La conquête d'une cuisinière I: Seul contre trois belles-mères
XIV
Elles s'exécraient du plus fin fond de leur coeur, les trois belles-mères de Camuflet. Celle qui serait tombée à l'eau n'aurait pu compter, pour ne pas se noyer, sur un fétu de paille que lui aurait lancé une des deux autres. Des chiens de faïence se seraient, à coup sûr, réconciliés avant que, dans le trio, se fût produite une marque de conciliation.
Ce qui a été dit sur la cuisine séparée que chacune se faisait, tant leur haine était doublée de méfiance, se reproduisait dans les autres détails. Vous n'auriez pas même obtenu que celle-ci se lavât les mains dans l'eau qu'auraient montée ses rivales.
C'était, à ce sujet, la première occupation à laquelle se livraient le matin ces bonnes dames. Chacune descendait remplir à la pompe de la cour le seau d'eau nécessaire aux usages de la journée. A prix d'or, vous n'eussiez pas obtenu que ces seaux fussent déversés dans une fontaine commune.
Et il en était ainsi pour tout.
Après la provision d'eau montée, chacune partait aux vivres qu'elle comptait fricoter séparément pour ses repas de la journée. C'était, pour leur gendre, le plus doux moment de la journée, car ces dames, potinières au premier chef, jacassaient chez les fournisseurs pendant deux bonnes heures, durant lesquelles Camuflet savourait le charme d'un calme profond.
Quand, le lendemain de son pochon reçu, le petit homme s'éveilla, son premier souci fut de tendre l'oreille. A la complète tranquillité de l'appartement, il sut à quel point du programme quotidien en étaient ses belles-mères.
—Elles ont déjà monté leurs seaux d'eau et, à cette heure, elles jouent de la langue chez les marchands du quartier... Alerte! c'est le vrai moment pour moi! se dit-il, après s'être habillé en un clin d'oeil.
Il se rendit chez chacune de ses belles-mères et, trois fois, il sortit sur le carré avec un seau plein, puis, trois fois aussi, il rentra avec un seau vide qu'il alla soigneusement reporter à sa place habituelle.
Cela fait, il attendit.
Un quart d'heure après, un violent coup de sonnette se fit entendre à la porte de l'appartement. Un éléphant en fureur aurait sonné moins fort.
Camuflet alla ouvrir.
Il fut presque renversé par la portière, qui se précipita comme une trombe dans l'appartement. Ses yeux, qui lançaient des flammes, lui sortaient de la tête, une terrible colère lui contractait le visage, et, ce fut d'une voix rauque, car la rage l'étranglait, qu'elle put à grand'peine demander:
—Où sont-elles?
—Elles... qui? fit Camuflet, d'un ton des plus innocents.
—Vos saligaudes de belles-mères!...
Le mot était roide. Camuflet aurait protesté si la portière lui en eût laissé le temps, mais cette dernière reprit avec une furie croissante:
—Est-ce qu'elles se figurent, quand le propriétaire vient de me laver la tête de si rude façon, et par leur faute, que cela va se passer ainsi!
Et, avec un redoublement d'exaspération:
—Ah! çà, toutes les trois, elles étaient donc, ce matin, ivres à ne pouvoir se tenir sur leurs jambes?
Camuflet se redressa digne et sévère.
—Madame Crotin, dit-il, apprenez que mes belles-mères n'ont pas les habitudes d'ivrognerie que vous leur prêtez.
Cette réponse fit repartir de plus belle la concierge qui s'écria:
—Alors, si elles étaient de sang-froid, elles l'ont donc fait exprès pour me faire perdre ma place?... Ah! les misérables! elles me le paieront!!!
On aurait donné le bon Dieu sans confession à Camuflet tant il y avait en lui de bonhomie quand il demanda:
—Mais enfin, madame Crotin, que vous ont-elles donc fait?
—Ce qu'elles m'ont fait? répéta la portière en grinçant des dents.
Alors, en tournant sur ses talons:
—Venez le voir! dit-elle.
Camuflet suivit la concierge qui marchait vers le carré en répétant: «venez le voir! venez le voir!»
Quand ils eurent atteint le palier, la portière, avec un geste tragique, montra la descente de l'escalier en prononçant ce seul mot:
—Regardez!
Mais mot et geste suffisaient pour faire comprendre d'avance combien les coupables auraient à défendre énergiquement leurs chignons et leurs yeux contre les griffes de la portière en proie à une de ces rages bleues qui font mordre du fer.
En effet, pour une portière «ayant le respect», comme on dit, de son escalier, il y avait de quoi se fâcher tout rouge.
Depuis le carré de Camuflet jusqu'à la loge du concierge, c'est-à-dire sur une descente de trois étages, l'escalier s'était transformé en une cascade. Chaque marche s'égouttait sur la suivante avec un petit bruit charmant. On se serait cru en Suisse quand sautille, le long du rocher, l'eau produite par la fonte des glaciers.
—Ah! vous allez laver votre escalier à grande eau, chère madame Crotin? demanda Camuflet avec une ingénuité qui semblait croire que le déluge provenait du fait de la concierge.
—Puisque je vous dis que ce sont vos saligaudes de belles-mères qui m'ont joué ce mauvais tour! hurla la Crotin.
—Croyez-vous? croyez-vous? répéta Camuflet avec doute. Ces dames sont incapables d'une telle légèreté; je les connais...
Il fut interrompu par le rire gouailleur de la portière qui haussa brusquement les épaules et articula sous le nez du veuf:
—Ah! ouiche! que vous les connaissez!... Comme moi je connais le Congo!
Et comme elle tenait à son épithète, elle répéta:
—Trois vraies saligaudes qui me le paieront, je ne vous dis que ça, mon bonhomme.
Camuflet avait intérêt à ne pas laisser se refroidir, chez la Crotin, la colère qui pouvait la rendre bavarde. Il remua la tête en répliquant:
—Vous devez accuser à tort.
La bile se remua immédiatement chez le cerbère femelle qui glapit:
—De quoi! J'accuse à tort!... Est-ce qu'elles auront le toupet de nier!... Mais regardez donc vous-même... Est-ce que les traces d'eau ne vont pas se perdre sous la porte de votre cuisine? C'est parti de là!... Et pas une goutte d'eau à l'étage supérieur... Vous avez beau être aveugle sur bien des choses, ça doit pourtant vous crever les yeux.
On juge avec quelle joie secrète le triple veuf avait entendu le «Vous avez beau être aveugle sur bien des choses.» C'était l'écluse des révélations qui commençait à s'ouvrir. Il appuya donc sur la chanterelle en disant d'un ton convaincu:
—Oui, vous accusez à tort. Mes belles-mères sont des personnes d'âge... par conséquent posées, sérieuses...
Un nouveau «Ah! ouiche!» des plus railleurs, lancé par la rageuse Crotin, coupa la phrase de Camuflet qui, sans paraître avoir entendu, poursuivit:
—... Qui ne peuvent vous avoir fait une pareille farce.
—Avec ça qu'elles en sont à compter leurs farces, les mâtines! insinua la portière irritée par la contradiction.
Mais, décidé à faire le sourd, le petit homme continua en appuyant sur les mots:
—Car c'est une farce... Il ne s'agit pas d'un seau renversé par accident... Non, il y a là, répandu sur vos marches, le contenu d'au moins dix seaux, peut-être quinze, méchamment versés à la file... Oui, l'intention de vous créer un ennui est patente, avérée... Mais, je vous le répète, de cette stupide plaisanterie, j'affirme que mesdames mes belles-mères sont parfaitement incapables.
—Elles sont capables de tout! articula la concierge d'un ton sec qui accusait la plus profonde conviction.
De ce qui précède, Camuflet avait tiré la leçon que son trio n'était pas irréprochable, mais rien de précis ne lui avait été révélé. La Crotin devait avoir dans son sac des secrets qu'il fallait en faire sortir avant que sa fureur fût apaisée.
—Ceci est une vengeance, reprit-il. Cherchons ensemble de qui elle peut venir.
Et en s'appuyant une main sur le coeur:
—Je puis vous jurer, en commençant par moi, que jamais une pensée de vengeance, contre vous n'a battu sous mon sein gauche.
—Oh! vous, fit franchement le concierge, vous êtes un serin, un vrai serin, mais pas une méchante bête pour deux sous!
Avant que le veuf pût remercier la Crotin de la bonne opinion qu'elle avait de lui, cette dernière serra les poings et grinça entre ses dents:
—Mais elles, les gourgandines?
—Qui appelez-vous gourgandines? demanda innocemment Camuflet.
—Parbleu, vos trois créatures!
—Oh! oh! fit le veuf d'un ton doucement grondeur, pouvez-vous, maman Crotin, parler ainsi de trois personnes respectables?
—Vous êtes, dans le quartier, le seul de votre avis! gouailla la Pipelet, dont la furie, devenue froide tournait à l'ironie.
—... de personnes que leur âge met à l'abri du plus petit soupçon, insista Camuflet.
—Flûte! flûte! flûte pour vos femmes d'âge! débita la concierge. De la meilleure de vos fines commères, je ne donnerais pas un os de côtelette.
Il était patent pour le gendre que la Crotin avait ses trois belles-mères en piètre estime; mais sur quels faits appuyait-elle cette opinion défavorable? Dans l'espoir de lui tirer les vers du nez, il reprit donc:
—En admettant que l'infamie d'avoir inondé vos escaliers soit le résultat d'une vengeance, mes belles-mères ne peuvent avoir aucun motif de se venger de vous.
—Qui sait? lâcha la Crotin.
Après une petite pause, elle ajouta:
—Quand ce ne serait qu'à cause de la nuit dernière.
Camuflet ne commit pas la faute de demander une explication. La soupape aux révélations venait de se soulever. Il s'agissait de la laisser s'ouvrir d'elle-même béante, il donna de l'éperon en poursuivant:
—Non, il ne me souvient pas que mes dames aient eu contre vous quelque gros motif de reproche qui leur conseillât la vengeance. Non, ce n'étaient que petites peccadilles dont elles se plaignaient. Je les ai entendues dire... souvent, je l'avoue... que vous étiez bavarde, curieuse...
La colère remonta furieuse au cerveau de la Pipelet, qui se redressa l'oeil en feu.
—Ah! bavarde!... Ah! curieuse! répéta-t-elle. Est-ce que j'ai bavardé sur les hommes qu'elles reçoivent quand vous n'êtes pas là, ou qu'elles vont retrouver chez la crémière et le marchand de vin? Est-ce que j'ai été jamais curieuse d'aller entendre ce qu'elles descendent conter dans la rue, après minuit, quand vous dormez, à ceux qui les appellent à coups de sifflet ou avec leurs piiouit! Ah! bavarde! Ai-je jamais appris à l'une les manigances des autres? car chacune fait ses farces en cachette des autres. Le peu de fois qu'elles sont d'accord, c'est pour répéter que vous n'êtes qu'un idiot et vous carotter vos écus.
Tout ce qu'il entendait n'avait rien de très flatteur pour l'amour-propre du petit homme, mais il n'en jubilait pas moins de tout son coeur. Dieu savait quelle oreille avide il tendait aux sorties furibondes de la concierge! Aussi son tympan fut-il agréablement chatouillé par ces paroles de la Crotin:
—Oui, on m'a inondé l'escalier parce que, cette nuit, j'ai refusé de tirer le cordon à je ne sais laquelle des trois qui voulait aller rejoindre dans la rue le particulier qui, pendant un quart d'heure, l'avait régalé de ses coups de sifflet d'appel.
Elle vint se mettre sous le nez de Camuflet dont la face tendue étalait au grand jour son oeil au pourtour noir et tuméfié.
—Il ne vous reste qu'on oeil de bon; mais, à l'avenir, ouvrez-le... C'est un conseil que je vous donne...
Ensuite, comme si la seule présence du petit homme ne lui suffisait pas pour décharger sa bile, elle prit la rampe, et, en faisant jaillir sous la semelle de ses savates les flaques d'eau recueillies par les marches creuses, elle dévala par l'escalier en criant:
—Je vais aller attendre au passage la rentrée de vos coquines et je vous jure que je les ferai rire jaune!
Camuflet suivit un instant du regard la descente de celle qui promettait de faire passer à ses respectables dames un vilain quart d'heure. Après quoi, il rentra chez lui tout souriant.
—Je ne suis pas prophète, murmurait-il, mais je crois pouvoir prédire que la bonne harmonie entre la Crotin et mes belles-mères va être légèrement troublée.
Au chapitre particulier de chaque belle-mère, il n'avait recueilli rien de précis, mais l'ensemble des renseignements suffisait pour l'engager à ne plus s'apitoyer sur le sort de celles que, jusqu'à ce jour, il avait cru tant isolées en ce bas monde qu'il constituait leur unique relation.
Il aurait bien pu rester sur le carré à écouter par-dessus la rampe la réception promise à ses belles-mères par la Crotin. Il connaissait assez l'organe criard de ces dames pour être certain, en sachant aussi à quel diapason était accordée la portière, que le quatuor furieux qui allait être chanté dans le vestibule lui monterait bien distinct des profondeurs de l'escalier. Mais à quoi bon? Une scène bien plus curieuse et tout aussi aigre ne lui était-elle pas réservée?
Après avoir passé ensemble sous la langue de la portière, les bonnes dames, quand elles allaient se retrouver nez à nez, devaient infailliblement se prendre de bec. Car, enfin, devant ce fait de l'escalier inondé, elles ne pouvaient manquer de s'accuser mutuellement du délit. De cette scène orageuse, où la fureur ferait oublier la prudence, Camuflet avait l'espoir d'extraire d'utiles détails... espoir qui lui faisait se dire avec une satisfaction sincère:
—Je vais donc pouvoir flanquer à la porte ces très chères dames.
Effectivement au bout d'un quart d'heure, la porte de la cuisine claqua de vigoureuse façon, annonçant la rentrée des belles-mères.
L'ouragan allait se déchaîner avec violence. Camuflet, en conséquence, dressa ses deux oreilles.
Par malheur, le petit homme, tout à l'heure sur le carré ruisselant d'eau, avait pris l'humidité aux pieds à travers les minces semelles de ses pantoufles, et sa tête nue s'était refroidie entre deux airs. Des pieds et du nez, il avait gagné un bon rhume qui, au moment même où allait éclater l'orage chez les belles-mères, se traduisit par un éternuement.
A ce bruit qui leur signalait le voisinage de l'ennemi commun, les trois femmes, par suite de l'accord qui liait ces ennemies irréconciliables tant qu'il s'agissait de leur gendre, calmèrent subitement leur fureur. Au lieu des éclats d'une trombe de rage, un profond silence régna dans le logis.
Par expérience, Camuflet n'ignorait pas que les douces personnes agissaient envers lui comme les cochers de fiacre qui, dans une dispute entre collègues, soulagent leur rage en tombant à coups de fouet sur un de leurs voyageurs.
—Je ferais bien de décamper, se dit-il.
Et, sans se le répéter à quatre fois, il gagna doucement la porte du carré et fila comme un lièvre.
—Eh! monsieur Camuflet! lui cria la Crotin comme il passait devant la loge.
Quand il se fut arrêté, elle lui tendit trois lettres en disant avec le plus profond mépris:
—Voici trois lettres que le facteur vient d'apporter pour vos propres à rien. Vous les leur remettrez vous-même, car, dorénavant, je ne veux plus avoir de rapports avec ces créatures.
Elle se tourna vers son époux qui, dans un coin de la loge, ingurgitait une tasse de chocolat.
—Es-tu de mon avis, Pancrace?
—Le mieux est de ne plus se commettre avec de telles espèces, déclara dédaigneusement Pancrace.
Camuflet plaça les trois lettres dans une poche de son portefeuille et, d'une autre, il sortit un billet de cinquante francs qu'il offrit à la Crotin.
—Croyez, dit-il, que je suis au regret de l'accident arrivé. Voici de quoi payer la peine de celui qui épongera les marches.
La portière prit le billet, puis avec un attendrissement dans la voix:
—Vous êtes tout de même une vraie bête du bon Dieu... C'est pitié de voir qu'on vous en pende tant au nez! dit-elle.
Après une petite pause de réflexion:
—Venez donc causer de temps en temps avec moi, ajouta-t-elle.
—Je n'y manquerai pas, chère madame Crotin, promit Camuflet, comprenant que l'ancienne alliée de ses belles-mères passait dans son camp.
Il avait fait trois pas, quand elle le rappela:
—Accepteriez-vous un bon conseil? demanda-t-elle.
—Deux même.
—Eh bien! aussitôt que vous serez couché, ce soir, ne vous endormez pas.
—Parce que?
—Parce que, ce soir, ce sera le tour des piiouit.
Et, sur ce renseignement énigmatique, elle retourna à son fourneau sur lequel chauffait sa part de chocolat.
Camuflet prit dans son portefeuille un second billet et le tendit à la femme.
—Voulez-vous avoir l'obligeance de porter cette somme à un de mes amis? demanda-t-il.
—Sans doute. Où demeure-t-il?
—Je n'ai jamais su son adresse, déclara Camuflet qui décampa sans reprendre son billet.
—Il n'est pas déjà si bête, cet imbécile! pensa la portière en empochant le cadeau.
«Qui veut la fin veut les moyens», dit un proverbe. Puisque Camuflet avait accepté de la concierge les trois lettres adressées à ses belles-mères, ce n'était pas pour les garder intactes dans son portefeuille. Sa curiosité était d'autant plus justifiable que, depuis deux jours que sa méfiance avait été éveillée, il en découvrait de belles sur le compte des bonnes dames. Odeur de pipe chez l'une! empreintes boueuses de pieds énormes chez l'autre! carte de baron dans la poche de la troisième!... Et voilà que, tout à l'heure, on lui avait appris que ces dames connaissaient de mystérieux piiouit qui, la nuit, les faisaient descendre dans la rue, ou que, le jour, elles allaient rejoindre dans les crémeries ou chez les marchands de vin du quartier.
Dire qu'il les avait crues seules au monde sans la plus petite parenté, sans même un ami qui s'intéressât à elles... et il avait, à présent dans son portefeuille, la preuve que chacune était en correspondance réglée... Oui, avec qui?
—Ce ne doit être qu'avec des amoureux venus depuis peu, se répondait Camuflet qui se rappelait les cent fois que le trio lui avait affirmé ne plus connaître personne en cette vallée de misère qu'on appelle l'existence.
Des amoureux! à leur âge! Mais quand il les aurait appelées vieilles folles, cela n'en ferait pas moins que les amoureux existaient, qu'ils écrivaient, et que lui, Camuflet, allait se régaler de leur prose... car, tout en réfléchissant ainsi, il venait de retirer de son portefeuille les trois lettres d'amour.
Ils ne payaient pas de mine, ces billets doux qui devaient contenir un cri du coeur! L'un empoisonnait l'odeur de pipe. L'autre avait son enveloppe maculée de taches de vin. Le dernier portait la marque des doigts crasseux qui l'avaient plié... Et quelle écriture, quelle orthographe trahissait l'adresse de ces poulets.
—Mes belles-mères n'ont pas placé leur coeur dans les hautes classes! pensa Camuflet en ouvrant la première lettre.
Fichtre! non, ce n'était pas dans les hautes classes qu'aimaient ces dames!... Elles avaient même attrapé en plein dans le mille, si leur intention première avait été de viser parmi les archi-sans le sou, car, ainsi qu'on l'a vu en un chapitre précédent, toutes ces lettres, dans un style plus ou moins impérieux, réclamaient de l'argent.
—Comment! c'est ainsi que peut écrire un baron! se demanda Camuflet après avoir lu l'écrit destiné à madame Buffard des Palombes.
Pour Camuflet, cette lettre devait émaner d'autant plus infailliblement du baron qu'elle n'était pas signée, preuve certaine, selon lui, que le noble correspondant n'avait pas voulu compromettre le blason de ses pères!
—Un vieux roué, se dit Camuflet, que le fait de soupirer pour une dame de l'âge respectable de madame Buffard des Palombes ancrait dans cette conviction que l'amoureux devait avoir la soixantaine bien sonnée.
Et, au lieu de s'affliger de ce que ces lettres n'étaient que des demandes d'argent, Camuflet en était heureux.
—Tous ces soupirants qui tirent la langue après un écu vont se jeter sur la petite dot que j'offrirai, et, avant peu, un triple mariage m'aura débarrassé de mes trois belles-mères, se disait il en se frottant les mains.
Cette perspective d'un triple mariage lui souriait. A lui, homme doux, elle plaisait d'autant mieux qu'elle l'exemptait de demander la séparation à des moyens violents. Aussi, tout en marchant par les rues à l'aventure, semblable à la Jeannette de la fable de la Laitière et le Pot au lait, il faisait mille doux projets sur l'emploi de sa liberté reconquise. Le plus pressé était de faciliter le mariage du vieux baron avec le no 3. Aussitôt les nos 1 et 2, jaloux, et envieux, sauteraient d'eux-mêmes dans le conjungo... et alors, lui, libre! libre! libre!
Soudain, dans ce ciel bleu que l'espérance lui montrait, Camuflet vit apparaître un petit nuage noir. Que signifiait donc le dernier paragraphe du billet adressé à madame Buffard des Palombes?
Camuflet, reprenant l'épître dans sa poche, relut lentement la phrase énigmatique:
«J'ai deux grues couchées en joue. Laquelle? De l'une ou de l'autre, il y aura toujours des picaillons à fricoter.»
—Je consulterai M. Grandvivier, se dit le petit homme à bout d'efforts pour comprendre.
Alors il pensa à reconnaître en quel endroit le hasard de sa marche l'avait conduit. Il se trouvait à l'entrée de la rue Vivienne. Il était donc tout porté pour aller visiter ce nouvel appartement, loué par M. Grandvivier, dans lequel il avait quelques travaux à diriger.
Et voilà comment Camuflet, après avoir inspecté le local, avait rendu visite au propriétaire, M. Fraimoulu, qu'il avait trouvé achevant un exécrable déjeuner, à son retour de l'expédition chez son neveu, qui n'avait eu d'autre résultat que de le faire inutilement carillonner devant la porte de Gontran obstinément fermée.
A celui que, la veille, il avait transformé en commissaire de police pour qu'il l'aidât à échapper à ses belles-mères, Camuflet, tout heureux de la possession de ses lettres, en avait fait la lecture. Il espérait que Fraimoulu l'aiderait à déchiffrer l'énigme qui terminait la lettre adressée à dame Buffard de Palombes.
—Comprenez-vous? avait-il demandé.
A quoi, on s'en souvient, Fraimoulu avait négativement répondu. Puis, comme les affaires du petit homme l'intéressaient moins que les siennes, il reprit:
—Le travail à exécuter dans l'appartement que M. Grandvivier m'a loué sera-t-il de longue durée?
—Du tout. Avec quelques carreaux de plâtre et vingt ou trente heures de travail, ce sera chose bâclée.
—Mon nouveau locataire m'a parlé vaguement de cloisons, sans m'en préciser la place, dit Fraimoulu pour obtenir du veuf plus de détails.
—Oui, deux. Une qui doit diminuer une pièce de débarras au profit d'un cabinet de toilette.
—Et l'autre?
—Ah! fit Camuflet en haussant les épaules, pour celle-là, je ne comprends guère M. Grandvivier. Dans le logement qu'il va quitter, la cuisine est étroite et à ce point si mal aérée que sa cuisinière Cydalise en est malade.
—Dans la cuisine qu'il va trouver ici, il en sera autrement, car la pièce est vaste. La cuisinière y respirera à pleins poumons, avança Fraimoulu.
—Justement! Justement! répéta vivement Camuflet. Eh bien! croiriez-vous que c'est cette cuisine que M. Grandvivier veut diminuer avec sa cloison? «Cela fera une office pour Cydalise», a-t-il répondu à mon observation.
—Mais la cuisine, de l'autre côté du couloir, possède déjà une office, objecta Fraimoulu.
—C'est aussi ce que j'ai dit au magistrat qui m'a répliqué que cette office était trop loin et trop séparée de la cuisine. «Dans la nouvelle, Cydalise aura tout sous la main», m'a-t-il répliqué.
En somme, c'était le locataire qui payait les travaux. Il était donc maître d'en agir à son caprice et c'était là chose sur laquelle il n'y avait rien à voir pour les autres.
—Après tout, ça le regarde, dit Fraimoulu.
—Oui, mais cela diminue la cuisine d'un bon tiers... oh! oui, d'un bon tiers... et, après le travail, elle ne sera plus qu'un long boyau incommode, répliqua le triple veuf.
Il porta la main à sa poche.
—Au fait, fit-il, vous allez en juger. J'ai inscrit mes mesures et tracé une espèce de plan sur un papier que j'ai là.
Il tendit le plan à Fraimoulu en ajoutant:
—Tenez, là, au dos de cette carte de visite.
Seulement, il la présenta sur la face contraire, ce qui permit à Athanase de voir le nom.
—Baron de Walhofer, lut-il.
Et, pris de l'avide curiosité d'avoir des renseignements sur cet homme qu'il avait rencontré, la veille, à la table de Ducanif, il s'écria:
—Connaissez-vous ce baron?
—Nullement.
Comme le regard d'Athanase, qui se reportait de lui à la carte, était plein d'interrogation, Camuflet se hâta d'ajouter:
—Pas autrement que de nom... par cette carte trouvée dans la poche de ma belle-mère n° 3.
Il frappa sur la poche qui contenait les lettres.
—Et, reprit-il, j'ai tout lieu de croire que c'est de lui que vient la missive où se trouve le paragraphe incompréhensible des deux grues couchées en joue.
Style, écriture et orthographe répondaient si mal à ce jeune homme avec lequel il avait dîné que Fraimoulu haussa les épaules.
—Ne croyez donc pas cela! fit-il avec l'accent convaincu.
A ce ton, une espérance subite vint à l'esprit de Camuflet. Est-ce que son heureuse chance voulait qu'il fût en présence de quelqu'un qui pût lui donner sur le baron ces renseignements qu'il désirait si ardemment, mais qu'il ne savait où prendre.
—Connaissez-vous donc ce M. de Walhofer? demanda-t-il.
—Hier soir, nous nous sommes rencontrés à la table d'un de mes amis, avoua Athanase.
Dans le thème qu'il s'était créé, Camuflet, on le sait, voyait le soupirant de madame Buffard des Palombes sous les traits d'un vieillard. A cette rose de cinquante-cinq ans ne pouvait convenir qu'un rosier de soixante années. De là vint donc qu'il s'écria:
—Ah! vous connaissez ce vieillard?
—Quel vieillard? fit Fraimoulu dérouté.
—Le baron, parbleu!
—Le baron n'est pas un vieillard. C'est un jeune homme de trente ans au plus, affirma Athanase.
Le petit homme tenait trop à son idée pour en démordre.
—Alors, fit-il, c'est du fils que vous parlez?
—Je ne sais plus à propos de quoi j'ai entendu le baron avancer qu'il était orphelin, affirma Fraimoulu.
Ensuite, à l'appui de son dire, il continua:
—Mon baron est un blond, à chevelure coupée ras, ce qui contraste avec ses moustaches qu'il porte fort longues. Ce serait un fort beau garçon, sans certain pli, entre les sourcils, qui lui fait la visage dur... sans compter une balafre sur la joue gauche.
A mesure que Fraimoulu avait parlé, la face de Camuflet s'était empreinte de surprise. Le propriétaire était en train, trait pour trait, de lui faire le portrait de ce jeune homme que, trois jours auparavant, il avait vu fumant sa pipe, en tenue déguenillée, à la fenêtre d'une des masures qui s'éclairaient sur le jardin de M. Grandvivier.
Il confondit si bien dans sa pensée le fumeur avec le personnage dont parlait Fraimoulu, qu'il repartit:
—Je comprends que, dans ses lettres, ce baron demande deux billets de mille francs à une femme. C'est sans doute pour s'habiller, car il a triste apparence sous sa blouse en loques.
Ce fut au tour de Fraimoulu d'ouvrir des yeux étonnés.
—Une blouse! répéta-t-il. Loin d'exhiber la blouse en loques que vous lui prêtez, je vous jure que ce jeune homme, malgré sa tenue un peu raide, avait fort bon air sous l'habit noir qu'il portait chez mon ami.
—Et vous êtes certain que c'était le baron? insista Camuflet s'entêtant.
—Pour tel il m'a été présenté par le maître de la maison et tel je l'ai entendu désigner tout le long du repas par ce dernier qui, au dessert, a fini par lui donner son petit nom.
—Qui était? demanda Camuflet jugeant qu'il n'est aucun renseignement inutile à prendre.
—Alfred, s'il m'en souvient bien.
Le triple veuf avait trop à coeur de renoncer à son idée pour ne pas revenir à l'assaut.
—Est-ce qu'il ne demeure pas du côté de la rue de Turenne, votre baron? demanda-t-il.
—Nullement. Il habite le numéro 4 de la rue Caumartin, dans la maison même où j'ai dîné.
Battu sur tous les points, Camuflet se rendit. Comme depuis son lever il ne s'était pas mis une seule bouchée dans son estomac qui faisait rage, il songea à aller déjeuner.
—Pardon! je vous reprends cette carte au dos de laquelle sont mes mesures pour les cloisons, dit-il en retirant le carton des mains d'Athanase.
Puis, en le retournant sur le bon sens où s'étalait le nom du baron sans aucune adresse:
—A tant faire que d'avoir des cartes, on devrait au moins y faire imprimer aussi son domicile, dit-il.
—Donner sa carte avec une adresse, c'est se mettre à la disposition du premier venu auquel il plairait de venir vous ennuyer de sa visite... Probablement que le baron a voulu écarter ces gêneurs-là, répondit Fraimoulu.
Cinq minutes après, le triple veuf était attablé dans un restaurant. Son déjeuner fut des plus brefs, car une idée, qui s'était logée en sa tête, lui fit mettre les bouchées doubles.
—Je n'aurai pas le démenti sur cette ressemblance, se dit-il, quand il se retrouva sur le trottoir.
De son pas accéléré, il gagna la rue de Turenne. Aux environs de la demeure de M. Grandvivier, il chercha dans les rues adjacentes à retrouver les masures qui, sur leurs façades de derrière, devaient clore le jardin du magistrat.
—Ce doit être là, pensa-t-il en s'engageant dans une allée sombre et puante au bout de laquelle, dans un trou infect, il vit le portier occupé du ressemelage d'un soulier.
—Alfred est-il là-haut? demanda-t-il en se rappelant le nom de baptême appris de Fraimoulu.
—Alfred? dit le savetier. Quel Alfred? Il y en a deux dans la maison... Est-ce Boîte-à-Poivre ou bien le Tombeur-des-Crânes?
—Le blond à longues moustaches, dit Camuflet se tirant d'embarras entre ces deux sobriquets.
—Ah! bon! fit le portier. Alors le Tombeur-des-Crânes?
Après avoir prononcé le nom du Tombeur-des-Crânes avec une emphase qui attestait combien il était fier de posséder un tel locataire, le portier qui, tout en parlant, avait été occupé à enfoncer des clous dans sa semelle, releva la tête et regarda mieux Camuflet.
Alors il sourit, et d'une voix goguenarde:
—Que je suis bête, dit-il, de vous avoir demandé auquel de mes deux Alfred vous avez affaire! dit-il.
—Pourquoi? fit le petit homme.
—Parce qu'il suffisait simplement de vous regarder pour savoir tout de suite que c'est le Tombeur-des-Crânes que vous cherchez.
—Bah! Et à quoi, s'il vous plaît, voit-on ça en me regardant?
—A votre pochon. Ah! le gaillard qui vous a collé cette tape-là sur l'oeil ne vous a pas ménagé la marchandise! Il vous a copieusement servi!
Avant que Camuflet pût demander quel rapport existait entre le Tombeur-des-Crânes et le coup de poing qui lui avait enjolivé l'oeil, le savetier continua de son ton toujours gouailleur:
—Comme ça, mon bonhomme, nous disons donc que vous avez le trac?
—Quel trac? dit Camuflet.
—Ne faites donc pas celui qui ne comprend pas! Si vous aimez mieux, je dirai que vous n'avez pas de coeur au ventre... que vous refoulez devant l'occasion de montrer que vous êtes un gas à poil... Hein! C'est ça? Pas vrai?
Camuflet, ahuri, ne répondant pas, faute de deviner ce que parler voulait dire, le portier prit ce silence pour un aveu et continua en son langage qui n'avait rien de celui des cours.
—Faut pas en rougir. Tous les jours ça arrive, quoi! un particulier vous allonge une mornifle sur la frime. On ne demanderait pas mieux, en manière de rebiffe, que de lui crever la paillasse... Malheureusement, nib de courage... Alors, qu'est-ce qu'on fait?
—Oui, qu'est-ce qu'on fait? répéta Camuflet de plus en plus ébaubi.
—Alors on vient trouver le Tombeur-des-Crânes et on lui dit: «Je ne regarde pas au prix, flanquez-moi donc mon ennemi les quatre fers en l'air... Réglez-lui mon compte.» Et le Tombeur-des-Crânes, qui est bon garçon et très complaisant pour qui lui aboule des monacos, fait votre commission.
Emerveillé par l'industrie du jeune homme aux moustaches blondes, Camuflet restait bouche béante. Le savetier put continuer à son aise:
—Vous savez, le Tombeur-des-Crânes n'est pas regardant. Il règle le compte à ce que vous voulez: au sabre, à l'épée, au bâton, à la savate.
Sur ce dernier mot, le portier hocha un peu la tête d'un air triste et continua:
—La savate, ce n'est plus trop son fort depuis un mauvais atout, reçu dans le temps, qui lui alourdit la jambe... Non pas qu'il rechigne à la savate, car il y trouverait difficilement son maître, seulement il aime mieux jouer d'autre chose... C'est comme pour moi la morue. Oui, j'en mange... mais je lui préfère le gigot à l'ail.
Le savetier, après cette confession sur la morue, frappa familièrement sur le ventre de Camuflet en lui disant d'un ton paternel:
—Soyez tranquille, mon petit. Pourvu que vous ayez seulement du courage à la poche, le Tombeur-des-Crânes liquidera si amplement votre pochon, que l'autre aura du retour.
Le bavardage du savetier avait eu un bon côté, celui de fournir à Camuflet, qui n'y avait pas d'abord pensé, le prétexte pour aborder son jeune homme aux moustaches blondes. Bien que, par les renseignements du portier, il eût reconnu que le Tombeur-des-Crânes ne pouvait être le baron de Walhofer, il lui fallait, devant le savetier, motiver sa visite dans la maison à la recherche d'un des deux Alfred qui l'habitaient.
En conséquence, il remua négativement la tête en disant:
—Je ne viens pas pour mon pochon, attendu que ce coup m'est arrivé par une chute de l'impériale d'un omnibus et je ne sache pas que votre locataire se charge de corriger les omnibus.
—Ça, c'est vrai.
—Après tout le bien que j'avais entendu dire du talent à l'escrime de M. Alfred, dit le Tombeur-des-Crânes, je venais pour m'entendre avec lui sur des leçons à donner à deux de mes fils.
En avançant ce mensonge, l'intention de Camuflet était, pour tromper le savetier qui allait lui indiquer la porte et l'étage du Tombeur-des-Crânes, de faire une pause dans les escaliers, puis de redescendre, au bout d'un quart d'heure, comme s'il avait vu le locataire. Il se trouverait ainsi dégagé de la fausse piste sur laquelle l'avait lancé la ressemblance du fumeur aux moustaches, qu'il avait aperçu de chez M. Grandvivier, avec le portrait de Walhofer que lui avait fait Fraimoulu, disant avoir dîné, la veille, avec le baron.
Camuflet fut exempté de la station qu'il se proposait de faire dans l'escalier.
Le portier, qui aurait dû, s'il n'en avait été détourné par le pochon, commencer par cette déclaration, lâcha ces mots:
—Mon locataire n'est pas chez lui. Laissez votre nom et votre adresse. Je les lui remettrai la première fois que je le verrai... un de ces soirs.
—Il ne rentre donc pas régulièrement chaque jour?
—Non. Depuis qu'il a ouvert une salle d'armes par là-bas, dans les beaux quartiers, je ne le vois revenir que bien rarement dans sa chambre qu'il a conservée.
Forcé par son mensonge d'avoir l'air d'être pressé de trouver le professeur d'escrime qu'il voulait donner à ses prétendus fils, Camuflet ne put faire autrement que de demander:
—Où se trouve cette salle?
—Là-dessus je ne saurais vous répondre. D'abord le Tombeur n'aime pas trop à conter ses affaires par le menu. Ensuite, cela ne m'intéresse guère. Tout ce que je sais, c'est qu'il reparaît ici de loin en loin... Tenez, pas plus tard qu'il y a deux jours, vous seriez venu que vous l'auriez trouvé... Il a passé quarante-huit heures dans sa chambrette qu'il lui peine toujours de quitter...
A cette fin de phrase, le savetier cligna de l'oeil, puis, avec un sourire malin il articula:
—Et pour cause.
Le portier était de ces bavards qui n'attendent pas qu'on leur tire les vers du nez. Aussi, son écouteur n'ayant témoigné nulle curiosité à ce: «Et pour cause», il se hâta de dire à Camuflet, d'une voix basse, qui par suite de la proximité du nez à l'oreille, envoya aux narines du petit homme tout un parfum de chique et d'échalotes combinées:
—Oui, et pour cause, car il paraît qu'il en tient ferme pour une cuisinière du voisinage... Rien qu'un mur à sauter et il est chez sa belle.
—En vérité, dit machinalement Camuflet qui, loin de penser que ce mur franchi pouvait bien être celui qui fermait le jardin de M. Grandvivier, poursuivait une autre idée.
Il faisait bon être des locataires du savetier, car il ne rechignait pas à les faire mousser.
—Voyez-vous, reprit-il, c'est moi qui vous le dis, s'il n'arrive pas malheur à ce gaillard-là, il fera son chemin par les femmes.
L'idée qu'avait le petit homme en tête lui était soufflé par un dernier doute: Si péremptoirement qu'il lui fût prouvé qu'il s'était trompé en se mettant aux trousses du Tombeur-des-Crânes, quand il poursuivait le baron, Camuflet ne voulait pas se résigner.
En somme, «Alfred» était un petit nom, et le «Tombeur des Crânes» un sobriquet. Quel mal pouvait-il résulter de ce que, entre ce prénom et ce sobriquet, il laissât tomber le nom de Walhofer.
Il arracha donc un feuillet de son portefeuille et, tout en traçant au crayon deux renseignements faux, il dit au savetier:
—Voici mon nom et mon adresse que je vous prie, quand vous le verrez, de remettre à M. Walhofer.
A ce nom, le portier ouvrit des yeux surpris.
—Walhofer? répéta-t-il. Qui appelez-vous Walhofer?... Votre chien?
—Je croyais que, de son nom de famille, votre locataire s'appelle ainsi.
—Lui! pas le moins du monde! C'est un Dupicant, du nom de sa brave farceuse de mère... surnommée la Belle Flamande... Une rude gaillarde, allez! qui n'avait pas sa pareille pour attirer le public dans les foires... Fallait la voir avaler des cailloux et des lapins vivants!
Ensuite, tristement:
—Mais la gloire n'a qu'un temps, poursuivit-il. A cette heure, la Belle Flamande qui, entre nous, doit être fièrement dégommée, est revenue de tous ces triomphes... La déveine lui était arrivée à la suite de la mort de son homme, un hercule qui s'était cassé un ressort dans le coffre en voulant soulever une charrette trop chargée de militaires... J'étais là, quand ça lui est arrivé. Il a d'abord fait: «Hein!» puis il a lâché. «Aïe!» il a vomi le sang pas seulement de quoi remplir ce soulier d'enfant que vous voyez là... C'était la fin. Il était toisé. La veuve Dupicant en a vu de dures alors. Mais c'était une fine mouche qui s'est bien vite rattrapée aux branches.
Tout désireux de décamper, Camuflet tendait sa fausse adresse au savetier; il était tant impatient de partir qu'il n'avait plus prêté l'oreille aux derniers commérages du portier qui, au lieu de prendre le papier, continua en souriant:
—Il paraît que la Belle Flamande, aujourd'hui, est remontée sur sa bête. Je me suis laissé dire qu'elle avait trouvé le moyen de se loger dans la vie d'un bourgeois imbécile chez qui elle trouve à gogo sa pâtée.
Renonçant à voir le bavard prendre enfin son papier, Camuflet le posa sur une petite table, au milieu de vieilles savates, en disant d'un ton sec:
—Vous voudrez bien remettre cette adresse à votre locataire quand vous le verrez.
Et, sans plus tarder, il enfila l'allée au petit pas de course, poursuivi néanmoins par la voix du savetier, qui, la tête passée par le vasistas de la loge, lui criait:
—C'est pourtant le moins, quand on a fait causer le monde, qu'on offre un verre de vin.
Camuflet n'arrêta sa course qu'à deux cents mètres de la maison d'Alfred, le Tombeur-des-Crânes.
—Ouf! fit-il tout essoufflé, à quoi pensai-je en allant chercher le baron dans cette masure?... Il est vrai que la ressemblance d'Alfred, que j'avais vu fumant à sa fenêtre, répondait tellement au portrait que M. Fraimoulu m'avait fait du baron avec lequel il a dîné hier, que je suis bien excusable d'avoir voulu que les deux personnages fussent un seul et même individu... Car tout y est: cheveux ras, longues moustaches blondes, air mauvais, même cicatrice sur la joue et même âge de trente ans.
En pensant à l'âge, Camuflet eut un sourire.
—M'est avis, pensa-t-il, que, si mes trente ans m'étaient rendus, je ne les emploierais pas à m'amouracher d'une femme de cinquante-cinq... portât-elle l'illustre nom de Buffard des Palombes.
Sur cette réflexion, il pressa le pas.
—A présent, ajouta-t-il, allons rue Caumartin pour voir si l'autre paire de moustaches, dont Fraimoulu m'a donné l'adresse, est bien sur les lèvres du vrai baron.
Il modéra pourtant son pas pour trouver le prétexte sous lequel il se présenterait devant M. Walhofer.
Il ne fut pas long à l'inventer. Son nom d'entrepreneur de travaux publics était assez connu sur la place pour qu'il pût avancer que, sur le point de commencer une grande entreprise par actions, il avait besoin que son conseil de surveillance fût composé de noms à particules, parmi lesquels celui du baron belge ne serait pas déplacé.
Le trou du savetier ne ressemblait guère à la loge de la rue Caumartin. Celle-ci était presque un salon, au milieu duquel se tenait un monsieur en jaquette de velours et pantoufles brodées, qui, en retirant la calotte dont était couverte sa tête chauve, demanda poliment:
—Que désire monsieur?
—Suis-je assez heureux pour que M. le baron de Walhofer soit chez lui? débita Camuflet.
—M. le baron qui s'absente souvent pour aller chasser dans ses terres, se trouve être précisément de retour à Paris depuis hier matin, annonça le concierge.
Sur ce, il s'inclina, en ajoutant:
—Au deuxième étage, la porte en face.
En montant l'escalier, Camuflet, comparant ses deux visites, fit cette réflexion:
—Il paraît que l'un pour aller à la chasse, l'autre pour se rendre à sa salle d'arme, mes deux moustachus s'absentent souvent de leur domicile.
Camuflet était arrivé devant la porte désignée. Il avançait déjà la main vers le cordon de la sonnette quand, au-dessus de lui, à l'étage supérieur, il entendit ouvrir une porte.
—A bientôt, mon cher baron! dit une voix de femme.
—Toujours votre: «à bientôt!» et rien n'arrive, répondit, sèche et mécontente, une voix d'homme.
—N'est-ce pas aussi que vous voulez aller plus vite que les violons? répliqua la femme.
—Vous savez, Héloïse, que pour vous comme pour votre Gustave, il ne ferait pas bon vous jouer de moi, accentua durement l'homme.
—Ne faites donc pas le croquemitaine, mon bon! dit railleusement celle qu'on venait de nommer Héloïse.
Accaparé par la curiosité, Camuflet avait oublié de sonner. Il restait immobile, l'oreille tendue à ces deux voix qui se chamaillaient au-dessus de lui.
Dans sa situation d'écouteur, il y avait un côté dangereux pour Camuflet, planté devant la porte du baron. S'il sonnait, il arriverait qu'au bruit de la sonnette ceux qui causaient là-haut se pencheraient par-dessus la rampe et, en l'apercevant, s'étonneraient de ne pas l'avoir entendu monter et finiraient par en conclure qu'il devait être sur le carré depuis longtemps, l'oreille bien ouverte, en véritable indiscret curieux.
D'après ce qu'il avait entendu, car la femme avait déjà deux fois traité de baron son interlocuteur, il était évident que c'était M. de Walhofer qui sortait d'une visite chez un voisin... et qui en sortait même mécontent, à en juger par les paroles menaçantes qu'il venait de prononcer.
A se demander s'il sonnerait ou ne sonnerait pas, le triple veuf laissa au dialogue le temps de se poursuivre.
Sans relever l'épithète de croquemitaine, le baron avait repris:
—Pourquoi n'est-il pas là, votre Gustave?
—Je vous ai déjà dit qu'il n'était pas encore arrivé, répondit la femme qu'au nom d'Héloïse, que lui avait donné M. de Walhofer, on a dû reconnaître pour la cuisinière de Ducanif.
—Pas arrivé? Vous mentez! dit carrément le baron.
—Ah! dites donc, vous, le mal embouché! fit Héloïse.
—Oui, vous mentez. Car, tout à l'heure, quand de ma fenêtre je guettais le départ de Ducanif pour monter ici, j'ai vu, derrière lui, le beau docteur se glisser tout aussitôt dans la maison.
—Vous aurez mal vu, voilà tout, prononça Héloïse d'une voix qui sembla perdre un peu de son assurance.
—Je suis certain du fait... il a dû me précéder ici des quelques instants que j'ai perdus à l'attendre, en croyant qu'il entrerait d'abord chez moi, ainsi qu'il l'a déjà fait plusieurs fois, alors que je laissais, comme aujourd'hui... elle y est même encore en ce moment... ma clé sur la porte, afin qu'il n'eût pas à sonner. Étant censés ne pas nous connaître, il est inutile qu'un coup de sonnette éveille l'attention d'un voisin.
En entendant ces mots, Camuflet se retourna vers la porte du baron contre laquelle il s'était adossé pour demeurer mieux caché aux deux causeurs du palier supérieur.
—Tiens! c'est vrai! il a laissé sa clé à la serrure, se dit-il en constatant le fait.
Cependant la conversation d'en haut avait continué:
—Si Gustave vous avait précédé ici, vous l'y auriez trouvé à votre arrivée, objecta Héloïse.
—Qui sait si vous n'avez pas fait se cacher le docteur dans quelque coin de l'appartement?
—Voulez-vous visiter le logis? proposa Héloïse.
—Ou, alors, appuya le baron, il a dû s'évader d'ici à la sourdine, pendant que vous me teniez dans le salon.
—Tenez, mon cher, vous êtes absurde avec votre méfiance, articula la cuisinière impatientée. Quand il vous a donné rendez-vous ici, quelle raison aurait Gustave, à votre arrivée, de s'enfuir ou de se cacher?
—Je vous répète que je l'ai vu entrer dans la maison, insista M. de Walhofer.
—Soit! accorda Héloïse, je le veux bien. Mais ne se peut-il pas que Cabillaud, au lieu de monter directement, soit resté à causer dans la loge ou soit entré chez le locataire du premier étage, le vieux podagre dont, vous le savez, M. Ducanif lui a procuré la clientèle?... Au lieu de vous impatienter et de faire vos gros yeux, vous auriez mieux fait d'attendre Gustave... S'il est dans la maison, comme vous l'affirmez, il ne tardera pas à arriver.
Sans doute que ces raisons avaient amené chez le baron un doute qu'Héloïse lut sur sa figure, car elle ajouta d'une voix douce:
—Allons! mauvaise tête, rentrons et causons comme de bons amis en attendant le docteur.
—Oui, mais si Ducanif revenait? dit le baron hésitant.
—Oh! là-dessus, vous pouvez être tranquille. Notre imbécile ne reviendra pas avant cinq heures, répondit en riant la cuisinière.
Tout ce qu'il venait d'entendre, si étrange que cela fût, importait peu à Camuflet. Ce qu'il voulait uniquement, c'était connaître de vue le baron. Il tenait à voir le visage de celui qui faisait palpiter d'amour les cinquante-cinq printemps de madame Buffard des Palombes.
Ayant repris sa position du dos tourné à la porte du logis de M. de Walhofer, il se tenait immobile, le nez en l'air, guettant l'occasion favorable où il pût croire l'attention du baron complètement détournée par Héloïse.
Alors, vite, il avancerait la tête en dehors, dans la cage de l'escalier et lancerait son regard en haut... Un coup d'oeil est si vite donné!
Camuflet, en plus qu'il tournait le dos à la porte, était si profondément occupé à guetter l'instant propice pour couler son regard jusqu'au baron, qu'il n'avait pu remarquer un fait singulier qui se passait derrière lui.
Plusieurs fois la porte de M. de Walhofer s'était entr'ouverte sans bruit, puis elle s'était refermée comme si celui qui voulait sortir si discrètement de chez le baron en eût été empêché par le dos de Camuflet qui lui barrait le passage. A coup sûr, l'inconnu qui faisait ainsi jouer la porte ne tenait pas à être vu opérant sa sortie du logement de M. de Walhofer.
Cependant là-haut la voix de la cuisinière Héloïse avait repris:
—Est-ce décidé? Rentrez-vous pour attendre Gustave?
—Pas plus de vingt minutes, dit le baron faisant ses conditions pour n'avoir pas l'air de céder.
Camuflet comprit que M. de Walhofer, en ce moment, faisait le demi-tour à la suite de la cuisinière.
—C'est l'instant favorable pour apercevoir le bout de son nez sans être vu, pensa-t-il.
Et vivement il s'avança, sur le bout des pieds, vers la rampe, pour se pencher et regarder en l'air.
Mais il n'eut pas le temps d'achever sa manoeuvre. Une série de faits qui se produisirent coup sur coup, en une seconde, empêcha sa curiosité d'être satisfaite.
Le baron devait être plus près de la porte que l'avait conjecturé Camuflet, car ce dernier n'en était encore qu'à son second pas, quand se fit entendre le claquement de la porte que la cuisinière Héloïse refermait sur M. de Walhofer, enfin entré.
Au même moment, au bas de l'escalier, la voix de quelqu'un qui avait déjà monté quelques marches demandait en s'adressant au concierge:
—Pitois, M. le baron de Walhofer est-il sorti?
—Non, monsieur Ducanif.
—Merci. Je vais entrer lui faire une visite en passant devant sa porte... Si vous voyez Héloïse sortir, pour aller aux provisions, prévenez-la de mon retour subit et, avant qu'elle fasse ses achats, dites-lui de venir prendre mes ordres chez le baron, car il m'est tombé pour ce soir des convives inattendus.
—Mademoiselle Héloïse est encore chez vous.
—Guettez-la au passage.
—Oui, monsieur Ducanif.
Camuflet n'avait pas perdu un mot du dialogue.
—Ducanif! c'est le nom de cet ami chez lequel M. Fraimoulu m'a dit avoir dîné avec le baron, se rappela-t-il.
Puis, au souvenir du dialogue de tout à l'heure, il se dit:
—C'est lui que sa cuisinière traitait si cavalièrement d'imbécile... En le croisant sur l'escalier, je vais voir s'il a vraiment l'air aussi bête que cette fille le prétend.
Et Camuflet fit un nouveau pas pour descendre à la rencontre de Ducanif qui montait lentement.
Ce pas fut unique.
Soudainement, le petit homme se sentit la tête enveloppée dans une étoffe épaisse qui l'aveugla. Avant que la surprise lui permît un geste de résistance ou un cri d'appel, il fut saisi à bras-le-corps et enlevé de terre. Son agresseur fit quelques pas, puis le laissa reprendre pied en lâchant prise.
Camuflet ne mit que deux secondes à dégager sa tête de l'enveloppe qui l'étouffait, enveloppe qui n'était autre qu'un tapis de table. Mais, si court qu'eût été le temps, il avait suffi à son ennemi pour disparaître.
Il se trouva dans une chambre, le nez devant une porte qu'on était en train de refermer sur lui, car la serrure fit entendre un double craquement.
Entrée du baron sur les pas d'Héloïse, apparition de Ducanif et emprisonnement de Camuflet, tout s'était passé en une demi-minute.
—Où suis-je? se demanda le prisonnier en promenant son regard dans cette chambre inconnue, au milieu de laquelle se trouvait le guéridon qui avait fourni le tapis dont l'inconnu avait entouré la tête du captif.
Il ne fut pas long à deviner où il était.
Il se trouvait toujours le nez bien en face de la porte du baron.
Seulement, il avait changé de côté.
Naguère, il se tenait devant.
A présent, il se voyait derrière.
Bref, on l'avait transporté et enfermé dans le logis de M. de Walhofer.
—Quel est le fumiste qui m'a joué cette farce? se demanda-t-il tout d'abord.
Puis, avec le sentiment de sa situation, la peur le saisit.
Celui qui l'avait assailli à l'improviste sortait incontestablement du logis du baron. Que faisait-il en ce local pendant l'absence du maître? Ce devait être un voleur qui, entré dans la maison en cherchant aventure, avait profité de l'occasion offerte par la clef que le baron avait laissée sur sa porte.
Après son coup fait, le malfaiteur, au moment de sortir, avait aperçu Camuflet sur le carré, et, à l'aide du tapis et du tour de clef, il avait mis ce témoin dans l'impossibilité de le reconnaître et de le poursuivre.
—Me voici dans de jolis draps! se dit le prisonnier en pensant que, quand on viendrait le délivrer, ce serait pour le conduire devant un commissaire de police avec une jolie accusation de vol sur le dos.
Et pas le moyen de sortir!
La serrure fermée à double tour s'y opposait formellement.
—Bigre de bigre! maugréait-il.
Il eut l'espoir que, sur l'escalier de service, la sortie pouvait s'ouvrir du dedans. Mais le local était un logement de garçon, sans cuisine et, partant, sans escalier de service.
En vingt enjambées, il eut vite parcouru les trois petites pièces qui composaient le logis, pièces meublées avec ce luxe criard et tout en clinquant que les tapissiers vous fournissent dans les vingt-quatre heures. Un seul coup d'oeil suffisait pour reconnaître que le baron avait usé de ce procédé expéditif pour s'installer. Rien dans cet intérieur n'attestait la vie intime, pleine de souvenirs et d'objets aimés qui s'accrochent lentement aux murailles.
Le voleur... car dans l'idée de Camuflet, il ne pouvait avoir eu affaire qu'à un voleur..., avait-il manqué du temps nécessaire pour exécuter son vol? Ou bien possédait-il la clé des meubles? Le fait était que nulle trace d'effraction n'apparaissait. Mieux encore, rien n'était dérangé dans l'appartement. Il eût été impossible de préciser à quel meuble s'était attaqué celui qui venait de s'évader du logement après y avoir enfermé l'homme aux trois belles-mères.
—Bigre de bigre! n'en répétait pas moins Camuflet, fort alarmé de se voir en si vilaine passe.
Que répondrait-il à ceux qui le trouveraient se promenant dans le logis du baron?
La vérité même n'était pas croyable.
Nul, à commencer par lui-même, ne pourrait signaler l'aimable farceur qui mettait ainsi les gens sous clé.
—Si, si, pourtant! pensa le petit homme.
Quelqu'un pouvait avoir vu le voleur dont Camuflet était devenu le répondant. Le malfaiteur, en fuyant, devait s'être croisé avec M. Ducanif qui, à ce moment, montait l'escalier.
Tout ce qui vient d'être dit des terreurs et des affolements de Camuflet s'était passé en dix fois moins de temps qu'il en a fallu pour le détailler. La preuve en est que le petit homme fut tiré de ses réflexions par le grincement de la clé dans la serrure.
C'était Ducanif qui, comme il l'avait annoncé au concierge, venait en passant devant sa porte, rendre visite à M. de Walhofer.
Il avait vu la clé sur la serrure, il l'avait tournée et c'était seulement après la porte ouverte que, par une réflexion tardive, il s'était étonné que le baron fut chez lui avec sa porte fermée à double tour et la clé en dehors.
Il était encore en pleine surprise quand il se trouva nez à nez avec Camuflet accouru près de la porte de sortie.
Il n'y avait pas là de quoi faire cesser son étonnement.
—Que fait ce monsieur enfermé chez le baron? se demanda-t-il en rendant le profond salut que lui adressait le petit homme.
—En voilà un qui va prendre ma place, pensa de son côté Camuflet.
XV
Nous laisserons momentanément Camuflet et Ducanif nez à nez dans l'appartement du baron de Walhofer pour monter à l'étage au-dessus où nous avons vu Héloïse faire rentrer le baron, qui en était sorti mécontent de n'avoir pas rencontré le jeune Gustave Cabillaud au rendez-vous que celui-ci lui avait donné chez Ducanif en l'absence de ce dernier.
—Je vous répète que je n'attendrai pas plus de vingt minutes, avait annoncé le baron quand il eut suivi la cuisinière dans le salon où il avait déjà fait une première pause inutile.
—Gustave ne peut tarder d'arriver, si, comme vous l'affirmez, il est dans la maison... ce que je ne crois pas, du reste, dit la cuisinière.
—Je suis certain de l'avoir vu, de ma fenêtre, se glisser dans la maison, derrière Ducanif qui s'en allait.
Cette affirmation devait avoir quelque chose qui contrariait Héloïse, car elle riposta d'un ton impatient:
—Bon! bon! ne recommençons pas à nous chicaner sur ce point. Le docteur nous mettra d'accord sur ce qui en est lorsqu'il sera venu.
Elle achevait quand un coup de sonnette discret se fit entendre.
—Tenez, le voici! dit-elle en se levant pour aller ouvrir.
—Au lieu du docteur, si c'était Ducanif? avança le baron en la retenant.
Elle se dégagea en disant d'une voix gaie:
—Mazette! vous avez la tête dure, vous! Voilà dix fois que je vous répète que notre imbécile, suivant son habitude, ne reparaîtra pas avant cinq heures. Et il n'en est pas encore deux.
—Oui, mais si, par impossible, c'était Ducanif!
—Vous le saurez par quelques mots dont je saluerai à haute voix l'arrivée du crétin. Alors vous filerez par le couloir et, sitôt que je l'aurai amené ici, vous décamperez par la porte du carré que j'aurai laissée entr'ouverte.
—Convenu! fit M. de Walhofer en la laissant partir.
Héloïse courut à la porte et ouvrit.
C'était en effet Gustave Cabillaud.
—As-tu trouvé le papier? demanda vivement la cuisinière à voix très basse.
—Je l'ai dans ma poche, souffla Gustave.
Puis en montrant le salon:
—Est-il toujours là?
—Oui... et j'ai eu assez de peine à l'empêcher de redescendre chez lui... Il a deviné sans peine que tu te trouvais dans l'appartement quand il est arrivé et que tu avais filé pendant que je le gardais ici.
Sur ces paroles rapidement échangées, le docteur écarta Héloïse qui barrait le passage et s'élança vers le salon.
—Vite! vite! fit-il au baron, redescendez chez vous. Ducanif monte l'escalier derrière moi. Je l'ai entendu dire au concierge qu'il allait vous rendre visite.
—Ducanif rentrant à cette heure, c'est impossible! s'écria Héloïse.
Mais, parut-il, le temps ne permettait pas les explications et il y avait danger à ce que Ducanif, en rentrant chez lui, y trouvât le baron, car Gustave poussa Walhofer par le coude en répétant avec insistance:
—Vite! vite!
Et, pour refermer la porte derrière lui, il suivit le baron qui, comprenant sans doute, sans en demander plus, la nécessité d'une prompte retraite, partait à pas précipités.
Quand Gustave eut refermé doucement la porte de l'appartement sur les talons du fugitif, il fut rejoint par la cuisinière qui riait.
—Pourquoi lui as-tu conté cette blague du retour de Ducanif? demanda-t-elle.
—C'est la vérité. Ducanif, en ce moment, monte l'escalier et va entrer chez le baron... Je ne sais ce qui lui est arrivé, mais le fait est qu'il revient et que, ce soir, il l'a annoncé au concierge Pitois, il aura du monde à dîner.
Et, sans laisser la cuisinière parler, il appliqua son oreille à la porte qu'il venait d'entre-bâiller avec précaution et souffla:
—Chut! chut!
—Qu'écoutes-tu ainsi? demanda Héloïse après quelques secondes de silence.
—Le vacarme que va faire le baron.
—Quel vacarme?
—En rentrant chez lui pour y attendre Ducanif.
—Est-ce que tu as laissé des traces qui l'avertiront tout de suite de ton exploit?
—Avant de connaître le vol, il trouvera le voleur, dit Gustave en souriant.
Héloïse ouvrit des yeux étonnés.
—Oui, reprit le docteur avant qu'elle eût questionné, j'ai enfermé chez le baron je ne sais quel individu qui, pendant un quart d'heure, s'est tenu sur le carré, devant la porte, m'empêchant de sortir sans être vu.
—Alors cet homme pourra te reconnaître et te dénoncer au baron?
—Non; à l'aide d'un tapis de table, je l'avais mis dans l'impossibilité d'y voir.
Remettant à plus tard les explications détaillées, Gustave Cabillaud répéta:
—Chut! Chut!
On entendait le pas du baron résonner sur les marches de l'escalier.
—Au lieu d'entrer chez lui, Walhofer a continué de descendre, annonça-t-il.
—Il aura feint de sortir de chez lui pour se croiser sur l'escalier avec Ducanif. Il va remonter à son logis en ramenant mon bourgeois, supposa Héloïse.
Ils écoutèrent encore.
—C'est drôle! Le baron aurait dû déjà rencontrer Ducanif, dit le docteur qui, si promptement qu'il eût agi, ne s'était pas assez rendu compte du temps écoulé pour comprendre que Ducanif pouvait être arrivé chez M. de Walhofer.
Héloïse ne voulait pas démordre de son idée que Ducanif, réglé en ses habitudes mieux qu'un papier de musique, pût être revenu à la maison avant cinq heures.
—Tu te seras trompé en croyant reconnaître la voix de notre crétin, avança-t-elle.
—Non, fit le docteur certain de son fait. Je l'ai parfaitement entendu chargeant Pitois de te guetter au passage pour t'envoyer le rejoindre chez le baron où il allait entrer, afin de t'y donner ses ordres pour le dîner de ce soir.
—Mais il ne m'avait pas annoncé de dîner pour ce soir!
—Alors, c'est un dîner impromptu... C'est, probablement à cause de lui que Ducanif est revenu plus tôt que d'habitude, expliqua Gustave.
Ensuite, après encore avoir écouté, il reprit tout surpris:
—Que peut bien être devenu Ducanif? Voici le baron qui, ne l'ayant pas rencontré, remonte seul.
Étant enfin convaincue que son amant ne s'était pas trompé à propos de son bourgeois, la cuisinière avança cette supposition:
—Ducanif sera sans doute redescendu pour aller commander les gâteaux du dessert chez le pâtissier voisin... Affaire de cinq minutes... Il va remonter derrière les talons du Walhofer.
—Et le trouvera en train de se colleter avec le prétendu voleur qu'il aura surpris au nid, ajouta Gustave en riant:
—Crois-tu que ton homme l'aura attendu?
—Je l'ai enfermé à double tour... Quand le baron se sera aperçu du tour que je lui ai joué, il mettra infailliblement la chose sur le dos de l'autre.
Et vivement:
—Chut! chut! reprit Gustave; voici le baron remonté devant sa porte, qui met la main sur la clé... Écoutons la scène.
Mais Héloïse, prise de curiosité, demanda:
—Alors, tu as la lettre?
—Oui.
—Montre-la-moi!
—Oh! l'impatiente! fit moqueusement le docteur qui, tout en tendant l'oreille à l'ouverture de la porte, plongea deux doigts dans une des poches de son gilet.
Soudain, il se releva, l'oeil surpris, le visage inquiet.
Chacune de ses mains, alors, fouilla fébrilement l'une et l'autre poche du gilet, et ce fut quand il eut constaté l'inutilité de ses recherches que, pâle et frémissant de colère, il murmura entre ses dents:
—Tonnerre du ciel! je l'ai perdue!
A cet instant monta le bruit du claquement de la porte refermée par le baron de Walhofer en rentrant chez lui.
Alors Gustave et Héloïse se regardèrent l'un et l'autre, livides, tremblants, atterrés.
—Entre les mains du baron, cet écrit était déjà des plus dangereux pour nous... commença Gustave.
—Et du moment qu'il est tombé en celles d'un autre, nous sommes tout à fait perdus! acheva Héloïse.
Alors, d'une voix lente et sinistre:
—Cet homme, que tu as enfermé, es-tu sûr de pouvoir le reconnaître? demanda-t-elle.
—Très sûr, fit Gustave.
—Et lui, dis-tu, n'a pas vu ton visage?
—Il n'en a pas eu le temps.
—Eh bien! comme il se peut que cet homme ait trouvé le papier, il faudra le tuer s'il nous est prouvé qu'il n'en ait pas parlé ou ne l'ait pas rendu au baron.
Au lieu de s'engager par une réponse, le docteur s'élança sur le carré en disant:
—Peut-être l'ai-je perdu en montant ce dernier étage.
—Rien! souffla-t-il avec terreur quand il fut arrivé sur le carré de M. de Walhofer.
XVI
Drelin! din! din! faisait la sonnette d'une porte derrière laquelle se tenaient immobiles et souriants un jeune homme et une ravissante femme blonde d'une vingtaine d'années.
Drelin! din! recommença la sonnette.
Pendant ce carillon, la gentille blonde se pencha à l'oreille du jeune homme et lui souffla:
—Gontran, ce n'est pas ton oncle, M. Fraimoulu, qui sonne?
—A quoi le reconnais-tu, mignonne?
—Quand ton oncle a monté nos cinq étages, sa respiration exécute un bruit de trompette qui le trahit.
—Pour plus de sûreté, faisons usage de notre judas, proposa Gontran qui jugeait que deux certitudes valent mieux qu'une.
Ce disant, il avait retiré une cheville plantée dans un trou qui, allant toujours se rétrécissant, permettait au regard, par un orifice à peu près imperceptible sur le carré, de voir qui sonnait.
—Non, ce n'est pas mon oncle. Celui-ci n'a pas la tournure ni la chevelure grisonnante de mon cher parent, déclara Gontran au bout d'un court examen.
—Alors, qui est-ce? demanda la jeune femme après un soupir de satisfaction qui prouva combien elle avait redouté que ce fût Fraimoulu.
—Là-dessus, je ne saurais te renseigner, ma chérie, car notre particulier ne montre que son dos... Il faut attendre qu'il me tourne son visage.
Et tout aussitôt:
—Ah! voici sa figure! annonça Gontran.
—Eh bien? demanda la blonde.
—Non seulement je ne connais pas ce visiteur-là, mais il ne me souvient pas avoir jamais vu sa tête.
Et Gontran quitta son trou en disant:
—Je crois que nous pouvons nous risquer à ouvrir.
La blonde l'arrêta vivement.
—Non, non, dit-elle avec frayeur. Si cet inconnu était un espion envoyé par ton oncle?
—Oh! oh! fit en riant Gontran, sais-tu ma bonne Henriette, que tu fais un ogre de mon oncle qui, pour moi, n'a qu'un tort à ton égard... celui de ne pas te connaître, car il t'aimerait?
—Un vilain homme qui veut nous séparer! prononça la blonde avec des larmes dans les yeux.
—Nous séparer! Tu, tu, tu! Est-ce que je ne suis pas là pour m'y opposer, ma bellotte? dit gentiment le jeune homme en étanchant les larmes sous un baiser.
Pendant ce dialogue à voix basse, le sonneur, de l'autre côté, s'était impatienté.
Drelin! din! din! répéta la sonnette avec un vacarme beaucoup plus accentué.
Immédiatement après, on entendit une voix mécontente qui grognait:
—Que le diable étrangle le portier qui m'a fait inutilement grimper cinq étages!
—Voyons un peu la mine qu'il fait en maudissant le concierge, dit Gontran qui remit son oeil au trou.
Après quoi, tout bas à Henriette, qui s'était rapprochée pour qu'il lui communiquât ses observations:
—C'est un jeune homme, annonça-t-il... Le voici qui écrit au crayon sur un feuillet qu'il a arraché de son carnet... il plie le papier... Maintenant, il se baisse pour le glisser sous la porte... Voilà qui est fait.
Puis, retenant la blonde qui s'élançait déjà pour ramasser le papier:
—Minute! chérie, dit-il; attendons au moins que ce monsieur soit parti.
Ce fut seulement quand le bruit des pas s'était éteint dans la descente de l'escalier que Gontran prit le papier.
Il le lut à haute voix:
«Venu pour proposer une bonne affaire à M. Gontran Lambert.—Je repasserai demain.
»Signé: Frédéric Bazart.»
Ce nom éveilla la mémoire de Gontran.
—Frédéric Bazart! répéta-t-il. N'est-ce pas ainsi que tous les journaux, qui ont rendu compte du double crime, ont appelé celui qu'on accusait d'avoir tué l'entrepreneur Bazart et sa femme?
A ces mots, la belle blonde se mit à trembler et telle était la peur bleue que lui inspirait l'oncle Fraimoulu, qu'elle bégaya:
—Est-ce que ton oncle, pour nous séparer, songerait à me faire assassiner?
XVII
L'accusation était si monstrueusement grotesque, que Gontran éclata de rire en s'écriant:
—Ah! tu n'y vas pas par quatre chemins à suspecter les gens, toi, ma mignonne!... Je vois d'ici mon oncle se promenant avec un sac à la main et arrêtant les passants pour leur demander: «Voulez-vous assassiner la bonne amie de mon neveu? Je vais vous couvrir d'or.» Ah! non, va, ma belle, détrompe-toi! Loin d'être aussi féroce que tu le supposes, mon brave oncle Fraimoulu est le meilleur des hommes!
—C'est qu'il doit être furieux contre moi à cause de ces dix mille francs qu'il t'avait donnés pour rompre et que tu lui as renvoyés... Il peut croire que c'est moi qui t'ai poussé à agir ainsi... et j'en suis pourtant bien innocente puisque tu ne m'as tout conté qu'après avoir rendu la somme.
Le jeune homme prit entre ses mains la gracieuse tête d'Henriette, et, en scandant sa phrase de baisers sur le front de la blonde, débita d'une voix pleine de tendresse:
—Rien ne nous séparera. Tu as été, tu es et tu seras toujours la bien-aimée de mon coeur.
—Oui, mais, à résister, tu perdras les bienfaits de M. Fraimoulu.
—Baste! fit Gontran avec insouciance, les colères de l'oncle sont comme les giboulées, violentes, mais de courte durée... Et puis, est-ce que je n'ai pas trois mille livres de rente? Est-ce que je n'en touche pas autant chez mon patron, l'architecte? N'est-ce pas plus que suffisant pour vivre grandement à l'abri du besoin, surtout quand on a le bonheur de posséder, comme moi, une petite femme bien économe et pas coquette pour quatre sous?... Je n'ai que vingt-cinq ans, ma bellotte, l'âge où l'on commence sa fortune.
—Avec le mariage que t'aurait procuré ton oncle, tu aurais trouvé ta fortune toute faite.
—Ta, ta, ta! fit le jeune homme, en riant, cette fortune-là ne vaudrait pas celle que je veux gagner moi-même, car je compte bientôt me lancer... Je vais, avant peu, quitter mon architecte qui n'a plus rien à m'apprendre. Alors, vogue la galère! J'espère que la Providence des amoureux m'enverra des travaux.
Cela dit, Gontran se pencha vers l'oreille d'Henriette pour ajouter en faisant sa voix des plus tendres:
—Et, alors aussi, s'il y a mariage, ce sera celui de l'architecte débutant avec une gentille blonde adorée que tu connais.
A cette promesse de mariage, la jeune femme pâlit et, après avoir secoué la tête, murmura:
—Jamais!
—Hein! fit le jeune homme en se redressant à ce mot.
—Ta maîtresse, tant qu'il te plaira, mon bon Gontran, mais ta femme jamais! accentua Henriette d'un ton triste, mais résolu.
—Et qui s'y opposerait? s'écria Gontran.
La jeune femme fixa son amant dans les yeux, semblant attendre que, de lui-même, il devinât l'obstacle qui s'opposait à son projet; puis, contrainte à un aveu par le silence du jeune homme dont le regard anxieux l'interrogeait, elle baissa la tête et, d'une voix navrée, prononça ces deux mots:
—Mon passé!
A cette réponse, les deux bras de Gontran s'enlacèrent convulsivement autour de la taille d'Henriette qu'il attira sur son sein et, en couvrant de baisers frénétiques son doux visage ruisselant de larmes, il s'écria avec le plus douloureux accent:
—Ton passé, pauvre chérie! Mais je ne me souvenais plus de ce passé que je croyais t'avoir fait oublier à force d'amour... Est-ce parce qu'un misérable s'est rencontré sur ta route que ta vie doit être perpétuellement condamnée à l'horrible amertume du souvenir?
Comme la jeune femme, qui défaillait, s'était laissée tomber sur une chaise, il se mit à ses genoux, en continuant d'une voix chaude de tendresses infinies:
—Je t'aime! je t'adore, mon Henriette, toi, dont j'ai su apprécier l'amour, le dévouement, la loyauté! toi, dont je veux faire ma femme, car je ne saurais donner mon nom à nulle autre qui m'inspirerait une estime plus profonde!
Puis, d'un ton de doux reproche:
—Oh! la vilaine, qui se refuse au bonheur! qui dit aimer son Gontran et ne paraît pas se douter du désespoir cruel où me plongerait l'impossibilité de pouvoir t'associer à mes projets d'avenir heureux! Oh! oh! oui, la vilaine, que je déteste!
Ce disant, il l'embrassait à pleines lèvres, tout frémissant d'une passion sincère.
Ensuite, en souriant:
—Allons, gentille coupable, faites une de vos belles risettes... et on vous pardonnera, dit-il d'un ton suppliant:
Tant de confiance et d'amour rayonnait sur le visage du jeune homme que sa maîtresse sentit se fondre sa résistance à croire au bonheur de l'avenir.
Un sourire encore un peu triste parut sur sa bouche:
—Oui, mais ton oncle? objecta-t-elle encore timidement.
—Eh bien! quoi, mignonne? Mon oncle, on le domptera, on le musellera, on le forcera à rentrer ses dents et à montrer ce qu'il est sous son apparence grondeuse, c'est-à-dire la crème des hommes et la pâte des oncles, riposta Gontran retrouvant sa gaieté.
—Voilà quinze jours qu'il n'a plus reparu.
—Dame! fit le jeune homme, monter cinq étages, quand on a la cinquantaine et du ventre, pour sonner devant une porte fermée, avoue que cela n'encourage pas à revenir tous les quarts d'heure.
—Tu devrais aller le voir, conseilla Henriette.
—Tu le veux?
—Oui, mais... dit en riant la blonde qui avait oublié son chagrin.
—Mais... quoi?
—N'accepte pas ses dix mille francs.
—Henriette, je te condamne à un baiser pour avoir rappelé ce souvenir, dit Gontran avec une sévérité feinte.
Il tendit sa joue et ajouta de sa grosse voix:
—Condamnée, payez votre amende.
Et quand la condamnée eut payé son amende qu'il lui remboursa aussitôt double, il reprit:
—Puisque tu l'exiges, je vais voir l'oncle.
—Surtout évite bien d'irriter sa colère, recommanda Henriette.
—Sois donc tranquille. L'oncle, je le répète, n'est pas un tigre... Et, fût-il un tigre, je m'engage à te l'amener un jour en le conduisant au bout d'une faveur rose.
—Quinze jours sans te donner de ses nouvelles n'est-ce pas une preuve qu'il boude?
Un souvenir vint à Gontran qui se frappa le front en s'écriant:
—J'y suis! La dernière fois que j'ai vu mon oncle, il pensait à s'installer dans un local plus vaste. Si nous ne l'avons pas vu depuis quinze jours, c'est qu'il a été absorbé par les tracas de son emménagement et, surtout, par le souci de trouver une bonne cuisinière... Ah! si tu l'avais écouté me parlant de la cuisinière qu'il désire! «Une cuisinière dont les plats allécheront les anges du ciel», me disait-il en se promenant la langue sur les lèvres.
—Pars vite! commanda Henriette en tendant son front au baiser d'adieu.
Gontran avait dit vrai. Quinze jours s'étaient passés depuis que Fraimoulu était venu sonner chez son neveu.
—Monsieur Gontran, votre oncle habite, à présent, au second étage sur le devant. Vous arrivez bien, car on pend aujourd'hui la crémaillère. Il y a un festin à tout casser. Ma femme est là-haut pour leur prêter la main, dit le concierge à Gontran lorsqu'il arriva à la maison de son oncle.
Sur ce renseignement, le neveu monta chez Fraimoulu où la porte lui fut ouverte par la concierge qui «prêtait la main», suivant l'expression de son époux.
En voyant entrer son neveu dans le cabinet où, la plume à la main, il se tenait devant son bureau, Fraimoulu s'écria vivement:
—Par Dieu! mon garçon, vous tombez bien à propos, toi et ta belle écriture! Tiens, prends ma place à ce bureau. Il s'agit de me copier à plusieurs exemplaires le menu que je vais te dicter.
—Avec plaisir, mon oncle, dit le jeune homme en s'asseyant devant le bureau où l'attendaient une douzaine de cartons à encadrement gaufré.
L'oncle, son original de menu en main, se mit aussitôt à dicter:
Potages: Au lait lié,—aux laitues purée de navet,—à la bisque.
—Bigre! fit Gontran en écrivant, trois potages! Vous allez bien, mon oncle.
—Attends un peu la suite, tu vas voir. Je veux épater Ducanif, M. Grandvivier et Cabillaud père, qui sont de mes convives. Ils verront que leurs Cydalise, Clarisse et Héloïse ne sont que de la Saint-Jean à côté de ma Nadèje.
—C'est votre nouvelle cuisinière qui porte ce nom russe?
—Elle sort de chez le prince Krapouskoff qui, m'a-t-on dit, a dépensé plus de deux cent mille francs pour lui faire apprendre la cuisine dans toutes les capitales d'Europe.
—Et qui vous a dit ça?
—Ma fruitière, qui me l'a procurée. Nadèje est une encyclopédie culinaire.
Et Fraimoulu reprit sa dictée:
Relevés: Dalle de saumon génoise.—Brochet à l'indienne.—Cromeski de maquereaux au beurre de Montpellier.
Pendant que le neveu écrivait, l'oncle reprit:
—Figure-toi qu'elle arrive directement de Russie. Je l'ai pincée, pour ainsi dire, à sa descente de wagon. J'ai même été obligé de lui avancer six louis pour dégager ses malles qu'elle avait expédiées en avant et qui l'attendaient à la consigne...
Il s'interrompit pour revenir à son menu.
Entrées: Côtelettes de mauviettes.—Boudin de faisan au suprême.—Filets de volailles à la Singara.—Chartreuse d'ailerons de dindon.
Mais Fraimoulu était si fier de son cordon bleu qu'il étouffait à n'en pas parler. Il oublia donc le menu pour reprendre:
—Pour dégager ses malles, Nadèje comptait sur l'avance que devait lui faire le Président du Sénat chez qui elle allait entrer... car ce n'est ni plus ni moins qu'au Président du Sénat que je l'ai enlevée... Pour l'attacher à mon service et qu'elle n'allât pas chez le président j'ai procédé généreusement... A titre de denier à Dieu, je lui ai fait cadeau de deux mois d'appointements... Douze louis!
—Douze et six pour les malles, dix-huit, compta tout haut le neveu.
Fraimoulu revint à sa dictée.
—Nous continuons les Entrées, dit-il. Aspic d'amourettes.—Pain de volailles garni.—C'est tout. Passons à présent aux Rôtis.
—Saperlotte! fit Gontran moqueur. Savez-vous, mon oncle, que vos invités ne risqueront pas de se faire arrêter pour avoir, en sortant de votre table, volé un petit pain chez un boulanger?... Quel balthazar!!!... Et c'est vous qui avez trouvé tous ces plats-là?
—Non, ce menu est de la composition de Nadèje.
—Ça doit coûter gros.
—J'ai remis ce matin à Nadèje vingt louis pour faire sa halle.
—Dix-huit et vingt, trente-huit, additionna encore le neveu.
Et reprenant:
—Alors la cuisine, en ce moment, flambe de tous ses fourneaux? Ce doit être un beau spectacle à aller voir, proposa-t-il, curieux qu'il était de connaître le grand cordon bleu russe.
—Impossible! dit sèchement Fraimoulu.
—Parce que?
—Nadèje a fait la condition sine qua non de son entrée chez moi qu'on la laisserait seule à ses savantes compositions, qu'elle ne serait troublée dans son travail par nul profane... pas même moi... Elle craint un visiteur qui lui volerait ses recettes... Elle s'est donc enfermée dans sa cuisine qui, à l'heure dite, s'ouvrira pour le transport des plats sur la table... Tu le vois, il m'est impossible d'aller contre la foi jurée. Nadèje est capricieuse comme tous les grands artistes. Inclinons-nous donc sans...
La phrase de Fraimoulu lui fut coupée par un retentissant tintamarre de vaisselle cassée.
—En voici un qui a gagné largement sa journée, pensa le neveu.
Ensuite, à haute voix, il demanda:
—Est-ce que Nadèje prépare un fricot à l'éclat de vaisselle!
—Non; ça, c'est mon nouveau domestique.
—Fourni aussi par la fruitière?
—Non, il m'a été procuré par mon boulanger qui m'a affirmé que, dans son genre, il était une perle.
—J'aurais cru qu'il venait de votre marchand de vaisselle, moi.
—Tu comprends qu'il me fallait quelqu'un pour servir à table... pour me coiffer... pour me raser... Pietro—il s'appelle Pietro, mais il est Auvergnat—Pietro a la main un peu lourde, mais il se la fera légère dans la pratique de son nouveau métier.
—Que faisait-il donc avant d'être appelé à vous raser?
—Il était paveur.
Il faut croire que rien n'est plus faux que le dicton: «Un homme averti en vaut deux», puisque Fraimoulu, averti par Ducanif du genre de domestiques que procurent les fournisseurs, était si sincèrement enchanté de s'être adressé, pour monter sa maison, à son boulanger et à sa fruitière... Nadèje, un phénomène! Pietro, une perle! C'était, du premier coup, avoir eu la main prodigieusement heureuse.
—Ces gens-là vieilliront avec moi. On dit que la race des bons serviteurs a disparu: erreur! Ce sont les maîtres qui manquent de nez pour les découvrir, disait-il à son neveu d'un air grave.
—Alors, vous, mon oncle, vous avez eu du nez? demanda Gontran qui doutait qu'à planter des radis on récoltât des truffes.
—Tu verras Nadèje, tu verras Pietro; je ne te dis que ça.
—Si je n'ai pas encore vu Pietro, je l'ai déjà entendu.
—Tais-toi donc, mauvais plaisant! Pour quelques méchantes assiettes cassées!... Je te le répète, Pietro a la main lourde... il se la fera légère à la longue, voilà tout.
—Je n'ai pas de conseil à vous donner; mais, en attendant, moi, à votre place, pour les débuts de Pietro comme barbier, je commencerais par lui faire raser mon portier pendant un an ou deux, débita Gontran sans rire.
Mais Fraimoulu secoua la tête en homme qui dédaigne de répondre à des balivernes.
—Quant à Nadèje, reprit le neveu, je ne l'ai ni vue ni entendue. J'avoue même que j'ai grand appétit de la connaître... du moins ses oeuvres.
—Dans une demi-heure, tu les dégusteras, promit l'oncle après avoir regardé la pendule.
—Sera-t-elle exacte?
—Toujours sur le point! m'a dit la fruitière. Il paraît qu'en Russie, chez le prince Krapouskoff, c'était sur l'exactitude de Nadèje qu'on réglait les pendules.
—Moi, ce que j'en dis, c'est parce que j'ai faim... Il ne faut pas remonter jusqu'avant la grande Révolution pour trouver des cuisinières qui ne soient pas à l'heure.
—Avec Nadèje, n'aie pas ce souci. A sept heures précises, elle ouvrira la porte de sa cuisine. Alors les productions de ce génie culinaire nous seront apportées sur la table par Pietro.
—Bigre! Pourvu que le paveur auvergnat ait la main plus heureuse avec les plats qu'avec les assiettes!!! lâcha Gontran qui s'amusait de la confiance de son oncle.
Aussi revint-il à Nadèje.
—Et toujours, reprit-il, vous respecterez la condition de ne pas entrer dans la cuisine quand votre cordon bleu sera à ses fourneaux?
—Qui veut la fin veut les moyens. Je veux manger de bons morceaux, je dois donc laisser qu'on me les apprête dans ce que l'on peut appeller le silence du cabinet... Je te le redis, les grands artistes ont leurs fantaisies... Je me suis laissé affirmer que Sardou avait écrit ses meilleures pièces enfermé dans une cave.
Et, sur ce renseignement, Fraimoulu reprit la dictée de son menu à Gontran.
Tout était terminé quand apparut le premier convive. C'était le lecteur Cabillaud père, l'homme à la verrue. Il arrivait le bec enfariné par le billet d'invitation qui lui avait annoncé le début de Nadèje... «la célèbre Nadèje que le Président du Sénat voulait s'attacher à prix d'or!» disait ledit billet d'invitation.
Cabillaud père avait été trop fier de sa cuisinière Clarisse devant Fraimoulu pour que l'heureux maître de l'illustre Nadèje ne se vengeât pas un peu.
—Chez le prince Krapouskoff, elle daignait quelquefois confectionner le soufflé d'andouilles pour les chiens de ce noble Russe, lâcha Athanase, sachant que le soufflé d'andouilles était le triomphe de Clarisse.
Après le docteur à la verrue vint Camuflet.
Depuis quinze jours que lui était arrivée l'aventure de se trouver enfermé chez le baron de Walhofer, le triple veuf, autrefois si jovial, était devenu grave et inquiet.
Après l'avoir présenté à Cabillaud père, le premier soin de Fraimoulu fut de demander à l'homme aux trois belles-mères:
—Vos dames vont bien?
—Trop bien! répondit Camuflet d'une voix pleine de sous-entendus et en clignant l'oeil autour duquel une teinte d'un jaune affaibli rappelait encore le pochon reçu.
Fraimoulu avait invité le petit homme par égard pour son nouveau locataire, M. Grandvivier, qu'il voulait attirer à sa table; car, depuis une semaine, le magistrat avait quitté la rue de Turenne pour venir s'installer dans la maison d'Athanase où il occupait, on le sait, l'appartement situé au-dessus de celui du propriétaire.
—Je descends de chez M. Grandvivier qui ne tardera pas à me suivre. Il m'a chargé de l'annoncer, déclara Camuflet.
—Je n'ai risqué mon invitation à votre ami, notre digne magistrat, qu'en apprenant qu'il était délivré de l'instruction sur la mort de votre ex-associé, M. Bazart, dit Fraimoulu.
—Oui, le suicide de mon ancien copain ayant été prouvé, voici déjà une dizaine de jours qu'une ordonnance de non-lieu a remis en liberté le jeune homme prévenu de l'assassinat de Bazart.
—Le neveu du défunt, je crois?
—Son neveu et son héritier. Car, du moment qu'il a été reconnu innocent, il hérite la fortune de son oncle, en vertu d'un testament que Bazart avait écrit quelques heures avant de se tuer... Cinquante mille livres de rente environ.
Occupé qu'il était à transcrire ses menus, Gontran avait dressé l'oreille en entendant parler de celui qui, dans la journée, était venu sonner chez lui et qui, après trois carillons inutiles, avait glissé sous la porte l'écrit par lequel il annonçait son retour pour le lendemain afin de proposer une bonne affaire.
Cependant le dialogue s'était poursuivi.
—Cinquante mille livres de rente! répéta Fraimoulu. Par malheur, cette fortune fondra vite entre les mains de ce garçon auquel, s'il me souvient bien, sa dissipation et son inconduite ont valu le nom de la Godaille.
—Voilà qui vous trompe, dit Camuflet. Est-ce que l'épreuve par laquelle il vient de passer a été une leçon pour lui? Je ne sais, mais la vérité est que le jeune homme est transformé. Quand la fortune de son oncle lui donnerait le moyen de vivre à rien faire, il parle, au contraire, de consacrer sa vie à je ne sais quel but... Je tiens ces détails de M. Grandvivier, que, ce matin même, Frédéric Bazart est venu voir pour le remercier de sa liberté rendue et, en même temps, lui demander des conseils sur son nouveau plan de conduite.
La conversation fut interrompue par Cabillaud père. En homme dont la gourmandise s'impatientait, le porteur de verrue avait déjà consulté deux fois la pendule. Il s'en fallait encore de vingt minutes qu'il fût l'instant de se mettre à table.
Pendant que Camuflet et Fraimoulu avaient causé sur la Godaille, le docteur s'était adroitement échappé pour aller faire un petit tour d'inspection à la cuisine. Mais en plus qu'il s'était cassé le nez sur la porte fermée par Nadèje, il avait été accosté par Pietro, l'Auvergnat paveur. Dans un langage qui, comme sa main, avait aussi besoin de se faire à la longue, le valet de chambre débutant lui avait lâché cette phrase:
—Qu'est-ce que vous me fouchez là? Si vous voulez pas que je vous fache dancher, fouchez-moi le camp au salon attendre la choupe.
De sorte que le gourmand docteur était revenu fort penaud, alors que le triple veuf et Athanase causaient encore de la Godaille. Et comme la pendule lui avait annoncé vingt minutes avant la «choupe», il avait interrompu l'entretien par cette question:
—Serons-nous nombreux à table?
—Huit, le nombre voulu. Plus que les Grâces et moins que les Muses, annonça Fraimoulu qui possédait ses classiques de la table. Rendant à mon ami Ducanif un dîner qu'il m'a dernièrement offert, j'ai cru lui être agréable en invitant aussi les deux convives que j'avais rencontrés à sa table; votre fils Gustave et un baron de Valhofer... Joignez à ces messieurs mon nouveau locataire M. Grandvivier, et nous quatre ici présents, voilà ce nombre huit qui...
La parole fut coupée à Athanase par le vacarme d'un nouveau lot d'assiettes brisées, dans la salle à manger, par Pietro, qui continuait à se faire la main.
—J'en suis toujours pour mon conseil au sujet des débuts de Pietro comme barbier. Pendant une année ou deux, qu'il commence par raser votre concierge, souffla Gontran à son oncle.
Un coup de sonnette se fit entendre.
—Voilà Ducanif et ses amis, annonça Fraimoulu qui, au bruit de pas nombreux dans l'antichambre, devinait la prochaine apparition de plusieurs invités.
Puis, en maître de maison qui songe à mettre ses convives à l'aise par une présentation, il se pencha vers Camuflet.
—Connaissez-vous ces messieurs? demanda-t-il.
—Aucun, dit le triple veuf.
C'était, en effet, Ducanif et ses amis qui ne tardèrent pas à faire leur entrée.
—M. Camuflet, annonça Fraimoulu aux arrivants.
Puis successivement:
—M. Ducanif, dit-il au petit homme.
Un fait incontestable était que, quinze jours auparavant, Ducanif et Camuflet s'étaient rencontrés nez à nez et d'assez drôle façon dans le logis du baron. Il n'y eut pourtant dans le salut échangé entre les deux présentés, que la froideur de gens qui se trouvent pour la première fois en présence.
—M. le docteur Gustave Cabillaud, continua Athanase.
Camuflet s'inclina, sans rien qui trahît une impression quelconque devant Gustave.
—C'est celui que j'ai enfermé chez le baron, quand il écoutait Héloïse et Walhofer causant sur le carré, pensa le docteur en rendant le salut.
Comme il s'était redressé avant que Camuflet eût complètement relevé sa tête qui saluait, il enveloppa le triple veuf d'un regard sinistre en disant:
—Si c'est lui qui a trouvé la lettre, qu'en a-t-il fait? L'a-t-il rendue au baron? Pourquoi Walhofer, qui aurait dû, déjà, vingt fois, s'apercevoir du tour, n'en souffle-t-il mot?
Et il céda la place au baron, guettant en dessous la physionomie des deux hommes, pendant cette troisième présentation faite par Fraimoulu.
Le baron eut une brusque et sèche inclinaison de tête. Néanmoins, si court qu'eût été le geste, Walhofer, avant qu'il eût relevé le front, avait eu, sur les lèvres, un imperceptible sourire moqueur.
Quant à Camuflet, il est probable que, pour voir les traits du Belge, il n'avait plus retrouvé l'occasion dont il avait été privé quand on l'avait aveuglé avec un tapis de table et mis sous clé chez le baron, car d'un prompt coup d'oeil il dévisagea l'individu aux longues moustaches.
—C'est le portrait tout craché du Tombeur-des-Crânes, pensa-t-il en comparant, dans sa mémoire, le baron avec le jeune homme qu'il avait vu fumer sa pipe à la fenêtre prenant vue sur le jardin de la dernière demeure de M. Grandvivier.
Son devoir de maître étant accompli, Fraimoulu prononça:
—Là! maintenant, il ne nous manque plus que M. Grandvivier.
—Eh! eh! se dit Gustave qui, au moment où le nom du juge avait été prononcé, se trouvait, bien par hasard, avoir son regard tourné vers le baron.
Il lui avait semblé, quand on avait nommé le magistrat, qu'un nuage rapide avait passé sur le front du Belge.
Au nom du juge, Cabillaud père, le doigt tendu vers la pendule, s'était écrié:
—Alors il faut que le magistrat se dépêche fièrement, s'il veut arriver à l'heure.
En effet, l'aiguille marquait sept heures.
Et, tout aussitôt, la pendule fit entendre lentement sa sonnerie.
—Accordons les cinq minutes de grâce, proposa Fraimoulu.
—La peste soit du lambin! grommela Cabillaud père qui ne plaisantait pas avec une seule minute de retard quand il s'agissait de nourriture.
Tenant à la main ses menus pour les distribuer, tout à l'heure, sur la table, Gontran s'était approché de son oncle pour lui souffler à l'oreille:
—Sept heures! A ce moment, Nadèje doit avoir ouvert la porte de sa cuisine à Pietro.
—Ne t'ai-je pas dit que, chez le prince Krapouskoff, c'était sur l'exactitude de Nadèje qu'on réglait les pendules?
Les cinq minutes s'écoulèrent, puis cinq autres encore, sans que M. Grandvivier eût paru.
Alors, comme les invités faisaient silence, on entendit résonner un grand coup.
Ensuite un second.
Enfin un troisième.
—Tiens! souffla Gontran à son oncle, vous avez donc changé la coutume de faire annoncer de vive voix que le potage était servi? Vous préférez l'usage du théâtre où trois coups avertissent qu'on va commencer.
A ce moment, la porte s'ouvrit.
C'était Pietro, bouche béante, oeil hébété, visage empreint d'une surprise immense.
L'Auvergne n'avait vraiment pas de chance! De tous ses naturels, elle n'en possédait vraisemblablement qu'un seul du doux nom de Pietro et celui-là était un idiot... Il fallait, du moins, le juger tel à voir l'air profondément stupide avec lequel il regardait les invités.
Fraimoulu prit son air grave et sa voix sévère:
—Est-ce ainsi, Pietro, qu'on vient annoncer que le potage est servi? prononça-t-il.
—La choupe! la choupe! C'hest de la soupe que vous parla? dit le paveur se décidant à répondre.
Il éclata de rire en se tenant le ventre à deux mains, et quand sa gaieté, qui retombait en pluie sur les convives, se fut un peu éteinte, il reprit:
—La choupe! Si c'hest celle-là que vous mangea, je veux être estranguia!
Et il tourna le dos en criant:
—Venez la voir, votre choupe!
Fraimoulu en tête, on se précipita sur les pas de Pietro, chacun pressentant quelque drame menaçant son appétit.
On eut alors le mot des trois coups entendus. Ils provenaient de la porte de la cuisine, enfoncée par Pietro quand, à sept heures précises, il n'avait pas vu la communication s'ouvrir sous la main de la ponctuelle Nadèje. Le vigoureux paveur avait fait merveille. En trois coups de poing, il avait crevé les trois panneaux.
La cuisine était déserte!
Nul plat préparé n'apparaissait; aucune provision ne se voyait sur le buffet, attendant son tour de cuisson.
Seule, une marmite apparaissait sur un fourneau dont la cendre blanche attestait un feu éteint depuis longtemps.
Et quand Fraimoulu souleva la couverture de cette marmite, son étrange contenu apparut à tous les invités.
A demi plein d'eau, ce récipient renfermait, bien plié, le tablier de cuisinier de Nadèje qui, par dérision, y avait joint l'assortiment de légumes qui accompagnent la cuisson du pot-au-feu.
Après avoir trouvé cette nouvelle façon de «rendre son tablier», l'ex-cuisinière du prince Krapouskoff devait avoir décampé depuis trois heures au moins.
—Refait! prononça lugubrement Fraimoulu qui, pas une seconde, n'eut l'idée d'envoyer chez le Président du Sénat pour savoir si Nadèje n'avait pas cherché une nouvelle place chez ce haut dignitaire.
—Bien que rare, ce genre de pot-au-feu revient cher, pensa Gontran au souvenir des trente-huit louis que la voleuse avait soutirés à son oncle.
Il était sans pitié, ce cher neveu, car, malgré le désastre qui accablait Athanase, il s'approcha de lui pour demander tout bas:
—Est-il toujours utile de placer mes menus sur la table?
Fraimoulu, on le comprend de reste, n'était pas à la plaisanterie. Avoir eu la prétention d'humilier les maîtres d'Héloïse, Clarisse et Cydalise par les débuts du cordon bleu russe qui avait étudié son art dans toutes les capitales d'Europe, et n'avoir à offrir à ses convives qu'un bouillon de tablier de cuisine, c'était à s'arracher le nez du désespoir!
Il pouvait, à la vérité, se dire que Pietro lui restait, mais, ingrat envers la Providence qui lui avait laissé cette fiche de consolation, il hurla avec une rage indicible:
—Que le diable étouffe la satanée mère Chandernac, ma fruitière, qui m'a procuré cette voleuse!!! Je la danse de mes trente-huit louis!!!
En sa qualité d'ancien placeur récemment sorti des affaires, Ducanif avait la mémoire encore fraîche de bien des renseignements.
—Ah! c'est la Chandernac qui vous l'a procurée? dit-il. Alors je la connais, votre Nadèje. Une grande rousse, avec une tache dans l'oeil et une lentille sur le menton, n'est-ce pas?
—Précisément.
—Il y a gros à parier qu'elle a filé parce qu'elle a appris que je serais de vos convives. Elle savait que je démolirais les balançoires du prince Krapouskoff... Ah! c'est une jolie rouleuse que cette fille qui, de son vrai nom, se nomme Adèle!
—La Chandernac me l'avait tant recommandée! «Prenez ma tête si je vous trompe», me disait-elle.
—La Chandernac est la tante de cette fille. Elle lui a déjà procuré vingt places où elle n'a pas fait long feu. La seule maison où elle aurait chance de rester serait une maison de détention... Vous n'êtes pas le premier à qui elle ait joué le tour!
Ce disant, un souvenir revint à Ducanif qui, après avoir souri, continua:
—Dans le nombre des exploits d'Adèle, j'en connais de bien drôles. Tenez, je vais vous en conter un.
La veuve de Scarron, dit l'histoire, faute de monnaie, eut souvent à remplacer le rôti par un joyeux ou intéressant récit fait à ses convives. Mais les convives en question, au moment dudit récit, s'étaient déjà mis, si peu que ce fût, quelque chose dans l'estomac, car le rôti n'arrive pas d'emblée au début d'un repas. La preuve en est que «ventre affamé n'ayant pas d'oreilles», les invités de la Scarron n'auraient pu écouter le récit, si leurs ventres n'avaient pas déjà reçu un acompte.
Mais il n'en était pas de même pour les convives de Fraimoulu. Ils étaient à jeun, complètement à jeun.
Delà vint donc que Gontran fut sage en avançant la proposition suivante:
—Si nous faisions précéder l'histoire sur Adèle d'une soupe à l'oignon que nous ferait la portière et de deux douzaines de côtelettes aux cornichons que Pietro irait commander chez le charcutier?
Mais ce notable changement introduit dans le menu n'était pas du goût de l'affamé et gourmand Cabillaud père, auquel les cornichons ne réussissaient pas. Il est si vrai que la faim rend féroce, qu'il y eut une intonation de raillerie amère dans la voix de l'homme à la verrue quand il fit cette remarque:
—Monsieur Grandvivier, lui, a eu le bon nez de ne pas venir.
C'était vrai. Le juge n'était pas là. Dans l'émotion du désastre, on avait oublié ce huitième convive manquant à l'appel. Pourquoi cette absence qu'aucun mot d'excuse n'était venu justifier? La distance à parcourir ne pouvait atténuer cette impolitesse, puisque c'était la simple affaire d'un étage à descendre.
Surexcité par les borborygmes qui grondaient dans son estomac aux abois, Cabillaud père, toujours impitoyable pour la mésaventure d'un ami, avait continué:
—Oui, il a eu bon nez, le juge!... Un de ces nez qui flairent les mystifications!
Une mystification! Supposer que Fraimoulu avait voulu se jouer de ses invités!!!
Devant cet affront, Athanase se redressa superbe.
—En attendant l'heure de ma revanche, dit-il, permettez-moi, messieurs, de vous conduire, ce soir, au café Anglais.
Entraînant à sa suite son monde, calmé par ces bonnes paroles, Fraimoulu allait sortir de la cuisine quand, sur son passage, se plaça Pietro qui disait:
—Nous chommes chauvés! Pas bejoin de chortir pour chiqua la ratatouille, fouchtra!
Et le valet de chambre, qui rappelait si peu les Lafleur et les Bourguignon ou Comtois du dix-huitième siècle, se mit à danser une bourrée devant les convives stupéfaits, en hurlant:
—Nous chommes sauvas!
Après quoi, il se retourna pour crier:
—Viens ichi, toi, conter ta choje à ces messieurs.
A cet appel, on vit, derrière l'Auvergnat, apparaître un vieux domestique à tenue correcte qui, après s'être respectueusement incliné, commença:
—M. Grandvivier, mon maître, m'envoie à M. Fraimoulu pour...
—... Pour s'excuser de ne pouvoir être des miens ce soir? interrompit Athanase.
Le valet secoua négativement la tête.
—Non, dit-il, pour vous prier, vous et vos amis, d'accepter son dîner. Ayant appris votre mésaventure, il serait heureux de vous tirer d'embarras... En conséquence, il a fait improviser par Cydalise un repas pour lequel il réclame toute votre indulgence.
Et, pour donner le branle aux hésitants et entraîner son monde, le valet salua encore et annonça:
—Ces messieurs sont servis!
—Vite, à la choupe! à la choupe! beugla Pietro lui venant à la rescousse.
Un mouton suffit pour entraîner tout le troupeau, dit-on. Ce mouton fut Cabillaud père qui s'écria avec empressement:
—J'accepte!
—Au fait, pourquoi pas? souffla Gontran à son oncle pour le décider.
—J'accepte, dit le pauvre Fraimoulu avec cette résignation fière d'un grand capitaine vaincu rendant son épée.
—Nous acceptons, ajoutèrent les autres après cette déclaration de leur chef de file.
A la file, on rentra dans l'appartement pour prendre la route du logis de M. Grandvivier.
En passant par la salle à manger, Fraimoulu poussa un soupir de désespoir devant sa table où n'apparaissaient que les petits pains.
—Chi mochieur le veut, j'enverrai ces petits pains au pays, à mon vieux père, proposa Pietro.
—Oui, dit généreusement Fraimoulu qui, pour tout au monde, n'aurait pas mangé du pain rassis.
Cependant, Fraimoulu en tête, le groupe avait gagné l'escalier qu'il se mit à monter.
Le dernier qui venait à la suite était le baron Walhofer.
Au milieu de l'étage, il s'arrêta, semblant se consulter. Son oeil était fixe, son front plissé, ses lèvres un peu tremblantes, bref, la physionomie de quelqu'un qui se sait marcher à un danger.
Au moment d'entrer chez le juge, Camuflet qui, le dernier avant le baron, fermait la marche, se retourna pour voir s'il était suivi par le jeune homme.
En l'apercevant, arrêté sous le bec de gaz de l'escalier qui l'éclairait pleinement, le triple veuf murmura:
—C'est bien le portrait tout craché du Tombeur-de-Crânes.
A ce moment, le baron se secouait comme pour se débarrasser de sa dernière hésitation et reprenait sa montée en se disant:
—Après tout, il ne m'a jamais vu!
Et, sur les pas de Camuflet, il entra chez le juge.
XVIII
M. Grandvivier attendait les arrivants dans son salon où, en quelques mots, il les remercia d'avoir bien voulu accepter son invitation.
Par sa cuisinière Cydalise qui, de longue date, connaissait la prétendue Nadèje, il avait été prévenu qu'il fallait s'attendre à quelque vilain tour de la part de cette drôlesse.
Alors il s'était mis en mesure de venir en aide à son propriétaire, si les pressentiments de Cydalise se trouvaient justifiés. De là ce dîner d'en cas qu'il avait fait préparer.
Après ces explications données, il acquiesça à la demande de Fraimoulu qui tenait à lui présenter les convives de raccroc qu'il amenait.
—M. le baron de Walhofer, annonça Athanase en débutant par le jeune homme.
Le juge s'inclina, faisant à son invité mine autant gracieuse que le permettait son visage sévère.
—J'avais raison, il ne me connaît pas, pensa le baron en cédant la place aux autres présentations de Fraimoulu.
Cinq minutes après, on était à table.
Si improvisé que fût ce dîner, il était excellent. Cydalise s'était surpassée.
—Ouf! je suis dans la place! pensait joyeusement le baron de Walhofer en lampant un verre de chambertin de bonne date.
Tout en se promenant autour de la table pour veiller aux besoins des convives, le regard de M. Grandvivier s'était arrêté une seconde sur le baron.
—De lui-même, le misérable est venu se mettre sous ma main! pensa le juge dont personne n'eût pu soupçonner la haine qui grondait en son coeur.
On n'était pas encore à moitié du repas et déjà la société était de si joyeuse humeur, que Gontran se permit de dire:
—Je crois que c'est le vrai moment pour M. Ducanif de placer son histoire sur Adèle... la fausse Nadèje.
—Oui, oui, Ducanif, contez-nous votre histoire d'un des exploits d'Adèle, la fausse Nadèje! cria-t-on en choeur.
Ducanif ne se fit pas tirer l'oreille.
—Je commence, dit-il.
Mais il en fut empêché par Cabillaud père qui, le menton luisant de graisse, s'écriait en savourant un plat de crêtes de coq:
—Quelle sauce! quelle sauce! Je ferais le pari de manger mes bottes à cette sauce-là!
—Oh! vous seriez bien attrapé si le pari était tenu! ricana Camuflet.
—Bah! bah! fit le gourmand docteur. Après tout, je tiendrais de famille. Mon grand-père a bien mangé un soulier... C'est une histoire de table. Voulez-vous que je vous la conte?
—L'aventure d'Adèle viendra plus tard. Je cède mon tour de parole, dit Ducanif.
—En 1802, commença Cabillaud père, le théâtre de Bordeaux possédait une actrice du nom de Lanlaire qui était au mieux avec la plus haute autorité militaire de la ville. Aussi la donzelle, se sachant protégée, s'en donnait-elle à son aise avec le parterre qui un beau jour se fâcha tout rouge et siffla à outrance. L'autorité militaire fit expulser les siffleurs.
Le lendemain, tout le public était enrhumé. Dès que l'actrice voulait parler, on éternuait en masse. L'autorité militaire envoya une trentaine des enrhumés passer la nuit en prison.
Vous jugez si le parterre était furieux! Tant furieux que, le surlendemain, quand Lanlaire entra en scène, le nez lui fut écrasé par un soulier que lui décocha un spectateur qui l'avait retiré de son pied. L'autorité militaire fit cerner le théâtre et ne laissa qu'une seule issue par laquelle les spectateurs, un à un, durent défiler devant ladite autorité. Le premier spectateur qui sortit n'avait qu'un soulier; le deuxième aussi; le troisième pareillement; enfin tout le public n'avait plus qu'un pied chaussé. Lanlaire avait de l'esprit. L'aventure la fit rire et le lendemain, elle adressa ses excuses au public. Dès ce jour, tout alla bien.
Sauf Ducanif et Gontran, personne n'avait entendu un mot de l'histoire de l'homme à la verrue.
Tous avaient l'air d'écouter, mais leur attention était ailleurs.
Fraimoulu songeait à prendre une éclatante revanche de son dîner manqué. Il remuerait ciel et terre, mais il trouverait le cordon bleu qui réparerait son échec.
Camuflet, placé en face du baron, par conséquent à même de bien le dévisager, ne cessait de se répéter:
—C'est à croire que le Tombeur-des-Crânes et le baron ne font qu'un.
Si son attention n'eût été concentrée sur M. de Walhofer, Camuflet se serait aperçu du regard dont le couvait Gustave Cabillaud qui, lui, se disait:
—Est-ce cet imbécile, que j'avais enfermé chez le baron, qui possède la lettre perdue par moi après l'avoir volée? Est-ce le baron qui cache son jeu? L'a-t-il lui-même trouvée?
Car Gustave vivait dans une double angoisse résultant de deux problèmes qui se présentaient sans cesse à son esprit: le baron, qui aurait dû s'apercevoir du vol depuis longtemps, n'en soufflait mot et rien, dans sa conversation que Gustave avait adroitement dirigée sur ce point, n'indiquait qu'à sa rentrée chez lui il eût trouvé le prisonnier que l'amant d'Héloïse avait enfermé à double tour.
—Pour avoir voulu nous délivrer du baron qui nous tient, Héloïse et moi, par cette lettre, nous avons rendu notre situation pire. Au premier jour, il nous enverra quelque coup de Jarnac.
Alors un revirement de sa pensée le ramenait à Camuflet.
—Oui, se disait-il, mais si c'est ce polichinelle-là qui a ramassé la lettre... l'a-t-il comprise?... Que veut-il en faire?
Et, pour la centième fois, il se posait cette question:
—Comment a-t-il pu sortir de chez le baron où je l'avais mis sous clé?
De son côté, M. Grandvivier était-il plus attentif que les autres au récit du docteur Cabillaud? On aurait pu le croire à voir son regard fixé sur le conteur pendant que sa main droite roulait machinalement entre ses doigts agiles une boulette de pain de la grosseur d'une noix.
Oui, telle était la direction du regard du juge, mais parfois, et cela n'avait que la durée de l'éclair, ce regard s'abaissait sur le voisin de Ducanif, c'est-à-dire sur M. de Walhofer. Alors l'oeil du magistrat brillait aigu, dur, sinistre, et ses doigts roulaient plus précipitamment la boulette.
Quant au baron, il paraissait écouter, à juger par son maintien. Un peu renversé sur son siège, l'avant-bras droit allongé sur la table, jouant avec son couteau à la pointe duquel il ramassait une à une les miettes de pain qu'il posait ensuite sur le bord de son assiette, il avait les yeux baissés et semblait suivre son passe-temps. Par moments, un léger sourire apparaissait sur ses lèvres. Souriait-il au récit de Cabillaud Père? Non. En son cerveau vivait une pensée qui lui faisait se répéter avec un imperceptible frémissement de joie:
—Je suis dans la place! Il ne me connaît pas!... Tout va bien.
Cependant Cabillaud père continuait son histoire sur Lanlaire:
—Mais l'actrice, une fois en paix avec son public, n'eut plus en tête que de retrouver le coupable propriétaire du soulier qu'elle avait emporté chez elle. Elle fit si bien que ce coupable arriva un jour se rouler d'amour à ses genoux.
C'était mon grand-père.
Lanlaire promit de se rendre, mais à la condition que son soupirant, avant son triomphe, aurait mangé sinon tout, du moins partie du soulier.
L'actrice avait un chef de cuisine qui promit de faire une sauce telle que le soulier deviendrait une gourmandise. Mon grand-père, amoureux au possible, accepta la condition.
L'apparition du café, que le domestique apportait, coupa la parole à Cabillaud, fort amateur de moka.
D'un geste, M. Grandvivier arrêta son domestique.
—Non, Augustin, commanda-t-il, servez-nous le café au salon... Puis vous préparerez les tables de jeu.
Et en regardant ses convives:
—Ces messieurs désireront sans doute jouer un peu.
—Je ne déteste pas une partie de whist en digérant, avoua Cabillaud père.
Sur ce, on se leva de table pour passer prendre le café au salon.
Sa tasse prestement vidée, Gontran se rapprocha de l'homme à la verrue, qui, debout dans un coin, humait son café à petites gorgées.
—Si vous m'acheviez votre histoire? demanda-t-il. Vous disiez que votre grand-père avait consenti à manger son soulier...
Sans se faire plus prier, Cabillaud continua:
—Il le mangea, sauf le talon dont Lanlaire lui fit grâce.
—Et la suite? demanda Gontran curieux.
—La suite n'est pas drôle. Quand il voulut toucher la récompense promise, comme il approchait ses lèvres du visage de Lanlaire, celle-ci le repoussa en s'écriant:
—Pouah! vous sentez le vieux cuir! Vous me dégoûtez, vilain malpropre!
Et elle le fit mettre à la porte.
Depuis cette aventure, mon grand-père avait pris les souliers en telle aversion, qu'il ne mit plus jamais que des chaussons.
Cabillaud père avait à peine achevé son récit que Ducanif venait l'entraîner vers une table de jeu où, avec Gustave et Camuflet, ils allaient faire un whist à quatre.
—Je te fais un piquet, proposa, à son neveu, Fraimoulu, qui ne connaissait que ce jeu.
M. Grandvivier et le baron de Walhofer restaient donc seuls en présence.
—Vous n'aimez pas à jouer, monsieur le baron? demanda M. Grandvivier.
Pour toute réponse, Walhofer, en souriant, montra les joueurs d'un signe de tête donnant à entendre que, s'il ne tenait pas les cartes, c'était faute d'avoir trouvé à se caser dans les parties formées.
—Je m'offrirais bien, mais je suis un piètre joueur. C'est tout au plus si j'entends un peu l'écarté, dit le magistrat.
Puis, en indiquant une troisième table de jeu:
—Si je ne craignais d'abuser de votre complaisance, reprit-il, je vous demanderais une leçon.
Le baron crut être agréable au juge.
—Une partie d'écarté? dit-il; je suis à vos ordres.
Le magistrat avait dit vrai en se traitant de piètre joueur. C'était à peine s'il savait battre et donner les cartes et, pendant la partie, il fit faute sur faute.
—Un pigeon qui se ferait facilement plumer! pensa le baron en constatant cette maladresse et cette ignorance.
Il gagna haut la main.
—Vous le voyez, dit le juge, je suis des plus mazettes!
—A ce point que je n'ose vous offrir une revanche, avoua franchement Walhofer.
—Baste! baste! fit gaiement le magistrat, c'est en forgeant qu'on devient forgeron.
Et il offrit le jeu à couper à son adversaire pour une nouvelle partie.
A ce moment s'éleva la voix de Cabillaud père qui disait à la table de whist:
—Nous avons le trick et les honneurs.
Ensuite, profitant du répit laissé par la donne des cartes, il ajouta:
—Savez-vous, messieurs, que nous sommes des parfaits ingrats à l'égard de M. Grandvivier venu si généreusement à notre secours quand nos appétits dévorants n'avaient à se partager qu'un tablier de cuisine? Nous avons oublié de le remercier de son délicieux dîner... d'autant plus remarquable qu'il a été improvisé.
—Oh! oh! dit, en riant, le juge qui arrangeait ses cartes en main, je refuse un triomphe que je n'ai pas mérité. Si donc, messieurs, vous êtes en veine de félicitations, il faut les adresser à qui de droit; en un mot, rendre à César ce qui appartient à César.
Alors s'adressant à son domestique:
—Augustin, fit-il, dites à Cydalise de venir recevoir les compliments de ces messieurs.
Si, après cet ordre, M. Grandvivier n'eût ramené son attention sur ses cartes, il aurait pu voir le tressaillement qui, de la tête aux pieds, avait secoué le baron, devenu livide. En même temps, son oeil, plein d'une méfiance craintive, s'était fixé sur le juge, semblant redouter un piège sous ce qui venait d'être dit.
Alors M. Grandvivier s'était remis tout à sa partie et, en fixant son jeu, était en train de se consulter sur la carte qu'il avait à jouer.
En une seconde, le baron eut dompté son trouble et, pour ajouter son mot à l'éloge de Cydalise:
—La vérité, dit-il, est que vous possédez, monsieur, un cordon bleu remarquable.
—Oui, fit le juge; malheureusement, je vais être forcé de m'en séparer.
L'attente de l'arrivée de la cuisinière avait suspendu le jeu à la table de whist. En entendant ces paroles, Camuflet demanda:
—Cydalise est donc toujours malade?
—Oui. Je ne voulais pas d'abord le croire. Mais j'ai dû reconnaître qu'elle souffre d'une sorte de maladie nerveuse.
—Deux ou trois mois de calme et de repos suffisent quelquefois pour faire disparaître ce genre d'affection, avança Cabillaud père.
—Aussi, reprit le magistrat, suis-je décidé à accorder à ma domestique la permission qu'elle me demande d'aller passer quelques semaines à la campagne.
—Puis vous la reprendrez, n'est-ce pas? demanda Fraimoulu, saisi par l'espoir d'accaparer plus tard Cydalise.
A cette demande, un nuage d'inquiétude avait paru sur le front de Walhofer. Il se dissipa quand le juge répondit:
—Si je la reprendrai? Vous n'en pouvez douter... Quand ce ne serait, messieurs, que pour avoir le plaisir de vous faire apprécier une seconde fois sa cuisine.
Il finissait quand apparut Cydalise.
Fort occupée par la préparation de son dîner, la cuisinière n'avait pensé qu'à ses fourneaux. L'idée ne lui était pas venue de demander au domestique Augustin, peu causeur du reste, des détails sur les convives. Elle arrivait donc parfaitement ignorante des personnes que son maître avait reçues à sa table.
—Cydalise, dit le magistrat, je vous ai fait venir parce que ces messieurs ont tenu à vous complimenter sur le repas excellent que vous nous avez improvisé.
—Ces messieurs sont trop bons, prononça Cydalise.
Puis, lentement, elle s'inclina, tournant sur elle-même, pour répéter son salut à chaque table de jeu.
Lorsqu'elle se trouva en face de M. de Walhofer elle éprouva un violent soubresaut, fit un pas en arrière et, d'une seule pièce, tomba évanouie sur le parquet.
Cabillaud père fut aussitôt sur pied pour donner ses soins à la cuisinière.
—Rien de grave, annonça-t-il. Rien qu'une surexcitation résultant du zèle qu'elle a probablement mis à vouloir se surpasser en improvisant notre dîner... Il faudrait la porter sur son lit.
Comme le valet Augustin se baissait pour soulever Cydalise, Fraimoulu, qui en sa qualité de propriétaire, savait que l'appartement comportait deux chambres de domestiques sous les combles, dit à son neveu:
—Gontran, aide donc Augustin à la porter au sixième étage.
—Mais non, mais non! fit vivement M. Grandvivier, il n'y a pas à monter au sixième. Ayant fait exécuter une nouvelle office sur une partie de la cuisine, j'ai converti l'ancienne en une chambre de domestique sous même clé que l'appartement. C'est Cydalise qui l'occupe. Augustin n'a pas besoin d'aide pour porter la malade sur son lit.
Puis, s'adressant à Cabillaud père qui s'apprêtait à suivre le valet tenant Cydalise en ses bras:
—Mon cher docteur, dit-il, je la recommande à vos bons soins.
—Soyez sans crainte. C'est peu grave du reste. Une potion calmante des plus anodines et une bonne nuit suffiront pour que, demain, votre cuisinière soit rétablie.
Ensuite, écartant son fils Gustave qui faisait mine de l'accompagner:
—Non, reste là. J'y suffirai seul.
Et il suivit Augustin emportant l'évanouie.
Rien dans le maintien du baron de Walhofer n'avait indiqué qu'il se crût la cause de l'évanouissement de la cuisinière. Son visage n'avait exprimé qu'un sentiment de compassion.
Seulement, à la chute de Cydalise sur le parquet, une colère froide lui avait mordu le coeur.
—Maladroite maudite! avait-il pensé.
Cette fureur secrète s'était troublée en entendant le juge annoncer que Cydalise, au lieu de loger au sixième étage, avait sa chambre dans l'appartement.
—Comment pourrai-je, à présent, faire la leçon à cette poule mouillée qui n'a pas su commander à son émotion en me voyant?... Ce n'est plus facile comme là-bas, rue de Turenne... Maintenant que me voici introduit chez Grandvivier par un heureux hasard, la sotte et peureuse créature va-t-elle me trahir?
Et la rage lui incendiant, plus ardente, le cerveau, il serra les poings en se disant:
—S'il en était ainsi, malheur à elle!
Ce transport de fureur, que nul des assistants n'aurait pu deviner sous son attitude calme, s'apaisa chez le baron en entendant M. Grandvivier dire après le départ de Cabillaud:
—Voilà qui me décide à accorder à Cydalise cette clé des champs qu'elle m'a plusieurs fois demandée. J'hésitais à me séparer de cette femme qui est à la fois bonne cuisinière et domestique dévouée.
Cela dit d'un ton affectueux, le juge secoua la tête et ajouta d'un ton contrarié:
—Cela tombe mal.
L'incident avait fait abandonner les parties de jeu. Chacun se tenait autour du maître de la maison qui répéta en appuyant sur ses mots:
—Oui, cela tombe très mal.
—Vous aviez sans doute le projet de donner quelques dîners pour lesquels le talent de Cydalise va vous faire défaut? avança Fraimoulu, interprétant à sa façon le regret du magistrat.
—Non, fit le juge. Ma contrariété vient de ce que, au lieu de cette servante sur laquelle je pouvais compter, j'aurai une nouvelle figure ici, pour le moment prochain du retour de ma fille.
—Votre enfant va donc revenir? demanda Camuflet.
—Oui, dans une quinzaine de jours.
—Parfaitement guérie?
—Ayant recouvré toute sa santé, prononça gaiement M. Grandvivier.
Et, revenant à ses moutons:
—Voilà pourquoi, mon cher Camuflet, par cette cloison que je vous ai fait élever, j'ai dû rétrécir la cuisine afin d'avoir une nouvelle office, ce qui me permettait d'utiliser l'ancienne en la transformant en une chambre de bonne qui n'existait pas, sous clé, dans l'appartement... Il est nécessaire que ma fille ait, la nuit, une domestique couchée à proximité. C'est là ce qui fait que je n'ai pas envoyé Cydalise loger au sixième étage.
Cependant Fraimoulu s'était penché à l'oreille de son neveu pour lui souffler tout bas:
—Mademoiselle Grandvivier ferait joliment ton affaire! Une belle dot!... Brise donc ta stupide liaison!
Bien décidé à la résistance, Gontran, pour en finir une bonne fois, répondit sur le même ton à son oncle:
—Savez-vous la différence qui existe entre la Dame Blanche et mon mariage?
—Non, lâcha l'oncle ahuri.
—C'est que la «Dame Blanche vous regarde», et que mon mariage ne vous regarde pas du tout.
A ce moment reparut Cabillaud père, pour donner des nouvelles de la malade.
—En revenant à elle, annonça-t-il, Cydalise a eu une crise de larmes qui l'a soulagée, mieux que la potion calmante. Quand je l'ai quittée, elle s'endormait... C'est tout un paquet de nerfs que cette fille!
Cinq minutes après, tous partaient, reconduits jusqu'à la porte par M. Grandvivier.
En saluant le baron qui fermait la marche, le juge prit congé de lui par cette banalité dite d'une voix aimable:
—Enchanté de l'occasion qui m'a permis d'apprendre un peu le jeu de l'écarté.
—Oh! vous avez encore besoin de recevoir bien des leçons! répliqua en riant Walhofer.
—Aussi ai-je l'espoir que vous n'abandonnerez pas votre élève, prononça le juge.
En même temps qu'il invitait le baron à revenir, le magistrat lui tendait la main.
—Pour sûr, il ne me connaît pas! se répéta le baron en serrant la main qui lui était offerte.
Derrière la porte qu'il venait de refermer sur les partants, M. Grandvivier essuya avec dégoût sur son vêtement la main qu'avait touchée le baron.
—Gare à toi, misérable! gronda-t-il.
Puis, d'un pas lent, il se dirigea vers la chambre de Cydalise.
Le sommeil dont avait parlé Cabillaud n'était pas venu ou avait dû être de fort courte durée, car la cuisinière, à l'entrée de son maître, s'était dressée sur son séant, pâle, la figure convulsée, frissonnante de terreur. Elle tendit vers lui ses mains suppliantes en disant d'une voix brisée:
—Grâce! Pitié!
—Grâce! répéta le juge. Grâce pour qui? Pour vous ou pour lui? M'avez-vous fait grâce à moi dont vous avez brisé le coeur par la plus épouvantable torture? Avez-vous eu pitié de ma pauvre enfant que vous avez perdue, vous et votre ignoble complice?
Un instant le juge regarda cette fille anéantie par une immense épouvante, puis il reprit:
—Si c'est pour vous, Cydalise, que vous demandez grâce, à quoi bon? Vous savez que, si vous tenez votre promesse, vous n'avez rien à craindre de ma vengeance. J'ai juré et je tiendrai mon serment de m'en remettre au ciel du soin de vous punir... et, j'en ai la certitude, il vous punira... Sans qu'il vous vienne de moi, le châtiment ne saurait tarder à vous atteindre.
Après un rire qui se pouvait comparer à une sorte de rugissement rauque et féroce, M. Grandvivier poursuivit:
—Mais, pour lui, il n'en est pas de même. Je ne confierai à personne le soin de me venger... De lui-même, il est venu se mettre sous ma main... et ma main va s'abattre sur lui terrible et impitoyable!
Comme s'il croyait déjà tenir sa proie, M. Grandvivier étendit un bras menaçant en répétant son rire tout vibrant d'une haine farouche.
Il retrouva son calme pour dire d'un ton bref:
—Demain, devant témoins, je vous offrirai de vous laisser partir et vous refuserez votre liberté.
Pantelante de la terreur immense que lui inspirait son maître, Cydalise bégaya d'une voix convulsive:
—Oui, monsieur, je refuserai de quitter votre service.
Le juge fit une pause, comme si ce qu'il avait à demander lui coûtait à dire; puis avec effort:
—Depuis combien de temps n'avez-vous parlé à votre misérable complice?
A cette question, la cuisinière se mit à trembler, et elle finit par balbutier:
—Dans la dernière semaine que nous avons habité rue de Turenne, il est venu au milieu de la nuit.
Et vivement, avec le ton d'une sincérité indéniable, elle ajouta:
—Mais je vous jure, monsieur, que ce n'est pas volontairement que je l'avais attiré.
—Je le sais, dit froidement le juge. C'est moi qui, en vous ordonnant d'ouvrir la fenêtre du salon, vous ai fait lui donner le signal qui, jadis, était celui de vos rendez-vous nocturnes. Aussi l'ai-je vu franchir le mur et traverser le jardin pour aller vous rejoindre... Un moment, le désir m'est venu de l'abattre d'un coup de fusil, mais, la réflexion aidant, je l'ai laissé passer, car ma vengeance n'eût pas été ce que je la veux... Il me faut la mort de cet homme sans que rien puisse m'en accuser... et, surtout, sans que la réputation de ma fille soit effleurée par l'ombre même d'un soupçon.
Cydalise avait écouté, frémissante, les yeux agrandis par l'épouvante. Tant de haine implacable avait accentué les paroles du juge, qu'elle s'écria effarée:
—Non, vous ne m'avez pas pardonné!
—Vous avoir pardonné? répéta le magistrat en secouant la tête lentement. Vous dites vrai, non. Mais j'ai juré, devant les aveux de votre repentir, de laisser au ciel, je vous le répète, le soin de vous punir... Et mon serment, je le tiendrai si vous ne faites rien qui laisse ce misérable échapper à ma vengeance.
—Aujourd'hui, je le hais! C'est lui qui m'a perdue! prononça Cydalise avec une rage farouche.
Après un court silence, M. Grandvivier reprit:
—A votre dernière entrevue, que vous a demandé cet homme?
—Il tenait surtout à savoir si votre fille allait bientôt revenir.
Un sourire cruel passa sur les lèvres du juge.
—A cette heure, il en est assuré, dit-il, car, ce soir même, devant mes invités, j'ai pris soin d'annoncer le prochain retour d'Angèle.
Ensuite, d'une voix qui ordonnait:
—Demain, reprit-il, le chenapan rôdera autour de la maison, guettant votre première sortie, d'abord pour vous imposer de rester chez moi où vous devez servir ses intérêts... Sur ce point, vous lui laisserez croire que c'est à lui que vous cédez... Puis, pour étudier les moyens de vous revoir à sa guise dans ce nouveau domicile... Vous m'avertirez de ce qui aura été convenu à ce sujet.
Et d'un ton bref et dur:
—Vous m'avez compris? ajouta le juge.
—J'obéirai, articula péniblement la servante, secouée par un nouveau frisson et suivant d'un regard plein de terreur M. Grandvivier qui se retirait lentement.
Pourquoi Cydalise ne cherchait-elle pas à se soustraire par la fuite aux ordres de son maître? Il fallait qu'un terrible secret la mît sous la puissance du juge, car, quand elle fut seule, elle répéta entre ses dents, qui claquaient d'épouvante:
—Oui, oui, j'obéirai!