La conquête d'une cuisinière I: Seul contre trois belles-mères
VII
Était-ce la vue du bateleur qui avait causé à M. Grandvivier l'éclair de sa satisfaction dont, un instant, s'était illuminé son visage assombri? Était-ce... ce qui eût alors complètement dérouté quiconque connaissait le juge... la grâce et la prestesse avec lesquelles la Godaille maniait ses cartes? Un observateur eût été d'autant plus embarrassé de préciser que, subitement, la physionomie du magistrat reprit son expression navrée et qu'il murmura d'un ton découragé ces mots mystérieux:
—Oui, mais comment?
Tant que dura la parade du paillasse, dont il parut ne pas entendre un mot, il resta immobile, comme cloué au sol, et le regard obstinément fixé sur le jeune homme.
Lorsque, après son boniment terminé, le paillasse fut rentré dans la baraque et que le public se mit à escalader les marches de l'estrade pour assister à la représentation, M. Grandvivier, au lieu de continuer sa route, demeura encore sur place. Du saltimbanque disparu, son regard s'était reporté sur les toiles dont la peinture grotesque avait la prétention de retracer toutes les séductions qui attendaient les curieux à chaque séance. Parmi ces tableaux grossiers, il en était un montrant une table garnie de gobelets, de muscades, de cartes éparpillées et laissant voir à mi-corps un monsieur en habit noir et cravate blanche. Au-dessus de la tête de ce monsieur si bien mis s'étalait une banderole portant ces mots: Séance de tours de cartes et de prestidigitation amusante par M. la Godaille, le célèbre escamoteur dont la plus haute société a su apprécier le talent.
—Oui, mais comment? se répéta encore le juge, quand, après cinq minutes passées devant ce tableau, il se remit en marche.
Il voulait sans doute apprendre à Bazart sa rencontre avec la Godaille, car il se rendit chez son ancien protégé. La servante qui vint ouvrir lui annonça que son maître était absent et, comme elle avait la langue bien pendue, elle dauba sur son bourgeois avec une brusquerie affectueuse. Ah! la vie lui était bien triste, au cher homme, depuis la fuite de madame, c'est-à-dire depuis une année. Plus il allait, plus il devenait morose et renfrogné... Il en deviendrait fou... il l'était même déjà un brin.
Oui, il était un tantinet détraqué.
Est-ce qu'il n'allait pas, deux ou trois fois par jour, fumer sa pipe dans la chambre de sa femme? Devinez dans quelle position... Couché tout de son long sur le parquet, et toujours à la même place, devant la dalle du foyer. Alors, sans doute dans sa rêverie de fumeur, il croyait revoir l'épouse disparue, car il souriait et poussait de petits cris de satisfaction en se vautrant de plus belle sur son parquet.
Grandvivier laissait bavarder la servante, écoutant avec surprise cette révélation de la fantasque lubie du mari délaissé.
Et la fille continuait sur le compte de son maître. Ah! oui, il l'aimait, la chambre de celle qui l'avait tant trompé avec le tiers et le quart!... Elle lui coûtait cher, cette chambre! Pour elle il avait refusé bien des cent mille francs... trois fois le prix de la maison, véritable masure dont il était propriétaire et dont, malgré sa résistance, il allait être délogé par une expropriation pour cause d'utilité publique qui, sur l'emplacement de la bicoque, devait faire passer une grande voie. Il avait plaidé et archiplaidé pour garder sa baraque debout. S'il était absent aujourd'hui, c'était parce que, en ce moment même, l'affaire se jugeait en dernier ressort. Une fois le jugement rendu, l'expropriation lui laisserait tout au plus une semaine pour déguerpir.
Là, vrai! la main sur la conscience, ne fallait-il pas qu'il fût déjà un peu fou, ce pauvre monsieur, pour s'obstiner, quand on lui en offrait un si grand prix, à vouloir garder une aussi vieille cassine qui ne se tenait encore debout que par miracle, malsaine, sombre, construite à l'ancienne mode, avec moitié des chambres en contre-bas et moitié exhaussées d'une marche; de quoi se casser vingt fois le cou?
La domestique disait la vérité et le juge, pendant qu'elle jacassait, se souvint qu'avant de se marier, Bazart, au premier étage où il voulait loger sa future épouse, avait fait poser un second parquet, en surélévation sur le premier, afin de mettre les chambres de plain-pied, et aussi pour diminuer la hauteur des pièces, véritables halles impossibles, à chauffer en hiver.
—Alors c'est aujourd'hui que votre maître va définitivement être contraint par jugement à déguerpir? dit le magistrat pendant que la bavarde reprenait haleine.
—Oui, l'expropriation va nous mettre sur le pavé... Avec ça que nous serons bien à plaindre quand nous serons installés dans un logement salubre et plus gai, ajouta la servante en reconduisant le juge.
A cent mètres de la demeure de Bazart, M. Grandvivier ne pensait plus à l'entrepreneur. Il avait été repris par cette idée qui lui était montée au cerveau à la vue de la Godaille.
—C'est là le moyen! Oui, mais comment? se disait-il.
Et cette même phrase, il se la répéta pour la vingtième fois, le soir, la tête sur l'oreiller avant de s'endormir.
Le lendemain, à l'aube, il fut brusquement tiré de son sommeil par son valet de chambre qui lui disait d'une voix altérée:
—Monsieur, Clarisse est là qui veut vous parler.
—Quelle Clarisse? fit le juge encore à demi endormi.
—La servante de M. Bazart.
—Ne pouvait-elle remettre sa visite à une heure moins matinale? Ce qu'elle veut me dire ne doit pas être tant pressé. Sans doute quelque commission de son maître.
En voyant le juge si rétif à s'éveiller tout à fait, son valet de chambre n'usa plus de précaution, et dit vivement:
—M. Bazart a été assassiné cette nuit!...
En un clin d'oeil, M. Grandvivier fut sur pied et s'habilla à la hâte pour recevoir Clarisse.
Bien que complètement affolée, cette fille, avant d'avertir la police, avait voulu d'abord consulter celui qu'elle savait être le meilleur ami de son maître défunt.
Ce matin, en pénétrant dans la chambre de M. Bazart pour lui apporter la tasse de tilleul qu'il avait l'habitude de boire à son réveil, elle avait trouvé la chambre vide et le lit non foulé. Certaine que son maître était rentré la veille, elle avait cherché ailleurs et dans l'ancienne chambre de madame, juste à cette même place du parquet où il avait l'habitude de s'étendre pour fumer sa pipe, elle l'avait vu couché au milieu d'une mare de sang et le coeur percé d'un couteau laissé dans la blessure. Ce couteau, long et affilé, était une pièce du service à découper. Il avait été pris dans un des tiroirs du buffet de la salle à manger.
L'assassin, d'un seul coup, avait eu raison de sa victime, car aucune trace de lutte n'apparaissait dans la chambre.
La secousse que lui avait donnée la vue de ce cadavre ébranlait encore tout le système nerveux de la cuisinière Clarisse, qui parlait fébrilement et à mots précipités.
La veille, quand M. Bazart était revenu du tribunal, il avait perdu son procès. Au lieu de s'emporter, il était calme; mais, sous cette apparence tranquille, la domestique avait deviné une rage sourde contre ceux qui l'expropriaient.
—Dans dix jours, les maudits auront le droit de jeter bas cette maison! avait-il dit.
—Avec le prix qu'on vous en donne, vous aurez de quoi en acheter deux autres plus belles, avait répliqué Clarisse.
Au lieu de répondre, il avait bourré et allumé sa pipe, puis il avait été s'étendre sur le parquet à sa place accoutumée, et s'était mis à fumer.
M. Grandvivier, curieux de connaître tout ce qui avait précédé la mort de son ami, interrompit le récit de la servante pour demander:
—Et, pendant qu'il fumait, vous a-t-il paru jouir de cette satisfaction qui, m'avez-vous dit hier, triomphait de sa tristesse habituelle et lui faisait pousser de petits cris de joie en se roulant sur le parquet?
—Oui, il riait, mais pas comme les autres jours. Son rire était nerveux, saccadé. De plus, il parlait tout haut, si haut même que je l'entendais de la salle à manger où je me tenais, inquiète de son état.
—Et que disait-il?
—Cela se rapportait à l'expropriation.
—Précisez.
—Il disait comme cela: «Moi qui croyais que ça durerait jusqu'après ma mort!» Alors il ricanait lentement, puis il ajoutait: «Baste! quand ils démoliront, je ne serai plus là pour les voir. Je serai au diable!» Ce qui me prouva que la démolition de la bicoque lui tenait tant au coeur qu'il s'en irait au loin pour ne pas assister à son renversement.
—Cet état d'irritation a-t-il duré jusqu'au soir?
—Oh! non, car une heure après, du fond de ma cuisine, je les entendais rire l'un et l'autre à qui mieux mieux.
—L'un et l'autre? Quel était donc cet autre?
—M. Frédéric, parbleu!
—Quel est ce M. Frédéric?
—Le neveu de M. Bazart.
—Celui qui porte le sobriquet de la Godaille et qui fait partie d'une troupe de saltimbanques? demanda vivement le juge.
—Lui-même! Il paraît qu'il travaille, en ce moment, à la foire au pain d'épice. Alors il avait pensé à rendre visite à M. Bazart qu'il n'avait pas vu depuis un an.
—Comment votre maître a-t-il reçu son neveu? dit M. Grandvivier après un tressaillement causé par cette entrée en scène de la Godaille.
—A bras ouverts et en s'écriant: «Tu arrives à propos, tu tombes à pic, garçon!» Cela était dit convulsivement et, coup sur coup, il le répéta tant et tant que M. Frédéric, étonné, finit par lui demander: «Pourquoi donc trouvez-vous que je tombe si bien à pic?» Un instant, mon maître eut la vraie réponse sur les lèvres... De ça, j'en suis certaine... puis, il hésita une seconde et enfin répondit; «Mais pour prendre ta part d'un excellent dîner que Clarisse va nous préparer.» Après quoi, brusquement, il montra une chaise à son neveu, en ajoutant: «Mets-toi là, garçon, et tiens-toi tranquille pendant que je vais écrire deux lettres pressées.—Faites, mon oncle, dit M. Frédéric. Tout en écrivant, l'oncle disait: «J'ai eu des torts à ton égard, neveu, et je tiens à les réparer.» Là-dessus, le jeune homme se mit à rire en répondant: «Oh! des torts! Pas le moins du monde!» Et mon maître, qui avait fini sa première lettre et était en train de la mettre dans sa poche, riposta: «Si, si, j'ai eu des torts et, je le répète, je tiens à les réparer.» Il faisait allusion à la vieille histoire qui avait eu lieu entre eux à propos de madame Bazart. Cependant, cette fois en silence, il écrivait sa seconde lettre. Assis devant son bureau, il nous tournait le dos. Quand il eut fini, il plia le papier, le glissa dans une enveloppe sur laquelle il écrivit une courte ligne. Seulement, cette lettre, au lieu de la glisser dans sa poche, il la serra dans un tiroir de son bureau qu'il repoussa en disant: «Au besoin, Frédéric, il faudra te souvenir du papier que je viens de placer dans ce tiroir.» Et, sans laisser à M. Frédéric le temps de demander une explication, il s'écria:
—Maintenant, garçon, pendant que Clarisse va nous fricoter à la hâte un bon dîner, raconte-moi tes aventures depuis le jour de notre séparation.
Une heure après, ils étaient à table. Gai comme autrefois, M. Frédéric, sans pour cela en perdre une bouchée, débitait un tas de cocasseries à M. Bazart qui en riait à ventre déboutonné.
Sur les dix heures, mon maître m'appela. Il tira de sa poche celle des deux lettres qu'il y avait mise et me dit gaiement:
—Tu vas aller porter cette lettre à la poste. En revenant, tu monteras te coucher! Il est inutile que tu veilles à nous attendre. Histoire de vider encore une ou deux bouteilles et, après, Frédéric est assez grand garçon pour s'en aller sans qu'on le reconduise. Là-dessus, je partis porter la lettre à la poste...
M. Grandvivier interrompit encore le récit de Clarisse pour demander:
—A qui était adressée cette lettre?
—Voilà ce qu'il me serait difficile de vous apprendre, attendu que je ne sais pas lire, avoua la servante.
—Et puis? prononça le juge en l'invitant à achever son histoire.
—Et c'est ce matin, en descendant de ma chambre, que j'ai trouvé mon maître mort, avec son couteau dans le coeur... Alors je suis accourue ici pour demander ce que j'avais à faire.
—Il faut, mon enfant, aller tout droit chez le commissaire de votre quartier et lui répéter mot pour mot ce que vous venez de me conter.
—Bon! fit Clarisse en marchant vers la porte.
Mais elle s'arrêta pour se retourner.
—J'y pense, dit-elle. On ne va pas inquiéter M. Frédéric, n'est-ce pas? Il est bien évident que le brave jeune homme est tout à fait innocent de l'assassinat de son oncle.
Au lieu de répondre franchement, M. Grandvivier la poussa vers la porte en disant:
—Puisque je vous recommande de tout répéter au commissaire!
Quand il fut seul, cet homme si profondément attristé d'habitude éclata d'un long rire de joie immense.
—Ils vont arrêter la Godaille!!! se dit-il tout frissonnant de bonheur.
Un coup frappé à la porte lui fit retrouver son calme. C'était son domestique qui lui apportait les lettres arrivées par la première distribution du matin.
VIII
Quand la police tient sa proie à portée, elle profite de l'occasion avec un notable empressement. Elle commença donc par étendre la main sur la cuisinière Clarisse après qu'elle eut achevé sa déposition sur la mort violente de son maître Bazart et, une heure après, la Godaille, arrêté à sa baraque, était bel et bien coffré.—En somme, neveu et servante étaient les deux dernières personnes qui avaient approché de la victime.
A la même heure, M. Grandvivier se trouvait en visite chez le procureur général qui, en même temps qu'il était son chef, comptait au nombre de ses bons amis. Le juge se plaignait un peu qu'on eût négligé, depuis quatre mois, de lui confier une cause à instruire. A ce reproche, son supérieur répondait que, le sachant fort affecté par le mauvais état de santé de sa fille, il avait cru lui être agréable en ne compliquant pas ses inquiétudes paternelles d'un travail à suivre.
Comme il s'excusait ainsi, on remit au procureur un pli dont la suscription portait à l'angle ce seul mot qui résumait la teneur de la lettre: Assassinat.
—Puisque tu te plains d'être laissé au repos, voici une affaire qui se présente bien à point pour t'en faire sortir, dit le procureur en ouvrant la lettre, dont le contenu n'était autre que le rapport, rédigé par le commissaire de police, sur l'assassinat de Bazart.
Et, séance tenante, il lui confia l'instruction de cette dramatique affaire.
M. Grandvivier, coutumier des habitudes du Palais n'avait-il rendu à son chef cette visite matinale que pour se trouver juste là quand arriverait le rapport sur le meurtre et s'en faire donner l'instruction? Il faut le supposer, car, en s'en allant de chez le procureur, son regard trahissait une satisfaction farouche.
—Le saltimbanque me fournira ma vengeance, pensait-il avec un frisson de haine en joie.
En magistrat actif qu'il était, il décida pour le jour même, sur le lieu du crime, de confronter les prévenus avec le cadavre de la victime. Pour cette confrontation, suivant l'usage, afin qu'il examinât la blessure et la position du corps, il s'adjoignit un certain docteur Cabillaud père qui, du vivant de Bazart, avait été son médecin.
En attendant l'arrivée des prévenus, le juge et le médecin avaient à faire l'examen préparatoire d'où résulterait le procès-verbal du docteur.
Cabillaud étudia la position du cadavre, inspecta longuement la blessure, considéra le couteau qu'il avait retiré du corps, puis promena lentement son regard dans la chambre, cherchant une trace quelconque de lutte entre Bazart et son meurtrier.
Tout cela, sans mot dire et en caressant l'énorme verrue qui ornait une des ailes de son nez.
Quand, pour y déposer le couteau ensanglanté, il s'approcha de la table près de laquelle se tenait le juge qui, un pli au front, l'avait regardé agir, ce dernier lui dit en montrant l'arme:
—Un seul coup a suffi. Il est certain que Bazart a dû être surpris par son assassin.
Le médecin, à ces mots, regarda le juge et, se remettant à caresser sa verrue:
—Euh! euh! fit-il. Etes-vous sûr, mon magistrat, qu'il y ait eu un assassin?
Pour toute réponse, M. Grandvivier lui montra du doigt le cadavre étendu à leurs pieds.
—Oui, oui, je sais bien, reprit le docteur; voici, là, un corps dont le coeur a été traversé par un couteau; mais, je le répète, cela prouve-t-il qu'il y ait eu un assassin?
Et, lentement:
—Telle n'est pas mon opinion, ajouta-t-il.
—Alors, suivant vous?... interrogea le juge.
—Selon moi, il n'y a pas eu assassinat... il y a eu simplement suicide.
Une lueur de mécontentement brilla dans l'oeil du juge, mais elle fut de trop courte durée pour avoir été surprise par Cabillaud. Celui-ci reprit d'un ton qui affirmait:
—Oui, mon opinion est que M. Bazart s'est tué.
—Pourquoi ce suicide alors?
—Ah! voilà ce qui est à chercher. Peut-être est-ce par suite du chagrin que lui causait l'abandon de sa femme... chagrin noir, incessant, qui, pour peu qu'il s'y soit joint quelque vive contrariété, l'a conduit au suicide.
M. Grandvivier, à l'appui de ce que le docteur avançait, aurait pu se souvenir combien Bazart avait été exaspéré par l'expropriation qui allait renverser sa maison, mais il n'en fit rien. Comme, à ce moment, un grand bruit, se produisant au rez-de-chaussée, annonça l'arrivée des prévenus et de leurs gardiens, il fit un salut de tête au médecin en disant d'un ton sec:
—Jusqu'à ce que j'aie interrogé les prévenus, vous me permettrez de ne pas être de votre avis.
Avec Clarisse, la Godaille et les agents, était arrivé aussi le greffier du juge, un vieux bonhomme auquel une bronchite mal soignée faisait cracher ses poumons dans les crises répétées d'une toux horrible à entendre.
—Vous auriez pu vous dispenser de venir, mon brave Seuffray, lui dit affectueusement le juge.
Mais il avait affaire à un maniaque du devoir qui posa sa serviette sur la table, étala ses papiers et prépara plume et encre en disant:
—Un petit rhume, monsieur Grandvivier, un simple petit rhume.
Suivant la différence de leur tempérament, l'attitude des prévenus n'était pas la même. Clarisse, à demi hébétée, pleurait à chaudes larmes. La Godaille, tout fiévreux, était muet et dédaigneux, mais on devinait en lui une colère contenue qui ferait explosion au premier mot.
Grandvivier commença l'interrogatoire par la femme à laquelle il demanda, en lui montrant le cadavre:
—Reconnaissez-vous le mort?
—Oui, c'est mon pauvre maître, balbutia-t-elle. Dire que le voilà trépassé, lui qui riait hier de si bon coeur!
A cette réponse, le juge lança un coup d'oeil au docteur qui avait parlé de suicide motivé par un chagrin profond et, pour qu'il fût bien appuyé sur ce point, il reprit:
—Ah! il riait, dites-vous?
—Comme un bienheureux. C'était à croire qu'il ne songeait plus à cette expropriation qui, depuis deux mois, ne lui avait pas permis de dérager.
C'était donc là cette contrariété, vive et persistante qui, jointe à son désespoir de mari abandonné, devait, suivant le docteur, avoir poussé Bazart à se tuer. A son tour, Cabillaud père adressa au magistrat un regard qui semblait lui demander d'insister sur cet autre point d'où sortirait la preuve qu'il avait raison. Mais Grandvivier, au lieu de comprendre, prit comme on dit, le taureau par les cornes en disant d'une voix sévère:
—Fille Clarisse Pommier, vous êtes prévenue de complicité dans l'assassinat de votre maître.
Le juge d'instruction était de ceux qui procèdent par un coup de foudre, ne laissant pas aux prévenus pour échafauder leur défense en préparant les réponses, le temps que leur fourniraient trop de questions préparatoires. Mais, quoi qu'il fît, il ne pouvait empêcher que Clarisse, au lieu de penser qu'elle était devant un juge, ne vît en lui que l'ami de son maître, ami auquel, le matin même, elle était venue conter, en toute franchise, comment les choses s'étaient passées.
Il arriva donc que l'effet qui aurait dû résulter de cette attaque ex abrupto fut tout contraire de celui attendu. La servante, loin de prendre l'accusation au sérieux, crut à une plaisanterie et, son désespoir s'apaisant, elle s'écria naïvement:
—Est-ce que je ne vous ai pas tout conté? Vous savez bien que j'étais montée pour me coucher, en revenant de porter la lettre que mon maître m'avait envoyée mettre à la poste... Où donc aurais-je vu votre assassin, puisque je n'ai quitté ma chambre que ce matin?...
En entendant parler de la lettre, un imperceptible tressaillement avait agité M. Grandvivier. Sans répondre à la servante, et comme c'était d'une confrontation et non pas encore d'un véritable interrogatoire en règle qu'il s'agissait, il fit un signe aux agents de police en disant:
—Emmenez cette femme dans une pièce du rez-de-chaussée et attendez mes ordres.
—Je n'en aurai pas pour longtemps, n'est-ce pas, mon bon monsieur Grandvivier? demanda Clarisse, dont l'épouvante première s'était dissipée depuis qu'elle avait vu qu'elle avait affaire au vieil ami de son maître.
Puis, sans se douter de la gravité de sa situation, elle suivit ses gardiens.
Alors M. Grandvivier se tourna vers le saltimbanque.
—Frédéric Bazart, demanda-t-il, reconnaissez-vous ce cadavre?
—Oui, c'est celui de mon oncle que j'ai quitté hier plein de vie et de gaieté?
—A quelle heure?
Cette question fit éclater l'indignation du jeune homme qui s'écria:
—Ah ça! vous allez donc la continuer, votre sinistre plaisanterie de prétendre que j'ai tué le pauvre cher homme? Quand l'aurais-je frappé? Est-ce que je ne puis pas rendre compte de mon temps minute par minute. Je suis parti à onze heures. J'ai pris mes jambes à mon cou et, vingt minutes après, j'arrivais à ma baraque sur le champ de foire où dix témoins vous attesteront que j'ai passé la nuit.
Il y allait aussi tout naïvement, le brave garçon, et ne s'attendait guère à cette question:
—De neuf heures, moment où la domestique est allée se coucher, jusqu'à onze heures, instant que vous avouez pour celui de votre départ, vous reconnaissez être resté seul, absolument seul, avec votre oncle?
—Oui... et Dieu sait si nous avons ri!...
Sans tenir compte de cette réponse, le magistrat posa cette question:
—N'y avait-il pas eu, il y a une année, une cause de brouille entre vous et le défunt?
—Ah! oui, à propos de sa femme... Mais cela était si bien tombé à l'eau que mon oncle, pas plus tard qu'hier, en reconnaissant combien, jadis, ses soupçons avaient été injustes à mon égard, m'a répété qu'il avait, envers moi, des torts à réparer.
Pas plus que la première fois, le juge ne s'arrêta sur cette réponse et, continuant:
—Savez-vous ce qu'est devenue madame Bazart? demanda-t-il lentement.
La question parut à la Godaille si peu intéresser sa situation, qu'il répondit gouailleusement:
—On ne me l'avait pas donnée à garder.
—Vous persistez à nier?
—A nier quoi?
—Que, dans la soirée d'hier, alors que, la servante partie, vous êtes resté seul avec M. Bazart, il ne s'est pas rallumé, entre vous, une querelle au sujet du passé?
Par une inspiration subite, le saltimbanque se redressa en répondant, le doigt tendu vers le bureau du défunt:
—J'ai le pressentiment que vous trouverez là une preuve que mon oncle n'avait plus contre moi l'ombre d'une rancune. Hier, devant moi, mon oncle a tracé un écrit qu'il a, ensuite, mis sous une enveloppe sur laquelle il a encore écrit quatre ou cinq mots; puis il l'a serrée dans le bureau en me disant:
—Au besoin, garçon, tu te souviendras que je place ce papier dans ce tiroir à ton intention. C'est le deuxième tiroir à gauche.
M. Grandvivier se leva, ouvrit le tiroir désigné, en tira l'enveloppe et, à haute voix, lut la suscription suivante:
—«Ceci est mon testament», prononça-t-il.
Puis, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il décacheta l'enveloppe dont il fit sortir le papier et, cette fois, il lut en silence.
Après avoir passé l'écrit à son greffier pour qu'il le joignît au dossier, le juge adressa au jeune homme cette question qui, en somme, résumait la teneur du papier:
—Saviez-vous que, par cet écrit, M. Bazart vous nommait son héritier?
—Ah! le brave cher homme! s'exclama la Godaille avec un attendrissement qui ne contenait aucune intonation de cupidité satisfaite.
Cependant le docteur Cabillaud avait écouté de toutes ses oreilles. Quand il avait été question du testament, il avait légèrement secoué la tête.
—J'en suis pour ce que j'ai dit, pensa-t-il. Le Bazart s'est tué... son testament, fait hier, est une preuve à l'appui du suicide. Pour que ce juge, que j'ai prévenu, ne s'en aperçoive pas, il faut qu'il sache bien peu son métier... Un âne, quoi!
Comme si le juge craignait que certaine réponse fût faite à la question qu'il allait poser, il y eut une petite hésitation dans sa voix quand il demanda:
—Avant le testament, votre oncle, suivant la déclaration de la fille Clarisse, a écrit aussi une lettre que, deux heures plus tard, il lui a donnée à porter à la poste.
—C'est vrai.
—La fille Clarisse, ayant déclaré ne pas savoir lire n'a pu dire à qui cette lettre était destinée. Pouvez-vous désigner ce destinataire?
—Non.
Quand la Godaille fit cette réponse, le docteur Cabillaud était en train d'examiner la figure du juge.
—Tiens! pensa-t-il, on dirait que voilà un «non» qui lui fait plaisir!
Dans le but d'amener le prévenu à se troubler quand il entendrait réitérer la même question, M. Grandvivier redemanda lentement:
—Vous reconnaissez bien que, de neuf heures, instant où la cuisinière est partie, jusqu'à onze heures, moment de votre prétendu départ, vous êtes resté seul avec M. Bazart?
Si le juge s'était proposé de démonter le saltimbanque du sang-froid qu'il avait recouvré, il obtint réussite complète, car le jeune homme s'écria furieusement:
—De quoi? mon prétendu départ? Est-ce que vous allez prétendre que c'est pendant que nous étions seuls que j'ai assassiné mon oncle!!!
Et, avec une ironie amère:
—Ah! fit-il, si, quand le bonhomme me répétait que je tombais à pic, il voulait dire que j'arrivais à propos pour être accusé d'être son assassin, il ne se trompait guère!
Puis, avec exaspération:
—Mais, enfin, à tout il faut une raison. Dites-moi un peu pourquoi j'aurais tué mon oncle?
Le jeu du magistrat devait être d'irriter son homme à l'extrême, car en posant le doigt sur le testament il répondit:
—Peut-être par impatience d'hériter.
Le motif allégué manqua son effet. Au lieu de redoubler la colère du bateleur, elle le fit éclater d'un long rire méprisant.
—Pour ses écus! Je m'en souciais bien de ses écus!... Et puis, est-ce que je savais, quand il l'a écrit devant moi, qu'il faisait son testament en ma faveur?
—Il a pu vous l'apprendre pendant ces deux heures durant lesquelles vous êtes resté seul avec lui.
La colère de la Godaille s'était changée en une moquerie amère et provocante.
—Et c'est en l'apprenant que, selon vous, j'ai été pris de cette fameuse impatience!
Au lieu de répondre directement, le juge, en le regardant en face, articula, à mots pesés, cette phrase qui, tout en paraissant ne pas se lier à ce qui précédait, contenait une accusation:
—Et, à défaut que vous étiez prévenu de la teneur du testament, ne saviez-vous pas que vous restiez son seul héritier, après l'étrange disparition de la personne à laquelle la tendresse de M. Bazart aurait pu laisser l'héritage?
L'irritation nerveuse du saltimbanque lui fit encore pousser un long éclat de rire convulsif.
—Ouais! fit-il avec une amertume narquoise, n'allez-vous pas aussi m'accuser d'avoir tué madame Bazart!!! Allez-y, pendant que vous y êtes!
Ensuite, se calmant:
—Oh! non, continua-t-il, la poupée a filé bien tranquillement, au grand jour, sans se cacher... Et si mon oncle, au lieu de s'en aller promener pour ne pas affronter la colère de la particulière, était entré chez elle, il l'aurait trouvée en train de faire ses malles et ses caisses... Si je dis ses caisses, c'est qu'elle a dû les clouer, car c'étaient des poum! poum! qui ont retenti pendant une demi-heure. Que mon oncle fût resté à la maison au lieu de fuir devant l'orage, il eût entendu le vacarme... ça s'entendait même des chambres de bonnes.
A mesure que la Godaille parlait, le magistrat, l'oreille tendue, l'avait écouté, immobile comme l'araignée qui guette la mouche s'empêtrant dans sa toile. Comment la Godaille, qui était parti avant que Bazart quittât la maison, savait-il ce qui s'était passé après la sortie de l'oncle? Il était donc revenu en l'absence de Bazart? Pourquoi? Dans quel but? Il avait donc vu partir son oncle et savait trouver sa femme seule au logis, puisque, ce jour-là, la cuisinière Clarisse, qui avait la permission de spectacle et qu'on avait exemptée d'un dîner à faire, avait déjà pris le large?
—Oui, avait continué le jeune homme, je crois les entendre encore ses poum! poum! C'était à croire qu'au lieu de clouer ses caisses elle démolissait la cassine... Il est vrai que, si elle avait vu décamper son mari, elle n'avait pas à se gêner puisqu'elle se savait seule au logis.
—Alors, comment vous y trouviez-vous? demanda brusquement M. Grandvivier, jugeant que le prévenu s'était suffisamment enferré.
A cette question, la Godaille resta bouche béante, l'oeil troublé, jeté hors de garde.
—Eh! eh! pensa le docteur Cabillaud qui avait suivi la scène, pas si bête que je le croyais, ce juge... S'il voulait conduire son homme à se couper, il y est parvenu... Est-ce que, vraiment, il n'y aurait pas suicide? La suite va me le dire.
Mais le médecin n'était pas destiné à entendre cette suite, car le juge, soit qu'il fût sincère, soit qu'il jugeât utile de se débarrasser de l'écouteur, se tourna vers lui en disant:
—Mille pardons, docteur, de vous avoir oublié! Au lieu de vous laisser captif dans ce coin, j'aurais dû vous rendre la liberté qui vous est nécessaire pour aller écrire votre rapport. Je compte que vous me l'adresserez ce soir... Adieu donc, et, encore une fois, excusez-moi!
Devant ce congé en règle, Cabillaud père ne pouvait résister. Il se leva en disant:
—Dans deux heures, vous aurez ce rapport.
L'opinion du médecin devait importer au juge. Un peu imprudemment, il demanda:
—Avez-vous changé d'avis, docteur?
Il est supposable que Cabillaud voulut se venger d'être ainsi remercié en indiquant au prévenu le système de défense qu'il avait à suivre, car il riposta d'un ton sec:
—Changé d'avis? Non, mon rapport conclura toujours au suicide.
Sur cette pichenette moralement administrée à l'amour-propre du juge, Cabillaud sortit en caressant sa verrue.
L'incident avait donné au saltimbanque le temps de retrouver son sang-froid. C'était un avantage sur lui que le juge venait de perdre. Aussi, pour le regagner, il allait reprendre l'interrogatoire, quand son greffier Seuffray fut pris d'une épouvantable quinte de toux qui le plia en deux sur son procès-verbal.
—Un petit rhume! un simple petit rhume! répétait encore ce fanatique du devoir que deux mois à peine séparaient du tombeau et qui voulait mourir sur son papier timbré.
Cette crise décida le juge à en finir.
—Emmenez le prévenu, commanda-t-il aux agents qui surveillaient le bateleur.
Le lendemain, avec l'autorisation du juge d'instruction, le corps de Bazart fut conduit au cimetière.
Parmi ceux qui suivaient le corbillard se trouvait la cuisinière Clarisse qu'une ordonnance de non-lieu avait remise, le matin même, en liberté. La malheureuse fille pleurait à chaudes larmes.
Aussitôt le corps descendu dans le trou, le docteur Cabillaud, qui avait tenu à conduire à sa demeure dernière ce client dont il n'avait pas la mort à se reprocher, rattrapa la cuisinière qui s'éloignait.
—Vous voici sans place, ma chère fille? débuta-t-il en taquinant sa verrue.
—Hélas! soupira la cuisinière.
—J'ai dîné une fois chez votre défunt maître, et il me souvient encore de certain délicieux soufflé d'andouilles... En avez-vous toujours la recette, mon enfant?
—Oui, monsieur.
—Et aussi celle des foies de canard à la Voltaire?
—Aussi.
Alors Cabillaud se redressa, tout grave, pour donner du sérieux à sa proposition, puis, en homme qui accepte les exigences de la vie parisienne, modula de sa voix la plus persuasive:
—Quatre-vingts francs par mois et on ne chicanera pas sur le beurre... Au besoin, un cousin dans les pompiers... et vous ferez vous-même le marché!!! Est-ce là une place qui vous convienne?
Clarisse tourna vers lui ses yeux encore humides de larmes et demanda:
—Et le café au lait le matin?
—Une soupière de café au lait! promit Cabillaud en veine de générosité.
—Alors, c'est dit.
Tout peureux que quelque roi, qui passerait, lui enlevât la perle qu'il venait de conquérir, le gourmand docteur la fit aussitôt monter dans le fiacre qui allait les conduire tous deux à son logis.
La société d'expropriation n'avait plus besoin d'attendre jusqu'à la fin du délai de dix jours qu'elle avait accordé à Bazart pour déménager.
Donc, le lendemain même de l'enterrement, une bande de démolisseurs s'abattit sur la masure que le défunt Bazart avait si énergiquement défendue contre la mise à bas.
Au bout de huit jours, une sinistre nouvelle, qui fut confirmée par la hâte que mirent les gens de police et de justice à accourir, se répandit dans tout le quartier.
En déposant le parquet du premier étage, les ouvriers avaient reconnu que ce parquet avait été rapporté après coup pour diminuer la hauteur des pièces. Entre ce nouveau parquet et l'ancien se trouvait un vide d'une profondeur de plus d'un mètre. De ce vide, les ouvriers avaient tiré une longue caisse d'un poids tel qu'il avait fallu deux hommes pour la soulever. Le contenu de cette caisse devait craindre fort l'évent, car elle était faite en feuilles de zinc très épais et soigneusement soudée sur tous les points.
Après avoir détaché, à coups de hachettes et de pioches, la feuille de zinc supérieure, ceux qui venaient d'exécuter cette opération reculèrent d'horreur en reconnaissant ce que contenait ce coffre.
C'était le cadavre d'une jeune et jolie femme que l'absence d'air, sous son enveloppe métallique, avait assez préservée de la décomposition pour qu'on pût constater que la victime, avant d'être enfermée là, avait été tuée à l'aide d'un instrument contondant, soit un lourd marteau, qui lui avait brisé le côté gauche du crâne.
Entre les deux parquets, on découvrit, encore déchiquetés par les rats, des monceaux de robes, chaussures, chapeaux, linge de corps, bref, tout un trousseau de femme.
Et dans la victime, on ne tarda pas à reconnaître la belle madame Bazart que, depuis plus d'une année, on accusait d'avoir déserté, avec ses malles pleines, le toit conjugal pour suivre un amant.
IX
Cependant la Godaille était toujours en prison, où il était tenu au secret le plus sévère.
Deux fois, à une semaine d'intervalle, il avait été amené dans le cabinet du juge d'instruction qui, à chacune de ces séances de deux heures, l'avait tourné et retourné sans pouvoir lui tirer rien qui le trahît comme coupable du meurtre de Bazart.
Le mot de «suicide», prononcé par Cabillaud, n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Le saltimbanque s'était d'autant mieux accroché à ce moyen de défense que, dans les longues heures de sa captivité, où son cerveau travaillait sans cesse, sa mémoire avait coordonné une série de souvenirs qui, de cette supposition première, faisaient une réalité.
Oui, son oncle songeait à se tuer quand, à son arrivée, il s'écriait: «Tu tombes à pic!» Cela ne signifiait-il pas qu'il avait dû se dire qu'il fallait songer, avant de sauter le pas, à léguer son bien? Le «Tu tombes à pic!» devait répondre, dans l'esprit de l'oncle, à cette autre phrase: «Je ne savais de qui faire mon héritier, je ne songeais pas à toi; mais te voici pour te rappeler en personne à mon souvenir... Tu tombes à pic!» Et, là-dessus, l'oncle s'était mis à écrire le testament en sa faveur... et cela, d'autant mieux que, pour s'exciter à cette générosité, il répétait en écrivant: «J'ai eu des torts envers toi, mon garçon; je tiens à les réparer.»
Puis, encore, il se rappelait cette lettre que l'oncle avait fait mettre à la poste par Clarisse. Est-ce qu'il n'était pas possible que, dans cet écrit, Bazart prévînt un ami de son suicide, afin que personne ne fût inquiété quand, le lendemain, il serait découvert avec son couteau dans le coeur? Quel était cet ami? Pourquoi ne venait-il pas avec la lettre à la main? Ne l'avait-il pas reçue? S'était-elle perdue?
Bref, le saltimbanque s'était si bien persuadé du suicide de Bazart, qu'il avait échafaudé sur ce point tout son système de défense pour le jour où il comparaîtrait encore devant le juge d'instruction.
Ce jour vint le lendemain.
Aussitôt en présence de M. Grandvivier, la Godaille, avec son thème tout prêt, attendit la première phrase du juge pour produire ses arguments.
On comprendra donc facilement combien grande et terrible fut sa surprise, quand, au lieu du début attendu, le magistrat commença par cette terrifiante question:
—Niez-vous avoir eu connaissance du meurtre de madame Bazart, dont on vient de découvrir le cadavre caché sous un parquet.
A ce nouveau coup de massue, le malheureux bateleur, l'oeil hagard, pantelant de tous ses membres, étranglé par l'émotion qui lui serrait la gorge, retomba lourdement sur le siège qu'il venait de quitter.
Le magistrat allait continuer. Il en fut empêché par une crise de toux si violente du greffier que, tout ému de l'état de son employé, qui semblait près de mourir suffoqué, il souleva doucement le vieillard qu'il conduisit vers la porte en disant:
—Il faut être raisonnable, mon cher Seuffray. Allez vous reposer aujourd'hui... Demain, vous serez des mieux portants... Oh! ne craignez pas de me laisser seul avec le prévenu! Les gardes ne veillent-ils pas dans le couloir, à la portée de ma voix?
Certes, il n'était guère à craindre, l'infortuné bateleur, tout brisé par la terreur, affolé par cette nouvelle accusation qui se dressait contre lui.
Quand il eut reconduit son greffier, le juge revint se remettre de l'autre côté de la table en face de la Godaille.
C'était la première fois qu'ils se trouvaient seuls en présence.
La vue de celui qu'il regardait comme son bourreau galvanisa le jeune homme qui, serrant entre ses mains son crâne où bourdonnait un commencement de folie, tomba à genoux en bégayant d'une voix désespérée:
—Par pitié, cessez de me torturer ainsi! Que me voulez-vous? Que me voulez-vous?
—Ce que je vous veux? répéta le juge après un silence pendant lequel, en regardant le saltimbanque, il avait semblé hésiter.
Alors il porta la main sous le revers de son habit et de sa poche il tira un jeu de cartes qu'il jeta sur la table en ajoutant:
—Je veux, la Godaille, que vous m'appreniez à faire sauter la coupe.
Paralysé par une stupéfaction indicible, La Godaille, pendant vingt secondes, demeura muet, fixant sur le juge des yeux égarés, croyant avoir mal entendu, ou, plutôt, se demandant si la folie qui, tout à l'heure, lui battait aux tempes, ne s'était pas déclarée. Mais non, le jeu de cartes était bien là, devant lui, sur la table, et, instinctivement, il avança la main pour le toucher.
Au contact de cet engin de son métier, il éprouva un frémissement dans les doigts et, sans qu'il eût conscience de son acte, il se mit à manier et à battre les cartes avec une surprenante adresse.
Alors il releva la tête et vit le regard du magistrat fixement attaché sur ses mains. A cette vue, la frayeur le reprit et, comme si les cartes lui brûlaient les doigts, il les rejeta sur la table en s'écriant:
—Non! non! c'est encore un piège que vous me tendez... Un traquenard comme celui de l'autre jour quand vous m'avez conduit à avouer que, revenu dans la maison de mon oncle, après lui avoir fait mes adieux, j'avais entendu le vacarme des coups de marteau de madame Bazart clouant ses caisses.
Et avec l'accent d'une sincérité indéniable:
—Pourtant, reprit-il, mon retour n'était pas un bien gros crime. Si j'ai entendu les poum! poum! de madame Bazart, c'est parce que j'étais revenu pour chercher Clarisse que je devais conduire à ce spectacle que lui avaient permis ses maîtres. C'était une partie carrée projetée depuis longtemps avec Adèle, la cuisinière d'une dame Badubois, et son bon ami, un grand diable qui, le lendemain, entrait dans les cuirassiers.
Ensuite de cet aveu, la Godaille, repris d'exaspération sourde, serra les poings en grondant.
—Et c'est parce que j'ai parlé de ces coups de marteau entendus que vous m'accusez aussi de la mort de madame Bazart dont, me dites-vous, on vient de retrouver le cadavre.
Quand le jeune homme eut fini de parler, M. Grandvivier vint se placer devant lui et, après lui avoir doucement posé ses mains sur les épaules, il le regarda dans les yeux en disant d'une voix attendrie:
—Mon cher la Godaille, je vous reconnais pour un bon et honnête garçon... Je vous sais innocent des deux crimes dont vous êtes prévenu.
Avant que le bateleur fût revenu de l'ébahissement causé par ces paroles, le juge avait continué:
—Ces coups de marteau, que vous attribuiez à madame Bazart étaient donnés par votre oncle qui venait de tuer sa femme et qui, se croyant seul au logis, s'occupait à faire disparaître le cadavre sous le plancher. Durant plus d'une année, pendant qu'on croyait madame Bazart au loin, son mari, avec la joie féroce de la vengeance satisfaite, allait s'étendre chaque jour sur cette partie du parquet qui recouvrait le cadavre de celle qui l'avait si souvent trompé... Ce crime, je l'ai connu avant la découverte du corps.
—Alors, pourquoi m'accusiez-vous de ce..., commença la Godaille qui n'acheva pas, car le magistrat, après un geste de main pour lui imposer silence avait continué:
—De là venait la résistance faite par votre oncle à la Société d'expropriation qui voulait démolir sa maison. En jetant la masure à bas, on trouvait la preuve de son crime. Quand il eut perdu tout espoir de garder sa maison, alors il se tua... J'ai été le premier à connaître son suicide.
Comme le bateleur ouvrait la bouche, M. Grandvivier lui interdit la parole d'un nouveau geste:
—Car, poursuivit-il, c'était à moi qu'était adressée la lettre écrite devant vous par Bazart et qu'il avait chargé Clarisse de mettre à la poste. Cette lettre, par laquelle votre oncle m'annonce son suicide, en m'en avouant le motif, est la meilleure preuve de votre innocence.
—Puisque vous me saviez innocent, pourquoi... commença encore la Godaille.
Il fut interrompu à nouveau par le juge qui, en lui montrant le jeu de cartes, répéta:
—Parce que je veux que vous m'appreniez à faire sauter la coupe.
Pour avoir changé de cause, l'ébahissement de la Godaille n'en était pas moins grand. De ses deux yeux surpris, il contemplait cet homme, sévère et sérieux, qui voulait être initié à la science coupable de tricher au jeu et se demandait si, subitement quelque chose ne s'était pas détraqué en son intelligence.
M. Grandvivier comprit ce qui devait se passer dans l'esprit du saltimbanque. Alors, d'une voix sèche et dure, il demanda:
—La Godaille, savez-vous ce que c'est que la haine... celle qui vous mord sans cesse au coeur... celle qui ne connaît ni pitié ni merci!
—Oh! oui! fit le bateleur dont l'oeil s'alluma.
—Vous avez donc un ennemi mortel?
—Oui, oui, répéta le jeune homme. Il y a, de par le monde, un chenapan qui peut prier le bon Dieu de ne jamais se rencontrer avec moi dans un petit coin, car je le tuerais sans miséricorde, aussi froidement qu'il a égorgé mon pauvre Carambol, un doux garçon, qui n'aurait pas fait de mal à une puce.
Et, avec une fureur subite, le saltimbanque tendit en avant ses poings crispés et grinça entre ses dents:
—Que je le tienne jamais sous ma coupe, le Belge maudit! Il apprendra si le bâton et la savate ont été inventés pour battre le beurre!!!
Au mot de «Belge», un nuage avait passé sur le front de M. Grandvivier, mais si promptement qu'il avait déjà disparu quand le juge demanda:
—Combien faudra-t-il de temps pour apprendre ce que je vous demande?
La Godaille prit dans ses mains celles du juge et les examina:
—Bonnes mains! longs doigts bien effilés! Avec du zèle, vous en saurez autant que le maître en trois leçons... Il ne vous restera plus qu'à vous exercer dans le silence du cabinet.
—Alors, mon brave la Godaille, s'il me faut trois leçons, j'ai un second service à vous demander, prononça le magistrat.
—Quel service?
—Celui de vous garder encore trois jours en prison.
—Hum! hum! fit d'abord le bateleur.
Puis, brusquement:
—Va comme il est dit! s'écria-t-il. Tenez, mon magistrat, il y a une heure, pour moi, vous ne valiez pas un clou... A présent, je vous aime parce que je me rappelle tout le bien que, maintes fois, mon oncle m'a dit de vous qui avez été son protecteur, de vous qu'il voyait en proie à une souffrance secrète, dont il ignorait la cause... Eh! eh! j'en ai doutance de cette cause, moi auquel vous venez d'avouer la bonne haine qui vous tient au coeur!... Contre qui? Ça ne me regarde pas, mais je parierais contre un coquin, contre un sacripant à punir... le pareil de mon Belge... Or, comme pour arriver à se venger d'un gredin, tous les moyens sont bons, et qu'il vous plaît de savoir faire sauter la coupe... en vous donnant ma leçon, j'ai l'intime conviction que, si étrange qu'elle soit, je rends service à un honnête homme dont je n'ai pas besoin de connaître le secret qui le fait agir.
Là-dessus, la Godaille prit les cartes et, faisant allusion à ce que lui avait encore demandé le juge, il ajouta en riant:
—Baste! trois jours de prison de plus, je n'en serai ni plus gras ni plus maigre.
Là-dessus il tendit le paquet au juge:
—Attention! commanda-t-il.
Cependant, en dehors du cabinet, dans le couloir se trouvaient les gardes, l'oreille tendue, tout prêts à accourir au premier appel du magistrat qui, privé de son greffier, était resté seul avec un bandit coupable de deux assassinats.
Et il était heureux qu'ils fissent si bonne garde, car, sans eux, un indiscret, qui aurait pu s'approcher de la porte et l'entr'ouvrir pour écouter, aurait été diantrement étonné d'entendre la voix du prévenu qui disait, en hachant ses phrases:
—De la souplesse dans le poignet, un doigté agile, pas de raideur dans les articulations... Là, répétez la première position... Attention! Cartes dans la main gauche... Divisez le jeu en deux paquets, en serrant le paquet supérieur entre la jointure du pouce et la partie du métacarpe qui répond à la naissance de l'index... Votre paquet inférieur également serré entre le même point de métacarpe et la première jointure du doigt médium et du doigt annulaire... L'index et le petit doigt doivent rester seuls parfaitement libres... Bravo! Parfait!... Vous tenez votre première position.
Et l'indiscret, que nous supposons écoutant à la porte entre-bâillée, aurait, si grande qu'elle fût, senti sa surprise se doubler, en entendant la voix grave du juge répliquer:
—Oui, mais c'est le passage de la première à la deuxième position qui m'est difficile.
—Vous êtes trop modeste. A juger par votre début et en vous exerçant un peu, avant huit jours vous pourrez faire sauter la carte sous le nez du préfet de police... Voyons, répétons-le, ce passage qui vous semble si difficile. Nous disions donc que nous avons l'index et le petit doigt libres... Repliez-les maintenant et glissons-les sous le paquet inférieur.
Grandvivier, paraît-il, fautait à ce difficile passage, car la voix de la Godaille reprenait vivement:
—Sous le paquet inférieur, vous dis-je!... Tenez, comme cela.
Pour mieux indiquer la glissade en question, le professeur avait dû prendre la main gauche de l'élève entre les deux siennes pour guider le mouvement des deux doigts malhabiles.
—Là, de cette manière! pas de raideur! disait-il.
Et il ajouta avec impatience:
—Mais allez donc!
Puis, après une petite pause:
—Ah! bon! je vois ce qui vous arrête. Vous regardez la cicatrice que j'ai à la main gauche... c'est un souvenir de mon Belge! un joli coup de couteau. Mais c'est du bien de sa grand'mère: tôt ou tard, ça lui reviendra, je vous le jure!
Après ces mots, prononcés d'un ton qui sonnait la haine, la voix du saltimbanque redevint calme pour ajouter:
—Conserver le pouce dans la même position, déployer les quatre autres doigts pour donner au paquet la position renversée!
Et la leçon continua:
Au bout d'une heure, un coup de sonnette appela les gardes dans le cabinet du juge.
—Emmenez cet homme, commanda le magistrat en leur désignant le prévenu qui se tenait tellement abattu sur son siège qu'il fallut le soulever sous les bras.
Il s'en allait morne et désespéré entre ses deux gardiens quand, tout à coup, il s'arrêta pour dire:
—Reconduisez-moi au juge.
—Remettez la causette à demain, conseilla le brigadier dont l'estomac sonnait l'heure de la soupe.
—Non, j'ai un aveu à faire, déclara le prisonnier en poussant un énorme soupir qui prouvait que cet aveu l'étouffait.
Les deux gardes ramenèrent leur homme au cabinet du juge qui se préparait à partir.
—C'est le prévenu qui veut avouer, annonça le brigadier en poussant la Godaille dans la chambre dont il referma la porte.
Quand il fut seul avec le magistrat, le saltimbanque dit en riant:
—Je me suis fait ramener parce que j'avais oublié de vous donner un bon conseil. Ayez toujours au fond de votre poche une bille ou une noix que vous ne cesserez de rouler entre vos doigts... Rien ne vaut ça pour délier les articulations et donner de la souplesse au doigté.
Un coup de sonnette fit reparaître les gardes qui reprirent leur prisonnier.
—Il n'était pas long, votre aveu, dit le brigadier quand on se fut remis en marche.
—Et pourtant il a fâché le juge tout rouge, déclara le prisonnier d'un air étonné.
—Que lui avez-vous donc avoué?
—Que je préférais la liberté à la prison.
—Il ne faut jamais plaisanter avec les juges ni avec les chevaux qu'on ne connaît pas. On s'en trouve toujours mal, conseilla gravement le brigadier.
Après la seconde sortie de la Godaille, le magistrat avait rassemblé ses papiers et il allait partir, quand une voix se fit entendre à la porte entre-bâillée du cabinet:
—Puis-je entrer? Êtes-vous seul? Je ne vous dérange pas? S'il en est autrement, j'attendrai.
A cette voix, Grandvivier avait reconnu celui qui parlait sans se montrer.
—Entrez, mon cher Camuflet, répondit-il.
C'était, en effet, l'ancien associé de Bazart, l'homme triplement veuf. Il se laissa tomber lourdement sur un siège et, avec un accent qui aurait attendri les pierres les plus dures, il s'écria en se prenant les cheveux à poigne-mains:
—Que le ciel vous préserve de jamais vivre avec trois belles-mères!!
X
Le magistrat n'avait pas vu Camuflet depuis un grand mois. Après l'avoir connu boulot, joufflu et coloré, il le retrouvait plus jaune qu'un coing, les joues pendantes, la mine penaude. L'aspect lamentable du petit homme, et l'exclamation navrée dont il avait ponctué son apparition, firent comprendre au juge qu'il allait être pris pour confident, et il accepta cet emploi.
—Je partais, dit-il. Vous allez me faire un pas de conduite à mon domicile et, chemin faisant, vous me conterez vos petites peines.
—Petites peines! Dites mes tortures! s'exclama Camuflet en le suivant.
Et ils n'étaient pas encore à plus de vingt pas du cabinet que le petit homme commençait ainsi:
—Vous savez que le mariage ne m'a pas du tout réussi?
Grandvivier aurait pu objecter au triplement veuf que c'était plutôt à ses trois femmes défuntes que le mariage n'avait pas réussi, mais il se contenta de répondre par cette banale consolation qui rimait bien avec le ton désolé de Camuflet.
—Les plus malheureux sont ceux qui restent.
—Oui, geignit Camuflet, surtout ceux qui restent avec trois belles-mères!
Et, les yeux au ciel, les dents serrées, les poings fermés, tout crispé de la tête aux pieds, il articula rageusement:
—Oh! comme Fénelon était dans le vrai!
—Qu'a dit Fénelon à propos de belles-mères? Rafraîchissez-moi la mémoire.
—Si ce n'est Fénelon, c'est Bourdaloue... je ne sais plus au juste lequel... mais l'un d'eux a dit: «Faites-vous faire une belle-mère en sucre, rien qu'en sucre, toute en sucre, et passez-lui votre langue sur la joue, vous la trouverez toujours amère!!!»
Jugeant oiseux de défendre Fénelon d'avoir énoncé une pareille opinion, Grandvivier, gardant son sérieux, reprit:
—Trois belles-mères! Permettez-moi de vous demander pourquoi vous vous êtes mis dans une position aussi...
Comme le juge cherchait un mot poli, Camuflet s'écria aussitôt:
—Aussi phénoménale... car je suis un phénomène!... Ainsi m'a appelé un ami auquel je demandais ce que j'avais à faire et qui m'a répondu: «Fais-toi voir au cirque.» Quand j'ai consulté le commissaire de police pour qu'il m'aidât à retrouver ma liberté, il m'a dit qu'il ne voyait pas d'autre moyen que de me faire enfermer dans une maison de fous, et il a ajouté: «Pas n'est besoin que vous alliez chercher des docteurs aliénistes; le premier médecin venu n'hésitera pas à vous délivrer un certificat de folie...»
Le magistrat écoutait, évitant un geste ou un mot qui montrât qu'il était de l'avis du commissaire de police. Du reste, mot ou geste, Camuflet ne lui aurait pas laissé le temps de l'exprimer, car il repartit de plus belle:
—Ah! j'en endure de raides! Trois mariages dans la vie, cela établit des dates, n'est-ce pas? Eh bien, quand le souvenir du passé me remet en mémoire un fait quelconque d'un de mes trois ménages, si je m'avise de dire:
—«C'était du temps de ma chère Sophie.»
Aussitôt les deux autres belles-mères se redressent jalouses, et glapissantes, les doigts crochus:
—«Vous avez donc oublié ma pauvre Agathe?» hurle l'une.
—«Ne vous souvient-il plus de ma Perpétue?» beugle l'autre.
Et ce sont des avalanches de reproches d'ingratitude, accompagnés de déluges de larmes pendant lesquels verres, vaisselle, glaces valsent à ce point que mon faïencier, chez qui je vais en ravitaillement tous les mois, me fait la même remise que pour les colonies.
Une question vint naturellement aux lèvres du juge:
—Alors, pourquoi avez-vous gardé ces dames?
Camuflet secoua la tête et avec un lyrisme larmoyant:
—Quand on a cueilli l'orange, est-ce une raison pour délaisser l'oranger? répondit-il.
Sans s'arrêter à cette poétique métamorphose de belles-mères en orangers, le juge continua:
—Était-ce délaisser ces dames que les envoyer vivre à part avec une pension?
—Quand j'y ai pensé, il était trop tard. Elles étaient à même le râtelier et ne voulaient plus le quitter... Tenez! écoutez l'histoire de mes trois mariages... Quand j'ai demandé ma première femme à sa mère: «Jamais je ne me séparerai de ma fille!!!» s'est écriée la maman, qui tenait une fruiterie-crémerie. J'étais donc dans l'alternative, pour épouser, ou de me mettre fruitier, ou de faire vendre son fonds à la belle-mère. J'ai opté pour le dernier parti.
Camuflet s'arrêta pour envoyer un soupir à la mémoire de sa première femme, puis continua:
—Quand une indigestion de choucroute me fit veuf, je dis à la maman: «Restons ensemble pour la pleurer!» Pour ne pas l'humilier par cet hospitalité gratuitement offerte, comme je me trouvais sans cuisinière, j'ajoutai: «Engourdissez votre douleur en faisant des ratas,» et elle alla pleurer dans ses casseroles.
«Ce serait vouloir ma mort que de me séparer de mon enfant!» me répondit pareillement la portière à laquelle je demandai la main de sa fille pour en faire ma seconde femme. Autre alternative: ou de partager la loge de ma belle-mère ou de lui arracher le cordon des mains pour l'installer chez moi... où elle rencontra la belle-mère numéro 1 ... Elles n'avaient pas encore eu le temps de se prendre aux cheveux quand un refroidissement, attrapé sur les chevaux de bois, me replongea dans le veuvage. Je dis alors aux mamans de mes défuntes: «Le malheur vous fait soeurs. Aimez-vous en vous aidant l'une l'autre à cuisiner.» Je me trouvai donc ainsi avec deux belles-mères.
—Et deux cuisinières, appuya le juge.
—Oui, mais nul calcul d'égoïsme n'avait dicté ma conduite, car je partageais mon dégoût entre les ratas de la crémière et les ratatouilles de la portière. Je dus même à cette circonstance de constater combien est fausse cette croyance populaire que le meilleur ragoût de mouton est celui fait par une portière.
Content d'avoir éclairé la religion de son ami sur cette fausse réputation accordée aux portières, Camuflet poursuivit:
—Quand l'amour m'incita à rallumer pour la troisième fois les flambeaux de l'hymen, j'ai cru que les grands airs de ma nouvelle belle-mère, haute dame belge Buffard des Palombes, imposeraient aux deux premières... Huit jours après, elles l'appelaient: «la mère Tisane», et la guerre était allumée.
—Et elle s'est continuée à votre troisième veuvage, interrompit Grandvivier qui voulait s'être débarrassé du narrateur avant d'atteindre sa maison.
—Oui, guerre d'autant plus acharnée que c'est, entre ces trois harpies qui se cramponnent à la place, à qui fera déguerpir les autres. Et, fait inouï, ces créatures qui se craignent et se haïssent au point de ne pas oser manger la même pitance... ce qui fait que toute l'année, j'ai trois cuisines différentes sur le feu... ces mégères, dis-je, ne s'entendent que sur un seul point: faire de ma vie un long martyre... Six fois j'ai pris un autre domicile; six fois, le lendemain, en rentrant sous mon nouveau toit, je les ai retrouvées installées, elles et leur triple cuisine, m'attendant pour m'accuser d'ingratitude... Pour moi, elles ont sacrifié leur avenir.
«J'ai perdu l'habitude de la fruiterie pour vous suivre. A mes fruits j'allais joindre la marée. Sans vous, à cette heure, je serais riche?» me dit le numéro 1.
«Pour mon malheur, j'ai quitté ma loge. Celle qui m'a succédé a épousé le propriétaire!» gémit le numéro 2.
Quant à la noble Belge Buffard des Palombes, elle se redresse grave et triste en me disant:
«A quoi bon rentrer dans la carrière des sangsues et des irrigations émollientes? J'ai perdu, grâce à vous, ma main et mon coup d'oeil.»
Alors devant ces trois femmes, dont, à leur dire, j'ai causé l'infortune, je baisse la tête et je me tais. Ayant renoncé à la lutte, je me contente de profiter de toutes les occasions qui s'offrent de faire des fugues de trois ou quatre jours.
Après ce récit de son infortune débité sur un ton tragique, Camuflet baissa la voix comme pour demander:
—Et voulez-vous que je vous fasse un aveu, monsieur Grandvivier?
—Faites, mon ami.
—Eh bien! après mes quelques jours de liberté, quand je rentre à la maison où j'ai laissé ces trois femmes enfermées, nez à nez, savez-vous la pensée qui m'obsède?
—Non, dites.
—Je regrette qu'il n'en soit pas des belles-mères comme des rats! Vous savez ce qu'on dit? On prend trois rats qu'on enferme dans une boîte. Le lendemain on ouvre la boîte et, au lieu des rats, on ne trouve plus que les trois queues... ils se sont entre-dévorés.
Cela confessé, Camuflet, reconnaissant que la plus grande part de son malheur pouvait s'attribuer à lui-même, termina en répétant sa jolie phrase:
—J'ai eu tort de les garder, me dira-t-on; mais, quand on a cueilli l'orange, est-ce une raison pour délaisser l'oranger?
Dans le narré du petit homme, une particularité avait intrigué le magistrat.
—Mais, dit-il, ces trois dames sont donc seules au monde, sans aucune famille, sans le moindre parent que vous les enverriez rejoindre avec une belle pension?
—Seules! seules! seules! articula Camuflet.
—Toutes trois veuves, alors?
—Toutes trois veuves. Le n° 1 a vu son époux le fruitier écrasé par une voiture de choux. Le n° 2, en se réveillant le matin, a trouvé son mari pendu au cordon de sa loge... Les étrennes avaient été mauvaises, paraît-il... Quant au n° 3, noble dame Buffard des Palombes, son époux le général est mort au champ d'honneur, là-bas, en Araucanie.
—Et aucune n'avait d'autre enfant que la fille épousée par vous?
—Toutes n'avaient qu'un enfant.
—Et elles ne se connaissent plus de parents?
—Seules! seules! Plus de famille! Pas l'ombre d'une relation! affirma Camuflet.
Néanmoins, après une courte réflexion, il ajouta ce mot plein d'hésitation:
—Pourtant...
—Pourtant... quoi? insista le juge.
—Pourtant, se décida à dire le triple veuf, trois découvertes, que j'aie récemment faites, devraient me faire hésiter à certifier qu'elles n'ont pas l'ombre d'une relation.
—Trois découvertes? répéta le juge tendant l'oreille à quelque révélation qu'il prévoyait burlesque.
Camuflet prit un air mystérieux:
—Oui, trois découvertes étranges. L'autre matin, en entrant dans la chambre de madame Craquefert... c'est le n° 1... il m'a semblé sentir comme une odeur de pipe. Et, notez-le, chez moi, il n'y a que les cheminées qui fument.
Camuflet de plus en plus mystérieux, baissa encore la voix pour continuer:
—Avant-hier, à mon retour d'une caravane de trois jours, devinez ce que je trouve sur le parquet, devant la cheminée de madame Giraudon, le n° 2? Devinez un peu... Hein! vous ne devinez pas? Vous donnez votre langue au chat? Sachez donc que j'ai trouvé l'empreinte, en boue noire et épaisse, d'un pied d'une taille... Oh! mais d'une taille!... Avec un second de cette taille, on ferait un pont.
Après avoir un peu respiré, Camuflet continua:
—Quant à la grande dame belge, madame Buffard des Palombes, pas plus tard que ce matin, comme elle avait étendu son tablier mouillé à sécher sur la pendule du salon, le hasard a fait que j'ai regardé dans une des poches. J'y ai vu une carte de visite dont j'ai lu le nom... attendez que je me le rappelle... un nom baroque, ma foi!... C'est drôle! je l'ai sur le bout de la langue et il ne me revient pas.
Les fort longues confidences de Camuflet, faites en marchant, avaient fini par amener les deux causeurs à cent mètres de la demeure de Grandvivier. Désireux de se séparer du petit homme qui, le nez en l'air, cherchait toujours le nom, le juge lui secoua la main en disant:
—Me voici à ma porte. Pardon, cher ami, de vous avoir tant détourné de votre retour. Merci et adieu!
—Attendez donc! je vais me souvenir du nom de la carte, insista Camuflet gardant dans la sienne la main que lui avait tendue le magistrat.
—Si vous le trouvez, vous me le direz à votre première rencontre; rien ne presse, dit Grandvivier, en cherchant à dégager ses doigts.
Camuflet poussa un cri de joie.
—Je le tiens! dit-il. C'est le baron de Walhofer.
A son cri de joie, le petit homme fit presque aussitôt succéder un hurlement de douleur.
—Eh! eh! vous m'écrasez la main... Mazette! Vous avez la poignée de main vigoureuse!
—Pardon! fit le juge en souriant. C'est un mouvement nerveux qui m'a pris quand j'ai reconnu tout à coup mon impolitesse à votre égard... Dire que vous m'avez reconduit jusqu'à ma porte et que je vous laissais partir sans vous avoir seulement offert de partager mon dîner.
Tout en secouant sa main, que le juge avait broyée au nom de Walhofer, Camuflet ouvrit des yeux étincelants de gourmandise.
—Ce n'est pas de refus, dit-il. Avec votre fameuse cuisinière Cydalise, on peut d'avance compter sur une vraie gobichonnade.
XI
L'immeuble de la rue de Turenne, où demeurait M. Grandvivier, possédait, entre cour et jardin, un pavillon, composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, surmonté de combles, que le juge louait en totalité.
Jadis soigné et tout fleuri, le jardin, où la fille du magistrat avait tant couru en ses premières années, était devenu inculte depuis le départ de la jeune malade.
Du reste, la satisfaction d'avoir un jardin au coeur de Paris était malheureusement payée par les désagréments du voisinage. Sur les trois faces de ce carré verdoyant prenait vue le derrière des maisons mitoyennes, masures à la façade noire et délabrée, aux plombs infects, aux fenêtres ignobles, où s'étalaient, séchant au soleil, les loques des habitants de ces taudis. Mettait-on le pied dans le jardin, on était aussitôt épié par ces locataires curieux.
A ces contrariétés, il fallait joindre l'inquiétude de ne pas se savoir en parfaite sécurité contre un voisin mal intentionné, car le mur, qui séparait le jardin des cours de ces habitations, était si peu élevé qu'il n'aurait même pu être un obstacle pour le malfaiteur le moins ingambe.
Au prix exorbitant où se taxe le terrain à Paris, ce jardin représentait un gros capital improductif. Longtemps il avait appartenu à un propriétaire assez riche pour dédaigner la spéculation, mais tout dernièrement l'immeuble et ses dépendances avaient passé aux mains d'un acquéreur qui se proposait d'utiliser le jardin en y élevant des constructions de rapport. En conséquence, M. Grandvivier avait reçu un congé qui l'obligeait, sous peu à changer de résidence.
Sans s'étonner de cette invitation à dîner faite après coup, Camuflet avait suivi le magistrat jusqu'au pavillon où un perron de trois marches donnait accès dans le vestibule.
—Vous permettez que je vous laisse seul un moment? dit M. Grandvivier à son hôte en lui ouvrant la porte d'un petit salon du rez-de-chaussée où ce dernier l'attendrait pendant qu'il irait déposer dans son cabinet la serviette gonflée de papiers qu'il rapportait du Palais.
Mais Camuflet refusa l'attente et, avec la familiarité d'un habitué de la maison, il répondit gaiement:
—Non, non. J'aime mieux descendre à la cuisine faire à Cydalise une petite visite intéressée, car, en lui apprenant que je suis votre convive, cela stimulera son amour-propre de grande artiste culinaire.
Au fond, le veuf, plus gourmand que deux chattes, désirait connaître le menu afin de décider à l'avance sur quels plats il aurait à restreindre son appétit pour pouvoir le faire charger à fond sur d'autres.
Pendant que le magistrat montait à l'étage supérieur, il enfila donc l'escalier qui conduisait à la cuisine installée dans le sous-sol.
—Il y a un siècle qu'on vous a vu, monsieur Camuflet. s'écria Cydalise en saluant le familier de la maison. Restez-vous à dîner aujourd'hui?
—Oui, ma toute belle; aussi suis-je venu pour me recommander à vos meilleures sauces.
Mais tout à coup:
—Oh! oh! lâcha-t-il avec étonnement après avoir examiné la cuisinière, qui s'offrait à lui bien éclairée par une des fenêtres du sous-sol.
—Quoi, monsieur Camuflet? fit Cydalise.
—Etes-vous ou avez-vous été malade, mon enfant? demanda le petit homme.
—Est-ce que vous me trouvez changée?
—Que sont devenues vos joues fraîches et vos belles couleurs?
Cydalise sembla chercher un peu sa réponse, puis elle finit par dire:
—Je souffre, depuis un mois, de migraines atroces. C'est le charbon de mes fourneaux qui me vaut ça... M. Grandvivier devrait bien me laisser partir... Un peu de campagne me remettrait... J'ai besoin de m'éloigner d'ici.
Pendant qu'elle prononçait les derniers mots, elle eut un léger frisson et son regard, passant par le soupirail du sous-sol, alla se poser sur le haut d'une des masures du fond du jardin dont l'étroite ouverture laissait apercevoir le dernier étage.
—Avant peu, M. Grandvivier va déménager. Peut-être le nouveau domicile vous donnera-t-il une cuisine mieux aérée que ce sous-sol, avança Camuflet qui, en gourmand intéressé, ne tenait pas à voir partir d'une maison où il avait son couvert la cuisinière qui faisait tant de plats délicieux.
—Non, rien ne me vaudra l'air de la campagne, affirma Cydalise en secouant la tête.
Il y avait dans sa voix un tremblement qui fit croire à Camuflet que la fille se sentait plus malade qu'il ne la voyait; son égoïsme de goinfre se laissa donc attendrir et il demanda avec empressement:
—Voulez-vous que je fasse part à M. Grandvivier de votre désir de quitter son service?
—Il le connaît.
—Ah! fit Camuflet étonné, et il refuse de vous rendre la liberté... vous sachant malade?
—Il dit que je m'écoute trop, fit Cydalise avec une hésitation qui donnait à douter que ce fût bien là ce qu'avait répondu son maître.
Mais ce détail échappa au triple veuf qui s'empressa d'avancer cette proposition:
—Voulez-vous que je me fasse votre avocat près de M. Grandvivier pour appuyer une nouvelle requête?
—Je vous en serai obligée, dit la cuisinière après une pause durant laquelle elle avait semblé se consulter.
Dans son désir d'obliger celle qui voyait sa santé menacée sérieusement si son congé ne lui était accordé, Camuflet passa à l'ennemi en disant:
—Et puis, ma belle, après que votre maître vous aura encore refusé, il vous restera toujours une ressource.
—Laquelle?
—De prendre, un beau matin, la clef des champs.
—Ah! oui... m'enfuir? dit Cydalise dont un nouveau frisson secoua tout le corps comme si, à prendre la fuite, elle voyait un terrible danger.
Craignant que le juge, redescendu de son cabinet, fût là-haut à l'attendre dans le petit salon, Camuflet, qui n'avait rien vu du trouble de la cuisinière, se résuma en ces mots:
—C'est convenu. Entre la poire et le fromage, je demanderai votre liberté à M. Grandvivier.
Et il s'empressa de remonter l'escalier après avoir lancé cette recommandation dernière, qui exigeait la juste rémunération du service qu'il allait rendre:
—Surtout, un bon dîner!
Quand il entra dans le petit salon, M. Grandvivier l'y avait précédé. Le retour de Camuflet était assez bruyant pour faire tourner la tête au juge qui se montrait de dos à l'arrivant. Il n'en fut rien pourtant, car le juge resta immobile devant la croisée qui éclairait sur le jardin, les regards attachés sur les rideaux qui tombaient devant les vitres.
—S'amuse-t-il à contempler les broderies de la mousseline? pensa le veuf étonné.
Quand il se fut approché du magistrat qui ne l'avait pas entendu venir, tant il était absorbé dans sa distraction, Camuflet constata que ce n'étaient pas les rideaux qui captivaient l'attention du magistrat. Ces rideaux étaient d'un tissu si fin que, s'ils eussent été relevés, ils n'auraient pas mieux laissé voir le jardin.
—Que peut-il ainsi examiner? se demanda Camuflet qui, en se penchant de côté, chercha les yeux du juge pour connaître la direction du regard.
—Peste! quels yeux furibonds! se dit-il.
Et, comme il avait découvert que M. Grandvivier, à l'abri derrière ce rideau qui le cachait sans lui rien laisser perdre de la vue des objets du dehors, avait les yeux tournés vers le haut de la maison qui, derrière le mur de séparation, se dressait au fond du jardin, Camuflet, à son tour, regarda dans la même direction.
A une fenêtre du quatrième étage de cette maison était accoudé un jeune homme d'une trentaine d'années, à la figure hardie, aux longues moustaches blondes, qui, pour le moment, semblait n'avoir pas de meilleur passe-temps que de savourer l'arôme du tabac qu'il était en train de fumer dans une de ces courtes pipes qu'on a baptisées du vulgaire nom de brûle-gueule.
La pipe, du reste, s'accordait avec la mise du jeune homme qui était vêtu d'une blouse malpropre et coiffé d'une casquette ignoble.
—Ce n'est pas à ce garçon qu'il en veut? se dit Camuflet après avoir encore regardé les yeux étincelants et la figure convulsée cruellement du magistrat.
Camuflet étant un homme qui aimait à chercher la cause de tout effet, il finit par se donner cette explication de la fureur sourde du juge:
—A moins que ce ne soit parce que ce fumeur crache dans son jardin.
Ensuite, pour que son hôte ne le surprît pas en flagrant délit d'espionnage, il regagna, sur la pointe du pied la porte qu'il rouvrit brusquement en s'écriant:
—Me voici! Pardon, cher ami, de m'être fait attendre!
Quand M. Grandvivier, à cette bruyante entrée, se retourna vers son invité, son visage avait retrouvé l'expression froide qui lui était habituelle.
—Eh bien, demanda-t-il, Cydalise est-elle prête à nous servir?
En réponse à cette question, Camuflet n'eut qu'à montrer la porte sur le seuil de laquelle venait d'apparaître le valet de chambre qui annonça:
—Monsieur est servi!
Jadis la maison avait compté une nombreuse domesticité; mais depuis qu'il s'était séparé de sa fille, le magistrat l'avait réduite à Cydalise et à ce valet de chambre, vieux serviteur de vingt années, dont le dévouement l'aurait fait se jeter au feu pour son maître.
Camuflet s'était engagé à parler pour la cuisinière entre la poire et le fromage; mais, à peine à table, il plaida pour le cordon bleu.
—Savez-vous, débuta-t-il, que j'ai trouvé bien mauvaise mine à Cydalise? Elle m'a semblé être assez gravement malade. N'êtes-vous pas d'avis qu'un congé de trois mois, passés à la campagne, la remettrait du bon côté?
—Est-ce elle qui vous a chargé d'obtenir de moi ce congé? demanda tranquillement M. Grandvivier.
—Ma foi, oui! confessa Camuflet trouvant plus court d'employer la franchise.
Le juge se tourna vers son valet de chambre.
—Va chercher Cydalise, commanda-t-il.
—L'affaire est dans le sac, se dit Camuflet avec la conviction que la cuisinière avait sa cause gagnée.
Quand Cydalise se présenta, elle était pâle et tremblante. Le juge darda dans ses yeux un regard froid et sinistre, en même temps qu'il demandait d'une voix qui contrastait avec le regard, car elle était douce et affectueuse:
—Est-il vrai, Cydalise, que vous ayez témoigné, devant M. Camuflet, le désir de quitter ma maison?
La servante, plus pâle encore, ferma les yeux devant ce regard implacable qui semblait lui brûler la vue et répondit d'un ton qu'elle s'efforçait de raffermir:
—Mais non, mais non!... M. Camuflet aura voulu plaisanter.
—La peste soit des femmes et de leurs caprices! pensa Camuflet ahuri par cette réponse.
Cependant le juge avait continué:
—Je profite de l'occasion pour vous annoncer, Cydalise, qu'en récompense de vos bons services j'augmente vos appointements de cent francs.
—Ah! Parfait! je comprends! La finaude s'est servie de moi pour tirer une carotte à son maître! pensa alors Camuflet en se donnant cette explication du revirement de la cuisinière.
XII
A l'annonce de l'augmentation de ses appointements, Cydalise s'était inclinée sans mot dire, puis elle s'était éloignée, toujours pâle et frémissante encore de ce frisson qui l'avait secouée sous le regard aigu de son maître.
—Ah! Cydalise! fit M. Grandvivier au moment où elle allait disparaître. En passant dans le salon, aérez cette pièce qui sent un peu le renfermé... Ouvrez la fenêtre sur le jardin.
Le trouble du cordon bleu avait échappé à Camuflet dont l'attention avait été subitement accaparée par un canard-bigarade que le valet venait de servir sur la table, devant son nez.
M. Grandvivier était resté l'oreille tendue, semblant attendre l'exécution de son ordre.
—Cydalise! cria-t-il encore aussitôt que le grincement de la crémone de la fenêtre du salon lui eut annoncé, de loin, qu'il était obéi.
A cet appel, la cuisinière reparut sur le seuil de la salle à manger. Son émotion de tout à l'heure n'était rien à côté de celle qui la torturait maintenant, après avoir ouvert la fenêtre. Le teint livide, les yeux agrandis par l'épouvante, les lèvres convulsives, s'appuyant, pour ne pas tomber, au chambranle de la porte, elle attendit que son maître lui fît savoir pourquoi il l'avait rappelée.
L'ordre d'ouvrir la fenêtre sur le jardin avait-il quelque chose qui concernât l'individu que, vingt minutes auparavant, le magistrat avait regardé si haineusement fumer sa pipe à la croisée de son taudis? Après cet ordre exécuté, le maître voulait-il constater l'effet produit sur la cuisinière? S'il en était ainsi, rien n'en témoigna, car, sans paraître avoir remarqué l'émotion de cette fille, il dit gaiement:
—Je vous ai rappelée, Cydalise, pour vous faire souvenir que M. Camuflet est très friand de ces «panequets» que vous préparez si bien.
—Oh! oui!!! fit goulûment le petit homme qui, s'arrachant à son extase devant le canard-bigarade, tourna vers le cordon bleu un regard tout suppliant de bien lui soigner cette friandise.
Alors, avant qu'elle eût disparu, il remarqua le visage décomposé de la servante.
—Décidément cette fille est malade! dit-il au juge. Elle a eu beau nier, je vous atteste qu'elle m'avait véritablement chargé de vous demander un congé.
—Peuh! peuh! fit insoucieusement M. Grandvivier, c'est tout au plus un malaise qui tient à la mauvaise ventilation du sous-sol où est établie la cuisine. J'aviserai à ce que le nouvel appartement que je vais chercher ait une cuisine vaste et, sur tout, bien aérée... car vous savez qu'un congé m'oblige à déménager bientôt?
—Vous regretterez votre jardin... C'est si agréable d'avoir un peu de verdure sous les yeux! avança Camuflet ne pensant plus à Cydalise.
—Oui, fit le juge, c'est agréable... mais ça n'est pas, non plus, sans ennuis. On n'est pour ainsi dire pas chez soi. A peine met-on le pied dans les allées qu'on se trouve immédiatement surveillé par un voisin.
—Comme celui qui, tout à l'heure, fumait sa pipe à la fenêtre du cinquième étage de la bicoque qui ferme le fond de la propriété, dit Camuflet se rappelant le fumeur, à l'allure de chenapan, qu'il avait surpris le magistrat épiant, à travers le rideau, d'un regard chargé de tant de haine.
M. Grandvivier tourna vers lui un visage étonné:
—Un mauvais chenapan? répéta-t-il.
—Ou, du moins, en ayant tout l'air. Un garçon d'une trentaine d'années, à longues moustaches blondes...
—Je ne l'ai pas encore remarqué, dit le juge d'un ton tellement naturel que Camuflet, au souvenir de ce qu'il avait vu, se demanda aussitôt:
—Ah çà! si ce n'était pas ce drôle qui, pourtant, devait lui crever la vue, que regardait-il donc dans la maison en face d'un si mauvais oeil?
En plus que Camuflet ne se serait pas permis d'aller contre l'affirmation d'un amphitryon chez lequel on dégustait si fine cuisine, il fut dispensé d'insister sur ce point par M. Grandvivier qui détourna brusquement la conversation par cette demande:
—Si nous parlions du baron de Walhofer?
—Walhofer? Quel Walhofer? fit Camuflet qui avait la mémoire courte.
—Ce baron, m'avez-vous dit, dont vous avez trouvé la carte dans la poche du tablier de celle de vos belles-mères qui s'appelle madame Buffard des Palombes... Quel homme est-ce, ce baron?... Jeune? Vieux?...
—Mais, cher ami, je ne le connais pas autrement que de nom... rien que de nom... par sa carte prise dans la poche du tablier.
—Ah! je croyais!... fit négligemment M. Grandvivier dont pourtant l'oeil avait trahi une expression de mécontentement à cette réponse.
Puis, après une courte pause, il ajouta en souriant:
—Moi, à votre place, je tiendrais à connaître ce baron.
—A quoi bon?
—Qui sait si ce n'est pas pour vous un futur libérateur?...
—De qui ou de quoi diable peut-il me délivrer? lâcha le petit homme ahuri.
—Parbleu! de la belle-mère en question!... Rien ne vous dit que ce baron ne soit pas un soupirant qui la convoite en mariage?
A cette supposition, Camuflet tressauta sur sa chaise en s'écriant:
—Mais elle a ses cinquante-six ans sonnés, la bonne dame!
—Le baron a peut-être la soixantaine. A tout âge, le coeur est jeune, affirma M. Grandvivier.
Camuflet partit d'un éclat de rire.
—Sapristi! fit-il, je ne demanderais pas mieux qu'il en fût ainsi!... Et bien volontiers, je fournirais une petite dot pour être débarrassé de noble dame Buffard des Palombes.
Et, se laissant aller à l'espérance:
—Que dis-je! reprit-il; je fournirais même trois dots, si trois amoureux voulaient me faire la maison nette de mes trois belles-mères.
M. Grandvivier appuya sur la corde sensible.
—Vous avez dit que chez madame Craquefer, votre numéro 1, vous aviez surpris une odeur de fumée de tabac. N'est-ce pas aussi, là, quelque soupirant qui a laissé trace de son passage?... C'est comme ces deux grands pieds tout boueux qui avaient laissé leurs empreintes sur le parquet: ne se peut-il pas aussi que ces pieds appartiennent à un coeur gonflé d'amour pour votre numéro 2?... Oui, j'ai le pressentiment que bientôt vos trois dames vous quitteront pour convoler à de justes noces.
—Oh! fit Camuflet avec indulgence, ces noces ne seraient pas «justes» que, pourvu qu'elles me débarrassassent de mes belles-mères, je m'en accommoderais encore.
M. Grandvivier, à coup sûr, poursuivait un but secret, car il revint à ses moutons en disant:
—D'abord et avant tout, je voudrais, à votre place, avoir le coeur net au sujet du baron de Walhofer.
—Pourquoi lui plutôt que les autres?
—Vos dames se jalousent, n'est-ce pas?
—Si les autres en voyaient une se mordre le nez, elles chercheraient aussitôt à se mordre le front.
—Donc, si, en sous-main, vous favorisez le mariage de l'une, il y aura chez les autres une rage envieuse du conjungo qui vous rendra vite votre liberté... Favorisez donc le baron de Walhofer... Celui-là, vous le connaissez au moins de nom... Tâchez, pourtant, d'en savoir plus sur son compte; ce qu'il est, d'où il vient, quelles sont ses ressources, ses ambitions, ses projets, etc.
—Dès demain, je me mettrai sur la piste. Aussitôt le baron découvert, je ne quitterai plus ses talons.
—Sans qu'il s'en aperçoive, bien entendu.
—Oui, bien entendu! promit Camuflet tout palpitant de l'espoir d'être bientôt délivré du trio qui empoisonnait, tout à la fois, son existence par des tracasseries et son appartement par la puanteur d'une triple cuisine.
—Vous connaissez trop bien l'intérêt que je vous porte pour ignorer combien je serai heureux d'être tenu au courant de vos découvertes, dit M. Grandvivier.
—Demain même, si j'ai du neuf, j'arriverai ici, à toutes jambes, pour vous le conter.
—Demain, soit! accorda le juge, mais dans la soirée, car mon après-midi sera prise par le Palais. Faites mieux, cher ami. Au lieu de vous présenter dans la soirée, venez encore me demander à dîner.
—Accepté! prononça sans barguiner Camuflet, pris par son faible pour les bons morceaux.
Une heure plus tard, quand le petit homme, tout gonflé par une digestion laborieuse, quitta le juge, ce dernier le suivit des yeux comme il traversait la cour et murmura:
—Mon espion sans le savoir.
Cependant son convive s'éloignait en repassant dans sa mémoire tous les incidents de sa soirée:
—J'aurais pourtant juré que c'était bien le fumeur à longues moustaches que le magistrat guettait d'un si mauvais oeil quand je l'ai surpris à l'affût derrière son rideau... Il a dit non... Alors que regardait-il de façon si hargneuse... Aurait-il maintenant la manie de faire des cachotteries?
A cette pensée, il sourit au souvenir d'une remarque qu'il avait faite.
—En fait de manies, il en a contracté, depuis peu, une assez cocasse. Il y a gros à parier qu'il ne s'est pas aperçu qu'après le dessert il n'a cessé de rouler entre ses doigts une grosse boulette de mie de pain... Est-ce qu'il a l'intention d'apprendre le piano? Alors ce serait pour s'assouplir les articulations.
Après le départ de son convive, M. Grandvivier était remonté à son cabinet de travail. Quelqu'un qui l'eût surveillé du jardin l'aurait vu écrire ou compulser des pièces judiciaires, car les rideaux de ses fenêtres, qu'il avait oublié de tirer, permettaient, à travers les vitres dégagées, d'apercevoir du dehors tous ses faits et gestes, éclairé en plein qu'il était par la lampe posée sur son bureau.
Au coup de onze heures, qui sonnaient à une église voisine, M. Grandvivier se leva, prit la lampe et passa dans sa chambre voisine. Dans cette pièce, les rideaux doublaient la vitre, mais à travers leur mince tissu filtrait la lueur de la lampe.
Pendant longtemps encore, cette lueur se montra. M. Grandvivier lisait sans doute dans son lit en attendant l'arrivée du sommeil.
Tout à coup l'obscurité se fit à la fenêtre. Le magistrat avait dû éteindre sa lampe en se sentant s'assoupir.
Voilà tout ce qu'un guetteur aurait pu voir du dehors. Mais ce dont il ne pouvait se douter, c'était que le magistrat n'était ni couché ni endormi.
Aussitôt après avoir éteint sa lampe, il était venu se poster derrière le rideau et, à travers les dessins à jour de la guipure, il s'était mis, lui à présent dans l'ombre, à surveiller le jardin éclairé par un splendide clair de lune.
Au fond apparaissait le mur de clôture, se détachant en noir sur les façades des masures blanchies par la lune.
Après une longue attente, une tête apparut à la crête de ce mur, puis un buste, enfin un homme enjamba le chaperon et sauta dans le jardin.
—Il a été pris à l'ancien signal de la fenêtre du salon ouverte par Cydalise! ricana doucement le juge de façon sinistre.
A ce moment, l'inconnu longeait un massif de lilas dans la direction de la maison. Il allait à petits pas, évitant de faire craquer le sable de l'allée.
—Si je le tuais d'un coup de fusil? se demanda M. Grandvivier.
Mais vivement:
—Non, non, dit-il, l'autre m'échapperait peut-être... il me faut frapper ensemble les deux misérables qui, seuls au monde, connaissent le secret de ma pauvre fille.
Dans l'ombre, il montra le poing à l'homme disant d'une voix étranglée par la colère:
—A bientôt, bandit!
Et ce fut le lendemain que le juge vint chez Athanase Fraimoulu lui louer son appartement,—le même jour où Fraimoulu, en quête d'une bonne cuisinière, se présenta chez Camuflet qu'on lui avait dit en posséder trois, visite dont profita le triple veuf pour prendre la poudre d'escampette en faisant passer Athanase pour un commissaire de police venant l'arrêter comme complice dans l'affaire de «la Femme sous le parquet»,—le même jour encore où Fraimoulu, après avoir surpris le juge au guet dans un fiacre, était venu dîner chez son ami Ducanif, repas qu'il comptait partager avec l'épouse et la fille du placeur et qui, à la place des deux femmes, l'avait mis en face du docteur Cabillaud fils et du baron de Walhofer.
XIII
Le lendemain matin de la soirée passée chez son ami Ducanif, le brave Athanase Fraimoulu se réveilla de méchante humeur. Il avait vu s'en aller à veau-l'eau ce projet de mariage avec mademoiselle Ducanif qu'il avait si longtemps caressé au profit de son neveu Gontran.
Si Ducanif ne lui avait pas déjà annoncé qu'il s'adressait trop tard à lui, car il avait déjà disposé de la main de sa fille, Fraimoulu n'aurait pas manqué de se demander s'il était prudent de faire entrer son neveu dans une famille où la mère et la fille vivaient d'un côté, pendant que, de l'autre, le père était accaparé par un trio de coquins.
Tout en s'habillant, Athanase repassait dans sa mémoire ses observations de la veille.
—Oui, pensait-il, Ducanif, à n'en pas douter, est entre les pattes de ce trio qui s'entend, comme larrons en foire, pour le dépiauter. Les gredins sont déjà parvenus à l'isoler en le séparant de sa femme et de sa fille... La fortune de Ducanif va la danser!
Là-dessus, Athanase Fraimoulu, en se rappelant les détails, résumait la situation. Selon lui, la cuisinière Héloïse et son amant, le docteur Cabillaud fils, le beau Gustave, devaient avoir été seuls d'abord à essayer le coup. Ensuite, soit qu'ils eussent eu besoin de s'adjoindre un auxiliaire en appelant le baron, soit que M. Walhofer fût venu de lui-même, en dogue affamé et menaçant qui a senti une copieuse pâtée, et se fût imposé, le trio s'était complété. Le bon accord régnerait-il toujours entre eux?
A cette question qu'il s'adressait, Fraimoulu secouait la tête. Heu! heu! Walhofer lui avait semblé être un mâtin qui, à l'heure du partage, montrerait de terribles crocs à ses associés Gustave et Héloïse. Il serait le troisième larron qui volerait l'âne. Quel rôle s'était-il donné dans la comédie, ce baron qui, pour mieux surveiller le pigeon à plumer, était venu se loger dans la maison de Ducanif!
Quand Fraimoulu avait proposé son neveu Gontran pour gendre à Ducanif, ce dernier n'avait-il pas annoncé qu'il avait engagé déjà sa parole ailleurs? Est-ce que le baron ne serait pas, par hasard, celui qui devait épouser la fille?
Fraimoulu n'avait pas la prétention de se poser en devin, mais il pouvait prédire que mademoiselle Ducanif n'aurait pas une existence de miel avec ce baron de Walhofer qui, la veille, avait mangé fort, bu sec et très peu parlé. Malgré cette tenue prudente de celui dans lequel il suspectait un aventurier, Athanase n'en avait pas moins éprouvé la plus mauvaise impression.
Quand il eut achevé sa toilette, Fraimoulu avait pris résolument son parti de l'échec subi par son projet de marier son neveu Gontran à mademoiselle Ducanif.
—Baste! fit-il, le monde ne manque pas d'autres filles à marier...
Un souvenir lui donna sa fin de phrase:
—... Quand ce ne serait que la fille de mon très prochain locataire, M. Grandvivier. L'intention où il est, a-t-il dit, de donner des bals et des dîners dans son nouveau logement laisse à supposer que mademoiselle Grandvivier, complètement guérie, va revenir près de son père... Je n'ai pas compté avec le magistrat, mais j'ai l'idée que Gontran trouverait des écus de ce côté-là.
En pointant ainsi ses visées, Athanase pensa combien un magistrat, sur la décence et les moeurs, devait chercher la petite bête, et il s'applaudit fort d'avoir exigé de Gontran qu'il menât une existence moins irrégulière.
Oui, mais ce dernier s'était-il résigné? Un doute vint à l'esprit de Fraimoulu en se rappelant cette exclamation de Ducanif, alors qu'il lui proposait Gontran pour gendre: «Eh! mon cher, pouvais-je supposer que ton neveu voulait de ma fille, lui qui vit maritalement avec une maîtresse!...» Et comme il avait répliqué en affirmant que cette liaison était rompue, Ducanif avait ajouté: «Alors, pas depuis longtemps, car il y a tout au plus deux heures que j'ai rencontré Gontran avec sa particulière au bras... Une personne très jolie et fort distinguée».
Du moment que son neveu avait accepté les dix mille francs qui devaient faciliter la rupture, Fraimoulu était convaincu que Gontran avait obéi; mais comme deux certitudes valent encore mieux qu'une seule, l'oncle, dont la toilette était terminée, mit son chapeau en se disant:
—Je vais aller chez Gontran pour voir si la place est nette.
Fraimoulu, en partant, trouva la cour encombrée de meubles. C'était le déménagement de M. Picador, ce locataire tant pressé de décamper qu'il avait offert l'abandon de ses six mois d'avance si Athanase voulait lui résilier son bail; ce à quoi le propriétaire avait consenti puisque, contraint par ordre des médecins à modifier sa vie, il lui fallait un appartement plus confortable que l'exigu local de célibataire, ne mangeant jamais chez lui, qui lui avait suffi jusqu'à ce jour.
Cet appartement, situé au-dessous de celui que M. Grandvivier avait loué la veille, était bien vaste pour lui; mais ne se pouvait-il pas qu'une fois Gontran marié, celui-ci consentît à venir vivre avec sa femme sous le toit de son oncle.
A cette perspective qui promettait une existence moins sombre au vieux diable se faisant ermite, l'oncle secoua la tête en répétant son refrain:
—Mais, pour que Gontran se marie, il faut qu'il ait quitté sa maîtresse.
Il se mit donc en route pour aller au domicile de son neveu, situé sur le boulevard Saint-Martin.
Chemin faisant, il continua ses réflexions. Après tout, si son neveu et sa future femme ne voulaient pas habiter avec lui, il égayerait son existence par la société de quelques bons amis qu'il traiterait de son mieux. Oui, mais pour faire festoyer ses amis il lui fallait cette introuvable bonne cuisinière. Où la dénicherait-il? La veille, il avait pensé à détourner celle de son prochain, mais son envie était sinon éteinte, du moins fort refroidie. A coup sûr il n'irait pas prendre une des trois cuisinières de M. Camuflet qu'on lui avait dit en posséder trois. En plus qu'il savait maintenant à quel titre elles étaient chez ce monsieur, il croyait sentir encore l'odeur des ragoûts infects qui l'auraient asphyxié, si Camuflet n'avait pas ouvert la fenêtre.
Il avait aussi songé à soudoyer Héloïse, le cordon bleu de Ducanif. Mais à celle-là il croyait prudent de renoncer. La gaillarde n'aurait pas lâché la proie pour l'ombre. Cette proie, elle la tenait en la personne de son maître le placeur, et Fraimoulu prévoyait dans l'avenir de Ducanif une catastrophe où seraient mêlés le baron de Walhofer et le médecin Cabillaud fils.
Des cuisinières émérites qui lui avaient été citées, restait encore Clarisse et Cydalise.
Clarisse au docteur Cabillaud père, le savant à la verrue? Il serait toujours temps de s'occuper de celle-là quand il aurait échoué près de cette fameuse Cydalise, la cuisinière du juge, que Ducanif lui avait tant prônée lorsqu'il lui avait annoncé en confidence qu'elle allait quitter son maître. Quand M. Grandvivier serait venu habiter sa maison, Fraimoulu aurait cette fille bien à portée pour l'attirer à son service. Du moment que Cydalise ne voulait plus rester chez le juge, il se dit que ce ne serait pas tâche difficile que de s'attacher l'illustre cordon bleu.
Et, tout certain de son triomphe, Fraimoulu se léchait d'avance les babines à la pensée des plats succulents qui, dans l'avenir, se succéderaient sur sa table.
Tout en réfléchissant, il avait atteint la maison où habitait Gontran Lambert, son neveu.
Il monta, d'un pas alourdi par la cinquantaine, les cinq étages qui conduisaient au logement du jeune homme. D'habitude, il donnait un coup de sonnette brutal, qui produisait un vacarme de sonnerie. Les dix dernières fois qu'il s'était présenté, Fraimoulu s'était si bien cassé le nez devant la porte toujours obstinément fermée, malgré ses coups de sonnette réitérés, qu'il s'était dit:
—Si mon bandit de neveu et sa drôlesse n'ont pas quelque trou par lequel ils puissent apercevoir qui sonne et, par cela, juger s'ils doivent ouvrir, c'est qu'ils me reconnaissent à mon coup de sonnette.
Cette fois, son coup de sonnette fut doux, presque timide. Tout en souriant de sa ruse, il attendit en tendant l'oreille.
—On vient ouvrir. Mazette! ce n'est nullement un pas d'homme, car il est diantrement léger, pensa-t-il en soufflant comme un phoque, car s'il avait l'oreille fine, il possédait, par contre, une respiration courte, qui s'était mal accordée des cinq raides étages qu'il lui avait fallu grimper.
Donc, soit qu'il se fût trompé en croyant entendre un pas léger, soit que les rauques sifflements de sa respiration eussent annoncé l'ennemi à la personne qui allait ouvrir, la porte demeura fermée.
Après deux autres coups de sonnette, demeurés inutiles, Fraimoulu se résigna au seul parti qu'il avait à prendre, celui de descendre les cinq étages si péniblement montés. Ah! dame! il n'était pas précisément à la gaieté, ce pauvre Athanase, et il n'eût pas fallu lui marcher fort sur le pied pour le mettre hors de lui. Quoi! ce gamin de Gontran le faisait poser!
Quand il passa devant la loge, il crut indigne de faire bavarder le concierge qui, du reste, l'ayant vu déjà plus de vingt fois, le connaissait pour l'oncle de son locataire.
—Vous direz à mon neveu que je suis venu pour le voir, se contenta-t-il de dire.
Quand il fut sur le trottoir, Athanase consulta sa montre, qui lui accusa neuf heures.
—Mon neveu ne va chez son architecte qu'à dix heures... il ne pourra donc pas me prétendre qu'il était déjà parti à son bureau.
Et, en forme de conclusion, il ajouta:
—Le brigand n'a pas congédié sa princesse!... Ils vont rire de moi en gobelotant avec les dix mille francs que j'ai donnés comme un vrai serin.
Mais Fraimoulu connaissait son neveu bien à fond; il se rétracta aussitôt:
—Non, non, pensa-t-il. Gontran est un honnête garçon qui m'eût renvoyé mon argent si sa résolution eût été de ne pas rompre... Or, pas de restitution... donc, rupture.
A sa rentrée dans sa maison, le portier, qui causait avec le facteur sur le pas de la loge, s'écria en l'apercevant:
—Tenez! voilà justement monsieur!... il va vous donner la signature que vous demandez.
—Lettre recommandée! annonça le facteur à Athanase en lui présentant son livret à signer.
Au pied de l'escalier Fraimoulu ouvrit la lettre. Elle contenait dix billets de mille francs et la carte de Gontran avec ces mots écrits sous le nom:
«Mon cher oncle,
»Je vous renvoie les billets de banque, oubliés par vous, dans le restaurant où nous déjeunions hier quand vous m'avez quitté si précipitamment pour rejoindre mademoiselle Pistache.»
A cette restitution, qui parlait d'elle-même, Athanase fut pris d'un accès de colère qu'il exhala en ces mots:
—Mon satané polisson a gardé sa poupée!... J'irai, moi, la faire décamper!!!
Pour un rien, il y serait même allé tout de suite: mais il réfléchit que c'était avoir une prétention niaise que de vouloir surprendre un ennemi sur ses gardes. Cela, en somme, ne le mènerait qu'à venir carillonner sur le carré, comme ce matin. Pour faire déguerpir quelqu'un d'un endroit, il faut soi-même se trouver dans cet endroit. Or il ne pouvait pas regarder son expédition de la matinée comme une entrée dans la place. Il était donc à présumer qu'il en serait de même à tout nouvel assaut.
Fraimoulu était un de ces têtus qui, une fois qu'ils veulent n'importe quoi, le veulent bien et que les obstacles à vaincre rendent ingénieux. Son ardent désir de se trouver en face de la femme qu'il se promettait d'expulser lui souffla une ruse de guerre.
—Dussé-je me déguiser en charbonnier, j'entrerai la première fois en me présentant par l'escalier de service! se promit-il.
Il déjeuna chez lui de plats que le concierge avait été lui chercher dans un restaurant voisin.
C'était d'autant plus exécrable que le portier, en passant devant la loge, avait emprunté la sauce de chaque mets pour se corser un certain ragoût de veau qu'il trouvait un peu fade et dont, après ce mélange, il se promettait une fête.
Ce déjeuner lui fit oublier son neveu pour ressusciter plus vive son ambition de posséder un cordon bleu.
—Quand j'aurai Cydalise!!! pensa-t-il, ne doutant pas de la facilité qu'il trouverait à s'attacher cette fille, qui voulait quitter son maître actuel.
Le portier lui apporta son café.
—Pourquoi les pauvres gens n'auraient-ils pas aussi des douceurs? s'était dit ce fonctionnaire en passant encore devant sa loge. Il s'était donc mis de côté une demi-tasse à déguster à la suite de son ragoût «corsé», puis, après avoir comblé le vide dans la cafetière du propriétaire par une addition d'eau chaude qu'il avait sur le feu pour sa barbe, il avait monté ce café baptisé, qu'il plaça devant Fraimoulu en annonçant:
—Il y a en bas un monsieur qui demande à vous parler. Dois-je le faire monter?
Sa mésaventure avec son neveu ne laissait pas à Fraimoulu assez de patience pour écouter le premier venu.
—Un importun, sans doute? dit-il au portier pour qu'il complétât ses renseignements sur celui qui demandait audience.
—C'est un monsieur qui m'a d'abord demandé à visiter l'appartement qu'a loué hier M. Grandvivier, afin, a-t-il dit, de se rendre compte de petits travaux à exécuter pour le locataire et autorisés par vous. Après cette visite, il s'est informé si vous étiez visible.
—C'est le monsieur Camuflet qui vient pour les cloisons, se dit le propriétaire en pensant au petit homme qui, la veille, quand il lui avait rendu visite, l'avait transformé en commissaire de police afin de pouvoir échapper à ses belles-mères.
Le concierge, sur le «oui» répondu par Fraimoulu, n'eut pas besoin de redescendre, car celui qu'il annonçait était monté sur ses talons et, tout aussitôt, du seuil de la chambre, se fit entendre une voix gaie qui demandait:
—Comment se porte mon libérateur? Hein! je ne suis pas long à rendre les visites qu'on m'a faites?
C'était bien Camuflet. Il s'avança en tendant la main à Athanase.
En prenant dans la sienne la main qui lui était offerte, le propriétaire eut un mouvement de surprise.
—Oh! oh! fit-il. Que vous est-il donc arrivé? Avez-vous eu une explication un peu vive avec vos belles-mères?
—Ah! oui, dit tranquillement Camuflet, vous dites cela à cause de mon oeil? Ça se voit, n'est-ce pas?
—C'est un superbe pochon.
En effet, l'oeil droit du triple veuf était entouré d'un large cercle du plus beau noir qui, s'il provenait d'un coup de poing, attestait chez celui qui l'avait octroyé un biceps de première force.
—Non, reprit Camuflet tout guilleret, ce n'est pas à mes dames que je dois ce pochon. Je l'ai attrapé dans une attaque nocturne.
—Et c'est cela qui vous rend si joyeux? demanda Fraimoulu qui venait de remarquer sur le visage de son visiteur un air de contentement qui faisait même rayonner son pochon.
—Ah! c'est que je vais vous dire... commença Camuflet.
Ensuite, après l'immense soupir de satisfaction d'un homme qui sent sa poitrine soulagée du poids de tout un monde, il s'écria:
—Je vais être délivré de mes belles-mères!!
—Par la police?
—Non, par l'amour, ou, pour mieux dire, par le mariage!
—Ah! vous allez encore vous marier? demanda Fraimoulu au hasard.
—Du tout! du tout! pas moi! Ce sont mes belles-mères qui vont se marier.
—A leur âge!
Camuflet éclata de rire.
—Oui, à leur âge... C'est aussi ce que je me suis écrié quand M. Grandvivier a fait luire à mes yeux cet espoir de délivrance. Je ne voulais pas y croire; cela me paraissait n'être qu'un conte de fées... car, du diable si je pouvais m'imaginer que chacune de mes trois vieilles folles avait son amoureux!
Et, en frappant sur un côté de sa redingote, Camuflet ajouta:
—Là, dans ma poche, j'ai une lettre de chacun des soupirants de mes belles-mères... D'un seul coup de filet, j'ai amené cette correspondance.
Tout en fouillant dans sa poche, Camuflet continua avec une feinte gravité:
—Je dois rendre cette justice à mes belles-mères que, chez elles, si le coeur a parlé, ce n'est pas pour les millions des paladins qui les courtisent... Ecoutez plutôt...
Ce disant, le veuf avait tiré trois lettres de sa poche; il en ouvrit une en poursuivant:
—Celle-ci est adressée à madame Craquefer, mon numéro 1... Elle est d'un laconisme éloquent.
Et Camuflet lut:
«Tu sais, la vieille, que j'ai besoin d'argent. Je te l'ai dit déjà une fois; je te le répète... Aboule vite, ou sinon gare à la danse... Signé: Ton Antoine.»
—Vous aviez raison. Ce paladin-là ne me semble pas, comme vous l'avanciez, posséder des millions, avança Fraimoulu après cette lecture.
—Et il en est de même pour le galant chevalier de madame Giraudon, mon numéro 2. Écoutez ce billet d'amour, dit Camuflet.
Il avait déplié la deuxième lettre et se mit à lire:
«Eh! la mère, est-ce qu'on oublie son Boniface dont la bourse est à sec, oh! mais à sec, que ça en fait pitié à tous les camarades! Tâche donc d'expédier au plus vite des monacos à ton chéri.»
—Mazette! fit Fraimoulu, en voici encore un qui ne nage pas dans l'or!
—Pas plus que l'amoureux de la noble Belge Buffard des Palombes dont je vais vous lire l'épître, répliqua Camuflet qui ouvrit la troisième lettre:
«Il me faut deux billets de mille francs ou je sombre au port. Prouve-moi ainsi cette affection sans bornes que tu prétends toujours éprouver pour moi...»
Comme Camuflet s'était arrêté, Fraimoulu demanda:
—C'est tout?
—Non, cela se termine par une phrase assez énigmatique, répondit Camuflet qui se remit à lire:
«J'ai deux grues couchées en joue. Laquelle? De l'une ou de l'autre, il y aura toujours des picaillons à fricoter.»
Cela lu, Camuflet regarda Fraimoulu.
—Comprenez-vous? demanda-t-il.
—Non, fit Athanase.
Mais, la curiosité l'excitant:
—Comment avez-vous pu vous procurer ces trois lettres étranges? reprit-il.
Camuflet se redressa tout fiérot et avec un sourire malin:
—En pratiquant un précepte bien connu.
—Lequel?
—Diviser pour régner.
Camuflet disait la vérité. Mais, pour connaître l'exploit qui l'avait rendu maître de ces lettres et la circonstance qui lui avait valu ce superbe coup de poing sur l'oeil, il faut remonter de trente-six heures en arrière.
L'avant-veille, quand il avait quitté M. Grandvivier, après que celui-ci lui eut fait entrevoir la possibilité d'être délivré de son esclavage en mariant ses trois belles-mères, il était parti en se promettant d'arriver à découvrir, en chair et en os, ce baron de Walhofer qu'il ne connaissait encore que par le nom de la carte trouvée dans la poche du tablier de haute dame Buffard des Palombes.
—Oui, se disait-il en marchant, le conseil du juge est bon. Le tout est de donner le branle. Or, en favorisant l'union de l'illustre dame avec le baron, je verrai mes numéros 1 et 2, en vrais moutons de Panurge, courir au conjungo.
Il avait promis de revenir le lendemain chez le magistrat, qui l'attendait encore à dîner, pour lui donner des nouvelles du baron. A l'heure dite, il reparut, mais avec la mine du renard qui a manqué sa poule.
—Rien de neuf sur le Walhofer, annonça-t-il, pendant que mes mégères étaient allées aux provisions,—car chacune fait son marché séparément, tant elle aurait peur de manger quelque chose acheté par l'autre,—j'ai fureté dans tous les coins, et meubles de la chambre de madame des Palombes avec l'espoir de dénicher un portrait, une lettre, ou l'indice quelconque de la voie à suivre... Rien! rien!
Puis en riant:
—Si mauvais résultat que j'aie à vous annoncer, j'ai encore failli ne pas pouvoir venir vous en faire part. Mes trois gaillardes, qui sont à court d'argent, faisaient si bonne garde autour de moi pour m'empêcher de m'évader avant d'avoir regarni leurs porte-monnaie, que je n'aurais pu m'enfuir s'il ne s'était présenté un M. Fraimoulu se disant propriétaire d'une maison où, paraît-il, vous avez loué, ce matin, un appartement.
—C'est vrai. J'ai terminé avec M. Fraimoulu, après qu'il a été convenu de certains travaux à exécuter, pour lesquels je vous ai désigné au propriétaire.
—C'est aussi ce que m'a dit ce monsieur. Sa visite avait pour but de s'entendre avec moi sur la prompte exécution de ces travaux qu'il s'imaginait être fort pressés. A quoi j'ai répondu qu'il faisait erreur, car votre intention était de n'emménager qu'après que vous seriez parfaitement libre de l'instruction de l'affaire la Godaille... ce qui demanderait peut-être un mois.
—Sur ce point, vous vous êtes trompé, mon cher Camuflet.
—C'est pourtant vous-même qui m'avez annoncé ce délai.
—Oui, mais depuis quarante-huit heures des faits se sont présentés à moi, qui feront probablement que cette instruction, qui s'annonçait devoir être si longue, se terminera par une ordonnance de non lieu.
—Alors l'assassin de mon associé Bazart serait donc autre que son neveu le saltimbanque?
—Il n'y a pas d'assassin, pour cette raison qu'il n'y a pas d'assassinat. J'ai acquis la conviction que je me trouvais devant un suicide... Dans deux ou trois jours, je l'espère, la Godaille sera remis en liberté.
—Mais l'affaire du cadavre de madame Bazart trouvé sous un plancher?
—Tout certifie que c'est Bazart lui-même qui a vengé son honneur de mari outragé.
—Diable! il n'y allait pas de main morte à se débarrasser de ceux qui le gênaient!!! S'il avait eu trois belles-mères, lui! Voyez-vous ça d'ici?
Cette réflexion de Camuflet l'ayant ramené à ses moutons, il fit au juge le récit de sa ruse, pour prendre sa volée, d'avoir travesti Fraimoulu en commissaire de police venant l'arrêter comme complice de l'assassinat de la femme Bazart.
Ensuite, revenant à la question présente:
—Avec tout ça, continua-t-il, je ne vois pas trop comment j'arriverai à découvrir le baron de Walhofer, ce vieux soupirant de mon numéro trois.
L'intérêt mystérieux qu'avait M. Grandvivier à faire de Camuflet, à l'insu de ce dernier, un espion qu'il mettrait aux trousses du baron, lui fit jouer la comédie; il parut réfléchir, puis, en secouant la tête:
—Peut-être vous y prenez-vous mal, mon cher ami, dit-il. A votre place, je chercherais à apprendre la vérité par les deux autres belles-mères. Dans la vie commune que mènent ces dames, elles ne sont pas sans avoir surpris leurs secrets mutuels.
—Possible! Mais, voyez-vous, pour ce qui est de m'en dire un mot, jamais!... Sans qu'elles soient convenues de rien, il y a entre elles, sur ce point, une alliance complète.
—Heu! heu! fit M. Grandvivier d'un ton de doute, il n'est si ferme alliance qu'on ne puisse rompre quand on sait mettre en pratique certain précepte.
—Quel précepte!
—Diviser pour régner.
—Non, non, mes gaillardes s'entendent trop bien, je le répète, sur cet unique point: me fourrer dedans! dit Camuflet convaincu.
—Alors cherchez autour d'elles, conseilla le magistrat qui, en voyant le veuf le regarder sans comprendre, s'empressa d'ajouter: Souvent une alliance n'est pas toujours seulement défensive. Quelquefois elle est neutre. C'est-à-dire qu'à côté de ceux qui se sont engagés à se défendre mutuellement, il y a aussi cette sorte d'alliance qui consiste à regarder faire, sans prendre parti pour personne... Cherchez parmi ceux-là.
Camuflet devint rêveur.
Soudain il tressaillit en s'écriant:
—Si je couvrais d'or ma concierge. Elle doit en savoir long sur le trio.
—La concierge prendrait votre or et n'ouvrirait la bouche que pour vous berner au profit de l'ennemi... Non pas que je condamne votre idée d'employer cette femme, car elle est bonne. Seulement vous la mettez mal en pratique; il faut agir, mais sans que vous paraissiez en scène.
—Alors, comment...?
—Je vous l'ai dit: diviser pour régner.
—C'est-à-dire les mettre à couteaux tirés, sans paraître y être pour rien.
—Parfaitement.
A la fin de la soirée, le magistrat dit à Camuflet sur le point de partir:
—Vous savez du reste combien je m'intéresse à vous. N'oubliez pas de me tenir au courant de vos découvertes. Je n'ai pas besoin de vous recommander le secret sur les quelques conseils que je vous ai donnés.
—On m'arracherait plutôt le nez que de m'en tirer les vers, répondit naïvement le veuf.
Il s'en allait lentement, l'esprit à la recherche d'un moyen d'utiliser sa portière, quand, à cinquante mètres de la demeure du magistrat, un homme sortit d'une rue latérale et se mit à suivre la rue de Turenne, dans la même direction que Camuflet qui le précédait.
Cet homme était coiffé d'une casquette et vêtu d'une blouse; il marchait en fumant sa pipe.
Au moment où il avait débouché de la rue latérale, le bec de gaz, placé à l'angle, l'avait si bien éclairé que Camuflet avait pu voir son visage.
—Je ne me trompe pas, se dit-il, c'est ce garçon que M. Grandvivier, hier, à travers son rideau, regardait de façon si féroce alors qu'il fumait à la fenêtre de son taudis ayant vue sur le jardin... et que le juge, plus tard, m'a dit n'avoir pas vu.
Et, sans penser à mal, puisque c'était sa route à suivre, Camuflet continua sa marche derrière le fumeur.
Camuflet n'avait pas l'imagination prompte. En conséquence, il fut bientôt absorbé par le problème que M. Grandvivier lui avait donné à résoudre: savoir: diviser pour régner, en faisant, avec adresse, et sans paraître y avoir poussé en rien, sortir la concierge de son alliance avec les belles-mères.
—Le juge a raison, pensait-il; si mes trois numéros, d'une manière quelconque, font leurs frasques, elles doivent, à coup sûr, être protégées par le silence de mes concierges... de la portière surtout, une maîtresse curieuse qui sait bien vite votre compte de puces.
Ainsi pensif, Camuflet marchait donc tout machinalement à dix mètres derrière l'homme à la pipe et aux longues moustaches blondes qu'il avait fini par oublier complètement.
Il n'était pas loin de minuit. A cette heure, où, dans certains quartiers de Paris, le mouvement et la vie veillent encore, la solitude était profonde dans la rue de Turenne.
Le fumeur, dont la pensée n'était pas, comme celle du triple veuf, travaillée par la solution d'un problème, ne tarda donc pas à entendre le pas qui résonnait derrière lui. Tout en continuant sa marche, il tourna la tête pour voir qui lui arrivait sur les talons. Si l'obscurité de la rue et la distance lui défendaient de voir les traits de son suiveur, elles lui permettaient de constater sa petite taille et de se rassurer contre le danger d'une attaque nocturne.
A l'angle de la rue Charlot, il prit cette rue qui allait le conduire sur le boulevard. C'était aussi le chemin de Camuflet qui, pareillement, doubla l'angle et, comme celui qu'il précédait, tourna à gauche, en arrivant au boulevard. Puis, l'un croyant, après ce crochet, avoir laissé son suiveur continuer sa route en droite ligne, l'autre n'ayant pas conscience qu'il eût emboîté le pas à celui qu'il avait oublié, ils remontèrent le même trottoir.
Sur le boulevard Saint-Martin, le fumeur, à court de provision pour sa pipe, fit un quart de conversion pour entrer dans un bureau de tabac et comme, au lieu d'avancer, il resta sur place, fouillant ses poches au préalable, soit pour en tirer sa blague, soit pour vérifier s'il était en fonds, Camuflet, marchant toujours, franchit la distance et lui passa devant le nez, prenant ainsi de l'avance.
A ce passage de Camuflet dans la traînée de lumière produite par le bureau de tabac encore pleinement éclairé, le fumeur vit le triple veuf, pas assez tôt pourtant, car celui-ci l'avait déjà assez dépassé pour qu'il n'eût pu voir ses traits, mais suffisamment pour reconnaître à sa petite taille celui qu'il ne voyait plus que de dos.
—L'avorton de tout à l'heure, se dit-il, mais sans y attacher la moindre importance.
Après une courte station dans le bureau de tabac, le jeune homme aux longues moustaches reprit sa route, tout occupé de tirer sur sa pipe dont, au bureau, il avait imparfaitement allumé la nouvelle charge.
Cent mètres plus loin, la pipe était éteinte. L'homme tira de sa poche une boîte d'allumettes. Comme le vent assez vif, qui lui soufflait dans la figure, menaçait d'éteindre son allumette, il se retourna pour donner à la flamme l'abri de son individu, ce qui le mit en face de l'espace qu'il venait de parcourir.
—Oh! oh! fit-il subitement d'un ton composé de méfiance et de surprise, est-ce que ce moucheron-là me filerait, par hasard?
Dame! il y avait motif à surprise. Le petit homme qui, après l'avoir dépassé devant le bureau de tabac, aurait dû, maintenant, être bien avant, se retrouvait encore derrière lui, à une trentaine de mètres, d'autant plus visible qu'à cette heure avancée les passants n'étaient plus assez nombreux sur le trottoir pour masquer la vue de sa petite taille.
En ce bas monde, où il n'est pas de miracle, le fait était des plus simples à expliquer. Pendant que le fumeur était dans le bureau de tabac, Camuflet, au lieu de gagner du terrain, avait fait une pause devant la boutique d'un marchand de vin pour voir l'heure à l'oeil-de-boeuf placé au-dessus du comptoir, et comme sa montre était arrêtée, il l'avait remontée et mise à l'heure. C'était alors que le jeune homme, à sa sortie du bureau de tabac, avait à son tour dépassé le petit homme sans le remarquer, occupé qu'il était à tirer sa pipe dont le tabac humide se refusait à la combustion.
Étant expliqué ce qui avait causé la surprise du fumeur, il resterait encore à chercher ce qui avait éveillé sa méfiance. Il est à croire qu'il faisait partie de ceux que leur conscience tient toujours sur le qui-vive, et qui, suivant le dicton, en se sentant morveux, sont sans cesse prêts à se moucher. Bref, il devait être en situation de craindre d'être épié, car il gronda encore:
—Oui, il doit me filer. La preuve en est que, me voyant arrêté, il ne continue pas sa marche.
En effet, le veuf était resté sur place, mais non pour la cause que lui prêtait le fumeur aux longues moustaches blondes. S'il n'avançait plus, c'est qu'il venait d'être immobilisé par la joie d'avoir soudainement trouvé le moyen de mettre ses belles-mères en hostilité avec sa portière.
—Oui, oui, se répétait-il, de cette façon, je les amènerai tout gentiment à se manger le nez... et la portière, en leur tournant casaque, viendra me crier gare!...
Cependant le fumeur s'était remis en marche, mais en doublant le pas. A ce train-là, si tout à l'heure il retrouvait encore le particulier sur ses talons, c'est que, bien décidément, il le filait.
—Alors, tant pis pour toi, mon joli coco! se disait-il avec un vilain rire.
Après dix minutes d'un petit pas de course, il se retourna encore. Toujours à même distance et courant aussi, il aperçut Camuflet. Pouvait-il se douter que, si le petit homme accélérait ainsi sa marche, c'était que, maintenant qu'il tenait son idée, il lui tardait d'être rentré au logis pour bien étudier son projet.
Les circonstances transformant donc Camuflet en espion, le fumeur serra les poings et murmura entre ses dents:
—Si je te trouve encore sur mon dos au premier tournant, ton affaire est bonne!
Et bientôt, au coin de la rue Richelieu, il quitta le boulevard.
—Allons! c'est bien à moi qu'il en veut, se dit-il, quand, au même tournant, il vit apparaître Camuflet dont c'était le chemin pour gagner, par la place Louvois, la rue Méhul qu'il habitait.
Le jeune homme tenta encore une épreuve. Il entra dans la sombre rue Delayrac, déserte à cette heure avancée, car il était passé minuit. Une minute après, le triple veuf arrivait dans la rue.
Et, sans prêter la moindre attention à celui qui le précédait, absorbé, qu'il était dans ses combinaisons machiavéliques contre ses belles-mères, il s'avançait dans l'obscurité en se disant:
—Oui, excellente idée qui me permettra de diviser pour régn...
Malheureusement, il n'acheva pas le mot. Il en fut empêché par un terrible coup de poing qui venait de lui être asséné par un homme, bondissant de l'encoignure sombre d'une porte. L'attaque avait été si soudaine et, surtout, si vigoureuse, que le pauvre Camuflet n'eut pas le temps de voir son agresseur. Sous la force du coup, il s'affaissa sur le trottoir où il s'évanouit.
Après son ennemi terrassé, le jeune homme n'avait pas l'intention de s'en tenir là, car, se penchant sur le corps, il avançait déjà ses deux mains qui allaient serrer le cou de sa victime quand, tout à coup, il se releva en murmurant avec surprise:
—Eh! mais, c'est le pante aux écus!!! J'allais faire de la belle besogne, moi!... J'ai failli crever la caisse de la vieille.
Sur ce, il prit sa course et se perdit dans les détours des rues voisines en se disant:
—Après tout, un mauvais horion sur l'oeil, ce n'est pas la mort d'un homme. Si je n'en avais jamais accommodé que comme cela, j'en connais qui mangeraient encore de la soupe.
Ensuite, en souriant:
—Je ne m'étonne plus, à présent, s'il suivait le même chemin que moi... Nous allions au même endroit.
Cependant Camuflet avait repris connaissance et s'était relevé. Tout trébuchant et la main sur son oeil endolori, il regagnait son domicile en se demandant:
—A qui dois-je ce coup de poing-là? On m'a laissé ma montre et mon porte-monnaie; donc c'est une vengeance qui a dû se tromper d'individu.
Le brave garçon pouvait-il, en bonne conscience, accuser de l'aventure le jeune homme moustachu auquel il ne pensait plus depuis la rue de Turenne?
Pouvait-il aussi se douter, quand il tira la sonnette de sa porte cochère, que ce même jeune homme, de l'autre côté de la rue, caché dans l'ombre, guettait sa rentrée en se disant:
—Il en sera quitte pour un oeil au beurre noir!... Pourvu qu'à rentrer si tard il n'empêche pas la vieille de venir.
De quelle vieille parlait-il? Elles étaient trois vieilles chez le veuf.
La portière avait guetté le retour de Camuflet pour lui faire algarade au passage devant la loge. Elle lui mit son bougeoir sous le nez, ce qui lui permit de voir en quel piteux état son locataire avait un oeil, et elle grogna hargneusement:
—Il y a des gens qui se soucient peu de faire mourir le pauvre monde par la privation de sommeil. Au lieu d'aller faire le coup de poing dans les brasseries, ils devraient penser aux infortunés qui veillent à les attendre.
—Toi, ma sorcière, demain tu me feras la risette! pensa le retardaire qui fila sans répondre.
Au moment où Camuflet, étendu dans son lit, souffla sa bougie pour s'endormir, un long coup de sifflet retentit dans la rue, au pied de la maison.