La conquête d'une cuisinière II: Le tombeur-des-crânes
The Project Gutenberg eBook of La conquête d'une cuisinière II
Title: La conquête d'une cuisinière II
Author: Eugène Chavette
Release date: October 3, 2005 [eBook #16796]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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LA CONQUÊTE D'UNE CUISINIÈRE II
LE
TOMBEUR-DES-CRANES1
PAR
EUGÈNE CHAVETTE
I
Qu'était devenu Gustave Cabillaud?
Tous les renseignements recueillis par le docteur Cabillaud père, à la recherche de son fils, étaient de la plus exacte vérité. A la sortie de chez M. Grandvivier, le groupe de ses invités, en arrivant au premier étage, s'était d'abord séparé de Fraimoulu, qui rentrait dans son appartement où il allait trouver Pietro se vautrant dans son lit et recevoir de l'Auvergnat ivre la série de horions qui devait le métamorphoser en tigre.
A la porte de la maison une autre scission avait eu lieu. Gontran, après de brefs adieux, avait filé de son pied léger pour retourner au plus vite auprès d'Henriette.
Puis Cabillaud père, qui comptait s'en aller de compagnie avec son fils, était parti de son côté après que Gustave, qui se disait la tête lourde, avait déclaré vouloir, avant de se coucher, faire un peu de promenade en reconduisant ces messieurs.
Ils s'étaient trouvés réduits à trois quand, à mi-chemin, le baron de Walhofer s'était séparé d'eux pour aller, disait-il, achever la soirée à son cercle.
Gustave et Camuflet avaient d'abord reconduit Ducanif à son domicile où ce dernier, en se séparant de Gustave, lui avait dit qu'il l'attendrait demain à déjeuner, invitation que le jeune médecin avait acceptée en promettant d'être exact.
Après quoi il s'était remis en route avec Camuflet, qu'il avait mené jusqu'à sa porte, et dont il s'était séparé en annonçant qu'il allait regagner son lit.
Et le lendemain matin il n'était pas encore rentré!
Quand son père, tout inquiet, dans sa tournée aux informations, s'était présenté chez Ducanif, ce dernier, loin de partager les alarmes paternelles, avait pensé qu'à l'heure dite il allait voir apparaître Gustave pour prendre sa part du déjeuner auquel il l'avait invité la veille.
Après le départ de Cabillaud père, il avait dit à sa cuisinière Héloïse qui, muette et sombre, avait assisté à l'entretien:
—Ce farceur de Gustave, en revenant hier chez lui, aura sans doute rencontré l'occasion de passer agréablement sa nuit... Il va nous arriver affamé.
Mais, à l'heure du déjeuner, le jeune médecin n'avait pas fait acte de présence.
—Il déjeune sans doute là où il a couché, avait supposé Ducanif sans plus s'en étonner.
Mais il n'en avait pas été de même d'Héloïse, dont Gustave était l'amant. Jalousie, d'une part; crainte d'un malheur, de l'autre; elle avait obtenu de Ducanif qu'il l'envoyât s'informer chez Cabillaud père si le disparu était revenu ou avait donné de ses nouvelles.
—Est-ce un mauvais tour du Walhofer? Lui seul peut avoir fait disparaître Gustave, se disait-elle, la face contractée, en marchant d'un pas pressé.
Chez Cabillaud père, qui n'était pas encore revenu de ses recherches, elle n'avait trouvé que Clarisse, le cordon bleu du docteur, qui, craintive au sujet de cette absence prolongée de son jeune maître, n'avait pu lui donner que ce seul renseignement:
—Ce n'est pas à tort que le père s'effraye. Pas plus tard qu'hier, M. Gustave lui a dit que s'il ne rentrait pas un beau jour, ce serait qu'il lui serait arrivé un malheur.
Là-dessus Héloïse était repartie, retournant droit chez Ducanif et se répétant:
—C'est du Walhofer que nous vient ce coup de Jarnac. J'en suis certaine!
Arrivée à la maison de Ducanif, au lieu de monter chez son maître, elle s'était arrêtée à l'étage au-dessous, où logeait M. de Walhofer, et avait sonné à la porte du baron.
Comme il n'avait pas été répondu à plusieurs coups de sonnette successifs, Héloïse redescendit chez le concierge, se disant envoyée par Ducanif à son ami M. de Walhofer.
—M. le baron est parti ce matin en m'annonçant, suivant son habitude, qu'il s'absentait pour quelques jours, déclara le concierge.
—Savez-vous où il est allé?
—Sans doute, comme il lui arrive souvent, faire un tour dans ses terres.
—Où sont-elles, ses terres?
—En Belgique. Mais, par exemple, je ne saurais vous dire en quel coin de la Belgique... Vous le savez, le baron n'est pas causeur et il n'aime pas les questions, continua le concierge.
Loin de remonter chez Ducanif, sa cuisinière regagna la rue et se remit en route.
—Je sais où elles sont situées, tes fameuses terres, et je vais aller t'y relancer, se disait-elle en activant le pas.
Il fallait qu'elle fût bien certaine de ne pas confondre l'un avec l'autre deux personnages dont la position sociale était, pourtant, bien différente, car elle se dirigea vers la rue de Turenne.
—Gustave et moi, nous avons voulu le jouer. A son tour, il a pris sa revanche, se disait-elle.
Aux deux tiers de la rue de Turenne, elle s'engagea dans une ruelle à droite et, cent mètres plus loin, pénétra dans cette même allée puante et obscure de la masure où, quelques jours auparavant, était entré Camuflet.
Comme la première fois, le portier, dans la sorte de niche qui lui servait de loge, ressemelait de vieux souliers.
—Où allez-vous, ma belle fille? cria-t-il à Héloïse qui filait devant la loge sans rien demander.
—Chez le Tombeur-des-Crânes.
—Alors il est inutile de vous mettre cinq étages dans les mollets. Vous trouveriez là-haut visage de bois, ma charmante, affirma le savetier.
Héloïse crut à une consigne donnée et qu'il lui fallait forcer.
—Mais il m'attend! avança-t-elle.
—Alors, pas si tôt, car il n'est pas encore arrivé, dit le portier.
Et, croyant à un rendez-vous galant, le pipelet fit une risette à Héloïse en ajoutant:
—L'heureux drôle est vraiment inexcusable de n'être pas là pour vous recevoir.
La cuisinière jugea utile de plaider le faux pour savoir le vrai.
—Peut-être, dit-elle, le Tombeur-des-Crânes est-il retenu par la cause qui l'a forcé de sortir quand il savait que j'allais venir.
—Sortir? répéta le pipelet étonné.
—Oui, sortir ce matin, appuya Héloïse.
—Le Tombeur-des-Crânes n'est pas sorti ce matin pour cette bonne raison que voici cinq jours qu'il n'a pas mis le pied ici.—Depuis qu'il est attaché comme prévôt à une salle d'armes, par là-bas, dans les beaux quartiers, il ne fait ici que de rares apparitions. Je ne sais même pas pourquoi, puisqu'il est logé à sa salle d'armes, il garde ici sa chambre.
Puis, se reprenant vite d'un ton badin:
—Si, si, je le sais, c'est pour recevoir la visite de Vénus.
Héloïse était difficile à persuader. Elle mit deux francs dans la main du savetier en disant:
—Vrai! il n'est pas chez lui?
Alors, jouant la jalousie:
—Vous ne me laissez pas monter parce qu'il y a là-haut une autre femme, j'en suis sûre.
Le savetier se redressa d'une seule pièce et une main sur son coeur, pendant que l'autre s'avançait tenant une vieille botte, il prononça gravement:
—Que le nez me tombe à l'instant du visage si je vous mens d'un seul mot!
De ce que le nez lui restait planté au milieu de la face, cela n'aurait pas suffi pour convaincre Héloïse, si le portier, charmé par le don des quarante sous, n'avait ajouté:
—Mon locataire, pendant ses absences, me laisse sa clef. Voulez-vous que je vous la confie? Vous monterez pour vous assurer par vous-même que la chambre est vide de tout habitant de l'un ou de l'autre sexe.
A cette offre, la conviction se fit en Héloïse. Mais alors elle s'alarma. Personne chez le baron de Walhofer. Personne chez Alfred, le Tombeur-des-Crânes. Est-ce que la même cause qui avait fait disparaître Gustave ne pouvait pas avoir aussi supprimé l'autre?
Elle était donc là pensive, debout devant la porte de la loge dont elle empêchait l'entrée, quand, derrière elle, se fit entendre la voix d'une femme qui demandait:
—Alfred est-il chez lui?
Héloïse se retourna brusquement. Mais son mouvement avait été moins prompt que celui de l'arrivante qui, après s'être présentée, par oubli sans doute, avec le visage découvert, venait de rabattre sur sa figure un voile épais.
La cuisinière se trouva donc en présence d'une femme d'allure un peu massive, d'une mise bourgeoise et dont le voile empêchait de deviner l'âge. La voix, néanmoins, avait frappée Héloïse par son accent éraillé et légèrement trivial.
Mais si le voile, rabattu à temps, avait caché à la cuisinière les traits de la dame, il n'en était pas de même du portier auquel la visiteuse s'était d'abord adressée à visage découvert.
—Où ai-je déjà vu cette face-là? était en train de se demander le digne savetier.
Comme, tout ahuri, il ne répondait pas, la dame lâcha cette phrase qui n'accusait pas positivement une princesse:
—Quand vous resterez là à me faire vos yeux de chat sur la cendre, vous figurez-vous que je vais moisir à attendre votre réponse, grand daim?
Les traits de la dame devaient avoir frappé fort le portier, car, au lieu de se rendre à cette invitation de parler, il resta bouche béante et se disant:
—Pour sûr, j'ai déjà vu cette binette-là!
—Ah çà! il s'est donc fourré des bottes dans les oreilles en guise de coton? gronda la dame.
Forçant la voix, elle cria en répétant sa demande:
—Eh! vieux pot! Alfred est-il chez lui?
—Non, madame, dit enfin le portier.
—Ah! fit la visiteuse déconcertée par cette absence. Quand rentrera-t-il?
—Je l'ignore.
Elle parut se consulter, puis:
—Êtes-vous capable au moins de faire une commission, espèce de dévissé? demanda-t-elle.
—J'y tâcherai, promit le savetier qui, s'il ne se formalisait pas de cette familiarité, en était empêché par la préoccupation de se rappeler où il avait vu cette dame.
—Alors vous direz à Alfred que je lui apportais l'avoine qu'il m'a demandée. Vous comprenez?
—Si madame veut bien me laisser son nom? demanda le pipelet insidieusement.
—Tiens! tiens! voyez-vous ça! ricana la dame. Il faut t'asseoir sur ta curiosité, mon bonhomme, cela te tiendra chaud aux cheveux.
Et elle répéta:
—Son avoine, tu m'entends bien? Son avoine, et tu ajouteras que, s'il veut la recevoir, il vienne la chercher où il sait.
Sur ce, elle jeta une pièce de cinq francs sur la table de la loge en disant:
—Tiens! voilà pour te boucher un oeil!
Après quoi, sans un seul regard à Héloïse qui, muette et immobile, avait assisté à la scène, elle suivit l'allée et disparut aux yeux du savetier qui, du seuil de sa niche, la suivait du regard en se répétant:
—Je connais cette tête-là!
Soudain il se frappa le front en s'écriant:
—J'y suis! Je me souviens! Saperlotte! Elle est joliment décatie! Quel dégommage!... C'est la Belle-Flamande!
—Et qu'est-ce que la Belle-Flamande? demanda Héloïse.
—L'ancienne reine de toutes les foires du Nord... Ah! j'ai été fièrement toqué d'elle quand je faisais partie du cirque Balengrin où j'étais clown!... On me citait pour mon exercice des six chaises sur le nez.
Du passé du pipelet, la cuisinière de Ducanif ne se souciait guère. Un seul point l'intéressait. Elle voulut en avoir le coeur net.
—Quel lien unit donc le Tombeur-des-Crânes à la Belle-Flamande? demanda-t-elle.
—C'est sa mère.
A cette révélation, Héloïse tressauta.
A son tour, elle jeta une pièce de vingt francs sur la table en disant à l'ancien clown:
—Voici de quoi vous boucher l'autre oeil.
Elle se lança aux trousses de la Belle-Flamande qu'à sa sortie de la masure, elle aperçut marchant à une centaine de mètres devant elle.
—A suivre la jument, je finirai par trouver le poulain... ne fût-ce que quand il viendra chercher l'avoine en question, pensa la cuisinière.
En conséquence, elle emboîta la piste de l'ex-reine des foires du Nord, qui s'en allait de son pas lourd et traînant.
La Belle-Flamande, sans se douter qu'elle était suivie, gagna les boulevards qu'elle se mit à suivre en vraie flâneuse. Elle s'arrêtait aux devantures de boutiques, examinant les montres de lingerie, de bijoux, de nouveautés.
Un moment, devant le magasin d'un miroitier, elle se posa en face d'une glace de l'étalage, et se mit à rajuster le noeud de ses brides de chapeau.
—Hue donc! vieille coquette! gronda Héloïse impatiente, attendant à vingt pas qu'il plût à l'autre de reprendre sa marche.
La Belle-Flamande continua son chemin jusqu'au boulevard Saint-Martin où, sur la droite, elle entra dans une maison de belle apparence.
—C'est là qu'elle demeure? Attendons un peu qu'elle soit remontée chez elle avant que j'aille faire bavarder son concierge, pensa Héloïse.
Elle était là depuis cinq minutes, quand, de la maison, sortirent deux hommes, porteurs de fardeaux dont l'un, en passant à côté de la cuisinière, dit à l'autre:
—Hum! c'est commode, n'est-ce pas? Ça évite un rude détour.
—Grand merci de m'avoir indiqué cette maison à double issue, répondit l'autre qui haletait sous sa charge.
Ces deux phrases suffirent à Héloïse.
—Je suis refaite! murmura-t-elle furieuse.
A son tour elle pénétra dans la maison. La cour avait une seconde sortie sur la rue Meslay.
—Oui, je suis refaite! se répéta le cordon bleu quand, après être arrivée rue Meslay, son regard eut vainement cherché au loin la Belle-Flamande.
Il se pouvait que cette dernière fût passée par la maison sans y entendre malice, simplement parce que cela lui raccourcissait le chemin. Mais Héloïse, en fille rusée, ne pouvait s'arrêter à cette supposition.
—Comment cette finaude a-t-elle pu s'apercevoir qu'elle était suivie? Pas une seule fois, pendant la route, elle n'a retourné la tête, se demanda-t-elle.
Alors le souvenir lui revint de cette pause faite par la Belle-Flamande devant le miroir qui lui avait servi à renouer les brides de son chapeau.
—Elle m'a vue dans la glace, arrêtée à vingt pas derrière elle, et m'a reconnue pour la femme qui venait d'assister à son entretien avec le portier du Tombeur-des-Crânes, pensa Héloïse.
Comme rien ne l'écartait plus de sa voie, elle reprit le chemin de la demeure de son maître Ducanif en se disant comme fiche de consolation:
—Quand ce ne serait que d'avoir appris que le Tombeur-des-Crânes, le prétendu baron, a pour mère une ancienne illustration des foires, appelée la Belle-Flamande, ça peut toujours servir à quelque chose.
Ensuite, ramenée à la situation:
—Où est passé ce gredin que je n'ai trouvé à aucun de ses deux domiciles? se demanda-t-elle.
Puis, en sachant sans doute bien à fond tout ce dont était capable le Tombeur-des-Crânes, elle ajouta avec un petit frisson de peur:
—Qu'est devenu Gustave?
Après quoi, elle poussa un soupir de désolation qu'elle fit suivre de cette pensée n'annonçant pas une conscience des plus pures:
—Mettre la police sur le dos du baron, c'est cracher en l'air pour que ça vous retombe sur le nez.
Mais, parut-il, sa série à la noire était terminée. Elle rentrait dans la maison de Ducanif, quand le concierge l'arrêta au passage en demandant:
—Ce matin, quand vous sortiez, ne vous êtes-vous pas informée du baron de Walhofer?
—Oui, de la part de mon maître qui voulait lui parler, répondit la cuisinière répétant son mensonge.
—Et je vous ai annoncé qu'il était parti pour ses terres, en Belgique?
—Oui. Après?
—Eh bien! il est revenu, il y a dix minutes.
—Allons donc! En trois heures, il est allé en Belgique et il en est revenu! Que me contez-vous donc, mauvais farceur?
—Non, non; il a manqué le train.
—C'est lui qui vous l'a dit?
—Je l'ai entendu comme il en parlait au docteur Gustave Cabillaud avec lequel il venait de se rencontrer devant ma loge... Le baron est, pour ainsi dire, arrivé sur le dos du médecin.
Héloïse avait eu besoin de se remettre de son émotion de joie subite.
—Vous avez vu M. Gustave? fit-elle.
—Oui, tout à l'heure, il est monté en visite chez votre maître.
—Et il n'est pas encore parti?
—Il est toujours là-haut.
Quatre à quatre, la cuisinière escalada les marches de l'escalier.
Au moment où elle glissait sa clé dans la serrure de la porte d'entrée du logement de Ducanif, une pensée troubla sa satisfaction.
—Pendant ces trois heures d'absence, qu'a donc fait le baron qui, m'a dit le concierge, est arrivé sur les talons de Gustave? se demanda-t-elle.
Quand elle pénétra dans le salon où se tenaient le jeune homme et Ducanif, son maître, sans penser à lui demander d'où elle revenait ainsi après une absence de trois heures, s'écria joyeusement:
—Il est retrouvé, Héloïse, il est retrouvé! N'est-ce pas que son père avait vraiment perdu la tête, ce matin, quand il est venu nous le demander?
—Mais enfin, pourquoi n'êtes-vous pas rentré au domicile paternel, monsieur Gustave? dit Héloïse.
Un coup d'oeil du docteur l'avertit qu'il allait mentir.
—Je me suis laissé entraîner à une partie de baccarat par un camarade rencontré hier soir quand je retournais chez moi. Ce matin, au grand jour, nous avions encore les cartes en main. Nous ne les avons quittées que pour nous asseoir devant un festin qui s'est prolongé jusqu'à midi.
—Et pendant ce temps-là, moi qui vous attendais pour déjeuner, j'ai dû m'attabler devant votre place vide, prononça Ducanif d'un petit ton de reproche.
—Aussi suis-je venu pour réparer ma faute en vous priant de m'inviter à dîner ce soir.
—Est-ce sérieusement dit? s'écria Ducanif joyeux.
—Très sérieusement... Aussitôt que j'aurai visité quelques-uns de mes malades, je vous reviendrai.
—Convenu! convenu! répéta Ducanif.
Et, après une courte pause:
—Dites donc, Gustave, si j'invitais le baron? proposa-t-il.
—Invitez.
—Et ce M. Camuflet avec lequel vous m'avez reconduit hier soir jusqu'à ma porte. Je ne le connais que pour l'avoir rencontré hier à la table de M. Grandvivier, mais il m'a plu tout de suite. Ce doit être un bon vivant.
Un peu d'hésitation avait paru dans l'oeil du docteur en entendant parler de Camuflet, mais la voix de Ducanif sonnait trop franche pour qu'on pût soupçonner une arrière-pensée sous ses paroles.
—Va donc aussi pour M. Camuflet! dit Gustave.
—Je vais le prévenir par un petit mot. Il m'a donné hier son adresse chez M. Grandvivier... il demeure au 29 de la rue... de la rue...
Et Ducanif s'arrêta devant son oubli de mémoire.
Mais, se souvenant d'un fait:
—Parbleu! fit-il, vous devez la connaître, cette rue, vous, Gustave, puisque M. Camuflet est le dernier auquel, hier soir, vous ayez fait la conduite.
Encore une fois, le médecin sembla hésiter.
—Rue Méhul, dit-il enfin.
Ducanif se leva et passa dans son cabinet en laissant la porte ouverte derrière lui, ce qui permettait de l'entendre dire:
—Oui, rue Méhul, c'est bien cela. Je vais lui écrire mon mot d'invitation que je vous serai très obligé, cher ami, quand vous descendrez, de remettre à un commissionnaire qui le portera.
—Comptez sur moi.
Pendant qu'on entendait grincer la plume sur le papier, Héloïse se rapprocha doucement de Gustave et lui souffla bien bas:
—As-tu couru quelque danger de la part du baron?
Sur le même ton, le docteur répondit:
—Non. Bien au contraire, j'ai passé ma nuit à lui préparer un mauvais tour qui m'a été indiqué par le hasard.
Mais se reprenant:
—Ou plutôt par ce même Camuflet auquel ton maître est en train d'écrire.
Nom et personnage étaient complètement inconnus à Héloïse, qui demanda:
—Quel homme est-ce?
—D'abord un imbécile, dit Gustave avec un sourire de mépris.
—Et ensuite?
—Ensuite, c'est l'homme que j'avais enfermé l'autre jour chez le baron et qui en est sorti je ne sais comment. Je me suis trouvé hier nez à nez avec lui au dîner du juge.
—T'a-t-il reconnu?
—Pour cela, il faudrait qu'il m'eût vu quand je lui ai joué le tour, ce dont il a été empêché par le tapis que je lui avais jeté sur la tête.
Dites de bouche à oreille, ces phrases ne pouvaient parvenir à Ducanif, qui faisait entendre un gai fredon tout en écrivant.
—Il faut absolument savoir de lui comment il est parvenu à sortir de chez le baron.
—J'y tâcherai, ce soir, après le dîner, en le reconduisant encore jusqu'à son domicile.
La curiosité tenait trop fort Héloïse pour qu'elle s'en tînt au peu qu'avait dit Gustave sur l'emploi de sa nuit. Elle revint à la charge en demandant:
—Quel est ce tour que tu prépares au baron?
Gustave, au lieu de répondre, porta vivement à ses lèvres un doigt qui recommandait le silence, car Ducanif revenait à eux en disant:
—Là, c'est fait. Je compte que mon invitation sera acceptée par ce joyeux luron... Ne vous a-t-il pas semblé tel, Gustave?... De quoi avez-vous causé ensemble pendant que vous le reconduisiez?
—Des ennuis de la campagne.
—Ah! il ne savoure pas le calme des champs?
—Pour lui, la plus belle nature ne vaut pas le trottoir des boulevards.
—Absolument comme moi, dit Ducanif qui, tout en riant, tendait au docteur le billet que celui-ci devait faire porter par le premier commissionnaire qu'il rencontrerait sur sa route.
Il n'en fallait probablement pas beaucoup pour exciter la méfiance de Cabillaud fils. Tout ce que venait de faire et de dire Ducanif était bien simple, bien naïf, bien sincère. Pourtant le jeune médecin eut cette pensée:
—C'est drôle! il ne me paraît plus aussi bête que par le passé!
Cependant Ducanif disait à sa cuisinière:
—Preste et leste! ma fille! il s'agit, ce soir, de se signaler et de mettre les petits plats dans les grands.
—Je cours aux provisions, annonça Héloïse qui s'éloigna après avoir jeté à Cabillaud fils un regard semblant l'inviter à partir avec elle.
—Moi, je vais visiter mes clients afin d'être libre ce soir, dit Gustave en dessinant un départ.
Mais Ducanif lui passa son bras sur le sien pour le retenir, en disant:
—Je descends avec vous jusqu'à la porte du baron que je vais inviter de vive voix.
Quand, après avoir vu Ducanif entrer chez M. de Walhofer, le docteur eut continué sa route et qu'il eut atteint l'angle de la rue Caumartin et du boulevard, il retrouva Héloïse qui l'attendait.
—Voyons, fit-elle, dis-moi quel vilain atout tu réserves au baron.
—Nix, ma fille! Je veux te laisser le plaisir de la surprise, refusa Gustave.
Puis, en la regardant dans les yeux, il ajouta:
—Qu'il le suffise de savoir que, de ce coup-là, le baron...
Au lieu d'achever sa phrase, le docteur fendit l'air du coupant de sa main en lâchant un: Pfuii!!!
Si certain de l'avenir que fût Cabillaud en faisant son sinistre Pfuii! sa confiance ne fut pas partagée par Héloïse.
—Méfie-toi! dit-elle.
—Me méfier de quoi?
—Ce matin le Tombeur-des-Crânes a disparu pendant trois heures. Où est-il allé? à quoi a-t-il pu avoir employé ce temps? Peut-être est-ce à éventer le piège que tu lui tends... Tout aussitôt il est rentré derrière toi, sur tes talons, comme s'il te suivait à la piste.
Après avoir hoché la tête, Héloïse continua lentement, d'une voix un peu alarmée, qui prêchait la prudence:
—Et puis encore... hier au soir, au retour du dîner chez le juge, quand le baron vous a quittés en chemin en disant qu'il allait à son cercle, es-tu certain qu'il s'y soit rendu?... Qui sait s'il ne t'a pas suivi alors que tu reconduisais les autres, guettant le moment où tu rentrerais seul?
—Tu! tu! tu! lâcha Gustave, en riant des craintes exagérées de sa maîtresse.
Mais celle-ci persista à lui sonner la cloche d'alarme.
—Qui sait encore, poursuivit-elle, si, cette nuit, en cette occupation qui t'a pris tes heures... et que tu refuses de m'apprendre... tu n'avais pas derrière toi, dans l'ombre, notre ennemi épiant tes faits et gestes?
Cabillaud fils, avec un sourire d'assurance aux lèvres, remua négativement la tête en répondant:
—Calme-toi, ma belle. En l'endroit où je suis allé cette nuit, j'étais seul, bien seul.
Puis, railleusement:
—Si le baron t'inspire une telle peur, je ne vois qu'un moyen bien simple de n'avoir rien à redouter de lui.
—Quel moyen?
—C'est de lui donner loyalement son lot le jour où nous nous partagerons la dépouille de Ducanif.
Ce moyen proposé parut n'être pas du goût d'Héloïse qui, oubliant sa peur, se redressa en articulant:
—Non... Tout ou rien!
—Alors, ma bonne, si tu veux le «tout», il faut aussi vouloir les moyens, débita Gustave en faisant subir cette variante au proverbe connu.
—Méfie-toi! redit encore Héloïse.
Ce nouvel appel à la prudence agaça le docteur qui croyait l'avoir convaincue.
—Tu te répètes, ma fille, tu n'auras que deux sous, dit-il d'un ton sec.
Et, sur ce, plantant sa maîtresse en plein trottoir, il s'éloigna d'un pas rapide.
II
Héloïse n'avait pourtant pas tout à fait tort et, sur un point, elle avait supposé juste.
Non, M. de Walhofer n'était pas monté à son cercle comme il l'avait annoncé à Gustave, qui allait reconduire à leur porte Ducanif et Camuflet.
—A coup sûr, c'est Camuflet que le docteur ramènera le dernier chez lui... J'ai le temps d'arriver avant eux, s'était-il dit en regardant le groupe s'éloigner.
Alors il avait pris sa course et, en quelques minutes, il avait atteint la rue Méhul. Au pied de la maison de Camuflet, il avait lancé deux longs et stridents coups de sifflet. Puis, allant se poster près de la porte cochère, il avait attendu la personne que son signal allait faire sortir de la maison.
Au lieu que la porte s'ouvrît, un petit psitt, tout prudent, se fit entendre à travers les volutes des panneaux en fonte qui décoraient chaque battant de la porte cochère.
Le baron, à ce psitt, vint se coller à la porte et s'adressant à la personne qui, de derrière le panneau, l'appelait ainsi, il demanda:
—Pourquoi ne sors-tu pas?
—Pas moyen, fiston... Moi et les autres, depuis deux jours, nous sommes à couteaux tirés avec ces canailles de concierges qui prétendent que nous avons inondé leur escalier... On est presque à se manger le nez... Je leur demanderais le cordon, que ces empotés feraient semblant de dormir comme des loirs et que, demain, ils conteraient la chose à Camuflet... car je crois qu'ils sont passés à son bord, les sagouins!
Et la voix qui disait cela ajouta hargneusement:
—Ah! si je connaissais le galapiat qui, avec son inondation, nous a flanqué les pipelets à dos!!!
Le baron n'avait pas le temps d'écouter ces doléances. Il alla au plus pressé en demandant:
—As-tu l'argent?
—Non, je ne l'aurai que demain. Alors, tout de suite, je te le porterai chez toi, là-bas, au Marais.
—J'y compte, dit vivement le baron pressé de s'éloigner, car, dans le silence de la nuit, il entendait résonner sur la dalle du trottoir des pas qui se rapprochaient.
—C'est Gustave et Camuflet qui arrivent, pensa-t-il en franchissant la rue d'un bond pour aller se blottir dans l'ombre d'un porche voisin.
C'était bien, en effet, le docteur ramenant à sa porte l'homme aux trois belles-mères.
Il y eut échange de poignées de main, puis on se sépara sur cette dernière phrase dite par Gustave au moment où Camuflet franchissait la porte qui venait de s'ouvrir à son coup de sonnette:
—Dormez bien... Je vais en faire autant, car je gagne tout droit mon lit.
Aussi le baron, qui avait entendu ces adieux, fut-il fort étonné de voir le docteur, quand il fut seul, remonter la rue Méhul.
—Mais ce n'est pas du tout la route de son lit, se dit-il.
Et, quittant sa retraite, il prit curieusement la piste du jeune médecin.
Ce dernier marchait d'un pas sec et pressé qui, claquant sur le granit du trottoir, l'empêchait d'entendre la marche de celui qui le suivait.
Minuit, qui allait tinter, rendait rares les boutiques encore ouvertes. Sur sa route, Gustave rencontra un magasin d'épicerie dont les employés étaient en train de mettre les volets, dans lequel il entra.
Walhofer arriva à temps pour pouvoir, à travers une travée de la devanture non encore fermée, plonger son regard dans le magasin, où il vit un garçon servir au client retardataire l'engin d'éclairage vulgairement appelé rat-de-cave.
Du coup, le baron resta penaud. Cet achat dénotait simplement la précaution d'un homme qui, rentrant chez lui après minuit, s'attend à trouver éteint le gaz de l'escalier et qui ne veut pas se casser le nez dans l'obscurité.
—Quoi! pensa le baron surpris, il a fait un tel détour pour acheter un rat-de-cave qu'il eût trouvé chez dix épiciers encore ouverts sur sa route!
L'étonnement de Walhofer s'amoindrit à la vue de la direction prise par Gustave en sortant de la boutique.
—Décidément, il tourne le dos à son lit et ce n'est pas pour s'éclairer dans son escalier qu'il a fait cette acquisition, se dit-il en reprenant la piste du médecin.
Bientôt le docteur atteignit la rue de Rivoli qu'il suivit dans la direction des Champs-Elysées.
A cette heure avancée, beaucoup de fiacres, dont la remise était située à Passy, remontaient à vide les Champs-Elysées.
En trois bonds, Walhofer fut derrière une de ces voitures que son cocher venait d'arrêter sur un signe de Gustave. Ainsi caché, le baron tendit l'oreille au dialogue entamé entre le docteur et le cocher.
—C'est pour aller du côté de mon remisage, pas vrai, bourgeois? demandait l'automédon avant d'accepter son voyageur, car, si près de son lit, il ne tenait pas à rentrer dans Paris.
—Pour aller à Billancourt, annonça le médecin.
—Oh! alors, ça peut encore se tirer. J'en serai quitte pour faire attendre mon traversin un petit quart d'heure.
—Non, non, fit vivement Gustave. Une fois à Billancourt, il faudra m'attendre pour me ramener au boulevard Poissonnière.
—Si c'est ça, impossible, bourgeois. La journée a été rude, voyez-vous. Homme et cheval ont besoin de repos... Impossible, je vous le répète, bourgeois...
—Dix francs de l'heure! articula Gustave.
Le cocher, qui avait déjà le fouet levé pour faire partir sa bête, arrêta son geste.
—Et combien d'heures? demanda-t-il.
—Deux, trois... je ne saurais préciser le temps que me prendra l'accouchement que je vais faire à Billancourt.
Etaient-ce les dix francs de l'heure promis? Fut-ce la galanterie qui plaida dans le coeur du cocher? Toujours est-il qu'il s'écria:
—Ah! il s'agit d'un accouchement?... Alors, tout pour les dames!!! Montez, docteur!
Aux paroles du médecin, le baron était resté déconfit. Etait-il bête d'avoir cru à un mystère! Quoi de plus simple qu'un médecin se déplaçât, à pareille heure, pour une cliente en mal d'enfant? C'était si simple, si logique, si facile à soupçonner d'abord, qu'un enfant, au lieu de chercher midi à quatorze heures, y eût pensé tout de suite!
Et le baron fit un pas pour s'éloigner du fiacre dans lequel Gustave venait de monter.
Mais il y avait en lui un fond de méfiance qui lui faisait regarder à trois fois un charbon avant de reconnaître qu'il est noir.
Au moment où la voiture allait s'ébranler, il s'accrocha aux ferrures de l'arrière-train en se disant:
—Il y a neuf sur dix à parier que je fais une bêtise, mais je veux savoir à quoi m'en tenir.
Et il se laissa emporter par le fiacre dont le cocher fouettait sa rosse à tour de bras, en répétant:
—Tout pour les dames!!!
Il avait des poignets d'acier, le cher baron, car il ne lâcha prise qu'à la voix de Gustave qui criait:
—Cocher, arrêtez-vous ici!
On était arrivé à Billancourt, sur la berge, en face du bac qui, l'été, transporte sur l'autre rive les promeneurs qui veulent aller à Sèvres en s'évitant le long détour à faire pour prendre par le pont de Saint-Cloud.
Pendant que Gustave faisait jouer avec effort la poignée fort dure de la portière du fiacre, Walhofer, franchit une haie formant la clôture d'une propriété riveraine... propriété de bien mince valeur, consistant en un étroit terrain qui, jadis, avait dû être un jardin, aujourd'hui complètement inculte, au milieu duquel s'élevait une maisonnette dont le délabrement attestait, que, depuis longtemps, elle était inhabitée.
Abrité derrière sa haie, Walhofer n'avait plus qu'à attendre, pour continuer sa chasse, la direction qu'allait prendre Gustave descendu de voiture.
—Allez stationner au pont de Saint-Cloud, commanda le médecin au cocher après avoir mis pied à terre.
Au lieu d'entrer dans le village, il resta sur place, regardant la voiture s'éloigner. Ce fut seulement quand le fiacre eut disparu dans la nuit que Gustave se mit en marche, suivant la berge.
—Parbleu! c'est de la chance! dit-il à mi-voix quand quelques pas l'eurent amené devant la haie de l'autre côté de laquelle était tapi le baron.
Et Walhofer, immobile, l'entendit qui ajoutait:
—C'est à ne pas s'y tromper. Haie en clôture, jardin inculte, puits au milieu, masure à trois fenêtres de façade avec petite tourelle sur la gauche, servant de pigeonnier.
Puis il lâcha un petit rire joyeux, qu'il fit suivre de ces mots:
—Je n'aurai pas eu à chercher longtemps cette baraque!... Voyons, maintenant si le reste est bien tel qu'il m'a été dit.
Une brusque secousse agita la haie.
C'était Gustave qui, à un mètre plus loin que la cachette du baron, venait, à son tour, de franchir la clôture.
Sans tarder, il marchait droit à la maison.
Arrivé à un petit perron, il introduisit la main dans un trou de la muraille, et il en tira une clé qui lui servit à ouvrir la porte de la maison.
—Hé! hé! pensa gaiement le baron, c'est le second mouvement qui est le bon!... Quand je pense que, tout d'abord, j'avais cru à la blague de l'accouchement!
Ensuite, presque aussitôt:
—Bon! fit-il, je comprends pourquoi il a acheté son rat-de-cave!
En effet, à travers les fissures des volets délabrés, on voyait filtrer la lumière du rat-de-cave que le docteur venait d'allumer.
—Ah çà! mais je suis aussi de la fête, moi! ricana le baron.
Alors, quittant sa cachette, il se dirigea d'une marche prudente vers la maison.
Le baron avait le pas léger. Sans le moindre bruit, il se glissa dans la maison dont Gustave avait laissé la porte entre-bâillée derrière lui.
Bien lui en prit d'avoir usé de précaution, car, pour un peu, il tombait, pour ainsi dire, sur le dos du docteur qui, son rat-de-cave à la main, suivait un couloir partageant l'habitation et conduisant à un escalier dont la double évolution desservait l'étage supérieur et la cave.
—Que va-t-il chercher en bas? se demanda le baron en voyant le médecin s'engager dans la descente de la cave.
Avec une prestesse de chat maigre, il s'élança sur la trace de Gustave avant que la lumière, qui disparaissait à la main de son porteur, en s'enfonçant dans la profondeur de la cave, l'eût laissé en pleine obscurité.
Sur les dernières marches, il s'arrêta dans l'ombre, sans dépasser l'entrée d'un caveau où avait pénétré le médecin.
—Part à deux, s'il vient déterrer un trésor, pensa le baron en voyant Gustave coller, à l'aide de suif fondu, son rat-de-cave sur une paroi humide du caveau.
Délivré du soin de tenir sa lumière, le médecin promena son regard dans le caveau. Se croyant bien seul, nulle méfiance ne l'empêchait de parler tout haut.
—Maintenant, cherchons! prononça-t-il.
Dans un angle, sur le sol, se trouvait une courte solive en chêne qui avait dû, jadis, faire partie du chantier sur lequel se plaçaient les pièces de vin.
—Voici ce qui fera bien mon affaire, dit-il en ramassant le lourd morceau de bois.
Et, du bout de cette solive qu'il soulevait et laissait ensuite retomber, il se mit pas à pas, à faire sonner le sol du caveau.
Aux deux tiers de sa tâche, il s'arrêta.
—M'aurait-il trompé? dit-il d'un ton qui semblait se désespérer.
Immobile, retenant son souffle, le baron attendait, tout impatient de savoir ce que cherchait le médecin.
Gustave s'était remis à l'oeuvre.
—Voici! voici! s'écria-t-il, quand, à la troisième tentative, son coup retentit plus sonore qu'aux essais précédents.
Alors, se servant de son bois en guise de pelle, il se mit à creuser la terre en se répétant:
—C'est là! c'est là!
Un moment le baron plia sur ses jarrets pour prendre son élan et fondre sur le chercheur. Mais il se rappela que, tout à l'heure, l'expérience lui avait prouvé que c'est toujours le second mouvement qui est le bon. En conséquence, il suspendit son attaque.
—Sachons d'abord ce qu'il va déterrer, se dit-il.
Cependant le docteur avait continué son travail. Bientôt il se baissa sur le trou qu'il venait de creuser; puis, en poussant un: Ouf! pénible, il se releva avec effort, soulevant, au bout de ses bras tendus, par un anneau qui s'y trouvait scellé, une lourde dalle carrée.
—Voilà le moment! pensa le baron qui se ramassa sur ses jambes, tout prêt à s'élancer sur Gustave quand il s'accroupirait à nouveau pour vider la cachette ainsi mise à découvert.
Mais, au lieu de se baisser, le docteur resta debout, regardant, de son haut, le trou béant à ses pieds.
—Est-ce bien profond? prononça-t-il bientôt.
Alors, de son portefeuille, il tira une lettre qu'il déplia en son entier. Il en approcha un coin de la lumière et, quand le papier eut pris feu, il le laissa tomber dans le trou.
—Une jolie petite oubliette! murmura-t-il après que, penché sur l'ouverture, il eut constaté, à la lueur du papier en flammes, l'existence, sous ses pieds, d'un second caveau.
Il fit entendre un petit rire cruel, puis ajouta:
—Le fait est que celui qu'on descendrait là dedans cesserait d'être une pratique pour le boulanger.
Et tout gaiement:
—Allons, fit-il, je n'ai pas perdu mon temps à écouter cet imbécile bavard.
—Quel est celui qui lui a indiqué ce caveau? se demanda le baron, revenu de son espérance que Gustave allait découvrir un trésor.
Oui, qui lui avait appris l'existence de ce caveau? Quel était, suivant Gustave, l'imbécile bavard qui lui avait révélé cette cachette dans laquelle on pouvait faire disparaître un homme?
Pour le savoir, il faut remonter au moment où Gustave, reconduisant Ducanif et Camuflet, après avoir quitté le premier à sa porte, était reparti avec l'homme aux trois belles-mères.
Depuis qu'à la table de M. Grandvivier le docteur avait reconnu Camuflet pour l'individu que, certain jour, il avait enfermé chez le baron, il n'avait plus eu qu'une seule préoccupation, celle de tenir sous sa coupe le petit homme pour lui faire adroitement avouer comment il s'était échappé du logis du baron où il était sous clé et, surtout, pour apprendre s'il avait trouvé cette lettre que lui, Gustave, avait volée dans l'appartement de Walhofer et qu'il avait perdue dans sa fuite.
Donc, ayant repris sa marche avec Camuflet qu'il ramenait à son domicile, Gustave s'était mis à l'oeuvre pour sonder adroitement son homme.
A tout hasard, il avait entamé la conversation par cette phrase:
—N'étiez-vous pas, monsieur Camuflet, l'associé de ce Bazart dont le nom a retenti, naguère, si tristement dans les journaux et dont on a constaté le suicide, après qu'on avait cru à son assassinat?
—Effectivement, Bazart était mon associé... Un excellent homme, je vous l'affirme.
—Euh! euh! excellent!... Pas pour sa femme, dans tous les cas, puisqu'il l'avait tuée...
—Madame Bazart lui en avait fait voir de trop grises, il faut tout dire, insinua Camuflet à la décharge de son associé.
—Ce crime serait resté bien longtemps inconnu sans la Compagnie d'expropriation qui, en abattant la maison, à découvert la cachette où était enfermé le cadavre. Dire que si l'immeuble, au lieu d'être démoli, était passé aux mains d'un acquéreur, celui-ci aurait pu vivre et mourir dans la maison sans avoir le soupçon de cette cachette!
—Il aurait eu cela de commun avec bien des propriétaires, avança Camuflet.
Tout en parlant, Gustave cherchait le joint pour arriver à l'affaire de la lettre. Il fit une pause qui permit à Camuflet de continuer.
—Oui, reprit-il, bien des propriétaires. Au moment de nos grands travaux, si vous saviez combien souvent, à Bazart et à moi, en jetant à bas des masures, il nous est arrivé de mettre à jour des cachettes ignorées! Jadis, il y a cent ou deux cents ans, elles avaient été faites par quelqu'un qui, emporté, probablement, par une mort subite, n'avait pas eu le temps d'en révéler le secret, et elles étaient restées inconnues jusqu'au jour où notre pioche les découvrait.
Et, s'arrêtant pour mieux affirmer son dire, Camuflet poursuivit:
—Tenez, moi, dans une maison, je connais une cachette dont bien des propriétaires successifs ont ignoré l'existence.
—Pourquoi n'en avoir pas averti le propriétaire actuel? demanda Gustave, toujours à la recherche de son entrée en matière sur la lettre.
—Je ne l'ai pas averti pour l'excellente raison que ce propriétaire, c'est moi... Et je puis bien dire que c'est le pur hasard qui amené ma découverte... Voulez-vous que je vous conte la chose?
—Je suis tout oreilles, dit Gustave avec l'espoir que le récit lui fournirait l'occasion guettée d'amener la lettre dans le dialogue.
—Figurez-vous, commença Camuflet, que ma seconde femme avait deux goûts qui faisaient mon malheur. Elle aimait la campagne et adorait les chats... Moi, j'exècre cet animal et ne prise nullement les plaisirs des champs... Mais, à elle, rien ne semblait préférable au chant du rossignol, au coucher du soleil, au bord de l'eau, au murmure des peupliers caressés par la brise, etc., etc., etc... Bref ma femme pour avoir une maison de campagne, me fit une guerre qui aurait duré longtemps si l'occasion de la satisfaire ne m'avait été forcément imposée par la faillite d'un de mes débiteurs dont l'actif ne m'offrit qu'une masure à la campagne... D'une mauvaise créance, vous le savez, on tire ce qu'on peut... Voilà donc comment je devins propriétaire à Billancourt.
—A la porte de Paris.
—Heureusement! appuya Camuflet. Cette proximité me permit de venir à mes affaires et de laisser ma femme au chant du rossignol et au frémissement des peupliers dans ce qu'elle appelait son oasis et que, moi, je traitais d'ignoble baraque.
—C'était donc bien laid?
—Un trou à rhumatismes, car c'était au bord de l'eau; n'offrant aucune sûreté, vu qu'on n'était séparé de la berge que par une haie qu'un cul-de-jatte eût facilement franchie... Un jardin potager, brûlé du soleil, sans un arbre. Quand on voulait dîner en plein air, pour avoir un peu d'ombre, il fallait se mettre sous la table... Et, avec ça, une maison rongée par l'humidité, délabrée, étroite, car elle n'avait que trois fenêtres de façade, et rendue ridicule par une tourelle gothique qui servait de pigeonnier. Ajoutez, au milieu du potager, un puits qui, faute d'avoir été curé depuis soixante ans, ne fournissait que de la boue.
—Du moment que votre femme se plaisait en cette maison, c'était le principal pour vous qui n'y veniez passer que de rares heures.
—Oui, mais ces rares heures étaient troublées par le chat, un vieil animal puant, galeux, que ma femme adorait et qui me prenait pour son oreiller. J'étais à peine assis que la sale bête sautait sur mes genoux. Avec des frissons de dégoût dans le dos, j'étais obligé, en présence de ma femme, de faire des mamours à son chéri.
—Je vois que vous n'aimez pas les chats.
—Pas même en gibelotte! Pour en finir, un jour que ma femme était sur la berge à écouter le murmure de l'eau et le frémissement des peupliers, j'attrapai le chat et couic!... mon intention était de jeter le cadavre à l'eau. En attendant le moment propice, je le descendis à la cave, me promettant de le faire disparaître le lendemain; car il faut vous dire que si mon épouse aimait le coucher du soleil, son lever lui plaisait moins, ce qui lui permettait de faire la grasse matinée.
Malgré lui, Gustave avait prêté attention au récit de l'ex-entrepreneur.
—Et la cachette? demanda-t-il.
—Attendez. J'y arrive. Donc, le lendemain, je descendis à la cave. En présence du chat mort, je me demandai s'il était prudent de remonter pour le jeter à la rivière. Je pouvais être vu. On en parlerait à ma femme. J'en aurais pour un mois de larmes et de malédictions. Mieux valait l'enterrer dans la cave, où mon épouse, dans sa sainte horreur des rats, ne mettait jamais les pieds... J'allai chercher une bêche au jardin et je revins creuser ma fosse. A mon dixième coup de bêche, l'instrument heurta un corps dur. C'était une dalle munie d'un anneau. Je la soulevai. Elle fermait l'entrée d'une cave creusée en dessous de celle où j'étais. J'y lançai mon chat et je remis la dalle que j'enterrai à nouveau.
—Et comment expliquez-vous l'existence de ce caveau? demanda Gustave, pris d'un intérêt subit pour la découverte.
—Oh! bien simplement! En ma qualité d'ex-constructeur, la vérité m'a été facile à deviner... Jadis la berge a dû être exhaussée. Alors, la maison se trouvant en contre-bas, le propriétaire... qui, à coup sûr, était un maçon... pour se soustraire à l'humidité, a surélevé sa maison, c'est-à-dire que le rez-de-chaussée est devenu cave et que le premier s'est transformé en rez-de-chaussée qu'on a coiffé d'un étage nouveau. Puis on a remblayé le terrain à niveau de la berge... Admettez que ce propriétaire-là... ou son successeur... soit mort tout à coup... Après lui, un acquéreur est entré dans la maison sans se douter de l'existence de ce caveau.
Et, en se mettant à rire, Camuflet ajouta:
—Caveau est le mot... et même caveau de famille... car les gens qu'on enfermerait là dedans pourraient se regarder comme bel et bien enterrés.
Ces paroles durent éveiller une pensée subite en l'esprit de Cabillaud fils, car il tressaillit et, d'une voix un peu hésitante, il demanda:
—Vous l'habitez en été, monsieur Camuflet, cette maison de Billancourt?
—Du tout! du tout! fit vivement le petit homme. Depuis la mort de ma seconde femme, je n'y suis jamais retourné... J'ai pris en horreur cette cahute que je laisse tomber en ruines... A ceux qui se présentent pour l'acheter je réponds: «Voici mon prix, je n'en démordrai pas; maintenant, allez la visiter si vous voulez; vous trouverez la clef dans la muraille, à droite du perron...» Et comme mon prix est exagéré, attendu que je veux rentrer dans l'argent que m'a fait perdre le failli qui m'a cédé cette masure, je ne vois revenir aucun des amateurs.
Tout en écoutant l'ex-entrepreneur, Gustave entendait bourdonner dans sa pensée cette phrase de Camuflet:
—Caveau est le mot... et même caveau de famille... car les gens qu'on enfermerait là dedans, pourraient se regarder comme bel et bien enterrés.
Ils n'étaient plus qu'à quelques pas du domicile de Camuflet quand le docteur adressa cette dernière question:
—Et s'il se présente un acheteur pour votre maison, il va sans dire que vous le préviendrez de l'existence de ce caveau?
Le petit homme se redressa tout étonné d'une pareille demande.
—A quoi bon? fit-il. Pourquoi irais-je apprendre à cet acheteur que je lui vends un nid à rhumatismes, car, en hiver, quand la Seine monte, ce caveau devient une citerne. Non, pas de ça, Lisette! Je plaiderais trop contre mon saint!... J'ai acheté chat en poche, je vendrai chat en poche.
—Alors, dit Gustave en appuyant sur ce point, votre acquéreur ne saura rien de ce caveau?
—Absolument rien... à moins qu'il ne fasse comme moi... qu'il ne le découvre, affirma l'homme aux trois belles-mères au moment où il atteignait sa demeure.
Sur ce, il avait pris congé de Gustave, qui le quitta en annonçant, ainsi que l'avait entendu le baron à l'affût sous une porte cochère voisine, qu'il allait, tout droit, regagner son lit.
Quelque sinistre dessein avait probablement germé en l'esprit du docteur, car, à peine Camuflet fut-il rentré dans sa maison, qu'il murmura:
—Il faut que je m'assure si ce caveau existe.
Et, immédiatement, il était parti dans la direction dont s'était étonné Walhofer venant de lui entendre affirmer qu'il retournait à son domicile, circonstance qui, en éveillant les soupçons du baron, l'avait mis aux trousses de Gustave.
On sait le reste.
Nous retournerons donc à la maison de Billancourt où nous avons laissé le médecin, sans se douter du témoin qui l'épiait dans l'ombre, en train de recouvrir de terre la dalle dont il avait refermé l'orifice du caveau.
—Aussitôt qu'il aura fini ce travail, il va décamper. C'est donc pour moi le vrai moment de filer, se dit le baron.
Aussi léger qu'une plume, il remonta l'escalier, sortit de la maison, gagna la haie et, en un saut, se retrouva sur la berge.
—C'est de bonne guerre de profiter de son fiacre, pensa-t-il en prenant sa course vers le pont de Saint-Cloud.
A l'endroit désigné stationnait la voiture dont le cocher, renversé sur son siège, dormait à poings fermés.
En plus qu'il avait pris son voyageur dans l'obscurité, le cocher, que Walhofer venait de secouer par le bras, n'était pas assez bien éveillé pour que la substitution fût un tour difficile. Il crut donc toujours avoir affaire au médecin revenant de son accouchement.
—Eh bien! docteur, fit-il, ça s'est-il bien passé?... Est-ce une fille ou un garçon?
—Trois garçons! cria Walhofer du fond du fiacre.
—Mazette! Pas fainéante la dame!!! articula le cocher d'un ton approbateur en lançant à sa bête le coup de fouet du départ.
Le fiacre était parti depuis vingt minutes quand, à son tour, arriva Gustave. Pestant et jurant, il lui fallut, avec l'espoir qu'il rencontrerait un autre véhicule sur sa route, regagner Paris à pied. Ce fut seulement au bout d'une grosse demi-heure, en atteignant la barrière, qu'il trouva une voiture pour se faire ramener dans le coeur de Paris, car il se fit descendre place de la Bourse au moment où l'horloge tintait quatre coups.
En route, il s'était dit que, pour n'avoir pas à justifier de ces quatre heures, il fallait inventer un emploi de sa nuit entière. Le souvenir lui revint que, cette nuit même, chez un de ses amis, se donnait une partie monstre de baccarat que devait terminer un déjeuner pantagruélique.
Dix minutes plus tard, Gustave, après s'être encore servi, pour expliquer son arrivée tardive de son mensonge d'un accouchement, s'asseyait devant la table de jeu.
On le voit, il n'avait donc pas positivement menti en disant à Ducanif, quand il reparut chez ce dernier, qu'il revenait d'un déjeuner donné par un ami, à la suite d'une partie de baccarat.
Il était donc enchanté de son expédition, ce brave Gustave... Il la croyait parfaitement ignorée de tous. Peut-être sa satisfaction se fût-elle amoindrie de beaucoup s'il avait connu les faits et gestes du baron pendant que lui avait le verre en main à ce déjeuner qui s'était terminé à midi.
Grâce au fiacre qui l'avait ramené, Walhofer, à trois heures du matin, était dans son lit où il avait dormi jusqu'à neuf heures. A ce moment, il avait quitté son domicile en se disant:
—A mon tour d'aller à Billancourt.
Pourquoi retournait-il à la masure? Qu'y avait-il fait quand, au bout de trois heures, il reparut en disant à son concierge, auquel il avait annoncé son départ pour ses terres, qu'il avait manqué le train de Bruxelles?
Sans rien savoir de l'emploi de cette nuit, dont Gustave avait refusé de lui rendre compte, Héloïse, sachant le départ matinal et le retour du baron, était donc, à propos de cette absence de trois heures, parfaitement dans la vérité quand, sous l'empire d'un pressentiment, elle avait répété à son amant:
—Méfie-toi!!!
Voilà donc qu'elle avait été la cause de l'absence de Gustave, absence dont s'était tant alarmé Cabillaud père, qu'il avait couru à la ronde, en quête de nouvelles de son fils, chez tous ceux qui, la veille, avaient été les convives de M. Grandvivier.
Personne, on le comprend, n'avait pu renseigner le père, que nous avons vu terminer sa tournée par Gontran chez lequel il était arrivé pour interrompre l'histoire du chien, dite par la Godaille, et retarder le déjeuner que le jeune architecte allait offrir à son conteur.
III
Sitôt que Gontran avait pu se débarrasser de Cabillaud père, la blonde Henriette et La Godaille, que cette visite retenait prisonniers dans la cuisine, avaient fait leur apparition dans la salle à manger, chacun son plat à la main.
—A table! avait crié joyeusement la jeune femme.
Et, à belles dents, les jeunes gens avaient réparé le temps perdu. Bien gai avait été ce repas où, d'un tacite et commun accord, il n'avait été soufflé mot de ce passé, où figurait Henriette, dont La Godaille avait entamé le récit.
L'aventure de l'oncle Fraimoulu, roué de coups par son domestique, fit les frais de la conversation.
—Mon oncle métamorphosé en tigre, je voudrais bien voir cela! avança Gontran.
—Garde-toi bien d'y aller! s'écria Henriette. Le conseil de M. Cabillaud père est bon. Ta visite à ton oncle, en pareil moment, froisserait son amour-propre.
—D'autant plus que le cher homme croyait avoir trouvé la perle des cuisinières et le phénix des valets de chambre... et, de cette double trouvaille, il n'est résulté pour lui qu'un tablier en pot-au-feu et une raclée d'Auvergnat, dit Gontran.
Puis, en se rappelant un détail donné par Cabillaud père sur la mésaventure de Fraimoulu, le jeune homme demanda:
—Mais pourquoi le charabia Pietro, en tambourinant ainsi la peau de mon oncle, croyait-il, dans son ivresse, taper sur le dos de M. Camuflet?
La fin du déjeuner se passa, sans pouvoir trouver de solution, à chercher le motif de cette singulière fantaisie d'ivrogne.
Enfin arriva le moment du café.
—Là! fit Henriette après avoir prestement vidé sa tasse, maintenant, messieurs, je vous laisse faire la causette pendant que je vais monter là-haut, dans les mansardes, faire ma visite à la mère Germot.
Et, s'adressant à La Godaille:
—Une pauvre vieille malade que je soigne, ajouta-t-elle.
Les deux jeunes gens comprirent que la gentille blonde, comme le matin, voulait ne pas assister au récit d'une époque qui lui était pénible.
—Va, mignonne! dit Gontran.
Aussitôt que sa maîtresse fut partie, le jeune architecte se campa, coudes sur table, en face de La Godaille et, tout curieux, prononça:
—Vous me disiez donc, monsieur Frédéric, que, quand Alfred, le fils de la Belle-Flamande, ouvrit la caisse qui devait renfermer ce chien que le Père aux écus voulait payer dix mille francs, il ne trouva qu'une bûche entourée de chiffons.
Frédéric Bazart, autrement dit La Godaille, poursuivit donc:
—Je vivrais cent ans que toujours je me rappellerais l'expression de férocité furieuse et de cupidité déçue qui convulsa la face d'Alfred quand, se tournant vers moi, il me demanda:
—Ne m'avez-vous pas dit que, je ne sais pour quelle histoire de vinaigre, le brigadier Vernot est revenu à l'auberge?
J'étais tellement saisi et par le coup de théâtre de la bûche et par l'explosion de rage d'Alfred que, ne pouvant parler, je répondis par un signe de tête.
—Alors c'est lui qui s'est emparé du chien, gronda le saltimbanque.
Sans un mot, nous laissant la caisse vide, il ouvrit la porte et disparut.
J'étais resté tout ahuri, regardant encore l'issue par laquelle il venait de sortir, quand je fus pour ainsi dire réveillé de cette sorte d'engourdissement par la voix de mon oncle qui murmurait:
—Si c'était vraiment le brigadier!
Et dans la voix de mon parent il y avait un tel frémissement que moi, qui ne le soupçonnais pas d'autre chose que de vouloir se venger de l'aubergiste Trudent, j'attribuai cette émotion au déboire de l'occasion perdue.
—Bah! fis-je, vous rattraperez Trudent un jour ou l'autre!
Il me regarda dans les yeux.
—Tu n'as donc rien compris? me demanda-t-il.
Je restai interdit, bouche ouverte. Compris quoi? Que voulait-il dire?
Ma physionomie, un peu idiote sans doute, arrêta probablement une confidence sur les lèvres du Père aux écus, car sa voix changea de ton.
—Ce jeune homme va faire un mauvais coup, prononça-t-il en secouant la tête.
Ce disant, je le vis se lever, étendre la main vers le râtelier aux fusils et prendre une ce ces armes.
—Oui, répéta-t-il, il va faire un malheur.
Et il me mit le fusil dans la main en ajoutant cette phrase singulière:
—Il faut prévenir ce malheur.
Quoi! mon oncle croyait la vie de Vernot en péril et, pour conjurer une catastrophe, pour empêcher un meurtre, il me fournissait un moyen de tuer! Mon intelligence battait la breloque sans rien comprendre.
Il continua:
—Les deux canons sont chargés... Tu vas courir à la maison de Vernot. Tu te mettras à l'affût pour voir arriver le jeune homme. S'il entre, tu laisseras la dispute s'engager... Alors tu te présenteras comme pour soutenir le brigadier.
—Bon! fis-je; mais pourquoi le fusil?
—Pour tirer.
—Sur qui? Sur Alfred attaquant Vernot?
—Non.
—Alors? sur le brigadier, m'écriai-je en tressautant d'horreur.
—Non, non, dit-il vivement; tout en défendant le brigadier, tu feindras d'ajuster le jeune saltimbanque... Seulement, comme par un coup de maladresse, tu tueras le chien si, par hasard, il se trouve dans la salle du brigadier.
A cette chute inattendue, je me sentis la poitrine dégagée d'un poids énorme. Mais à ma satisfaction succéda une surprise immense, qui me fit m'écrier:
—Tuer un chien dont vous offriez tout à l'heure dix mille francs!!!
—Oh! ricana-t-il, je les offre aussi du chien mort... Vois, mon garçon, si tu veux les gagner.
Notez que le Père aux écus me disait tout cela bien paisiblement, avec ce bon flegme flamand qui ne s'émeut de rien. Mais sous ce calme apparent couvait une émotion poignante qui brusquement lui incendia le cerveau. Tout à coup je vis son visage se tirer, ses yeux s'agrandir démesurés; il chancela sur ses jambes et finit par tomber dans mes bras en prononçant ces mots inintelligibles:
—Les chiens!... la meute!... manger... seconde cave... cinq tonneaux... manger! manger!
Il était frappé par une congestion cérébrale!
Mes cris firent accourir deux servantes, et pendant qu'on transportait mon oncle sur son lit, un valet de la ferme sautait à cheval pour aller chercher un médecin à une lieue de Montrel.
Il est inutile de vous dire que j'étais resté abasourdi. Tout se confondait en ma tête: le brigadier, Alfred, les dix mille francs à gagner d'un coup de fusil, et surtout les dernières paroles prononcées par le Père aux écus au moment où le mal le terrassait.
Quand le médecin, arrivé au bout d'une heure, eut prodigué ses soins au malade, qui n'avait pas repris ses sens, je l'interrogeai. Mon parent se relèverait de cette attaque, mais de longues heures s'écouleraient avant que son cerveau, complètement dégagé, lui rendît la raison et le souvenir. Ce docteur connaissait à fond le tempérament de son malade. Il s'étonna du coup qui avait abattu cet homme plus froid que l'orgeat, plus apathique qu'un soliveau.
—A-t-il été surpris par quelque violente et soudaine contrariété? me demanda-t-il.
—Pas que je sache, répondis-je prudemment.
Après le départ du médecin, j'étais inutile près du malade au chevet duquel une servante, plus experte en ce cas que moi, s'était installée. La nuit était avancée. Je crus que le sommeil m'arriverait facilement. Sans même allumer de lumière, car un splendide clair de lune éclairait le couloir, je gagnai ma chambre dont la fenêtre était restée ouverte.
Du fond de cette chambre obscure, je voyais se dresser devant moi, de l'autre côté de la route, la façade de l'auberge de Trudent dont tous les habitants devaient dormir, car aucune clarté n'apparaissait à ses nombreuses croisées.
J'allais fermer la mienne lorsque, bien au loin, retentit un coup de feu. Je tendais l'oreille, en attendant une seconde explosion, quand m'arriva, dans la même direction, le bruit du pas d'un homme qui accourait de mon côté à toute vitesse. En approchant du village, la prudence conseilla probablement au coureur de modérer son allure, car son pas se fit subitement moins bruyant et moins pressé. Bientôt je vis apparaître un homme qui, se glissant le long de l'auberge, vint frapper à la vitre d'une croisée du rez-de-chaussée. A ce signal, la fenêtre lui fut immédiatement ouverte par une femme en toilette de nuit. L'homme s'enleva à la force des poignets et escalada la croisée qui se referma derrière lui.
Si promptement que se fût exécutée cette façon insolite de rentrer à l'auberge, le clair de lune m'avait permis de reconnaître, dans l'homme, le beau blond, Alfred, et, dans la femme qui avait ouvert, la grande rousse, du nom le Cydalise, autrement dite, dans la troupe, la Fille du Soleil.
D'où venait le gars à pareille heure? Était-ce sur lui qu'avait été tiré le coup de feu? Il fallait le croire d'après le train de sa marche, au retour, qui ressemblait diantrement à une fuite?
A ce point de l'histoire, Gontran interrompit le conteur.
—Pardon! dit-il, aviez-vous, à ce moment, oublié les paroles incohérentes prononcées par le Père aux écus quand il avait perdu connaissance entre vos bras?
—Bien au contraire, répondit La Godaille, elles me bourdonnaient encore aux oreilles, mais toujours inintelligibles. Tant de faits s'étaient si rapidement succédé pour moi que j'étais bien excusable d'avoir perdu un sang-froid qui, du reste, dans cette solitude de ma chambre, commençait à me revenir.
D'un geste de main, Gontran, tout curieux, invita Frédéric Bazart à poursuivre.
—Oui, reprit La Godaille, ce coup de feu devait avoir été tiré sur Alfred. Il avait été probablement rôder autour de la demeure de Vernot qu'il accusait de lui avoir repris le chien blessé. Soit qu'il eût voulu recouvrer sa bête par ruse, soit qu'il eût tenté d'exécuter la vengeance qu'il couvait contre le brigadier, quelque tentative avortée lui avait indubitablement valu ce coup de fusil.
Alors, par un revirement de ma pensée, j'oubliai le beau blond et ma réflexion se rattacha au chien ou, pour mieux dire, à l'étrange conduite de mon oncle qui, après avoir voulu acheter dix mille francs à Alfred l'animal vivant, m'avait offert de me payer pareille somme si je tuais la bête retombée au pouvoir du brigadier.
Je comprenais bien le premier cas, persuadé que j'étais que mon oncle, pour se venger de l'aubergiste, achetait le moyen de faire pincer le contrebandier Trudent.
Mais faire tuer la bête, c'est-à-dire donner dix mille francs pour anéantir ce moyen de vengeance... Là, vrai, je ne comprenais plus!
Ce fut, précisément, en voulant m'expliquer cette contradiction que la lumière se fit soudain en mon esprit.
Je sursautai, en me disant tout ébaubi:
—Mais c'est mon oncle lui-même qui est ce contrebandier que cherche à découvrir Vernot!!! Des deux côtés, il voulait se tirer d'affaire... soit en rachetant son chien de tête à Alfred qui le faisait chanter... soit en supprimant par un coup de fusil, chez le brigadier, l'animal par lequel ce dernier se serait fait conduire au chenil.
Alors, à ce mot de chenil, les dernières paroles du Père aux écus me revinrent à la mémoire, mais, cette fois, parfaitement intelligibles.
C'était à lui qu'appartenait cette meute qui avait fait le coup de la nuit dernière et cette meute devait être cachée dans quelque coin de la vaste demeure.
En se sentant abattu par la congestion, la dernière pensée du Père aux écus avait été pour ces animaux dont, seul, il connaissait la retraite et qui, sans lui, allaient infailliblement mourir de faim.
Alors, bien imparfaitement à la vérité, il m'avait indiqué l'endroit du chenil.
—Chiens! manger! seconde cave! cinq tonneaux! avait-il prononcé de sa langue qui se paralysait.
Dès que j'eus compris le sens de ces mots, mon devoir était d'obéir à l'ordre qu'il contenait.
Je sortis donc doucement de ma chambre pour passer dans celle de mon oncle. Afin de procurer au malade cette fraîcheur recommandée par le médecin, porte et croisée étaient restées ouvertes pour ménager un courant d'air. Je n'eus donc qu'à avancer un peu la tête par la porte pour juger de la situation. Le Père aux écus, devenu une masse inerte, était tout raide étendu sur sa couche. La fille de ferme qui devait le veiller, harassée par ses travaux de la journée, n'avait pu résister au sommeil. Elle ronflait comme une bienheureuse, assise sur une chaise, au pied du lit.
Pour moi, cette fille était seule à craindre, car, seule, elle pouvait me surprendre dans l'expédition que j'allais tenter, attendu que nul autre qu'elle, excepté le malade et moi, ne se trouvait dans la maison. Quand le Père aux écus était en bonne santé, dans le but de défendre le secret de la meute contre les curieux, il envoyait ses gens coucher à la ferme et passait seul la nuit en sa vaste demeure.
Pleinement rassuré du côté de la dormeuse, je gagnai l'escalier de la cave après avoir, au préalable, retourné dans ma chambre pour y prendre une bougie. Je ne l'allumai qu'à mon arrivée dans la première cave. En présentant la mèche à la flamme d'une allumette, un souvenir revint à ma pensée. Dans la journée, quand, à la recherche de mon oncle, j'étais descendu dans cette cave, je n'y avais trouvé personne, bien que je fusse certain d'avoir entendu marcher. Mon oncle venait de disparaître par cette issue secrète qu'il me fallait découvrir.
Découvrir! ce n'était plus tâche difficile, du moment qu'il m'avait été parlé de ces cinq tonneaux que, à mon entrée dans la seconde cave, j'aperçus gerbés le long du pied de voûte: trois en bas, les deux autres superposés.
Quelque scellement dissimulé devait les retenir l'un à l'autre, car ils résistèrent à mes efforts pour les ébranler et, à mon étonnement, l'idée m'étant venue de les faire sonner sous mon doigt, je constatai qu'ils étaient pleins... du moins quatre sur cinq, car celui du milieu de la rangée du bas accusa le creux. J'eus bien vite découvert que le fond de ce tonneau était mobile et se retirait comme un tampon.
A plat ventre, je me glissai dans ce tonneau au fond duquel la muraille percée donnait entrée dans une autre cave. Et elle n'était pas seule, car ce fut bien au loin qu'il me sembla entendre, très assourdi pourtant, le bruit de la meute enragée de faim.
L'habitation du Père aux écus, je vous l'ai déjà dit, n'était que le bien faible reste d'un vaste couvent qui avait été jadis démoli.
Mais ceux qui avaient renversé les bâtiments avaient ou oublié, ou, pour s'éviter la peine de remblayer, jugé inutile d'effondrer les caves situées sous les constructions renversées. Elles étaient donc restées en toute leur étendue et, après tant d'années écoulées qui avaient emporté ceux qui auraient pu s'en souvenir, mon oncle était resté seul à les connaître.
Après deux autres caveaux traversés, j'arrivai dans celui où des tonneaux étaient pleins d'abondantes provisions pour la nourriture des chiens.
Derrière la dernière porte qui me restait à ouvrir, j'entendais les rauques appels de la meute flairant qui leur apportait enfin à manger.
En une demi-heure, j'eus accompli ma tâche.
Quand je remontai de la cave, après avoir remis en l'état le tonneau qui m'avait livré le passage, le jour était arrivé.
Je me rendis d'abord dans ma chambre. Je bouleversai mon lit pour laisser croire que ma nuit avait été consacrée au sommeil, puis je revins chez mon oncle, où je trouvai la servante réveillée.
—Il n'a pas plus bougé que notre auge à cochons, m'annonça cette fille en parlant de son maître.
Je ne peux pas dire que j'avais grande affection pour ce parent que je ne connaissais pas encore quarante-huit heures auparavant. Mais en présence de cet homme que le mal rendait impuissant à se défendre contre le danger qui le menaçait, je fus pris du désir ardent de le sauver.
—Il avait raison, pensai-je. Pour la sûreté de mon oncle, il faut retrouver le chien ou le tuer, faute de pouvoir le reprendre.
Et, avec le sentiment bien net de la situation, j'ajoutai:
—Le plus pressé est de savoir si c'est Vernot qui a repincé l'animal au saltimbanque... Donc, allons chez le brigadier.
En passant par le bureau de mon oncle, idée de donner à ma promenade l'apparence d'un but de chasse, je me mis en bandoulière ce fusil que, la veille, m'avait présenté le Père aux écus en m'annonçant que les deux canons étaient chargés.
Au village, on est matinal et on y ouvre la bouche presque en même temps que les yeux. En longeant l'auberge de Trudent, je pus voir, par une fenêtre de la grande salle du rez-de-chaussée, les saltimbanques déjà occupés à entonner le vin blanc.
La voix de la Belle-Flamande était en train de dire:
—J'ai dormi comme vingt pots... Et toi, Alfred?
—Je n'ai fait qu'un somme de neuf heures d'affilée, répondit le fils.
—Toi, mon bonhomme, tu mens! me dis-je en me rappelant le pas de course du beau blond et sa rentrée à l'auberge par la fenêtre, au coup de deux heures du matin.
A cent mètres sur la route, je trouvai, sur ma gauche, le sentier qui, m'avait-on dit, conduisait à la demeure du brigadier. Je m'y engageai.
Cinq minutes après, au milieu d'une clairière, je vis se dresser devant moi une maisonnette à un étage. Comme je passais devant la porte ouverte, une voix sonore et amicale me cria:
—Bonne chasse, jeune homme!
C'était Vernot.
Il était encore tout sanglé dans son uniforme. A la poussière qui le couvrait, il était facile de voir qu'il rentrait à l'instant d'une expédition nocturne.
Au passage, il m'avait reconnu pour le neveu que le Père aux écus lut avait présenté la veille, alors qu'il régalait de bière soldats et brigadier.
Il arriva sur le pas de sa porte en me demandant:
—Voulez-vous que je vous rende la politesse que j'ai reçue, hier, de votre oncle?
C'était mon entrée dans la place qu'il m'offrait. Aussi mon empressement fut-il grand à répondre:
—Ce n'est pas de refus, monsieur Vernot.
Il s'effaça pour me livrer passage et je pénétrai dans la maisonnette où je me trouvai subitement en présence d'une charmante jeune fille blonde.
—Henriette, je te présente le neveu de notre maire, annonça le brigadier. Vite, mon enfant, ton meilleur faro.
Avant de m'asseoir, je retirai mon fusil de mon épaule et, comme je cherchais un coin pour l'y placer, la jeune fille y porta la main pour m'en débarrasser.
—Prenez garde, mademoiselle, il est chargé! m'écriai-je vivement.
Le brigadier se mit à rire.
—Oh! oh! fit-il, croyez bien, cher monsieur, que ma fille sait manier un fusil... Et elle l'a prouvé pas plus tard que cette nuit.
Une voix un peu moqueuse se fit entendre à ce moment.
—Oui, disait-elle, mais elle a jeté sa poudre aux moineaux.
Je me retournai. C'était l'invalide Carambol qui entrait dans la maison.
Cependant mademoiselle Henriette avait disparu pour aller chercher le faro offert par le brigadier. Pendant cette courte absence, Vernot demanda vivement à l'invalide:
—Eh bien! vieux Carambol, qu'as-tu trouvé?
—A coup sûr, c'est bien sur un homme que mademoiselle Henriette a tiré cette nuit... Les traces que j'ai relevées sont incontestables. Le chenapan avait déjà franchi la haie du jardin quand votre fille a fait feu.
—Que venait ici chercher cet homme? demanda Vernot devenu rêveur. En admettant que ce fût un contrebandier qui voulait se venger de moi, il devait savoir que mon service m'appelle la nuit hors de chez moi.
Et, cherchant à se rassurer:
—Rien ne dit qu'au lieu d'un homme, Henriette n'a pas eu affaire à un animal malfaisant... un loup, par exemple, comme celui qui a été tué, il y a trois jours, par des habitants de Reiseck... Peut-être même était-ce un chien égaré de la meute qui, l'avant-dernière nuit, a franchi la frontière.
—Heu! heu! lâcha Carambol en secouant la tête d'un air de doute, nous avions, cette nuit, un trop beau clair de lune pour qu'on pût prendre un chien pour un homme.
La conversation des deux hommes venait de me fournir le biais que je cherchais pour parler du fameux chien de tête disparu. J'abondai donc dans le sens de Vernot en avançant:
—Qui sait si ce n'est pas ce chien de tête de meute dont vous parliez hier à mon oncle, monsieur Vernot, et que vous disiez avoir blessé à son passage? L'animal rôde sans doute dans le pays, sans avoir encore été recueilli.
—Oh! oh! recueilli, répéta Vernot avec ironie, il y a belle lurette que l'animal a été ramassé... et par un malin encore... qui le soigne dans un coin pour aller ensuite le revendre à son maître.
Il serra les poings avec rage.
—Non d'une pipe! jura-t-il, quand je pense que j'aurais pu mettre la main dessus!... Ce n'est pas moi qui l'aurais rendu à son propriétaire... ou plutôt, si; mais en lui rendant la bête je lui aurais bien gentiment mis la main au collet, à ce gueux qui me fait droguer depuis si longtemps.
La colère du brigadier me prouva combien Alfred était dans le faux en supposant Vernot détenteur du chien. Mais, alors, qui donc avait fait disparaître l'animal de la boîte? Je m'adressais d'autant plus curieusement cette question que, tout à coup, je venais de me rappeler que le bel Alfred, à l'auberge, avait refermé devant moi sa caisse au cadenas et que, devant moi encore, au moment de livrer le chien à mon oncle, je lui avais vu ouvrir le cadenas. Donc le vol ne pouvait avoir été exécuté que par quelqu'un ayant eu, un instant, la clé en main.
Alors, pendant que je cherchais à deviner, dans l'entourage du beau blond, quelle était cette personne, mon souvenir me retraça, comme si je l'avais encore sous les yeux, la scène où, lorsque je conduisais Alfred à mon oncle, était apparue à une fenêtre cette Cydalise, furieuse de la raclée qu'elle venait de recevoir de son amant, qui avait crié au brutal:
—Je me vengerai! sois-en certain, je me vengerai!
A ce souvenir, ma conviction se fit.
—C'est la grande rousse, c'est la Fille du Soleil qui lui a joué le tour! pensai-je.
Cependant Henriette était revenue rapportant des verres et un cruchon de bière. Après une première rasade, la conversation allait probablement reprendre sur le coup de fusil tiré par la jeune fille pendant la nuit, quand, soudain, Vernot tendit l'oreille.
—Tiens, le tambour! fit-il.
En effet, le son du tambour arrivait jusqu'à nous.
—Ce n'est pas la batterie qui appelle au feu, reprit le brigadier.
Au village, le tambour, ce moniteur de tout fait nouveau, a le don d'exciter la curiosité de chacun.
—Si j'allais voir ce que veut cette peau d'âne? proposa Carambol.
—Oui, allez, vieil ami, accepta aussitôt Henriette.
Carambol gagna la porte, mais à son premier pas hors de la chaumière il se retourna et revint sur ses pas en nous disant:
—Voici justement le tambourineur qui vient de notre côté, nous allons l'interroger.
Nous n'eûmes pas besoin de l'interroger, car, en nous voyant tous les quatre accourus sur la porte pour l'attendre au passage, l'homme cessa son vacarme et se mit à débiter:
«Aujourd'hui, et par extraordinaire, la troupe de la Belle-Flamande offrira une représentation aux habitants de Montrel, dans la grange de l'auberge Trudent.
»A cette représentation, la Belle-Flamande, devant ce public d'élite, mangera un lapin vivant et, pour le digérer, finira par l'exercice des jeux étrusques.—Scène de ventriloquie par le vicomte de Beaujunel.—Grande séance de seconde vue par la Fille du Soleil, endormie par le fameux docteur Barnetti, dont je crois inutile de faire ici l'éloge.»
Sur ce, le saltimbanque exécuta un roulement destiné, sans aucun doute, à mieux appeler l'attention sur la seconde partie de son annonce, et continua:
«La représentation sera terminée par M. Alfred, dit le Tombeur-des-Crânes, qui offre de tenir l'assaut contre tout amateur qui lui fera l'honneur de le provoquer soit au fleuret, soit au sabre ou au bâton. Une somme de vingt francs sera comptée à l'amateur qui aura touché le Tombeur-des-Crânes.»
Nouveau roulement de tambour que le crieur fit suivre de ces mots hurlés:
—Qu'on se le dise!
Après quoi, il se préparait à reprendre sa marche en tambourinant de plus belle, quand il fut arrêté par Vernot qui demanda:
—Votre Tombeur-des-Crânes, n'est-ce pas un grand blond à longues moustaches?
—Oui, fit le tambour.
—Alors, dites-lui que le brigadier de douane Vernot accepte son défi.
Et, se tournant vers sa fille:
—Voilà une jolie occasion pour moi de t'offrir un bonnet qui ne reviendra pas cher, ajouta-t-il avec une gaieté moqueuse, prouvant qu'il regardait le prix de vingt francs comme déjà empoché par lui.
Il n'y avait, dans cette future lutte courtoise, rien dont on pût s'effrayer et, pourtant, malgré moi, un pressentiment me fit frissonner de peur. Il me sembla que Vernot allait de lui-même au-devant d'une catastrophe.
—Ce n'est pas sérieux, brigadier, n'est-ce pas? m'écriai-je.
—Pourquoi non? dit-il en riant. Qu'est-je que je risque?... De gagner vingt francs. Cela vaut la peine que je m'assure si, depuis ma sortie du régiment, je ne me suis pas trop rouillé... Car il faut vous dire que, avant d'entrer dans les douanes, j'étais «provost» d'armes au 3° de ligne.
—Et un rude «provost» encore! appuya Carambol.
—Ensuite, continua Vernot, je ne serais pas fâché de donner une leçon à ce jeune louveteau qui s'est avisé hier de m'appeler «méchant gabelou» et de me faire les grosses dents.
Cela dit, il rentra dans la maison en ajoutant avec un petit bâillement étouffé:
—Après ma nuit passée dehors, vous me pardonnerez si je vous quitte pour aller dormir.
Et il se mit à monter l'escalier qui conduisait à sa chambre à coucher en me disant encore:
—Vrai! ça me fera plaisir d'administrer sa leçon à ce blanc-bec!
Son pas, qui s'entendait au-dessus de nos têtes, résonna quelques minutes; puis le silence se fit, preuve que le brigadier venait de s'étendre sur son lit.
—Je vais aller arroser nos légumes, annonça Carambol, qui partit, me laissant seul avec la jeune fille.
Comme bien des femmes, dans le Nord, Henriette faisait de la dentelle. Je la suivis près de la fenêtre où était installé son tambour à canevas, et pendant qu'elle maniait ses bobines et ses épingles, nous causâmes.
Ah! le bon et bien innocent bavardage qui dura plus de deux heures! Elle me parla de son enfance, de sa mère perdue quand elle avait dix ans, de sa vie heureuse près de son père dont elle me vanta la bonté et, surtout, le courage... courage qui, parfois, la faisait trembler, car il allait jusqu'à la témérité.
Puis, à son tour, elle m'interrogea. Pourquoi avais-je quitté ma famille? Qu'étais-je venu faire en ce village perdu? Que savais-je faire.
Ma foi! je fus franc. J'avouai qu'en fait d'état je ne savais que baguenauder; que ma mère m'avait envoyé à Montrel pour me dépayser, pour me soustraire à ces mauvaises connaissances de bas étage parmi lesquelles j'avais déjà acquis une notoriété qui m'avait valu le sobriquet de La Godaille.
Après tous ces aveux, elle me regarda de ses deux grands yeux doux, pleins d'une anxiété qu'elle n'osait exprimer. Je compris sa pensée.
—Oui, La Godaille, repris-je, mais La Godaille qui n'a jamais eu une mauvaise action ni un fait d'improbité à se reprocher.
—Alors il faut toujours rester ce La Godaille-là, me dit-elle avec le sourire revenu sur ses lèvres.
Oh! oui, le bon et innocent bavardage! Ce qui me força de l'interrompre fut le souvenir de mon oncle que je délaissais sur son lit de souffrance.
—Courez vite près de votre malade! me dit Henriette en me congédiant, aussitôt que je lui eus appris le mal qui avait abattu le Père aux écus.
Je revins donc à la hâte chez mon oncle. Ce fut en entrant dans sa maison que je m'aperçus d'un oubli.
—J'ai laissé mon fusil chez Vernot, me dis-je.
A mon arrivée, je trouvai le médecin au chevet de son client.
—Toujours en prostration; mais il ne tardera pas à reprendre connaissance, m'annonça-t-il.
Il avait dit vrai. Dans la journée, comme j'avais pris mon tour de garde près du malade, il me sembla voir une lueur d'intelligence s'allumer dans ses yeux. Ses lèvres s'agitèrent, tentant de prononcer des mots que sa langue paralysée refusait d'articuler. Je devinai qu'elle devait être la première pensée surgie en son cerveau qui se dégageait.
—Ne vous inquiétez pas, mon oncle, lui dis-je: j'ai pris soin de la meute et je continuerai à m'en occuper jusqu'à votre parfait rétablissement.
Son regard s'attacha sur moi plein de reconnaissance, puis il s'éteignit et redevint morne. Mon oncle était retombé dans sa prostration.
Elle était bien profonde, cette prostration, car sur la fin du jour, elle ne put être secouée par le vacarme qui se faisait sous les fenêtres de la maison. Tout le village s'était réuni devant l'auberge de Trudent. La représentation promettait d'être fructueuse, car la nouvelle s'était répandue que le défi du Tombeur-des-Crânes avait été relevé par le brigadier.
Sur un tonneau dressé devant la porte de l'auberge s'était juché le pitre qui, pendant la représentation, devait être le vicomte de Beaujunel. Il tambourinait à tour de bras, s'interrompant de temps à autre pour hurler son boniment en dernière invite à ceux qui hésitaient encore.
Enfin la porte fut ouverte à la foule qui pénétra chez Trudent.
Pourquoi n'aurais-je pas assisté à cette représentation? Une servante pouvait tenir vingt fois mieux ma place auprès du malade. J'installai donc une fille de ferme à mon poste et je filai sans tarder.
Dès que j'eus mis le pied sur la route, j'aperçus Vernot qui arrivait, sa fille au bras, suivi de l'invalide Carambol. Ne voulant pas faire apparaître son uniforme sur les tréteaux où il allait monter, il était vêtu d'un costume de chasse.
J'allai au-devant de lui.
—Est-ce que ça tient toujours, brigadier? demandai-je en serrant la main qu'il m'avait tendue.
—Plus que jamais! Henriette m'arracherait les yeux si je ne lui gagnais pas le bonnet que je lui ai promis, me répondit-il en riant.
—Le défi du Tombeur-des-Crânes comporte le fleuret, le sabre ou le bâton... Qu'avez-vous choisi?
—Oh! peu m'importe! je laisserai le choix au gringalet.
—Fichtre! fis-je, surpris par cette assurance.
—Mais oui. Vous verrez. Je sais agréablement patiner tous ces outils-là.
—Alors, entrons, proposai-je.
—C'est-à-dire que ma fille et Carambol vont entrer avec vous... Quant à moi, qui ne me soucie pas de voir dévorer des lapins vivants ou d'entendre un monsieur parler du ventre, j'attendrai jusqu'au moment voulu en fumant ma pipe sur la route.
Était-ce à cause de la fille? Je ne sais, mais je m'étais pris de sympathie pour le père.
—Voulez-vous que je vous tienne compagnie? demandai-je.
—J'accepte, dit-il.
Henriette et l'invalide entrèrent chez Trudent. Je restai seul avec le brigadier.
IV
Je le vois encore, ce pauvre brigadier, bien découplé, bâti en homme qui a de longues années à vivre.
Tout en nous promenant à petits pas devant l'auberge, il était si certain de sa prochaine victoire qu'il se faisait un fête de ce bonnet qu'il pourrait offrir à sa fille avec les vingt francs qu'il allait gagner.
—Mais, lui dis-je, ce garçon n'a pas été surnommé sans motif le Tombeur-des-Crânes. Il se peut qu'il soit un adversaire redoutable.
—Ta! ta! fit dédaigneusement Vernot, on n'est pas à craindre quand, comme ce blondin, on est rageur. La moutarde qui lui monte trop vite au nez lui retire son sang-froid et, voyez-vous, sous les armes, ce défaut-là vous fait embrocher.
—Ne craignez-vous pas que sa défaite vous fasse un ennemi de cet Alfred qui m'a tout l'air d'être un mauvais drôle?
Vernot haussa dédaigneusement les épaules.
—Allons donc! ricana-t-il; j'ai eu affaire à d'autres gars que ce jeune coq, et ils ne peuvent se vanter de m'avoir effrayé... Tenez, parmi eux, Chauffard...
—Qu'est-ce que ce Chauffard?
—Un de nos plus terribles contrebandiers... un condamné à mort par contumace. Il en est à son cinquième douanier tué, car vous comprenez qu'il ne tient pas à se faire prendre; la tête lui sauterait. Aussi le gaillard y va-t-il bon jeu bon argent, et ce n'est pas avec des pruneaux que sont chargées sa carabine et celles des hommes de sa bande... Eh bien! ce Chauffard m'a tenu le bout de son arme sur la poitrine, en me disant: «Laisse-moi passer.» Il n'avait plus que dix pas à faire pour atteindre son cheval attaché à un arbre. «Non!» ai-je répondu. Alors il a fait feu, mais le coup a raté. Par malheur le pied m'a glissé comme je bondissais sur lui. Il a eu le temps de m'étourdir d'un coup de crosse et d'enfourcher son cheval avant que mes hommes qui, ayant tout vu de loin, accouraient à mon secours, pussent arriver pour le pincer... J'ai été mis à l'ordre du jour... Aussi, dans la douane où chacun sait que j'ai ma revanche à prendre, on répète que, si Chauffard ne m'a pas, le premier, mis à bas, il sera descendu par moi... Entre nous, c'est une espèce de duel à mort.
—Est-ce que, demandai-je, quand, l'arme de Chauffard sur la poitrine, vous étiez à deux doigts de la mort, vous n'avez pas pensé à votre fille?
A cette question, il me regarda:
—Tiens! fit-il surpris, qui vous a dit cela?... C'est la vérité!... J'ai pensé à Henriette.
—La Providence, qui veillait sur vous, a voulu que l'arme fît long feu.
A ma phrase, le brigadier poussa un soupir et fit cette réponse étrange:
—Oui... malheureusement!
—Malheureusement? répétai-je des plus étonnés. Quoi! vous regrettez que votre fille n'ait pas été privée de son père?
Encore une fois, il me regarda et, avec un sourire un peu triste, me répliqua:
—Dame! si j'avais été tué au service, Henriette aurait eu droit à une pension!... Voilà quelle a été ma pensée quand Chauffard me tenait au bout de sa carabine.
Et, avant que je pusse dire un mot, il continua d'une voix émue:
—J'ai beau me répéter que j'ai bon pied, bon oeil, je me répète aussi que de plus solides que moi ont brusquement défilé la parade... Aussi suis-je sans cesse inquiet du sort de ma fille... Elle mérite de trouver un brave garçon qui l'épouse, allez! je vous en réponds!
—Alors, mariez-la.
—Oui, la mettre dans la misère à deux, n'est-ce pas? Unir rien avec rien. Jamais!... Je veux que mon enfant ait une petite dot... si petite qu'elle serait, et avec le tout petit peu qu'apporterait le mari cela ferait un commencement, un début dans la vie. Et j'en suis convaincu, avec le travail, la conduite et la probité, les écus doivent toujours finir par produire des petits. Est-ce qu'un grand troupeau ne peut pas provenir d'une première et seule brebis?
—On m'a dit, je crois, que vous aviez déjà commencé une dot pour votre fille? avançai-je.
—Oui, quatre pauvres malheureux sous, ricana Vernot avec une ironie navrée; puis plus rien n'est entré dans le sac... A mon début dans les douanes, j'étais tout feu, tout flamme. J'avais la main heureuse. Mes primes sur les saisies abondaient. Alors j'ai commencé la dot... Puis un satané guignon s'en est mêlé; plus un radis! D'un côté, ce contrebandier dont la meute m'échappe; de l'autre, ce Chauffard que je ne puis agrafer, m'ont apporté la déveine... Et ma gentille Henriette est d'âge à se marier... Alors vous comprenez pourquoi j'ai regretté que le fusil de Chauffard eût raté.
—Voulez-vous bien renoncer à de pareilles idées! m'écriai-je vivement.
—Eh! eh! fit Vernot, songez-y donc! Une pension de l'État, c'est, pour une jeune fille, une jolie entrée en ménage.
J'allais répliquer, quand il s'écria tout à coup:
—Est-ce moi que tu cherches, Epin?
—Oui, mon brigadier. Je ne vous reconnaissais pas sous vos habits bourgeois, répondit un douanier s'approchant à cet appel.
—Y a-t-il donc du neuf?
—Il vient d'arriver un ordre qui met sur pied, pour cette nuit, notre brigade et celle de Jaudrais et Caljon... un mouvement combiné pour pincer Chauffard qui, au dire des espions, doit tenter le passage par Saugy-les-Ormeaux.
—Tiens! tiens! lâcha Vernot retrouvant sa gaieté.
—L'ordre assigne son emplacement à chaque brigade. La nôtre doit couvrir le Chenest par la Sente-aux-Boeufs, ajouta le douanier.
—Nous n'aurons pas loin à aller, prononça le brigadier satisfait.
Et, se tournant vers moi, il me dit:
—Le Chenest commence à cent mètres tout au plus de ma maison.
—L'ordre commande d'être posté à onze heures, reprit le soldat.
—A onze heures? répéta Vernot en s'adressant à moi. J'ai grandement le temps de donner sa leçon au gringalet blond.
Puis revenant au douanier:
—Comme je ne vous reverrai pas, je vais d'avance désigner les affûts de notre brigade. Vous autres, vous occuperez la Croix-du-Biffe, les Fonds-Tourteaux, la Chaussée Chatriat et le bois Charron... Moi, j'attendrai au carrefour des Roches... Maintenant, file, mon brave Epin.
Au lieu d'obéir, le soldat ne bougea pas.
—Mais... mais, fit-il en hésitant.
—Mais quoi? mon garçon.
—Mais si, pour piquer sur Saugy, Chauffard débouche par les Roches, c'est vous qu'il rencontrera le premier et, tout seul, à cet endroit, vous serez bien exposé, mon brigadier.
—Je ferai feu pour vous donner l'éveil et, aussitôt, je vous rejoindrai.
—Est-ce que ce ne serait pas plutôt à nous d'accourir? proposa le douanier.
—Ouais! lâcha narquoisement Vernot, voyez-vous, le gros malin!... De sorte que, si l'attaque de mon côté est une ruse, vous aurez, en venant à moi, débouché une trouée par laquelle filera Chauffard.
Et, d'un ton sec de commandement qui n'admettait pas de réplique, le brigadier articula:
—Donc, vous ne bougerez pas. Vous m'attendrez... C'est bien compris, n'est-ce pas?
—Oui, mon Brigadier, fit le douanier qui s'éloigna.
Il n'était pas à plus de vingt mètres que nous étions rejoints par l'invalide Carambol, sortant de l'auberge.
—Voilà le moment de caresser le Tombeur-des-Crânes, nous annonça-t-il.
—Ça ne va pas être long, dit Vernot.
Carambol et moi, nous pénétrâmes dans la grange et vînmes nous asseoir près d'Henriette, au milieu du public. Vernot passa par une autre porte conduisant aux planches, supportées par des tonneaux, qui formaient la scène.
L'oeil insolent, campé sur ses jambes, faisant des effets de torse, frisant de la main ses moustaches, le Tombeur-des-Crânes attendait déjà son adversaire.
Vernot apparut, tranquille, le sourire aux lèvres, les mains dans ses poches.
Bâtons, sabres de bois et tout un faisceau de fleurets mouchetés s'étalaient sur une table vers laquelle se dirigea le brigadier qui, après avoir regardé ces engins de lutte, demanda d'un petit ton moqueur:
—Auquel de ces jeux-là allons-nous jouer, mon jeune ami?
La salle se mit à rire.
C'était un fier poseur que cet Alfred. Il était habitué à une sorte d'admiration de la part du public. Cette gaieté des assistants le dépita.
—Choisissez votre arme, dit-il.
—Mais non, mais non, fit Vernot tout bonhomme, choisissez vous-même... je tiens à vous gagner gentiment vos vingt francs.
Si le but de Vernot était d'irriter Alfred afin, comme il me l'avait dit, de lui faire perdre son sang-froid, il y réussit, car les sourcils du Tombeur-des-Crânes se froncèrent à cette réponse dédaigneuse.
Toujours gouailleur, le brigadier avait continué:
—Puisque vous tombez les crânes, je fais mon crâne... Allons, vite, choisissez votre arme, ou je croirai que vous n'avez jamais lutté qu'avec des compères.
Alfred était devenu blême. C'était un imbécile de rager ainsi, car on la lui offrait belle en lui laissant le choix de l'arme à laquelle il devait se savoir le plus habile.
—Oh! oh! il renâcle, le fameux Tombeur! ricana tout haut Carambol du milieu de la salle.
L'oeil furibond d'Alfred alla se poser sur celui qui venait de le ridiculiser. Loin de s'effrayer, l'invalide reprit en goguenardant:
—Eh bien! quoi? Quand vous me ferez des yeux de bouledogue!... Mieux vaudrait choisir.
—Oui qu'il choisisse! cria le public.
Et, vu que dans une foule il se trouve toujours des gens pour jeter de l'huile sur le feu, ils beuglèrent:
—C'est une mystification!... il ne sait peut-être manier que la seringue!... Qu'on rende l'argent!
—Je choisis le bâton, déclara enfin Alfred hors de lui.
—Eh! allez donc, don, don, en avant le rigodon! chantonna le brigadier qui, pendant que le jeune homme disparaissait derrière un rideau, vint à la table pour choisir son bâton.
Alfred reparut, plastronné sur la poitrine, plastronné sur les cuisses, la tête et le visage protégés par une sorte de casque en treillis de fer.
—A votre tour, dit-il en montrant le rideau à Vernot.
—Mon tour de quoi? demanda ce dernier avec une naïveté trop profonde pour être sincère.
Puis, comme s'il comprenait tout à coup:
—Ah! d'aller me matelasser comme vous?
Après ces mots, il haussa les épaules.
—Bah! fit-il, à quoi bon? Pour ce que vous me toucherez!...
Sous le masque qui lui cachait la face, le Tombeur-des-Crânes devait grincer des dents.
Affolé de fureur devant ce persiflage, il tomba en garde et attaqua sans avoir fait le salut d'usage... Ah! c'est une justice à lui rendre, il y allait de tout coeur. Certes, il maniait bien son outil! Mais il avait à faire à forte partie.
Les bâtons volaient, claquaient que c'était une vraie bénédiction.
Tout à coup, Vernot fit un pas de retraite en disant:
—J'ai touché!
—Non! grinça Alfred.
—Ah! ah! lâcha Vernot d'un ton qui me parut quelque peu indigné.
Dix secondes après, une nouvelle retraite du brigadier qui répéta:
—J'ai touché!
—Non! redit le Tombeur-des-Crânes d'une voix étranglée par la fureur.
Et il se lança sur son adversaire qui le reçut dans la garde haute.
Un bien bel assaut, je vous le jure! Mais cette nouvelle reprise fut de très courte durée.
Soudain nous entendîmes un bruit sec et nous vîmes le Tombeur-des-Crânes chanceler sous la violence du coup.
C'était Vernot qui venait de lui briser son bâton, sur le haut du masque protégeant le crâne.
—Tiens! mâtin! dit-il; tu ne pourras pas soutenir, cette fois, que je ne t'ai pas touché!
Les airs bravaches du Tombeur-des-Crânes lui avaient, dès le début, aliéné son public. Aussi le triomphant coup de bâton de Vernot, et surtout la phrase dont il l'avait fait suivre, furent-ils accueillis par une tempête de bravos et de bruyants rires qui, en même temps qu'ils consacraient le triomphe du brigadier, étaient une sorte d'insulte pour le vaincu.
Aussi, lorsque, suffoquant de furie, Alfred retira son masque, il était plus blanc qu'un linge, et ses yeux luisaient comme des escarboucles et ses dents grinçaient.
—Là! il ne me reste plus, à présent, qu'à empocher mes vingt francs qui, j'aime à le croire, sont bel et bien gagnés, dit le brigadier, en rabattant, tout placide, les poignets de ses manches qu'il avait retroussées au début de l'assaut.
C'était une parfaite canaille que le sire Alfred, mais il était loin d'être un imbécile. Il faut croire que la rage d'avoir été vaincu lui retirait la jugeotte, car au lieu d'accepter sa défaite devant ce public que, peut-être, il ne reverrait plus jamais, je l'entendis, à ma grande surprise, répliquer aussitôt d'une voix sèche:
—Bel et bien gagnés! Cela vous plaît à dire.
—Hein!!! lança le brigadier en se redressant de toute sa hauteur à ces mots, qui donnaient à suspecter sa loyauté.
Au lieu de lui répondre directement, Alfred se tourna vers la salle en disant:
—Je le demande au public: Pouvais-je user de toute mon adresse et de ma force envers un homme qui avait refusé de se plastronner?... Ah! c'est rudement malin, ce que vous avez fait là! Un bon moyen pour se faire épargner!... Parbleu! A moi aussi s'est offerte l'occasion de vous administrer le coup de tête, mais il m'a répugné d'abattre mon bâton sur un front sans masque... J'ai cru que vous comprendriez ma générosité.
Ah! si vous aviez vu le brigadier!
Il avait pâli peu à peu en écoutant ces paroles perfides. Ses lèvres frémissaient d'indignation.
D'un pas lent, il vint se camper devant Alfred, et lui parlant sous le nez:
—Oh! oh! fit-il d'un ton vibrant de colère contenue, il paraît que vous êtes mauvais joueur, mon garçon!... Eh bien! séance tenante, je vous offre votre revanche, soit au bâton, soit à tout autre joujou.
Avec un court rugissement de bête féroce qui sent sa proie à portée de ses griffes, Alfred bondit vers la table où étaient déposées les armes.
Il y prit, ou plutôt, il me parut y prendre au hasard deux fleurets dans le faisceau et en présenta un à Vernot en répondant:
—Alors, à ce joujou-ci.
—En garde!... Cette fois, ne m'épargne pas, gringalet! dit le brigadier sitôt qu'il eut l'arme en main.
Et, toujours sans plastron ni masque, il attaqua sur-le-champ le Tombeur-des-Crânes sans lui donner le temps de se déplastronner.
Je vous laisse à deviner si le public était ravi de ce supplément de représentation qu'on lui offrait gratis.
Sacrebleu! le bel assaut! Quelle ardeur! Si je n'avais pas su que les deux fleurets étaient mouchetés et garnis d'un tampon, j'aurais tremblé d'avance pour le premier qui allait recevoir le coup de bouton.
Un instant, je crus que Vernot avait étrenné. Je le vis sursauter brusquement et rompre d'un pas, mais ce devait être une feinte pour mieux prendre son élan, car il fondit sur son adversaire avec une telle force que, le bouton du fleuret venant se planter en plein milieu du plastron d'Alfred, l'arme ploya si fort qu'elle se rompit.
—Es-tu content cette fois? demanda alors le brigadier au Tombeur-des-Crânes.
Et, dédaignant de prendre les vingt francs qu'il avait pourtant gagnés deux fois, il quitta l'estrade au milieu d'un tonnerre de bravos, suivi par le regard d'Alfred qui n'avait pas soufflé mot.
Henriette, Carambol et moi, nous fûmes des premiers sortis de l'auberge. A la porte nous attendait le brigadier qui, devinant nos félicitations, nous dit d'une voix qui me parut être encore essoufflée par l'assaut:
—A demain les compliments! Vite, en route, les enfants! Je n'ai que bien juste le temps d'endosser mon uniforme et de courir à mon poste de cette nuit... Diable! Je ne voudrais pas rater Chauffard!
Je lui tendais la main pour prendre congé quand il me demanda:
—Est-ce que vous ne venez pas jusqu'à la maison... quand ce ne serait que pour en rapporter votre fusil que vous y avez oublié ce matin?
—Tiens! c'est vrai! fis-je, profitant de cette occasion qui m'était offerte de rester plus longtemps avec Henriette à laquelle j'offris le bras.
Nous marchâmes bon pas, car nous étions précédés par le brigadier qui accélérait sa marche en répétant:
—Vite! vite! Je n'ai que juste le temps!
Et, cela, il nous le disait de sa voix toujours courte d'haleine, avec sa main appliquée sur le flanc, en homme à qui l'essoufflement donne un point de côté.
A ce train, nous atteignîmes la maisonnette en cinq minutes.
—Henriette, offre un verre de bière à monsieur pendant que je vais mettre mon uniforme, commanda le père en prenant l'escalier qui montait à sa chambre.
Ce fut à peine si j'eus le temps de boire, car le brigadier redescendit presque aussitôt, costumé et son fusil à la main.
Il embrassa Henriette en disant de sa voix toujours haletante:
—Dors bien, chérie! A demain!
Comme sa fille le regardait un peu inquiète de cette haleine qui n'avait pas encore régularisé son souffle, il s'appuya à nouveau la main sur le flanc et nous dit avec un sourire:
—J'ai fait un tel effort pour en finir promptement avec le drôle que je m'en suis foulé la rate... J'en suis resté cornard comme un vieux cheval.
Et, après avoir ponctué sa plaisanterie d'un bon gros rire, il se remit à embrasser sa fille en répétant:
—A demain, mignonne, à demain!
J'avais repris mon fusil que j'avais passé en bandoulière et j'attendais pour faire mes adieux au brigadier. Il vint à moi et me demanda:
—Est-ce que vous n'allez pas me faire un petit bout de conduite jusqu'à mon poste?... C'est, tout au plus, à cent mètres d'ici.
Puis, en supposant que sa demande pouvait m'effrayer:
—Oh! ne craignez rien, ajouta-t-il; si Chauffard est pour passer au carrefour de Roches, j'ai l'oreille fine, je vous congédierai à temps... Je ne vous laisserai pas faire votre apprentissage de gabelou.
Et, à nouveau, il éclata de rire.
—Je vous suis, brigadier, répondis-je.
Il tendit la main à l'invalide en disant:
—Bonsoir, vieux Carambol! Veille à la porte bien fermée, camarade.
—Soyez tranquille, promit l'invalide.
Nous nous dirigeâmes vers la porte. Sur le seuil, le brigadier se retourna, ouvrit les bras et dit à sa fille:
—Viens encore m'embrasser, mon enfant.
Ses bras se refermèrent sur Henriette accourue sous ses lèvres.
—Oh! comme tu m'embrasses fort ce soir! dit la jeune fille étonnée.
—C'est probablement que je suis encore tout nerveux de ma lutte avec le saltimbanque, répondit-il.
Enfin nous nous mîmes en route.
Il arrive souvent qu'un homme, en un seul et prodigieux effort, dépense une telle somme de forces qu'il en reste anéanti. Tel me parut être le cas de Vernot dont le pas, d'habitude tant alerte, était devenu lourd et traînant.
Son point de côté devait avoir atteint l'état aigu, car, bien qu'il appuyât toujours sa main sur l'endroit douloureux, sa respiration sifflait.
Nous atteignîmes un petit bois qui, en le contournant, nous cacha la maisonnette. Elle venait de disparaître à nos yeux, quand, au milieu du silence, retentit la voix d'Henriette qui lançait à Vernot ce dernier adieu:
—A demain, petit père!
Le brigadier se raidit, fit un effort pour dompter le râle de sa respiration, et répondit d'une voix qui, subitement, s'était faite gaie:
—A demain, bichette!
Grande fut ma surprise quand je le vis, pendant que sonnait son accent joyeux, essuyer une larme de sa main qui tremblait et que, tout aussitôt après, je l'entendis murmurer:
—Je ne la reverrai plus jamais... jamais... jamais, ma fille bien-aimée!
Et, à mesure qu'il répétait son «jamais», sa voix s'éteignait plus désespérée.
Tout à coup, il poussa un sourd cri de douleur en appuyant plus fort sur son flanc. Il trébucha sur ses jambes et il allait tomber si je ne l'eusse soutenu dans mes bras.
—Vous souffrez? Il faut retourner chez vous! m'écriai-je tout d'abord.
—Non, non, non! répéta-t-il avec énergie.
Puis de sa voix qui haletait:
—Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de m'accompagner? C'est que j'ai un service à vous demander.
—Lequel?
—Vous êtes jeune et fort... Portez-moi jusqu'à mon poste, au carrefour des Roches... c'est tout près.
Il devina que j'allais protester contre cette étrange demande.
—Je vous en conjure! balbutia-t-il d'un ton si suppliant que j'en perdis la raison, car, au lieu de persister dans mon idée de le ramener à sa demeure, je le chargeai sur mes épaules et je pris le chemin du carrefour des Roches.
—Merci! merci! merci! murmura sans cesse à mon oreille, pendant ce trajet, sa voix reconnaissante.
J'arrivai au carrefour.
—Couchez-moi sur ce talus, me commanda-t-il.
Aussitôt que je l'eus étendu, il fit entendre un soupir de satisfaction immense, puis prononça:
—Ouf! j'y suis enfin!
Tout bouleversé d'abord par mon indicible surprise, j'avais obéi à Vernot. Un peu de sang-froid me revint et je m'écriai:
—Mais d'où vient ce mal subit? Qu'avez-vous donc?
—Ce que j'ai? souffla-t-il; j'ai que je suis un homme fichu!... j'ai que le Tombeur-des-Crânes m'a administré là, dans le flanc, un mauvais coup dont je serai mort dans une heure.
La stupeur qui me rendit muet permit au brigadier de continuer:
—Pendant que je maniais un fleuret bien boutonné, celui du saltimbanque était démoucheté...
Il s'arrêta pour rire faiblement, puis, il ajouta:
—Et je suis certain que le sacripant savait quelle arme il avait en main... Dans sa colère d'avoir été vaincu au bâton, il m'a tout gentiment assassiné.
—Et vous n'avez rien dit en vous sentant blessé?
—Baste! à quoi bon?
—Mais à faire arrêter le misérable!
—Ah! voilà qui m'aurait fait une belle jambe!
Tout épouvanté, je regardais avec stupéfaction cet homme si calme à l'approche de la mort.
—Quand j'ai reçu l'atout, continua-t-il, j'ai compris que mon affaire était dans le sac. Alors je me suis dit: Profitons-en!
—Profitons-en! répétai-je sans comprendre.
—Le plus difficile était pour moi que personne ne se doutât que j'étais ratiboisé.
Encore une fois il se mit à rire.
—Hein! fit-il, avouez que vous, Henriette et Carambol, je vous ai bien mis dedans avec l'histoire que je m'étais foulé la rate... Tout en plaisantant, j'avais une rude peur, allez, dans ce moment-là... J'avais le trac de ne pouvoir pas jouer ma comédie jusqu'au bout... Eh! eh! il s'en est fallu de peu que je manque mon but. Sans vous, je n'aurais pu arriver à venir mourir ici.
Il s'interrompit subitement, se souleva du sol sur ses poignets et sembla écouter.
—N'avez-vous rien entendu? me demanda-t-il.
—Non, rien.
—La mort, qui vient, me fait sans doute tinter les oreilles... j'avais cru entendre un cri de détresse.
De tout ce que venait de me dire Vernot, une phrase surtout était restée dans mon cerveau éperdu. Que signifiait ce «Profitons-en» qu'il s'était dit en se sentant blessé mortellement? Pourquoi avait-il joué cette comédie sinistre de tromper sa fille?
J'en étais là de mes réflexions quand, à mon tour, je dressai l'oreille.
Un cri d'appel, affaibli par la distance, avait encore troublé le silence de la nuit.
Était-ce que le sens de l'ouïe venait de s'émousser chez le mourant, mais il ne fit pas attention à ce second cri.
Agenouillé près du malheureux, étendu sur le sol, je l'entendis qui murmurait. Sa voix s'éteignait. Elle ne laissait plus arriver ses paroles jusqu'à moi. Je me penchai vers lui pour l'écouter.
Le brigadier se parlait.
—Oui, soufflait-il, quand le gueusard m'a troué la peau, pas si bête que de dire la vérité! Chacun se serait empressé autour de moi. Un cortège de gens m'aurait porté sur mon lit où je serais mort une heure après au vu et au su de tout le monde qui, le lendemain, se serait dit: «Il a gobé cela dans son assaut»... et ma fille n'aurait rien eu après moi.
Sa voix me sembla gaie quand, après une petite pause, il continua:
—Perdu pour perdu, c'était bien le vrai plan que ma mort profitât à Henriette. Voilà pourquoi je n'ai soufflé mot... Demain, quand on trouvera mon cadavre étendu ici, à mon poste, on mettra cela au compte de Chauffard... Et, alors, la fille du brigadier Vernot, qu'on croira mort au service, aura droit à la pension... Eh! allez donc! le tour sera joué!
Inutile de vous dire que ces paroles venaient de m'expliquer le «profitons-en» qui m'avait tant frappé quand il m'avait révélé sa blessure.
Je le vis rassembler ses forces pour se mettre debout.
—Jeune homme, dit-il, aidez-moi à me relever et à m'appuyer sur cette roche.
Tout en le soulevant, je fis une nouvelle tentative:
—Peut-être, monsieur Vernot, vous abusez-vous sur la gravité de votre blessure... Des soins peuvent encore vous sauver. Laissez-moi vous porter jusqu'à votre maison.
—Pas de ça! pas de ça! dit-il vivement. Vous gâteriez tout! Vous me proposez de lâcher la partie quand j'ai gagné en main... Oui, et mon gain sera une pension pour ma fille. Puisque je vous répète que je suis un homme fichu, archi-fichu, autant que j'en tire avantage.
Quand, remis sur ses jambes, il se fut adossé à la roche:
—A présent, reprit-il, écoutez-moi... Et pas de sensiblerie bête!!!... Vous allez me quitter.
—Y pensez-vous! m'écriai-je.
—Pas de sensiblerie bête! répéta-t-il.
Sans me donner le temps d'une nouvelle protestation, il continua:
—Vous avez votre fusil chargé, n'est-ce pas?
—Des deux coups.
—Bon! Vous allez donc détaler au pas de course, et, tout en fuyant, vous ferez feu de vos deux coups. Mes hommes, qui sont postés à cinq cents mètres d'ici, croiront que je suis aux prises avec Chauffard.
—Alors ils accourront à vous?
—Du tout! du tout! Ne vous souvient-il plus que je leur ait fait dire par Epin qu'ils doivent rester à leur poste et attendre que je les rejoigne?
Dans sa voix qui haletait, je crus pouvoir surprendre un accent de satisfaction quand il ajouta:
—Quelle chance tout de même que je leur aie donné cette consigne-là!... Ils ne viendront pas me déranger.
—Et puis? demandai-je après avoir un peu attendu.
—Et puis, c'est tout, dit-il.
Il se reprit aussitôt:
—Ah si! j'ai encore une chose à vous demander.
—Parlez.
—C'est, lorsque vous serez parti, de ne pas revenir sur vos pas... quoi que vous entendiez... Est-ce convenu?...
Comme j'hésitais à répondre, il répéta:
—Vous savez? pas de sensiblerie bête!... Dites oui, je vous en supplie!
—C'est convenu! promis-je.
—Maintenant, ramassez mon fusil sur l'herbe et mettez-le-moi en main.
Quand j'eus obéi, il reprit d'une voix qui se hâtait:
—Dans dix minutes, le sang m'aura étouffé... Partez vite!... Que vos deux coups de feu soient tirés dans les vingt premiers mètres de votre fuite, là, tout près de moi.
Il s'arrêta, semblant chercher s'il oubliait quelque recommandation dernière. Puis il me tendit la main et quand il eut saisi la mienne:
—Il ne me reste plus qu'un serment à vous réclamer... C'est un père qui vous implore.
—Quel serment? demandai-je, comprenant que je ne devais rien refuser à un mourant.
—Jurez-moi que d'aujourd'hui à un an, vous ne direz rien ni à ma fille ni à personne de ce que vous avez appris et vu ce soir et que vous laisserez Henriette croire à ma mort telle que la rapporteront les événements.
—Je le jure!
Comme il l'avait dit, le sang commençait à l'étouffer. Ce fut avec effort que, tout en me serrant la main, il put parvenir à prononcer ces deux mots:
—Adieu!... Partez!
Pouvais-je hésiter, maintenant que j'avais tout compris? Non, n'est-ce pas? Je pris donc ma course et, comme il m'avait été prescrit, avant même d'être sorti du carrefour des Roches, je tirai les deux coups de mon fusil.
Je n'avais pas franchi cinquante mètres que, derrière moi, retentit une détonation.
Un instant, je restai cloué sur le sol par une douloureuse émotion. Mais j'avais promis de ne pas revenir sur mes pas. Je repris mon élan dans la direction de la maisonnette du brigadier qui, bientôt, au tournant du bois dont je vous ai parlé, m'apparut avec une de ses fenêtres éclairée. Une autre lumière, dans la salle d'en bas, me laissait apercevoir la porte du logis toute béante.
Qui donc veillait dans cette demeure dont, à notre départ, les deux habitants allaient se mettre au lit aussitôt la porte refermée derrière Vernot et moi?
Immédiatement me revinrent au souvenir les deux cris de détresse que j'avais entendus du carrefour des Roches et j'eus le pressentiment d'un immense malheur.
J'activai ma course, l'oeil fixé sur cette double lueur de la maison.
Tout à coup un obstacle étendu sur la route se rencontra sous mes pas et je roulai sur la chaussée. La nuit n'était pas si obscure qu'il me fût impossible de me rendre compte, dès que je fus relevé, de la cause de ma chute.
C'était le corps d'un homme.
Et quand je m'en fus approché, j'entendis une voix, que je reconnus pour celle de Carambol, qui me dit, faible et saccadée par un hoquet d'agonie:
—C'est vous, brigadier? Courez vite!... Henriette!... Le pendard m'a logé son couteau dans la poitrine... Courez! courez!... Ne vous occupez pas de moi... J'ai mon compte!... Pensez quelquefois à votre vieux Carambol... Oh! oui, j'ai mon compte!... Adieu, brigad...
Le mot ne fut pas achevé et, sous ma main, qui cherchait à découvrir la poitrine de l'invalide, je sentis le corps se raidir dans une dernière convulsion.
Il n'y avait pas à m'attarder près du cadavre. Je me redressai en une seconde et je repris ma course vers la maison où les dernières paroles de Carambol m'avaient annoncé Henriette exposée à un danger.
Qui donc avait frappé l'invalide à mort? De quel «pendard» avait-il voulu parler? N'était-ce pas le terrible contrebandier Chauffard qui, pendant que Vernot l'attendait à l'affût, avait piqué droit sur la maison du brigadier pour se venger, sur les siens, de l'ennemi acharné qui ne lui laissait pas de trêve.
J'accusais Chauffard à tort. Car, lorsque je n'étais plus qu'à dix mètres de la maison, la silhouette d'un homme qui sortait du logis s'encadra en ombre dans la baie lumineuse de la porte grande ouverte.
Rien qu'aux contours de cette silhouette, je reconnus le misérable.
C'était le Tombeur-des-Crânes!
D'un bond, je franchis la moitié de la distance qui nous séparait pour lui couper la retraite et, oubliant que mon fusil était déchargé, je l'ajustai.
Pas un mot ne fut dit entre nous, Alfred avait compris que j'allais le tuer comme un chien. Mon arme était à peine en joue, qu'il s'était brusquement baissé, une main en terre, tout ramassé pour s'élancer sur moi aussitôt le coup parti.
Le craquement de la batterie de mon fusil me rappela que j'étais désarmé. Ce bruit avait été aussi entendu par Alfred. En un saut, il fut sur moi, le couteau au poing. Mon fusil, que je pris des deux mains et que j'opposai en travers à son élan ne lui permit pas de m'atteindre en plein corps... Une de mes mains fut traversée par le couteau. Il recula d'un pas pour s'élancer à nouveau, temps dont je me servis pour saisir mon fusil par le canon: il était devenu une massue. Maintenant, j'étais d'attaque.
Rien qu'à me voir brandir mon arme ainsi transformée, le Tombeur-des-Crânes devina, comme on dit, que j'étais du bâtiment, et qu'avec son seul couteau pour arriver à la parade, il allait se faire assommer.
Il s'effaça d'un saut de côté et disparut dans les taillis qui bordaient la route.
Mon plus pressé n'était pas de le poursuivre. Je m'élançai dans la maisonnette dont, par prudence, je refermai la porte derrière moi.