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La conquête d'une cuisinière II: Le tombeur-des-crânes

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La Godaille avait arrêté subitement son récit.

—Eh bien, monsieur Frédéric? dit vivement Gontran dont la curiosité tendue s'accommodait peu de cette brusque interruption.

Frédéric Bazart se mit à rire.

—Je crois que c'est le vrai moment, monsieur Lambert, de vous dire: «La route est belle!» débita-t-il.

Gontran le regarda sans comprendre.

—Oui, «la route est belle... On ne verse pas,» appuya la Godaille expliquant sa plaisanterie. Je vous avouerai que, depuis que je parle, mon gosier à eu le temps de se dessécher. Or, si on versait un peu... de n'importe quoi... un grog, par exemple...

—Ah! mille pardons! fit Gontran qui alla chercher dans le buffet tout ce qui était nécessaire à la confection d'un grog.

Et, quand il se fut désaltéré, La Godaille continua:



—Ce serait fièrement mentir, si je vous disais qu'après tous ces tragiques événements, le sommeil, quand je fus étendu dans mon lit, vint aussitôt me trouver. Je me tournai et retournai de longues heures durant sur ma couche avant de m'endormir. Encore mon repos ne fut pas de longue durée. Je fus réveillé par le vacarme des voix des habitants, qui, les uns interrogeant, les autres répondant, se tenaient rassemblés devant la porte de l'auberge de Trudent.

Il était question des événements de la nuit qu'on connaissait par les douaniers.

En un clin d'oeil, je fus habillé. Je descendis me mêler aux villageois. Dans le groupe où je me glissai, une commère était en train de dire:

—Cette fois, le pauvre brigadier Vernot a perdu la partie. On ne peut pas avoir toujours le bon bout. Hier, il a triomphé du Tombeur-des-Crânes; aujourd'hui c'est Chauffard qui lui a fait son affaire... Et malheureusement, pour cette partie-là, le brigadier ne peut pas demander sa revanche, comme il en a accordé une au Tombeur-des-Crânes.

—Ah! à propos du Tombeur-des-Crânes, interrompit le facteur rural, il faut croire qu'il aura eu peur d'être blagué dans le village pour sa double défaite, car ce matin, à la pointe du jour, lui et les autres de la troupe ont décampé... Ils en avaient le droit, du reste, car ils ont payé Trudent rubis sur l'ongle.

—Mais qu'est-il donc arrivé au brigadier? demandai-je à mon voisin.

—Comment! vous ne savez pas le malheur de cette nuit?

—Je quitte mon lit à l'instant.

—M. Vernot a été tué par le contrebandier Chauffard... et à bout portant, il faut le croire... car le cadavre avait au flanc une horrible plaie d'arme à feu.

Je compris que le brigadier, en se lâchant son coup de fusil dans le corps, avait appuyé le canon de son arme sur la piqûre du fleuret. Les ravages de la balle avaient dû dénaturer la trace de la blessure précédente.

Il était arrivé à son but, ce pauvre Vernot! car la commère, qui était la femme d'un douanier, ce qui lui permettait de conter par le menu, continua:

—Le brigadier a certainement reçu son atout dès le début, car mon homme, qui était à son poste, m'a dit n'avoir entendu que trois coups de fusil. Ça n'a pas été long, vous voyez? Mon homme et ses camarades seraient bien venus à son secours, mais, par malheur, le brigadier leur avait précisément donné la consigne de ne pas quitter leur affût.

Il y avait, parmi les péroreurs, un moraliste qui lâcha cette vérité incontestable:

—Mieux vaut mourir à son poste pour le devoir, comme le brigadier, que sur l'échafaud comme, tôt ou tard, nous verrons trépasser Chauffard... On laisse ainsi un nom honorable à sa fille...

—Un nom honorable et une pension de l'Etat, appuya la commère.

Si épouvantable que soit un malheur qui vous frappe, la jalousie trouvera toujours à mordre.

—C'est pourtant vrai que, ce matin, la fille Vernot s'est réveillée rentière, dit une voix hargneuse.

A quoi la commère, pleine de compassion, répondit:

—Pour le moment, elle ne pense guère à la pension, la pauvrette! Elle est à peu près folle de désespoir. Dame! la voilà seule au monde, à cette heure! Personne pour la protéger... pas même le vieux Carambol, qu'on a retrouvé mort d'un coup de couteau à quelque distance de la maison.

Un assistant curieux posa cette question:

—Comment Carambol a-t-il été se faire tuer là où il n'avait que faire?

A quoi la femme du douanier répondit:

—A ce que m'a conté mon mari, le capitaine de douane qui est venu, ce matin, faire l'enquête, a, tout de suite, deviné ce qui s'est passé. En entendant les trois coups de feu, l'invalide a compris qu'on attaquait le brigadier et a voulu courir au secours de son bienfaiteur... La preuve en est dans le fusil tout chargé qu'on a ramassé près de son cadavre... Une jambe de bois n'empêche pas de viser juste, pas vrai? Et, à ce jeu-là, Carambol était un malin... Donc il est parti pour le carrefour des Roches, afin de...

—Oui, il est parti, mais en abandonnant la jeune fille confiée à sa garde, interrompit l'auditeur hargneux.

—Il avait pris d'abord la précaution de bien clore la maison, car, ce matin, l'enquête a trouvé la porte fermée à double tour et elle n'a pu être ouverte qu'après que la clé eût été trouvée dans une poche du défunt invalide.

Seul de tout mon groupe je savais la vérité; mais je me gardai bien de rien démentir de tous ces commentaires sur les événements de la nuit. Bien au contraire, j'appuyai en disant:

—A coup sûr, le capitaine de douane a deviné juste. Avant d'avoir pu faire usage de son arme, Carambol, en courant au secours de Vernot, aura été surpris par la bande de Chauffard. Ces gredins, qui venaient de tuer le brigadier, n'ont pas voulu donner l'éveil par de nouveaux coups de feu et ils l'ont tué d'un coup de couteau.

—Oui, la chose a dû se passer de la sorte, se répétèrent les péroreurs en se séparant.

Bientôt tout ce que je viens de vous dire passa à l'état de vérité dans le pays.

Pas l'ombre d'un soupçon ne plana sur Alfred. Nul, dans le village, ne se douta que ce chenapan était le véritable assassin de Vernot. Les rares fois qu'on parla du saltimbanque, ce fut pour en rire en disant:

—N'empêche qu'il s'était fait tomber par le pauvre Vernot, ce fameux Tombeur-des-Crânes.

Et on échangeait des plaisanteries sur le coup de bâton vigoureux dont le brigadier lui avait caressé l'occiput, mais, je le répète, sans que jamais un mot mêlât le saltimbanque au drame qui s'était passé. Le départ précipité de la troupe, qui avait d'abord annoncé devoir séjourner plusieurs jours à Montrel, trouvait même une explication des plus simples. Le Tombeur-des-Crânes avait fui par peur d'être tourné en ridicule.

Puis le temps s'écoula.

Six semaines plus tard, Henriette obtint la pension et la voix publique trouva que ce n'était que juste.

Un seul homme, après moi, aurait pu démentir la fable adoptée sur la mort du brigadier, c'était Chauffard.

Mais, trois jours après le trépas de Vernot, le terrible contrebandier, dans une rencontre avec la douane, se fit tuer net d'un coup de carabine... ce qui lui évita de monter sur l'échafaud.

Comme l'avait annoncé le médecin, mon oncle se rétablit.

Son premier soin fut de faire repasser en Belgique la meute dont j'avais pris soin tant qu'il n'avait pu se retrouver sur pied.

La leçon, au lieu de lui profiter, ne le fit pas renoncer à la contrebande. Un mois plus tard, les habitants de Montrel furent très surpris de voir, au grand matin, une trentaine de chiens, tous avec un collier rempli de dentelles, rôder autour de la maison du Père aux Écus.

Après avoir franchi la frontière, que la mort de Vernot laissait un peu moins bien surveillée, les chiens étaient accourus au chenil où ils allaient être si bien fêtés.

Par malheur, ils en avaient trouvé fermée l'entrée secrète. Si mon oncle n'avait pas été là pour leur ouvrir, c'était que, deux heures avant l'arrivée de la meute, et sans qu'il eût le temps d'appeler au secours, il avait été tué par une seconde attaque d'apoplexie.

Il faut supposer que les habitants de Montrel étaient tous un peu contrebandiers, car, de toute cette dentelle, que les chiens errants promenèrent dans le village, pas un fifrelin ne tomba dans les mains des douaniers.

Pendant le mois écoulé entre la mort du brigadier et celle du Père aux Écus, j'allai vingt fois rendre visite à Henriette pour laquelle je m'étais pris d'une affection de frère.

Quand ma mère, à qui j'avais appris le décès de mon oncle, m'enjoignit par lettre de revenir à Lille, j'allai faire mes adieux à la fille du brigadier. Je la trouvai en train de boucler ses malles. Le matin même, elle avait traité avec un acquéreur de sa maison. Vingt-quatre heures après mon départ, elle devait quitter le pays pour venir retrouver, à Paris, une soeur de sa mère.

Notre séparation fut des plus tristes. Malgré l'engagement réciproque que nous avions pris de nous écrire, je perdis toute nouvelle d'Henriette. Les deux ou trois lettres qu'elle m'écrivit,—c'est elle qui me l'a appris tout à l'heure quand la visite de M. Cabillaud, vous redemandant son fils, nous tenait prisonniers dans la cuisine,—ces lettres, dis-je, ne me parvinrent pas, par cette raison que ma mère, chez qui elles m'étaient adressées, les ouvrit et les lut. Croyant à une amourette qu'il était bon d'étouffer, elle jugea utile de ne pas souffler mot de ces lettres. De là vient donc que, depuis mon départ de Montrel, c'est, aujourd'hui, chez vous, pour la première fois après deux ans écoulés, que je me suis retrouvé en présence d'Henriette.

Oui, deux ans déjà! et je crois qu'il y a tout au plus deux mois que j'ai quitté Montrel. Il me semble encore voir et entendre Trudent, lorsque j'entrai dans son auberge pour lui faire mes adieux.

Il était cramoisi de fureur.

—Vous connaissiez mon valet, cet Auvergnat ivrogne? me demanda-t-il à brûle-pourpoint.

—Oui, le nommé Craquefer qui servait du vinaigre pour du vin à vos clients... Eh bien?

—Eh bien! j'ai flanqué à la porte cet exécrable pochard... Savez-vous ce qu'il m'avait encore fait?

—Non. Contez.

—Depuis quinze jours, mes pratiques me répétaient: «C'est drôle, Trudent, comme votre vin empoisonne!» Je le flairai. C'était la vérité. Les bouteilles se succédaient et toujours la même puanteur! C'était d'autant plus étonnant que le vin que je garde pour ma propre consommation n'avait aucune odeur, et pourtant, même marchand, même année, pas même tonneau cependant. Ça m'intriguait ferme.

—Je le croîs.

—Si bien qu'à force de chercher, je finis par me dire: Si le vin que je bois ne sent rien, tandis que celui de mon public sent mauvais, cela ne peut provenir que de l'eau que je mets dans le tonneau destiné aux clients.

—Bien raisonné! dis-je d'un ton calme qui ne pouvait effaroucher Trudent sur l'aveu que sa colère contre l'Auverpin Craquefer avait laissé échapper.

—Or, continua-t-il, comme je coupe mon vin avec l'eau de mon puits, je la goûtai... Depuis mon baptême, c'était la première fois que je buvais de l'eau. Vous comprenez que, pour ce liquide, je n'avais pas le palais blasé.

—Le goût devait donc vous arriver dans toute sa saveur... Et quel a été ce goût?

—Une infection!!!

—Alors?

—Alors j'ai pensé à curer mon puits.

La-dessus Trudent se croisa les bras, agita sa tête et repartit d'une voix indignée:

—Devinez ce que j'ai trouvé dans mon puits?

—Je ne suis pas grand devineur. Dites-le-moi.

Rien ne saurait rendre l'organe furibond avec lequel l'aubergiste exaspéré me hurla:

—Un chien crevé!!!... Il devait être là dedans depuis un grand mois au moins.

—Et vous accusez le charabia de vous avoir joué ce tour?

—Qui donc alors, si ce n'est ce sac à vin dont l'ivrognerie n'en était plus à compter ses exploits?... Il a eu beau nier, soutenir qu'il était «innochent», ouste! je l'ai envoyé porter son «innochenche» ailleurs.

Du moment que l'Auvergnat était parti, je n'avais pas à plaider pour lui. Quand j'eus quitté l'aubergiste, il me sembla entendre encore retentir à mes oreilles la voix de la Belle-Flamande disant à son fils: «Alfred, viens donc faire entendre raison à cette folle de Cydalise!» Invitation d'où il était résulté pour la Fille du Soleil une danse des mieux réussies. C'était donc la grande rousse qui, pour se venger comme elle l'avait promis, après avoir pris à Alfred la clé du cadenas de la caisse, avait jeté dans le puits l'animal que le Tombeur-des-Crânes, le bec tout enfariné, avait été sur le point d'échanger contre les dix mille francs offerts par le Père aux écus.



Sur ces derniers mots, la Godaille but ce qui restait de son grog et, en reposant son verre sur la table, ajouta:

—Et quand j'aurai ajouté que deux mois après mon retour à Lille, ma mère, toujours pour me dépayser, m'expédia à Paris, chez mon autre oncle, l'entrepreneur Bazart, l'associé de la maison Camuflet et Bazart, dont je suis l'héritier... après avoir été accusé d'être son assassin, je vous aurai dit toute l'histoire de ma vie.

—Non, non! fit vivement Gontran.

—Pourquoi ce non?

—Parce que vous ne m'avez pas tout dit.

—Qu'ai-je donc oublié? demanda La Godaille en jouant la surprise.

—Vous avez omis justement de me renseigner sur le point qui m'intéresse le plus.

—Bah! quel point?

—Ce qui vous arriva quand, après avoir lutté avec le Tombeur-des-Crânes qui vous avait blessé à la main, vous entrâtes dans la maison de Vernot.

—Euh! euh! fit la Godaille avec hésitation, tenez-vous beaucoup à le savoir?

Gontran comprit la délicatesse du sentiment qui rendait Frédéric Bazart muet sur le point en question. Aussi, pour faire taire ce scrupule, il s'empressa de dire:

—Je dois vous apprendre que, par Henriette elle-même, je sais ce qui arriva.

—Eh bien, alors? fit La Godaille résistant toujours.

—Seulement je ne connais que le fait principal. Pour éviter à celle que j'aime un récit trop pénible, je n'ai jamais voulu lui demander des détails...

—Détails qu'elle ne connaît pas tous... car, aujourd'hui encore, elle ignore que ce n'est pas Chauffard qui a tué son père et Carambol... J'avais juré au brigadier de laisser Henriette croire à sa mort telle que les événements la présenteraient... J'ai tenu mon serment.

Gontran revint donc à l'assaut:

—Ce sont ces détails, que je n'ai pas voulu entendre d'Henriette, que je suis curieux d'apprendre par vous.

—Soit donc! dit La Godaille consentant enfin.



Et, tout aussitôt, reprenant son histoire à l'endroit voulu:

—Dès que le Tombeur-des-Crânes eut disparu, je pénétrai dans la maisonnette dont, je vous l'ai dit, je refermai la porte derrière moi. Elle était bien petite, cette demeure du brigadier! Une seule salle en occupait tout le rez-de-chaussée. A l'étage au-dessus, deux chambres... l'une occupée par Henriette... l'autre, un peu plus grande, où couchait le père. Chaque soir, Carambol dressait son lit au rez-de-chaussée.

Quand j'entrai dans la salle d'en bas, éclairée par une lumière posée sur la table, le premier objet qui frappa mon regard fut le lit de l'invalide, simple lit de sangles qui ne supportait qu'un seul matelas.

Les couvertures et draps posés sur une chaise témoignaient que Carambol n'avait pas encore achevé de préparer sa couche quand s'était produite la cause qui avait fait au malheureux quitter le logis.

Dans l'émotion épouvantée qui me secouait à mon entrée en la maison, deux détails qui, tout de suite, m'auraient appris l'horrible vérité, échappèrent à mon attention.

Je fus surtout terrifié par le silence sinistre qui régnait en ce logis d'où venait de sortir le Tombeur-des-Crânes.

—Henriette! appelai-je d'une voix que la peur étranglait dans ma gorge.

On ne répondit pas à mon appel.

Alors je pris la lumière sur la table et je m'engageai sur l'escalier. A moitié de ma montée, je m'arrêtai, hésitant à poursuivre. Peut-être la jeune fille croyait-elle au retour du misérable Alfred.

—Henriette! répétai-je pour la rassurer, c'est moi, La Godaille.

Toujours même silence.

Alors j'achevai de monter l'escalier qui m'amena à un petit palier sur lequel s'ouvraient deux portes. J'en poussai une qui céda sous sa main.

C'était la chambre du brigadier.

Sur le lit était étalé le costume de chasse que portait Vernot, il y avait à peine une heure, dans son assaut avec Alfred, et qu'il avait retiré pour endosser l'uniforme avant de se rendre à son poste.

Je quittai vite cette chambre où ne devait plus revenir le brave soldat et je frappai à l'autre porte du palier.

Personne ne répondit.

Devant ce silence effrayant, je n'hésitai plus à entrer dans la chambre de la jeune fille.

Henriette, non plus vêtue qu'une femme surprise en son lit, était étendue évanouie sur sa couche en désordre.

En une seconde, je devinai tout! Le misérable Tombeur-des-Crânes, usant de la violence, l'avait rendue victime du dernier outrage.

J'eus peur que la jeune fille, en reprenant ses sens qui lui ramèneraient le souvenir de son infortune, me trouvât devant elle. Pour lui éviter de rougir en ma présence, je quittai précipitamment la chambre et je redescendis en bas.

Pourquoi le Tombeur-des-Crânes était-il revenu rôder autour de la maison? Comment avait-il su attirer sur la route le malheureux Carambol, qui avait dû sortir de confiance, sans prendre son fusil que je voyais sur la table, près de la lumière?

J'étais là, immobile, cherchant à reconstituer le drame, quand, là-haut, la voix affaiblie de la jeune fille, revenue à elle, se fit entendre.

—Carambol! appelait-elle.

Un frisson me courut sur le corps. Elle ignorait donc le sort de son vieil ami? Allais-je avoir à le lui apprendre? A tout hasard, je répondis:

—Carambol n'est pas encore de retour, mademoiselle Henriette... Il m'a envoyé pour garder la maison quand, tout à l'heure, je l'ai rencontré en revenant, après avoir accompagné votre père... Voulez-vous que je monte?

Ignorant que, pendant son évanouissement, j'avais pénétré chez elle, la jeune fille, pour me cacher le désordre de sa chambre qui était résulté de la lutte, me répondit vivement:

—Non, ne montez pas. Je vous rejoins.

Et, tout aussitôt, je la vis apparaître, vêtue d'un peignoir, descendant l'escalier.

Si grand effort qu'elle fît pour me dissimuler son accablement, elle tremblait la fièvre, son pas chancelait. Elle s'approcha de la table près de laquelle se trouvait un escabeau. Elle se laissa tomber sur ce siège en me demandant:

—Quand vous l'avez rencontré, Carambol avait-il découvert de qui venaient ces deux cris de souffrance qui ont retenti aux environs?

A ces mots, je me souvins des deux gémissements que le brigadier et moi nous avions aussi entendus. Je cherchais une réponse à cette question inattendue, quand Henriette me prit brusquement la main en s'écriant:

—Du sang! Vous êtes blessé!

Ma foi! je l'avais oublié, ce coup de couteau du Tombeur-des-Crânes! En me le rappelant, Henriette réveilla soudainement ma fureur contre cet homme et, sans réfléchir, je m'écriai:

—Oh! je le rattraperai, ce scélérat que je n'ai pu assommer à sa sortie de cette maison!

J'aurais bien voulu ravaler mes paroles, mais il était trop tard: Henriette s'était redressée, rouge de la pensée de son déshonneur, attachant sur moi son regard désolé. D'une voix frémissante, elle me dit lentement:

—Si vous avez vu sortir cet homme d'ici, alors vous savez tout.

Le courage me manqua pour répondre. J'attirai sous mes lèvres le front d'Henriette et j'y déposai un baiser de frère. Au fond, c'était, à mon insu, une réponse que comprit la jeune fille, car, sa fermeté factice l'abandonnant, elle éclata en sanglots qui lui permirent à peine de balbutier:

—Perdue! perdue!

Je profitai de l'égarement de son désespoir pour lui arracher peu à peu le récit de ce qui s'était passé.

Les confidences de la jeune fille, jointes à tout ce que je savais de ce qui avait précédé, me permirent alors de reconstituer le drame. Voici, selon moi, les faits tels qu'ils devaient avoir eu lieu.

Soit pour reprendre ce chien perdu dont il lui était offert dix mille francs et qu'il soupçonnait toujours le brigadier de lui avoir enlevé; soit que, certain d'avoir touché en plein corps, il voulût savoir ce qu'il allait advenir de celui qu'il avait traîtreusement blessé, le Tombeur-des-Crânes, affolé par une haine furieuse, encore attisée par sa double défaite devant le public, était accouru, derrière nous, à la demeure de Vernot.

Peut-être qu'en voyant le brigadier partir pour aller à son poste il l'eût assassiné si je n'eusse été là, faisant la conduite à Vernot. Alors la haine avait fait place à la cupidité. Dix mille francs à palper étaient une jolie fiche de consolation. Il avait donc pensé à reprendre son chien dans cette maisonnette qui n'était plus gardée que par une jeune fille et un invalide.

Trop prudent pour s'exposer à un coup de fusil comme celui dont il avait été salué quand il était venu, la nuit précédente, rôder autour du logis, il avait usé de ruse.

Carambol, après avoir soigneusement fermé porte et volets, comme le lui avait recommandé le brigadier au départ, était en train de préparer son lit dans la salle d'en bas quand, à vingt mètres de la maison, dans les taillis, s'était élevé un long et désespéré cri d'appel.

Tout aussitôt, de sa chambre où elle se déshabillait, Henriette avait demandé:

—As-tu entendu, Carambol?

L'invalide était un vieux renard au fait de bien des tours.

Dans sa carrière de douanier, il en avait tant et tant vu de grises, qu'il eût rendu des points à saint Thomas.

—Connu! connu! ricana-t-il. Ne faites pas attention, ma petite Henriette. Si Chauffard bat la campagne, c'est une frime pour attirer la brigade par ici pendant qu'il fera sa trouée dans la direction du pavé Lassaut. Connu! vous dis-je, archi-connu! J'y ai été pris dans le temps.

Il riait encore quand était parti le second appel, tant douloureux, que la jeune fille émue avait repris:

—Mais si ce n'était pas une ruse?

Et, en pensant à moi:

—Qui sait si ce n'est pas M. La Godaille auquel il sera arrivé un accident en revenant d'accompagner mon père?

Il m'avait pris à la bonne, le brave invalide. A mon nom, il fut ébranlé.

—Ce serait tout de même bien possible, avoua-t-il.

Mais regimbant au souvenir de la consigne donnée par Vernot de bien veiller sur sa fille:

—Je ne peux pas, pourtant, vous laisser seule, répliqua-t-il.

—Oh! c'est si près de la maison! Dix secondes te suffiront pour aller et venir.

—Euh! euh! dix secondes! pas avec ma guibolle de bois, objecta l'invalide dont la voix qui fléchissait indiqua à Henriette qu'il fallait insister.

—Songe donc un peu! Si c'était M. la Godaille? appuya-t-elle.

—Allons! on y va! lâcha Carambol.

Comme l'avait dit Henriette, c'était tout près de la maison... si près même que, par malheur, Carambol, croyant n'avoir pas à perdre la porte de vue, négligea de la fermer. Il partit, laissant la lumière qui brûlait sur la table.

J'en suis certain, le Tombeur-des-Crânes ne pensait pas à l'assassiner. Il voulait le mettre dans l'impossibilité de regagner la maison. La preuve en est dans un détail qui échappa le lendemain à l'enquête, quand on releva le cadavre.

La jambe de bois était brisée!

On attribua cette rupture à la chute de l'invalide mortellement blessé.

Pour moi, il dut en être autrement. Je parierais que le Tombeur-des-Crânes, accroupi dans un fossé de la route, sur le passage de Carambol, bien au niveau du sol, a brisé la jambe de bois du coup violent d'un gourdin qu'il s'était fait en arrachant un jeune arbre du taillis. Cette sorte de massue, encore fraîche dans ses éclats, je l'ai retrouvée le lendemain à dix mètres de l'endroit du crime.

L'idée de casser la jambe à Carambol était très adroite. C'était immobiliser le brave homme sur place pendant tout le temps nécessaire au Tombeur-des-Crânes pour visiter la maison à la recherche de son chien.

Pour ce qui est de la fin du drame, j'en suis réduit aux conjectures. Carambol, malgré son âge, était encore un homme vigoureux. S'il manquait par une jambe, il se rattrapait par des bras solides. Je suppose donc que, dans sa chute, il sera tombé sur Alfred qu'il aura saisi de ses mains de fer... Qui sait s'il ne l'étranglait pas!!! Alors le Tombeur-des-Crânes aura demandé sa délivrance à son couteau.

Aussitôt libre, il s'élança vers la maison.

Pas plus qu'il n'avait projeté la mort de Carambol, je crois que le misérable n'avait pensé à Henriette. Il comptait trouver le chien dans la salle d'en bas ou dans les communs du jardin, et, après avoir visité le rez-de-chaussée, il allait passer dans les dépendances extérieures quand, au bruit de ses pas qu'il ne songeait pas à assourdir, Henriette, croyant au retour de l'invalide, demanda d'en haut:

—Eh bien, Carambol, qu'était-ce, vieil ami?

A cette voix de la fille de son ennemi, la haine qu'il avait vouée au brigadier se réveilla terrible et, dans son cerveau incendié, se dressa, soudaine, furieuse, irrésistible, la pensée d'une atroce vengeance... Vous savez le reste.

Voilà, je le répète, comment j'ai reconstruit le drame à l'aide de ce que je savais et des confidences d'Henriette.

Je la vois encore, la pauvrette, lorsque, la tête cachée sur ma poitrine, elle me fit, à grand'peine, le récit de la lutte où elle avait succombé, s'affligeant moins sur elle que sur son père lorsqu'il apprendrait la vérité.

—Pauvre père! pauvre père! sanglotait-elle.

Hélas! pouvais-je dire que celui pour qui elle redoutait une immense douleur ne reviendrait jamais sous ce toit qui ne devait plus abriter qu'elle seule?

Tout à coup elle me demanda:

—Où est donc Carambol?

Sa douleur lui avait accordé une trêve pour penser à son vieux compagnon.

Alors, avec bien des ménagements, il me fallut lui apprendre la mort de l'invalide, assassiné par celui qui avait été le bourreau de son honneur.

A ce surcroît d'affliction qui attendrait, le lendemain, celui qu'elle comptait revoir, elle répéta:

—Pauvre père! pauvre-père!

Une pensée me vint.

Ne se pouvait-il pas que le désespoir d'Henriette rendît nul l'espoir emporté par Vernot que sa mort donnerait une pension à son enfant? Il fallait que les événements justifiassent l'accusation contre le contrebandier Chauffard en le faisant coupable de la mort du brigadier. Un de plus encore n'ajouterait rien au compte de cet homme déjà six fois meurtrier... Il était de toute nécessité de lui faire endosser aussi le trépas de Carambol.

Je laissais impuni le véritable meurtrier, mais je devais ce sacrifice à la réputation de la jeune fille.

Usant donc d'un subterfuge, je lui dis doucement:

—Il tient à vous de diminuer de moitié la douleur qui attend demain votre père à son retour.

Et comme ses yeux, pleins de larmes, me regardaient sans comprendre, j'ajoutai:

—Cachez-lui une partie de la vérité... Plus tard, vous lui apprendrez ce qui vous regarde... Je sais qu'un obstacle s'oppose à ce que je vous propose: c'est la mort de Carambol qu'il faudra expliquer à votre père...

Sous ce prétexte de ménager Vernot qui, malheureusement, n'avait plus besoin d'explications, j'amenai Henriette à un consentement qui, sans qu'elle s'en doutât, assurait le secret de son malheur.

—Laissez-moi préparer les événements de telle sorte que l'assassinat de Carambol ne soulève aucun soupçon qui remonte à vous.

Mon moyen fut bien simple. Quand j'eus fini par arracher le consentement d'Henriette, j'enfermai la jeune fille à double tour dans la maison. Puis j'allai glisser la clé dans une poche de l'invalide et, à côté du cadavre, je plaçai son fusil que j'avais rapporté de la grande salle. D'où il résulta que, le lendemain, l'enquête conclut que Carambol, après avoir entendu les trois coups de fusil au carrefour des Roches, s'était échappé du logis qu'il avait soigneusement refermé, pour courir au secours du brigadier, et que, surpris par la bande de Chauffard, il avait été tué avant d'avoir pu faire usage de son arme.

Au point du jour, Henriette apprit la mort de son père, tué, lui dit-on, à son poste dans une attaque de Chauffard.

L'enquête avait expliqué le trépas de l'invalide. Le brigadier n'était plus là pour l'aveu que voulait lui faire Henriette. La jeune fille comprit que le mieux était de taire un secret qui n'était connu que de moi.

—Et de moi à qui elle a tout dit, ajouta Gontran.

Ensuite, d'une voix triste:

—De vous, de moi... et du coupable, s'il vit encore.

A ces mots, La Godaille se redressa étincelant de colère et étendant la main où se voyait la cicatrice du coup de couteau donné par le Tombeur-des-Crânes:

—Oh! grinça-t-il, qu'il vive encore, le gueusard, et qu'il me tombe un jour sous la coupe... Je ne vous dis que ça!!!

Il achevait quand reparut Henriette, arrivant de la mansarde où elle avait été visiter sa malade.

Gontran prit entre ses mains la tête charmante de la gracieuse blonde et, sur le front, il lui déposa un long et muet baiser.

Puis il la conduisit devant La Godaille.

—Monsieur Frédéric Bazart, dit-il, je vous demande d'être le témoin d'Henriette que j'épouserai dans un mois.




V


A cette annonce de leur mariage à si prochaine date faite par son amant, Henriette secoua la tête d'un air de doute et objecta en riant:

—Oh! oh! nous marier dans un mois... si ton oncle, M. Fraimoulu, ne vient pas mettre son holà!

Ne pas croire que le jeune homme fût indépendant, c'était donner de l'éperon à Gontran qui s'écria:

—Ah! c'est ainsi! Eh bien! pas plus tard que tout de suite, je vais aller annoncer notre mariage à mon oncle, en lui donnant cet avis qu'il flûtera à vouloir s'y opposer.

—Rappelle-toi le conseil de M. Cabillaud... Ton oncle, dans l'état où l'a mis son domestique Pietro, ne se soucie peut-être pas de ta visite. Tu vas le prendre dans un mauvais moment. A sa peau de tigre, il joint probablement l'humeur de cet animal.

—Bah! bah! qui sait si mon oncle n'est pas de la nature des côtelettes qui s'attendrissent après avoir été battues? répondit le jeune homme en riant.

Il tendit la main à La Godaille qu'il croyait disposé à rester avec Henriette jusqu'à son retour. Mais ce dernier s'empressa de dire:

—Je vous accompagne. Pendant que vous entrerez chez M. Fraimoulu, je monterai à l'étage au-dessus faire ma visite à M. Grandvivier.

Et les deux jeunes gens partirent.

Arrivés à destination, c'est-à-dire au moment où, sur le palier de son oncle, Gontran allait se séparer de La Godaille qui avait encore un étage à monter, un souvenir revint au neveu de Fraimoulu en pensant à ce nom de Cydalise que portait la cuisinière du magistrat.

—Regardez donc bien le cordon bleu de M. Grandvivier, conseilla-t-il à Frédéric Bazart.

—Ah! oui, fit ce dernier; qui s'appelle aussi Cydalise comme la saltimbanque? Vous me l'avez déjà dit en me demandant si les deux, par hasard, n'en feraient pas qu'une... A quoi je vous ai répondu que la cuisinière est brune, tandis que l'autre, la Fille du Soleil, était d'un roux ardent.

—Une perruque ou une teinture ne peuvent-elles pas métamorphoser une brune en rousse? Examinez toujours avec attention, insista Gontran.

—C'est convenu! dit la Godaille qui continua l'ascension de l'escalier, pendant que Gontran sonnait chez son oncle.

La porte lui fut ouverte par un grand diable, à la face soigneusement rasée, dont les traits immobiles donnaient à croire qu'il était porteur d'une tête en bois. Raide comme un piquet, mais la voix mielleuse, il demanda:

—Monsieur désire?

—Je veux voir mon oncle, M. Fraimoulu, répondit Gontran devinant qu'il était en présence du remplaçant de Pietro.

—Mille pardons de ma demande! Je n'avais pas encore l'honneur de connaître monsieur, débita le valet toujours gourmé.

Et, en refermant la porte derrière le jeune homme, il annonça:

—M. de Fraimoulu est dans son cabinet de travail.

De, se répéta Gontran étonné de la particule; est-ce que mon oncle s'est découvert des parchemins depuis hier?

Il trouva Fraimoulu emmitouflé dans une ample robe de chambre, avachi sur un large fauteuil tout garni d'oreillers qui lui soutenaient les reins.

—Êtes-vous donc indisposé, cher oncle? s'écria hypocritement le neveu.

—Oh! à peine! Je me suis trouvé dans un courant d'air, déclara négligemment Fraimoulu tout en faisant une grimace arrachée par la douleur que lui avait occasionnée le tout petit mouvement du cou dont il avait salué Gontran.

Puis, pour ne pas laisser la conversation s'appesantir sur son état maladif, il demanda brusquement:

—Hein! tu as vu Hilarion?

—Qui appelez-vous Hilarion?

—Mon nouveau valet de chambre.

—Comment! vous avez congédié Pietro! un sujet qui promettait tant! Est-ce que c'est lui qui, en ouvrant une fenêtre, vous a fait attraper votre courant d'air?... Vrai! je le regrette, ce garçon... il avait une certaine allure!

Fraimoulu avança une lèvre dédaigneuse.

—Oh! fit-il, comme allure, il n'approchait pas du grand air d'Hilarion! As-tu remarqué son grand air? Comme on voit tout de suite qu'il n'a jamais servi que la plus haute aristocratie!... Il sort de chez le duc Riaco del Punaisiados, la plus illustre famille d'Espagne. Elle a le droit de s'asseoir sur une marche du trône.

—Alors, encore une perle, votre Hilarion?

—Oui. Puisque je faisais tant que de remplacer Pietro, j'ai voulu trouver tout de suite le plus-que-parfait. Alors, ce matin, après le départ de Pietro...

—Mais pourquoi est-il parti, ce remarquable Auvergnat?

Pris de court, Fraimoulu répondit:

—Pietro a opté pour une place de précepteur des enfants dans une riche famille anglaise.

—Pour en revenir à Hilarion? appuya le neveu sans sourciller au mensonge de son oncle.

—J'ai voulu, te disais-je, aller au plus-que-parfait. Alors, ce matin, j'ai envoyé mon portier au plus célèbre bureau de placement du quartier Saint-Germain... un bureau où la haute noblesse se fournit de domestiques. J'avais bien recommandé à mon portier de dire qu'on ne m'expédiât que la crème du bureau.

—Et on vous a envoyé Hilarion?

—Dont les certificats attestent qu'il n'a jamais servi que sur les plus hauts sommets de l'aristocratie: des princes, des ducs, des marquis.

—Et, après tant de nobles maîtres, Hilarion a consenti à entrer chez un simple bourgeois comme vous?

—Il a commencé par se faire tirer un peu l'oreille. J'ai fini par le décider en lui accordant deux légères concessions. La première, que ses gages seraient doublés.

—La seconde?

—Oh! celle-là est une concession uniquement faite à l'amour-propre de ce brave garçon n'ayant jamais servi que la noblesse.

—C'est?

—C'est que, entre nous, tout à fait dans l'intimité, je le laisserais m'appeler baron. Tu comprends? Pour ce que ça me coûtait, j'ai donc cédé.

Gontran avait tout écouté sans broncher. Pendant qu'il était en train de s'amuser, il voulut se faire la bonne mesure.

—Oui, dit-il tout sérieux; mais avec votre incomparable Hilarion vous n'allez que sur une jambe. Il vous manque encore une cuisinière, cet illustre cordon bleu que vous prétendiez conquérir.

—Erreur! mon neveu!... Je l'ai, ce phénix de la casserole! Sache donc que j'ai fait coup double! En même temps qu'un valet de chambre, j'avais demandé une cuisinière. «Un monstre de talent auquel l'art culinaire ait révélé tous ses secrets,» avais-je écrit au directeur du bureau de placement pour bien lui désigner le sujet qu'il fallait m'envoyer.

—Et vous avez reçu votre monstre?

—Une heure après, il arrivait.

—Bien garanti monstre?

—Tout ce qu'il y a de plus monstre... et je dirai même garanti fort spirituellement par le directeur du bureau de placement qui, dans son bulletin d'envoi, m'a écrit: «Je crois ne pas mieux vous recommander Pétronille qu'en vous disant qu'elle est restée vingt-trois ans chez un curé.» Or, tu le sais; on a le bec difficile dans le clergé. On se connaît en bons morceaux... Qui nous a transmis les recettes culinaires du moyen âge, si ce n'est les moines? Grosse abbaye, bonne marmite, dit un proverbe.

Et, tout superbe, Athanase Fraimoulu articula avec un sourire de triomphe:

—Grâce au talent de Pétronille, je compte, avant peu, prendre ma revanche de l'échec que m'a valu cette misérable Nadèje... Dès demain, j'enverrai de nouvelles invitations.

Gontran crut devoir prêcher un tantinet la prudence à son oncle.

—A votre place, j'attendrais, conseilla-t-il doucement.

—Attendre quoi? fit Fraimoulu.

—Que Pétronille m'ait bien prouvé son prodigieux talent.

—Mais elle me l'a prouvé ce matin même à déjeuner.

—Ah! elle vous a fait un fin déjeuner?

—Fin? Non. Et c'est là son mérite... Elle m'a servi le plat le plus simple, le plus vulgaire. Dame! tu comprends? Cette fille arrivait. Elle a employé le premier ingrédient qu'elle avait sous la main. J'avais faim. Elle était donc pressée. Je lui ai laissé la bride sur le cou sans rien commander. Je l'attendais là... Elle ne m'a servi qu'un plat, mais je m'en suis fourré jusque-là, par exemple!... Donc, qui sait faire pareil régal d'un si modeste plat doit opérer des miracles quand elle s'attaque aux savantes combinaisons de l'art.

Et Fraimoulu, plein d'enthousiasme, répéta en se passant la main sous le menton:

—Oui, je m'en suis fourré jusque-là.

—Peut-on savoir quel est ce plat? demanda Gontran.

—Des haricots au lard... Hein! c'est bien simple, n'est-ce pas? mais ça m'a suffi pour la juger.

Voulant toujours inviter à la prudence, Gontran secoua la tête en disant:

—C'est juger bien vite! J'en suis pour ce que j'ai avancé tout à l'heure; j'attendrais encore.

Cette méfiance de son neveu froissa Fraimoulu, qui prononça d'un ton sec:

—J'ai une proposition à te faire, monsieur Saint-Thomas. Voici bientôt six heures. Reste à dîner. Tu apprécieras par toi-même.

Ensuite, en appuyant:

—Et je suis de bonne foi en t'offrant l'épreuve, car, pas plus que toi, je ne sais ce que Pétronille nous réserve pour dîner... Afin de mieux asseoir mon jugement, je suis décidé, pendant plusieurs jours, à lui laisser, comme je te le disais, la bride sur le cou... Voyons, acceptes-tu?

Gontran pensa qu'il obtiendrait plus facilement de la bouche de son oncle, quand elle serait pleine, le «Oui» à son mariage, qu'il venait chercher.

—J'accepte, dit-il.

Le mot était à peine lâché que la pendule tinta six heures. Le sixième coup vibrait encore quand la porte s'ouvrit. Sur le seuil apparut Hilarion, toujours raide, qui prononça:

—Monsieur le baron est servi.

Après quoi, venant se placer derrière le fauteuil à roulettes sur lequel ses membres trop caressés par Pietro forçaient Fraimoulu à rester cloué, l'ancien valet du duc Riaco del Punaisiados ajouta:

—Si monsieur le baron le permet, j'aurai l'honneur de le rouler devant son couvert.

—Faites, Hilarion, accorda Fraimoulu dont la figure radieuse semblait dire à son neveu: Quelle perle! Comme il sent son faubourg Saint-Germain!

Au milieu de la table se dressait un plat couvert, sur lequel l'oeil de Fraimoulu s'attacha gloutonnement. Curieux de savoir le mets délicat que Pétronille offrait à son appétit, il porta la main au couvercle qu'il souleva.

—Encore! s'écria-t-il.

C'était une nouvelle platée de haricots au lard!

Gontran avait retenu son envie de rire. Il y eut dans sa voix l'accent d'une conviction profonde quand il dit à son oncle un peu penaud:

—Réchauffés, les haricots sont meilleurs, à ce qu'on prétend.

—Au fait, fit Fraimoulu reprenant son aplomb, je ne suis pas fâché que Pétronille ait pensé à nous en resservir. Tu vas vérifier si mon éloge était exagéré. Seulement, ne t'en gave pas trop. Réserve ton appétit pour les autres plats.

A cette recommandation, la voix respectueuse d'Hilarion fit entendre un conseil.

—J'aurai l'honneur d'inviter monsieur le neveu de M. le baron à en prendre sa suffisance, attendu que ce plat compose tout le dîner.

—Hein! fit Fraimoulu ahuri.

Mais croyant à quelque malentendu.

—Allez me chercher Pétronille, commanda-t-il.

Derrière Hilarion arriva une grande femme, à solide charpente, de noir vêtue.

—Comptez-vous, ma fille, me servir perpétuellement des haricots? demanda sèchement le maître.

La cuisinière ouvrit des yeux étonnés.

—Est-ce qu'on n'a pas dit à monsieur que je sortais de chez un curé? débita-t-elle avec le plus pur accent picard.

—Oui, et où vous êtes restée pendant vingt-trois ans. C'est même pour cela que je vous ai acceptée.

—Eh bien, alors? fit la fille croyant avoir tout dit.

—Qu'entendez-vous par votre «eh bien, alors?» Vous ne comptez pas prétendre que votre curé n'a jamais mangé que des haricots?

—Pardonnez-moi.

—Pendant vingt-trois ans!!! s'exclama Fraimoulu.

—Oui, monsieur.

Et d'une voix pleine de componction, Pétronille poursuivit:

—Monsieur le curé n'avait pas un sou à lui... Tout passait à ses pauvres... Alors il économisait sur son estomac. Et il serait mort de faim sans quelques cultivateurs, de ses paroissiens, qui lui remontaient ses provisions, au moment de la récolte.

—Et où était sa paroisse?

—A côté de Soissons.

—Mais s'il mangeait toujours des haricots, que se réservait-il pour ses vendredis et son carême? objecta Fraimoulu.

—Encore des haricots... mais sans lard... Je ne lui jamais fait que des haricots pendant vingt-trois ans.

—Bigre! Je l'entends d'ici, votre curé! s'écria Gontran émerveillé.

Mais, subitement, il resta la bouche béante, tout surpris de l'occupation singulière à laquelle se livrait Hilarion pendant ce dialogue sur les haricots.

Elle était, en effet, bien étrange, cette occupation d'Hilarion pendant l'aveu de Pétronille qu'en vingt-trois ans passés au service de son curé elle ne lui avait jamais cuisiné que des haricots.

Placé derrière le fauteuil de Fraimoulu, le valet, à l'aide d'un mètre à ruban, mesurait la hauteur du dos, la largeur des épaules, la distance de l'épaule au coude que lui offrait le torse du «baron», trop absorbé par son interrogatoire de la cuisinière pour se douter du métrage dont il était l'objet. Le résultat donné par cette série de mesures prises était vraisemblablement du goût d'Hilarion, car il avait des petits coups de tête approbateurs et quelque chose comme un sourire, faisant grimacer sa face de bois, lui donnait l'air d'un casse-noisette suisse.

D'abord étonné, Gontran qui se rappela de quels coups de poing l'Auvergnat Pietro avait endolori l'échine de son oncle, finit par s'expliquer l'acte d'Hilarion.

—Il lui prend mesure d'un cataplasme, se dit-il.

Cependant, s'était élevée la voix sévère d'Athanase Fraimoulu, qui demandait à Pétronille:

—Donc, ma fille, vous ne connaissez que les haricots au lard?

—Et sans lard, dit la cuisinière plaidant sa cause.

—Bref, vous n'avez jamais servi autre chose à votre curé?

—Je lui ai aussi servi sa messe.

Ce n'était vraiment pas assez pour justifier le titre de cordon bleu que Fraimoulu voulait entendre ses futurs invités octroyer à sa cuisinière.

En conséquence, il tira de la poche de son gilet deux louis qu'il tendit à Pétronille, en articulant à mots pesés:

—Voici vos huit jours, ma fille.

Puis, d'un geste grave et même majestueux, il montra la porte à Pétronille qui se retira, la joie dans l'âme, en se disant:

—Nous ne sommes encore qu'au 6 du mois et j'ai reçu neuf fois mes huit jours!!! Bon état! J'ai bien eu raison de quitter le balayage des rues.

Après ce congé donné, Fraimoulu était resté mélancolique, le regard attaché sur le plat de haricots, seule ressource du dîner.

—Sapristi! ce n'est vraiment pas le quart d'heure pour lui parler de mon mariage! pensa Gontran.

Encore une fois se fit entendre la voix respectueuse d'Hilarion.

—Oserai-je donner un conseil à M. le baron? demandait-elle.

Mais Fraimoulu était baron de si fraîche date et il avait telle préoccupation de son déboire qu'il était bien excusable de ne pas s'apercevoir qu'Hilarion s'adressait à lui.

—Monsieur le baron? répéta le valet pour appeler son attention.

—Eh! mon oncle, c'est vous le baron, cria le neveu en lui poussant le coude.

—Voici deux étranges dîners que je t'offre, mon garçon, confessa Fraimoulu secouant sa torpeur.

Puis, prenant feu soudainement:

—Oui, je le jure, cria-t-il, coûte que coûte, je saurai conquérir la cuisinière qu'il me faut!

—Je n'en doute pas, mon oncle... Mais, pour le moment, je crois que vous feriez bien d'écouter Hilarion, qui paraît avoir quelque chose à vous proposer pour corser un peu notre dîner.

—Est-il vrai, Hilarion?

—J'aurai l'honneur de dire à monsieur le baron qu'il me souvient que, dans un cas tout semblable, mon dernier maître, le noble duc Riaco del Punaisiados, m'envoya chercher du petit salé chez le charcutier.

—Eh! eh! je goûterais volontiers de ce manger de duc! fit Gontran pour tirer son oncle d'embarras.

—Faites, Hilarion, commanda le maître.

Hilarion partit, mais tout aussitôt il reparut en disant:

—Dans sa précipitation à s'en aller, Pétronille a emporté la clé de la cuisine. J'aurai l'honneur de demander à M. le baron la permission de laisser la porte entr'ouverte derrière moi, afin de m'éviter la confusion douloureuse d'avoir à faire lever M. le baron pour venir m'ouvrir à mon retour.

Et, certain que sa requête lui était accordée, Hilarion s'éloigna sans attendre de réponse.

—Hum! quel serviteur! Crois-tu que, pour lui, j'ai eu la main heureuse? Quel langage! quelle tenue! Et comme c'est un garçon débrouillard, à en juger par son idée du petit salé!

—Et combien payez-vous ce phénomène?

—Deux cents francs par mois et mes vieux habits... En plus, un supplément de trente francs parce qu'il parle l'indien! Que, demain, il me plaise de visiter l'Inde dans ses coins les plus reculés, grâce à Hilarion, je ne serais pas plus embarrassé pour me faire comprendre que si j'étais sur le boulevard des Italiens!

—C'est là un point important, dont vous avez bien fait de tenir compte, déclara gravement le neveu.

—En somme, il me revient pour ainsi dire à rien, une misère! Songes-y donc! 230 francs par mois!

—Et vos vieux habits... que vous oubliez.

—Oh! pour ce qui est de ça, Hilarion n'aura pas grand profit, car j'use mes effets jusqu'à la corde.

Et, aussi convaincu que satisfait, Athanase Fraimoulu répéta:

—Oui, j'ai eu la main heureuse avec Hilarion! Cela me console de mes déboires avec Pietro, Nadèje et Pétronille.

Puis, renfourchant son dada:

—Mais, je te le répète, j'aurai ma cuisinière... une perle comme Hilarion... les deux feront la paire... dussé-je aller la chercher au bout du monde!

—Dans l'Inde, par exemple. Ce serait une occasion pour vous de rentrer dans vos trente francs par mois pour l'Indien que parle Hilarion, conseilla Gontran qui étouffait de son rire contenu.

Ensuite, après une courte pause:

—Dites donc, mon oncle? reprit le neveu.

—Quoi, cher ami?

—Vous me faites l'effet de vouloir aller chercher bien loin ce que vous avez sous la main. Je connais, moi, une fameuse cuisinière qui n'est pas bien loin d'ici... une vraie merveille.

—Tu connais une merveille, toi?

—Oui, qui s'appelle Cydalise.

—La cuisinière de mon locataire, M. Grandvivier?

—Elle-même. Ne vous souvient-il plus de notre dîner chez le magistrat? Avez-vous oublié l'évanouissement de cette fille en plein salon, évanouissement que le docteur Cabillaud père a expliqué par un état nerveux que calmerait un repos de deux ou trois mois à la campagne?... Ce serait pour vous une affaire d'un peu de patience à avoir. Puisque M. Grandvivier, devant nous tous, a rendu sa liberté à Cydalise, pourquoi ne pas manoeuvrer pour que ce cordon bleu émérite entre chez vous après le rétablissement de sa santé?

Athanase Fraimoulu eut un sourire malin.

—J'y ai bien pensé, mon garçon, dit-il. Je t'avouerai même que mon intention était, ce matin, à son départ, de guetter Cydalise pour lui faire les plus brillantes offres.

—Qui vous en a empêché?

—Le docteur Cabillaud père.

—Il vous a dit du mal de Cydalise?

—Pas le moins du monde!... Ah! mon cher, on a bien raison de dire qu'il faut s'attendre à tout avec les femmes! Tu sais que Cydalise, se sentant malade, avait accepté la clef des champs que lui offrait M. Grandvivier? Ce matin, proutt! le vent avait tourné, ce n'était plus cela, Cydalise refusait de s'en aller. Quand Cabillaud père, qui redemandait son fils à tout le monde...

—Il est aussi venu chez moi.

—Et pareillement chez moi où, je le reconnais, il est arrivé bien à propos pour me soigner... du coup d'air que j'ai attrapé cette nuit...

—Pauvre oncle! gémit hypocritement le neveu qui semblait ne s'être pas aperçu du petit arrêt de Fraimoulu avant de parler de son coup d'air.

L'oncle, pour ne pas le laisser insister sur le coup d'air en question, reprit vivement:

—Pour en revenir à Cydalise, je te dirai donc que Cabillaud père, tout en me prodiguant ses soins, m'a conté qu'avant d'entrer chez moi il était monté chez M. Grandvivier pour s'informer de son fils disparu. Tout naturellement il a demandé des nouvelles de Cydalise, qu'il avait soignée la veille, en insistant sur la nécessité d'envoyer cette fille respirer l'air des champs. Là-dessus, le magistrat lui a répondu: «Alors tâchez de lui faire entendre raison, car, moi, j'y renonce!» Puis il a appelé Cydalise qui, quoiqu'ait pu dire Cabillaud et malgré l'insistance du juge à lui rendre sa liberté, a positivement refusé de quitter sa place. «Et le plus étonnant, m'a dit Cabillaud, c'est que, tout en refusant, Cydalise avait l'air de ne pas demander mieux que de s'en aller.»

—Cydalise est sans doute dévouée à son maître, avança Gontran.

—Il faut croire aussi que la place est bonne chez

M. Grandvivier, ajouta Fraimoulu.

Il avait à peine prononcé le nom du juge qu'il leva vivement les yeux au plafond en s'écriant:

—A propos de M. Grandvivier, que se passe-t-il donc chez lui? Entends-tu ce vacarme?

—Parbleu! il faudrait être sourd pour ne pas entendre, répondit Gontran.

—Un vrai remue-ménage!

—Ils courent ou ils dansent.

En effet, un tapage de pas précipités résonnait à l'étage supérieur et, à ce fracas, se mêlait le murmure de plusieurs voix.

A ce moment, leur attention fut détournée par le claquement de la porte qui se refermait dans la cuisine de Fraimoulu.

—Ah! voici Hilarion qui rentre avec son petit salé! annonça Gontran.

—Ma foi! à la guerre comme à la guerre! Le petit salé, après tout, n'est pas sans mérite. Pour une fois, on n'en meurt pas, déclara Fraimoulu se préparant à faire fête à ce produit de la charcuterie.

Et ils attendirent, le nez braqué vers la porte, l'entrée d'Hilarion et du petit salé.

Mais Hilarion ne parut pas.

—Probablement qu'il dispose sur un plat ses morceaux que le charcutier lui a livrés dans un papier, avança Fraimoulu pour expliquer ce retard.

Hilarion aurait eu dix fois le temps d'étaler son petit salé sur un plat quand Fraimoulu reprit étonné:

—Nous l'avons cependant bien entendu rentrer.

—Certes! Il a refermé assez fort la porte qu'il avait demandé, en partant, de laisser entr'ouverte pour nous éviter la peine d'aller lui ouvrir, appuya Gontran.

—Alors, que fait-il dans la cuisine?

—Il met sans doute de côté les morceaux qu'il se destine, supposa le neveu.

—Qu'il ne s'en avise pas!!! fit Fraimoulu sévèrement.

—Peut-être que l'exigeait ainsi de lui le duc Riaco del Punaisiados. Dans la haute aristocratie, ils ont de telles manies qu'ils ont rapportées des croisades! débita Gontran qui s'amusait de l'impatience de son oncle dont les mâchoires se remuaient comme si, déjà, elles trituraient la viande désirée.

—A quoi perd-il ainsi son temps? gronda Fraimoulu n'osant pas faire encore acte d'autorité envers un serviteur aussi rare.

—Il est si débrouillard, comme vous me l'avez dit, qu'il lui sera venue l'idée de faire dessaler son petit salé. C'est une affaire de quatre heures à attendre.

Mais la patience échappa à Fraimoulu qui hurla:

—Ah ça! Hilarion, pour quand?

Profond silence.

Cette fois, les hommes se regardèrent des plus étonnés.

—Quelqu'un est pourtant entré, dit Gontran.

—Et qui a refermé la porte derrière lui, continua l'oncle.

—Allons voir, proposa le neveu.

Ensemble ils gagnèrent la cuisine.

Sur le carreau de la cuisine, une femme évanouie était étendue.

Cette femme était Cydalise!




VI


Rigide, froide, renversée sur le dos, Cydalise montrait aux regards de l'oncle et du neveu un visage pâle, sur lequel l'évanouissement avait immobilisé l'expression du sentiment qui lui avait fait perdre connaissance. Ce sentiment était celui de l'épouvante.

Cette fille, à n'en pas douter, fuyant devant un danger qui l'affolait de terreur, s'était précipitée au hasard dans la cuisine ouverte comme dans un refuge, et s'était évanouie après en avoir machinalement refermé la porte.

—Que vient-il donc de se passer chez M. Grandvivier? répéta Fraimoulu. L'entrée de la cuisinière du juge dans ma cuisine a suivi presque instantanément le vacarme de pas et de voix qui a retenti là-haut.

Le plus pressé était de rappeler à elle Cydalise étendue sur le carreau.

—Aidez-moi à la soulever pour l'asseoir sur une chaise, dit Gontran à son oncle en se penchant vers la cuisinière.

Mais le pauvre Athanase était trop endolori par ses derniers rapports avec Pietro pour être capable du moindre effort. Tout ce qu'il avait pu faire avait été de se traîner jusqu'à la cuisine et, maintenant, il lui tardait de regagner le fauteuil sur lequel il reposerait son individu détérioré.

—Attends le retour d'Hilarion, conseilla-t-il.

Tout clopin clopant, avec des «hem!» douloureux, il quitta la cuisine.

L'aide de Fraimoulu n'était pas, après tout, bien nécessaire à Gontran, vigoureux garçon, qui eut vite fait d'enlever Cydalise.

—Une belle fille tout de même, pensa-t-il en examinant la cuisinière, après l'avoir assise sur une chaise.

Puis, comme il voulait lui mouiller le front d'eau fraîche, il retira le bonnet de linge dont était coiffée le cordon bleu.

—Oh! oh! fit-il en fixant un oeil surpris sur la chevelure ainsi mise à découvert.

Un secret de toilette venait de se révéler à lui. La brune Cydalise empruntait à la teinture le noir de sa magnifique chevelure. La preuve en était dans la nuance rouge qui pointait à chaque racine de cheveu. Dame Nature, en créant cette fille, l'avait rangée dans la catégorie des rousses.

—Ah ça! mais c'est la Fille du Soleil, la Cydalise du récit de la Godaille! Eh! je n'avais pas tort en demandant si, par hasard, les deux Cydalise n'en feraient pas qu'une, pensa le jeune homme au souvenir de l'histoire de Frédéric Bazart.

Alors, en se rappelant ensuite qui s'était séparé de La Godaille, sur le carré, au moment où ce dernier allait monter chez M. Grandvivier, il se demanda:

—Est-ce que mon conseil à La Godaille, qui s'en tenait à la nuance des cheveux, de bien examiner la Cydalise du magistrat, aurait produit son effet?... Ne se peut-il pas que mon nouvel ami soit la cause, tout à la fois, de la terreur du cordon bleu et du vacarme qui, tout à l'heure, retentissait chez M. Grandvivier?

Tout en réfléchissant ainsi, Gontran, de ses doigts trempés dans un bol rempli à la fontaine, avait cinglé des gouttes d'eau à la figure de Cydalise. Un léger frémissement de la femme évanouie annonça qu'elle ne tarderait pas à retrouver connaissance.

Bientôt, en effet, ses paupières remuèrent, puis ses yeux, qui s'ouvrirent lentement, promenèrent autour d'elle un regard d'abord vague, qui, peu à peu, s'emplit de terreur.

Avec la raison qui reparaissait, le souvenir de la cause de son évanouissement était sans doute revenu, car elle se leva brusquement de sa chaise, et d'une voix épouvantée elle bégaya:

—Est-il parti?

—Parti!... Qui? demanda Gontran.

Au son de la voix qu'elle entendait, il est à supposer que la prudence fit regretter à Cydalise les quelques mots qui lui étaient échappés. Au lieu de répondre à la question, elle se mit à réparer le désordre de sa toilette et, tout en rajustant son bonnet, qu'elle avait ramassé sur le carreau, elle débita d'une voix qui se raffermissait de plus en plus:

—Quel mal singulier! Je ne pense à rien et, tout à coup, vlan! j'ai une syncope! Je passais sur le carré de votre étage, quand je me sentis prise d'un étourdissement. J'ai cherché à me retenir. Ma main s'est appuyée sur la porte de votre cuisine. Comme elle n'était pas fermée, elle a cédé sous mon poids et, faute d'un point d'appui, je me suis étalée sur le carreau où j'ai perdu connaissance.

Ce disant, Cydalise, tout en rajustant les brides de son bonnet, guettait sur la physionomie de Gontran quel degré de croyance obtenait son explication.

—Il faut vous soigner, ma belle fille, conseilla le jeune homme d'un air attendri.

Mais, tout en jouant la compassion, Gontran était en train de se dire que la cuisinière écorchait la vérité. Si son évanouissement avait eu lieu tel qu'elle le racontait qui donc, alors, avait refermé la porte derrière elle? Indubitablement un autre personnage avait été mêlé au début de la scène et c'était de lui que Cydalise avait parlé lorsque, en retrouvant ses sens, elle avait fort imprudemment demandé:

—Est-il parti?

En conséquence, Gontran avait aux lèvres trois ou quatre questions et il allait entamer son interrogatoire quand, de l'autre côté de la porte, sur le carré, une voix étonnée prononça:

—Tiens! fermée... Je suis pourtant bien sûr de l'avoir laissée ouverte.

Sans y réfléchir, il ouvrit au domestique Hilarion qui apparut tenant entre ses deux mains, enveloppé dans un journal, un copieux tas de petit salé.

Avant que le valet eût eu le temps de s'avancer, Cydalise profita de l'issue ouverte. Elle sortit vivement sur le carré et, quand elle eut sa retraite assurée, elle se retourna pour dire à Gontran:

—Grand merci, monsieur, de vos bons soins!

Puis elle monta l'étage qui menait au domicile de son maître.

Cependant Hilarion et son petit salé avaient pénétré dans la cuisine. En trouvant le jeune homme enfermé avec une jolie fille, l'ex-valet du duc Riaco del Punaisiados avait eu un sourire discret qui agaça Gontran.

De là vint que, sans daigner entrer dans une explication au sujet de Cydalise, le jeune homme demanda d'un ton sec:

—Vous l'avez donc été chercher en Chine, votre petit salé?

—Monsieur trouve probablement que mon absence a été longue? dit Hilarion sans se démonter.

—Dame! Près d'une heure, quand le charcutier est de l'autre côté de la rue!

—C'est que le charcutier n'avait plus de petit salé tout prêt et qu'il m'a fallu attendre qu'il en tirât de la marmite quand je m'y suis présenté pour mon second achat.

—Votre second achat? Que voulez-vous dire?

Toujours respectueux, Hilarion répondit:

—Je me serais senti mourir de honte si j'avais eu l'honneur de servir sur la table un petit salé ayant traîné dans la boue du ruisseau, ainsi qu'il est advenu à ma première acquisition.

—Il vous est donc arrivé un accident?

—Oui, monsieur, mais, je vous supplie de le croire, nullement par ma faute... Veuillez savoir que je revenais avec mon premier petit salé... tous morceaux de rare choix, cueillis par moi dans la boîte du comptoir avec une longue expérience acquise au service du noble duc del Punaisiados... Je revenais donc, dis-je, tout heureux d'avance des compliments qu'allait m'adresser M. le baron de Fraimoulu, quand, à mon entrée sous la voûte de la maison, je fus brutalement renversé par un animal lancé sur moi...

—Un animal? répéta Gontran. Un chien, alors, qui avait flairé votre charcuterie?

—Non, monsieur. Un jeune homme, véritable oiseau fou, qui courait à pleine volée en sortant de la maison. Tout en m'aidant à me relever, il me débitait questions sur questions.

—L'avez-vous vu? Courait-il? De quel côté a-t-il tourné?

—Comme, tout à ma chute et à celle de mon petit salé, je n'avais pas retrouvé la parole, il me bouscula encore pour se dégager le passage et reprit sa course en disant:

—Au lieu de perdre mon temps à interroger des bourriques, mieux serait de rattraper mon gueusard.

J'abandonnai donc mon petit salé que caressait, en murmurant, l'eau boueuse du ruisseau, et je retournai chez le charcutier. Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, il me fallut attendre que la marmite eût ravitaillé la boîte du comptoir. Je me tenais sur la porte de la boutique, regardant passer le monde, quand je vis revenir mon jeune homme. Il rentrait bredouille de sa chasse. Mine penaude, en proie à une vive émotion, il gesticulait en se parlant. A son passage devant moi, je l'entendis qui murmurait:

—C'est à croire qu'il n'a pas quitté la maison, car j'étais trop sur ses talons pour qu'il ait eu le temps de prendre ainsi le large.

—Comment était ce jeune homme? demanda Gontran.

—Vêtu d'un costume bleu, de grande taille, une moustache hérissée en chat.

—C'est La Godaille, pensa Gontran.

Et immédiatement il se demanda:

—Est-ce qu'il poursuivait ce même individu dont Cydalise, en reprenant connaissance, s'est informée lorsqu'elle s'est écriée: Est-il parti?

A écouter Hilarion, le jeune homme avait complètement oublié le pauvre Athanase Fraimoulu qui, ayant regagné son fauteuil, enrageait de faim, en n'ayant à ronger que son impatience. Heureusement que l'oncle prit soin de se rappeler au souvenir de son neveu. Du fond de la salle à manger, on entendit arriver dans la cuisine sa voix qui demandait:

—Avec qui causes-tu donc, Gontran? Hilarion n'est-il pas encore de retour?

—Si, si, mon oncle, il rentre à l'instant.

Puis, avant de rejoindre l'affamé:

—Mettez vite votre petit salé sur un plat et apportez-le sur la table.

Entré du matin, Hilarion était ignorant des aîtres du logis de son nouveau maître.

—J'aurai l'honneur de demander à monsieur où je trouverai un plat? s'informa-t-il.

—Là... dans l'office, dit le jeune homme en lui désignant une porte au fond de la cuisine.

Et il vint rejoindre son oncle dans la salle à manger où il entra en criant:

—Voici le petit salé!

—Merci, mon Dieu! prononça Fraimoulu qui avait un fond de religion.

Au bout d'une minute d'attente, qui dura un siècle pour Athanase, parut enfin Hilarion.

Mais il n'était porteur d'aucun petit salé.

—Pas moyen d'ouvrir l'office. Pétronille en aura aussi emporté la clef après avoir fermé la porte à double tour, annonça-t-il.

—Tu! tu! fit Fraimoulu. Que nous contez-vous là, Hilarion? La porte ne peut être fermée à double tour, attendu que sa serrure est à simple bouton.

—J'ai tourné le bouton, mais la porte a résisté à ma pesée, insista Hilarion.

—C'est que le bois aura un peu joué. Poussez fort! conseilla Gontran.

Hilarion venait de disparaître que Fraimoulu lâchait un soupir de satisfaction en disant:

—Enfin, je vais me régaler?

—Tout vient à point à qui sait attendre, débita le neveu.

Ce proverbe, parut-il, n'est pas toujours vrai, car l'apparition du petit salé fut remplacée par des hurlements de douleur poussés par Hilarion et qu'il entrecoupait de ces mots:

—Je suis aveugle! je suis aveugle!

En trois bonds, Gontran fut dans la cuisine.

Devant la porte de l'office, maintenant grande ouverte, se roulait à terre Hilarion criant de plus belle:

—Je suis aveugle!

En relevant le valet pour le faire asseoir, Gontran lui regarda le visage. Autour des yeux d'Hilarion s'étalaient des plaques d'une poudre dont le jeune homme reconnut aussitôt la nature.

C'était du poivre!!!

—Que vous est-il donc arrivé? demanda-t-il au pauvre diable.

—J'ai poussé la porte qui a cédé tout à coup et, comme j'entrais dans l'office, qui est sombre, je me suis senti atteint aux yeux d'une si effroyable douleur que j'en suis tombé de mon haut, bégaya le valet.

Tout en bassinant d'eau les yeux de l'infortuné, Gontran crut avoir deviné la vérité.

—Celui qui vient de s'échapper de l'office en jetant du poivre aux yeux d'Hilarion est l'homme qui avait refermé la porte derrière Cydalise évanouie. En m'entendant accourir au secours de la cuisinière, il s'était caché dans l'office.

Mais à cette explication que se donnait Gontran il se présentait une objection. Pourquoi, au lieu d'entrer avec la cuisinière évanouie, l'homme, après avoir poussé la porte, n'avait-il pas poursuivi son chemin?

Alors Gontran pensa au récit tout récent d'Hilarion sur La Godaille lancé à la poursuite d'un individu. N'était-ce pas cet inconnu qui, ne se sachant pas le temps de fuir l'ennemi qui lui brûlait les talons, avait si subitement disparu de la piste qu'avait poursuivie Frédéric Bazart.

En rassemblant tous ces détails et, surtout, en se remémorant l'histoire de La Godaille, le jeune homme finit par se demander:

—Cet homme qui se trouvait avec Cydalise, l'ex-Fille du Soleil, comme le prouve sa chevelure rousse... cet homme que voulait atteindre La Godaille... est-ce que ce ne serait pas le fameux Tombeur-des-Crânes?

Cependant que le neveu réfléchissait ainsi, on entendait, désolée, navrée, désespérée, la voix de l'oncle qui, cloué par la courbature sur son fauteuil, criait du fond de la salle à manger:

—Pour quand, ce petit salé???




VII


Que s'était-il passé chez M. Grandvivier? quelle cause avait motivé cette série d'événements précipités dont un des pires résultats était, à l'étage au-dessous, de laisser l'affamé Fraimoulu devant son assiette vide?

Pour savoir à quoi s'en tenir, il faut revenir à La Godaille au moment où, dans l'escalier, après avoir quitté Gontran près d'entrer chez son oncle, il avait continué son ascension pour aller, à l'étage supérieur, rendre visite à son protecteur, M. Grandvivier.

Il étendait la main pour sonner chez le magistrat, quand la porte s'ouvrit pour donner passage à Augustin, le valet de chambre du juge, qui sortait.

Depuis que La Godaille était sorti de prison, le vieux serviteur l'avait déjà tant vu venir voir son maître, qui semblait lui porter un affectueux et sincère intérêt, qu'il regardait le jeune homme comme un familier de la maison.

—Monsieur Frédéric, avez-vous quelque chose de pressé à dire à M. Grandvivier? demanda le domestique.

—Votre maître n'est-il pas chez lui, mon bon Augustin? s'informa La Godaille, répondant à cette question par une autre question.

—Si, monsieur est chez lui. Seulement, il est en conférence sérieuse avec quelqu'un dans son cabinet.

—Oh! qu'à cela ne tienne! J'attendrai.

—Alors vous savez le chemin du salon? il n'est pas besoin que je vous y conduise, dit Augustin.

Et pour s'excuser de ce sans-gêne:

—Je vais faire pour mon maître une commission très pressée, ajouta-t-il.

—Allez! allez! fit La Godaille; que je ne vous cause pas une minute de retard.

Sur ce, il entra dans l'appartement pendant que le domestique en sortait, disant avant de tirer la porte derrière lui:

—Du reste, vous trouverez au salon à qui parler en attendant.

Ainsi introduit dans le logis du magistrat sans qu'aucun coup de sonnette eût prévenu de son entrée, La Godaille, dont le pas était assourdi par l'épais tapis qui couvrait le parquet de toutes les pièces du logement, se dirigea vers le salon.

Pour y arriver, il lui fallait suivre un couloir de dégagement qui coupait au court, en évitant de passer par la salle à manger et un petit fumoir. A l'entrée de ce couloir, Frédéric s'arrêta tout net, surpris par le murmure de deux voix qui susurraient dans la salle à manger.

—Chut! chut! On pourrait t'entendre, soufflait une voix.

—Augustin est en course. Quant à ton maître, en venant ici du salon, j'ai laissé, derrière moi, toutes les portes ouvertes. Au premier bruit de fauteuils nous annonçant la retraite de son visiteur, nous nous séparerons.

—Viens dans la cuisine.

—Un traquenard, ta cuisine, où je ne saurais expliquer ma présence si je m'y faisais surprendre, tandis que dans cette salle à manger je puis y être venu pour admirer les tableaux, ces natures mortes.

Si bas de ton que parlât cette dernière voix, La Godaille la reconnut pour être celle d'un homme et il y surprit un accent impérieux lorsqu'elle poursuivit:

—Ne perdons pas notre temps. Au plus pressé... Quand revient-elle?

—Crois-moi, ne persiste pas dans ce projet, il nous en arrivera malheur! conseilla l'autre voix, celle d'une femme.

Cet appel à la prudence ne fut pas écouté par l'homme, qui répéta plus sèchement:

—Quand revient-elle?

—Je l'ignore.

—Tu mens!

—Non. Il a annoncé plusieurs fois qu'il allait la rappeler près de lui, mais il n'a pas encore précisé l'époque.

—Nul préparatif n'annonce donc un retour prochain?

—Il y a trois jours que le tapissier a fini de préparer la chambre qui lui est destinée.

—Et puis encore? insista curieusement l'homme.

—Tu en demandes trop. Tu en sais à présent autant que moi, répondit la femme dont la voix semblait se rebeller.

Il y eut un petit silence après lequel l'homme reprit d'un ton qui menaçait:

—Écoute-moi, ma fille. Tu me connais et tu dois savoir qu'il ne fait pas bon me trahir... En conséquence, charrie droit, je te le conseille! Depuis quelque temps, tu n'es plus franche du collier.

—C'est que j'ai peur.

—Peur de quoi?

La femme hésita. Sans doute qu'au moment de faire un aveu la prudence lui ferma la bouche, car l'homme, après avoir attendu, répéta avec impatience:

—Peur de quoi?

—Je n'en sais rien, mais j'ai peur.

—Allons! tranquillise-toi, grande folle! Entendons-nous bien et tout ira comme sur des roulettes, dit l'homme dont la voix s'adoucit.

Cependant La Godaille était resté immobile à l'entrée de son couloir, tendant l'oreille à ce murmure des voix et se disant:

—C'est la cuisinière et son amoureux... Le torchon brûle à propos de je ne sais quoi et qui n'est pas mon affaire. Laissons-les à leur tête-à-tête et gagnons le salon sans qu'ils puissent se douter qu'ils ont eu un écouteur.

Sur la pointe du pied, grâce au tapis, La Godaille put, sans le moindre bruit, arriver au salon, qu'il trouva désert.

—Tiens! fit-il étonné de cette solitude; et Augustin qui m'avait annoncé que je n'y serais pas seul!

Se persuadant que celui dont avait parlé le domestique du juge avait dû se joindre au premier visiteur reçu dans le cabinet de M. Grandvivier, le jeune homme, toujours silencieusement, se posa sur un fauteuil pour attendre son tour de voir le magistrat.

L'homme que Frédéric Bazart venait d'appeler l'amoureux de la cuisinière n'avait pas menti quand, tout à l'heure, pour calmer les craintes de sa maîtresse, il avait dit que toutes les portes ouvertes lui permettraient d'entendre le moindre bruit annonçant la fin de l'audience donnée par M. Grandvivier.

La porte qui séparait le salon du cabinet se trouvait entre-bâillée. Il devait en être ainsi bien à l'insu du juge et de son visiteur, car ils causaient tout d'abandon sans se douter que leurs paroles arrivaient à La Godaille.

—Que me dites-vous là, cher ami! s'écriait le magistrat.

—L'exacte vérité.

—Il vous a été volé dix mille francs?

—Dans un tiroir de mon bureau.

—Qu'on a forcé?

—Non, car j'avais laissé la clef dans la serrure. On n'a eu qu'à la tourner.

—Vous avez payé cet oubli.

—Joignez à cela que j'avais un témoin quand j'ai mis bien ostensiblement ces dix billets de mille francs dans mon tiroir.

—Avouez-le. C'était bien franchement vouloir être volé.

L'interlocuteur de M. Grandvivier fit entendre un léger rire, puis il ajouta:

—Vous ne croyez pas si bien dire.

—Quoi! fit la voix étonnée du juge, vous avez vraiment voulu être volé?

—J'ai tout fait pour cela et j'ai eu le bonheur d'y réussir.

—Vous aviez donc besoin de tenter une probité sur laquelle vous aviez des doutes? En ce cas, vous auriez pu faire l'essai à meilleur marché.

—Je n'avais pas le moindre doute sur la probité en question. Je savais pertinemment que la somme me serait soustraite.

—Alors j'en reviens à dire: Pourquoi, puisque vous étiez certain du vol, n'avoir pas mis cent francs au lieu de dix mille?

—Parce qu'on ne m'eût pas dérobé cent francs, attendu qu'on avait besoin d'un plus gros butin.

—Que vous avez estimé à dix mille francs.

—Oui au jugé. J'ai évalué à cette somme certaine entrée en campagne d'une expédition que je tiens d'autant plus à voir s'entreprendre que je suis décidé à lui casser le cou au bon moment.

—Voyons, cher ami, expliquez-vous plus clairement, car vous ne parlez que par énigmes? appuya M. Grandvivier dont la voix s'accentuait de plus en plus surprise.

—Il est bien entendu que je parle à l'ami, rien qu'à l'ami, et pas au magistrat! insista l'interlocuteur du juge.

—Pourquoi pas le magistrat?

—Parce que, derrière le magistrat, arriverait la justice qui, peut-être... je dirai même: assurément, ne châtierait mes trois misérables que d'une façon incomplète... en admettant même qu'elle ne les laisserait pas partir sains et sains.

Et, lentement, d'un ton qui pesait sur chaque parole, celui qui parlait continua:

—Tandis que je veux, pour les gredins que je vise, une punition sans pitié ni merci, qui les frappe avant que la loi intervienne en rien dans l'affaire.

Cette façon de procéder sommairement dut éveiller quelque sombre pensée assoupie dans l'esprit du juge.

Brusquement, sans réfléchir, d'un élan tout involontaire, il prononça d'une voix brève:

—Je comprends ainsi la vengeance.

A mesure que les deux causeurs avaient parlé, La Godaille s'était trémoussé sur son siège, mécontent de lui, et se disant:

—Sapristi! j'en entends trop! Je n'aime pas le rôle d'écouteur aux portes! c'est un vilain métier... Il faut les avertir que je suis là.

Il pensait à tousser, à renverser un fauteuil, à marcher lourdement, en un mot à prévenir d'une façon quelconque de sa présence.

Une réflexion l'arrêta.

—N'est-il pas déjà trop tard! se demanda-t-il.

Et, tout en cherchant un parti à prendre, il lui fallut encore entendre M. Grandvivier qui demandait:

—Vous dites qu'ils sont trois?

—Oui, deux hommes et une femme.

—Et vous ne craignez pas qu'ils vous échappent avant que vous ayez pu les châtier?

—Je le crains si peu que je pourrais d'avance préciser l'endroit où ils viendront se faire pincer.

A nouveau, le causeur se mit à rire en disant:

—Je vois d'ici leur figure quand ils se verront pris au traquenard par moi qu'ils ont toujours cru vivre dans la peau d'un imbécile.

Cependant La Godaille se répétait:

—J'en entends trop! J'en entends trop! ma place n'est pas ici... Tout n'est pas bon à écouter... Je paierais vingt francs trois grammes de coton à me fourrer dans les oreilles.

Le brave garçon se désolait encore lorsqu'un souvenir l'éclaira. Est-ce que, quand il l'avait introduit, le domestique du juge ne lui avait pas annoncé qu'il trouverait quelqu'un l'ayant précédé au salon? Il avait supposé d'abord que ce visiteur s'était fait admettre en tiers dans le cabinet. Mais il était incontestable que, dans le cabinet du juge, ils n'étaient que deux... Alors, qu'était devenu l'autre?... Est-ce que ce serait celui-là qui, pour prendre patience, avait été rejoindre Cydalise!

—Ce serait drôle de connaître l'ami de M. Grandvivier qui en pince pour sa cuisinière, pensa le jeune homme.

Et, estimant que c'était être bien faiblement coupable et surtout qu'il s'amuserait mieux en prêtant l'oreille à des chamailleries d'amants, il se leva, et, toujours sur la pointe du pied, il reprit le chemin de la salle à manger en se disant:

—Allons voir si mes amoureux se sont raccommodés.

Comme La Godaille sortait du salon, M. Grandvivier posait cette question:

—Quel crime complotent vos gredins?

—Celui de tuer, après l'avoir dépouillé, un homme que vous connaissez, car c'était un des convives de votre dîner.

—Vous l'appelez?

—Ducanif.

Après ce nom prononcé, l'interlocuteur du juge demanda:

—Voulez-vous que je vous conte tout par le menu sur ces bandits?

—Parlez, mon cher Camuflet, dit sérieusement M. Grandvivier.

D'un geste de main, M. Grandvivier arrêta Camuflet qui allait commencer son histoire et demanda:

—Comment se fait-il que vous, cher ami, homme paisible, insouciant, sédentaire, vous vous soyez lancé en pareille aventure?

A cette question, Camuflet fit entendre un léger rire ironique et répondit:

—Rien n'inspire plus d'énergie à un homme que de posséder trois belles-mères. Savez-vous pourquoi?

—Le soin de les rendre heureuses.

—Non, le désir ardent de s'en débarrasser! Pour y arriver, le plus paresseux soulèverait le monde! Un beau jour, à moi qui avalais avec résignation mes trois pilules quotidiennes, l'énergie en question est venue subitement et d'une façon bien inattendue... entre quatre murs, dans une chambre qui n'était pas la mienne et où je me trouvais mis sous clé... en un mot, pour avoir été enfermé chez le baron de Walhofer.

A ce nom, le juge tressaillit imperceptiblement, mais sa voix n'eut qu'une intonation de surprise quand il demanda:

—Ce même baron de Walhofer que M. Fraimoulu m'a présenté en amenant à ma table ses convives que la frasque de sa cuisinière Nadéje laissait devant des assiettes vides?

—Le même... et qui, je l'espère, ne remettra plus les pieds chez vous quand je vous l'aurai fait connaître... car il est un des trois gueux dont je poursuis le châtiment.

—Oh! oh! fit le juge d'une voix qui protestait, êtes-vous bien sûr de ce que vous dites là, Camuflet? C'est bien grave.

Et se reprenant:

—Non pas que je veuille, croyez-le, défendre contre vous ce monsieur qui, avant sa présentation par M. Fraimoulu, m'était parfaitement inconnu.

—Pas de nom pourtant, objecta Camuflet.

Le magistrat parut consulter ses souvenirs.

—C'est vrai, reprit-il. Quand M. Fraimoulu m'a nommé le baron, il m'a semblé avoir entendu déjà ce nom, mais je n'ai pu me rappeler où et comment... Aidez-moi un peu à ce sujet.

—Ne vous souvient-il pas d'une carte de visite du baron de Walhofer trouvée par moi dans la poche du tablier de ma belle-mère n° 3, noble dame Buffard des Palombes, carte que je vous ai apportée?... Avez-vous oublié que nous crûmes alors que ce baron était un sexagénaire qui s'était énamouré des charmes défraîchis de noble dame des Palombes? Supposition qui vous inspira le moyen, pour moi, de me dégrafer de mes trois belles-mères en cherchant à les marier... Et, comme je ne savais de quelle façon m'y prendre pour mettre votre conseil en pratique, ne vous rappelez-vous pas non plus m'avoir cité un proverbe dont l'application me mènerait à bon port?

—Quel proverbe?

Diviser pour régner.

M. Grandvivier avait décidément la mémoire rebelle, car, après s'être recueilli un instant, il prononça:

—Je n'ai gardé aucun souvenir de tout cela.

Ensuite, curieusement:

—Que je vous aie ou non cité le proverbe: Diviser pour régner, avez-vous su en tirer profit? demanda-t-il.

—Oh! oui, et large profit! déclara Camuflet.

Puis, éclatant de rire au souvenir de son exploit:

—J'ai commencé par les «diviser» de la portière en inondant les escaliers... déluge que cette femme a attribué à mes trois numéros! Comme toutes ont nié, en s'accusant l'une l'autre de ce méfait, elles ont été vite à couteaux tirés et entre elles et avec la portière... Alors mon règne a commencé, règne que j'ai affermi par quelques billets de cent francs glissés à la concierge qui, d'elle-même, s'est nommée mon ministre de la police... Ah! je n'ai eu qu'à ouvrir les oreilles pour en apprendre de belles!

Sur ces mots, Camuflet s'étendit sur son fauteuil, poussa un immense soupir de délivrance, puis ajouta d'une voix joyeuse:

—D'où il résulte que, dans un laps de temps plus ou moins proche, j'aurai la douce satisfaction d'être délivré de mes trois cauchemars.

—Vous avez donc trouvé à les marier toutes trois en leur fournissant une petite dot?

—Une dot!... Dites donc du balai! car ma dernière fourniture à mes belles-mères sera un balai... mettons trois balais, si je tiens à bien faire les choses: «Eh! oust! ouste! déguerpissez, coquines! sauteuses! aventurières!»

—Ah çà! qu'est-il arrivé? demanda M. Grandvivier étonné. Qu'avez-vous donc à reprocher à ces dames, mon excellent ami!

Camuflet se croisa les bras et après s'être campé en face du juge, il prononça:

—Regardez-moi bien.

—Bon! Je vous regarde.

—Ai-je l'air d'un Lazun, d'un Richelieu, d'un Faublas, d'un marquis de Sade, d'un don Juan, enfin d'un de ces fameux coureurs de femmes, d'un de ces célèbres débauchés que la morale publique réprouve et cite avec un juste mépris?... Voyons! soyez franc, ai-je l'air d'un de ces sacripants-là? Répondez.

Souriant tout à la fois de la question et du ton de Camuflet qui, peu à peu, s'était monté à l'indignation, le magistrat répondit:

—Nullement, cher ami. Vous avez l'air de ce que vous êtes en réalité.

—C'est-à-dire?

—C'est-à-dire d'un homme casanier, sédentaire, de moeurs pures, qui a demandé trois fois au mariage le calme et le bonheur d'une vie honorable.

Le petit homme secoua la tête.

—Eh bien, voilà qui vous trompe! lâcha-t-il tout sérieux.

Avant que M. Grandvivier pût protester, il se redressa plus raide en face du juge en disant:

—Oui, voilà qui vous trompe, car vous avez devant vous un exécrable débauché qui, toute honte bue, n'a cessé d'être un sujet de monstrueux scandale pour ses contemporains, affichant au grand jour ses amours impures!

Telle était l'exagération des paroles de Camuflet que le magistrat crut à une plaisanterie. Tout en souriant, il répondit:

—Ma foi! je ne l'aurais pas cru!

—Ni moi non plus, dit le petit homme.

Et s'expliquant:

—Pendant que je croyais avoir donné, par mes trois mariages successifs, l'exemple d'une vie sans reproche, savez-vous ce que j'étais en réalité?

—Non, dites.

—J'étais un ignoble corrompu qui se vautrait dans un concubinage d'autant plus éhonté que, trois fois, il s'est reproduit.

—Quoi! du vivant de vos trois épouses! dit le juge qui se demandait si Camuflet avant de venir chez lui, n'avait pas fait précéder sa visite d'un déjeuner trop copieusement arrosé.

Mais Camuflet répliqua d'un ton sec:

—Je n'ai jamais eu d'épouses!...

Puis, en articulant à mots pesés la fin de sa phrase:

—Attendu que je n'ai jamais été marié...

Et, après une petite pause:

—... Vu, ajouta-t-il, que mes trois mariages étaient nuls. Ce qui fait que mes trois femmes n'ont été, en somme, que trois maîtresses!

Cela dit, Camuflet, pris de fureur, s'empoigna la chevelure à pleines mains, en s'écriant:

—Et dire que moi, comme un imbécile, j'ai choyé, hébergé, mijoté ces trois belles-mères de contrebande!

Alors, éclatant d'une joie rageuse:

—Ah! comme je vais me régaler d'un coup de balai qui fera la place nette de ce trio de gourgandines!... «Ouste! ouste! dehors!!!»

—Ce n'est pas sérieux ce que vous me dites là, prononça le juge toujours dans la croyance que le triple veuf avait plus que bien déjeuné.

—Si, si, affirma Camuflet; chacun de mes mariages, de par la ruse de mes belles-mères successives, est entaché des meilleures causes de nullité... De sorte qu'après m'être trop marié il se trouve que je ne me suis pas marié du tout.

—Comment l'avez-vous appris?

—En pratiquant le proverbe: «Diviser pour régner,» ce qui m'a mis sur la trace de la vérité.

En somme, Camuflet jouait l'indignation.

Ce rôle de dupe qu'il affirmait avoir été le sien ne lui donnait, à cette heure, que l'énorme contentement de pouvoir prendre sa revanche contre les trois mégères qui l'avaient tant fait souffrir.

—Avec quelle joie féroce, quand l'heure sera venue, je flanquerai ces trois sorcières à la borne! ricana-t-il tout jubilant de ravissement.

Après quoi, coupant court à toute explication, il retourna à ses moutons en disant:

—Nous reviendrons à mes belles-mères. Comme disent les romanciers, n'anticipons pas. Occupons-nous pour le moment du baron de Walhofer.

En écoutant les confidences du triple veuf, M. Grandvivier s'était faiblement déridé. Au nom du baron, son visage se rembrunit.

—Ah! oui, fit-il, M. de Walhofer dont vous aviez trouvé la carte dans la poche du tablier d'une de vos belles-mères et qu'il vous restait à connaître... Comment y êtes-vous parvenu?

—D'abord en prenant une fausse piste à cause d'une bien étonnante ressemblance.

—Vraiment? Le baron a-t-il donc son sosie dans quelque coin de Paris? demanda le juge dont les yeux trahissaient une inquiétude secrète.

—Comme vous dites. Et ce coin de Paris est précisément celui que vous avez habité avant de venir ici. L'homme en question demeurait si près, si près de votre ancien domicile... oh! mais, si près, qu'on pourrait dire qu'il habitait chez vous. Rien qu'un mur à franchir, et il avait le pied dans votre demeure. En un mot, il occupait une chambre dans une des bicoques qui fermaient le fond de votre jardin. Je l'avais remarqué fumant à sa fenêtre, un jour que j'étais allé vous rendre visite. N'aviez-vous jamais fait attention à ce jeune homme, vous, monsieur Grandvivier?

—Jamais! dit sèchement le juge.

Puis, s'impatientant sans doute de la prolixité du conteur, il ajouta:

—Si nous revenions à M. de Walhofer?

—Attendez donc! j'y arrive.

Après avoir repris un peu haleine, Camuflet continua:

—Muni de la carte du baron et déterminé à trouver ce personnage que je n'avais jamais vu, vous comprenez que je m'informais de lui à tous venants. Le hasard me mit en présence de M. Fraimoulu à qui j'en parlai. Justement il le connaissait pour avoir dîné avec lui, la veille, chez un de ses amis, M. Ducanif. Ce monsieur et le baron habitaient la même maison... Et M. Fraimoulu me donna l'adresse.

Ordinairement calme, froid et sachant écouter, M. Grandvivier n'était plus le même. L'impatience dont il avait déjà fait preuve s'affirma encore dans le ton avec lequel il demanda:

—Alors vous n'eûtes rien de plus pressé que de vous rendre chez le baron?

—Attendez donc! répéta Camuflet. Étant dit que j'avais commencé mon enquête sur M. de Walhofer en le supposant un sexagénaire épris des appas surannés de noble dame Buffard des Palombes, vous comprendrez combien je fus d'abord surpris en apprenant que le baron était un jeune homme... Mais cette première surprise n'était pas comparable à l'étonnement énorme dont je fus saisi en écoutant M. Fraimoulu me faire le portrait du baron de Walhofer... Trait pour trait, à s'y méprendre, il me dépeignait le jeune homme que, de chez vous, j'avais vu fumant à sa fenêtre.

Raide, l'oeil sombre, le front contracté, M. Grandvivier s'était lentement redressé sur son siège.

—Alors? fit-il d'une voix dans laquelle Camuflet, s'il n'eût été absorbé par son récit, aurait pu remarquer un tremblement.

—Alors, continua Camuflet, sous le coup de cette ressemblance, je me sentis pincé par la burlesque idée fixe que ces deux jeunes gens n'étaient qu'un même individu. Je me rendis donc rue de Turenne, ou plutôt dans la ruelle que bordait l'ignoble masure où j'avais affaire. Des informations prises m'apprirent que je pourchassais un ex-saltimbanque, porteur du prétentieux sobriquet du Tombeur-des-Crânes, espèce de mauvais drôle que je fus honteux d'avoir pu confondre avec M. de Walhofer. Déterminé à connaître le baron, je piquai droit sur la rue Caumartin où, m'avait dit M. Fraimoulu, habitait le jeune Belge. Sur l'affirmation du concierge que le baron était chez lui, je montai deux étages et j'arrivai devant la porte désignée.

Il tardait sans doute à M. Grandvivier de voir Camuflet atteindre son dénouement, car il interrompit pour demander:

—Et quand vous avez connu le baron, vous n'êtes pas revenu, bien entendu, à votre idée que M. de Walhofer et ce Tombeur-des-Crânes n'étaient qu'un?

Camuflet avait l'amour-propre du conteur qui veut ménager ses effets. De plus, il aimait une phrase qu'il tenait à replacer. Au lieu de satisfaire la curiosité du juge, il passa outre.

—N'anticipons pas, comme disent les romanciers, répéta-t-il. Arrivé devant le logis du baron, j'allais sonner quand une porte s'ouvrit à l'étage au-dessus. Sur le carré s'établit, à voix prudente, un dialogue dont, de prime-abord, je ne compris rien autre chose que, des deux causeurs, l'un était le baron. En somme je n'étais venu que pour connaître le visage de ce jeune homme assez courageux pour courtiser la fort défraîchie dame Buffard des Palombes. Pour contenter mon désir, j'allais avancer la tête par-dessus la rampe pour tâcher d'apercevoir mon homme, quand tout à coup je me sentis le chef entouré d'un tapis qui m'aveugla; je fus saisi à la ceinture, soulevé, emporté à quelques pas. Quand je pus me dégager la tête, celui qui m'avait joué la farce avait disparu. Je me trouvais chez M. de Walhofer, enfermé à double tour.

—Et vous n'avez jamais su qui vous avait enfermé? demanda le juge qui, depuis un instant, s'était pris d'intérêt pour le conteur.

—N'anticipons pas! n'anticipons pas! insista Camuflet. Vous comprenez ma situation dans ce logis où le premier arrivant pouvait me prendre pour un voleur. Pas d'autre sortie que cette porte fermée à double tour, qui, soudainement, fit en entendre le grincement de sa serrure, tourna sur ses gonds et laissa apparaître à mes yeux un arrivant qui n'était pas le baron.

Nous commençâmes par nous regarder en chiens de faïence. Lui, attachait sur moi de gros yeux où je lisais la surprise de me trouver dans ce logis dont la clé, restée extérieurement sur la serrure, avait donné, sous sa main, ses deux tours. Qu'un voleur s'enferme dans le local qu'il va dévaliser, oui; qu'il s'enferme en dedans, rien n'est plus logique. Mais tel n'était pas mon cas. La clé, mise en dehors, m'attestait bel et bien prisonnier... De qui? pourquoi? depuis quand étais-je prisonnier? Il y avait là un mystère qui l'intriguait.

Moi, de mon côté, je me demandais quel était ce monsieur, et si ce n'était pas lui qui m'avait joué le tour de me claquemurer.

Je ne sais combien de temps nous serions restés à nous fixer dans le blanc des yeux, si un incident ne s'était présenté pour me faire rompre le silence.

Aux pieds du monsieur, sur le parquet, j'aperçus une lettre que je lui montrai en disant:

—Je crois, monsieur, que vous venez de perdre ce papier.

—Non, répondit-il.

Ce disant, tout machinalement, il jeta les yeux sur la lettre qui s'offrait toute large ouverte, sur le parquet, à son regard.

A la vue de l'écriture, l'étonnement apparut sur sa face.

Il se baissa brusquement, ramassa la lettre et, sans penser qu'il venait de me dire que la missive n'était pas à lui, il se mit à la lire.

Je l'examinais pendant cette lecture.

D'abord il avait pâli, puis ses traits avaient exprimé l'horreur, enfin l'indignation avait empourpré son visage.

A coup sûr, le contenu de cette lettre le concernait, et cela d'une façon désagréable, car je le vis cacher brusquement le papier dans sa poche en murmurant:

—Les misérables!

Puis, se tournant vers moi d'une voix précipitée:

—Sortons d'ici au plus vite, me dit-il.

Au fond, c'était une espèce de fuite qu'il me proposait. J'eus la bêtise de vouloir protester.

—Mais, mais..., fis-je.

Il vint à moi et me dit sous le nez:

—Libre à vous de rester... Mais j'ai la certitude de m'adresser à un honnête homme: voulez-vous, sans me connaître, me rendre un grand service?

—Lequel?

—Celui de ne souffler mot à quiconque viendra ici, quand je serai parti, de mon apparition dans cet appartement.

—Ni de parler de la lettre?

—Ni de parler de la lettre, répéta-t-il avec une sorte de terreur.

Et, à l'appui de cette dernière recommandation, il continua d'une voix suppliante:

—Il y va de ma vie et de celle d'une femme et d'une jeune fille.

—Diable! fis-je.

Comme il devina que j'en étais à regretter l'amour-propre bête que j'avais montré tout à l'heure à sa proposition de filer au plus vite, il ajouta:

—Peut-être aussi y va-t-il de votre vie. Ils sont capables de tout pour assurer leur secret, s'ils vous savent le connaître... et ils n'en pourront douter quand ils vous auront trouvé ici.

Cette fois, ce fut moi qui m'écriai:

—Filons au plus vite!

Derrière lui, qui sortait le dernier, le monsieur referma la porte au double tour. Je vous laisse à penser si nous fûmes prompts à descendre l'escalier et à enfiler la porte de la maison. Ce fut après m'avoir promené par les vingt circuits de rues environnantes que mon inconnu s'arrêta.

—Ouf! lâcha-t-il avec satisfaction.

Et, le diable m'emporte! en pleine rue, il m'embrassa en me répétant:

—Vous êtes mon sauveur!

—Oh! oh! dis-je en riant, ce qui vous a encore mieux sauvé que moi, c'est la lettre... Et le drôle, c'est que je ne l'avais pas vue dans les dix tours que j'ai faits la chambre comme le rat pris dans la ratière.

—Oui, à propos, s'écria-t-il, d'où vient que je vous ai trouvé sous clé chez le baron?

Je lui contai comment, au moment de sonner chez M. de Walhofer, la curiosité m'avait arrêté pour écouter une conversation chuchotée sur le palier supérieur entre un homme qui était le baron lui-même, car je l'avais entendu ainsi nommer par la femme avec laquelle il causait.

—Oui, Héloïse, fit-il; et que disaient-ils?

—Le baron maugréait contre le retard d'un individu qu'il appelait soit Cabillaud, soit Gustave ou le docteur, lequel ne s'était pas présenté au rendez-vous qu'il lui avait donné là-haut, en l'absence du maître de ce logis, un nommé Ducanif.

—Ducanif, c'est moi, m'annonça-t-il.

Ensuite, reprenant son interrogatoire:

—Et vous dites que le Walhofer s'en allait en pestant après le docteur?

—Oui. Il était monté là-haut en voisin, laissant la clé à la porte de son logis. La femme que vous appelez Héloïse fit tant, comme il allait descendre chez lui, qu'elle obtint qu'il rentrât dans l'appartement pour y attendre encore le docteur retardataire... C'est à ce moment même que ma tête fut enveloppée dans un tapis de table et que je fus emporté chez le baron.

Ducanif éclata de rire.

—Et savez-vous par qui? me demanda-t-il. Par le docteur lui-même, je le parierais, qui, pendant qu'Héloïse retenait le baron chez moi, fouillait le logis de Walhofer pour dénicher cette lettre qu'il a perdue. Oui, je le répète, je gagerais une grosse somme que c'est à Gustave que vous avez eu affaire. Campé sur le carré comme vous l'étiez, vous lui coupiez la retraite. Alors il a trouvé un ingénieux moyen de balayer la place pour aller rejoindre le baron.

L'expression de «balayer la place» m'irrita, non pas contre Ducanif, mais contre celui qui m'avait joué la farce.

—Si je rattrape jamais le docteur! m'écriai-je rageusement.

—Il ne tient qu'à vous. Topez là! dit-il en me tendant la main.

—Comment cela?

—En vous unissant à moi contre trois misérables.

—Trois? fis-je étonné. Héloïse et le docteur, deux. Quel est donc le troisième?

—Le baron, parbleu! Du moment que cet homme possédait cette lettre et qu'il ne me l'a pas livrée, c'est qu'il s'en servait pour faire chanter les autres. Des trois, c'est lui le plus chenapan.

Et il me tendit encore la main en répétant:

—Topez là! Associez-vous à moi pour punir ces gredins... Rira bien qui rira le dernier.

Avant de conclure, une question me vint aux lèvres.

—Mais vous, monsieur Ducanif, comment se fait-il que vous soyez arrivé pour me délivrer?

—Tout simplement. Je rentrais et, en passant sur le carré du baron, il m'a pris l'idée de lui rendre visite. Alors, comme la clé était sur la porte...

—Bon! compris! dis-je.

Et je topai de grand coeur.

A ce point de son récit à M. Grandvivier, Camuflet se prélassa sur sa chaise en débitant d'une voix ravie:

—Je m'étais associé à une bonne action. La Providence ne tarda pas à m'en récompenser en me faisant découvrir que je n'avais jamais été sérieusement marié, puisque mes trois mariages étaient nuls, ce qui me donnait le droit de me procurer l'ineffable satisfaction, très prochaine, d'envoyer au diable mes trois belles-mères?

—De quelle façon avez-vous fait cette découverte?

—En agissant pour Ducanif, je me suis trouvé conduit à mettre le nez sur ce qui me concernait.

—Comment? demanda le juge.

Camuflet, on l'a vu, était de ces conteurs qui aiment à faire languir ceux qui les écoutent.

—N'anticipons pas! n'anticipons pas! répéta-t-il encore; tout viendra en son lieu et place, s'il vous plaît de suivre mon récit.

—Soit! fit le magistrat.

—Je continue donc.

—Pas avant que je vous aie posé une question. Cette lettre, trouvée chez le baron, par vous et Ducanif, de qui était-elle?

—De la cuisinière Héloïse qui l'adressait au docteur, son amant.

—Et vous l'avez lue!

—Plus de vingt fois.

—Est-ce vous faire anticiper que de vous demander quelle en était le teneur?

—J'allais précisément vous l'apprendre. A la lire et la relire, j'ai fini par la savoir par coeur... Voici donc ce qu'elle contenait...

Et Camuflet ouvrait la bouche pour contenter la curiosité du magistrat, quand soudain, au fond de l'appartement, éclatèrent des cris furieux, un vacarme de pas précipités, un craquement de bois brisé et, dominant tout ce tapage, une voix, vibrante de colère, qui répétait:

—C'est lui! c'est lui! cette fois, je le tiens!

En une seconde, le juge et Camuflet furent sur pied et coururent vers la salle à manger d'où était parti ce fracas. La porte de communication entre la cuisine et la salle à manger leur montra un trou béant produit par un panneau brisé.

Et ils entendirent retentir dans l'escalier le pas de quelqu'un qui descendait à toute vitesse et dont la voix furieuse répétait:

—C'est lui! c'est lui!

Bien qu'elle fût altérée par la colère immense qui la secouait, M. Grandvivier reconnut cette voix.

—C'est celle de La Godaille, pensa-t-il.

Quant à Camuflet, en examinant la porte brisée et la cuisine qui montrait sa sortie sur l'escalier grande ouverte, il reconstituait la scène à haute voix.

—Il est bien évident, disait-il, que deux hommes se trouvaient ici. Un d'eux, celui qui fuyait, pour faciliter sa retraite, a tiré cette porte qu'il a refermée en dedans d'un tour de clé. Si promptement que le poursuivant ait brisé l'obstacle qui lui était opposé, l'autre a eu le temps de s'enfuir par le porte de la cuisine qui ouvre sur le carré.

Puis, se tournant vers le juge:

—Reste maintenant à savoir quels étaient ces deux hommes, ajouta-t-il.

Bien que M. Grandvivier pût répondre pour La Godaille, dont il avait reconnu la voix, il haussa les épaules en signe d'ignorance et répliqua:

—Mon valet de chambre ou ma cuisinière pourraient nous l'apprendre... car c'est par l'un ou par l'autre que ces deux hommes doivent avoir été introduits pendant que nous étions ensemble dans mon cabinet.

Or il était impossible d'interroger Cydalise dont la cuisine déserte attestait l'absence.

—Pendant cette fuite, votre cuisinière était peut-être descendue chez ses fournisseurs, d'où elle n'est pas encore revenue, avança Camuflet pour expliquer cette absence du cordon bleu.

—Sans doute. Quant à mon valet de chambre, il n'est pas encore de retour d'une course que je lui ai donnée, ajouta le juge.

La curiosité n'était pas le moindre défaut de ce bon Camuflet. A défaut de ces deux témoins à interroger, il lui vint une idée.

—Si je descendais questionner le concierge? Il n'est pas sans avoir vu passer ces deux hommes dont l'un poursuivait l'autre, proposa-t-il.

—Vous m'obligerez en y allant, dit vivement le juge en poussant presque le petit homme.

Camuflet, heureux de la permission qui le mettait à même de satisfaire sa curiosité, sortit par la cuisine dont, en son empressement, il oublia de refermer la porte sur le carré, que les deux hommes avaient laissée ouverte.

Resté seul, M. Grandvivier, dont le visage s'était subitement empreint d'un désespoir profond, resta immobile comme cloué sur place par une sombre et douloureuse pensée.

—Ces deux misérables auront parlé de ma fille devant La Godaille... Ce jeune homme connaît mon secret! murmura-t-il en frémissant.

Un bruit le réveilla brusquement de sa torpeur et lui fit lever les yeux.

C'était La Godaille qui rentrait par la cuisine dont il venait de refermer la porte.

Ne pouvant se douter que celui qu'il poursuivait lui avait échappé en se réfugiant, avec sa complice, à l'étage au-dessous, chez Fraimoulu, le jeune homme avait continué sa chasse à fond de train jusqu'à la rue, espérant voir son ennemi fuyant à une bien petite avance. En n'apercevant personne, il était revenu aussitôt sur ses pas.

Hilarion avait dit la vérité lorsqu'il avait raconté à Gontran que, quand il se tenait sur la porte du charcutier en attendant son second petit salé, il avait vu revenir celui qui l'avait bousculé alors qu'il apportait sa première acquisition et qu'il l'avait entendu murmurer au passage:

—C'est à croire qu'il n'a pas quitté la maison, car j'étais trop sur ses talons pour qu'il ait eu le temps de prendre ainsi le large.

En conséquence, La Godaille était rentré dans la maison avec l'espoir qu'il rencontrerait son ennemi, caché dans quelque coin des combles, attendant le moment propice pour détaler.

C'était au retour de ces recherches inutiles que, en redescendant, il était rentré chez le juge.

Alors il l'avait aperçu dans la salle à manger.

Pâle, ému, l'oeil plein de compassion pour le magistrat qui, la figure convulsée par une immense angoisse, le regardait s'avancer, le jeune homme vint lentement au juge et d'une voix douce:

—Monsieur Grandvivier, voulez-vous me faire l'honneur de m'entendre pendant quelques instants? demanda-t-il.

Sans répondre, car une inquiétude terrible lui serrait la gorge, M. Grandvivier se dirigea vers son cabinet, suivi par le jeune homme qui, plein d'hésitation, se demandait:

—Comment vais-je commencer?

A leur entrée dans le cabinet, La Godaille, instruit par l'expérience sur le danger des portes entr'ouvertes, quand on ne veut pas que des oreilles voisines entendent, même involontairement, ce qu'on peut avoir à dire, commença par pousser le verrou.

Puis il se retourna vers le magistrat qui, après s'être laissé tomber sur un siège, l'avait regardé faire.

Il y eut un moment de silence entre les deux hommes, qui restèrent face à face, l'un n'osant parler, l'autre tremblant d'interroger.

Ce fut le juge qui, au prix d'un pénible effort, commença en demandant d'une voix qu'il essayait vainement de raffermir:

—Qu'avez-vous à me dire?

Frédéric Bazart parut hésiter d'abord. Rassemblant ensuite son courage, il attaqua, comme on dit, le taureau par les cornes et répondit d'un ton qui, si étrange que fût la phrase, n'avait pas le moindre accent ironique.

—J'ai à vous dire, monsieur Grandvivier, que je crois avoir deviné pourquoi vous avez voulu que je vous apprisse à faire sauter la coupe.

Puis, sans laisser au magistrat, qui avait tressailli, le temps de dire un mot, il continua:

—Malgré ma vie passée, croyez-vous qu'il y ait en moi un honnête homme? un garçon capable, maintenant qu'il a mis le pied dans le droit chemin, de le suivre jusqu'au bout sans jamais broncher?

—Oui, je vous reconnais pour l'homme que vous dites. En si périlleuse tentation que puisse vous mettre l'avenir, je suis certain que vous ne faillirez plus.

—Alors vous avez confiance en moi?

—Confiance pleine et entière.

—Daignerez-vous me la prouver?

—Parlez!

La Godaille, encore une fois, sembla hésiter. Puis, d'une voix qui avait l'air de supplier:

—Voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder la main de mademoiselle de Grandvivier?

Il y avait dans cette demande, il faut le supposer, un effroyable sous-entendu, car le juge se leva brusquement de son siège et, livide, pantelant, l'oeil hagard, vint droit à Bazart.

—Alors vous savez?... commença-t-il d'un ton rauque et bas.

—Oui, car j'ai tout entendu de ce que disaient Cydalise et son ignoble amant... Je sais surtout que vous avez besoin, vous et votre fille, d'un dévouement profond et discret, qui...

Après ces mots respectueusement articulés, le jeune homme fit une pause destinée à mieux peser sur ce qui lui restait à dire, puis il acheva sa phrase:

—... qui vous venge.

—Et vous m'offrez ce dévouement-là? dit le juge après un assez long silence qu'il employa à dévisager La Godaille.

—Oui, fit résolument Frédéric.

—Un dévouement qui ne reculera devant rien? insista M. Grandvivier.

—Oui, répéta le jeune homme.

—Quoi que je vous demande?

—Mettez-moi à l'épreuve.

Alors le juge posa sa main sur l'épaule de Frédéric Bazart, et avec un sourire cruel, il prononça:

—Je vous demande, dans une entrevue que je vous ménagerai, de montrer le plus grand calme devant M. le baron de Walhofer, que vous avez eu le tort de confondre avec un misérable qui lui ressemble, surnommé le Tombeur-des-Crânes.

—Vous ignorez que c'est le même homme! s'écria La Godaille, croyant faire une révélation au juge.

Mais, au lieu de s'émouvoir à cette nouvelle, M. Grandvivier répéta en traînant sur les mots:

—De montrer le plus grand calme devant M. de Walhofer, que vous avez eu tort de prendre pour le Tombeur-des-Crânes.

Puis les deux hommes se regardèrent dans les yeux en silence, face à face.

Sans doute que Frédéric Bazart lut dans le regard du juge la pensée que ce dernier voulait lui laisser deviner, car bientôt il prononça:

—J'obéirai!

—Bien! fit le juge dont la figure s'éclaira d'une satisfaction féroce.

Ils s'étaient si bien compris que La Godaille, sans aucune explication, ajouta:

—J'obéirai... à une condition.

—Laquelle?

—C'est que... si vous le manquez... vous le laisserez passer par mes mains.

—Oui... si je le manque, accorda le juge avec un ricanement sauvage qui prouvait que, dans sa soif de vengeance, il regardait cette supposition comme ne devant jamais se réaliser.

En sanction du pacte conclu, le magistrat tendait la main au jeune homme quand on frappa à la porte.

Prestement et sans bruit, La Godaille ouvrit le verrou.

—Entrez! dit le juge.

C'était Camuflet qui revenait de son enquête à la loge.

—Le concierge n'a rien pu m'apprendre. Les deux hommes en question ont dû filer devant la loge sans qu'il ait eu le temps de les apercevoir, déclara-t-il.

—De ces deux hommes, en voici déjà un, annonça, en désignant Bazart, le magistrat dont, à l'entrée de Camuflet, le visage s'était subitement fait souriant.

A ces mots, la physionomie du petit homme prit une expression d'ahurissement, et il ouvrait la bouche pour s'exclamer, quand soudain, une pensée de prudence arrêta sur ses lèvres la manifestation de sa surprise. Il mit vivement un doigt sur ses lèvres, puis, en le dirigeant vers le salon, il dit à voix basse:

—Chut! chut! vous m'expliquerez cela quand nous serons entre nous. Mais, pour le moment, motus! car je ne suis pas revenu seul.

—Vous avez amené quelqu'un?

—Oui; comme j'étais dans la loge à interroger le concierge, ce quelqu'un s'est présenté... un des convives de votre dîner. Il voulait seulement déposer pour vous sa carte de digestion. Dans la crainte de vous déranger, il n'osait monter. J'ai tant insisté qu'il a consenti à me suivre. Il est là dans le salon.

A cette annonce, M. Grandvivier marcha vers la porte pour recevoir son visiteur.

Dès que son regard eut plongé dans le salon, on entendit sa voix, aimable au possible, qui disait:

—Mille pardons de vous avoir fait attendre, monsieur de Walhofer. Entrez donc par ici.

En entendant s'approcher le pas du baron qui allait pénétrer dans le cabinet, le brave La Godaille avait tressauté en pâlissant:

—Ne pas étrangler ce gueusard! Voilà qui va être dur à cracher pour moi!... mais j'ai juré d'obéir! murmura-t-il.




VIII


Pour bien comprendre l'audace impudente qui ramenait M. de Walhofer chez M. Grandvivier, il faut remonter de quelques heures dans la vie du baron, c'est-à-dire au moment où il était revenu de visiter seul et en plein jour la petite maison de Billancourt, cette masure au caveau secret à laquelle, la nuit précédente, l'avait conduit, sans s'en douter, le docteur Gustave Cabillaud, qu'il suivait à la piste.

De cette expédition il était revenu, valise en main, disant avoir manqué le train de Bruxelles à son portier, à qui, en s'éloignant le matin, il avait annoncé partir pour la Belgique.

Après être remonté chez lui pour y déposer sa valise qui, au lieu d'effets et de linge, contenait des outils de menuisier et de serrurier qui, probablement, lui avaient servi, à Billancourt, à préparer quelque contre-mine au projet du docteur Gustave, le baron était sorti une seconde fois pour aller déjeuner dans un restaurant à la mode.

Le temps était beau; il invitait le flâneur à la promenade. Rien donc de plus naturel que le baron, au sortir de table, s'en allât, le cure-dents à la bouche, baguenauder le long des boulevards jusqu'à la rue de la Paix, qui le conduisit au jardin des Tuileries.

Là, en vrai désoeuvré qui veut jouir à la fois du repos et de l'ombre, il s'était dirigé vers un des superbes quinconces de marronniers sous lesquels des chaises de paille attendent le promeneur fatigué. La partie du jardin choisie par le baron était bien un peu déserte, loin des parterres où, à ce moment, se concentrait l'animation. Mais il n'était pas le seul qui eût le goût de la solitude, car, avant lui, une vieille dame s'était déjà installée en ce coin retiré, où une dizaine de chaises entouraient le pied d'un arbre.

Assise sur un de ces sièges, les pieds posés sur les bâtons d'un autre, la vieille était si bien absorbée par la lecture d'un roman qu'elle ne releva pas même la tête quand le baron vint prendre près d'elle la chaise sur laquelle il allait s'asseoir. Le jeune homme, peu soucieux qu'on put le croire en compagnie d'une dame aussi mûre, traîna sa chaise en arrière de la liseuse, de l'autre côté de l'arbre, et se plaça tournant le dos à celle qui l'avait précédée en ce coin écarté.

Cela fait, il alluma un cigare, et, tout rêveur, se mit à fumer, l'oeil perdu dans le vide, à vingt mètres devant lui. Sa rêverie, paraît-il, était de celles qui font parler tout haut, car, bientôt, il lâcha ces paroles:

—La mère, avez-vous l'argent?

—Oui, mon garçon. Dix beaux billets de mille francs, répondit la vieille dame sans sortir le nez de son livre. Je suis allée, ce matin, pour te les porter rue de Turenne... mais j'ai trouvé figure de bois... Alors je suis venue t'attendre ici, au rendez-vous.

—Oh! oh! dix mille francs! un joli magot! fit le baron enchanté.

—Oui, mais il ne faudrait pas encore compter sur une pareille léchée, fiston.

—Elle vous a été dure à obtenir?

—Obtenir? répéta la vieille dame en ricanant. Ah! ouiche! Avec ça qu'il faut la croix et la bannière pour tirer du grigou une centaine de francs!

—Alors, comment vous êtes-vous procuré la somme?

—Je n'ai eu que la peine de la prendre dans le tiroir où mon imbécile l'avait placée devant moi en oubliant la clé sur la serrure.

—Bigre! lâcha le baron à cette révélation.

—Oh! ne crains rien! Tu sais, Alfred, que ta mère n'est pas à moitié roublarde. Je me suis donc arrangée pour que ça retombe sur les deux autres... Seulement, je te le répète, faudrait pas me demander de recommencer le coup. Il est donc nécessaire que les dix mille balles suffisent pour te conduire à bon port.

Et, après cet aveu, la vieille dame ajouta:

—Veux-tu que je te dégoise ce que j'ai dans le fond de l'âme?

—Dégoisez, la mère.

—Eh bien! j'ai la venette que tu n'arrives pas à réussir. Faut pas chasser deux lièvres à la fois... Oui, je sais bien que tu vas me dire qu'on se rattrape sur l'un quand on a raté l'autre... Mais, vois-tu, j'ai le trac qu'entre les deux mariages que tu guignes, il ne t'arrive de rester le Prussien entre deux selles.

Après un court silence qu'elle employa à tourner un feuillet de son livre, comme si elle poursuivait sa lecture, la vieille dame demanda:

—Laquelle de tes deux donzelles t'offre le plus de chances? la Ducanif ou la Grandvivier?

Il ne plut pas au baron de répondre carrément; il se contenta de répliquer:

—Qu'il vous suffise de savoir, la mère, que de l'un et l'autre côté il y a une forte dot à palper.

—Heu! heu! lâcha la vieille en grognant, oui, une grosse dot... Mais de l'un et de l'autre côté aussi il faudra en donner une part... soit à Cydalise... soit au médecin et à la cuisinière Héloïse.

—Oh! quand nous en serons à l'heure du partage!... gouailla le baron dont la phrase, bien qu'inachevée, promettait du fil à retordre à ses copartageants.

—Heu! heu! répéta la liseuse qui semblait être en son heure de méfiance, faut pas s'imaginer qu'on est seul malin ici-bas! Les ficelles, ça se vend pour tout le monde, sache-le bien, Alfred. Tel à qui on voulait jouer un pied de cochon vous administre souvent une mornifle inattendue.

—Ta! ta! ta! débita dédaigneusement Alfred.

Ce mépris du danger rendit la mère plus hardie à prêcher la prudence. Elle continua:

—Quand deux chiens se disputent un os, il y a péril à vouloir leur retirer cet os. C'est ce que tu as fait, mon bibi, avec le Gustave et son Héloïse. Ils allaient dépiauter le Ducanif quand tu es venu te mettre entre eux en exigeant ta part à titre de dot de la fille Ducanif, qu'ils se sont engagés à te faire épouser... Méfie-toi, Alfred, méfie-toi! Les deux chiens qui se battaient pour l'os, se retournent, quitte à s'entre-dévorer plus tard, contre celui qui vient en tiers.

—Le Gustave et sa cuisinière n'oseront broncher, je les tiens trop sous ma coupe, affirma Alfred.

—Oui, tu me l'as dit, à l'aide d'une lettre. Qui sait s'ils ne te la voleront pas pour s'affranchir? Qui sait même si tu la possèdes encore?

—Vous dites vrai, la mère. Cette lettre a disparu, avoua le jeune homme avec une rage sourde.

Puis se reprenant:

—Mais c'est à n'y rien comprendre. Le vol ne peut avoir été fait par eux, car, s'ils fussent rentrés en possession de l'écrit qui les fait mes esclaves, ils eussent relevé la tête. Bien au contraire, je les trouve plus soumis que jamais.

A cela, la mère secoua la tête d'un air de doute.

—Crains une manigance, continua-t-elle. Il n'est pire eau que l'eau qui dort. En veux-tu une preuve, fiston? Ce matin, quand j'ai été te demander là-bas, rue de Turenne, une femme m'avait précédée dans le trou obscur qui est la loge du savetier concierge. L'obscurité m'a empêchée de la reconnaître. A mon départ, elle m'a suivie et le diable sait où, bien sans le vouloir, je l'aurais conduite, si, en passant devant un miroitier, la prudence ne m'avait rappelé une vieille ruse de guerre... celle, sous prétexte de rajuster ma coiffure, de regarder, à l'aide d'une glace, ce qui se passait derrière moi. Alors j'ai reconnu Héloïse qui marchait sur mes talons. Une maison à double issue m'a servi à la laisser en plan... Mais pourquoi me suivait-elle, je te le demande, si ce n'est parce qu'elle m'avait entendue te demander au pipelet?... Si soumis qu'ils te paraissent, tu vois que cette Héloïse et son médecin te mijotent un vilain coup... Veille au grain, Alfred!

Et, continuant son rôle de prophétesse de malheur, la vieille dame, toujours le nez dans son livre, poursuivit:

—Du côté de la fille Grandvivier, es-tu plus certain de ton affaire, mon fieux? Es-tu bien sûr que la Cydalise te soit une fidèle alliée?

—Notre passé l'enchaîne à moi et quinze mille francs que je lui ai promis sur la dot, si j'épouse, me répondent de l'avenir.

—Oui, si tu épouses, appuya la mère. Mais épouseras-tu, mon garçon? Une fille que, par une indigne surprise, on a mise à mal, n'épouse pas toujours le séducteur. Rappelle-toi le dicton du four où, bien souvent, n'enfourne pas celui qui l'a chauffé.

—Ta! ta! ta! redit Alfred railleur.

Moquerie qui servit à la mère pour repartir de plus belle.

—Et puis elle a bien vite disparu, la fille Grandvivier. Le père l'a fait partir dare dare... preuve qu'il sait tout.

—Oui, tout, sauf le nom et la personne du coupable. Avant-hier, j'ai dîné chez lui, ricana le fils.

Mais la vieille dame tenait à vider son sac aux conseils.

—A ta place, moi, fiston, je me tiendrais en garde contre le papa. Il ne m'inspire pas pour deux sous de confiance. Je l'ai vu passer certain jour. Un vrai pince-sans-rire, avec une mine de croque-mort. Il m'a fait froid dans le dos... Il se peut que tu aies rendu Cydalise muette avec ta promesse de quinze mille francs. Rien ne t'assure qu'en lui en offrant vingt mille ce mauvais sécot de juge ne la fera pas parler.

Tant de sinistres prédictions avaient fini par agacer le baron, qui répliqua sèchement:

—Aujourd'hui, la mère, savez-vous que vous n'êtes pas à la gaieté?

La maman en avait encore gros sur le coeur. Aussi reprit-elle vivement:

—Dame! il y a de quoi, mon petit! J'ai comme une idée que tous tes projets vont craquer. Un beau matin, il t'a pris l'idée de te fourrer dans la peau d'un baron pour épouser une héritière. Ça devait être bâclé à la vapeur. Alors j'ai dit: «Allons-y!» et j'ai lâché mes économies. Mais, à cette heure, je n'ai plus le sou et je trouve que ça dure trop... Et puis j'espérais que ton beau mariage me permettrait de lâcher le Camuflet.

Après ce nom, la maman branla la tête en murmurant:

—Encore un qui ne m'inspire pas pour deux sous confiance.

—Ah! ah! fit le baron. Vous m'avez répété cent fois que c'était un pur idiot.

—On se trompe à tout âge, mon bichon. Aujourd'hui, j'ai comme une doutance qu'il fait la bête. La facilité même avec laquelle je l'ai soulagé de ses dix mille francs me fait peur.

—Puisque vous vous êtes arrangée pour qu'il accuse les autres, objecta le fils.

—Oui, de l'une, j'ai renfermé le dé en argent dans le tiroir qui contenait les billets. Pour l'autre, j'ai semé cinq ou six gousses d'ail dont elle a toujours ses poches remplies dans le cabinet de Camuflet qui sait que, de nous trois, seule elle en fait usage pour ses ratatouilles. Mais, malgré ces précautions, je ne suis pas tranquille. Je le répète, je sens que ça craque. Aussi, Alfred, il me tarde de ne plus jouer mon rôle de noble dame Buffard des Palombes.

Et maman répéta d'une voix alarmée:

—Ça craque! ça craque!

Le baron mit fin à ces jérémiades en demandant d'une voix impatientée:

—Bref! vous m'apportez les dix mille francs en question?

—Oui, mon loulou. Mais, après eux, n-i ni, c'est fini! rappelle-toi que c'est ton va-tout pour continuer ton rôle de baron. Il faut avoir réussi avant ton dernier écu envolé... sinon, il ne nous restera plus qu'à lever le pied pour notre Belgique.

—Oh! je réussirai! affirma le fils d'un ton plein d'une sombre énergie.

La maman venait de fermer son livre et se préparait à quitter sa place en disant:

—Alors, mets ton chapeau sur la chaise près de toi. En passant, je vais y glisser le magot.

Le Tombeur-des-Crânes, qui tournait la tête à droite, entendit à sa gauche le bruit sourd de la liasse de billets qui tombait dans la coiffe de son chapeau, en même temps que l'ancienne Belle-Flamande s'éloignait en répétant:

—Ça craque! ça craque!

Le plus négligemment du monde, le baron avait repris son chapeau.

—Elle a raison, c'est mon va-tout! murmura-t-il pendant que sa main se refermait sur les billets de banque.

Songeait-il au meilleur emploi à faire de ses dernières ressources pendant les cinq minutes qu'il demeura rêveur après le départ de sa mère? Le résultat de ses réflexions fut qu'il se leva de sa chaise en disant:

—Mon va-tout?... Non... il me restera encore la petite maison de Billancourt où, la nuit dernière, m'a conduit, bien à son insu, l'amant d'Héloïse?

Alors, se rappelant que Gustave Cabillaud avait aussi des projets sur cette maison, il se répéta en riant un des proverbes que venait de lui citer la Belle-Flamande:

—Ce n'est pas toujours celui qui a chauffé le four qui enfourne.

Si confiant qu'il fût en son audace, le Tombeur-des-Crânes, tout en les taxant d'exagération, était contraint de s'avouer qu'il y avait un peu de vérité dans les craintes maternelles. Certes, il était loin d'admettre le «ça craque» de la Belle-Flamande, mais il lui fallait reconnaître qu'il s'était produit un temps d'arrêt dans la veine heureuse qui avait signalé ses débuts dans la peau d'un baron.

Expliquons d'abord comment Alfred était devenu M. de Walhofer.

Après des alternatives de succès et de malechances, où la vache enragée avait dominé, la troupe de la Belle-Flamande était venue sombrer en France devant un huissier qui avait vendu le matériel, les costumes et accessoires, la voiture et ses rossinantes, la tente et ses tréteaux.

Les artistes s'étaient alors séparés.

La première à décamper avait été Cydalise qui, en sa qualité de belle fille allant chercher fortune, s'éloigna sans aucune crainte de l'avenir.

—Au revoir! lui avait dit le Tombeur-des-Crânes.

—Ah! non, j'ai assez d'être battue! Donc, pas au revoir, mais adieu, tout ce qu'il y a de plus adieu! avait-elle répondu.

Elle était partie heureuse de cette espèce de délivrance, sans se douter qu'une femme de sa sorte, dont les instincts bas finissent toujours par avoir la nostalgie de la boue, ne pouvait se soustraire complètement à l'empire d'un être de l'acabit d'Alfred.

Le dernier qui se détacha de la Belle-Flamande fut celui qui, dans les séances de second, représentait le magnétiseur de Cydalise. C'était un ancien greffier de tribunal qui s'était réfugié dans la voiture des saltimbanques pour échapper à la justice belge, qui voulait lui demander compte de nombreux faux.

Le fait était que ce gaillard avait un prodigieux talent à imiter les signatures et à falsifier les actes les plus authentiques.

—Si jamais vous avez besoin de moi... avait dit l'ancien greffier à la Belle-Flamande en prenant congé d'elle.

—Ce n'est pas de refus, avait répliqué celle-ci.

—Soit comme magnétiseur, si vous reformez une troupe, soit autrement, avait ajouté l'autre pour compléter ses offres.

—Qu'entendez-vous par votre «autrement», mon brave Bédaric?

—Dame! patronne, il arrive souvent d'avoir un urgent besoin de la signature de quelqu'un qu'on n'a pas sous la main ou qu'on ne veut pas déranger, ou qui est mort...

—Ah! bon! compris! compris! Bédaric.

Puis la mère et le fils étaient restés seuls en présence.

—Il s'agit maintenant de tirer chacun son épingle du jeu, avait dit la mère.

Cela n'avait pas été long pour le Tombeur-des-Crânes qui avait trouvé immédiatement à s'engager dans une autre troupe, heureuse de s'adjoindre cette célébrité de tous les champs de foire.

Quant à la Belle-Flamande, après avoir été directrice, pouvait-elle se résigner à devenir simple artiste? En conséquence, elle quitta ce qu'elle appelait sa carrière.

Une année après, le Tombeur-des-Crânes rejoignait sa mère à Paris. Il était dégoûté de la vie de saltimbanque et cherchait une autre voie.

—Ah! si, au lieu d'être un garçon, tu étais une fille, comme j'aurais ton affaire! soupira la maman qui, après divers métiers essayés, s'était tenue à celui de garde-malade.

—Bah! comment? fit Alfred.

—Figure-toi qu'en ce moment je soigne un bonhomme tombé malade d'avoir perdu sa femme... sa seconde femme encore... Et c'est un Crésus qui a la toquade de la vie de ménage. A peine rétabli, il y a gros à parler que mon imbécile va vouloir encore se ratteler au conjungo... Si tu étais une fille, moi mettant la main à la pâte, avant six semaines, tu t'appellerais madame Camuflet.

Et l'ancienne mangeuse de lapins vivants, après avoir poussé un second soupir de regret, ajouta:

—Hein! me vois-tu la belle-mère d'un richard? Quelle existence en sucre! Comme je me dorloterais! Toujours le porte-monnaie garni de monacos!

A cette perspective attrayante, le Tombeur-des-Crânes se dit que, si sa mère nageait dans les monacos, il saurait lui en soutirer sa large part. Aussi donna-t-il ce conseil intéressé:

—Puisque tu n'as pas de fille, tâche d'en trouver une.

Au lieu de s'effaroucher, la maman avait souri d'un air fin en répliquant:

—J'y ai pensé... Je te dirai même que j'ai ce qu'il me faut sous la main. Une fille des Enfants-Trouvés, dix-huit ans, jolie comme un coeur, plus paresseuse qu'une couleuvre, qui ne demanderait pas mieux que de se laisser mettre à plein beurre. Une fois mariée, elle ne vendrait pas la mèche.

—Eh bien! prends-la!

Là-dessus la Belle-Flamande avait secoué tristement la tête en disant:

—Oui, mais il y a un cheveu dans l'affaire, mon fiston.

—Quel cheveu?

—Il ne suffit pas de dire: «Voilà ma fille»; il est nécessaire encore de le prouver... et, pour prouver, il faut des papiers qui me manquent.

Elle allait pousser un troisième soupir que son fils arrêta net par cette demande:

—Et Bédaric? Avez-vous donc oublié les offres de Bédaric? Qu'est-il devenu?

A ce nom, la maman avait tressauté.

—Pristi! tu me donnes là une jolie idée! s'écria-t-elle joyeusement. Le diable m'emporte si j'avais pensé à ce bon Bédaric qui possède un si beau talent!

—Le tout est de le retrouver.

—Je l'ai rencontré il n'y a pas un mois. A ce qu'il m'a annoncé, il tient une échoppe d'écrivain aux environs des halles, rue de la Ferronnerie.

—Allons-y, proposa Alfred.

Et ils se mirent en route. Chemin faisant, la Belle-Flamande exultait de joie.

—Bédaric va nous confectionner toutes les paperasses utiles, disait-elle. Pour tant faire que d'avoir des papiers neufs, je veux qu'ils soient dans le grand genre. Je tiens à ce qu'ils me mettent de la haute!... Un titre et un nom qui esbrouffent le Camuflet, mon futur gendre!

Regardant le mariage comme déjà fait et parfait, la Belle-Flamande bégaya d'une voix qui frissonnait d'une satisfaction cupide:

—En avant la danse des écus!!!

Puis, vivement, elle ajouta:

—Écus que nous partagerons, Alfred.

—Écus dont j'ai d'autant plus besoin qu'ils me sont indispensables pour la réussite de mes projets, appuya le Tombeur-des-Crânes.

—Tiens! tu as donc des projets, toi?

—J'ai plein le dos de cette existence errante de bateleur... Je veux me fixer, épouser une femme qui m'apporte le bien-être...

—Alors, épouse la femme à barbe. Elle vaut de l'or, cette biche-là! conseilla la Belle-Flamande cherchant une bru future dans son ancien métier.

—Pouah! pouah! fit Alfred.

—Mazette! tu es difficile! Une artiste qui gagne jusqu'à des cinq et six francs à chaque entre-sort et, pour peu qu'on les serre, on arrive à dix ou douze représentations... Avec une épouse de ce calibre-là, tu vivrais les bras croisés.

Le Tombeur-des-Crânes haussa dédaigneusement les épaules à cette admiration maternelle, et d'un ton bref:

—J'ai en vue deux riches héritières dont une est la fille d'un magistrat, déclara-t-il.

Le mot de «magistrat» sonna si comiquement à l'oreille de la Belle-Flamande qu'elle éclata de rire et lâcha naïvement:

—Tu blagues, mon petit!...

La mine sérieuse de son fils arrêta sa gaieté bruyante.

—Alors, reprit-elle, ta fille de magistrat est sourde, bossue, aveugle et elle s'est fait couper les deux jambes dans un accident de chemin de fer?

—Elle est jeune, jolie et je l'épouserai, affirma le Tombeur-des-Crânes avec assurance.

—Avec ça qu'on viendra te l'offrir! gouailla encore la maman incrédule.

—Non... mais on sera tout heureux de me l'accorder quand j'irai la demander.

Une seconde fois, le «Tu blagues!» vint aux lèvres de la Belle-Flamande, mais elle l'avala en voyant le sourire affirmatif d'Alfred. Pour elle, la chose appartenait si bien au domaine du fantastique qu'elle lui trouva un motif.

—Alors, les restes d'un autre? avança-t-elle.

A cette supposition, le fils dressa la crête. Il parut, comme le paon, se mirer dans ses plumes d'un air vainqueur, et d'une voix pleine de la plus immense fatuité:

—... Pas d'un autre, accentua-t-il.

Pour le coup, la maman y alla de son refrain à plein gosier.

—Tu blagues!» lâcha-t-elle.

Mais toujours se pavanant, Alfred riposta tout tranquille:

—A la première occasion, vous demanderez plutôt à Cydalise.

—Tiens! tu l'as donc retrouvée, cette grande brinde? Qu'est-elle devenue, la belle rousse? s'écria la mère lancée sur une autre piste.

—Aujourd'hui, la belle rousse est devenue brune. Elle est cuisinière chez mon futur beau-père, le magistrat en question.

—Et elle a oublié toutes les volées que tu lui as administrées?

—A leur souvenir, sa passion s'est rallumée plus ardente que jadis. J'ai fini par si bien commander en maître que, tout en rechignant un peu, elle a été ma complice dans le fait qui a rendu mon mariage forcé.

Il devait y avoir dans le passé de la Belle-Flamande des souvenirs qui la faisaient parler par expérience, car sa voix s'attendrit en émettant cette réflexion:

—Le fait est que, quand une femme en tient pour un homme, elle est capable, s'il l'exige, de se mordre le front.

Ensuite, revenant à ses moutons:

—Va donc pour la fille du magistrat, accorda-t-elle. Mais tu as parlé d'une autre héritière. L'as-tu amenée au mariage forcé, celle-là?

Le Tombeur-des-Crânes prit un ton dégagé:

—Oh! fit-il, je ne m'occupe pas personnellement de ce mariage. Deux personnes y travaillent pour moi.

—Des amis?

—Des amis, si vous voulez, la mère... mais des amis par lesquels il ne ferait pas bon pour moi me laisser soigner si j'étais malade, d'autant plus qu'un d'eux est médecin.

La Belle-Flamande était une femme d'un bel acquit. Elle connaissait si bien la carte de tant de pays que, pour certains points, il n'était besoin, avec elle, de les lui mettre sur leurs i. Elle éclata de son gros rire en disant:

—Alors ils ont une corde sensible, tes deux amis?

—Précisément.

—Et quand tu touches cette corde, ça les fait chanter?

—Comme vous le dites.

—Et comment as-tu découvert cette corde?

—Encore par Cydalise qui, je dois l'avouer, ne se doute pas le moins du monde qu'elle m'a servi dans cette affaire...

—Conte-moi la chose, garçon, demanda la maman qui, tout aussitôt, ajouta:

—Non, plus tard. Nous voici arrivés chez Bédaric.

Ils étaient, en effet, devant une étroite boutique dont la devanture était fermée par des rideaux, noirs de crasse, mais soigneusement tirés.

L'ancien magnétiseur et ci-devant greffier belge était assis devant une petite table. Il se leva précipitamment à l'entrée des arrivants qu'il reconnut à première vue.

—Eh! mon ancienne patronne et son fils! A quoi puis-je vous être bon? s'écria-t-il, tout empressé.

—Mon bonhomme, voici la chose. Je veux marier ma fille, aborda carrément la Belle-Flamande.

—Votre fille? Mais vous n'en avez pas! lâcha Bédaric ahuri par ce début.

—Non, mais je viens à toi pour que tu m'en fasses une, dit l'ex-patronne.

Sans attendre l'effet de cette plaisanterie risquée, elle expliqua longuement son cas à Bédaric qui l'écouta en disant de temps à autre:

—Rien de plus facile, patronne.

Il lui fallait une haute position sociale. La veuve d'un gros bonnet.

—Veuve d'un général tué au champ d'honneur, proposa Bédaric.

—Le général me va, mais avec un nom bien ronflant qui pue les croisades.

Bédaric se recueillit.

—Que diriez-vous de: Buffard des Palombes? finit-il par demander.

—Superbe! approuva la nouvelle veuve du général.

Et, dans son ravissement, elle s'écria:

—Buffard des Palombes! En voilà un nom qui va épater le Camuflet!!!

Bédaric fit un saut sur sa chaise, ouvrit des yeux étonnés, grands comme une porte cochère.

—Camuflet! répéta-t-il. N'est-ce pas un ancien entrepreneur fort riche? demanda-t-il.

—Oui, un millionnaire.

—Et c'est à lui que vous voulez donner votre fausse fille?

—En personne. Est-ce que vous connaissez l'idiot dont je veux pour gendre?

A cette question, Bédaric se prit les côtes et si fort fut son rire qu'il put à grand'peine répondre:

—Si je connais Camuflet! Ah! la bonne plaisanterie! elle est forte, celle-là! Camuflet qui s'est déjà marié deux fois. C'est bien celui-là, n'est-ce pas?

—Le même.

Bédaric tâcha de modérer sa gaieté et, entre deux spasmes de rire, débita vite:

—C'est moi qui ai fait son second mariage.

Après avoir affirmé que c'était lui qui avait fait le second mariage de Camuflet, le joyeux Bédaric se reprit aussitôt:

—C'est-à-dire, non; je m'exprime mal. Je n'ai pas fait ce mariage, mais je l'ai grandement facilité.

—En quoi faisant? demanda Alfred.

—En tuant un homme.

Si l'aveu était raide, bien surprenante était aussi la réflexion dont l'écrivain public le fit suivre.

—Après tout, reprit-il, quand je l'ai tué, il se pouvait qu'il fût déjà mort depuis plusieurs années.

Alfred et sa mère n'eurent pas le temps de s'étonner, car il poursuivit aussitôt:

—Voici la chose: lorsque Camuflet s'amouracha de la petite qu'il voulait pour sa seconde femme, je vous laisse à deviner si la maman, qui ne possédait pas un radis, avait hâte d'avoir un gendre à écus. Par malheur, elle était en puissance de mari. Quand je dis «en puissance», ce n'est pas le vrai mot, car, depuis sept ou huit ans, elle était délivrée de son époux, un exécrable pochard qui, un beau matin, avait lâché femme et enfant, et n'avait plus donné de ses nouvelles. Or, pour marier la fille, il fallait le consentement du père... Où aller chercher le pochard?... Nix de mariage sans le consentement de l'Auvergnat; car le disparu était non seulement un ivrogne, mais encore un Auvergnat.

Et Bédaric s'interrompit pour dire:

—Du reste vous le connaissez.

—Comment le nommes-tu? demanda le Tombeur-des-Crânes.

—Craquefer.

La Belle-Flamande interrogea sa mémoire.

—Le nom ne m'est pas inconnu, mais je ne sais où je l'ai entendu prononcer, dit-elle.

—Ni moi non plus, ajouta Alfred.

—Il en a été de même pour moi quand la femme m'a nommé son mari, mais en creusant bien mes souvenirs, j'ai fini par trouver en quel endroit, vous et moi, nous avions rencontré l'Auvergnat soiffeur.

—Où donc? fit curieusement la Belle-Flamande.

—Ne vous souvient-il plus, sur la frontière, du petit village français où nous avons donné une représentation dans la grange d'un aubergiste... village qui s'appelait Montrel?

—Montrel! répéta le Tombeur-des-Crânes qui, si maître qu'il fût de lui, ne put commander au frisson dont il fut secoué au nom de ce village lui rappelant ses trois victimes: Vernot, Carambol et Henriette.

—Parbleu! oui, je me souviens de Montrel, avoua la Belle-Flamande.

—Avez-vous aussi souvenance de Trudent, l'aubergiste, qui, trente fois par heure, hurlait: «Craquefer!» pour faire sortir l'Auvergnat de la cave?

—Mais, objecta Alfred, malgré ce nom de Craquefer, il se pouvait que l'ivrogne ne fût pas le mari disparu?

—Oui, mais je fus convaincu quand j'appris le petit nom du pochard que sa femme dut m'énoncer lorsqu'elle vint réclamer mes services. L'Auverpin répondait au petit nom de Pietro... singularité stupide, qui m'avait frappé à Montrel où, devant moi, le garçon d'écurie avait plaisanté le fouchtra sur ce prénom italien.

—Alors vous vous êtes empressé de donner à la femme des nouvelles de son mari envolé? avança Alfred.

—Jamais! au grand jamais! dit vivement Bédaric.

—Pourquoi?

—Parce que j'aurais perdu les cent francs dont la femme me payait l'acte qu'elle réclamait de mes faibles talents. Ne sachant où retrouver son sac à vin et pressée qu'elle était de flanquer sa fille à Camuflet, la mère, devant l'impossibilité de se procurer le consentement paternel exigé par la loi, a coupé au court en s'adressant à moi qui lui ai bâclé un joli petit acte de décès de son Auvergnat, grâce auquel le mariage a passé comme une lettre à la poste.

—Alors ce mariage était nul?

—Parfaitement, fit Bédaric.

Et, en souriant:

—Nul... comme le sera aussi le troisième mariage que vous mitonnez pour Camuflet, ma chère patronne, ajouta l'ancien greffier magnétiseur.

Louer la Craquefer, c'était pour la Belle-Flamande faire en même temps son propre éloge. Ce fut donc d'une voix convaincue qu'elle s'écria:

—Une fine commère, la femme de l'Auverpin! Elle méritait sa chance.

Bédaric secoua la tête ironiquement.

—Pas tant de chance que vous le supposez, dit-il, car le mariage était à peine réalisé que l'Auvergnat reparut et, alors, il fit chanter ferme son épouse. Tous les écus de la Craquefer furent pour l'ivrogne qui, sans cesse, parlait d'attaquer le mariage de sa fille, ce qui aurait mis à jour le faux acte de décès. Ah! il a soutiré de gentilles sommes à sa prétendue veuve avec les peurs bleues qu'il lui flanquait, cet adroit Pietro qui, pourtant, se garda bien de laisser soupçonner son existence à Camuflet!

—Et jamais ce dernier n'a eu aucune doutance de la nullité de son mariage? demanda Alfred.

—Pas plus pour son second que pour son premier mariage, répondit Bédaric.

—Hein! fit la Belle-Flamande, est-ce que le premier aussi était nul?

—Tout comme l'autre.

—Encore un faux acte de décès?

—Non; cette fois-là, Camuflet s'est adressé à une vraie veuve...

—Eh bien, alors?

—Seulement cette veuve-là, ainsi que la Craquefer, ne dédaignait pas la provende à plein râtelier qu'elle trouverait chez un gendre millionnaire. Alors elle a usé d'une autre supercherie. Avec toutes les pièces relatives à sa fille légitime, qui était morte, elle a gentiment fait passer à Camuflet une fille qu'elle avait eue hors mariage... Donc, autre mariage nul.

—Comment as-tu appris cela?

—Par un hasard extraordinaire. C'est moi que la veuve vint consulter en son embarras. J'eus alors le bonheur de lui donner le conseil qui la tira d'affaire.

Encore une fois, la Belle-Flamande éprouva le besoin impérieux de rendre justice à qui de droit.

—Celle-là, comme la Craquefer, deux vraies matoises! confessa-t-elle.

A cet aveu, Bédaric s'inclina respectueusement devant elle en débitant d'une voix louangeuse:

—Vous êtes vraiment trop modeste, patronne.

—Tu crois, mon vieux?

—Oui, car c'est à vous le pompon.

—Parce que?

—Dame! les deux autres, en somme, n'ont fait, plus ou moins adroitement, que marier leurs filles... Tandis que vous, beaucoup plus forte, vous allez vous donner un gendre sans avoir jamais eu de fille.

Et Bédaric s'inclina encore en répétant:

—A vous le pompon!

La Belle-Flamande prit un air penché, et de sa voix la plus mélancolique:

—Que veux-tu? dit-elle. Je possède encore mes trente-deux dents et je n'ai rien à me mettre entre les mâchoires. Je suis à l'âge où il faut penser à son estomac. Chez le Camuflet, je serai assurée de la pâtée quotidienne. C'est à considérer, ça, mon brave Bédaric, surtout quand, comme moi, on aime mieux se contenter de tout que de peu.

Quittant le ton langoureux, la voix de la Belle-Flamande prit la corde émue pour continuer:

—Puis-je oublier que je suis mère?...

—Pas de votre fille! interrompit Bédaric.

—Non, dit-elle en se tournant vers le Tombeur-des-Crânes, mais de ce grand garçon ici-présent, qui ne se fera pas prier pour accepter les écus que je saurai carotter à l'idiot Camuflet.

Puis, passant soudain à un autre ordre d'idées, elle s'écria:

—Ah! propos, j'oubliais! Alfred voudrait être baron. Est-ce aussi dans tes moyens, Bédaric?

Bédaric eut une moue dédaigneuse.

—Heu! heu! baron! fit-il dédaigneusement.

—Est-ce que baron ne te plaît pas?

—Bien communs, les barons. La place en est encombrée, appuya l'ex-greffier-magnétiseur.

Il se recueillit un moment, le front dans ses mains, puis relevant la tête:

—Pourquoi pas vidame? proposa-t-il.

—Qu'est-ce que c'est que ça? fit la Belle-Flamande légèrement effarée.

—Un autre titre de noblesse beaucoup plus rare et mieux porté. On devient empereur, on naît vidame!

La maman, pour ce qui était de l'influence d'un titre nobiliaire, jugeait à son étiage et suivant les relations de sa vie.

—Non, non, dit-elle vivement, tenons-nous en à baron... Baron, vois-tu, ça ébaubit les marchands de vin, tandis que ton vidame les effrayerait. Faute de comprendre, ils croiraient que c'est un emploi dans la police... Et tu sais, chez un marchand de vin qui se méfie, pas d'ardoise, l'oeil est crevé, crédit est mort. Un vidame n'obtiendrait pas la plus petite côtelette aux cornichons!

Fière de sa classification de la noblesse au point de vue des marchands de vin, elle répéta:

—Tenons-nous en à baron.

—Baron étranger, bien entendu? reprit Bédaric.

La Belle-Flamande se redressa superbe et, la voix vibrante de patriotisme:

—Baron belge... On tient à faire honneur à son pays! déclara-t-elle.

Bédaric se remit le front dans les mains, à la recherche du nom à proposer.

—Trouve-nous quelque chose de bien flamand, recommanda l'ex-mangeuse de lapins.

—Que diriez-vous de Vaestromdemaekerten? demanda le chercheur.

—Jamais un concierge ne retiendra ce nom-là! Autre chose, mon vieux.

—Parbleu! fit brusquement Bédaric, j'ai votre affaire dans mes cartons. C'est tout un tas de titres d'un baron de Walhofer qui les a oubliés à son départ pour le Chili, où il a été se faire pendre... Il paraît qu'il s'amusait la nuit, le pistolet au poing, à effrayer les voyageurs.

—Vieille noblesse, hein?

—Tous les ancêtres du baron sont morts aux croisades.

—Et les titres sont bien règle? Tu en réponds?

—Oui, c'est moi qui les ai fabriqués, confessa modestement Bédaric. Je chercherai la liasse et je vous la remettrai en même temps que les pièces qui vous feront dame Buffard des Palombes, restée veuve avec une fille.

—Combien de temps te faut-il pour tes griffonnages?

—Quinze jours.

—Bon! Alors je vais commencer à amorcer le Camuflet en lui faisant passer sous le nez ma prétendue fille, annonça la maman.

Et, prenant le bras du Tombeur-des-Crânes, elle sortit de la boutique de l'écrivain public.

Dix pas plus loin, elle dit à son fils:

—Tu sais, Alfred, que tu as une confidence à me compléter.

—Laquelle?

—Tu m'as bien conté comment tu as des chances d'épouser la fille du juge... mais pour l'autre héritière, la demoiselle Ducanif, qu'un médecin et une cuisinière doivent te faire accorder, tu m'as laissée le bec dans l'eau.

—Je vous ai appris que mon talisman était une lettre.

—Oui, je le sais, une lettre qui tient en bride les deux individus, Héloïse et son amant... Mais que contient-elle, cette lettre? Et comment l'as-tu trouvée?

—Écoutez donc, dit le Tombeur-des-Crânes.

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