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La conquête d'une cuisinière I: Seul contre trois belles-mères

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XIX


—Gontran, on sonne.

—Crois-tu, chérie?

—Oui, j'ai entendu un petit coup. Ce doit être ce jeune homme venu hier et qui nous a glissé sous la porte le mot d'écrit annonçant qu'il reviendrait aujourd'hui; ce monsieur Frédéric Bazart qui, m'as-tu dit, a, dernièrement, été accusé de deux assassinats.

—Allons voir par le trou.

Ces phrases, il est inutile de le dire, étaient échangées entre Gontran et sa maîtresse le lendemain du dîner offert par M. Grandvivier à Fraimoulu et à ses invités après le bel exploit de la fameuse Nadèje.

—Oui, c'est le visiteur d'hier, souffla Gontran à Henriette, après avoir mis l'oeil au trou qui permettait de voir quiconque stationnait sur le carré.

—Alors je vais m'enfermer dans la chambre à coucher pendant que tu le recevras dans la salle à manger, annonça tout bas la jolie blonde avant de se retirer sur la pointe du pied.

Gontran ouvrit la porte à Frédéric Bazart.

Dès qu'il fut assis dans la salle à manger où Gontran venait de l'introduire, Frédéric débuta de sa voix chaude et franche:

—Avant d'entrer en relations, monsieur, il faut d'abord bien se connaître. Il est donc bon que vous sachiez qu'il y a dix jours à peine j'étais en prison, accusé d'un double assassinat.

Avec un particulier qui procédait aussi carrément, il n'y avait qu'à l'imiter. Gontran répondit donc:

—Les journaux, en racontant l'affaire, m'avaient appris votre nom que j'ai retrouvé, hier, au bas du billet que vous aviez glissé sous ma porte... Ils m'ont aussi appris qu'une ordonnance de non-lieu avait été rendue en votre faveur.

L'ex-bateleur approcha son visage de Gontran.

—Regardez-moi dans les yeux, dit-il, et, bien sincèrement, je vous en conjure, avouez-moi si, malgré l'ordonnance de non-lieu, vous me croyez capable d'assassinat.

Le visage de l'ancien saltimbanque dénotait tant de loyauté et de franchise que Gontran n'hésita pas.

—Non, fit-il.

—Alors, dit en riant Frédéric, nous ne tarderons pas à nous entendre quand je vous aurai fait ma confession.

L'unique souci de Gontran était que l'entrevue s'abrégeât pour qu'il pût aller délivrer Henriette, prisonnière dans la pièce voisine.

—A quoi bon une confession? fit-il. Veuillez seulement me dire à quel motif je dois votre visite.

—Motif et confession ne vont pas l'un sans l'autre. Écoutez-moi, je vous prie.

Sans attendre un acquiescement à l'attention qu'il réclamait, Frédéric poursuivit:

—Avant mon arrestation, j'étais un vilain pierrot... Pas vicieux pour quatre sous, je m'en vante; mais noceur en diable, un tantinet paresseux et tout ce qu'il y a de plus loupeur... Quant à l'instruction, lire, écrire et compter, voilà tout mon bagage.

La voix du bateleur se fit grave pour continuer:

—La prison m'a changé. J'en suis sorti un tout autre homme. Avec ma liberté m'est arrivé un héritage; les soixante mille livres de rente du pauvre oncle qu'on m'accusait d'avoir tué... Une telle fortune... devinez-vous mon embarras?... à moi qui ne sais qu'en faire!

Gontran se mit à rire.

—Bien des gens, moi tout le premier, voudraient être à votre place, dit-il.

—Comprenez-moi, reprit sérieusement Frédéric. Avec mon instruction incomplète, je n'ai pas en moi assez de ressources pour combattre l'ennui qui m'attend inévitablement dans l'oisiveté que me permet ma fortune... Mes distractions d'autrefois m'inspirent aujourd'hui un profond dégoût... De plus, je n'ai que vingt-cinq ans, l'âge où l'homme a besoin d'agir, de se remuer... et moi, je vous le jure, je suis d'une nature qui aime grandement à se remuer... Alors, savez-vous ce que je me suis dit?

—Non, dit Gontran qui se laissait aller au charme de cette franchise un peu triviale.

—Je me suis dit: L'oisiveté est mauvaise conseillère, mon bonhomme; en conséquence il s'agit de mettre la charrue devant les boeufs. Quand tant d'autres demandent la fortune au travail, toi, puisque tu as la fortune, fais l'inverse, demande-lui du travail.

—Bonne idée! approuva Gontran.

—Oui, mais, en fait de travail, il faut un état. Le seul que je sache... et encore bien médiocrement... c'est celui que j'ai appris pendant l'année que j'ai passée avec mon oncle Bazart, l'entrepreneur, l'associé de la maison Camuflet et Bazart... Va donc pour la bâtisse! me suis-je écrié... Alors je suis venu vous trouver... pour vous dire: «Vous êtes jeune aussi. Vos études en architecture vous font un aide précieux pour moi. Associons-nous. Vous apporterez la science, moi je fournirai mes capitaux et je conduirai le travail.»

Cela dit, Frédéric tendit la main à Gontran en demandant de sa voix redevenue gaie:

—Hein! c'est dit? Vous acceptez? Topez là, mon associé!

Gontran hésita.

—Une question d'abord, dit-il avec étonnement.

—Je vous écoute.

—Comment se fait-il que vous soyez venu directement vous adresser à moi?

—Ah! voici la chose! On a bien raison de dire qu'à quelque chose malheur est bon... Le malheur de mon arrestation m'a valu un ami, ou, pour mieux dire, un protecteur, un Mentor qui s'est intéressé à moi. Ce protecteur est M. Grandvivier, le juge d'instruction qui était chargé d'instruire mon affaire. Quand je lui ai parlé de mon embarras devant mes écus, c'est lui qui m'a conseillé le travail et, comme j'optais pour la bâtisse, il m'a présenté à un de ses amis qui a été du bâtiment, M. Camuflet, l'ex-associé de mon oncle. C'est de ce dernier qu'est venue l'idée de mon association avec un architecte. A son tour, M. Camuflet m'a renvoyé à un M. Lebrun.

—Mon patron? fit Gontran.

—Précisément.

—Qui a refusé?

—Qui m'a répondu: «Je suis assez riche et assez vieux pour prendre mon repos. Adressez-vous à mon meilleur élève, Gontran Lambert, un garçon auquel il ne manque que des capitaux pour réussir.» Alors je suis accouru pour vous crier: Voici les capitaux! Prenez le capitaliste par-dessus le marché!

Son explication donnée, l'ancien saltimbanque tendit encore sa main à Gontran en répétant:

—Hein! c'est dit, monsieur Lambert? Vous acceptez? Topez là, mon associé!

Sans hésiter cette fois, Gontran mit sa main dans celle qui lui était offerte.

—J'accepte, dit-il.

—Et nous débuterons par une affaire que votre patron vous cède... Il s'agit de constructions à élever, rue de Turenne, sur l'emplacement d'un jardin que le propriétaire veut utiliser plus productivement... un arrière-bâtiment destiné à masquer un vilain voisinage... Tenez, M. Grandvivier, précisément, était encore, il y a deux semaines, le locataire de ce jardin qui va disparaître.

Sur ce, pris de joie, l'ex-bateleur se mit presque à danser en s'écriant:

—Bravi! bravo! me voilà sauvé de l'ennui! Je vais donc enfin m'amuser en m'éreintant à travailler... Vous pourrez donner vos plans, monsieur Lambert, vous aurez en moi un rude contremaître pour les faire exécuter.

Et éclatant de rire:

—Ah! fit-il, je le jure, il est bien mort, le La Godaille!... Non, personne n'aura plus le droit de m'appeler La Godaille!

Au nom de la Godaille, un cri de joie avait retenti dans la pièce voisine et soudain, sur le seuil de la salle à manger, apparut Henriette émue, le sourire aux lèvres, fixant sur le bateleur un regard tout étincelant de reconnaissance.

A la vue de la jolie blonde, la surprise fit reculer d'un pas Frédéric, et, la voix chaude d'affection, il s'écria:

—Ma bonne petite Henriette!

La jeune femme marcha vers lui.

—Oui, dit-elle avec attendrissement, votre petite Henriette qui n'a pas oublié son protecteur et qui, elle, vous nommera toujours La Godaille, parce que ce nom, depuis bien longtemps gravé dans son coeur, lui rappelle le compagnon dévoué qui, jadis, veilla sur elle au risque de sa vie.

Ensuite, elle lui tendit le front en demandant:

—Est-ce que vous refusez de m'embrasser, mon bon La Godaille?

Et après avoir regardé Gontran, tout stupéfait de la scène, elle ajouta en souriant:

—Gontran n'est pas jaloux. Vous pouvez vous risquer sans craindre, cette fois, un coup de couteau.

A ces mots, La Godaille pâlit.

—Oui, fit-il d'une voix devenue subitement rauque, le coup de couteau du Tombeur-des Crânes... un compte qui me reste encore à régler.

Mais cette impression haineuse fut de courte durée. La joie reparut sur le visage de La Godaille qui, appliquant ses lèvres sur le front charmant qui lui était offert, y déposa un bon gros baiser.

Certes, Gontran ne pouvait être jaloux de ce baiser tout fraternellement affectueux. Aussi fut-ce d'un ton à la fois surpris et gai qu'il s'écria:

—M'expliquerez-vous où vous vous êtes connus?

—Henriette ne vous a-t-elle donc jamais conté notre histoire? demanda La Godaille.

—Chaque fois que j'ai tenté de lui révéler tous les détails de mon passé, Gontran m'en a empêchée, dit la gentille blonde en rougissant un peu.

—Je voulais t'éviter des souvenirs trop pénibles, mignonne, dit Gontran qui se retourna vers Frédéric pour ajouter: Mais, de vous, monsieur Bazart, j'accepterai le récit tout entier.

Puis revenant à Henriette:

—Si tu nous préparais un bon petit déjeuner pour fêter M. Bazart, ton ancien ami et mon tout frais associé? proposa-t-il.

—Je vais déployer tous mes talents culinaires, dit joyeusement la jolie blonde qui comprit que son amant voulait l'éloigner.

—A présent, monsieur Bazart, je vous écoute, reprit Gontran après le départ de sa maîtresse.



—A dix-huit ans, je ne promettais guère, commença La Godaille. Vagabond, paresseux, j'avais déserté les sept ou huit métiers que ma mère, restée veuve, avait tenté de me faire apprendre. La maraude, le braconnage, les parties de bouchon étaient mon fort. Mais ce qui m'attirait surtout, c'était la société des chanteurs ambulants, des faiseurs de tours, des montreurs de curiosités, des saltimbanques. On ne me voyait qu'avec eux; je me faisais leur compère, presque leur domestique, tant j'étais curieux d'apprendre leurs tours et de deviner leurs trucs.

Ma pauvre mère crut que le déplacement était le seul moyen de m'arracher à cette vie de fainéantise qui l'effrayait pour l'avenir. Elle résolut donc de me faire quitter Lille. Mais où m'envoyer et, surtout, à qui m'adresser qui pourrait me surveiller?

J'avais deux oncles. L'un, frère de feu mon père, était entrepreneur à Paris où il était allé tenter la fortune qui lui avait souri, car, fréquemment, il envoyait des secours à ma mère. L'autre oncle, frère de ma mère, était gros cultivateur. Son mariage l'avait fixé dans le pays de sa femme, à la frontière du Nord, où il exploitait une ferme importante. En une seule enjambée, il pouvait passer d'un de ses champs en Belgique.

Entre celui de ces deux oncles auquel elle m'adresserait, ma mère opta pour le fermier. M'envoyer à Paris lui faisait trop peur. Mes instincts de vagabondage y auraient trouvé, cent fois plus nombreuses, ces tentations auxquelles il fallait me soustraire.

Un beau matin de printemps, je débarquai donc chez mon oncle le fermier, le plus gros bonnet du village de Montrel, où on le désignait sous le surnom du Père aux écus. Sa maison d'habitation, un peu distante des bâtiments d'exploitation, était la dernière du pays. Elle s'élevait au bord de la route, pour ainsi dire sur la frontière. Vingt pas plus loin, on était en Belgique, dont le premier village se nomme Reiseck.

Mon oncle put me loger à l'aise, car sa maison était dix fois trop grande pour lui. C'était une immense construction qui, avant la grande Révolution, avait fait partie d'un couvent. Vers 1825, on avait démoli le couvent pour n'en garder que ce bâtiment encore en bon état de solidité. Après être restés plus de vingt ans sans trouver un acquéreur, le bâtiment et le terrain sur lequel s'était, autrefois, étendu tout le couvent, avaient été vendus à bas prix à mon oncle.

On m'installa donc dans une des dix vastes chambres qui restaient inoccupées.

Ma première journée se passa à suivre mon oncle qui tint à me faire visiter sa ferme, ses écuries et, la nuit venue, jusqu'au lendemain, je ne fis qu'un somme.

Quand je me réveillai, il était grand jour. Le bruit de plusieurs voix qui causaient sur la route me fit aller à ma fenêtre.

En face de la maison de mon oncle, sur l'autre revers de la route, m'apparut une vaste bâtisse, dont la porte principale était surmontée d'un tableau à grotesque peinture, représentant un douanier joufflu et coloré, sanglé dans son uniforme de grande tenue et portant à la main un énorme bouquet de roses. Plus bas se lisaient ces mots: Au Douanier Galant. Ici on loge à pied et à cheval. Trudent, aubergiste.

Les voix que j'avais entendues étaient celles de six douaniers qui causaient avec l'aubergiste, un grand sec, debout sur le seuil de sa porte.

Quand j'ouvris ma fenêtre, j'entendis une voix, dominant les autres, qui disait:

—J'en suis certain. Ils ont fait le coup cette nuit. Mais, je vous le jure, Trudent, je les pincerai ou j'y perdrai mes galons et mon nom de Vernot!

—Oui, vous les pincerez, je n'en doute pas, brigadier... Mais, pour y arriver, il faudrait d'abord une chose, répondit l'aubergiste.

—Laquelle?

—Savoir où ils ont leur chenil.

—Oh! je le découvrirai avant peu; j'ai mon moyen, dit le brigadier avec un sourire de malice.

Il se retourna vers ses hommes.

—En route! commanda-t-il.

Les douaniers allaient se mettre en route quand, d'une fenêtre voisine de la mienne, partit la voix de mon oncle qui demandait:

—Qu'est-ce donc? Avez-vous encore fait buisson creux cette nuit, mon pauvre Vernot?



A ce nom de Vernot qu'il entendait pour la seconde fois, Gontran interrompit le conteur.

—Mais, fit-il, Vernot est le nom de famille d'Henriette. Ce brigadier était-il son parent?

—C'était son père, dit La Godaille. Ancien sergent-major dans la ligne, Vernot à la fin de son congé, avait obtenu de passer dans les douanes de la frontière. Intelligent, actif et des plus braves, il n'avait pas tardé à se signaler en taillant de fortes croupières aux contrebandiers. Ses premiers coups avaient été heureux et, partant, les primes qui lui étaient revenues sur ses prises avaient été grosses. Peut-être aurait-on pu mettre son activité infatigable sur le compte de son avidité. Le soldat ne se défendait pas trop sur ce point et donnait pour excuse son vif désir de pouvoir amasser une petite dot à sa fille Henriette, alors âgée de seize ans, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère.

A l'époque dont je parle, Vernot était un homme de quarante ans. Son ardeur à pourchasser les contrebandiers, loin de s'affaiblir, avait, au contraire, été aiguisée par la persistance de la déveine qui, depuis quelques années, avait remplacé ses succès du début. Il avait beau faire, la contrebande lui passait devant le nez, sans qu'il pût étendre assez vite la main pour l'arrêter au saut de la frontière... Voilà quel était Vernot.

—Bien, continuez votre histoire, dit Gontran.



A la voix de mon oncle lui demandant s'il avait fait buisson creux, le brigadier tourna la tête de son côté:

—Malheureusement, oui, Père aux écus, répondit-il en donnant à mon parent son sobriquet.

—Si vous n'êtes pas trop pressé, venez donc me conter cela en vidant un cruchon de bière, proposa mon oncle.

Cette offre fit tressauter l'aubergiste Trudent, qui s'écria d'une voix hargneuse:

—Un cruchon de bière! Le voilà bien, ce sac à écus, qui ne se soucie pas de faire du tort au commerce des autres. Est-ce que je n'en vends pas, de la bière, moi! Ai-je besoin qu'on la donne pour rien à ma porte... Oh! que je trouve jamais l'occasion de lui faire du tort, à ce Crésus, je ne la raterai pas!

Les douaniers s'étaient mis à rire à cette sortie de l'aubergiste lésé dans ses intérêts.

—Oh! oh! fit en riant le brigadier, je vois, Trudent, que vous êtes toujours à couteaux tirés avec le Père aux écus.

—Qu'il m'offre l'occasion d'une revanche, je ne vous dis que ça! gronda l'aubergiste.

Ces paroles avaient dû être entendues par mon oncle. Il dédaigna d'y répondre et cria au brigadier:

—Amenez vos hommes, Vernot; il y a de la bière pour tout le monde.

Si je voulais satisfaire ma curiosité, il fallait me hâter de descendre dans la salle où allaient arriver le brigadier et ses camarades. J'avançai donc les mains pour refermer la fenêtre que je n'avais fait qu'entr'ouvrir, ce qui, par l'étroite fente des vantaux, m'avait laissé entendre sans être vu par l'aubergiste qui, tout franchement, venait de se déclarer comme ennemi de mon oncle.

Au moment où j'allais pousser la fenêtre, je fus surpris par un fait étrange. Les douaniers qui se dirigeaient vers la porte de mon oncle, tournaient le dos à Trudent. Alors je vis l'aubergiste détendre vivement les doigts de ses mains comme s'il voulait indiquer un nombre, puis passer une de ses mains sur la tête en tenant l'index en l'air.

A coup sûr, c'était un signal, mais à qui s'adressait-il? Bien certainement, ce n'était pas à mon oncle.

Quand j'arrivai dans la salle basse, les douaniers étaient assis devant la table, sur laquelle une servante était en train de déposer des cruchons de bière. A mon entrée, je fus accueilli par le regard méfiant de Vernot qui, dans tout étranger au pays, soupçonnait un contrebandier. Ce regard se fit aimable quand mon oncle m'eut présenté.

Sitôt la première rasade bue, mon oncle débuta:

—Comme ça, Vernot, vous n'avez pas eu de chance cette nuit?

—Ah! ne m'en parlez pas, Père aux écus. Figurez-vous un coup superbe dont j'avais eu vent et que je guettais depuis une semaine.

—Un gros passage, alors?

—Rien que de la dentelle!

—Par chiens?

—Oui, par chiens.

—Vous avez raison. C'est triste de n'avoir pas pu mettre la main sur un pareil lopin. Votre part de prime eût été bonne, dit mon oncle en s'apitoyant sur la mauvaise chance du brigadier.

—Cette aubaine-là eût grandement avancé la dot de ma petite Henriette! soupira Vernot.

—Mais, appuya mon oncle, comment vous, brigadier, un vrai malin, avez-vous été refait?

—C'est à n'y rien comprendre! gronda le brigadier. Je m'étais mis à l'affût à l'angle du bois Monsion, et j'avais embusqué mes hommes trois cents mètres plus loin, à la sente du Bas-Ternois, où les chiens passeraient après s'être engagés dans les Coudreaux. Au passage de la meute, je devais prévenir mes hommes par un coup de fusil tiré sur le chien de tête. Sur les deux heures du matin, l'animal m'apparut sur la gauche et je fis feu. Aussitôt je vis arriver la meute, trente chiens environ et, comme je m'y attendais, ils s'engagèrent dans les Coudreaux.

—Bon, me dis-je, les camarades, prévenus par un coup de feu, vont les saluer au passage.

J'attends. J'écoute. Rien! Alors je m'impatiente et je cours à mes hommes que je trouve toujours n'ayant pas encore vu apparaître un seul museau de chien.

La meute entière avait disparu, comme engloutie dans une trappe.

Nous fouillons les Coudreaux. Pas seulement la queue d'un chien! Les auxiliaires que j'avais éparpillés sur trois lieues carrées pour guetter où se réfugieraient les chiens échappés à la fusillade n'avaient vu rien passer.

Et, avec rage, le brigadier s'écria:

—Que peut bien être devenue cette satanée meute?

Après un petit temps, pendant lequel il avait vidé son verre, mon oncle lui demanda:

—Que concluez-vous de cela, brigadier?

—Que le chenil où se réfugient les chiens, que nous supposions se trouver à deux ou trois lieues dans le pays, doit exister plus près de la frontière, par ici même, dans les plus près environs.

Mon oncle se mit à rire.

—Heu! heu! fit-il, je ne vois alors que Trudent ou moi qui puissions donner asile à ces chiens. Vous savez, Vernot, que vous n'avez qu'un mot à dire pour que je vous fasse visiter ma ferme de fond en comble.

—Oh! oh! Père aux écus, pouvez-vous me croire capable de vous soupçonner? protesta le brigadier qui, à son tour, vida son verre.

—Mais, reprit mon oncle, qu'est devenu le chien sur lequel vous avez fait feu? Habile tireur comme vous l'êtes, vous ne pouvez l'avoir manqué.

—Non, et je suis certain de l'avoir vu tomber. Mais j'étais alors pressé de rejoindre les camarades. Quand je suis retourné plus tard sur mes pas, j'ai bien trouvé une mare de sang, mais de chien, néant. Quelqu'un était venu qui avait dû emporter le mort ou le blessé, car nulle piste de sang n'indiquait que la bête eût cherché à continuer sa marche... Encore un mystère que j'aurai à éclaircir.

Vernot achevait de parler quand un vacarme de trompettes et pistons se fit entendre sur la route. Nous courûmes tous à la porte pour nous rendre compte de ce charivari.

—Tiens! annonça un douanier, c'est une voiture de saltimbanques qui revient de quelque kermesse belge.

C'était en effet une voiture de bateleurs. Deux hommes qui marchaient à côté des maigres biques d'attelage, avaient jugé bon de faire, dans le village, une entrée bruyante et soufflaient à pleins poumons dans leurs instruments.

Sur la banquette du cabriolet, qui formait le devant de cette voiture, se prélassait une femme d'une quarantaine d'années, aux formes massives, dont le visage gardait quelques traces d'une beauté qui, en son temps, devait avoir séduit ceux qui ne tiennent pas absolument à la mignardise.

—C'est, ma foi! la Belle Flamande, nous annonça encore le même douanier.

La Belle Flamande, paraissait-il, était fort en réputation sur tous les champs de foire de Belgique et du nord de la France. Sa spécialité était d'avaler des étoupes enflammées, des cailloux et des lapins vivants. Elle venait, disait-on, de perdre son mari, un hercule mort de la rupture d'un vaisseau dans la poitrine pour avoir voulu soulever une charrette trop chargée de spectateurs.

Cette mort, toute récente, n'avait pas fort secoué la tendresse conjugale de la Belle Flamande, car, à l'entrée de la voiture dans notre village, elle riait de tout coeur avec un jeune blond qui, assis à côté d'elle, sur la banquette de devant, tenait les guides des deux rossinantes.

Le brigadier Vernot, je vous l'ai dit, soupçonnait, par état, un contrebandier dans tout nouvel arrivant au village. A la vue de la voiture qui allait entrer dans Montrel, il fronça le sourcil en disant:

—Pourquoi ces cocos-là reviennent-ils par la traverse au lieu de rentrer en France par la route? Ont-ils voulu éviter le poste de visite? Allons voir ça, les enfants.

Suivi de ses hommes, il marcha vers la voiture qui venait de s'arrêter devant l'auberge de Trudent. Je leur emboîtai le pas. Les saltimbanques, vous le savez, m'attiraient.

Quand nous arrivâmes, la Belle Flamande et le jeune blond avaient déjà mis pied à terre et, de l'arrière-voiture, étaient sortis un homme et une femme. Avec les deux qui jouaient de la trompette, la troupe comprenait six personnes.

S'avançant en tête, le jeune blond se dirigeait, suivi de la Belle Flamande, vers la porte de l'auberge, quand il fut arrêté par Vernot qui lui posa la main sur le bras en disant:

—Pas si vite, mon garçon! La visite d'abord.

Au contact de la main du brigadier, le blondin eut une lueur de colère dans l'oeil et il recula d'un pas comme pour se mettre en position de résistance. Il était joli garçon, ce gars-là, mais, à ce moment, tout le charme de son visage disparut pour faire place à une expression farouche. Il devait avoir le sang qui lui arrivait facilement sous les ongles.

Mais Vernot n'était pas homme à s'effaroucher pour si peu.

—De quoi! de quoi! lâcha-t-il railleusement; tu fais donc le gros dos, mon cadet?

Mais, lui aussi, avait la moutarde prompte à lui monter au nez, et son échec de la nuit était loin d'avoir calmé sa bile. Il reprit d'un ton sec:

—Allons! Plus de manières! Approche.

Immédiatement le blond poussa une sorte de rugissement de colère et tomba, bien campé sur sa jambe droite, à la garde de la savate en grinçant:

—Viens-y donc, mauvais gabelou!

Quand je dis «bien campé sur sa jambe droite», je me trompe... Car, voyez-vous, la savate, c'était et c'est encore mon fort. De la mauvaise société que j'avais fréquentée, je n'avais retiré que ce talent-là, mais j'y étais passé maître... Elle avait trop de raideur, sa jambe! Le jarret lourd, empâté, pas de détente. Moi, j'aurais eu affaire au blondin, que je lui aurais mouché le nez avec le talon de ma botte avant que sa jambe droite se fût remuée... J'ai su, depuis, que ça lui provenait d'une ruade de cheval qu'il avait reçue.

En voyant le jeune homme vouloir résister à leur chef, les douaniers s'avancèrent à l'aide, mais Vernot les fit reculer en disant:

—Tenez-vous tranquilles, vous autres. Croyez-vous que je ne suffirai pas seul à rogner ses ergots à ce jeune coq?

Et il marcha sur le blondin.

Je ne sais ce qui serait arrivé si, à ce moment, la Belle Flamande ne fût intervenue en disant:

—Laisse-toi faire, Alfred. M. le brigadier est dans son droit. Il exécute son devoir.

A ces mots, le garçon quitta sa pose de défense et, sans mot dire, mais sombre et l'oeil mauvais, il laissa la main de Vernot tâter ses poches.

Puis ce fut au tour de la Belle Flamande de se soumettre à la visite que le brigadier fit très sommaire.

Cependant les douaniers de Vernot fouillaient les autres saltimbanques. Puis vint le tour de la voiture dans laquelle le brigadier monta.

A ce moment, la Belle Flamande s'était rapprochée du blondin qui, la figure refrognée, se tenait à l'écart.

—Que t'es bête, fiston! Faut jamais résister à l'autorité. Il vous en cuit toujours! lui dit-elle à mi-voix.

—Oh! ton brigadier, je le repigerai! gronda le jeune homme en tordant sa moustache d'une main nerveuse.

—Eh! eh! fit vivement la femme alarmée, tu sais? pas de bêtises! Crois en ta mère, Alfred!

Le dialogue fut coupé par la seconde femme de la troupe, une fort gentille brune, qui accourut pour dire à la Belle Flamande:

—Méfiez-vous pour la caisse: le gabelou va mettre la main dessus.

En effet, du fond de la voiture, retentit la voix de Vernot qui criait:

—Qu'est-ce que c'est que cette caisse en bois, percée de trous et fermée au cadenas?... Il y a, là dedans, quelque chose qui grouille.

En trois bonds, la Flamande fut à la portière du fond de la voiture pour répondre à Vernot:

—C'est la caisse où j'enferme les lapins que je dévore tout vivants dans les foires, monsieur le brigadier.

—Il paraît que si vous les dévorez, la maman, vous ne les digérez pas, puisque vous les remettez sous clé après la représentation, goguenarda Vernot qui avait retrouvé sa bonne humeur.

—Oh! dit la Flamande qui se faisait aimable et rieuse, le «sous-clé» est une précaution contre mes artistes qui, plusieurs fois, m'ont chipé des lapins qu'ils ont fricotés sans ma permission.

Et, souriante, la voix douce, en tendant la clé:

—Voulez-vous ouvrir la caisse, monsieur le brigadier? demanda-t-elle.

—Non, pas la peine, dit Vernot se déclarant satisfait par l'explication et, surtout, par l'offre de la clé.

Il finissait de parler quand il me sembla entendre la seconde femme, la belle brune, qui soufflait à Alfred:

—Enfoncé, le gabelou!

La caisse à trous ne renfermait donc pas le contenu annoncé. Quel était donc, à défaut de lapins, l'être qui, suivant l'expression du brigadier, «grouillait» entre ces planches?

Descendu de la voiture, le brigadier procéda à un interrogatoire:

—D'où venez-vous? demanda-t-il à la Flamande.

—De la kermesse de Namur, en Belgique.

—Et vous allez?

—Pas plus loin, pour le moment, que l'auberge de Trudent, où nous comptons nous reposer pendant trois ou quatre jours, attendu que la plus prochaine foire, en France, n'arrive que la semaine prochaine.

—Très bien! prononça le brigadier qui fit à ses hommes signe de le suivre.

Quand il passa devant Alfred, ce dernier se tenait si raide, la mine tant provocante, l'oeil si menaçant, que le brigadier, agacé par cet air furibond, lui dit d'un ton gouailleur:

—Toi, un conseil, mon cadet! Mange ta colère et charrie droit, ou tu t'en trouverais mal.

Un frisson de rage contenue secoua le jeune homme, mais il ne souffla mot. Seulement, lorsque le brigadier fut à quelques pas, il répéta avec un sourire féroce:

—Toi, je te repigerai.

Tous, les saltimbanques et moi, nous étions restés à regarder s'éloigner la petite troupe. A cent pas plus loin, nous vîmes le brigadier se séparer de ses hommes, qui continuèrent leur route, tandis que lui se retournait vers nous.

—Est-ce qu'il va encore nous retomber sur le dos? demanda la Belle Flamande à l'aubergiste Trudent, qui, depuis le commencement de la scène, s'était tenu sur le pas de sa porte.

—Non, dit Trudent; le brigadier va entrer, sur sa gauche, dans le sentier qui conduit à la petite maison qu'il habite.

—Qu'il habite seul? demanda Alfred d'un ton qui me fit presque peur.

Tudieu! Il avait la rancune solide et la colère facile, ce beau blond! Il ne faisait pas bon qu'il vous en voulût.

—Non, pas seul, répondit l'aubergiste; il demeure avec sa fille et un vieux douanier estropié, du nom de Carambol, qu'il a recueilli.

—Ah! il a une fille? dit Alfred.

—Une jolie demoiselle à marier.

—Bon! fit le blondin qui suivit sa mère entrant dans l'auberge.

Ce n'était rien que ce «bon!» et, pourtant il m'émut. A l'intonation du particulier quand il le prononça, je ne sais quel pressentiment m'avertit qu'un danger menaçait la fille du brigadier.

Après être encore resté quelques minutes à regarder les saltimbanques qui déchargeaient leur voiture, je retournai près de mon oncle que je retrouvai toujours attablé devant son cruchon de bière et fumant sa pipe.

—Eh bien! garçon, me dit-il en souriant, il paraît que tu as employé là un bon quart d'heure à te distraire.

Je lui fis, de ce qui s'était passé, un récit qu'il écouta sans paraître y porter grande attention. Mais il en fut autrement lorsque j'arrivai à parler de la caisse à trous et qui était censée renfermer des lapins.

—Tu crois qu'elle ne contenait pas de lapins? me demanda-t-il avec une curiosité subitement éveillée.

—C'est à supposer. La déclaration faite par la Belle Flamande, que cette caisse renfermait des lapins, devait être fausse, puisque, quand Vernot, y ajoutant foi, a refusé la clé, j'ai entendu la seconde femme qui disait: «Enfoncé, le gabelou!»

—Et tu es d'avis que, pourtant, la caisse devait contenir un être vivant?

—Dame! oui! Le brigadier a dit que ça grouillait.

Un souvenir me revint alors.

—Oui, oui, appuyai-je, ce devait être un animal... blessé ou malade.

Mon oncle releva brusquement la tête.

—Qu'est-ce qui te fait dire cela? me demanda-t-il avec un très visible intérêt.

—C'est que, tout à l'heure, comme ils déchargeaient la voiture, j'ai vu deux saltimbanques en tirer la caisse. Comme l'un y mettait de la brusquerie, j'ai entendu l'autre lui dire: «Doucement; il se mettrait à geindre!» Et, là-dessus, ils s'y sont pris comme s'ils portaient de la porcelaine fine.

Mon oncle posa sa pipe sur la table, but lentement sa chope, l'air tout recueilli, puis finit par me dire:

—Garçon, il faut me rendre un service.

—Lequel?

—Je veux savoir quel animal contient cette caisse.

Avant que je pusse m'étonner sur son étrange curiosité, il tira de sa poche une poignée de monnaie qu'il me tendit en ajoutant:

—Voici de quoi régaler les saltimbanques et te faire leur camarade.

Et, d'un ton qui m'imposait une leçon:

—Tu sais, appuya-t-il, garde-toi bien de les interroger... Il faut que tu retrouves la caisse et que, tout seul, bien adroitement, tu arrives à savoir l'animal qu'elle garde prisonnier.

—Compris! dis-je.

Je marchais vers la porte quand il me rappela.

—Ah! dis donc, fit-il, j'oubliais de bien te recommander de revenir tout de suite m'avertir, dans le cas où l'animal en question serait...

Il s'arrêta comme s'il allait commettre une imprudence, sembla hésiter, puis se consulter, et enfin, se décidant pour la confiance, il acheva:

—... Serait un chien.

—Un chien? répétai-je étonné.

—Oui, un chien blanc, tacheté de jaune... qui, s'il est blessé, doit l'avoir été par un coup de feu... A présent, pars, mon garçon, en te disant que service et discrétion absolue te vaudront un joli billet de cent francs.

Je m'éloignai en riant de l'idée de ma mère qui m'avait expédié à mon oncle pour me soustraire aux saltimbanques dont je faisais ma société de prédilection.

En s'installant à l'auberge de Trudent, le premier souci de la troupe de la Belle Flamande, qui mourait de faim, avait été de s'attabler pour déjeuner. Ils étaient dans une pièce à gauche de la salle d'entrée. J'entendais le bruit des voix, des assiettes, des verres.

Le billet de cent francs que m'avait promis mon oncle allait m'être bien facile à gagner, car le premier objet qui frappa ma vue, en pénétrant dans la salle d'entrée, fut la caisse à trous.

Pressés qu'ils étaient de manger, les saltimbanques avaient déposé là tout ce qu'ils avaient tiré de la voiture.

Au milieu des nombreux accessoires de la troupe se trouvait donc la caisse qui, par bonheur, ce qui prouvait qu'elle avait dû être récemment ouverte,—était débarrassée de son cadenas, que je voyais posé sur le parquet.

Personne n'était là. Deux secondes me suffisaient pour lancer mon coup d'oeil. Je soulevai donc vite le couvercle.

C'était bien un chien... un chien blanc tacheté de jaune... un chien au flanc troué par une arme à feu.

Il ne me restait plus qu'à rejoindre mon oncle pour lui porter la nouvelle et toucher mes cent francs.

Je refermais le couvercle quand, tout à coup, une main se posa sur mon épaule en même temps que, derrière moi, une voix prononça ces mots:

—La curiosité est un défaut dangereux... très dangereux!

Je me retournai brusquement.

C'était le saltimbanque Alfred.

Il arrivait sans doute pour panser l'animal, car il tenait à la main un bol d'eau fraîche et des linges.

Ses yeux, fixés sur moi, avaient ce même regard mauvais dont, une heure auparavant, il avait suivi le brigadier Vernot à son départ.

En somme, je savais à quoi m'en tenir et j'avais hâte d'aller apprendre à mon oncle que la caisse renfermait un chien tel qu'il me l'avait désigné. Inutile était de laisser maître Alfred le temps de me chercher la querelle que m'annonçaient ses yeux menaçants.

Je prenais donc mon élan pour déguerpir sans avoir soufflé mot quand, soudain, je vis Alfred refermer vivement la caisse, s'asseoir sur le couvercle et me sourire après m'avoir soufflé à voix basse:

—Pas un mot du chien!

La cause de ce changement à vue devait être un homme qui allait entrer dans l'auberge et que le fils de la Belle Flamande avait aperçu avant moi.

L'arrivant était un invalide à jambe de bois, d'une soixantaine d'années, vêtu d'un vieil uniforme de douanier des plus délabrés. Il était porteur d'un panier de cave rempli de bouteilles vides.

—Eh! la maison! cria-t-il en mettant le pied sur le seuil du vestibule.

En nous voyant, il souleva son képi d'uniforme et nous demanda:

—Vous êtes de la troupe arrivée ce matin?

Nous n'eûmes pas le temps de répondre. Son appel avait été entendu par l'aubergiste qui déboucha dans le vestibule par la porte de la salle où il surveillait le repas des saltimbanques.

—Eh! c'est ce brave Carambol! s'écria-t-il.

—Oui, monsieur Trudent. Je viens pour renouveler notre provision. Au moment de nous mettre à table, nous nous sommes aperçus que nous n'avions plus que de l'eau à boire; alors mademoiselle Henriette m'a envoyé au ravitaillement chez vous, répondit l'invalide en montrant les bouteilles vides de son panier.

L'aubergiste lui prit le panier et cria:

—Craquefer!

A cet appel apparut le valet d'auberge, lourd et vilain bonhomme à qui Trudent passa le panier en disant:

—Va emplir ces bouteilles à la cave... Et, tu sais? ne confonds pas ton bec avec le goulot des bouteilles.

—Ah! mochieu Trudent, pouva-vous dire chela de ma chobriéta! protesta ledit Craquefer avec un accent plus auvergnat que sincère.

J'étais arrivé à Montrel de la veille. Trudent ne me connaissait pas pour le neveu du Père aux écus. En me voyant avec Alfred, toujours assis sur sa caisse, il me prit pour un saltimbanque de la troupe. J'aurais pu profiter de l'occasion pour décamper, mais je ne sais quelle curiosité me fit rester.

En attendant le retour de son garçon, Trudent s'était rapproché de l'invalide.

—Elle va bien, mademoiselle Henriette? demanda-t-il. Toujours jolie? Toujours excellente ménagère?

—Oui. Mon brigadier peut se vanter d'avoir la perle des filles.

—Vous vous plaisez toujours chez le brigadier, Carambol?

—En pourrait-il être autrement? Si vous saviez comme M. Vernot et sa fille sont bons pour le pauvre estropié qu'ils ont recueilli! prononça Carambol d'une voix émue.

Alfred et moi nous pouvions écouter tout à l'aise Trudent et l'invalide, car ils causaient en nous tournant le dos. Quand il avait été question du brigadier Vernot, il m'avait semblé voir s'allumer l'oeil du beau blondin. L'expression que j'en ressentis fut vite effacée par l'intérêt que m'inspira la suite du dialogue.

—Dites donc, Carambol, reprit l'aubergiste, Vernot a dû rentrer chez lui, ce matin, avec le nez long d'une aune. Il paraît, à ce qu'il m'a dit lui-même, qu'il a raté cette nuit une belle prime sur un coup de contrebande qui l'a laissé bredouille.

L'invalide secoua la tête en disant:

—Ce n'est pas tant la prime perdue qui met mon brigadier en colère.

—Quoi donc alors?

—C'est le chien.

—Quel chien?

—Le chien de tête de meute qu'il a tiré, qu'il est sûr d'avoir atteint et dont il n'a pu retrouver ni traces ni cadavre.

—Oh! pour un chien mort, voilà-t-il pas de quoi se désespérer! fit l'aubergiste moqueur.

—D'abord, rien ne dit qu'il fût mort, prononça lentement l'ex-douanier à la jambe de bois.

Dès qu'il avait été question de chien, mon regard, bien involontairement, avait été chercher celui d'Alfred, toujours assis sur la caisse. Alors ses yeux, durs et menaçants, semblèrent me répéter l'injonction qu'il m'avait adressée à l'apparition de l'invalide:

—Pas un mot du chien!

Le meilleur moyen pour moi de savoir quel prix le blondin attachait à l'animal blessé était d'écouter la suite de la conversation.

—Soit! fit Trudent; admettons que le chien ne soit pas mort. De quelle utilité, je vous le demande, pourrait-il être pour Vernot? Qu'en ferait le brigadier?

—D'abord, il le soignerait.

—Admettons encore qu'il le remette sur ses quatre pattes... Et après?

—Après? répéta Carambol en riant. Vous devez vous en douter, monsieur Trudent, si vous savez comment se fait la contrebande de dentelles sur notre frontière.

—Comment voulez-vous que je le sache? s'écria Trudent.

Il avait eu beau mettre dans sa phrase l'intonation d'une surprise un peu indignée, la voix de l'aubergiste sonna faux à mon oreille.

L'invalide ne s'aperçut de rien. Tout naïvement, il continua:

—Alors, si vous l'ignorez, je vais vous l'apprendre... Dans le pays qui veut frauder la douane, et pour le cas des dentelles, c'est, ici, la France, le contrebandier possède bien caché un chenil où sont enfermés trente, cinquante ou soixante chiens bien nourris, bien choyés, bien caressés. Ils vivent là heureux comme des rois... Une belle nuit, enfermés dans des voitures, on leur fait passer la frontière. Une fois en Belgique, la vie change pour eux. On les enferme dans un autre chenil où l'on oublie de leur donner à manger et où la pâtée est remplacée par de grandissimes schlagues que leur administrent des gens costumés en douaniers.

—Diable! lâcha l'aubergiste, les pauvres bêtes doivent alors regretter le chenil français où la vie leur était si douce.

—Justement, monsieur Trudent, justement!... Et, en même temps qu'elles regrettent ce chenil, les corrections reçues des faux douaniers leur inspirent une profonde horreur de l'uniforme.

—Bon! je comprends! De sorte que si un vrai douanier tentait de les amadouer, les chiens s'enfuiraient au bout du monde.

—Vous y êtes. Une belle nuit, on leur passe au cou un collier rempli de dentelles... Quelquefois la meute entière en emporte pour deux cent mille francs... Alors on ouvre le chenil et, à grands coups de fouet, on les fait détaler. Un seul de ces animaux n'a pas de collier, c'est le chien de tête. Généralement, c'est un chien de chasse que, sous le nez des douaniers, en ayant l'air de lui faire quêter le gibier, on a dressé à bien connaître le pays et les sentiers entre les deux chenils. C'est lui qui montre la voie aux bêtes qui pourraient s'égarer.

—Le chef de file alors?

—Oui. Vous comprenez que là où ne passeraient pas des hommes passent des chiens... et vite, je vous en réponds... En quarante minutes, ils vous avalent le chemin qu'un contrebandier à pied aurait mis deux heures à franchir... Ils courent dans l'ombre, muets, insaisissables, d'une vitesse qui s'accroît toujours, car vous devinez qu'ils n'ont pas d'autre but, d'autre désir que de regagner le chenil français, le bon chenil où ils vont bientôt se goberger... Prévenu à l'avance, le propriétaire de ce chenil en a laissé la porte ouverte. La meute arrive, elle s'y engouffre; on referme la porte et le coup est déjà fait que les douaniers, en admettant qu'ils aient vu passer les chiens, sont encore à plus d'une lieue à la poursuite de la meute qui leur a filé sous le nez comme une trombe.

L'aubergiste avait écouté, bouche béante, yeux ouverts et surpris, en homme qui entend choses inconnues.

—Le fait est qu'il est bien impossible de pincer cette contrebande-là, avança-t-il en hochant la tête.

—Il y a un moyen, appuya Carambol.

—Lequel?

—C'est de connaître l'endroit du chenil. On va s'embusquer dans son voisinage, la meute arrive et, v'lan! on fait main basse sur les marchandises, les chiens et le propriétaire du chenil.

—Oui, mais découvrir le chenil, c'est là le difficile! avança Trudent qui, en somme, ne me semblait pas être aussi ignorant qu'il voulait le paraître.

—Voilà pourquoi le brigadier Vernot est si mécontent de n'avoir pu retrouver, mort ou vivant encore, le chien de tête qu'il est certain d'avoir blessé, prononça l'invalide d'un ton prouvant qu'il partageait le déboire de celui dont il recevait l'hospitalité.

—Bah! fit l'aubergiste. En admettant qu'il eût trouvé le chien encore vivant...

—Alors le brigadier avait grande chance de découvrir le chenil. Il aurait soigné et guéri l'animal, puis, un beau matin, il aurait mis le chien en laisse et il y a cent à parier que la bête, qu'il aurait laissée deux jours à jeun, l'aurait conduit tout droit au chenil, où elle savait trouver une bonne pâtée.

—Voyez-vous ça! lâcha Trudent d'une voix qui semblait émerveillée, mais dans laquelle, suivant moi, se trahissait un petit tremblement.

Et il me parut que son tremblement s'accentuait davantage quand il demanda à Carambol:

—Vrai de vrai! Mort ou vivant, le brigadier n'a pas retrouvé son chien?

—Puisque je vous le dis, monsieur Trudent! affirma l'invalide.

—Je vous crois! je vous crois! répéta vivement l'aubergiste dont le ton, maintenant, sonnait si joyeux que la certitude m'arriva que ce gaillard-là était le contrebandier inconnu à la découverte duquel s'acharnait le brigadier Vernot.

Cependant Carambol avait repris:

—Si le chien n'est pas mort et qu'il ait été trouvé par quelqu'un, ce quelqu'un-là, pour un peu qu'il soit malin, aura une belle balle à jouer.

—En quoi faisant? s'informa Trudent repris par son petit tremblement de voix.

—Il aura deux cordes à son arc... Ou il ira trouver Vernot qui de grand coeur—car il est enragé après son contrebandier—partagera la prime de la saisie que le chien aura facilitée.

—Et la seconde corde de son arc? dit Trudent.

—Ou bien, alors, il exécutera l'idée du brigadier pour découvrir le chenil à l'aide du chien... et il fera chanter le propriétaire du chenil. Ça vaut bien une dizaine de mille francs, ce secret-là.

Tout en écoutant, mes yeux s'étaient attachés sur les deux causeurs qui, sur le pas de la porte, et nous tournant toujours le dos, devaient avoir oublié que nous étions là pour les entendre. Aux derniers mots de Carambol, je me retournai vivement vers Alfred pour lire sur son visage l'impression produite par les paroles de l'invalide qui lui dictaient la conduite à suivre.

A défaut de sa figure qu'il me fut impossible de voir, car il baissait la tête, l'acte qu'il accomplissait me prouva qu'il reconnaissait le prix de sa trouvaille. Il était en train de repasser le cadenas dans l'anneau de la caisse pour mettre le chien à l'abri d'un nouveau regard indiscret.

A ce moment, l'invalide disait:

—Il me semble, monsieur Trudent, que votre garçon ne se presse pas de me monter mon vin.

—C'est vrai! fit l'aubergiste rappelé à la mesure du temps écoulé depuis qu'il causait.

Et il se retourna en hurlant:

—Craquefer!

Alfred et moi, je le répète, Trudent devait, comme pour son garçon, nous avoir oubliés, car, en nous retrouvant derrière lui et en songeant que nous n'avions soufflé mot pendant l'entretien, ce qui prouvait que nous l'avions attentivement écouté, ses traits exprimèrent une inquiétude des plus vives.

Mais, avant qu'il pût rien dire, son garçon Craquefer apparut avec le panier de bouteilles remplies.

Le brave charabia titubait, et sa trogne resplendissait plus rouge qu'un coucher de soleil. Il était ivre comme un cent de grives.

—Ivrogne! gronda l'aubergiste en lui retirant le panier des mains.

L'Auvergnat avait sans doute un aplomb que le vin n'arrivait pas à noyer, car il répliqua en faisant claquer son ongle sur une de ses dents:

—Que je sois estranguia chi j'ai cheulement bu gros comme cha!

En s'avançant vers son valet, Trudent avait dégagé l'entrée. Comme je ne me souciais nullement de me retrouver, avant peu, en tête à tête avec Alfred, je profitai de l'occasion. En deux bonds, je fus sur la route, me dirigeant vers la demeure de mon oncle.

Mais, si prompte qu'avait été ma retraite, j'avais eu le temps de voir s'ouvrir la porte de la salle où mangeaient les saltimbanques et d'entendre la Belle Flamande, apparue sur le seuil, dire à son fils:

—Alfred, viens donc faire entendre raison à cette folle de Cydalise!




XX


Si longue qu'elle ait été à vous conter, la scène de l'auberge avait duré tout au plus une demi-heure. Quand je revins chez mon oncle, je le trouvai encore attablé devant son cruchon de bière et fumant toujours sa pipe. Depuis la veille que je le connaissais, je n'avais pas été long à m'apercevoir que le Père aux écus était, en tous points, le type le plus complet de l'homme du Nord, flegmatique, endormi, ne se faisant ni chaud ni froid des événements qu'il prend comme ils viennent.

Aussi fus-je étonné de la vivacité qu'il mit, en me voyant entrer, à me demander:

—Est-ce un chien que renferme la caisse?

—Oui, et un chien tel que vous l'avez désigné: blanc tacheté de jaune et blessé.

—Bon! fit le Père aux écus, qui tira coup sur coup sept ou huit bouffées de sa pipe.

Après un petit silence, il reprit:

—Comment t'es-tu assuré de la chose?

Je lui racontai d'une bout à l'autre ma scène avec Alfred, l'arrivée de l'invalide Carambol, sa conversation avec Trudent sur le chien et la façon d'en tirer gros profit.

Bref, je contai tout par le menu, depuis l'ivresse du valet d'auberge, l'Auvergnat Craquefer, jusqu'à l'apparition dernière de la Belle Flamande venant chercher son fils Alfred pour qu'il fît entendre raison à l'autre femme de la troupe qui s'appelait Cydalise.



Quand La Godaille avait parlé de l'ivrogne auvergnat Craquefer, son auditeur Gontran avait souri au souvenir de cet autre charabia, l'ex-paveur Pietro, que Fraimoulu avait pris comme valet de chambre et qui, la veille, s'exerçait si bien la main en cassant la vaisselle.

Mais au nom de Cydalise, que le conteur prononçait pour la seconde fois, il interrompit.

—Pardon, fit-il, ne m'avez-vous pas dit, monsieur Bazart, que vous connaissiez M. Grandvivier?

—Mon ancien juge d'instruction! Oui. Je vous ai dit aussi que, depuis ma sortie de prison, j'avais trouvé en lui un protecteur dévoué chez lequel la porte m'est et me sera toujours grande ouverte.

—Donc, si vous êtes allé chez M. Grandvivier, vous n'êtes pas sans y avoir vu sa cuisinière qui, elle aussi, se nomme Cydalise... Ces deux Cydalise, par hasard, n'en feraient-elles pas qu'une seule?

Frédéric Bazart remua la tête.

—Non, dit-il. Prétendre que, trait pour trait, je me souviens du visage de la bateleuse, ce serait mentir. Mais je me rappelle sa chevelure, ce qui me permet d'affirmer que la cuisinière n'est pas la Fille du Soleil.

—C'était le sobriquet de cette saltimbanque?

—Oui, à cause de son abondante chevelure d'un magnifique rouge ardent... La cuisinière du juge, au contraire, est brune.

Gontran aurait pu objecter que les cheveux se teignent et qu'une brune devient sans peine une rousse; mais, en ce disant qu'il y a tant d'ânes, à la foire, qui s'appellent Martin, il ne persista pas dans son idée de confondre les deux Cydalise en une seule.

Mais, pendant qu'il était en train de s'informer, il demanda, cette fois en forme de simple plaisanterie:

—Est-ce que l'Auvergnat Craquefer, le valet d'auberge, ne répondait pas aussi au doux et petit nom de Pietro?

—Jamais je ne l'ai entendu appeler ainsi.

—Bien. Continuez, je vous prie, demanda Gontran.



La Godaille reprit son histoire.

—Quand je lui eus tout conté, mon oncle mit la main au gousset de son pantalon et en tira une longue blague en cuir qui lui servait de porte-monnaie. Il y puisa cinq louis qu'il étala sur la table en me disant:

—Voilà les cent francs promis.

Puis, à côté des jaunets, il en posa cinq autres en ajoutant:

—Et voici encore cent francs à gagner.

—En quoi faisant? demandai-je émerveillé.

Le Père au écus réfléchit un peu.

—Tu m'as bien dit, n'est-ce pas? que, devant toi, cet Alfred avait remis le cadenas à la caisse.

—Oui, mon oncle.

—De sorte qu'il serait impossible d'offrir au chien... un morceau de sucre.

Etait-ce bien un morceau de sucre qu'avait voulu dire le Père aux écus! Il m'avait semblé se reprendre au moment de prononcer d'autres mots. Ce fut pour m'en assurer que je répliquai:

—Pas plus un morceau de sucre qu'un boulette empoisonnée.

J'en fus pour mon épreuve. Rien ne bougea sur le visage de mon oncle, dont l'oeil, fixé dans le vide, attestait une sorte de méditation sur ce qui lui restait à me dire.

Enfin il me regarda.

—Cet Alfred, quel homme est-ce? demanda-t-il.

—Il m'a tout l'air d'être une pratique finie.

Sur cette réponse, nouveau silence qui se prolongea si longtemps que l'impatience me prit.

—Mon oncle, dis-je, vous ne m'avez pas encore indiqué ce que j'ai à faire pour gagner les cinq autres louis.

—Va dire à cet Alfred que je veux lui parler, me répondit-il brusquement.

Et comme je m'éloignais:

—Attends un peu! me cria-t-il pour me retenir.

Je revins sur mes pas.

—Surtout, me recommanda-t-il en traînant sur les mots, fais en sorte que Trudent ne se doute de rien.



Encore une fois, Gontran arrêta le conteur par une question.

—Est-ce que cette préoccupation du Père aux écus au sujet du chien ne vous donna aucun soupçon?

—Un instant l'idée me vint que mon oncle était peut-être le contrebandier qui mettait la douane sur les dents. S'il avait le moins du monde bronché quand j'avais parlé de boulette empoisonnée, ce seul moyen de se débarrasser de l'animal, qui pouvait le compromettre, mon doute serait devenu une certitude et j'aurais abandonné mes soupçons à l'égard de l'aubergiste que, en me souvenant de la manière dont il avait interrogé l'invalide Carambol, j'accusais d'être le coupable. Ce qui, surtout me confirma dans mon idée, ce fut précisément, cette dernière recommandation de mon oncle «de faire en sorte que Trudent ne se doutât de rien». Les paroles haineuses de l'aubergiste quand, le matin, mon oncle avait offert sa bière aux douaniers, m'avaient appris que les deux hommes vivaient en profonde mésintelligence. Si mon oncle n'avait pas répondu à l'apostrophe de l'aubergiste, ce devait être parce qu'il attendait sa belle... Or, cette belle, il la tenait!... En s'emparant du chien, il possédait le moyen de se venger de l'aubergiste contrebandier. En plus de cette raison, le Père aux écus en avait une seconde d'agir de la sorte.

—Quelle seconde raison?

—Il était maire du village et, en cette qualité, tenu de venir en aide aux douaniers pour que le coupable fût pincé.

—Très bien! approuva Gontran. Poursuivez votre récit.



—Je n'avais encore fait que deux pas dehors quand une crainte m'arrêta... Que Trudent ne se doutât de rien, c'était facile à dire, mais difficile à réaliser. L'aubergiste me verrait entrer chez lui, parler à Alfred qui aussitôt prendrait le chemin de la maison de mon oncle. La méfiance viendrait donc immanquablement à Trudent.

Je rentrai au plus vite chez le Père aux écus pour lui faire part de mes réflexions.

Mon oncle n'était plus dans la salle.

Je visitai les autres pièces. Personne! Il ne pouvait être loin. Je regardai par la fenêtre, espérant l'apercevoir gagnant sa ferme. L'espace à parcourir était de deux cents mètres tout plantés de pommes de terre. Il n'aurait pas même eu le temps de franchir la moitié de cette distance. Toujours personne en vue. Comme, près de la fenêtre, s'ouvrait la porte de la cave, je me penchai et j'appelai. Cette fois, il me sembla entendre un bruit monter des profondeurs de la cave.

—Il aura été se tirer un nouveau cruchon de bière, pensai-je.

Dans ma hâte d'avoir ma leçon faite, au lieu d'attendre que mon oncle remontât, je descendis dans la cave. Elle était magnifique, cette cave, spacieuse, saine, haute de voûte, bien aérée, parfaitement éclairée; on voyait qu'elle datait du couvent démoli. Mais, si belle qu'elle fût, le Père aux écus ne s'y trouvait pas.

—Par où diable a-t-il passé? me demandais-je, tout étonné de cette disparition, en remontant l'escalier.

Une grande minute, je restai indécis sur le parti à prendre.

—Ma foi! au petit bonheur! me dis-je en me dirigeant vers l'auberge de Trudent.

A peine sorti, j'aperçus, au loin et s'éloignant, un individu, qu'à sa démarche il me fut facile de reconnaître pour le brigadier Vernot. Comme l'invalide Carambol, il portait au bras un panier qui laissait dépasser des goulots de bouteilles. Arrivé au sentier qui menait à sa demeure, il disparut dans les taillis.

—Fichtre! me dis-je en souriant, il paraît qu'on boit ferme chez le brigadier, puisque, en une demi-heure, voici le second panier qu'on vient chercher chez Trudent.

En pénétrant dans l'auberge, le premier que je vis fut l'aubergiste qui se tordait de rire au milieu du vestibule. Sans savoir qui j'étais ou, plutôt, croyant que je faisais partie de la troupe, il me reconnut pour un des deux écouteurs qui étaient présents à sa conversation avec Carambol.

—Devinez ce qui est arrivé? me demanda-t-il à brûle-pourpoint.

—Dites.

—Vous étiez là quand mon pochard de Craquefer a remonté de la cave les bouteilles remplies qu'attendait l'invalide. Il faut croire que mon maudit ivrogne, après avoir bu à la cannelle, aura trébuché et que sa glissade l'aura amené devant un autre tonneau que celui qu'il venait de téter, car il y a rempli ses bouteilles.

Trudent s'arrêta pour donner cours à un nouveau spasme de rire; puis, quand la crise se fut un peu épuisée, il bégaya:

—De sorte que Vernot, pour éviter une nouvelle course à son estropié, vient de venir lui-même me rapporter les bouteilles à changer... Au moment de se mettre à table, il s'était aperçu que mon Auvergnat leur avait servi du vinaigre d'Orléans.

Et redevenant sérieux:

—Je suis même désolé d'avoir fait attendre le brigadier qui, un bon quart d'heure durant, est resté dans le vestibule, pendant que j'étais, à côté, en train de mettre le holà!

—Ah! vos convives se disputaient?

—Ils faisaient mieux encore, ils s'assommaient... Pas tous, non... mais il y en avait un, nommé Alfred, qui battait comme plâtre la grande rouge! Ah! l'animal! tapait-il de bon coeur!... Une rude mâtine, tout de même, la grande rouge. Elle se défendait comme une diablesse enragée... Elle se serait laissé étrangler plutôt que de céder... Si je ne les avais pas séparés, Alfred la tuait...

—Quelle était la cause de la dispute?

—Je n'en sais rien. Je suis arrivé au plus fort de la dégelée... Quand je suis parti pour répondre à l'appel de Vernot qui venait changer ses bouteilles, le beau blond épongeait le sang qui lui coulait des balafres dont les ongles de la femme lui avaient sillonné la face... Quant à la Cydalise, à moitié assommée, elle rajustait son chignon en beuglant à Alfred: «Je me vengerai, tu peux y compter, je me vengerai!»

Et, avec une sorte d'admiration, Trudent ajouta:

—A rosser ainsi le beau sexe, il doit se faire adorer des femmes, votre camarade.

Je protestai contre le mot de camarade en déclinant ma parenté avec le Père aux écus.

Quand j'étais parti en me disant: «Au petit bonheur!» j'avais eu grandement raison, car le prétexte que je cherchais pour attirer Alfred chez mon oncle, sans exciter la méfiance de Trudent, me fut fourni par l'aubergiste lui-même.

En m'entendant nommer mon oncle, sa figure devint subitement hargneuse et il gronda:

—Je gagerais que je devine pourquoi il vous a envoyé, ce vieux taquin qui abuse de son autorité de maire pour tracasser le pauvre monde. Je parie que vous venez apporter l'ordre à mes saltimbanques d'avoir à venir lui faire viser leurs papiers.

—Juste, monsieur Trudent, juste! m'écriai-je en sautant sur le prétexte qui m'était offert.

—Affreux tyran! grogna encore l'aubergiste avec un accent de rage qui acheva de me prouver combien peu mon oncle était dans ses petits papiers.

Néanmoins, il alla ouvrir la porte de la chambre où se tenaient les saltimbanques et cria:

—On vient, de la part du maire, vous intimer l'ordre de porter vos papiers au visa.

—Vas-y, Alfred! prononça la voix de la Belle Flamande.

Pendant ces quelques mots, j'avais promené rapidement mon regard autour du vestibule. La caisse au chien et les nombreux bagages de la troupe qui, une demi-heure auparavant, encombraient la salle, avaient disparu. Le tout devait avoir été monté dans les chambres que les bateleurs allaient occuper durant leur court séjour.

Craignant que ma nouvelle rencontre avec Alfred pût donner lieu à un mot imprudent que recueillerait l'oreille de Trudent, j'allai attendre le beau blond sur la route.

Bientôt je le vis apparaître à la sortie de l'auberge conduit par Trudent qui me désigna du doigt en disant:

—Suivez le neveu du maire.

Neveu du maire, j'étais presque une autorité... et j'avais vu le chien dans la caisse!

Vous comprendrez donc avec quelle sombre méfiance Alfred s'avança vers moi. Quels projets ruminait-il? Je les ignorais encore. Mais le fait était qu'il arrivait à moi en ennemi qui se sent menacé.

—Le maire veut vous voir, lui dis-je.

Il alla droit au but en me demandant:

—Vous lui avez parlé du chien que vous avez découvert en ouvrant la caisse comme un vrai mouchard?

—Oui, dis-je carrément.

Puis, pour lui faire pressentir qu'il s'alarmait à tort, je lui citai le proverbe:

—Il faut puiser tandis que la corde est au puits.

A mon nouveau retour, le Père aux écus n'était pas rentré dans la grande salle dont, tout à l'heure, il avait si prestement disparu. Au bruit de mon pas, j'entendis sa voix qui, d'une pièce voisine, demandait:

—Qui est là?

Faisant signe à Alfred d'attendre pendant que je l'annoncerais, j'entrai dans cette pièce où je trouvai mon oncle, toujours la pipe à la bouche, assis devant un petit bureau et faisant des comptes. Au-dessus de ce bureau, sur un râtelier à crémaillère cloué à la muraille, s'allongeaient trois fusils, véritables armes de luxe, dont le poli et le luisant témoignaient du soin constant de leur propriétaire à les tenir en bon état.

J'abordai mon oncle en m'écriant:

—Où étiez-vous donc passé, il y a dix minutes, quand je suis revenu pour vous parler? Aviez-vous quitté la maison?

—Ah! tu es revenu? fit d'abord mon oncle un peu embarrassé.

Puis, d'un ton moqueur:

—Tu m'auras mal cherché, mon garçon.

J'étais si certain de mon fait que je répliquai:

—Je vous ai si bien cherché que j'ai même visité les caves où il m'avait semblé entendre un bruit de pas.

D'un prompt geste de la main, le Père aux écus m'imposa silence, puis me montra la porte que j'avais laissée ouverte derrière moi, ce qui permettait à nos paroles d'arriver jusqu'à Alfred attendant dans la grande salle.

Le geste avait été tant impérieux et la figure, habituellement morne de mon oncle, avait montré un si subit apeurement, que j'en restai ébahi. Je n'eus pas le temps de prononcer un mot, car, tout aussitôt, le Père aux écus me demanda:

—Et ma commission?

—Elle est faite, dis-je, je vous amène une personne de la troupe.

Mon oncle posa vivement sur ses lèvres un doigt qui me recommandait la prudence. Ensuite il prononça:

—Prie d'entrer.

Je n'eus qu'à aller sur le seuil du cabinet pour faire signe de venir à Alfred qui, du reste, devait avoir tout entendu, car il marchait déjà vers la porte.

Il entra raide et hargneux, salua à peine et tendit un papier à mon oncle en disant:

—Voici le permis de circulation pour toute la troupe, monsieur le maire.

Je m'étais reculé dans un coin, curieux d'assister à la scène. Le Père aux écus prit le papier, le lut, puis il appliqua le cachet de la mairie. Tout en accomplissant cette dernière formalité, mon oncle commença l'entretien par une phrase qui avait une façon d'égratigner quelque peu la vérité.

—Mon neveu, dit-il en montrant ses fusils, qui sait que je suis grand chasseur, m'a annoncé que vous aviez un superbe chien de chasse à vendre. Depuis longtemps j'ai trouvé de telles mazettes que, si je rencontrais une vraie bête, je ne regarderais pas au prix.

Et, à l'appui de son dire, il ajouta:

—J'irais jusqu'à mille francs.

Pendant ce début de mon oncle, j'examinais Alfred. Son visage s'était éclairci dès qu'il avait été question du chien. En même temps que son regard rusé fixait le Père aux écus, un petit sourire narquois apparaissait sur ses lèvres.

—Vous le voyez, mille francs, c'est un bon prix, insista mon oncle.

—Oui, monsieur le maire, c'est généreusement payer un chien de chasse... Je voudrais bien en avoir une vingtaine à vous vendre à ce prix-là! déclara Alfred.

Comme il n'ajoutait rien, mon oncle, après avoir un peu attendu, demanda:

—Alors, c'est dit?

—Dit... quoi? monsieur le maire.

—Que vous me cédez votre chien pour mille francs?

Alfred prit un air désolé et répondit:

—Mon chien n'est pas à vendre.

—J'en donne deux mille francs, dit le Père aux écus irrité par ce refus.

Le bateleur secoua la tête.

—Trois mille! lança mon oncle sans réfléchir.

Il avait eu grand tort de se laisser emballer de la sorte. C'était se mettre à la merci du vendeur en trahissant son ardent désir de posséder le chien. Aussi Alfred le lui fit bien sentir en répliquant tout gouailleur:

—Faut-il, tout de même, monsieur le maire, que vous soyez un fier chasseur pour payer un chien si cher!

Et, en traînant sur les mots, les yeux fixés sur ceux du maire, il continua:

—Il est juste de dire qu'il a son prix... pour un connaisseur.

Vrai! à la façon dont il pesa sur «un connaisseur», c'était à croire qu'il se fichait de mon oncle.

Quant à moi, qui savais que mon parent, au fond des choses, cherchait le moyen de se venger de l'aubergiste en le faisant pincer en flagrant délit de contrebande, je me disais:

—Il faut qu'il en veuille raide à Trudent pour payer trois mille francs un chien à demi crevé.

—Voyons, est-ce dit à trois mille francs? demanda le Père aux écus avec impatience.

Alfred secoua la tête en répétant:

—Mon chien n'est pas à vendre.

Ensuite se reprenant:

—Ou, plutôt, dit-il, il est vendu.

L'envie de se venger vous transforme drôlement un homme, car mon oncle, dont je vous ai vanté le caractère froid et apathique, en voyant sa vengeance contre Trudent lui échapper, bondit comme un élastique et, tout pâle, s'écria furieusement:

—Vendu! A qui? à qui?

Alfred sembla jouir de cette colère qui mettait hors de lui un homme si calme, puis moqueusement:

—Au brigadier Vernot, fit-il.

Mon oncle n'avait pu encore rien dire que je m'écriais:

—Tiens! vous vous êtes donc entendus ensemble, tout à l'heure, quand il est revenu à l'auberge?

A mon grand étonnement, la figuré d'Alfred changea. De railleuse, elle devint inquiète et, sans penser qu'il se contredisait avec ce qu'il venait d'avancer, il me demanda tout surpris:

—Le brigadier est-il véritablement revenu à l'auberge? Vous en êtes certain?

—Oui, pour rapporter des bouteilles de vinaigre qu'on lui avait données en place de bouteilles de vin. Quand je suis arrivé pour vous chercher, Vernot venait de partir... Il était resté plus d'un grand quart d'heure dans le vestibule à attendre Trudent qui, en ce moment-là, était occupé dans la salle où vous aviez une «conversation un peu animée» avec une demoiselle Cydalise, la Fille du Soleil... Tout cela m'a été conté par l'aubergiste lui-même que j'ai trouvé riant encore de la bévue du vinaigre au lieu de vin commise par l'Auvergnat ivrogne qui lui sert de garçon.

La surprise témoignée par Alfred en apprenant que le brigadier était revenu à l'auberge démentait si bien ce qu'il avait affirmé que mon oncle revint à l'assaut en disant:

—Soyez franc. Puisque vous n'avez pas revu le brigadier depuis ce matin, ce n'est pas à lui que vous avez vendu le chien.

Ainsi mis au pied du mur, le beau blond s'en tira en grognant avec mauvaise humeur:

—A Vernot ou à un autre, qu'importe! On peut toujours dire qu'on a vendu son chien quand on est certain que celui auquel on offrira l'animal n'osera pas vous refuser le prix qu'on exigera.

—Oh! oh! fit mon oncle, voilà de bien gros mots: «n'osera pas» et «exigera»! Il semble, à vous entendre, que cet acquéreur n'aura pas la possibilité de refuser le marché.

Une seconde fois, Alfred regarda le Père aux écus dans les yeux et répliqua:

—Il serait alors un imbécile... N'est-ce pas votre avis, monsieur le maire?

—Je ne vois pas trop en quoi... commença mon oncle qui me sembla un peu démonté.

—Ah! c'est que vous ignorez sans doute que mon chien offre une particularité qui lui donne bien du prix aux yeux de certain acquéreur.

—Quelle particularité?

—Celle d'avoir reçu dans le flanc du plomb de douanier.

—Je ne comprends pas, fit mon oncle en ouvrant des yeux étonnés.

—Voulez-vous que je vous fasse comprendre, monsieur le maire? demanda le beau blond d'un air goguenard.

—Avec plaisir.

—Je suppose que je vienne vous dire: Cher monsieur, personne ne se doute que vous êtes un fieffé contrebandier...

—Oh! oh! moi! un contrebandier! fit le Père aux écus avec indignation.

—Puisque c'est une supposition.

—Ah! oui, je l'oubliais! Continuez.

—J'ajouterais donc: Je possède le chien de tête de votre meute. Que j'aille l'offrir à la douane, l'animal la conduira tout droit à ce chenil qu'elle cherche, sans qu'il lui soit jamais venu à l'idée de vous soupçonner... Choisissez-donc entre être perdu ou m'acheter mon chien dix mille francs.

—Peste! ricana mon oncle, pendant que vous êtes en veine de suppositions, vous supposez de bien grosses sommes.

—Le chien ne vaut pas moins, affirma Alfred avec un aplomb monstre.

—Mais supposons aussi que je refuse le prix exigé?

—Alors, monsieur le maire, comme je l'ai dit tout à l'heure, vous seriez un imbécile.

Et, comme s'il croyait son audience unie, Alfred prit sur le bureau du maire sa permission visée et fit deux pas vers la porte en disant:

—Désolé, monsieur le maire, de ne pouvoir vous vendre mon chien... mais, vous le voyez, il est vendu d'avance.

Moi, j'étais confondu de l'impudence du drôle. Ce qu'on disait devant lui ne tombait fichtre pas dans l'oreille d'un sourd! Il allait mettre à profit tout ce que lui et moi, nous avions entendu Carambol détailler à l'aubergiste sur la manière de tirer argent du chien.

Celui qui, le premier, a dit que la vengeance est un plaisir des dieux ne s'est pas trompé.

Ce plaisir-là, mon oncle tenait, coûte que coûte, à le savourer à l'égard de l'aubergiste Trudent, car il cria au beau blond qui ouvrait déjà la porte:

—Attendez donc, mon garçon!

Puis, en homme prudent:

—Mais, fit-il, votre chien ne peut-il être si grièvement blessé qu'il meure? Alors, ce serait pour vous affaire manquée.

—Sur ce point, je suis bien tranquille. Dans quelques jours, l'animal, qui n'est qu'affaibli par la perte de sang, sera remis sur pattes et me conduira au contrebandier.

—Ou aux douaniers?

—Oui, si le contrebandier, je le répète, est assez imbécile pour me refuser, dit Alfred d'un ton sec.

Il y eut un petit temps employé par le Père aux écus à rallumer sa pipe; puis doucettement, il demanda:

—Si je vous les offrais, moi, ces dix mille francs?

—Je serais heureux, monsieur le maire, de vous donner la préférence.

—Et quand me livreriez-vous l'animal contre espèces?

—Tout de suite, monsieur le maire; le temps d'aller chercher la caisse à l'auberge et de vous l'apporter.

—Non, non, dit vivement mon oncle. Pas en plein jour. Je tiens, surtout, à ce que votre aubergiste ne se doute de rien.

—Il n'y verra que du feu, promit Alfred.

Du moment qu'il ménageait un coup de Jarnac à l'aubergiste, mon oncle me paraissait tout logique en faisant cette recommandation.

—Voulez-vous que je vienne pendant la nuit? proposa le fils de la Belle Flamande.

—Oui, ce soir, sur les dix heures.

—C'est convenu! dit le beau blond en s'éloignant.

A l'heure dite, Alfred fut exact. Il arriva apportant la caisse à trous, qu'il déposa avec précaution sur la table, dans la grande salle dont mon oncle avait prudemment fermé les volets.

Le jeune homme prit dans sa poche la clé du cadenas et, quand il l'eut ouvert, il souleva le couvercle.

Soudain, mon oncle pâlit.

Moi, je jetai un cri de surprise!

Alfred poussa un rugissement de fureur!

Il n'y avait pas de chien dans la caisse!

A sa place se trouvait une bûche entourée de chiffons.

Tout frémissant d'une rage immense, Alfred se tourna vers moi et me demanda d'une voix rauque:

—Ne m'avez-vous pas dit que, je ne sais plus pour quelle histoire de vinaigre, le brigadier Vernot était revenu à l'auberge?



A ce moment, l'histoire de La Godaille fut interrompue par l'entrée d'Henriette qui dit à son amant:

—N'entends-tu pas, Gontran? Voici deux fois qu'on sonne.

Et peureuse:

—Si c'était ton oncle, M. Fraimoulu, venant me faire son algarade? ajouta-t-elle.

—Allons interroger notre trou, dit Gontran qui, laissant Frédéric Bazart dans la salle à manger, passa, suivi d'Henriette, dans l'antichambre où il mit l'oeil au trou.

—Non, dit-il, c'est un docteur, M. Cabillaud père, avec qui j'ai dîné hier au soir chez M. Grandvivier. Que lui est-il arrivé? Il a la figure à l'envers.

Gontran ouvrit à l'homme à la verrue.

Aussitôt le médecin se précipita dans l'antichambre en s'écriant:

—Monsieur Lambert, je viens chez vous comme je suis allé en vingt endroits... Avez-vous vu mon fils?... Savez-vous où est Gustave?... Depuis hier soir, à sa sortie du dîner de M. Grandvivier, mon fils a disparu!




XXI


Le docteur Cabillaud père était vraiment inquiet. La veille en sortant du dîner de M. Grandvivier, il était rentré seul chez lui. A la porte du juge, il s'était séparé de son fils qui avait allégué le besoin, avant d'aller se mettre au lit, de prendre un peu l'air en faisant un bout de conduite à MM. Ducanif, Camuflet et de Walhofer.

Ce matin, Gustave n'était pas rentré.

Alors le père, pris de peur, s'était mis en quête.

Tout cela, Cabillaud l'avait débité d'une voix alarmée en suivant Gontran qui l'introduisait dans la salle à manger d'où La Godaille avait disparu. Ce dernier, craignant d'être indiscret, avait laissé la place vide en allant rejoindre Henriette dans la cuisine où elle préparait ce déjeuner dont la visite du docteur allait retarder la mise sur table.

—J'ai eu l'honneur de voir hier M. Gustave pour la première fois. En venant ici, vous n'aviez pas grande chance de l'y rencontrer, dit Gontran, après avoir fait asseoir l'homme à la verrue.

—Oui, je le sais. Aussi suis-je venu chez vous en désespoir de cause, après avoir d'abord fait ma visite chez ces messieurs.

—Que vous ont-ils appris?

—Le premier que j'ai visité, le baron de Walhofer, m'a répondu qu'à moitié du chemin il s'était séparé du groupe pour aller passer deux heures à son cercle. Le fait m'a été attesté, quand je leur ai fait visite, par MM. Ducanif et Camuflet qui m'ont dit que Gustave avait continué de les accompagner après le départ du baron.

—Et ensuite?

—Restés à trois, on s'est d'abord rendu au domicile de Ducanif qui, avant de rentrer chez lui, a assisté à un débat entre mon fils, qui insistait pour l'accompagner, et M. Camuflet qui ne voulait pas abuser de la bonne volonté de Gustave. Enfin ils son partis ensemble et M. Camuflet, que je viens d'interroger, m'a affirmé que mon fils, en le laissant à sa porte, était reparti après avoir annoncé que cette petite promenade lui avait fait grand bien et qu'il allait gagner son lit au plus vite.

—Et il n'est pas rentré?

—Non. Aussi, la frayeur dans l'âme, suis-je parti à sa recherche.

Loin de partager l'inquiétude du docteur, Gontran se mit à sourire en demandant:

—Voulez-vous me permettre une question, monsieur Cabillaud?

—Certainement.

—Quel âge a M. votre fils?

—Trente ans.

—Et, à trente ans, c'est la première fois qu'il vous cause la surprise de voir, en entrant dans sa chambre, qu'il n'a pas couché dans son lit.

—Oh! non; le gaillard m'a bronzé depuis longtemps sur ce genre de surprise.

—Eh bien, alors, pourquoi vous effrayer aujourd'hui plutôt que les autres fois?

—C'est que j'ai une raison, prononça le docteur en hochant la tête avec tristesse.

—Quelle raison?

—Depuis trois semaines, Gustave s'était rangé. Un pigeon ne rentrait pas plus régulièrement au colombier. Hier, comme je le complimentais sur ce changement d'habitudes, il m'a répondu très sérieusement: «Si un matin tu ne me trouvais pas dans mon lit, c'est qu'il me serait arrivé un malheur.»

—Avait-il le pressentiment d'un danger? Se savait-il un ennemi dont il eût à se méfier?

—Là-dessus, j'ai eu beau l'interroger, je n'ai pu lui arracher un mot de plus. Vous comprenez donc quelle a été mon angoisse quand, ce matin, devant son lit vide, je me suis rappelé sa phrase d'hier. Alors, j'ai pris ma course, et, successivement, j'ai couru aux nouvelles chez tous les convives de notre dîner d'hier. J'arrive chez vous après avoir été visiter aussi MM. Grandvivier et Fraimoulu.

—Ah! vous avez été voir mon oncle Fraimoulu?

Si grandement inquiet que fût le docteur, il ne put, au nom du propriétaire, retenir un sourire.

—A propos de votre oncle, dit-il, je dois vous apprendre que je suis arrivé à temps pour lui faire appliquer cinq cataplasmes et trois emplâtres... «Ah! vous tombez à propos!» s'est-il écrié quand il m'a vu approcher de son lit... car ma visite le surprenait au lit... Alors il m'a montré son buste. Un tigre! un vrai tigre! Il avait tout le torse moucheté de taches noires.

—Que me contez-vous là? fit Gontran ébahi. Comment mon oncle a-t-il passé à l'état de tigre?

—A cause de l'affaire d'hier soir.

—Quoi! le tour que lui a joué sa cuisinière Nadèje lui a produit un tel effet?

—Non, ce n'est pas à Nadèje que votre oncle doit d'être en pareille capilotade.

—A qui donc?

—A son valet de chambre.

—L'Auvergnat Pietro?

—Un domestique qu'il a eu le tort d'accepter d'un fournisseur, sans prendre d'autres informations.

—Un ancien paveur?

—Ah! on peut lui confier un pavé à ce garçon-là. S'il tape dessus aussi fort qu'il a cogné sur votre oncle, le pavé doit être solidement enfoncé.

Comme Gontran restait tout ahuri en attendant de plus amples renseignements, le docteur continua:

—Hier la plaisanterie de Nadèje nous laissait sans vivres... mais non pas sans liquides, car votre oncle qui, paraît-il, possède une cave de choix, avait, à l'avance, monté les vins, vins de derrière les fagots, que nous devions déguster à sa table.

—Oui. Il me l'a dit. Seize bouteilles pour huit convives.

—Quand il nous a fallu accepter le dîner que, dans notre détresse, nous offrait M. Grandvivier, votre oncle nous a suivis chez le juge sans plus songer à ses bouteilles disposées sur une étagère.

—Alors Pietro, resté seul, s'est rafraîchi la langue?

—Si bien rafraîchi que les seize bouteilles y ont passé. Après ce bel exploit, notre Auvergnat, qui se sentait la tête un peu lourde, a éprouvé le besoin de se coucher dans le lit de M. Fraimoulu qui, en descendant de chez le magistrat, a découvert l'ivrogne allongé sous ses draps... Vous devinez le reste de la scène?

—Mon oncle a jeté le pochard à bas du lit?

—Lequel pochard, ayant le réveil et surtout le vin mauvais, s'est mis à rosser M. Fraimoulu avec cette conscience du bien faire qu'on est heureux, pour tout ce qu'ils entreprennent, de constater chez tous les Auvergnats. Après quoi, il a pris son congé. Comme on était en pleine nuit, il est parti en emportant deux couverts d'argent pour s'éclairer dans l'escalier.

—Vous devez, alors, avoir trouvé mon pauvre oncle furibond.

—Dites plutôt étonné.

—Étonné? répéta Gontran; étonné de quoi?

—De ce que son ivrogne, en lui allongeant ses coups de poing, n'avait cessé de l'appeler Camuflet, en faisant suivre ce nom d'injures et de phrases incompréhensibles. C'était des: «Tiens! chaligaud!... Attrape, Fêche-Mathieu! A toi, chal chinge!...» Et plus il cognait, plus il s'animait en croyant tambouriner le cuir de M. Camuflet qu'il accusait d'avarice.

—Pietro connaissait donc M. Camuflet?

—Il devait l'avoir vu hier pour la première fois, quand ce convive de votre oncle est arrivé pour savourer le fameux dîner de Nadèje... Probablement qu'il l'a entendu nommer. Alors ce nom, resté dans sa mémoire, sera revenu dans les divagations de son ivresse... Toujours est-il qu'en daubant sur M. Fraimoulu, l'ivrogne Pietro croyait assommer M. Camuflet.

Gontran ne connaissait Cabillaud et son fils que de la veille.

Il était, en conséquence, bien excusable de chercher à se débarrasser de l'importun dont la visite retardait son déjeuner et tenait Henriette et La Godaille prisonniers dans la cuisine.

Il regarda la pendule en disant:

—Je vais me hâter de déjeuner pour aller, ensuite, rendre visite à mon oncle.

—Mieux serait peut-être de ne pas vous déranger. Qui sait si M. Fraimoulu souhaite que vous connaissiez sa mésaventure? conseilla Cabillaud père.

La pendule tintant ses onze coups ramena le médecin à ses alarmes.

—Onze heures, dit-il, le moment où Gustave et moi nous devrions nous mettre à table.

La faim rendait Gontran féroce. Il sentit que le docteur allait s'attendrir. Il ne lui en laissa pas le temps.

—Je vous fais un pari, monsieur Cabillaud, proposa-t-il. Je vous gage que, pendant que vous êtes à vous mettre martel en tête à propos de ce qu'un homme de trente ans n'a pas couché dans son lit, monsieur votre fils, rentré chez vous, doit regarder aussi l'heure et se dire avec la faim au ventre: «Pourquoi mon père ne rentre-t-il pas, lui si ponctuel à l'heure des repas?»

—Croyez-vous? dit le médecin se laissant aller à l'espérance devant cette supposition.

—Allez-y voir et, dans vingt minutes, vous serez à rire de vos angoisses de la matinée.

Ce disant, le jeune homme poussait doucement vers la porte le médecin qui répétait:

—Je le souhaite! je le souhaite!

Ses talons n'avaient pas dépassé le seuil d'un millimètre que la porte était refermée sur le médecin par Gontran qui poussa un énorme «Ouf!» de satisfaction.

Sans s'être aperçu de l'empressement qu'on avait mis à se débarrasser de lui, l'homme à la verrue regagna son domicile à pas pressés.

—Gustave doit s'impatienter de mon retard. Servez-nous vite, Clarisse, dit-il à sa cuisinière qui avait ouvert à son coup de sonnette.

—M. Gustave n'est pas arrivé pour déjeuner, dit la servante.

—Et il n'a pas reparu de la matinée?

—Non.

Un souvenir arrêta l'inquiétude qui allait reprendre le père. Quand il s'était présenté, en quête de Gustave chez Ducanif, ce dernier lui avait dit en riant:

—Je l'attends aujourd'hui même à déjeuner. Je vais le voir m'arriver avec des dents aiguisées par cette même nuit, passée dehors, dont vous vous alarmez tant à tort, mon cher ami... Votre garçon a trente ans, que diable!... et il n'est pas séminariste.

Le souvenir de cette phrase qui, en somme, n'était qu'une variante de ce que lui avait répété Gontran, fit donc que le docteur, en ne trouvant pas Gustave à son retour au logis, offrit ce leurre à ses craintes en disant à Clarisse:

—Il doit être à déjeuner chez Ducanif.

—Non, répéta encore la cuisinière.

—Qu'en savez-vous?

—Chez M. Ducanif, où, d'habitude, on déjeune à dix heures et demie, on s'est étonné de ne pas voir arriver M. Gustave. Alors M. Ducanif a envoyé sa domestique Héloïse s'informer si la disparition de votre fils, que vous lui aviez annoncée ce matin à votre visite, s'était prolongée... Vous seriez arrivé cinq minutes plus tôt que vous vous seriez rencontré avec Héloïse... Elle sort d'ici.

Et Clarisse qui, pas plus que Cabillaud père, n'ignorait certaines particularités de la vie de Gustave, ajouta en secouant la tête:

—Et Héloïse, tout comme nous, ne sait pas où M. Gustave peut bien avoir passé la nuit.



FIN DE «SEUL CONTRE TROIS BELLES-MÈRES.»

L'épisode qui suit et termine: Seul contre Trois Belles-Mères a pour titre: Le Tombeur des Crânes.




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