes et rousses qui ont égayé mon existence.
—Et nombreuses aussi seront celles qui l'égayeront encore.
—Heu! heu! j'ai cinquante-cinq ans! fit l'oncle d'un ton un peu attristé.
—Allons donc! Qu'importe l'âge quand le coeur a toujours vingt ans et que, comme vous disiez, on possède une santé de fer!... Vous êtes de la même étoffe que le duc de Richelieu qui, à quatre-vingts ans, dit-on, ne s'en tenait pas qu'au simple mot pour rire.
—Oh! oh! lâcha modestement le quinquagénaire, quatre-vingts ans! Je ne suis pas aussi ambitieux.
—Mettons soixante-dix. Oui, vous avez encore quinze années sur la planche à cueillir les myrtes.
—Je ne demande pas mieux que de te croire, Gontran, modula gentiment l'oncle, caressé doucement par l'espérance.
Le neveu crut le moment propice pour plaider la cause de sa maîtresse, condamnée par ce juge si plein d'indulgence pour lui-même. Il allait entamer son exorde, quand l'oncle reprit d'une voix qui s'enorgueillissait de son dire:
—Mais dans toutes ces conquêtes, que tu chiffres toi-même par centaines, pas un seul collage!!! pas un seul collage! tu m'entends?
Et, ramené ainsi à la question, il montra au jeune homme le paquet de billets de banque, restés sur la nappe, en ajoutant:
—Mets-moi ça dans ta poche et, dès demain, tu sais? ta demoiselle dehors! que mon exemple te serve de leçon.
Ensuite, revenant à ses moutons, il reprit:
—Soixante-dix ans, c'est beaucoup dire... mais, baste! ça durera ce que ça durera! Le jour où il me faudra dételer, alors j'userai de la consolation que je me suis ménagée pour mes vieux jours.
—La consolation? répéta le neveu sans comprendre.
—Oui. Tout à l'heure je te disais que le coffre était solide... Et l'estomac donc!!! Un estomac à digérer des cailloux! Jusqu'à ce jour les femmes ont été ma seule pierre d'achoppement. Jamais je n'ai été bâfreur, ni soiffeur. L'estomac a donc gardé ses forces vives. Quand viendra l'heure où les femmes seront devenues des pommes trop vertes pour mon âge, alors je m'abandonnerai à la bonne nourriture.
—Autrement dit la gourmandise.
—Oui, la gourmandise, ce réel et sérieux plaisir de la verte vieillesse, plaisir qui ne trompe pas et qui se présente deux fois par jour. Avec un bon estomac, partant un bel appétit, et soixante mille livres de rente, la gourmandise vous conduit agréablement à la fin de votre carrière.
—Alors vous cultiverez les petits plats?
—Je ne te dis que ça, mon neveu.
—Vous hanterez les grands restaurants?
—Du tout! du tout! fit l'oncle vivement.
—Où trouverez-vous donc alors vos fameux petits plats fins?
—Chez moi, parbleu! Oui, les grands restaurants flattent le palais, j'en conviens... mais, à la longue, avec leurs sauces et leurs épices, ils empâtent le goût et échauffent l'intestin... Une cuisine ne peut-elle pas être à la fois saine et délicate, quand elle est surveillée et bien dirigée?... Aussi, chez moi, aurai-je toujours un oeil vigilant sur mes fourneaux, un nez inquiet dans mes casseroles.
A ce programme énoncé par son oncle, Gontran haussa les épaules en disant:
—En vous y prenant de la sorte, vous ne mangerez que d'affreuses ratatouilles.
—Pourquoi?
—Parce que tout bon chef ne vous tolérera pas ainsi perpétuellement sur son dos... Vous ne pourrez conserver aucun artiste culinaire et vous en serez réduit à des marmitons empoisonneurs.
L'oncle secoua la tête en disant:
—Pas plus un chef qu'un marmiton ne toucheront à mes casseroles, attendu que jamais la main d'un homme, c'est mon avis, ne vaut, pour certaines préparations, celle d'une femme.
—Ah! vous prendrez une cuisinière?
—Oui, j'aurai un cordon bleu de premier ordre.
—Heu! heu! fit ironiquement le neveu.
—Pourquoi ton heu! heu!
—Parce que vous dites tranquillement que vous aurez un cordon bleu de premier ordre, et que vous n'avez pas l'air de vous douter qu'il vous serait peut-être plus facile de dénicher un merle blanc.
—J'y mettrai le prix. Avec de l'argent, il n'est rien qu'on ne puisse se procurer, déclara l'oncle avec l'aplomb d'un homme qui possède soixante mille livres de rente.
En même temps qu'il faisait cette réponse, l'oncle avait machinalement regardé, par la fenêtre, le trottoir du boulevard où se croisaient les nombreux passants.
Tout à coup il se leva brusquement de table en s'écriant d'une voix joyeuse:
—Eh! mais, c'est la belle Caroline Pistache qui passe là-bas! D'où diable sort-elle? Voici un siècle que je ne l'ai vue... il faut que je la rattrape.
Et, tendant la main à Gontran en guise d'adieu, il s'élança vers la porte du cabinet à la poursuite de mademoiselle Pistache. Pourtant, sur le seuil de la pièce, il se retourna pour lancer cette dernière recommandation:
—Et, tu sais, lâche ton collage.
Puis il disparut, laissant le jeune homme avec la carte à payer, mais ayant toujours devant lui, sur la table, le paquet des dix billets de mille francs.
II
En arrivant sur le trottoir, l'oncle s'assura de l'avance qu'avait sur lui le gibier qu'il allait chasser.
Cent mètres au plus le séparaient de la demoiselle Pistache qui filait, trottant menu et découvrant un fort joli bas de jambe, car l'asphalte un peu boueux du trottoir l'obligeait à retrousser ses jupes.
—Demeure-t-elle toujours rue Rougemont ou va-t-elle me mener au diable? Bast! j'en ai vu bien d'autres! se dit-il en se lançant sur la piste.
Oui, il en avait vu bien d'autres, car c'était un ardent et infatigable suiveur de femmes que cet aimable homme qui, de ses nom et prénom, s'appelait Athanase Fraimoulu.
Quand son neveu, en évaluant ses conquêtes par centaines, avait trouvé en lui l'étoffe d'un Richelieu, il avait eu tort et raison. S'il fallait s'en tenir à la quantité, oui, un Richelieu. Mais si l'on jugeait par la qualité, ce n'était plus qu'un Richelieu à l'échalote (qu'on nous permette le mot), car Athanase Fraimoulu n'était pas difficile sur la catégorie de ses victimes. D'où qu'elle vînt et quelle que fût sa position, sous le chapeau ou sous le bonnet, toute belle fille attirait son hommage. Commune viande de boucherie lui plaisait mieux que fines cailles et, comme il avait argent en poche et qu'il n'aimait pas soupirer longtemps aux étoiles, il triomphait uniquement des vertus de composition facile. «Mon beau Nanase, mon Tatase chéri,» double abréviatif de son petit nom, que lui murmuraient au passage, sur le boulevard, les prêtresses du plaisir, le faisait se rengorger tout superbe comme un dompteur au milieu des bêtes féroces qu'il a vaincues.
Une passion aussi absorbante aurait dû le conduire à l'égoïsme le plus parfait. Pourtant, il n'en était rien. Tant qu'un jupon n'était pas sous les yeux de Fraimoulu, on trouvait en lui un homme bon, serviable et, surtout, intelligent. Il avait reporté sur son neveu Gontran Lambert, l'affection profonde qu'il avait eue pour sa soeur, la mère du jeune homme, morte veuve d'un inventeur qui l'avait ruinée en poursuivant les plus stupides recherches. Fraimoulu avait placé le peu de la succession maternelle qui revenait à Gontran et, de ses propres deniers, il avait pourvu à l'éducation de son neveu. Au sortir du collège, il avait placé le jeune homme chez un architecte. «Quand le bâtiment marche, tout marche», s'était-il dit, en poussant son neveu vers une profession qu'il comptait lui faciliter avec ses écus. La preuve en était dans ces deux cent mille francs, mis, par lui, de côté pour la dot de Gontran qu'il voulait marier et bien marier.
Depuis deux ans, Athanase Fraimoulu avait en vue, pour son neveu, un excellent parti. Il le couvait avec soin, le surveillait, l'isolait de toute compétition dangereuse. Deux fois, il était parti pour entamer l'affaire avec les parents de la jeune fille, mais la fatalité avait voulu que ces deux fois-là fussent par un jour de pluie et l'amoureux Athanase, l'une et l'autre fois, avait été détourné de son droit chemin par une jolie jambe de femme à suivre.
A cette double distraction, il s'était donné pour excuse que cette poire de mariage à cueillir n'était pas encore tout à fait mûre. De plus, Gontran, un peu trop jeune pour le ménage, n'avait pas eu le temps, suivant son expression, de «jeter ses gourmes».
Mais, aujourd'hui, tout était à point. L'heure était venue. Aussi Fraimoulu s'était-il bien promis, tout aussitôt après avoir déjeuné avec son neveu, de se rendre d'une seule traite chez le papa de la demoiselle visée par lui, et, séance tenante, de lui bâcler l'affaire.
Par malheur on l'a vu, Fraimoulu avait proposé, mais le mollet de Caroline Pistache, qui passait, avait disposé.
Nous suivrons donc Fraimoulu qui, pour oublier son neveu, n'avait pas cette fois à se donner l'excuse qu'il ambitionnait du fruit nouveau, car il avait été déjà le «petit Tatase» de mademoiselle Pistache.
Arrivé à vingt mètres de celle qu'il poursuivait, il maintint cette distance, réglant son pas sur celui de la belle dont son regard admirait les rondeurs du bas de la jambe que les jupes retroussées mettaient à découvert.
—Elle demeure toujours rue Rougemont, pensa-t-il en voyant sa prochaine proie dépasser le faubourg Montmartre.
Il pressa le pas, et, déjà il avait raccourci la distance de moitié quand, soudain, il fit un brusque arrêt en murmurant, tout ébahi d'admiration:
—Sapristi! la magnifique créature!!! D'où diable Pistache la connaît-elle?
En effet, mademoiselle Pistache avait suspendu sa marche, arrêtée au passage par une autre femme marchant à sa rencontre.
Quiconque aime les beautés plantureuses aurait partagé l'admiration de Fraimoulu pour celle qu'il traitait de créature magnifique. C'était une femme d'une trentaine d'années, aux robustes formes, aux traits réguliers, mais massifs, à l'opulente chevelure, tout éclatante de force et de santé... un Rubens! comme on dit.
Vêtue d'une robe de laine, bien ajustée sur ses formes rebondies et fermes, elle portait un tablier de soie noire et, sur ses cheveux un peu ébouriffés, s'étalait un bonnet de linge dont les rubans flottaient sur son dos. A son bras était passé un panier à carré long, muni d'un double couvercle.
C'était elle, à ce moment, qui parlait et ce qu'elle racontait devait être du dernier drôle, car Pistache, en l'écoutant, pouffait de rire...
Cependant, Athanase, arrêté sur place et les yeux dardés étincelants sur la femme au panier, se disait en interrogeant sa mémoire:
—Mais je la connais, cette superbe brune. Je l'ai déjà vue... Oui, mais où ça?... Je demanderai tout à l'heure à Pistache des renseignements qui m'éclaireront sur l'endroit où je me suis rencontré avec ce morceau de roi.
Et, tout curieux de savoir ce que le morceau de roi pouvait conter de si cocasse à Pistache, qui s'en tenait les côtes, Athanase, tournant le dos aux deux femmes et feignant d'admirer les oeuvres en montre du fameux marchand de bronzes Barbedienne, s'approcha des causeuses à petits pas de côté.
—Ah! quelle roublarde tu fais! bégayait Pistache, secouée par le rire. Alors tu lui as flanqué un béguin?
—De premier choix. A ce point qu'il s'est débarrassé de sa femme... Je le tiens sous le boisseau, mon cher bourgeois. Je ne lui laisse voir qu'une seule personne, son docteur.
—Mais si ce médecin allait se tourner contre toi?
—Pas moyen, ma chère.
—Pourquoi?
—Parce que le docteur en question est Gustave, que je lui ai fait prendre pour médecin.
—Et il en tient toujours pour toi, le beau Gustave?
—Un véritable enragé.
Sans doute que Pistache se crut suffisamment éclairée sur ce point, car elle aborda un autre sujet.
—Mais que devient la jeune fille dans tout ça? Elle est d'âge à être mariée?
—Aussi est-il question de lui chercher un mari. Au fond, je ne lui en veux pas, moi, à cette petite. Je pousse d'autant mieux à son mariage que ça lui fera quitter la boîte. Alors j'aurai l'autre bien entièrement sous la patte.
Puis, après un temps d'une seconde:
—Avant quatre ans, j'aurai des plumes dans mon édredon, je te le promets, ajouta la belle au panier.
—Il a donc un fort sac?
—Un sac monstre.
En plus que tout ce qui venait d'être dit entre les deux femmes demeurait inintelligible pour Fraimoulu aux écoutes, il lui était impossible, même avec la clef du mystère, d'y comprendre goutte, car, tout le temps, il avait été distrait par la question qui se dressait en son cerveau.
—Où donc ai-je déjà rencontré cette remarquable bacchante?
Et, avec l'espoir que sa mémoire s'éclaircirait par une nouvelle contemplation du visage de ladite bacchante, Athanase se retourna.
Alors Pistache le reconnut.
Sans doute que c'était conviction intime chez Pistache que l'agréable doit toujours céder le pas à l'utile. Si grand plaisir qu'elle trouvât aux confidences de son amie, elle rompit l'entretien par une courte phrase, à voix basse, qui, malgré son laconisme, devait désigner Fraimoulu, car la femme au panier, après un court regard sur Athanase, prit congé de sa camarade par cette simple phrase:
—Alors, bonne chance.
Puis, en même temps que Pistache s'éloignait, elle continua sa route en sens inverse, se croisant avec Fraimoulu qu'elle toisa, au passage, d'un second regard.
—Quels yeux! de vrais diamants! pensa Athanase en se remettant en marche sur la piste de Pistache.
Mais dans l'estimation amoureuse de celui qui la suivait, l'aimable fille, dont le mollet, pourtant, se montrait découvert de dix centimètres plus haut, avait perdu soixante-quinze pour cent.
Tout enthousiasmé par sa rencontre avec la femme au panier, Fraimoulu, en suivant Pistache, ne marchait plus poussé par l'unique désir de s'entendre appeler «mon petit Nanase» par la nymphe qui le précédait.
—Il faudra qu'elle m'apprenne le nom de cette épatante Erigone... A coup sûr, un mot de Pistache me rappellera où je l'ai vue... car, c'est certain, je me suis déjà rencontré avec cette splendidissime créature... oui, splendidissime, je maintiens le mot, faute d'en trouver un plus fort, se disait-il, en proie à un frisson qui lui montait le long de la colonne vertébrale.
Mademoiselle Pistache tourna dans la rue Rougemont après un imperceptible mouvement de tête qui lui fit voir Athanase toujours sur la piste.
A son tour, celui-ci doubla l'angle en maintenant une distance de vingt pas entre lui et celle que, naguère encore, il appelait sa proie.
Arrivée devant sa porte, mademoiselle Pistache, avant de pénétrer sous la voûte, crut devoir adresser à son poursuivant le plus aimable sourire.
Vingt pas, nous l'avons dit, séparaient Fraimoulu de la porte où venait d'entrer la belle.
Sur ces vingt pas, notre héros en fit cinq, puis, tout à coup, il s'arrêta, la figure convulsée par l'effroi, l'oeil hagard, les pieds comme cloués sur le trottoir.
—Sacrebleu! sacrebleu! sacrebleu! murmura-t-il d'une voix saccadée par une vive et désagréable émotion.
Néanmoins, après une minute d'attente, il se remit et voulut continuer sa marche.
Mais, à son huitième pas, à cinq mètres tout au plus de la porte de Pistache, il s'arrêta plus brusquement que la première fois.
—Encore!!! bégaya-t-il d'un ton désespéré.
Et comme, à ce moment, Pistache, inquiète du retard de celui qu'elle comptait voir arriver sur ses talons, montrait sa tête à une fenêtre de l'entresol, il se produisit un fait extraordinaire.
Ce grand suiveur de femmes, cet adorateur des belles, ce fanatique du beau sexe montra le poing à Pistache en grondant avec fureur:
—Va-t'en au diable! satanée femelle! Engeance maudite!
Et, tournant le dos, il remonta la rue.
Était-il bien possible que, pour Fraimoulu, le sexe charmant fût subitement devenu une engeance maudite? Quelle cause terrible avait motivé l'effroi et la colère du galant chevalier des belles au point de lui faire renier sa devise: «Tout pour les dames»? Ce devrait être, tout à la fois, bien sérieux et bien désespérant, car lui qui, naguère, arpentait le trottoir d'une allure si délibérée, s'en allait maintenant, d'un pas mou, en murmurant tout navré:
—Toisé! fini!! ratiboisé!!!
Cette marche ne le conduisit pas loin. Dès qu'il eut tourné sur le boulevard, il pénétra dans la première maison d'angle, monta deux étages et sonna à une porte sur laquelle se voyait une plaque portant ces mots: Cabillaud, docteur-médecin.
A son coup de sonnette vint ouvrir une sémillante blonde d'une vingtaine d'années, à l'oeil gai, au nez en trompette et qu'à son tablier blanc, maculé de quelques gouttes de sang qui devait être celui d'une volaille, il était facile de reconnaître pour la cuisinière de céans.
Vingt minutes auparavant, Athanase serait tombé en arrêt devant cette accorte fille. Il n'y fit pas plus attention qu'un chien mis en présence d'une toile de Raphaël et demanda, d'une voix anxieuse de recevoir une réponse négative:
—M. Cabillaud est-il chez lui?
—Lequel? Ils sont deux, dit la cuisinière.
—Le médecin.
—Tous deux sont médecins.
—Celui qui a une verrue sur le nez.
—Ah! bon! Le père, alors.
La cuisinière dégagea l'entrée et, quand Fraimoulu eut pénétré dans l'antichambre, elle lui montra une porte en ajoutant:
—Tenez, frappez sans crainte de les déranger. Voici plus d'un quart d'heure que je les entends rire là dedans comme des bossus. Je serais bien venue pour les écouter; mais, par malheur, j'ai à plumer un poulet, et je ne puis quitter ma bête pendant que le corps est encore chaud.
Après ce double renseignement donné sur son habitude d'écouter aux portes et sur le moment opportun pour plumer une volaille, la cuisinière quitta le visiteur pour retourner à son poulet.
Ils riaient si bien comme des bossus qu'ils n'entendirent pas les trois coups frappés à la porte par Athanase qui, faute de réponse, se décida à ouvrir.
A son entrée, un vieux monsieur, au nez enrichi d'une monstrueuse verrue, se tordait de rire sur un fauteuil en bégayant:
—Ah! elle est bonne celle-là! Comment as-tu pu l'inventer d'une pareille force? Moi, dans ma longue carrière de médecin, j'ai dû quelquefois en pousser à mes malades, mais, au grand jamais, je ne...
S'il n'acheva pas sa phrase, c'est que la vue de son visiteur, apparaissant sur le seuil du cabinet, lui coupa la parole. En une seconde, il fut sur pied, le visage redevenu grave, s'écriant d'une voix aimable:
—Eh! bonjour, mon cher client! Entrez donc, je vous prie!... Aujourd'hui ou demain, je me proposais justement de passer chez vous.
Et comme, après avoir fait deux pas, le client s'était arrêté en regardant le deuxième individu qui se trouvait dans le cabinet, le docteur s'empressa d'ajouter, en montrant le personnage:
—Oui, de passer chez vous pour vous présenter mon fils Gustave, reçu médecin depuis six mois, auquel je cède ma clientèle, car l'âge est venu pour moi de prendre du repos.
Pendant que le fils Gustave, qui était un garçon taillé en forces, s'inclinait devant Athanase, le père continua en riant:
—Oui, je veux vous céder à mon fils, cher monsieur Fraimoulu, quoique, permettez-moi le reproche, vous soyez un bien mince client, car votre santé de fer défie tous les médecins de la terre.
Ensuite, avant que Fraimoulu pût répliquer:
—Tenez, continua-t-il, je sais si bien qu'avec vous la médecine perd son temps, que, tout à l'heure à votre entrée, l'idée m'est venue que vous vous présentiez en ami qui veut me faire le plaisir d'accepter mon dîner... Hein! n'est-ce pas que j'ai deviné?
Sur ce, toujours sans attendre de réponse, le médecin réunit le bout de ses doigts sur sa bouche et envoya un baiser au plafond en s'écriant:
—J'ai une cuisinière, voyez-vous? un cordon bleu hors ligne!!! La déesse des fritures!!!
—La fée des sauces! ajouta le docteur Cabillaud fils, renchérissant sur l'admiration paternelle.
—Qui n'a pas sa pareille au monde pour les poulets à la thurgovienne!!! appuya le père.
—Ni pour le soufflé d'andouilles!!! insista Gustave.
A cet éloge, Fraimoulu répondit par un mouvement triste de la tête et cette phrase débitée d'une voix émue:
—Vous vous trompez, docteur.
—Quoi! vous connaissez quelqu'un plus fort que Clarisse sur le soufflé d'andouilles? fit Cabillaud père comprenant à tort.
—Non, docteur, je veux dire que vous vous trompez à propos de ma santé que vous prônez à M. votre fils... Elle s'est détraquée!
—Pas possible! fit sincèrement Cabillaud.
—Comme je vous l'affirme.
—Détraquée... depuis longtemps?
—Il y a vingt minutes à peine.
Et, toujours de sa voix émue, Fraimoulu continua en traînant ses mots:
—Je viens d'être prévenu, comme vous m'en aviez averti jadis, par ce que vous appelez le signal d'alarme. Il y a vingt minutes, dis-je, j'étais dans la rue, foulant le trottoir dont je sentais, sous mon pied, le dur de la dalle en granit. Tout à coup cette sensation a disparu et, alors, il m'a semblé que...
—... Que vous marchiez sur du gazon? dit vivement Cabillaud père.
—... Que vous fouliez un tapis? demanda en même temps Cabillaud fils.
—Précisément! avoua le pauvre Fraimoulu en soupirant.
Après cet aveu, les deux docteurs se regardèrent, puis le papa, en grattant sa verrue, prononça gravement:
—Mauvais signe!
—Vilain pronostic! déclara Gustave.
Et les deux médecins s'unirent en choeur pour dire:
—Première menace de la paralysie générale!!! Il faut renoncer au beau sexe!... Dételez, dételez vite.
—Je le sais, accentua piteusement Athanase. Au moment où j'ai éprouvé cette singulière sensation, je me suis aussitôt souvenu de ce que vous m'avez dit, docteur, il y a deux ans, à propos de mon intrépidité avec les dames: «Tant mieux pour vous si vous faites feu qui dure. Seulement soyez prévenu que si, un jour, tout à coup, vous vous sentez marcher sur un tapis, cela vous sera un sérieux avertissement qu'il faut mettre les amours au rancart.»
—Oui, et j'ai même ajouté: «Charmant joujou que la femme! mais, au contraire des autres joujoux que finissent par casser ceux qui s'en amusent, c'est elle qui, un beau jour, démolit son joueur.»
—Alors je suis démoli?
—Pas encore, mais vous êtes prévenu qu'il est urgent de donner votre démission. Quand on ne tient pas compte de l'avis, on ne tarde pas à devenir gâteux... Voyons, là, dites-le franchement, avez-vous un intérêt quelconque à devenir gâteux? Y tenez-vous?
—Mais non! mais non! fit naïvement Athanase.
—Alors, de la sagesse.
—Tout de même, geignit Fraimoulu, une existence de Caton, c'est bien triste!
—Vous remplacerez vos amours par la menuiserie, avança Cabillaud père d'un ton consolateur.
—Ou le cor de chasse, proposa Gustave.
Athanase secoua la tête en homme qui ne trouvait pas de son goût les compensations offertes et, bien timidement, répliqua:
—Sans penser qu'il m'en faudrait user si tôt, je m'étais réservé une consolation pour mes vieux jours.
—Laquelle?
—La boustifaille.
Cabillaud eut un brusque sursaut d'admiration qui donna à sa verrue des tremblements de gélatine secouée, et croisant les mains:
-Oh! comme vous êtes dans le vrai! La table, il n'y a que ça de sérieux en ce bas monde! s'écria-t-il, les lèvres humides et l'oeil pétillant de gourmandise. Il parut que c'était le péché de famille, car Gustave s'empressa d'ajouter:
—Vénus en personne serait devant moi que j'hésiterais à lui donner la préférence sur le soufflé aux andouilles de Clarisse et le canard à l'andalouse de...
Au moment de prononcer le nom de la personne qui excellait dans la confection du canard à l'andalouse, le jeune docteur s'arrêta et, bien vite, remplaça le nom par cette conclusion:
—Bref, avec un bon estomac, la vie sera encore pleine de charmes pour vous.
Ainsi doucement poussé vers la voie qui lui restait à suivre, Fraimoulu se montra reconnaissant:
—Aussi, dit-il, j'espère que, dès aujourd'hui, vous me permettrez de vous compter au nombre de mes convives futurs.
—Nous répondrons à votre premier appel, promit Cabillaud père qui, pour un bon repas, aurait refusé d'être cité dans les journaux comme étant mort victime du devoir, par un temps d'épidémie.
—Appel que je vous adresserai aussitôt que j'aurai trouvé un bon cordon bleu, acheva Fraimoulu.
A ces mots, Cabillaud avança les lèvres en moue, secoua la tête d'un air de doute et prononça:
—Trouver un bon cordon bleu! voilà le hic... Ça n'est pas facile!!!
Athanase eut la même réponse qu'il avait faite à son neveu, quand ce dernier, lui aussi, avait émis le doute qu'une bonne cuisinière fût d'une découverte facile.
—En y mettant le prix, on y arrive.
Mais cette réponse parut peu rassurer le docteur à la verrue qui s'adressant à son fils:
—Chez qui pourrions-nous bien, dans nos connaissances, débaucher une bonne cuisinière pour monsieur?
Il se consulta:
—Parbleu! ajouta-t-il, chez le bon Camuflet qui en possède trois.
—Trois!!! Ce monsieur a donc une bien nombreuse famille à nourrir! s'exclama Athanase.
—Non, il est tout seul et ne mange, jamais qu'au restaurant.
Fraimoulu avait belle occasion de s'étonner encore sur le compte de ce M. Camuflet, mais il en fut détourné par un souvenir qui lui traversa l'esprit.
—Ne vous donnez pas tant de peine pour moi, dit-il, car, au nombre de mes amis, je compte un homme qui me choisira ce phénix de main de maître.
Devant cette assurance, les deux docteurs s'inclinèrent, et, après avoir insisté inutilement pour qu'il restât à dîner, afin d'apprécier le poulet à la thurgovienne et le soufflé d'andouilles de leur cuisinière Clarisse, ils le laissèrent partir.
En sortant de la maison, Fraimoulu alla se jeter en fou sur un monsieur qui, la bedaine tendue, le nez en l'air, passait tout mélancolique.
—Ah! mon brave Ducanif, c'est le ciel qui t'envoie! s'écria-t-il en reconnaissant le monsieur qu'il avait failli renverser.
III
M. Ducanif, qui frisait la cinquantaine, était un petit homme grassouillet, rougeaud à lunettes en or.
Du moment que quelqu'un vous aborde en s'écriant: «C'est Dieu qui t'envoie!» il y a toujours gros à parier que ce quelqu'un doit avoir quelque chose, voire un service, à vous demander. Or Ducanif, qui était d'avis que tout ici-bas se paye, prit la balle au bond et, comme c'était à l'approche de l'heure du dîner, répliqua par cette demande:
—Offres-tu un verre de vermouth? Nous causerons plus à l'aise, assis dans un café.
—Dix verres de vermouth, s'ils te sont agréables! s'écria Fraimoulu en lui montrant les tables de la devanture d'un café situé à dix pas d'eux.
—Je t'écoute, débuta Ducanif aussitôt que les deux consommations leur eurent été servies.
—Mon vieux camarade, il me faut une bonne cuisinière... Bonne n'est pas assez; une excellente... ou plutôt un cordon bleu de premier mérite... Bref, une artiste hors ligne!!! Je paierai, sans barguigner, les appointements qu'on exigera.
A mesure qu'Athanase avait formulé son désir, Ducanif avait écouté d'un air ahuri, et lorsque son ami eut cessé de parler, il demanda sur le ton du plus profond étonnement:
—Pourquoi diable t'adresses-tu à moi pour te procurer une bonne cuisinière?
Ce fut au tour de Fraimoulu d'avoir la voix prodigieusement étonnée quand il répondit:
—A qui, pour avoir un cordon bleu, puis-je mieux m'adresser qu'à toi?
—Parce que?
—Mais, dame! parce que, dans Paris, tu tiens le plus achalandé de tous les bureaux de placement de domestiques des deux sexes.
—Bureau où j'ai déjà gagné plus de trente mille livres de rente, appuya complaisamment Ducanif.
Puis, revenant à la question.
—En quoi cela concerne-t-il ta demande? reprit-il en ayant l'air de chercher une concordance.
—Ah ça! fit Athanase dérouté, est-ce que, parmi les domestiques des deux sexes que tu places, tu ne comprends pas les cuisinières?
—Si bien, au contraire, mon vieux. Bon an, mal an, j'en place environ deux mille... Ah! fichtre! les cuisinières, c'est le meilleur article de mon métier!... De mes trente mille livres de rente, j'en dois les trois quarts aux cuisinières!
—Et, sur ces deux mille cuisinières, tu ne peux m'en fournir une?
—Ah! distinguons! Tu m'en demandes une bonne, toi!... Oui, j'en place deux mille par an, mais des mauvaises, rien que des mauvaises, des archi-mauvaises! Avec des bonnes, il n'y a pas d'eau à boire. Il y a belle lurette que j'aurais fermé boutique si je m'étais bêtement mis à placer de bonnes cuisinières.
Et comme Fraimoulu ouvrait les yeux hébétés de l'homme qui ne comprend pas:
—Ecoute bien et suis mon raisonnement, reprit-il.
Ensuite, se rengorgeant superbe:
—Moi, poursuivit-il, je ne procède pas comme mes confrères... c'est-à-dire naïvement. Je traite la question sévère, logique... A Paris, la moyenne des appointements d'une cuisinière est de 50 francs par mois, 600 francs par an. Or toute fille que je place me doit une prime de 3% sur les émoluments de la première année, c'est-à-dire 18 francs, prime qui devient exigible au bout de quinze jours passés dans la place. Jusqu'à ce délai, elle ne me doit rien. Quand la maison ne lui convient pas et qu'elle la quitte avant la quinzaine, je la replace... Tu comprends, hein?
—Parfaitement.
—Donc, que j'envoie une bonne cuisinière, la voici qui s'installe dans la maison du bourgeois; elle y jette des racines, elle y vit et y meurt... me bouchant un trou pendant des années, et tout ça pour ses misérables 18 francs une fois donnés... mettons 20 francs, attendu que depuis peu j'ai inventé de faire aussi payer 2 fr. au bourgeois qui se fait inscrire pour l'envoi d'un domestique.
Alors, se croisant les bras, et de la voix d'un homme qui sait avoir cent fois raison, Ducanif continua:
—Voyons, je t'en fais juge... Est-ce que si je ne plaçais que de bonnes cuisinières, tous les débouchés, au bout d'un certain temps, ne seraient pas fermés?... Alors que deviendrait mon bureau de placement???
Cela dit en adressant au ciel un regard désespéré, Ducanif retrouva un joyeux sourire pour ajouter:
—Tandis qu'en ne fournissant que de mauvaises cuisinières, c'est autre chose... Un nanan, un vrai et copieux nanan pour celui qui est dans ma peau.
—Ah! vraiment! fit Athanase.
—Suis toujours mon raisonnement et sois toujours juge. Dans les deux milliers d'indignes fricoteuses que je colloque, chaque année, à la bourgeoisie, il en est trois cents qui forment mon meilleur bataillon. Celles-là, avant la fin du mois, on les fiche à la porte en leur payant les huit jours, afin de s'en débarrasser plus vite. Vingt jours d'appointements, les huit jours de congé et le denier à Dieu reçu en entrant leur complètent plus que leur mois, même après défalcation faite des 18 francs de ma prime. Tu comprends encore, n'est-ce pas?
—Parbleu! lâcha Fraimoulu de plus en plus abasourdi par ce nouveau jour sous lequel son ami lui faisait entrevoir son industrie de placeur.
—Dans mon bataillon d'élite, continua Ducanif, chacune fait en moyenne dix places par an. Multiplie les 18 francs de prime par ces dix places, c'est donc une somme de 180 francs que me rapporte annuellement chaque mauvaise cuisinière; ajoutes-y dix fois 2 francs que me paye le bourgeois qui vient se faire inscrire pour avoir une autre maritorne. Total: 200 francs.—Mettons dix années consécutives de ce manège, et nous arrivons au chiffre de deux mille francs que m'aura produit chacune de ces gaillardes.
Ensuite, en appuyant:
—Et mon bataillon, je le répète, compte trois cents de ces drôlesses d'élite! continua Ducanif radieux.
Puis, avec le ton du plus souverain mépris:
—Oui, chacune deux mille francs en dix années... tandis que celle que tu appelles «une bonne cuisinière», que j'ai placée, il y a dix ans, n'a pas quitté sa place et ne m'a rapporté que sa misérable prime de 18 francs.
Et avec une profonde conviction:
—Hein! fit-il avec force, dis-moi à présent s'il est de mon intérêt, à moi qui veux amasser une honnête fortune, de coller de bonnes cuisinières aux bourgeois???
Athanase était si bien convaincu qu'il se contenta de dire:
—Alors une chose m'étonne.
—Laquelle?
—C'est qu'avec ton fameux bataillon... et au bout de vingt-deux années d'exercice... tu n'aies encore amassé que trente mille livres de rente.
Sans doute que, dans l'existence de Ducanif, il existait une fissure par laquelle s'échappait une grande partie de son argent, car il demeura une seconde interdit. Mais évitant de répondre à l'observation, il revint vivement à son sujet:
—Maintenant, reprit-il, je crois inutile de te dire, cher ami, que je suis complètement à ta disposition s'il te plaît d'avoir une servante voleuse, coureuse, gourmande ou malpropre, etc., etc... Dis un mot et, dès demain, je t'en enverrai de quart d'heure en quart d'heure.
Au lieu d'accepter la proposition, Fraimoulu soupira tristement.
—Bigre de bigre! maugréa-t-il tout découragé et commençant à comprendre qu'un cordon bleu habile, honnête et de conduite, n'était pas d'une découverte facile.
Tout à coup, il regarda Ducanif en face.
—Mais alors, fit-il, pour toi-même, c'est donc une ratatouilleuse infecte qui manipule ta cuisine?
Une seconde fois, Ducanif, à cette question, parut interloqué; mais, surmontant vite son trouble, il répondit d'un ton de prêche:
—L'homme, dit-on, passe deux fois, dans sa vie, à côté de son bonheur. C'est à lui de le saisir!... Il faut croire que c'est une de ces deux fois-là que j'ai eu la chance de rencontrer Héloïse.
Et, sur ce nom, ainsi que Fraimoulu l'avait vu faire une heure auparavant au docteur Cabillaud père à propos de sa cuisinière Clarisse, Ducanif envoya du bout de ses doigts un baiser dans les airs en disant:
—Mon Héloïse vous fait des fricots que c'est à se mettre à genoux devant... Tiens! accepte mon dîner aujourd'hui et tu pourras te vanter d'avoir mangé des mets des dieux.
—Non. Pas aujourd'hui, mais demain si tu veux, répondit Athanase.
—Demain, c'est dit. Héloïse nous fera un canard aux ananas dont tu te lécheras les babines jusqu'aux oreilles.
—Est-ce qu'elle confectionne aussi le soufflé d'andouilles comme le cordon bleu d'une de mes connaissances? demanda Fraimoulu, voulant un peu rabattre l'orgueil de Ducanif en mettant son Héloïse en défaut devant un plat inconnu.
Mais à cette question Ducanif s'écria:
—Tiens! tu connais donc le docteur Cabillaud?... Une fine mouche, le gaillard.
—Il est mon médecin depuis plus de trente-cinq ans.
—Trente-cinq ans! Alors ce n'est pas le mien. C'est, au plus, si ce cher Gustave a atteint la trentaine.
—Tu parles alors du fils... Ah! Gustave Cabillaud est ton médecin?
—Mon médecin et mon ami... Il vient dîner à la maison deux fois par semaine... C'est sur sa demande que mon Héloïse a bien voulu apprendre à sa Clarisse le secret du soufflé d'andouilles. En revanche, celle-ci lui a révélé le poulet à la thurgovienne.
Et, en garçon qui sait rendre justice à qui de droit, Ducanif continua avec de petits hochements de tête approbateurs:
—Le fait est que la Clarisse de la maison Cabillaud est aussi une grande artiste culinaire. Pour le mal que je te veux, je te souhaite de trouver la pareille de Clarisse ou d'Héloïse.
—Il n'y a donc vraiment pas moyen de se procurer cette pareille? lâcha Athanase agacé. Du moment que Cabillaud et toi avez trouvé chacun le vôtre, pourquoi ne dénicherais-je pas aussi cet oiseau rare?
—Alors par un miracle... Adresse-toi au ciel... Va-t'en faire un tour à Lourdes... Ou bien fais...
Au lieu de continuer, Ducanif s'arrêta soudainement, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, en homme surpris par une idée subite; puis après s'être secoué pour se débarrasser de cette sorte de torpeur, il s'écria joyeusement:
—Saperlipopette! J'ai ton affaire! Je ne pensais pas à Cydalise!... Une perle aussi, celle-là! Une vraie perle! Médaillée d'Angleterre, au club des Gourmands, pour sa sauce «prince de Galles» et ses «queues de boeuf Victoria»... deux merveilles! En voilà une qui te ganterait bien.
—Je la retiens! je la retiens! je la couvrirai d'or! bégaya Fraimoulu palpitant d'émotion et qui s'était senti lui venir l'eau à la bouche en écoutant l'éloge de ladite Cydalise.
Mais l'enthousiasme venait de s'éteindre chez Ducanif qui reprit avec hésitation:
—Seulement, reste à savoir si Cydalise est définitivement partie de chez M. Grandvivier.
—Qu'est-ce que M. Grandvivier?
—Un honorable magistrat chez lequel Cydalise est entrée il y a environ deux ans et où elle vit heureuse comme le poisson dans l'eau... C'est cela qui me fait dire: Reste à savoir si elle est sortie de cette maison qui, pour elle, est un vrai paradis.
Après avoir cru toucher au but, se voir ainsi le nez cassé, cela suffisait pour motiver le ton hargneux d'Athanase, qui gronda:
—Alors, pourquoi venir me prôner les médailles de ta fameuse Cydalise?
Ducanif parut ne pas s'apercevoir de cette mauvaise humeur, et baissant la voix:
—Voici la chose, dit-il mystérieusement. Il y a environ deux mois, Cydalise est venue à mon bureau pour me demander de lui trouver une autre place. Comme je m'étonnais de ce désir de quitter une maison où elle taille et rogne en maîtresse absolue, où son maître qui, jamais, ne met le nez dans ses comptes, lui témoigne un intérêt qui se traduit à chaque instant par des cadeaux ou une augmentation d'appointements... car elle gagne le traitement d'un chef de division de ministère... bref, comme je lui faisais ressortir tous les avantages de cette place qu'elle voulait quitter, elle a longtemps hésité à me répondre; puis, tout à coup, paraissant vouloir se soulager d'un secret qui l'étouffait, elle m'a fait cette singulière réponse: «Oui, mais, dans cette boîte-là, j'ai peur!!!» Puis, pâle comme une morte et frissonnant de tous ses membres, elle a répété: «Oh! oui, j'ai peur... et grand'peur!... Pour sûr, j'y laisserai mes os!... Je sens ça d'avance!» Et, après ces mots, elle se remit à trembler de plus belle.
—Eh! eh! dis donc, est-ce que ton honorable magistrat, M. Grandvivier, le maître de Cydalise, serait un sombre coquin? demanda Fraimoulu qui avait écouté de toutes oreilles.
—Non, fit carrément Ducanif; sur le compte de M. Grandvivier, pas un seul mot à dire. C'est un homme froid... ou, plutôt, triste... de moeurs austères, de la plus irréprochable conduite et dont je répondrais sur ma tête.
—Alors, c'est sans doute quelque autre membre de la famille qui fait ainsi peur à Cydalise? avança Fraimoulu.
—Non, pour cette raison que le magistrat vit seul. Il a bien une fille, mais, il y a un an, la jeune fille, qui a seize ans environ, ayant paru faible de la poitrine, son père l'a envoyée dans le midi de la France, où habite sa famille.
—Mais alors d'où vient cette terreur de Cydalise qui la pousse à quitter la place? insista Fraimoulu.
—Ah! là-dessus, mon vieux, je n'en sais pas plus que toi! J'ai eu beau tourner et retourner la belle pour lui faire achever sa confession, j'y ai perdu mon latin. Probablement qu'elle se repentait de ce qu'elle avait lâché, aussi n'ai-je pu lui arracher un seul autre mot.
—Et tu l'as revue?
—Non... et comme voici deux mois que la scène s'est passée sans qu'elle ait reparu, c'est ce qui fait dire qu'elle sera restée chez M. Grandvivier.
La conquête de Cydalise devait tenir au coeur de Fraimoulu, car il proposa:
—Si demain j'allais m'assurer de ce qui en est? Où demeure le magistrat?
—Rue de Turenne, 174.
Athanase qui aimait mieux, dans son intérieur, avoir journellement sous les yeux un visage agréable qu'un museau de dogue, demanda, tout en inscrivant l'adresse sur son carnet:
—Quel genre de femme, ta Cydalise?
—Une brune, jeune, bien en point, de la plus complète fraîcheur.
Ces renseignements donnés, Ducanif revint à la charge en disant:
—Je crois que tu en seras pour une démarche inutile.
De ces transitions successives de l'espérance au découragement, il était résulté pour Fraimoulu un agacement nerveux dont les dernières paroles du placeur amenèrent l'explosion. Pourquoi, tout comme un autre, ne mettrait-il pas la main sur un cordon bleu? Non, ce ne devait pas être impossible à découvrir. Est-ce que Ducanif n'avait pas Héloïse? MM. Cabillaud père et fils ne jouissaient-ils pas de leur Clarisse? M. Grandvivier ne possédait-il pas Cydalise?... Non, le cordon bleu n'était pas introuvable! La preuve en était qu'à lui, Fraimoulu, on avait cité tantôt un monsieur qui, pour lui tout seul, en avait trouvé trois... Oui, trois!
En entendant cela, Ducanif tressauta de surprise.
—Trois! répéta-t-il; ce monsieur-là s'est donc chargé de nourrir tout un arrondissement?
—Non, il vit seul avec ses trois cuisinières et, le plus drôle, c'est qu'il va prendre tous ses repas au restaurant.
—Que me chantes-tu là? fit Ducanif en ouvrant des yeux énormes.
—Je puis même te dire le nom du monsieur qui m'a été cité par Cabillaud père... il se nomme Camuflet... Le connais-tu?
—Non, dit Ducanif après avoir interrogé sa mémoire, et je regrette de ne pas le connaître... Avoir trois cuisinières et ne pas s'en servir!... Il doit y avoir là-dessous un motif curieux à apprendre.
—Et que j'apprendrai peut-être, car mon intention est d'aller dire à ce M. Camuflet: «Puisque vous en avez trois dont vous ne faites rien, cédez-m'en au moins une.»
Encore une fois, Ducanif lui jeta un bâton dans les roues.
—Oui, fit-il, mais qui sait si ces femmes ne sont pas des gargoteuses?... Ce qui donne à le croire, c'est que le maître mange en ville.
—Si elles étaient des gargoteuses, il ne les garderait pas à son service. Du moment qu'il les conserve, c'est qu'il reconnaît leur talent.
—Alors, pourquoi ce Camuflet ne mange-t-il pas chez lui?
Ils auraient pu tourner longtemps dans ce cercle vicieux, si Ducanif n'en était sorti en disant:
—Le motif inconnu qui fait que ce M. Camuflet garde trois cuisinières s'opposera peut-être, si tu lui en demandes une, à ce qu'il n'en possède plus que deux... Aussi te répéterai-je, à ce sujet, ce que je te disais à propos de Cydalise: Je crains que tu ne fasses une démarche inutile.
Décidément Ducanif était un taquin qui se plaisait à décourager les gens. La bile se remua donc encore chez Fraimoulu qui répliqua avec aigreur qu'il se faisait fort de trouver facilement—et il appuya sur le «facilement»—une bonne cuisinière sans avoir à vaincre tous ces obstacles dont des mauvais plaisants voulaient l'effrayer. Il connaissait des vingt et trente bourgeois de ses amis qui s'étaient procuré des cuisinières excellentes—et il appuya aussi sur le «excellentes» par le moyen le plus simple: ils s'étaient tout bonifacement adressés à leurs fournisseurs, au boucher, à l'épicier, au fruitier, etc., etc.
Pour ce qui l'avait concerné, la sortie rageuse de Fraimoulu avait laissé Ducanif impassible; mais, en entendant parler des cuisinières procurées par les fournisseurs, il se tordit sur sa chaise en riant à ventre déboutonné au nez de son ami déconcerté.
—Je les vois d'ici tes perles de talent, d'ordre, d'économie et de propreté fournies à leurs clients par le boucher ou l'épicier! balbutiait-il d'une voix que saccadait son hilarité.
Il finit par se calmer et consulta sa montre, ce qui lui fit faire un saut de surprise en s'écriant:
—Six heures passées! C'est Héloïse qui va me montrer un nez long, elle qui m'avait recommandé l'exactitude en m'annonçant, pour le dîner, deux plats qui n'aiment pas attendre... C'est bien décidé, tu ne veux pas venir dîner ce soir à la maison?
—Non; c'est dit pour demain.
Sur ce, les deux amis quittèrent le café, et comme c'était en partie le chemin de Fraimoulu, il fit un bout de conduite à son ami.
Trente mètres plus loin Ducanif s'arrêta devant la boutique d'un boucher en disant:
—Entrons là, mon vieux. Je veux que tu juges des cuisinières modèles que certains fournisseurs coulent aux bourgeois, leurs clients.
La bouchère, une gaillarde haute en couleur, se tenait dans la vitrine lui servant de comptoir, ce qui lui donnait l'air d'une pendule sous globe.
Le maître boucher et son garçon s'occupaient, chacun, de servir sa pratique, représentée par deux filles en bonnet.
—Je suis à vous, mon cher Ducanif, cria le maître boucher, ne voulant pas quitter son acheteuse.
—Faites, mon bon, faites, répondit le placeur en poussant Fraimoulu du côté des balances dans lesquelles le garçon boucher était en train de peser un morceau de viande pour la cliente qu'il servait.
—Heu! heu! fit la cuisinière, elle a un fier évent, votre marchandise, mon gros.
—Bah! vous leur accommoderez ça à la provençale, ma belle! Sans l'ail, les bouchers ne s'en tireraient pas.
Tout en enveloppant la viande dans un papier, il cria au comptoir:
—Un kilo huit hectos!
—Comment, huit hectos!... il n'y en a que deux! souffla au placeur Athanase, qui avait suivi le pesage.
Cependant la cuisinière avait gagné le comptoir où par le guichet, elle échangeait son argent contre la facture que lui passait la bouchère en disant:
—Vous savez, mon enfant, que si vous ne vous trouvez pas bien dans la place que nous vous avons procurée, il ne faudra pas craindre de vous adresser encore à nous.
Et, ce disant, après lui avoir rendu sa monnaie, que la cuisinière avait enfermée dans sa bourse, elle lui glissa encore une poignée de sous que la fille, cette fois, fit disparaître dans une autre poche.
—Sa remise sur les six hectos comptés en trop, sans parler du sou par livre qui se règle à la fin du mois... Et les bourgeois vont manger une viande bien fraîche! murmura à son tour le placeur à Athanase.
Cependant, au fond de la boutique, où le maître boucher servait sa cliente, s'éleva une voix criarde et mécontente qui disait:
—Mais elle est dégoûtante, votre côtelette! Rien que de la graisse!... Je n'en voudrais pas pour mon chien.
—Oh! oh! ma gentille Clara, faisait le boucher d'un ton de doux reproche, comme vous devenez difficile! Vous avez pourtant déjà accepté bien d'autres morceaux de viande!
—Ah! je vous trouve bon dans ce rôle-là, père Charot. Oui, j'en ai accepté bien d'autres... mais c'était pour mes bourgeois... tandis que cette côtelette est pour moi.
La voix du boucher vibra d'un immense et sincère repentir en répondant aussitôt:
—Que ne le disiez-vous d'abord, ma gracieuse! Venez par ici, je vais vous en choisir une dont vous me donnerez des nouvelles. Hein! est-ce assez beau et riche en chair?
Comme d'autres chalands entraient, Ducanif fit filer Athanase, après avoir crié à la maîtresse bouchère:
—Nous revenons à l'instant. Nous allons jusqu'au marchand de tabac.
Quand ils furent sur le trottoir:
—Eh bien! demanda le placeur, qu'en dis-tu? Voici deux échantillons des perles procurées aux bourgeois par les fournisseurs. Si tu veux continuer l'étude, je connais un épicier chez lequel nous pouvons entrer.
—J'y renonce! articula lugubrement Athanase.
Après quoi, d'une voix désespérée:
—Est-il donc vraiment impossible de se procurer une bonne cuisinière? gémit-il.
—Je te l'ai déjà dit: espère en un miracle... Adresse-toi au ciel. Va-t'en faire un pèlerinage à Lourdes, goguenarda Ducanif.
Il tendit la main à son ami.
—Adieu jusqu'à demain. N'oublie pas que nous nous mettrons à table à six heures.
Avec l'insouciance de l'homme heureux, sans se douter qu'il retournait le poignard dans la plaie d'Athanase, il prit son congé par cette phrase:
—Quand tu aura tâté de la cuisine de mon Héloïse, alors tu comprendras ce que c'est qu'un cordon bleu!
Fraimoulu remonta vers les boulevards et entra pour dîner dans un des plus célèbres restaurants. A chaque plat qui lui fut servi, il murmura sous l'empire de son idée fixe:
—Ce mets aurait gagné cent pour cent à être apprêté par la main d'une femme.
Il regagna son domicile, sombre et rêveur, les poings serrés, la tête en feu. Devant la porte de sa maison, la crise éclata.
—Oui, oui, accentua-t-il rageusement, j'aurai un cordon bleu!... me fallût-il, pour cela, déclarer la guerre aux Ducanif, Grandvivier, Cabillaud et... surtout... à cet égoïste nommé Camuflet, qui a l'audace d'en avoir trois pour lui tout seul... et de ne pas s'en servir!!!
Sur les dix heures, quand il fut couché, le calme se fit un peu en son cerveau. Alors un souvenir lui revint à l'esprit et il murmura:
—Dire que j'ai passé deux heures avec Ducanif et que j'ai complètement oublié de lui parler de mon neveu Gontran! Au fait, demain, je dîne chez lui. Devant sa femme et sa fille, j'entamerai la question du mariage et nous terminerons l'affaire en famille.
Là-dessus, il s'endormit.
Mais l'obsession vint hanter son sommeil. Il se vit sur le bord d'un vaste fleuve de sauce qui charriait des poulets à la thurgovienne et des soufflés d'andouilles, tandis qu'une voix aiguë et gouailleuse répétait ces mots:
—Pas de cordon bleu!!!
IV
Athanase Fraimoulu habitait, rue Vivienne, un immeuble à lui appartenant, fort belle maison qui contribuait pour une grosse part aux soixante mille livres de rente qu'il possédait.
Jusqu'à ce jour, un fort modeste logement de garçon, composé de deux pièces, avait suffi au célibataire qui ne mangeait pas chez lui. Maintenant que sa santé lui ordonnait impérieusement la vie d'intérieur, le local devenait trop exigu.
Donc, en ouvrant les yeux après sa nuit secouée par le cauchemar, la première pensée qui vint à l'esprit d'Athanase, homme logique, fut que tout d'abord, avant de se procurer une cuisinière, il fallait avoir une cuisine.
Chaque matin, il était d'usage que le concierge montât chez le propriétaire pour lui offrir ses services au saut du lit. Cette fois, quand le fonctionnaire se présenta, Fraimoulu l'accueillit par cette question:
—L'appartement du second sur le devant est-il toujours vacant?
—Cela dépend de monsieur, répondit obséquieusement le portier.
—En quoi?
—Après être resté longtemps sans amateurs, le local a fini par en trouver un. Hier, sur les deux heures, s'est présenté un monsieur. Il a dit qu'il s'en accommoderait, si le propriétaire lui accordait quelques petits changements qu'il compte demander. Il m'a prévenu qu'il reviendrait aujourd'hui pour s'entendre avec vous.
La veille encore, Fraimoulu se serait réjoui d'avoir trouvé un locataire pour son appartement inoccupé; mais aujourd'hui le local convenait trop bien à la réalisation du nouveau mode de vie qu'il allait mener pour qu'il se souciât du preneur qui s'offrait. Il ouvrait la bouche pour refuser le locataire en question, quand il en fut empêché par le concierge qui poursuivit:
—Le malheur veut que ce soit boucher un trou pour en voir s'ouvrir un autre; car en même temps que je louais presque le second étage, j'étais prévenu par M. Picador, le locataire du premier, qu'il renonçait à son appartement. Telle est même sa hâte de s'en aller qu'il m'a prévenu que, si vous consentez à la résiliation du bail, il abandonnerait ses six mois de loyer d'avance.
Ce M. Picador était un trop bon locataire pour que Fraimoulu lâchât le personnage, qui avait encore quatre années de bail. De plus, le logement du second lui convenait en tous points. Mieux valait donc tout à la fois s'y installer et d'un autre côté laisser l'appartement du premier, pendant quatre années encore, sur les reins de M. Picador.
La résolution d'Athanase était arrêtée.
—Je prends l'appartement du second étage pour moi, annonça-t-il au portier. En conséquence, vous annoncerez au visiteur d'hier qu'il doit renoncer à cette location... Quant à M. Picador, vous l'avertirez que je lui refuse de rompre son bail.
Puis curieusement, il demanda:
—Mais à propos de quoi M. Picador, qui se plaisait si fort hier encore dans son appartement, veut-il donc, à cette heure, si prestement décamper?
—Autant que j'ai pu comprendre par le peu qu'en a dit le valet de chambre, qui n'est pas grand causeur, il paraît que c'est à propos de la cuisinière.
A ce mot, Fraimoulu dressa l'oreille.
—La cuisinière? répéta-t-il. Cette fille est-elle experte en son état?... Est-ce qu'il la congédie?
—Non, il la garde... Quant à son talent, le valet de chambre dit qu'elle en sait juste assez pour apprêter de la mort aux rats.
Pourquoi M. Picador, au prix de l'abandon de six mois d'avance, quittait-il son appartement à propos d'une cuisinière qu'il conservait, bien qu'elle cuisinât si mal? Il y avait là un mystère qui allait intriguer le propriétaire, s'il n'eût été distrait par cette phrase du portier:
—Il est un moyen qui concilierait tout en vous permettant d'empocher les six mois d'avance de M. Picador.
—Quel moyen?
—Que monsieur laisse partir M. Picador et prenne son local en laissant l'appartement du deuxième étage à M. Grandvivier.
—Hein! Grandvivier!!! fit le propriétaire en tressaillant à ce nom.
—Oui, c'est ainsi que se nomme le locataire venu hier pour la location du deuxième étage.
—N'a-t-il pas une tournure de magistrat? insista Fraimoulu ayant en tête le maître de la fameuse Cydalise.
—J'ignore si c'est la tournure d'un magistrat, mais elle est celle d'un monsieur qui ne rit pas tous les jours. Un grand sécot à favoris grisonnants et menton rasé, froid comme un marbre, triste comme la pluie.
—Et il s'appelle Grandvivier?
—C'est le nom qu'il m'a donné, ainsi que son adresse, pour que j'aille aux références... Il demeure rue de Turenne, 174.
—C'est bien le maître de Cydalise! pensa Fraimoulu, heureux de voir venir sous sa main celui dont il voulait conquérir la cuisinière.
Cependant le concierge avait continué:
—Ah! par exemple, ce monsieur, avec son air de porter le bon Dieu en terre, m'a rudement étonné en me parlant de ses projets pour l'appartement... Il compte y donner des dîners, des fêtes, des bals... Il n'a pourtant pas l'allure d'un enragé meneur de cotillons.
A ce qui étonnait tant son portier, Fraimoulu, en se rappelant les détails fournis par Ducanif, trouva facilement une explication:
—Sans doute, se dit-il, que le magistrat va faire revenir près de lui sa fille qu'il avait envoyée dans le Midi à cause de sa poitrine faible. Afin de la marier, il veut la produire dans ces bals qu'il projette de donner.
A ce moment une voix cria du dehors:
—Anatole! Anatole!
—C'est mon épouse qui m'appelle du bas de l'escalier. Sans doute affaire de service. Monsieur permet-il que j'aille me montrer par-dessus la rampe? demanda le portier.
—Faites, dit Fraimoulu.
Et, deux secondes après, on entendit la voix de l'épouse d'Anatole qui criait:
—Dis au propriétaire que c'est le monsieur qui est venu hier pour l'appartement à louer. Il attend dans la cour. Dois-je le laisser monter?
—Allez le chercher, Anatole, commanda le propriétaire accouru sur le carré.
Au bout de cinq minutes, M. Grandvivier fit son entrée, conduit par le concierge qui se retira aussitôt.
—Bigre! on peut le mettre derrière n'importe quel corbillard, il aura toujours l'air d'être de la famille du mort conduit en terre! pensa Athanase à la vue de l'air profondément triste du magistrat.
L'appartement convenait parfaitement à M. Grandvivier qui, sans marchander sur le prix, était tout disposé à le louer si le propriétaire consentait à modifier la disposition de certaines pièces. Il s'agissait de deux cloisons à déplacer. Elles étaient pour ainsi dire, volantes. Cela ne nuirait en rien à la solidité des plafonds. Du reste, le locataire prendrait à sa charge tous les frais et le travail s'exécuterait sous les yeux de l'architecte du propriétaire.
—Je n'ai pas d'architecte, avoua Athanase.
—Alors je me permettrai, pour notre mutuelle tranquillité, de vous présenter un de mes amis, très compétent dans la partie, un ancien entrepreneur, retiré des affaires après grosse fortune faite, du nom de Camuflet, proposa le magistrat.
En entendant ce nom, le propriétaire eut peine à retenir sa surprise. Était-ce le Camuflet qui avait trois cuisinières dont il ne se servait pas??? Où demeurait-il?
M. Grandvivier ajouta qu'une importante affaire judiciaire dont il s'occupait actuellement, retarderait de quinze jours au moins son emménagement. Cela ferait que les travaux auraient le temps d'être exécutés. Fraimoulu, impatient de savoir à quoi s'en tenir à propos de Camuflet, plaida le faux pour savoir le vrai.
—Camuflet? répéta-t-il, mais j'ai un ami de collège s'appelant ainsi... Il demeure rue Bossuet.
—Le mien habite la rue Méhul.
—Oui, Méhul! Bossuet! je me trompais de musicien... Oui, rue Méhul, 18.
—Mon ami est au 29.
—Alors, ce n'est pas le même, avoua Fraimoulu sachant, maintenant, la rue et le numéro.
Et, tout joyeux de sa ruse, il se promit d'aller au plus vite, à l'adresse indiquée, s'assurer si ce Camuflet était le même qui se payait trois cordons bleus inutiles.
Entre le propriétaire et le magistrat, l'affaire de la location fut conclue séance tenante et M. Grandvivier partit avec son bail en poche.
—Au lieu du deuxième étage, j'habiterai le logement de M. Picador. Le magistrat, qui se propose de donner des bals, fera danser sur ma tête... Pour me consoler de ce futur désagrément, je bénéficie des six mois de loyer d'avance abandonnés par M. Picador, se dit Fraimoulu en quittant son immeuble sur les onze heures pour aller déjeuner.
Quitter son logement pour prendre le vaste local de M. Picador nécessitait pour Athanase un supplément notoire de meubles et, surtout, une batterie de cuisine. De là vint qu'après son déjeuner, pris au restaurant, Fraimoulu entra chez son tapissier, habile homme qui s'engagea, en quarante-huit heures, à lui monter son appartement au complet.
—Cuisine comprise? appuya le propriétaire.
—Cuisine, et même, si vous le désirez, cuisinière comprise... Cela ne rentre pas dans mon assortiment; mais, pour vous être agréable, je puis m'en charger... Je m'adresserai à mon boucher qui...
—Non! non! s'écria Fraimoulu avec terreur en se rappelant quels échantillons de cuisinières fournissaient les bouchers.
Quand Athanase sortit de chez son tapissier, il était environ deux heures. Jusqu'à six heures, moment où il irait dîner chez Ducanif, il avait un long temps à tuer... Que ferait-il?... Alors le démon de la curiosité vint le tenter en lui rappelant cette adresse de Camuflet qu'il avait surprise à M. Grandvivier.
—Si j'allais le voir? se demanda-t-il.
Le mystère du monsieur aux trois cuisinières dont il n'usait pas intriguait trop Athanase pour qu'il pût résister à son désir.
Vingt minutes après, il était devant le numéro 29 de la rue Méhul. En somme, il avait son entrée toute faite chez ce monsieur. Il se présenterait pour parler des cloisons à changer, dont M. Grandvivier devait confier la surveillance à son ami.
—M. Camuflet est-il chez lui? s'informa-t-il à la loge qui, en ce moment, contenait portier et portière.
Le mari regarda sa femme en demandant:
—A-t-il rompu sa laisse?
—Non, il n'a pu encore décamper, répondit la portière.
—Au troisième, la porte en face, enseigna le concierge après cette réponse.
En arrivant sur le carré du troisième étage, Athanase hésita fort à sonner. Derrière la porte qui lui avait été désignée retentissait une tempête de piailleries féminines. Deux cents pintades n'auraient pu arriver ensemble à produire un pareil tintamarre.
Au bruit de la sonnette que Fraimoulu s'était décidé à agiter, le silence se fit tout à coup, puis un pas traînant résonna et la porte fut ouverte par un petit homme d'une quarantaine d'années.
C'était M. Camuflet en personne.
A la demande d'un entretien adressée par son visiteur, il marcha en avant pour le guider vers la pièce qui lui servait de bureau.
Sur leur passage, plus l'ombre d'une femme! C'était à croire, pour Fraimoulu, que ses oreilles l'avaient trompé.
Seulement, l'air qu'on respirait dans le local était saturé des senteurs culinaires les plus disparates. Cela vous prenait au nez et à la gorge et vous soulevait le coeur. Un affamé de la Méduse, en respirant ce composé étrange, aurait immédiatement perdu l'appétit.
En vingt mots, Athanase eut expliqué l'affaire des cloisons, et ce que M. Grandvivier attendait de la complaisance de M. Camuflet.
—Croyez que je surveillerai ce travail au mieux de votre intérêt commun, promit le petit homme.
Fraimoulu, qui suffoquait, avait hâte de s'en aller sans plus rien demander. Il se leva donc en disant:
—Je pars, car je crains de vous avoir dérangé au moment où vous alliez vous mettre à table.
—Ah! oui, vous dites cela à cause de l'infection qui règne ici... En ce moment, il y a sur le feu, une soupe aux choux, une autre à la bière, et une troisième à l'oignon.
Et, après avoir ouvert une fenêtre pour faire rentrer un peu d'air respirable, Camuflet ajouta d'un ton tranquille:
—Ça empoisonne, c'est la vérité, mais ça possède aussi son bon côté. Par ces fortes chaleurs, je n'ai pas une seule mouche ici... Elle n'y vivrait pas!
V
Fraimoulu, tout à l'heure si pressé de s'en aller, avait, maintenant, deux bonnes raisons pour rester. La fenêtre, qui venait d'être ouverte, lui rendait l'atmosphère moins suffocante, et puis il se sentait pris par le désir d'étudier le personnage qu'il avait sous les yeux. Alors seulement il remarqua que Camuflet, en tenue complète d'homme prêt à sortir, était en grand deuil. A portée de sa main, sur un bureau, se trouvait son chapeau entièrement entouré d'un crêpe.
La mine, pourtant, ne répondait pas aux vêtements, car, sous ce costume funèbre, Camuflet montrait une face souriante et il y avait un accent d'ironie dans sa voix quand il reprit:
—Oui, monsieur, en ce moment, sur trois feux, en trois pièces différentes, cuisent trois soupes diverses sous l'oeil de trois surveillantes... Et, après ces trois soupes, viendront trois fricots... Et à ces fricots succéderont d'autres ratatouilles... Quotidiennement, il en est ainsi du matin au soir pendant la semaine.
—Et le dimanche? demanda à tout hasard Fraimoulu, un peu démonté par cette confidence.
—Le dimanche, c'est pis encore!... car c'est le jour réservé aux fritures. C'est à n'y pas tenir, même avec toutes les fenêtres ouvertes!!!
Que Fraimoulu voulût encore détourner une des trois cuisinières de Camuflet! Oh! non! Le désir lui en était bien passé en sentant l'horrible fumet de leurs préparations. Mais il ne lui en restait pas moins à savoir pourquoi le petit homme avait trois personnes attachées à ses fourneaux.
Il lâcha donc son plomb de sonde en disant:
—Il paraît que vous avez un bel appétit, puisque, pour le contenter, il vous faut une triple cuisine en permanence.
—Jamais, jamais vous ne me feriez goûter, même du bout du doigt, aux abominables préparations qui se confectionnent ici! appuya Camuflet avec une profonde répulsion.
Et, pour mieux affirmer son dire:
—Tenez, ajouta-t-il, la dépense pour la cuisine, depuis seize mois... j'ai fait le compte ce matin... a dépassé vingt-trois mille francs! Eh bien! de cette énorme somme, il ne m'est pas entré un sou dans l'estomac... Un seul sou, vous m'entendez?
Certes, oui, Athanase Fraimoulu entendait, mais il n'en comprenait pas plus ces trois cuisines séparées.
Cependant Camuflet continuait:
—Et j'aurais ici des chats, que j'aimerais mieux les conduire dîner avec moi au restaurant, que les laisser manger de pareilles drogues.
—Mais alors, qui les mange, ces drogues? se risqua à demander Athanase.
—Celles-là mêmes qui les préparent, répondit Camuflet avec un sourire féroce.
Une question bien simple vint aux lèvres de Fraimoulu qui la lâcha:
—Puisque ces trois femmes ne font pas votre affaire, pourquoi ne pas les congédier?
A cette demande, Camuflet secoua tristement la tête et d'une voix désespérée:
—Impossible! murmura-t-il.
Comme Athanase ouvrait ses yeux tout grands étonnés, il continua en débitant:
—Voilà où conduit une nature trop sensible... comme la mienne... Voilà où amène l'abus trop immodéré du mariage.
—Ah! bah! fit Fraimoulu qui, faute de comprendre, se permit cette exclamation peu compromettante.
Mais l'étonnement d'Athanase devint aussitôt de la stupéfaction; car, après n'avoir rien compris, il comprit tout à coup trop bien en entendant Camuflet ajouter, tranquille comme Baptiste, cette phrase renversante:
—Oui, il m'est impossible de renvoyer de chez moi ces trois femmes, qui y sont entrées chacune à la suite d'un légitime mariage.
—Un légitime mariage!... répéta Athanase, tressautant à cette révélation.
—Tout ce qu'il y a de plus légitime.
—Toutes les trois!...
—Oui, toutes les trois, insista Camuflet.
Sur ce, il poussa un énorme soupir, qu'il fit suivre de cet aveu:
—Oui, monsieur, je me suis marié trois fois.
Pendant que Fraimoulu contemplait ce petit homme qui, comme la chose la plus naturelle du monde, lui avouait être trigame, Camuflet continua:
—Si jamais vous commettez l'imprudence de vous marier trois fois, gardez-vous bien de la monstrueuse bêtise dont je me suis rendu coupable celle de...
Au lieu d'achever il s'arrêta brusquement, le regard tendu par-dessus l'épaule d'Athanase.
Ce dernier, du reste, sentait, depuis un instant, un courant d'air lui chatouiller la nuque. En plus de la fenêtre ouverte devant lui, une autre ouverture avait dû s'opérer derrière lui. Le silence subit et le regard de Camuflet, joints à ce courant d'air, firent donc que Athanase tourna la tête pour se rendre compte de ce qui se passait dans son dos.
Alors, sur le pas d'une porte, qui s'était doucement ouverte, il aperçut une vieille dame, au nez crochu, à l'oeil mauvais, à la bouche mince et pincée, qui, si elle était d'une bonne nature, ne payait vraiment pas de mine.
Et, au même moment, sur le pas de deux autres portes, apparurent deux autres dames, ni moins vieilles, ni moins renfrognées.
—Le pauvre diable est trigame à bien laid marché! pensa Fraimoulu qui, après une courte inspection des charmes du trio, ramena son regard tout apitoyé sur Camuflet.
Mais ce dernier avait quitté son siège et, grave au possible, il prenait son chapeau en disant:
—Je vous le répète, monsieur le commissaire de police, la justice se trompe à mon égard. Je suis innocent de ce crime dont M. Grandvivier, le juge d'instruction, me soupçonne... Quand et pourquoi aurais-je caché le cadavre de cette malheureuse sous les feuilles du parquet?... Mon arrestation, c'est certain, ne saurait être longtemps maintenue... Je suis prêt à vous suivre... Marchons!
Sur ce «Marchons», Camuflet se dirigea prestement vers la quatrième porte qui conduisait à la sortie de l'appartement et disparut avant que les trois femmes, stupéfaites en entendant parler d'arrestation, pussent faire la plus petite tentative pour le retenir.
Du premier coup, Athanase avait compris que cette scène n'avait d'autre motif, pour Camuflet, que de se soustraire à quelque désagréable assaut dont les trois harpies allaient l'assaillir. En conséquence, il suivit le petit homme, après lui avoir donné la réplique en répétant:
—Marchons!
Sur le carré de l'étage inférieur, il rejoignit Camuflet qui l'attendait en riant de tout son coeur.
—Hein! fit-il, croyez-vous que j'ai bien pris la poudre d'escampette?... Je me suis rappelé à temps l'affaire que mon ami Grandvivier instruit en ce moment et j'en ai tiré parti.
Ensuite, avec une sorte de terreur:
—Filons vite, ajouta-t-il, car l'idée pourrait leur venir de me poursuivre!
Bien lui en avait pris de détaler, car, pendant qu'il descendait à la hâte, Fraimoulu, qui le suivait d'un pas plus compté, aperçut, en levant les yeux, les têtes des trois mégères, avancées par-dessus la rampe, qui suivaient Camuflet, leur échappant, de ce regard que doit avoir le requin pour la proie qui s'est soustraite à sa voracité.
Sur le trottoir, à vingt pas de la maison, Athanase retrouva son homme qui lui tendit joyeusement la main en disant:
—Encore une fois, merci d'avoir bien voulu contribuer à ma délivrance!
Et il ponctua sa phrase d'un «ouf!» tellement gonflé de satisfaction, qu'il suffisait pour faire comprendre à quel point le malheureux appréciait cette délivrance.
Fraimoulu, avant de quitter l'homme aux trois femmes, crut bon de faire un petit bout de morale qui prouvât du moins que, sur l'article mariage, il ne partageait pas les vues larges de Camuflet.
—Vous me semblez mener une bien triste existence, avança-t-il d'un ton grave.
—Une existence de damné.
—Moi, à votre place, je n'hésiterais pas à aller vivre à l'étranger... ce qui aurait pour vous deux avantages.
—Oui, dont le premier serait de me délivrer des trois diablesses qui me tourmentent, approuva Camuflet.
Cela dit, il devint subitement pensif, puis, au bout d'une minute, il demanda:
—Mais quel est donc le second avantage que, selon vous, me procurerait mon passage à l'étranger?
—Est-ce que vous ne vous en doutez pas un peu? fit Fraimoulu étonné par la question.
—Non, sur mon honneur!
Athanase vit qu'avec ce coupable endurci il fallait mettre les points sur les i. Alors, traînant sa phrase il débita d'un ton sévère:
—Quand ce second avantage ne consisterait qu'à vous soustraire à une condamnation aux travaux forcés, il vaut la peine qu'on en tienne compte.
Camuflet leva les yeux au ciel et se gratta le nez pantomime assez habituelle aux gens qui cherchent à deviner un problème, et finit par dire:
—A propos de quoi cette condamnation aux travaux forcés!
—Mais à propos de ces trois créatures que, suivant ce que vous m'avez avoué, trois mariages légitimes ont réunies sous votre toit.
—Oh! oh! accentua Camuflet d'un ton qui contestait, oui, ce que j'ai fait là est idiot, archi-bête, d'une stupidité dont on trouve peu d'exemples... Mais, en somme, cela prouve une nature sensible, un bon coeur... qualité que je ne sache pas punissable des galères.
—Jadis, on vous eût pendu pour cela.
—Pendu! répéta Camuflet dont toute la physionomie attestait ses vains efforts pour comprendre.
Devant cet individu qui paraissait n'avoir nulle conscience de sa faute, Fraimoulu mit les pieds dans le plat.
—Ah çà! fit-il sèchement, parce que la bigamie est défendue, pensez-vous donc que la trigamie soit autorisée?
—Où voyez-vous de la trigamie dans mon affaire? demanda naïvement Camuflet qui, décidément, perdait pied.
—Ne m'avez-vous pas dit que vous vous étiez marié trois fois?
—Et je vous le répète encore... Tel que vous me voyez, à quarante ans, je suis déjà trois fois veuf.
A cette révélation, Fraimoulu bondit de surprise en s'écriant:
—Alors, ça fait six fois!...
—Six fois quoi?
—Que vous vous êtes marié!... Trois femmes mortes... et les trois autres que je viens de voir chez vous et qui, je répète encore ce que vous m'avez dit, sont entrées sous votre toit par suite d'un mariage légitime.
Ce fut au tour de Camuflet d'exécuter un bond d'étonnement. Mais à peine fut-il retombé sur ses pieds qu'il éclata de rire en disant:
—Mais non! mais non! Vous m'avez mal compris!!! Oui, je me suis marié trois fois.. Oui, je suis devenu trois fois veuf...
—Bon! bon!... mais les trois autres dames qui tout à l'heure, vous ont fait fuir? insista Fraimoulu.
—Celles-là sont mes trois belles-mères que j'ai commis la faute de garder.
Puis, avec un grand sérieux, Camuflet ajouta d'un ton repentant:
—Et, si grande que soit ma faute, je ne pense pas qu'elle se punisse des travaux forcés!
Une sincère admiration, celle qu'on éprouve à contempler un phénomène extraordinaire, s'empara de Fraimoulu.
—Vous vivez avec trois belles-mères, vous!!! s'exclama-t-il.
—Oh! je vis, je vis... le moins possible! confessa Camuflet.
Bonnes ou mauvaises, les émotions étaient de courte durée chez l'infortuné qui, en adjoignant trois belles-mères à son existence, s'était, pour ainsi dire, donné son purgatoire sur terre. En un clin d'oeil, il passa du découragement à l'insouciance.
—Baste! dit-il, en faisant claquer ses doigts, on arrive encore à se donner du bon temps!
—Oui, quand on parvient à rompre sa laisse, comme m'a dit votre concierge, ajouta Fraimoulu se souvenant du propos.
—Seulement, reprit Camuflet en riant, il me faut imaginer bourdes sur bourdes... comme, tout à l'heure, celle de me faire arrêter pour le crime dont mon ami Grandvivier poursuit en ce moment l'enquête.
—Ce n'est donc pas de votre invention, ce crime dont vous avez parlé?
—Le crime révélé par la trouvaille d'un cadavre de femme sous un parquet? Non, je ne l'ai pas inventé; il est bien véritable... Voici plus de cinq semaines que ce cher juge d'instruction s'occupe de l'affaire... Ah! elle le tracasse fort, allez!
Un souvenir revint alors à l'esprit de Fraimoulu. Il se rappela que, le matin, quand M. Grandvivier s'était présenté pour lui louer son appartement, il avait annoncé son intention de retarder de quinze jours son installation dans le nouveau local afin de pouvoir, auparavant, terminer une affaire judiciaire qui absorbait tout son temps.
—Il parlait, à coup sûr, de ce crime que les journaux ont appelé «l'affaire du cadavre sous un parquet», affirma Camuflet.
—M. Grandvivier a-t-il trouvé le coupable? demanda Athanase.
—Voici un grand mois qu'il tient sur le gril un bateleur de foire, paillasse, escamoteur, je ne sais quoi. Il faut croire que ce prévenu est innocent ou qu'il ne se laisse pas engluer, car Grandvivier n'en finit pas avec lui.
—Est-ce aux soucis que lui donne cette affaire qu'il faut attribuer l'air profondément triste de ce magistrat? demanda Fraimoulu, qui se souvint combien était lugubre, à sa visite du matin, celui qui allait devenir son locataire.
—C'est pourtant vrai qu'il est la tristesse en personne, ce pauvre vieil ami... Et dire que je l'ai connu gai comme un pinson!... Voici près d'un an qu'il a tourné comme ça au noir.
—Ne se peut-il pas, d'après ce qu'on m'a dit, que cette humeur sombre soit motivée par le mauvais état de santé de sa fille qu'il a été obligé d'envoyer dans le Midi? avança Fraimoulu en tirant parti de la confidence de Ducanif sur le juge d'instruction.
—C'est possible... Le coup a dû être d'autant plus terrible pour le père que la maladie de sa fille est venue comme un coup de foudre. La dernière fois que je vis Angèle, elle était fraîche et alerte... Huit jours après, quand je revins chez Grandvivier, sa fille n'était plus là, et il m'apprit qu'il avait été contraint de se séparer de son enfant dont la santé avait exigé un séjour dans le Midi.
Fraimoulu crut devoir une consolation à Camuflet, dont la voix s'était émue en parlant de la fille de son ami.
—Eh bien! fit-il, je vais vous annoncer une bonne nouvelle. En me louant l'appartement, M. Grandvivier m'a fait part de son intention d'y donner des bals... Donc il compte rappeler sa fille, qui doit avoir recouvré sa complète santé.
—Ah! tant mieux! dit joyeusement Camuflet; alors le bon temps va revenir! car, voyez-vous, on s'amusait chez Grandvivier, et surtout...
Il fit une pause pour se passer sensuellement la langue sur les lèvres, puis:
—Et surtout, on y dînait bien.
—Oui, c'est vrai; on m'a beaucoup vanté la cuisinière du magistrat, une nommée Cydalise qui, paraît-il, fait une cuisine remarquable.
Camuflet, à cet éloge, secoua la tête en disant d'un air un peu étonné:
—Cuisine dont elle ne profite guère, la brave fille... Depuis quelque temps, elle maigrit, elle maigrit que ça fait pitié... Elle doit avoir en tête quelque papillon noir qui la tarabuste... mais elle n'en souffle mot... Et Grandvivier, auquel j'en ai parlé, n'en sait pas plus que moi sur le secret qui tourmente sa cuisinière.
Fraimoulu l'avait belle à répéter ce que lui avait conté Ducanif sur cette terreur mystérieuse qui poussait Cydalise à quitter une maison où, disait-elle, elle «laisserait ses os», mais il jugea prudent de n'en pas ouvrir la bouche.
—Peut-être Cydalise souffre-t-elle de quelque passion contrariée? avança-t-il.
—Ou a-t-elle pris trop à coeur la maladie de sa jeune maîtresse? supposa Camuflet plus moral.
Tout en causant, ils avaient, à petits pas comptés, gagné, par les boulevards, l'entrée du passage des Panoramas. Alors Camuflet s'arrêta et tendant la main à Athanase:
—Encore une fois merci, mon cher libérateur, dit-il en riant, car sans vous je n'aurais pu me délivrer seul de mes trois belles-mères.
—Oh! ce soir, elles prendront leur revanche de votre prétendue arrestation pour complicité dans le crime du «cadavre sous le parquet»... Oui, ce soir, elles vous repinceront.
—Ce soir! répéta le triple veuf; mais je compte bien ne pas les revoir avant trois ou quatre jours!... Oui, quatre jours que j'aurai censément passés sur la paille humide des cachots avant de parvenir à faire reconnaître mon innocence.
Et, poussant un gros soupir:
—Ah! fit-il, quel malheur que j'aie quarante ans! Comme je leur aurais glissé la blague du volontariat d'un an... dans l'infanterie de marine... en garnison au loin, en Cochinchine, par exemple!
Puis, se remettant à rire tout en secouant la main d'Athanase, il ajouta:
—Adieu, mon libérateur... ou plutôt, au revoir, car je compte vous rendre ma visite, quand j'irai dans votre immeuble, m'occuper de ces cloisons dont votre locataire Grandvivier me charge de surveiller le changement.
Sur ces derniers mots, l'homme aux trois belles-mères, tout frétillant de satisfaction de s'être conquis quatre ou cinq jours de vacances, entra dans le passage des Panoramas et disparut aux yeux d'Athanase.
Ce dernier interrogea sa montre. Il s'en fallait encore d'une heure qu'il fût l'instant d'aller dîner chez Ducanif. Jusqu'à la rue Caumartin où demeurait le placeur, il avait devant lui soixante minutes à flâner de ce bon pas du badaud parisien qui fait ses quatorze lieues en quinze jours.
Il partit donc tout rêvant, d'abord à Camuflet et à ses trois belles-mères, puis à cette Cydalise qui, poussée par une épouvante mystérieuse, voulait quitter la maison du magistrat Grandvivier, cette place où elle faisait «ses choux gras».
En même temps que, mentalement, il employait cette locution, il lui en revint une autre, synonyme et tout aussi figurée qu'il avait entendue la veille. «Avant quatre ans, j'aurai des plumes dans mon édredon», dit cette belle fille, qu'il avait écoutée, quand elle causait, avec Pistache, devant la la boutique de Barbedienne.
—J'avais déjà vu cette fille... mais où donc? se répéta-t-il en interrogeant encore sa mémoire tout aussi inutilement que la veille.
Si lentement qu'il allât, Fraimoulu avait fini pourtant par faire du chemin: il se trouvait sur le boulevard des Capucines, à la hauteur du café de la Paix, dont la devanture s'étendait de l'autre côté de la chaussée, le long du trottoir parallèle à celui qu'il suivait.
Alors l'idée lui vint que, pour faire honneur aux bonnes choses qu'avait promises à son estomac son amphitryon Ducanif en lui prônant sa cuisinière Héloïse, il était utile au préalable de bien nettoyer la place par un verre d'absinthe ou de bitter ou de toute autre boisson apéritive.
En conséquence, il se mit en devoir de traverser la chaussée afin de gagner le café de la Paix.
A ce moment, le long de la bordure du trottoir, stationnait une voiture de place, dont le cocher, assis sur son siège, était absorbé par la lecture d'un journal.
—Oh! oh! fit Athanase étonné en reconnaissant la personne qui occupait cette voiture immobile.
La surprise de Fraimoulu avait même le droit d'être double, d'abord à propos de l'individu et puis à cause de l'emploi qu'il faisait de son temps. Ce personnage était le magistrat Grandvivier. Par la fente du store soigneusement baissé de la portière qui faisait face au café de la Paix, le juge d'instruction dardait, sur les consommateurs attablés en plein air, devant le café, un regard tellement dur, cruel, implacable, qu'Athanase, qui l'examinait par l'autre portière restée entr'ouverte, en fut presque effrayé.
—Mazette! il en veut solidement à celui qu'il guette! pensa-t-il.
Ensuite une idée lui venant:
—Est-ce qu'il est à l'affût de l'assassin de la femme cachée sous le parquet? se demanda-t-il.
Mais cette supposition ne lui tint pas longtemps à l'esprit. M. Grandvivier surveillant un assassin aurait eu le regard curieux, inquiet peut-être, mais ses yeux n'auraient pas trahi cette haine féroce qu'Athanase y lisait. Son visage, d'une pâleur livide, n'aurait pas été si affreusement convulsé par une colère froide.
Non, ce n'était pas le magistrat qui épiait de la sorte, par la fente du store... C'était l'homme, rien que l'homme, la vengeance au coeur, surveillant un ennemi mortel.
—A qui, diable, en a-t-il ainsi? se demanda Fraimoulu qui, ayant passé derrière la voiture, promenait de loin ses regards sur les nombreux consommateurs assis devant le café.
Ils étaient là plus d'une centaine. Impossible donc était de deviner, dans le nombre, celui qu'espionnait le magistrat.
Soudain, du milieu d'un groupe de buveurs, se leva un monsieur qui, après coups de chapeau et poignées de main échangées avec ses voisins, se faufila entre les tables et les chaises, gagna le milieu du trottoir et, prenant le courant des promeneurs, suivit le boulevard dans la direction de l'église de la Madeleine.
Machinalement, les yeux d'Athanase s'étaient fixés sur le partant, qu'ils accompagnaient dans sa marche.
C'était un grand garçon d'une trentaine d'années, à la moustache blonde fièrement retroussée, à la physionomie quelque peu effrontée, à l'allure dégingandée. Il s'en allait droit devant lui, l'air bravache, en homme qui croit le trottoir à lui seul, coudoyant, sans gêne ni la moindre excuse, ceux qui ne lui dégageaient pas assez vite le passage.
Fraimoulu n'avait pas encore quitté son homme du regard, quand, derrière lui, retentit une voix, brève et fébrile, qui disait:
—Cocher, suivez-moi de loin...
Cette voix était celle de M. Grandvivier qui venait de sortir de la voiture.
Les yeux fixés sur le même jeune homme à moustache blonde, ce qui l'empêcha de reconnaître Fraimoulu quand il passa près de lui, le juge d'instruction traversa la chaussée et, à vingt pas de distance, se mit sur la piste du marcheur.
—Voilà celui contre lequel mon magistrat me paraît avoir une bien mauvaise dent, pensa Fraimoulu.
A nouveau, il interrogea sa montre. Vingt minutes le séparaient encore de l'heure de se mettre à table chez Ducanif.
—Si à mon tour, je suivais le Grandvivier? se demanda-t-il.
Et, tout aussitôt, il se remit en marche, mais sans quitter son trottoir, ce qui lui permettait de voir tout à la fois le magistrat et celui dont ce dernier tenait la piste.
Arrivé à l'angle de la rue Caumartin, le jeune homme tourna dans la rue.
Sans doute que le juge d'instruction, coutumier des habitudes de son gibier, savait qu'il n'allait pas loin dans la rue, car, au lieu de doubler le coin, il s'arrêta à l'angle, avançant un peu la tête pour regarder où allait entrer celui qui s'éloignait.
Quant à Fraimoulu, du point où il se trouvait sur le trottoir, la rue Caumartin lui apparaissant toute en enfilade, il vit le jeune homme pénétrer dans la seconde maison à droite.
—Tiens! fit-il, juste là où habite Ducanif.
M. Grandvivier était remonté dans sa voiture, qui s'éloignait, quand Athanase entra aussi dans la maison, se proposant de demander à son ami si, par hasard, il ne connaissait pas le jeune homme blond.
Au troisième étage, il sonna.
A la vue de la personne qui lui ouvrit, il sursauta de surprise. C'était la splendide créature, cette même Erigone qui, la veille, se promettait, avant quatre ans, d'avoir de la plume dans son édredon.
Son ébahissement parut avoir échappé à la belle fille. Elle lui fit passage en disant:
—M. Ducanif va revenir tout de suite. Il est chez un locataire de la maison. Il remonte dans un instant.
Quand Fraimoulu, derrière la servante qui le conduisait au salon, traversa la salle à manger, la vue de la table préparée lui fit se dire:
—Bon! rien que quatre couverts: Ducanif, sa femme, sa fille et moi. Pas d'étranger qui m'aurait gêné pour plaider la cause de mon neveu Gontran devant la famille.
Il fut un peu étonné, à son entrée dans le salon où l'avait introduit la cuisinière, de le trouver désert.
—Ces dames sont sans doute encore à leur toilette, se dit-il en excusant les maîtresses de la maison de ne pas être là pour recevoir leurs invités.
Il n'eut pas le temps de s'impatienter, car, tout aussitôt, retentit la voix de Ducanif qui criait:
—Il est au salon? Très bien! Je vais l'y rejoindre... Héloïse, je n'ai pas besoin de vous recommander de déployer tous vos talents pour mon ami Fraimoulu qui, je vous en avertis, est une fine fourchette.
Une demi-seconde après cette recommandation, le placeur entrait dans le salon.
Au lieu de remarquer d'abord que sa femme et sa fille avaient manqué pour accueillir son hôte, il vint droit, la main tendue, à Athanase en disant:
—J'étais à la fenêtre quand tu as traversé la chaussée du boulevard devant la rue Caumartin. En te voyant arriver, je me suis aperçu que j'avais complètement oublié de te prier d'amener ton neveu.
—Tu m'aurais dit d'inviter Gontran que je me serais bien gardé de faire ta commission, répliqua Fraimoulu saisissant le joint pour planter le premier jalon du mariage qu'il projetait pour son neveu.
—Pourquoi n'aurais-tu pas amené ce brave Gontran? demanda Ducanif surpris.
—Parce que j'aime mieux qu'il ne soit pas là pour assister à la demande que, tout à l'heure, à propos de ta fille, j'ai l'intention de vous adresser à toi et à ta femme.
Au dernier mot, la figure de Ducanif devint subitement penaude.
—Ah! oui, ma femme, dit-il avec embarras... Tu ne sais donc pas?... C'est vrai, j'ai omis de t'avertir...
—M'avertir de quoi? fit Fraimoulu dressant l'oreille à ce ton qui sonnait mal pour ses espérances.
—Que je ne vis plus avec ma femme, continua Ducanif avec effort. Oh! une séparation sans scandale... toute à l'amiable... pour cause d'incompatibilité d'humeur.
Athanase se trouvait là devant un de ces cas pour lesquels a été inventé le proverbe: «Entre l'arbre et l'écorce, il ne faut pas mettre le doigt.» Il n'insista donc pas au sujet de l'épouse.
—Mais, fit-il, et ta fille?
—Je l'ai laissée à sa mère... mais crois bien que ma tendresse paternelle ne l'oublie pas un seul instant... je m'occupe d'elle, je veille sur son avenir.
—Oui, car elle est à l'âge d'être mariée, dit Athanase prenant ce biais pour revenir à son but.
—Je le sais, je le sais, répéta Ducanif.
Fraimoulu jugea l'instant opportun pour donner l'assaut.
—Aussi, reprit-il, avais-je pensé que mon neveu Gontran ferait pour toi un excellent gendre.
—Un gendre! répéta Ducanif dont le visage exprima un nouveau trouble.
—Ou, si tu l'aimes mieux, un mari pour ta fille... Je lui donne deux cent mille francs de dot... et après moi, il trouvera un joli magot de soixante mille livres de rente.
L'oncle avait attribué le trouble du placeur à la joie que devait lui causer ce parti qu'on lui offrait pour sa fille. Il tendit donc la main à Ducanif en disant:
—Allons! tope là! C'est convenu, n'est-ce pas? Nous consulterons les enfants pour la date du mariage.
Mais, au lieu de «toper» comme il y était invité, Ducanif se prit les cheveux à poigne-main en s'écriant tout désespéré:
—Sapristi! vieux camarade, pourquoi viens-tu si tard!!! Voici trois jours que ma parole est engagée.
—Tu as fait choix d'un gendre?
—Oui, un jeune et charmant garçon.
—Aussi bon parti que l'est mon neveu... et aimé de ta fille? insista Fraimoulu.
Était-ce que Ducanif n'avait pas entendu cette double question ou qu'il n'y voulait pas répondre? Toujours est-il qu'après avoir regardé à droite et à gauche dans le salon il s'écria tout à coup:
—Eh! mais, j'y pense! Où est donc Gustave?
—Quel Gustave?
—Gustave Cabillaud, mon médecin... le fils du vieux Cabillaud, ton docteur... car il est des nôtres, ce soir, à dîner.
Fraimoulu n'était pas homme à jeter le manche après la cognée. Il revint donc à la charge en demandant:
—Ainsi, il n'y a plus de chance pour Gontran?
Mis de la sorte au pied du mur, Ducanif parut hésiter. Puis, avec cette espèce d'emportement que mettent certaines gens à se tirer d'un mauvais cas, il répliqua:
—Eh! mon cher, pouvais-je supposer que ton neveu voulait de ma fille... lui qui vit maritalement avec une maîtresse!
—Cette liaison est rompue! affirma l'oncle, ne doutant pas que Gontran eût obéi à un ordre qu'il avait appuyé de dix beaux billets de mille francs.
—Rompue! répéta Ducanif. Alors, pas depuis longtemps, car il y a tout au plus deux heures que j'ai rencontré ton neveu avec sa particulière au bras... une personne fort jolie et des plus distinguées, ma foi!
Cette nouvelle, loin d'émouvoir Athanase, le confirma dans sa certitude que Gontran s'était résigné. Il pensa que, lors de la rencontre de Ducanif, son neveu devait conduire son Ariane à quelque gare de chemin de fer où il allait l'emballer pour la province.
Il revint donc, plus entêté, à ses moutons.
—Après tout, dit-il, un mariage convenu n'aboutit pas toujours à se conclure. Et maintenant que je t'ai parlé de Gontran, tu réfléchiras.
Ducanif, parut-il, était décidé à ne pas éterniser la question, car, une fois encore, il rompit les chiens en disant:
—C'est bien drôle que tu n'aies pas trouvé Gustave en entrant au salon! Je l'y avais laissé quand après avoir reconnu, par la fenêtre, que tu m'amenais pas ton neveu, je suis descendu à l'étage en dessous pour inviter le baron.
—Quel baron?
—Monsieur de Walhofer, un baron belge qui habite ma maison... Tu vas le voir... je te le recommande comme un vrai type! En voilà un auquel il ne faudrait pas marcher sur le pied! Il compte ses duels par centaines!
—Et comment as-tu fait la connaissance de ce Belge si friand de la lame?
Ducanif fut empêché de répondre par l'entrée du docteur Cabillaud fils qui arriva en rabattant sur ses mains l'extrémité des manches de son habit.
—Qu'étiez-vous donc devenu, mon cher Gustave? s'écria Ducanif tout aimable.
—Je reviens de la cuisine où j'ai été me passer un peu d'eau sur les mains... et m'enquérir des plats miraculeux que nous prépare votre Héloïse, répondit tranquillement le docteur.
—Mazette! il a mis le temps à se passer de l'eau sur les mains! pensa Fraimoulu.
Soudain, sans qu'il pût se rendre compte pourquoi le souvenir s'éveillait en lui, lui revint encore à la mémoire, nette, précise, la conversation, sur le boulevard, entre Héloïse et mademoiselle Pistache où la cuisinière se vantait d'avoir englué son maître avec l'aide d'un médecin, du petit nom de Gustave, qui était fou d'elle. Athanase croyait toujours entendre les gorges chaudes que faisaient les deux filles sur ce patron crédule et berné, dont la fortune était visée par Héloïse. En pensant que Ducanif, séparé de sa femme et de sa fille, était, pour ainsi dire, au pouvoir de cette servante et de ce grand gas dont le visage trahissait les appétits de toutes sortes, Fraimoulu sentit un petit frisson lui courir dans le dos et, inquiet sans savoir pourquoi, se posa cette question:
—Est-ce que mon vieux Ducanif n'est pas dans de mauvais draps?
Cependant le docteur, qui l'avait reconnu, était venu à lui avec un empressement joyeux.
—Eh! fit-il, c'est mon cher malade... car vous êtes mon malade, attendu que mon père vous a donné à moi en me cédant sa clientèle... Eh bien! êtes-vous toujours décidé à vous abandonner uniquement au régime de la gourmandise? Oui, n'est-ce pas? puisque je vous trouve près de vous asseoir à l'excellente table de Ducanif... Bon début de traitement!... Excellent début en vérité!
Si gaiement qu'eût été débitée cette tirade, elle sonna faux à l'oreille de Fraimoulu, troublé par ses préventions.
—Vous êtes-vous assuré d'un bon cordon bleu? continua Gustave. Hein! mon père vous a-t-il trompé en vous affirmant que c'était fruit rare?... Mais vous y arriverez, j'en ai le pressentiment.
Après un petit coup d'oeil donné à la pendule, le docteur éprouva le besoin de jeter une pierre dans le jardin de Ducanif en formulant ce conseil:
—Et quand vous aurez votre cordon bleu, tenez la main à la plus grande exactitude pour l'heure des repas.
Ensuite, comme si cela ne suffisait pas, il fixa la pendule en ajoutant:
—Six heures huit minutes! Est-ce que vous avancez, mon bon Ducanif?
Le placeur avait tout d'abord deviné le reproche sous-entendu sur le retard à se mettre à table.
—Mon cher Gustave, répliqua-t-il, je vous demande un peu d'indulgence pour mon dernier convive, le baron de Walhofer.
—Le baron de Walhofer? répéta le docteur d'un ton qui interrogeait sur le personnage dont il semblait entendre le nom pour la première fois.
—Ils ne se connaissent pas, pensa Fraimoulu.
—Un Belge du meilleur monde, dont, tout dernièrement, j'ai fait connaissance et que je vous présenterai dans un instant... Un parfait garçon.
—Oui, mais peu exact! prononça sèchement Gustave après un nouveau coup d'oeil à la pendule.
—Il faut dire que je l'ai invité il y a un quart d'heure... et comme bouche-trou, riposta le placeur à l'excuse du retardataire.
La figure du médecin parut s'étonner de cette invitation qui datait d'un quart d'heure.
—J'ai oublié de vous apprendre que M. de Walhofer habite dans la maison même, ajouta Ducanif.
Fraimoulu n'avait cessé de surveiller le docteur.
—Décidément, ils ne se connaissent pas, se répéta-t-il.
Un coup de sonnette se fit entendre.
—Le voici! annonça Ducanif qui alla attendre l'arrivant sur le seuil de la porte du salon.
Effectivement, c'était le baron. Il entra, raide, plein de morgue, sans le plus petit mot qui plaidât pour son inexactitude, se contentant d'adresser un fort bref salut aux deux invités de son amphitryon.
—Oh! voilà un déplaisant bonhomme, souffla le docteur à Fraimoulu qu'à son air ahuri il jugeait partager son impression première au sujet de l'arrivant.
Le médecin se trompait sur le motif de l'ébahissement d'Athanase. Si ce dernier s'était troublé à la vue du baron, c'est qu'il venait de reconnaître en lui ce même jeune homme que M. Grandvivier, une heure auparavant, épiait du fond de sa voiture, d'un regard si plein de haine, et qu'il avait, au départ du café, suivi jusqu'à l'entrée de la rue Caumartin.
—A table! et rattrapons le temps perdu! cria gaiement Ducanif après qu'il eut achevé les présentations.
Et, montrant le chemin, il passa dans la salle à manger, suivi par le baron et le docteur, marchant de front, qui laissaient Athanase un peu en arrière.
Au moment de passer la porte, les deux hommes s'arrêtèrent, l'un et l'autre voulant, par politesse, se céder le pas: il y eut entre eux, pour ce fait, un rapprochement.
—Oh! oh! pensa, tout tressaillant, Fraimoulu qui marchait derrière eux.
Si prestement qu'eut été exécuté le geste, il avait vu le docteur glisser un petit papier dans la poche du gilet de celui que, cinq minutes auparavant, il avait paru ne connaître nullement et pour lequel il avait, tout bas, exprimé à Fraimoulu son sentiment d'antipathie.
—Ducanif est joué par un trio de coquins, pensa-t-il en réunissant dans sa pensée Gustave, le baron et Héloïse qui, à ce moment, posait la soupière sur la table.
Le médecin s'était chargé de servir. Il tendit à Athanase la première assiette de potage en disant:
—A l'oeuvre on reconnaît l'artisan. Cher monsieur, goûtez cela: on a prévenu Héloïse que vous étiez fin connaisseur, et elle a répondu qu'elle attendait sans crainte votre jugement.
—Excellent! déclara Fraimoulu après sa cuillerée avalée en adressant un regard de félicitation à Héloïse qui, debout derrière Ducanif, faisait face au docteur.
—Ah! voyez-vous, reprit Gustave, l'Héloïse de notre excellent Ducanif n'a pas sa pareille pour la bisque.
—En exceptant la Clarisse des MM. Cabillaud, riposta le placeur en renvoyant à la cuisinière du docteur l'éloge qui était adressé à la sienne.
—Disons tout de suite que Clarisse et Héloïse sont sans rivales, accorda le médecin.
Au souvenir de Grandvivier et de son affût en voiture, la curiosité poussa Fraimoulu à voir quel effet produirait sur M. de Walhofer le nom du magistrat.
—Sans rivales! sans rivales! répéta-t-il en riant, on m'a pourtant cité un autre grand cordon bleu, dont on m'a fort vanté le mérite.
Sans regarder Ducanif qui, après avoir fourni des renseignements tout confidentiels, ne devait pas se soucier d'être mis en cause, il ajouta en guettant en dessous le baron:
—C'est une certaine Cydalise, actuellement au service d'un magistrat appelé Grandvivier.
M. de Walhofer, penché sur son assiette, allait porter sa cuillère à ses lèvres. Au nom de Cydalise, il avait suspendu son geste. A celui du juge, il avait reposé la cuillère, écoutant de toutes ses oreilles, mais sans lever le front.
—Et, pour entrer chez vous, cette fille quittera la maison du magistrat?... Elle y est donc mal? demanda naïvement le docteur.
Tout doucettement, et sans autre but que de poursuivre son épreuve en répétant le nom du magistrat, Fraimoulu répondit:
—Elle y est très bien, paraît-il. Seulement j'ignore quel chagrin ou remords tourmente cette Cydalise, mais elle a peur chez M. Grandvivier.
Cette fois, l'effet fut immédiat. Le baron releva brusquement sa face devenue livide, et son regard, aigu comme une pointe d'acier, alla se poser sur Fraimoulu.
—Oh! mauvais oeil! pensa ce dernier qui, sous cet examen, montrait sa physionomie la plus paterne.
VI
S'il est vrai, quand on parle d'eux, que les oreilles «cornent» aux absents, celles de M. Grandvivier devaient lui bruire fortement à l'heure du dîner chez Ducanif.
Quel était cet homme taciturne, grave, triste qui pourtant, sous son apparence glaciale, était susceptible d'une passion violente, s'il faut croire la férocité haineuse qui convulsait son visage alors que, derrière le store de sa voiture, il surveillait le baron de Walhofer?
Que s'était-il passé entre ces deux hommes?
Pour le savoir, il faut, momentanément, quitter Ducanif et ses convives et remonter de quelques années dans la vie du magistrat.
M. Grandvivier était riche et même fort riche. Son père, gros manufacturier de Lille, lui avait laissé un fort bel héritage qu'il avait quintuplé, il ne s'en cachait pas du reste, par d'heureuses spéculations ou plutôt par une bonne action alors que Paris, bouleversé par d'immenses travaux, était une mine d'or pour toute industrie qui touchait au bâtiment.
M. Grandvivier s'était intéressé au sort de deux Lillois, ses compatriotes, hardis et courageux garçons, venus à Paris en quête de la fortune et auxquels, pour réussir, il ne manquait qu'une seule chose: l'argent des débuts.
Le magistrat leur fournit largement les fonds utiles pour commencer en grand, et bientôt, grâce à l'activité des associés, la maison Camuflet et Bazart fut des mieux connues sur la place.
Rien n'était plus disparate que le caractère des deux associés. Camuflet, petit homme actif, ingénieux, jovial, s'était chargé des comptes, des travaux à obtenir, des marchés à débattre. Bazart, peu parleur, tête froide, résolu, conduisait les ouvriers et surveillait les travaux. De ces deux caractères opposés était résultée une entente parfaite qui, jointe à la probité et à l'intelligence des deux Lillois, les mit promptement en possession d'une grosse fortune. Reconnaissants envers celui qui leur avait facilité cette réussite, ils avaient fait la part de M. Grandvivier qui, après l'avoir longtemps refusée, finit par l'accepter.
Une fois riche, les associés pensèrent à se marier. Camuflet se laissa prendre aux charmes de la fille d'une fruitière et, se disant qu'au lieu de demander au mariage une dot que sa fortune le mettait en droit d'exiger, il valait mieux employer son argent à faire une heureuse, il épousa la jeune fille.
Bazart fut plus ambitieux: il visa une fille de la bourgeoisie, petite princesse élevée dans du coton, fort jolie, il est vrai, mais volontaire, coquette, légère et qui, en épousant l'entrepreneur enrichi, ne vit que ses écus et pensa qu'elle aurait facilement raison de cet homme rude et un peu farouche.
Dans de pareilles conditions, le bonheur, on le comprend, n'était pas possible entre les époux. Le ménage alla de mal en pis jusqu'au moment d'une violente scène qui fit brusquement tout éclater.
Quand il s'était marié, Bazart s'était promis, au bout d'une année, de se retirer des affaires pour se consacrer tout entier à sa femme. Dans ce but, il avait fait venir de Lille un sien neveu dont il voulait faire son successeur.
Par malheur, il connaissait mal ce jeune homme qui avait grandi loin de ses yeux. Dire que ce neveu avait une mauvaise nature, capable de vilaines actions, serait beaucoup s'avancer. C'était un composé de qualités et de défauts: il était courageux, serviable, bon coeur; mais, par contre, il était ivrogne, coureur et surtout paresseux à l'extrême. Bref, il justifiait en tous points le sobriquet de la Godaille qui lui avait été octroyé par ses compagnons de chantier.
Du reste, la Godaille était fort aimé par les pratiques de cabaret qu'il régalait généreusement, grâce à l'argent de l'oncle Bazart, et qu'il amusait par son esprit loustic, grandement trivial, mais des mieux variés.
Quand il avait sa pointe de vin en tête, la Godaille grimpait sur une table et, d'abondance et d'improvisation, débitait à ses auditeurs, qui se tordaient de rire, une série de calembredaines que le plus difficile bateleur de foire aurait été fort heureux, pour sa parade, de pouvoir réciter du haut de ses tréteaux. Ajoutons que la Godaille était un fort bel homme de vingt-quatre ans, ce qui contribuait pour beaucoup à encourager son humeur libertine.
Tel était le garçon que Bazart avait voulu se donner pour successeur et que, alors qu'il ne le connaissait pas encore bien, il avait amené sous son toit pour lui faire partager la vie de famille.
Avant d'en dire plus long sur l'existence conjugale de Bazart, qu'on sache que Camuflet, de son côté, était parfaitement heureux avec son épouse, la fille d'une fruitière. Elle lui faisait une telle vie de coq en pâte que quand elle mourut au bout d'une année de mariage, le cher homme avait si bien pris goût aux douces dorloteries du ménage, qu'il s'empressa de se remarier. Toujours imbu que sa fortune suffisait pour deux; il ne regarda pas encore à la dot, et, comme la fille de sa portière lui alla à l'âme avec son nez en trompette, il épousa la fille de sa portière.
Le désintéressement de Camuflet eut sa récompense, car sa deuxième épouse fit son bonheur... Hélas! bonheur fort court! Six mois, après, elle mourut d'une indigestion de choucroute.
C'était vraiment du guignon. Aussi Camuflet en fit-il une maladie. Faute d'une compagne dévouée pour veiller sur lui, il fallut demander des soins à une personne étrangère. Le médecin du veuf éploré lui amena donc une garde-malade.
A entendre cette dame, le malheur l'avait conduite à administrer des tisanes, à manipuler des cataplasmes et à poser des sangsues. Elle avait connu de hautes destinées, alors qu'elle s'appelait madame Buffard des Palombes, du nom de son noble époux, mort général en chef au service de M. de Tonneins, ancien avoué de Périgueux qui était devenu roi d'Araucanie.
Aussi l'illustre dame répétait-elle à satiété qu'elle n'était pas née pour son métier, et, lorsque le besoin d'une irrigation émolliente s'imposait au malade, elle lui mettait au préalable un bandeau sur les yeux, tant elle rougissait d'être vue dans l'exercice de certaines pratiques de sa profession.
Quand Camuflet alla un peu mieux, madame Buffard des Palombes se déchargea de bien des petits soins à donner sur sa fille qu'elle s'adjoignit. Il faut croire que le chemin pour aller à l'âme de Camuflet était praticable pour toutes les formes de nez, car celui de la demoiselle, qui était aquilin, lui alla encore à l'âme. Aussi deux mois plus tard, Camuflet, redevenu solide et vaillant, épousa la fille de sa garde-malade.
Décidément, l'ex-entrepreneur avait la main heureuse, car la troisième madame Camuflet ne fut pas inférieure à ses devancières dans la tâche de créer à à son mari des jours de miel. Il eût été parfaitement heureux sans deux chagrins qui vinrent l'atteindre. Bien qu'un moraliste ait dit qu'il y a toujours dans le malheur d'autrui quelque chose qui nous fait plaisir, Camuflet qui n'était pas égoïste, fut profondément affecté du malheur qui fondit sur les deux hommes qu'il aimait le plus: son bienfaiteur M. Grandvivier et son ancien associé Bazart.
Le magistrat, veuf depuis quinze années, avait une fille qu'il chérissait. Tout à coup une maladie, sorte de coup de foudre qui frappa son enfant, contraignit le père, du jour au lendemain, à s'en séparer en l'envoyant au loin, sous un climat plus chaud. Était-ce l'angoisse de son coeur paternel et la douleur de la séparation qui affectaient le moral du juge? Toujours fut-il que cet homme gai, aimable, de relations charmantes, dont la maison s'ouvrait joyeusement aux visiteurs, dont la table s'offrait fréquemment aux intimes, devint sombre et triste. Ce devait être, à coup sûr, la pensée de sa fille qui lui torturait incessamment le cerveau, car, chaque fois qu'il lui était parlé de son enfant, son visage se faisait plus morne.
Quant à Bazart, son ménage était devenu un enfer dont la Godaille était le diable qui fit éclater la chaudière. Il avait la réputation d'un casse-coeur, et nous le répétons, il était beau garçon, ce cher la Godaille. D'un autre côté, la femme de son oncle était jolie, coquette et légère. De plus, elle jouait à la femme incomprise, dont les aspirations ne trouvaient pas à se satisfaire devant la nature inculte et grossière de son mari. Le fait était que Bazart s'entendait mieux à conduire un chantier de cinq cents compagnons qu'à mener la seule femme qui fût entrée dans sa vie. Sa parole rude et peu châtiée, qui faisait obéir les ouvriers, détonnait d'une façon agaçante aux oreilles de sa femme rebelle. Pour elle, son mari était une brute, et de ce que Bazart, patient comme toutes les natures énergiques, rongeait son frein, elle avait conclu que cette brute était de celles qu'on arrive à museler.
—Mon ours! disait-elle quand elle avait à parler de son mari.
Mais il n'est ours si bien apprivoisé qui ne gronde quand il est par trop aguiché.
A propos de la Godaille, la jalousie fit éclater Bazart. Il y eut une scène terrible qui offrit cette particularité qu'à mesure qu'elle se prolongea, le mari, qui avait débuté par la fureur, calma le ton de sa voix qui ne vibra plus que sèche, froide, résolue, trahissant une colère sourde et contenue, vingt fois plus terrible que celle qui fait explosion.
Alors madame Bazart eut peur.
Une heure après, comme l'entrepreneur était dans son bureau, on frappa à la porte.
C'était la Godaille, portant un paquet qui contenait ses hardes.
—Mon oncle, puis-je vous parler? demanda-t-il d'une voix franchement émue.
Bazart le regarda dans les yeux pendant une seconde, parut réfléchir, puis d'un ton sec:
—J'écoute, dit-il.
—Il y a dans ma peau un bambocheur, un ivrogne, un paresseux, un propre à rien, oui, tout cela est vrai et je n'y contredis point.
Il fit une petite pause, puis continua:
—Mais il y aussi un honnête garçon qui ne toucherait pas au bien d'autrui et qui garde sa reconnaissance à qui lui a voulu du bien... et vous m'avez voulu du bien, mon oncle, vous qui pensiez à faire de moi votre successeur... Fichue idée, entre nous, que vous aviez eue là, car tout aurait été bien vite bu et mangé!... Aussi, mon oncle, je vous ai aimé et je vous aime du plus profond de mon coeur. J'aurais eu dans le coco une pocharderie de huit jours que je me serais dégrisé subitement rien qu'à vous entendre me souffler: «J'ai un service à te demander.» Croyez-vous à tout ce que je vous dis là, mon oncle?
—Oui, articula Bazart.
—Eh bien, je vous jure qu'avec votre femme, nix de nix, vous me comprenez? Pour moi, elle était sacrée.
Était-ce un piège que tendait Bazart au jeune homme, pour mieux se renseigner? Il haussa les épaules et riposta ironiquement:
—Oh! toi ou d'autres!
—Des autres, je n'en dis rien, attendu que je n'en sais rien, reprit la Godaille évitant le piège; je ne parle que pour moi. Je n'ai eu qu'un tort à me reprocher... celui, me sachant un vaurien, de ne pas avoir détalé en vous plantant là avec vos bonnes intentions à mon égard.
Et il montra son paquet de hardes en ajoutant:
—Il n'est jamais trop tard pour bien faire. Voyez mon baluchon.
—Alors tu me quittes? demanda Bazart dont un éclair étrange alluma l'oeil.
—Inutile de me garder ma soupe au chaud ce soir.
—Sans argent?
—J'ai encore vingt francs gagnés avant-hier au billard.
—Que vas-tu devenir?
—Ni plus mauvais ni meilleur; de cela je réponds. Quant au reste, va comme je te pousse! Je trouverai toujours bien à me mettre un morceau de pain sous la dent.
—Tu ne me demandes rien?
—Si, mon oncle. Je vous demande de me donner une bonne grosse poignée qui me prouve que vous ne gardez rien sur le coeur contre le fils de votre soeur.
—Adieu! dit Bazart en lui tendant la main.
La poignée de main fut échangée et, sans un mot de plus, la Godaille s'éloigna, suivi du regard par son oncle qui, en même temps, eut un singulier sourire.
Le lendemain, Bazart, tout désolé, se présenta chez le commissaire de police pour lui déclarer que, depuis la veille au soir, sa femme avait disparu du domicile conjugal.
Il fut franc dans le récit de la scène qui avait eu lieu, avoua sa jalousie, confessa la brutalité de son langage dans ses reproches, conta le départ de la Godaille et, tout pleurant de repentir, finit sa déposition en s'écriant:
—Où est-elle allée?
A quoi le commissaire de police qui en avait vu bien d'autres et qui n'était pas tenu d'être sensible, répondit tout crûment:
—Parbleu! Elle est allée rejoindre la Godaille dont elle est folle... Ces mauvais sujets-là font souvent commettre pis que pendre aux femmes.
Et en guise de péroraison:
—Vérifiez votre caisse. Je serais fort étonné qu'elle fût partie les mains vides, conseilla-t-il.
De retour chez lui, Bazart ouvrit sa caisse en présence de deux témoins et constata qu'il lui manquait vingt-cinq mille francs.
A la seconde visite du mari abandonné chez le commissaire de police pour lui dénoncer le vol des vingt-cinq mille francs, ce dernier sourit. Le cas n'était pas de ceux où il est dit: «Cherchez la femme.» Cette fois, il s'agissait de chercher l'homme.
—On le cherchera et, soyez-en certain, on vous le trouvera. Avant peu, nous aurons des nouvelles de maître la Godaille, promit-il.
Mais, en secouant la tête d'un air de doute, Bazart avoua ne pouvoir se décider à croire le jeune homme coupable. Non, la scène des adieux n'était pas une comédie qu'il jouait. Il voyait encore son neveu tout ému quand, après s'être jeté son paquet sur l'épaule, il s'était éloigné en fredonnant, pour cacher son trouble, l'air de: Viens, gentille dame.
A ces mots, le commissaire éclata de rire.
—«Viens, gentille dame. Viens, je t'attends», récita-t-il gouailleusement. Il me semble que le gaillard ne pouvait mieux choisir son air pour inviter votre femme à le suivre.
Ensuite, rentrant dans le vif de la question, il demanda à quelle heure madame Bazart pouvait avoir filé avec l'argent volé!
Sur ce, Bazart recommença tristement le récit que, la veille, son désespoir avait rendu incomplet. Tout de suite après le départ de la Godaille, il avait voulu aller retrouver sa femme pour s'efforcer de raccommoder les choses. Mais, la main sur le bouton de la porte de son épouse, le courage lui avait manqué. Alors il s'était dit que mieux valait laisser quelques heures à l'apaisement de sa femme qui, furieuse d'avoir été malmenée, ne voudrait, sur le moment, entendre à rien. En conséquence, il avait quitté la maison et dîné en ville. Après avoir vagué par les rues pour tuer le temps, il était rentré chez lui sur les onze heures du soir. Alors il avait trouvé son domicile vide, mais le soupçon ne lui était pas encore venu que sa femme se fût enfuie. Il avait pensé que, comme cela était arrivé pour plusieurs brouilles, elle avait été conter ses peines chez Camuflet, un de leurs bons amis, lequel, après l'avoir calmée, allait la lui ramener.
—Chez vous, personne, à votre retour, n'a pu vous renseigner sur l'heure du départ de votre épouse? demanda le commissaire.
—Personne.
—Vous n'avez pas de domestique?
—Si; mais ma cuisinière m'avait demandé le matin même une permission de spectacle. Elle était donc absente quand je revins chez moi.
Après ce renseignement donné, Bazart essuya ses yeux mouillés de larmes et continua:
—Décidé à ne pas laisser la nuit passer sur notre brouille, je m'installai dans la chambre de ma femme pour y attendre son retour. Par malheur, la journée avait été rude pour moi; j'étais harassé de fatigue. Un sommeil lourd vint me surprendre sur mon fauteuil. Quand je m'éveillai, la pendule marquait quatre heures et ma femme n'était pas encore revenue. Jusqu'au moment où je vins vous faire ma déclaration, j'errai comme un corps sans âme, dédaignant de répondre à la cuisinière dont une exclamation m'avait pourtant mis à même de pouvoir à peu près préciser le moment où ma femme avait dû partir. Je vous l'ai dit, nous avions accordé à ma servante une permission de spectacle et, pour qu'elle fût libre plus tôt, nous étions convenus qu'elle disposerait sur la table les restes froids de notre déjeuner du matin. Cette exemption d'une cuisine à faire lui avait donc permis de s'en aller à six heures. Or, le lendemain matin, quand cette fille, descendue de sa chambre, voulut desservir la salle à manger, elle s'aperçut aussitôt d'un détail que mon trouble m'avait empêché de remarquer, c'est-à-dire que les plats étaient restés intacts sur la table... Donc ma femme n'avait pas dîné.
—Alors, fit le commissaire, suivant votre estime, madame Bazart a dû quitter la maison aussitôt après le départ de votre cuisinière pour le spectacle?
—Je le crois.
—Et quand la Godaille était-il venu pour vous faire ses adieux?
—Trois quarts d'heure environ auparavant.
—Tout de suite après, vous, n'osant pas affronter la scène du raccommodement, vous êtes alors parti de chez vous pour n'y rentrer qu'à onze heures du soir?
—Oui.
—C'est donc entre sept et onze heures que votre femme, soit seule, soit aidée par la Godaille, qui serait rentré après vous avoir vu partir, a fait le coup des 25,000 francs et a décampé avec cette poire pour la soif... de son cher la Godaille?
Malgré cette preuve des 25,000 francs, la conviction ne s'était pas faite en l'âme du pauvre Bazart, qui balbutia en larmoyant:
—Si la malheureuse avait été se jeter dans la Seine!
—Alors les 25,000 francs ont dû être volés en pièces de cent sous, afin de se donner du poids pour aller au fond de l'eau, dit, avec une ironie sèche, le commissaire, froissé qu'on ne prît pas son dire pour parole d'évangile.
—Repassez dans huit jours, finit-il en forme de congé.
Pendant ces huit jours, Bazart fatigua tous les échos à leur réclamer sa femme. Vingt fois, il se présenta chez M. Grandvivier pour lui demander un moyen de retrouver la fugitive.
Soit qu'il eût assez déjà de la peine secrète qui le rongeait sans se mêler de celle d'un autre, soit qu'il pensât que c'était un mauvais moyen que faire rentrer de force au domicile conjugal celle qui s'en était si carrément éloignée, M. Grandvivier lui donna ce conseil banal:
—De la patience! Attendez! Elle reviendra d'elle-même.
Bazart avait aussi été chez Camuflet. Mais celui-ci pouvait-il compatir à l'infortune de son ex-associé, quand, lui-même, il venait d'être frappé par un terrible malheur... La veille, il avait perdu sa troisième femme! Le dernier rejeton de la grande race des Buffard de Palombes, après avoir plongé son mari, pendant huit mois, dans un océan de félicités, avait quitté ce bas monde à la suite d'un refroidissement.
Trois femmes en trois ans!!!
Si les femmes, on l'a vu, faisaient le bonheur de Camuflet, lui, par contre, il faut le reconnaître, portait la guigne aux femmes.
Après les huit jours écoulés, Bazart retourna tout droit chez le commissaire, qui, en le voyant, s'écria:
—Nous avons fini par avoir des nouvelles de votre la Godaille... Il avait fait un fier chemin quand on l'a rejoint. On n'a pu le rattraper qu'au bout de la France, à Perpignan, dans une troupe de saltimbanques de foire où il s'était engagé... On dit que ce garçon n'a pas son pareil pour faire la parade!
L'éloge de la Godaille ne suffisait pas à Bazart qui demanda vivement:
—Et ma femme?
Le commissaire se gratta l'oreille.
—Ah! oui, votre femme? fit-il. Sur ce point, j'ai de regret de vous annoncer que nous sommes sans la plus petite notion.
—Mais vous m'aviez dit qu'en retrouvant la Godaille vous auriez infailliblement la piste de mon épouse... Il fallait arrêter mon neveu, l'interroger.
—Eh! eh! arrêter!!! Comme vous y allez, vous! On a usé d'abord du moyen le plus prudent, c'est-à-dire qu'on a mis le garçon en surveillance avec l'espoir qu'on le pincerait allant, en tapinois, rendre visite à madame Bazart enfouie dans quelque cachette des environs... Peine inutile! Notre paillasse, et toujours au grand jour, ne s'est jamais éloigné de plus de deux cents mètres de la baraque des saltimbanques... Devant cet insuccès, on a changé de batteries.
—Ah! fit Bazart, se reprenant à l'espérance que lui avaient enlevée ces premiers renseignements.
Le commissaire continua:
—A défaut de la femme, on tâcha de retrouver l'argent. Si la Godaille se livrait à des dépenses exagérées, c'était la preuve qu'à un moment ou à un autre il avait été rejoint par madame Bazart qui, grâce à vos vingt-cinq mille francs, lui avait ravitaillé les poches... De ce côté-là, on s'est cassé le nez. Le paillasse est endetté chez plusieurs aubergistes et il est en retard, avec ses camarades, d'une assez forte somme perdue au jeu... J'insiste sur ce détail, car il est tout à son honneur.
—A son honneur! répéta Bazart étonné.
—Oui, à son honneur! appuya le commissaire. Cette perte au jeu prouve chez le saltimbanque un fonds de probité, car, paraît-il, à manier les cartes, il possède une habileté de prestidigitateur qui, s'il le voulait, lui rendrait le gain au jeu des plus faciles... Le chef de la troupe de saltimbanques, qu'on a interrogé adroitement, a avoué qu'à je ne sais plus quelle ville d'eau du Midi, où il s'était arrêté pour donner une représentation, son paillasse la Godaille avait vertement envoyé promener une société de Grecs qui lui offraient une forte somme s'il voulait mettre à leur service son adresse aux cartes.
—Le fait est que souvent il a exécuté, devant moi, les plus étonnants tours de cartes. Il me prévenait; j'avais le nez dessus, et, malgré ça, je n'y voyais que du feu, avoua Bazart.
Et, revenant vite à son cruel souci:
—Mais ma femme?... insista-t-il.
—Nous en sommes réduits à cette supposition que madame aura filé droit sur l'Espagne avec le magot. Pour dérouter les soupçons, la Godaille se sera engagé dans cette troupe qu'il savait s'en aller à l'autre bout de la France. Aujourd'hui qu'il est à Perpignan, un beau matin il sautera par-dessus la frontière pour aller rejoindre la belle et ses écus.
Cela dit, le commissaire termina la séance en répétant sa phrase:
—Repassez dans huit jours.
A la fin de cette autre huitaine, quand Bazart reparut, le commissaire secoua la tête en disant avec une franchise un peu crue:
—Nous avons fait fausse route. C'est pour un autre pigeon que le paillasse que votre colombe a déserté son colombier... En ce moment, la Godaille est à Toulouse. Loin de filer en Espagne, il s'est attaché à la troupe qui peu à peu remonte la France. Quant à madame Bazart, pas l'ombre d'une nouvelle!
Le mari abandonné fut immédiatement repris par ses idées noires et éclatant en sanglots:
—Elle se sera suicidée! gémit-il.
Pendant cette quinzaine de jours écoulés, le commissaire avait appris, par ses informations, bien des frasques de l'épouse en fuite. Il chercha donc à consoler son homme, qui prenait le cas trop au tragique.
—Les vingt-cinq mille francs emportés sont loin de prouver des idées de suicide.
Malgré cet argument péremptoire, Bazart n'en prit nullement son parti. Pendant plus de quatre mois, il fit insérer dans tous les journaux une note qui promettait le pardon le plus complet à l'épouse rentrée au bercail. Grâce à cette publicité, son infortune conjugale fut connue de ses nombreuses connaissances qui, en le voyant passer triste, jaune, amaigri, ne se faisaient pas faute d'en gouailler:
—Est-il bête d'aimer ainsi une rien du tout!
—Pour sûr, il a du plomb dans l'aile; un de ces matins, on nous annoncera qu'il est mort.
—Ou qu'il est devenu fou.
Seul, M. Grandvivier n'abandonna pas l'infortuné. Faisant trêve au chagrin secret qui, lui-même, le dévorait, il cherchait à relever le moral de Bazart. Seulement, chose étrange, ce n'était pas la résignation ni la clémence qu'il lui prêchait:
—On attend son heure et, tôt ou tard, on se venge! lui disait-il d'un ton sec.
Attendait-il aussi son heure? Avait-il donc à se venger, lui, ce magistrat qui employait tout le temps que ne réclamaient pas ses fonctions en de longues promenades où, obsédé par une sombre préoccupation, il marchait, tête baissée, semblant chercher une idée qui le fuyait toujours?
C'est ainsi qu'un jour, se trouvant à Saint-Mandé où l'avait conduit une de ses longues courses à l'aventure, le juge voulut revenir par la barrière du Trône et le faubourg Saint-Antoine. A mesure qu'il avançait vers la barrière, M. Grandvivier aurait pu entendre un vacarme qui allait toujours grandissant, s'il n'eût été absorbé par ses lugubres méditations.
On était aux environs de la fête de Pâques. Ce monstrueux charivari était causé par les musiques discordantes des nombreuses baraques de saltimbanques que la fameuse foire au pain d'épice avait amoncelées sur la place.
Il était trop tard pour revenir sur ses pas, quand le magistrat reconnut l'obstacle qui se dressait sur son passage. Sa route était obstruée par la cohue des badauds figés devant les différents tréteaux à écouter les boniments des bateleurs.
M. Grandvivier s'engagea dans la foule.
Il avait franchi la moitié de la place quand, soudain, il s'arrêta et releva la tête au son d'une voix, de lui connue, qui criait:
—«Supposons que vous soyez dans une soirée du grand monde où on s'embête à vingt francs par tête. Tout à coup vous vous rappelez que vous avez un jeu de cartes dans la poche de votre habit. Alors vous vous approchez de la maîtresse de la maison et vous lui dites: Duchesse, je vous parie dix litres que je vais distraire tous ces mufles qui sont là bâillant, chez vous, comme des merlans sur le sable...»
Dans ce saltimbanque, costumé en paillasse, M. Grandvivier, du premier coup d'oeil, reconnut la Godaille, le neveu de son ami Bazart.
Tout en donnant ainsi à la foule un échantillon du langage du grand monde pour engager un pari, la Godaille tenait un jeu de cartes que, par le pincement des doigts, il faisait voler, en une sorte de demi-guirlande arrondie, d'une main à l'autre.
A cette vue, M. Grandvivier tressaillit. Son oeil s'éclaira joyeux, un sourire parut sur ses lèvres, et il murmura:
—Oh! l'idée tant cherchée!!!