La conquête d'une cuisinière II: Le tombeur-des-crânes
IX
La Belle-Flamande était à jeun. Avant que son fils eût commencé le récit qu'elle lui demandait, elle fit cette proposition:
—Manger n'a jamais bouché les oreilles de celui qui écoute. Moi, j'ai l'estomac dans les talons, ce qui me gêne pour marcher. Or, si tu le veux, au lieu de baguenauder par les rues, toi parlant et moi écoutant, je t'offre d'aller casser une croûte chez un manezingue de mes amis qui vous a un petit vin que c'est à croire qu'on en rêve. C'est à deux pas, dans la rue des Bourdonnais.
Cinq minutes après, tous d'eux étaient attablés dans un cabinet du marchand de vin désigné.
Après faim apaisée, la mère posa ses coudes sur la table en disant à Alfred:
—Maintenant, garçon, conte-moi comment tu as mis la patte sur cette lettre qui fait que le médecin et Héloïse, sa maîtresse, t'obéissent si bien au doigt et à l'oeil qu'ils se sont engagés à te faire épouser l'autre héritière, la demoiselle Ducanif, que tu guignes à défaut de la fille du magistrat.
L'exorde du récit d'Alfred fut une question.
—Vous souvenez-vous, la mère, demanda-t-il, parmi les expériences de seconde vue exécutées par Cydalise, au beau temps de notre troupe, du tour de l'écriture brûlée?
—Parbleu! tour qui ahurissait fièrement les gobe-mouches qui en restaient le bec ouvert! s'exclama la maman. On présentait un papier et un crayon à un spectateur en lui disant: «Écrivez sur cette feuille ce qu'il vous plaira»; après quoi on lui faisait plier le papier, qu'il avait d'abord donné à lire à tous ses voisins, puis il le brûlait sur une assiette qu'il gardait en main, le nez sur les cendres. Alors Bédaric, notre magnétiseur, endormait Cydalise, assise sur un tabouret adossé à un portant de coulisse et demandait: «Pouvez-vous nous dire ce que monsieur avait écrit sur le papier qu'il vient de brûler?» A cette question, ma mâtine, qui n'aurait pas ri pour un empire, leur dégoisait la chose tout au long, au grandissime étonnement du public.
Et, éclatant de rire à ce souvenir, la Belle Flamande ajouta:
—Oh! oui je me souviens de ce tour qui était pourtant bête comme bonjour. Il consistait en...
Jugeant inutile d'entendre les détails d'un tour qu'il connaissait à fond, le Tombeur-des-Crânes interrompit sa mère pour commencer son histoire.
—C'est au tour de l'écriture brûlée, je vous le répète, que je dois mon empire sur le docteur et sa maîtresse. Et vous allez savoir comment.
(Si simple que ce soit ce tour, fort usité dans toutes les baraques de foire, il faut en donner l'explication pour l'intelligence de ce qui va suivre.
Ayez un sous-main en carton recouvert d'un papier dont le dessous a été frotté d'une composition de suie et de savon noir, ce qui forme décalque. Entre ce papier et le carton, vous placez une feuille de papier blanc, puis vous encollez les bords de l'enveloppe en les rabattant sous le dessous du carton.
On présente à un assistant un crayon de pierre dure et une feuille de papier qu'on a placée sur le sous-main. Le spectateur accepte le sous-main qui l'aide à écrire et, comme le crayon est dur, il lui faut appuyer ses caractères, qui se trouvent décalqués sur le papier caché sous l'enveloppe du sous-main. L'écrit achevé, on le laisse à son auteur, qu'on débarrasse du sous-main et du crayon pour les remplacer par une assiette garnie d'allumettes. «Faites lire à vos voisins pour qu'ils en sachent le contenu, puis brûlez-le», commande le magnétiseur qui, pendant que l'attention est ainsi distraite, fait passer le sous-main à un compère dans la coulisse. Ce dernier n'a qu'à déchirer l'enveloppe du carton pour prendre le second papier sur lequel l'écriture s'est décalquée. Il en souffle les phrases à la somnambule assise près du portant de la coulisse... et le tour est fait.—Sur la demande du magnétiseur, le somnambule, au grand ébahissement des spectateurs, récite ce que contenait l'écrit brûlé.)
Le Tombeur-des-Crânes avait entamé son histoire:
—Après avoir quitté la troupe Rebricard, où je m'étais engagé quand nous nous séparâmes, j'étais revenu à Paris. Je battais le pavé depuis huit jours, en quête d'un expédient qui me fît vivre, quand le hasard me mit en face de Cydalise.
Elle avait eu beau dire, la belle, que tout était fini entre nous! Il n'en était rien, car, à ma vue, sa toquade la reprit, et, en un quart d'heure, la réconciliation fut faite et parfaite.
—Où loges-tu? me demanda-t-elle.
—Dans un garni du faubourg.
—Viens donc habiter ma chambre.
Deux heures après, j'étais installé chez Cydalise, dans une masure du Marais, du côté de la rue de Turenne. Sa chambre était un véritable taudis, mais elle jouissait d'un agrément bien rare à trouver dans Paris. Elle s'éclairait sur un jardin, nid de verdure au fond duquel apparaissait un petit hôtel Louis XV.
—On m'a dit que c'est l'habitation d'un magistrat, m'annonça Cydalise.
Tout comme moi, l'ancienne Fille du Soleil était dans une gêne atroce. Quand elle s'était séparée de nous, le hasard de ses amours l'avait conduite dans les bras du chef de cuisine d'une ambassade qui, haut maître en science culinaire, s'était amusé à en faire un cordon bleu. A cela s'était bornée sa générosité, car, après un an de durée, quand la liaison se rompit, Cydalise, à deux cents francs près, s'en alla aussi pauvre qu'elle était venue.
Seulement elle partait excellente cuisinière et bien décidée à tirer profit de son savoir.
Les deux cents francs avaient duré trois mois dans l'attente d'une place. Elle en était à ses derniers dix francs le jour de notre réconciliation.
Après m'avoir fait part de sa débine, elle s'écria joyeusement:
—Baste! le Mont-de-Piété n'a pas été créé pour les chiens! Jusqu'à ce que nous ayons mangé la somme qu'il me prêtera, Héloïse sera peut-être venue.
—Qui appelles-tu Héloïse?
—Une cuisinière dont j'ai fait la connaissance à la salle Crémorne, au dernier bal annuel donné par l'Association des cuisiniers et cuisinières pour la caisse de secours. Héloïse m'a promis de me trouver une bonne place... et, là-dessus, elle peut me dénicher ce qu'il y a de mieux, car elle y a la main.
—Pourquoi?
—Parce qu'elle est en place chez un sieur Ducanif qui tient le meilleur bureau de placement de Paris. Il paraît que ce Ducanif s'est si bien monté le bourrichon pour elle, une superbe fille du reste, que, afin d'être plus libre, il s'est séparé de sa femme et de sa fille... Tu comprends que si Héloïse l'exige, son bourgeois me trouvera une place aux prunes.
—Oui, mais elle tarde trop, ta place aux prunes.
En réponse, elle me montra une grande malle dans un coin de la chambre et me dit en riant:
—Raison de plus, en attendant, pour que le Mont-de-Piété me débarrasse de tout ce qu'il y a là dedans et qui ne me servira plus.
—Que contient cette malle?
—Ma défroque et tous mes bibelots de somnambule. Comme il y a gros à parier que je ne redeviendrai plus jamais Fille du Soleil, battons monnaie avec tous ces oripeaux.
Elle se mit à ouvrir le coffre en continuant:
—Je ne sais plus trop quoi j'ai enfermé dans cette malle. Nous allons en passer la visite.
Bien mesquines étaient les frusques qu'elle voulait offrir au Mont-de-Piété! Deux amples peignoirs sans taille en grosse tarlatane pailletée d'étoiles d'or, quelques jupes courtes de pareille étoffe, des corsages du même genre et trois maillots de soie constituaient la garde-robe de celle qui, alors qu'elle donnait ses séances de seconde vue, s'habillait, suivant sa fantaisie, en druidesse, avec une couronne de chêne sur la tête, ou en sylphide avec des ailes dans le dos.
Et elles étaient encore là, ces ailes et cette couronne de chêne en papier. Ce fut moi qui, en prêtant la main à l'inventaire, les tirai de la caisse, ainsi que d'autres brimborions sans valeur, que Cydalise avait conservés en souvenir du temps passé.
—Tiens! qu'est-ce cela! fis-je en ramenant du fond du coffre un objet plat et d'un carré long, enveloppé dans une feuille de journal.
—Ça, me dit Cydalise en riant, c'est le sous-main qui nous servait pour le tour du papier brûlé.
Cependant j'avais retiré le journal. Elle avait dit vrai. C'était bien le sous-main et, avec lui, le crayon à pierre dure dont se servait le spectateur pour écrire.
Je posai sous-main et crayon sur une table voisine en disant:
—Je crois, ma belle, que tu peux te dispenser de porter cela au Mont-de-Piété qui ne t'en donnerait pas un maravédis.
Puis, nous continuâmes notre inventaire de la caisse.
A l'exception des maillots en soie, toute la défroque était de si mince valeur que nous dûmes reconnaître qu'à moins d'une excessive générosité de la part de l'expert, le Mont-de-Piété en donnerait tout au plus trente francs.
—Avec trente francs on peut aller quatre jours. D'ici là, Héloïse m'aura peut-être trouvé une place, répliqua Cydalise prenant les choses au mieux.
Et en fille expéditive:
—Vite, ajouta-t-elle, faisons-en un paquet et en route pour le Mont-de-Piété!
Le paquet terminé, je m'apprêtais à la suivre quand elle m'arrêta en disant:
—A quoi bon y aller deux? J'y suffirai seule. Reste là; fume ta pipe en m'attendant. Je ne serai pas plus de vingt minutes.
Resté seul, je tuai d'abord le temps en lisant le journal, vieux de quinze mois, qui avait enveloppé le sous-main. Je fus interrompu en ma lecture par un coup frappé à la porte.
C'était le concierge de la maison.
—Une lettre pour mademoiselle Cydalise, m'annonça-t-il en me montrant la missive.
—Elle ne tardera pas à revenir.
—Tant de fois elle m'a répété qu'elle attendait une lettre que j'ai cru bien faire en la lui montant au plus vite. Elle aura passé devant la loge pendant que j'étais au premier, chez le propriétaire.
Et il posa la lettre sur la table.
C'était un bavard qui jugea bon de tailler une petite bavette. Jusqu'au retour de Cydalise, c'était une façon pour moi d'abréger l'attente. La conversation s'engagea donc entre nous.
—La chambre doit plaire à monsieur, me dit-il. Bien des gens, qui payent des cinq mille francs de loyer, voudraient avoir une vue pareille... Un jardin délicieux... c'est rare dans Paris.
—Certes! fis-je. Mais la jouissance de ce jardin vaut encore mieux que sa vue.
—Oui, mais cette jouissance-là coûte les yeux de la tête. Pour se la payer, il faut être riche comme l'est M. Grandvivier.
—Ah! le locataire se nomme Grandvivier?
—Oui, un juge qui remue les écus à la pelle.
—Tant que ça!
—Il possède, m'a-t-on dit, plus de trois millions, et il n'a qu'un enfant.
Son nom, prononcé par une voix furieuse, qui retentit dans l'escalier, le fit bondir.
—Encore ma canaille de propriétaire qui m'appelle! Quand donc délivrera-t-on les pauvres portiers des propriétaires!
Et il partit à toute vitesse.
Me retrouvant à nouveau seul, l'idée me vint de lire la lettre adressée à Cydalise. Elle contenait ces trois lignes tracées d'une écriture grotesque:
«Ma chère camarade.—Attendez-moi demain à onze heures. Je vous ai trouvé une place excellente.
—Héloïse.»
Je rejetai la lettre sur la table, puis je me mis à employer le moyen de patienter que m'avait indiqué Cydalise, celui de fumer ma pipe.
A ma vingtième bouffée, la chambre était si pleine de fumée que j'étais menacé, en continuant, d'une asphyxie complète.
—Donnons de l'air, me dis-je.
Je m'avançai pour ouvrir la fenêtre. Au moment où je levais la main vers l'espagnolette, mon regard, à travers un accroc du rideau, plongea au fond du jardin.
Une ravissante jeune fille de dix-huit ans était en train d'arroser un massif de fleurs.
Au lieu d'ouvrir la fenêtre, je restai à l'affût derrière mon rideau, dévorant des yeux cette suave créature.
Le portier avait été interrompu dans sa confidence au moment où il m'apprenait que le magistrat n'avait qu'un enfant.
Cet enfant était donc une fille?
Et le père possédait des millions!!!
La voix de Cydalise, qui remontait l'escalier en chantant, m'arracha à mon extase. Je m'éloignai vivement du rideau.
A son premier pas dans la chambre pleine de la fumée de ma pipe, Cydalise courut à la fenêtre qu'elle ouvrit béante en s'écriant:
—Mais tu tournes au jambon! Peut-on s'enfumer ainsi! Tu as des poumons en zinc, toi!
Alors, respirant à pleine aspiration:
—Ouf! fit-elle, c'est bon, l'air pur!
Soudain je l'entendis qui murmurait hargneusement en regardant le jardin:
—Tiens! voilà ma chipie qui s'envole! Ne dirait-on pas que j'ai une tête à camper sur un cerisier pour effaroucher les moineaux?... Eh! va donc! bégueule! On vaut bien autant que toi.
Sans doute que Cydalise n'avait pas conscience que ses paroles avaient dépassé ses lèvres et que j'avais pu entendre le sentiment haineux pour la jeune fille qu'elles trahissaient, car, après avoir refermé la fenêtre, elle revint à moi en disant:
—Le pipelet, à ma rentrée, m'a annoncé qu'il avait monté une lettre pour moi.
—Oui, là, sur la table, dis-je en lui indiquant la lettre.
Sans se fâcher que je l'eusse d'abord ouverte, elle la déplia et eut vite fait d'en connaître le contenu.
Aussitôt elle se mit à exécuter par la chambre un pas du cancan le plus échevelé en criant:
—Bravi! bravo! c'est aujourd'hui un jour de chance complète. D'abord, c'est toi que je retrouve! Et voici Héloïse qui me promet une bonne place! Vivat! c'est de la veine sur toute la ligne!!!
Mais se reprenant aussitôt, elle ajouta d'une voix essoufflée par la danse:
—C'est-à-dire non, pas sur toute la ligne, car le Mont-de-Piété a été rat en diable. Croirais-tu que le sapajou d'employé n'a voulu me prêter que quinze francs de mes souvenirs de gloire? N'a-t-il pas osé me dire que mes ailes de sylphide ne pouvaient plus servir qu'à éventer de la braise sur un fourneau!
Sa rancune ne fut pas longue. Elle tira de sa poche les trois pièces de cinq francs qu'elle fit sauter dans sa main en débitant d'un ton joyeux:
—Qu'est-ce qui va se payer un joli petit gueuleton fin, ce soir, avec son chéri? Les trois pièces y passeront. Pas d'économie, puisque j'entre demain en place.
—Oui, mais moi? dis-je.
—Eh bien! toi, après?
—Que vais-je devenir, quand tu seras dans cette place?
—Tu resteras ici. Tu garderas ma chambre où je viendrai, aussi souvent que possible, t'apporter des ailes de volaille et du bon bouillon.
—Oui, mais te permettra-t-on de décamper, comme tu l'espères?
Elle réfléchit un peu, puis:
—J'imposerai la condition à mes bourgeois qu'on me laissera sortir pour mes devoirs religieux, m'annonça-t-elle.
Sur ce, elle se remit à faire sauter les trois pièces de cinq francs sous mon nez et continua:
—Il sera toujours temps demain de penser à cela. Pour le quart d'heure, il s'agit d'aller se payer une gentille biture. Allons, en route!
Comme elle s'apprêtait à remettre son mantelet, elle s'arrêta et se retourna vers moi pour me demander:
—A moins que tu ne veuilles que nous nous contentions de pommes de terre frites; alors tu pourrais garder les quinze francs pour toi.
Jusqu'à ce moment, la Belle-Flamande avait écouté sans mot dire le récit de son fils. A cet endroit, elle ne put contenir son enthousiasme!
—Un coeur d'or, cette Cydalise! Elle t'aurait donné ses petits boyaux si tu les lui avais demandé.
Le Tombeur hocha ironiquement la tête en répliquant:
—Pas tant que ça, la mère. Cydalise avait la tête dure sur certains points. Vous en jugerez.
—Bon! alors je devine que le vent va tourner pour elle aux raclées numéro un.
—Attendez la suite.
La maman se versa un petit verre de cassis et, avant de le porter à sa bouche qui allait le déguster à petits coups de langue, elle prononça:
—Dévide ton chapelet, fiston.
Le Tombeur-des-Crânes continua:
—Comme je ne répondais pas, Cydalise reprit:
—Voyons, te décides-tu pour les pommes de terres frites?
En me montrant le vieux journal qui avait servi à envelopper le fameux sous-main, elle me dit en souriant:
—Tiens, voici le plat d'argent qui me servira à t'en apporter une montagne.
J'étendis la main sur le journal qu'elle allait prendre.
—Non, non, fis-je vivement, laisse-le là. Pendant ton absence, j'y ai lu quelque chose qui m'a fort intéressé et que je n'ai pas fini.
—Mazette! ricana-t-elle, tu ne tiens pas à avoir les nouvelles fraîches, toi! Ce journal est vieux de plus de quinze mois!
—Oh! la date ne fait rien à l'article que je lisais.
—Quel article?
—Le compte rendu des tribunaux. Il s'agit d'une bonne qui en a gobé pour ses cinq ans.
—Diable! c'est salé... Elle avait donc volé les couverts d'argent à ses bourgeois?
—Non; mais ses maîtres lui avaient confié la surveillance de leurs jeunes filles, une de seize ans et l'autre de dix-huit ans... et elle les vendait.
—Oh! la saleté de femme! s'écria Cydalise avec une profonde et sincère indignation. Alors, cinq ans, ce n'est pas payé. Moi je l'aurais condamnée à mourir à coups d'épingles.
—La malheureuse a peut-être obéi à certaines influences irrésistibles, avançai-je.
—Il n'est pas d'influences qui obtiendraient de moi une pareille infamie, articula-t-elle d'un ton convaincu.
Ce sujet lui répugnant à traiter plus longtemps, elle me demanda en reprenant sa voix rieuse:
—Oui ou non, te décides-tu pour les pommes de terre frites?
—J'opte pour le bon dîner, répondis-je.
A table, chez un restaurateur du voisinage, Cydalise revint à parler de la place qui l'attendait et de celle qui la lui procurait.
—Une jolie femme, Héloïse. Tu en jugeras demain, m'annonça-t-elle.
Ensuite, me menaçant du doigt en riant:
—Ne va pas t'aviser de lui faire la cour, grand vaurien!
Après quoi, tout aussitôt:
—Du reste, continua-t-elle, je suis bien tranquille là-dessus. Tu aurais beau faire ton joli coeur, Héloïse te laisserait tes singeries pour compte... car elle a un amant.
—Oui, tu me l'as dit, son bourgeois, nommé Ducanif.
—Oh! celui-là! s'écria-t-elle en éclatant d'un rire railleur.
Et quand sa gaieté fut apaisée:
—Il n'est pas question de Ducanif, reprit-elle.
—Ah! elle a un dessous de cartes?
—Oui, un joli Gustave, d'une trentaine d'années... Un médecin... Rien que ça! Le soir du bal des cuisinières, à la salle Crémorne, où j'ai fait sa connaissance, Héloïse m'a lâché sa petite confession. Si tu l'avais vue me parlant de son Gustave! Les yeux lui sortaient de la tête. Elle avait l'air de manger des confitures... Ah! en voilà un qui la tient ferme, je t'en réponds!
—Crois-tu? fis-je en ayant l'air de douter.
—C'est-à-dire que s'il lui commandait de s'asseoir sur un paratonnerre, v'lan, elle ne ferait ni une, ni deux! Sur un ordre de lui, elle monterait à l'échafaud.
—Tu vois bien! lâchai-je alors.
Elle me regarda sans comprendre.
—Qu'est-ce que je vois?
—Que te disais-je à propos de la bonne condamnée à cinq ans? Que la malheureuse avait peut-être obéi à une influence irrésistible... A la place de cette bonne, suppose ton Héloïse. Crois-tu que, pour le même cas, elle aurait résisté à son Gustave?
Cydalise réfléchit un peu, puis, en branlant la tête, lâcha cet aveu:
—Ma foi! pour être franche, je reconnais qu'Héloïse n'aurait pas reculé.
A cette réponse, je poussai un soupir mélancolique.
—On est heureux d'être aimé de la sorte! murmurai-je de façon à être entendu.
Cydalise se redressa, pâle, ses yeux étincelants tout à la fois d'amour et de courroux.
—Je te conseille de te plaindre! articula-t-elle sèchement.
—Alors tu serais une seconde édition de ton Héloïse?
—Pourquoi pas?
—Même pour le cas de la bonne qui a encaissé ses cinq ans?
Elle haussa brusquement les épaules et s'écria d'une voix impatientée:
—Ah! tu m'embêtes, à la fin, avec ta rengaine, toi!! Elle me fait froid dans le dos. Je suis certaine que mon dîner me restera sur l'estomac.
—Allons! calme-toi. Je voulais seulement te faire grimper à l'arbre, dis-je en riant.
Et c'était vrai. Pourquoi m'étais-je cramponné à cette condamnation de la bonne? Je ne saurais le dire. Sauf de faire un peu enrager Cydalise, aucun but n'avait dicté mes paroles.
X
Le lendemain, à onze heures précises, comme elle l'avait annoncé, nous reçûmes la visite d'Héloïse.
Certes, c'était bien la belle femme que m'avait vantée Cydalise. Mais son teint pâli, ses yeux remplis d'inquiétude, son visage tiré trahissaient, quand elle entra chez nous, qu'elle était en proie à de secrètes et douloureuses angoisses. Cherchant à se maîtriser, elle affecta de sourire en annonçant à ma maîtresse:
—Enfin je vous l'ai donc trouvée, cette place promise! Ducanif voulait la donner à une autre, mais je lui ai dit: «Minute! je la prends pour une de mes amies,» et le bonhomme s'est incliné.
—Alors pas dans une cassine? demanda Cydalise.
—Dans une bonne, très bonne maison, affirma Héloïse.
Ensuite, se reprenant:
—Seulement, maison un peu triste, je vous en préviens, mais où vous serez comme le poisson dans l'eau... Avant de monter ici, je me suis présentée, de la part de Ducanif, pour vous proposer au bourgeois, qui vous a acceptée les yeux fermés. Il vous attend le plus tôt possible... aujourd'hui même, si faire se peut.
—Qu'en dis-tu, Alfred? demanda Cydalise en se tournant vers moi.
Je n'eus pas le temps de répondre. Elle revint immédiatement à Héloïse.
—Car il faut vous dire, reprit-elle, qu'il me peine fort de quitter ce grand gueux que vous voyez là.
Et, en souriant, elle lâcha cette allusion:
—C'est mon Gustave, à moi.
Il me sembla qu'au nom de son amant, Héloïse avait tressailli. Sa pâleur augmenta et ses traits se contractèrent plus affligés.
—Est-ce que le torchon brûle entre les deux amants? me demandai-je.
Ce trouble échappa à Cydalise, qui, cependant, avait continué:
—Vous me comprendrez, ma belle. Ce pauvre garçon va rester seul ici... Moi, je ne saurais rester un jour sans le voir... Alors, si cette place est à l'autre bout de Paris, au diable vauvert... nix! nix!
—Mais non! mais non! fit vivement Héloïse.
—Dans le quartier?
—Mieux encore. A deux pas.
—Où donc?
—Chez un magistrat nommé M. Grandvivier.
Cydalise, à ce nom, se tordit de joie.
—Ah! par exemple, en voilà une bobinette de chance! s'écria-t-elle.
Quand j'avais entendu nommer le magistrat, deux pensées soudaines avaient, ensemble, envahi mon cerveau. En même temps que je me rappelais la jeune fille, arrosant ses fleurs, mademoiselle Grandvivier qui devait avoir un jour des millions, le souvenir m'était aussi venu de la bonne condamnée à cinq années de prison.
Cependant, moi à mes réflexions, Cydalise à son contentement, nous ne nous étions pas aperçus qu'après s'être laissée tomber sur une chaise, Héloïse fondait en larmes.
Lorsque je secouai ma courte rêverie, mon attention, au lieu de se porter sur Héloïse, fut distraite par Cydalise. Sa gaieté venait de disparaître subitement de son visage qui avait pris une expression mauvaise.
Et je l'entendis murmurer:
—Oui, mais il y a la fille... la chipie!
Pour la deuxième fois m'était révélé chez Cydalise un sentiment hostile à l'égard de mademoiselle Grandvivier, qui allait bientôt devenir sa jeune maîtresse. Pourquoi? Pour une cause futile à coup sûr, je l'aurais gagé, moi qui connaissais avec quelle facilité Cydalise prenait les gens en grippe.
A ce moment, Cydalise vit les larmes qui inondaient le visage d'Héloïse.
—Qu'avez-vous donc, ma belle bichette? s'écria-t-elle en s'élançant vers la désolée.
Celle-ci fit un effort pour dompter sa douleur et avec un faux sourire:
—Rien, rien, dit-elle; c'est une stupide affection nerveuse qui me tourmente par les temps orageux, comme celui d'aujourd'hui, mais c'est sans gravité... Pleurer me soulage.
Immédiatement, sans nous laisser parler, elle reprit:
—Ainsi, c'est bien convenu, vous acceptez la place?
—Je serais bien difficile! Du moment que vous m'offrez cette place, c'est que j'y trouverai mon beurre! s'exclama Cydalise reconnaissante.
—Seulement, je vous en ai prévenue, la maison est triste, solennelle, un peu guindée...
Elle sembla hésiter, puis elle dit:
—Et, même, à ce sujet, j'aurais un conseil à vous donner.
—Parlez. Je m'y soumets d'avance.
—Votre magnifique chevelure dorée donne à votre visage un caractère de beauté excentrique, hardie...
—Dites tout de suite effrontée! s'écria joyeusement Cydalise en la voyant chercher le mot précis.
—Bref, répondit Héloïse, il est à craindre que vos bourgeois ne s'effarouchent de votre tête un peu trop en dehors du commun.
—Alors, à moins d'entrer en place chez des aveugles, je ne vois d'autre moyen que de me couper la tête... Et, encore, bien des maîtres hésiteraient à prendre une cuisinière sans tête, débita Cydalise en riant.
—Il est un moyen plus simple de s'en tirer.
—Lequel?
—Faites subir une modification à votre chevelure.
—Est-ce que vous me demandez de me faire couper les cheveux?
—Non, mais seulement de les faire teindre.
—Tiens! tiens! c'est une idée! Je ne serais pas fâchée de voir quelle frime j'aurais en brune, lâcha Cydalise, en fille qui cédait à tout nouveau caprice.
Et, bien résolue, elle ajouta:
—C'est dit. Demain, avant de me présenter devant M. Grandvivier, j'aurai passé chez le coiffeur qui me métamorphosera en brune.
—Alors vous aurez la place... et je vous jure qu'elle est bonne, appuya Héloïse.
—Sans compter qu'elle ne m'éloignera pas d'Alfred. En deux sauts, je serai ici, répliqua la future cuisinière.
Ensuite, s'adressant à moi:
—Tu peux être certain d'avoir tous les jours ma visite.
—Visite que je te rendrai, répondis-je.
—Quand?
—La nuit, si tu veux.
—Oh! oh! ricana-t-elle moqueusement, j'en doute! Avec ça que, dans la boîte du juge, le pipelet doit être homme à ouvrir, passé minuit, aux troubadours qui demandent à coucher.
—Je n'aurai pas besoin de m'adresser au concierge.
—Bah! Alors, comment feras-tu?
Je la conduisis à la fenêtre et, de là, je lui montrai le mur qui séparait l'étroite cour de notre maison du jardin de M. Grandvivier.
—Crois-tu que ce mur est infranchissable? demandai-je.
—Et tu oserais? dit-elle, l'oeil brillant de passion.
—Oui, si, une fois le saut exécuté, j'étais certain de trouver les portes ouvertes par toi.
D'un bond, elle sauta à mon cou en s'écriant:
—Tu es un amour d'homme!!!
Et elle me donna un baiser retentissant.
Au bruit de ce baiser répondit l'éclat d'un violent sanglot. Il venait d'Héloïse dont cette caresse avait brusquement réveillé le chagrin qu'elle s'efforçait de nous cacher.
En une seconde, Cydalise devina le motif de ce désespoir. Tout en écartant les mains dont la pleureuse se voilait le visage, elle demanda d'une voix émue:
—De quoi donc, ma gentille? Est-ce qu'il y a du grabuge dans vos amours... Hein!... voyons, dites... J'ai deviné, pas vrai? Votre Gustave a fait des misères à sa niniche?
Héloïse ne fut plus maîtresse du secret qui l'étouffait.
—Gustave m'a quittée, balbutia-t-elle d'une voix brisée.
—Oh! le scélérat! commença par lancer rageusement Cydalise. Aimez donc les hommes! voilà comment on est récompensée!... Et, après cela, on s'étonne qu'il y ait tant de femmes qui se flanquent dans un cloître!
Comme, si indignées qu'étaient ses exclamations, elles n'étaient d'aucune consolation pour l'amante abandonnée, Cydalise se calma pour reprendre d'un ton encourageant:
—Bah! bah! c'est une querelle d'amoureux. Ça se remettra. Avant peu, votre Gustave se présentera penaud de son escapade et sera tout heureux qu'on le reprenne.
Héloïse secoua la tête de façon désolée à cette espérance offerte et répondit à travers ses sanglots:
—Non, non, c'est bien fini!... Allez! Je le connais! Il ne reviendra pas.
En fait d'amour, Cydalise était pour les concessions les plus larges.
—Alors, ma bellote, si vous en tenez si fort pour lui, faites le premier pas, conseilla-t-elle.
Mais Héloïse se remit à secouer la tête et finit par prononcer:
—Impossible!
—Oh! il n'y a rien d'impossible pour une jolie femme qui sait se faire bien enjôleuse, bien câline, bien...
L'Ariane abandonnée l'interrompit en redisant encore:
—Impossible! Impossible!
Puis, après un petit temps, elle murmura cette phrase incomplète:
—A moins que...
—A moins que quoi? insista Cydalise dont la compassion venait de se doubler d'une maîtresse dose de curiosité.
Héloïse nous fit attendre sa réponse. Enfin d'une voix lente:
—A moins que je consente à ce qu'il demande.
—C'est donc de boire la mer avec ses poissons?... Ou d'aller à quatre pattes à Rome?... Ou de manger par l'oreille?... Ou de vous atteler à un omnibus?... Enfin, que vous demande-t-il de si extraordinaire pour que vous, qui êtes coiffée d'un si rude béguin à son endroit, vous le lui refusiez?
A toutes ces questions, Héloïse était restée muette. Il était évident que nous ne parviendrions pas à lui arracher cette partie de son secret. L'exigence de Gustave concernait sans doute quelque terrible mystère, car Héloïse qui, en ce moment, devait y penser, frissonnait sous nos yeux.
Si, en amour, Cydalise était pour les concessions, elle admettait aussi largement les craques qui appuient le proverbe: «Promettre et tenir sont deux.» Aussi, désespérant d'obtenir un aveu complet, elle avança ce conseil:
—Promettez toujours, ma biche. Une fois le raccommodement fait, vous lui direz: Flûte!
Probablement que, pour le cas en question, Gustave n'était pas homme à être satisfait par le «Flûte!» car Héloïse répondit d'une voix qui tremblait:
—Il ne se contenterait pas d'une simple promesse.
—De quoi? fit Cydalise gouailleuse. Alors qu'exige-t-il donc, votre médecin de carton? Faut-il pas qu'on réunisse les deux Chambres en congrès pour recevoir votre serment? Voyons, dites, que réclame votre Gustave?
—Un engagement par écrit, articula l'amante délaissée en frémissant.
—Eh bien! écrivez, godiche, et, une belle nuit, vous lui chiperez le papier dans une de ses poches, conseilla encore Cydalise.
Héloïse s'était redressée, pantelante d'un effroi immense.
—Jamais! jamais! bégaya-t-elle.
Cette fois Cydalise perdit patience et son accent tourna à l'ironie.
—Alors, faites-en votre deuil, ma biche, ravalez vos larmes et passez l'éponge sur le souvenir de Gustave.
—J'en mourrai! dit l'abandonnée dont les sanglots éclatèrent de plus belle.
—Mourez... ou écrivez, prononça brutalement Cydalise, piquée par cette résistance.
Alors je jugeai bon de placer mon avis.
—A votre place, j'écrirais, dis-je à Héloïse.
Elle me regarda de ses yeux effarés, puis répondit:
—Si vous saviez ce qu'il veut que j'écrive!!!
—Je ne tiens pas à le savoir, mais je suis persuadé que plus cet écrit est effrayant, moins vous devez avoir à le craindre. Pourquoi n'aurions-nous pas nos caprices, nous autres hommes? Ne pouvons-nous être pris de la fantaisie d'éprouver à quel point nous sommes aimés par une femme? A coup sûr, le docteur a voulu vous soumettre à une épreuve.
—Si je le croyais! fit-elle.
Et son regard s'alluma d'une espérance.
Je revins à l'assaut.
—Écrivez, dis-je, et, demain, avec Gustave, vous serez à rire des angoisses que vous a donnée cette épreuve.
—Oui, écrivez donc, grande bêtasse! Alfred a raison. C'est une frime de votre Gustave, appuya Cydalise m'arrivant à la rescousse.
Héloïse hésita pendant une longue minute. Enfin elle nous demanda:
—Avez-vous ici ce qu'il faut pour écrire?
—Euh! euh! j'en doute! fit Cydalise en tournant dans la chambre. Ma dernière goutte d'encre a passé à noircir les coutures blanchies de mes gants. En fait de plumes, il ne me restait que celles de mes ailes de sylphide qui, pour le quart d'heure, sont au Mont-de-Piété... Quant au papier... Ah! tiens, c'est de la veine! en voici une demi-feuille qui me reste des quatre sous de papier que j'avais achetés pour faire les papillotes des petits frisons de ma coiffure à la chien.
Ce disant, elle posait devant Héloïse le carré de papier.
Oui, mais restaient encore à se procurer l'encre et la plume.
Alors une idée me traversa le cerveau.
Je pris sur la table le fameux sous-main du tour de l'écriture brûlée sur lequel je plaçai le morceau de papier, et en présentant le crayon à Héloïse:
—Au crayon ou à la plume, l'écrit n'en attestera pas moins à Gustave votre obéissance, lui dis-je.
Elle accepta le crayon sans mot dire, et, d'une main fébrile, se mit à écrire son billet.
Comme, par discrétion, nous nous étions éloignés de la table pour nous réfugier dans un coin, Cydalise ne put résister à la jubilation que lui avait procurée mon idée d'employer le sous-main. Malgré le danger d'être entendue par Héloïse, elle mit ses lèvres à mon oreille et me glissa ce compliment:
—Tu n'es pas à moitié roublard, toi!
Ensuite, au compliment, elle ajouta cette réflexion:
—Hein! En pince-t-elle pour son Gustave? Elle a eu beau faire ses giries, il a toujours fallu finir par obéir... O monstres d'hommes! quand on vous aime...!
Alors, pendant qu'elle me murmurait ces mots, le souvenir de mademoiselle Grandvivier, que Cydalise allait bientôt servir, me revint à la pensée.
Cependant Héloïse avait fini d'écrire. Elle se leva en pliant le papier sous forme de lettre.
—La! maintenant il n'y a plus qu'à la mettre à la poste et demain Gustave viendra vous la rapporter, dit Cydalise.
—Peut-être est-ce un écrit qu'il est plus prudent de remettre de la main à la main, avançai-je.
Ce conseil eut le désastreux effet de rappeler à Héloïse le danger pour elle qui résultait certainement de cette lettre.
—Non, non, non! proféra-t-elle avec une sombre énergie.
Et, soudain, elle déchira le papier en morceaux, qu'elle mit dans sa bouche pour les avaler.
Ensuite, brusquement, elle gagna la porte en femme dont la raison s'est égarée et disparut sans nous avoir dit adieu.
—Elle regimbe aujourd'hui, mais elle y passera demain. Elle est trop toquée de son Gustave pour résister longtemps, m'annonça Cydalise.
L'occasion m'était trop belle pour n'en pas profiter.
Je me hâtai donc de dire:
—Tu vois?
—Qu'est-ce que je vois? fit-elle, ne se rappelant plus l'incident de la veille.
—Que j'avais raison, hier, en soutenant que ce devait être sous une influence dominatrice qu'avait agi la bonne qui en a avalé pour cinq ans.
Elle s'emporta sérieusement:
—Tu sais que tu me bassines par trop avec ta bonne et ses cinq ans! Lâche-moi un peu cette scie-là! cria-t-elle d'une voix grincheuse.
Puis, me montrant le sous-main:
—Au lieu de nous chamailler, nous ferions mieux de lire ce que la désolée a écrit à son docteur... Que diable Gustave peut-il exiger d'elle?
Elle étendait la main. Plus prompt qu'elle, je m'emparai du sous-main en disant:
—J'ai eu l'idée. A moi d'avoir aussi la première lecture de la prose d'Héloïse.
Je ne sais pourquoi un pressentiment me dit alors qu'il me serait utile, plus tard, que Cydalise ignorât le secret d'Héloïse et du docteur Gustave Cabillaud.
En conséquence, je posai la main à plat sur le sous-main, et, en regardant ma maîtresse en face, j'éclatai de rire.
—Qu'est-ce qui te prend? demanda-t-elle surprise.
—C'est que je pense à ce que tu disais tout à l'heure du dévouement exagéré des femmes pour celui qu'elles aiment. A t'entendre, elles sont capables des choses les plus impossibles... Elles marcheraient sur la tête!
—Sans doute qu'elles marcheraient sur la tête, et même, encore, sans y mettre les mains, appuya Cydalise.
—Tu! tu! tu! fis-je, tout ça, c'est des mots; mais, quand il faut en venir aux faits, ça change. Telle femme qui offre à toute heure à son amant de lui sacrifier sa vie rechignerait, j'en suis certain, à la plus petite contrariété qui lui serait imposée.
—Ce n'est pas pour moi, j'aime à le croire, que tu dis cela? débita-t-elle sèchement.
—Il en serait de toi comme des autres, ripostai-je en raillant.
Elle était touchée au vif. Ce fut donc avec une sorte de dignité froissée qu'elle répliqua:
—Aie, un jour, quelque chose à exiger de moi, et tu verras, selon ton mot, si je rechigne.
—Tu! tu! répétai-je. Toujours de grandes phrases!!!
Puis, comme si l'idée m'en venait à l'instant, je m'écriai:
—Eh bien, tiens! il me passe en tête une fantaisie qui va te mettre au pied du mur!... Je veux, j'exige que tu ne lises pas ce qui a été écrit par Héloïse.
—Oh! non, ça, par exemple, c'est trop bête. Demande-moi autre chose de plus sérieux... Et puis, après tout, pourquoi ne lirais-je pas? dit-elle d'un ton mécontent.
J'éclatai de rire en m'écriant:
—Eh! eh! soutiens à présent que tu ne rechignerais pas.
Alors je lui tendis le sous-main et j'ajoutai d'une voix dont je m'efforçai de rendre l'intonation ironiquement douloureuse:
—Lis donc à ton aise! L'essai m'a suffi pour juger de ce que valent toutes tes affirmations de dévouement.
Offrir, avec l'espoir qu'il la repoussera, une cruche d'eau à celui qui meurt de soif, c'est grandement s'exposer à voir cette espérance trompée. Il en était de même de mon expérience de présenter le sous-main à la curiosité de Cydalise, et pourtant elle eut un succès complet.
Geste et phrase portèrent en plein.
—Est-ce que tu parles sérieusement, mon petit homme? demanda-t-elle en hésitant.
—Allons! lis, lis donc! dis-je du ton brusque de qui veut en finir.
—Ah! non, alors, fit-elle. Du moment qu'il te plaît que je ne lise pas, je ne lirai pas.
Et elle repoussa le sous-main en ajoutant:
—Je tiens si peu à connaître la prose d'Héloïse que, tandis que tu t'en régaleras, moi je vais descendre chez le coiffeur pour me faire teindre la tignasse comme je l'ai promis à Héloïse.
Puis elle vint à moi, chatte et douce, en demandant:
—Est-ce qu'on n'embrasse pas la louloute qui a été bien obéissante à son loulou?
J'accordai la récompense sollicitée et elle partit en chantant cet air qui lui était habituel et dont, habituellement aussi, elle altérait le texte:
Plus on a de poux (bis)
Plus on rit.
Sa voix, qui s'éteignait dans les profondeurs de l'escalier, me prouva qu'elle s'éloignait bien franchement, mais, par prudence, je poussai le verrou de la porte.
Alors je m'approchai du sous-main dont, prestement, je déchirai la couverture. Le papier sur lequel s'était décalquée l'écriture d'Héloïse apparut à mes yeux.
Oui, certes, elle avait eu vingt fois raison de tant hésiter avant de tracer ce billet, et, après l'avoir écrit, elle avait eu non plus vingt, mais cent fois raison de l'anéantir.
En vérité, c'était un fier malin que ce docteur Gustave Cabillaud qui s'assurait une telle garde à carreau contre les défaillances futures, voir la trahison, de celle dont il voulait faire la complice de son sinistre moyen de conquérir une fortune.
Avec son billet en poche, maître Gustave n'aurait eu, plus tard, qu'à se mettre au pied de l'échafaud pour voir Héloise y monter, puis à s'en aller après, lui, avec sa tête bien solide sur ses épaules.
Tudieu! le hardi et rusé renard! Comme il s'entendait à jouer des femmes hébétées par la passion. Il n'y allait pas à la doucette, lui qui marchandait son amour au prix du billet que j'avais sous les yeux.
Voici quelle était la teneur de cet écrit dont, évidemment, Gustave, en l'exigeant, devait avoir imposé les termes, car du diable! si Héloîse était capable d'une pareille prose.
«Oui, mon Gustave adoré, pour toi j'ai voulu la mort de Ducanif parce que sa dépouille me procurait une fortune à t'offrir, et aujourd'hui, malgré tous tes efforts pour faire triompher ton innocence, tout t'accusera de complicité dans ce crime. Moi-même en me dénonçant, je t'entraînerai dans ma perte, si ton abandon se prolonge. Reviens!... A cette heure, je te prie encore... Demain je commanderai.—Héloïse.»
Et l'écrit était sans date, ce qui lui laissait à prendre sa valeur le jour où le Ducanif aurait été expédié.
Héloïse avait déchiré ce premier billet. A coup sûr, demain, affolée d'amour, elle l'écrirait encore. A mon avis, l'existence de Ducanif ne valait pas quatre sous.
Après cette lecture, et en pensant à Héloïse si complètement envoûtée par le docteur, je ne sais comment j'arrivai à me dire:
—Si j'abrutissais ainsi Cydalise?
Puis, aussitôt, je me répondis:
—A quoi bon?
A cet «à quoi bon!» ma pensée m'offrit l'exemple à suivre de ce docteur Cabillaud qui voulait faire fortune. Mais, lui, il avait un Ducanif à dépouiller, tandis que moi...
Et, pendant que je cherchais de quel côté s'offrait cette fortune à conquérir, la pensée de mademoiselle Grandvivier et de ses millions vint, pour la troisième fois, se retracer dans mon souvenir.
Pour secouer cette obsession, je me levai et je me mis à chercher dans la chambre la cachette qui mettrait l'écrit d'Héloïse à l'abri de la main de la fureteuse Cydalise. Je la connaissais femme à mettre en pratique les conseils qu'elle donnait aux autres et je me rappelais cet expédient proposé par elle à Héloïse:
—On écrit toujours et, la nuit, on trouve à chiper le billet dans une poche de vêtement.
Je glissai la lettre d'Héloïse derrière le morceau de glace cloué à la muraille qui nous servait de miroir et, comme pièce pouvant servir à une comparaison d'écriture, j'y joignis le court billet par lequel, la veille, Héloïse avait annoncé la place qu'elle avait trouvée pour son amie.
L'idée me vint de dépister la curiosité de Cydalise.
Cette première lettre d'Héloïse avait un second feuillet blanc que je déchirai et sur lequel, de mon écriture la plus fantasque, je traçai trois lignes au crayon. Cela fait, j'insinuai ma prose dans la poche de mon gilet.
Dix minutes après, Cydalise était de retour.
Vrai! elle gagnait à être teinte en brune. Le conseil d'Héloïse était bon. Toujours remarquable, la beauté de la rousse s'était modifiée. Au lieu de cette expression hardie qui accentuait son visage, Cydalise offrait une figure douce, reposée, un peu béate. On lui aurait donné le bon Dieu sans confession.
A son entrée dans la chambre, elle m'avait trouvé le sourire aux lèvres.
—Qu'as-tu donc à rigoler ainsi tout seul? me demanda-t-elle.
J'appuyai machinalement la main sur la poche de mon gilet et, quand elle eut bien vu le geste, je répondis:
—C'est à cause du billet d'Héloïse. Ma foi! c'est trop cocasse! Avec ses larmes et ses soupirs à décorner un boeuf, elle m'avait fait croire à un gros drame. Je m'étais figuré son Gustave exigeant des choses terribles... Ah! si tu savais!
Du moment qu'elle était certaine de trouver l'écrit dans la poche de mon gilet, Cydalise crut devoir me jouer la comédie.
Elle s'appliqua les deux mains sur les oreilles en criant:
—Je ne veux entendre! Inutile de rien me dire! Tu vois, je suis sourde... Laisse-moi au moins le plaisir de t'avoir fait le sacrifice de ma curiosité.
J'avais bien eu raison de me méfier de ma paroissienne. La nuit suivante, alors qu'elle me croyait endormi, je la sentis sortir doucement du lit pour aller faire sa cueillette dans la poche de mon gilet.
Il faisait un si magnifique clair de lune que besoin n'était pour elle d'allumer une chandelle afin de pouvoir lire le fameux billet.
Elle n'eut qu'à s'approcher de la fenêtre.
Je la vois encore, en chemise, se tordant de joie, à demi étouffée par son rire dont il lui fallait contraindre l'éclat pour ne pas me réveiller.
Et elle avait raison de rire, car voici ce qu'elle lisait:
«Mon Gustave chéri.—Je m'engage par cet écrit, que tu as exigé de mon amour, à ne plus manger d'ail ni d'échalote, puisque tu n'en aimes pas l'arome.—Ton Héloïse.»
Et le silence de la nuit me permit d'entendre Cydalise qui, bien bas pourtant, murmurait:
—Ah! la sotte! Et elle se fendait l'âme pour ne pas écrire ce billet!... Il faut qu'elle aime rudement l'échalote, tout de même!
Un quart d'heure après, l'écrit était rentré dans la poche de mon gilet et Cydalise dormait comme une toupie.
Le lendemain, elle fut la première levée pour préparer sa malle. Elle tenait à faire preuve de zèle en entrant de bon matin chez M. Grandvivier.
—Ne bouge pas d'ici. En allant chez les divers fournisseurs, je profiterai de l'occasion pour monter te rendre visite, m'annonça-t-elle en partant.
Elle fit comme elle l'avait dit. Deux fois je la vis arriver m'apportant des provisions.
—Comment as-tu été reçue? demandai-je.
—Très bien. Dame! je ne te dirai pas que le magistrat a dansé la chahut en me voyant, mais ma physionomie de brune a semblé lui revenir... Il n'est pas d'une gaieté folle, mon bourgeois. On peut lui donner de la glace à garder, il ne la dégèlera pas... A part ça, pas méchant. Je crois que je me plairai dans la boîte... Je n'ai que ma cuisine à faire. Le reste regarde la femme de chambre et le valet de chambre; deux vrais melons, ceux-là!
J'attendais qu'elle me parlât de mademoiselle Grandvivier, mais elle n'en ouvrit pas la bouche.
—T'a-t-on donné une belle chambre? demandai-je à sa seconde visite.
—Je ne sais pas encore où je serai logée. C'est ce soir qu'on me désignera ma chambre.
—Sans doute dans le voisinage de tes maîtres, à portée d'entendre, si la nuit on t'appelle.
Je lui tendais la perche pour qu'elle me parlât de sa jeune maîtresse; mais elle me répondit en riant:
—Qui est à portée d'entendre se trouve aussi à portée d'être entendu. Ce ne serait donc pas à souhaiter... surtout si tu me tiens ta promesse.
—Quelle promesse?
—De me montrer comment tu franchis un mur.
Sur ce, elle s'enfuit en me criant:
—A demain!
Je me couchai mécontent de ma journée, je n'avais pas voulu donner l'éveil à Cydalise en lui parlant, le premier, de mademoiselle Grandvivier, et elle avait gardé le silence sur la jeune fille. De mon côté, durant les longues heures de mon isolement, j'étais resté à l'affût, guettant par le trou du rideau, l'apparition dans le jardin, de l'enfant du magistrat,—et j'en avais été pour mon attente.
Le lendemain matin, Cydalise m'arriva rayonnante de satisfaction.
—On m'aurait donné à choisir ma chambre que je ne l'aurais pas prise plus à souhait, me dit-elle.
—Pas de voisinage gênant?
—Je ne sais s'ils ont supposé que j'avais la gale, mais ils m'ont assigné le coin le plus reculé de la maison. Je crois que si tu venais, la nuit, me voir en jouant de la trompette, personne ne t'entendrait.
Elle m'entraîna vers la fenêtre en ajoutant:
—Tiens, derrière le rideau..., car il ne faut pas que je laisse apercevoir mon bec... je vais t'indiquer où loge chacun.
A travers la mousseline claire et trouée du rideau la maison nous apparaissait dans toute son étendue, au fond du jardin. Quelques fenêtres avaient été ouvertes à la fraîcheur du matin.
Cydalise commença sa revue:
—D'abord, dit-elle, ces deux fenêtres, à gauche, qui sont ouvertes, sont celles du cabinet de...
Soudain elle s'interrompit:
—Ah! fit-elle, voici ma chipie qui entre chez son père... Elle va donc mieux, ce matin, la sainte Douillette?... Ah! je lui en ficherais des narcotiques à la princesse qui se plaint de ne pouvoir dormir!... Des giries, quoi!
A risquer un seul mot en faveur de mademoiselle Grandvivier, je m'exposais à mettre en garde la rancune de Cydalise.
—Elle est donc malade, cette demoiselle? dis-je du ton le plus insouciant.
—Parbleu! malade comme le sont ceux qui restent toute leur sainte journée, le derrière sur une chaise, sans remuer ni pieds ni pattes! Qu'elle vienne donc seulement dans une cuisine fourbir les casseroles, ça lui donnera un exercice qui la fera dormir sans qu'il lui soit besoin des drogues qu'elle entonne chaque soir en se couchant... Tout ça, je te le répète, de vraies giries! histoire de déranger le pauvre monde!
—Oh! oh! déranger, répétai-je en riant, tu parles pour les autres, car le service de la demoiselle ne doit te concerner en rien puisqu'elle a sa femme de chambre.
—C'est justement où tu te casses le nez, mon bonhomme. On attendait l'arrivée d'une cuisinière pour laisser la femme de chambre prendre un congé de quinze jours. Elle doit décamper demain. De sorte que, pendant cette quinzaine, c'est moi qui aurai, chaque soir, quand elle se mettra au lit, la corvée d'apporter sa potion à mademoiselle Pimbêche.
Et, avec une intonation rageuse, elle grinça, en crispant les poings:
—En voilà une que j'ai dans le nez!
—Dame! si elle t'a donné raison de la détester? insinuai-je d'un ton approbateur pour la pousser aux confidences.
—Crois-tu que cette poupée, les deux ou trois fois que nous nous sommes rencontrées dans la rue, avant mon entrée chez le père, m'a ri au nez en me regardant comme si elle voyait un phénomène!!!
Teinte en brune et avec le nouveau genre de coiffure que le coiffeur lui avait fait adopter, Cydalise ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait été deux jours auparavant. Il eût été vraiment impossible de reconnaître en elle, à cette heure, calme, étudiée en ses gestes, aux bandeaux plats, cette même créature à la démarche dégingandée, à l'oeil hardi, à la chevelure broussailleuse et rutilante, à la mise de promeneuse à travers choux.
Quand elle avait rencontré l'ancienne Cydalise, mademoiselle Grandvivier avait donc été fort excusable d'avoir souri à la vue de cette espèce d'oiseau fou au plumage si éclatant, qui aurait même fait se retourner les chiens.
C'était donc là ce gros crime qui avait allumé le ressentiment de Cydalise, laquelle, je le répète, était facile à prendre les gens en grippe.
Sa bile, à propos de sa jeune maîtresse, étant un peu soulagée, Cydalise reprit la désignation qu'elle me faisait, derrière le rideau de notre fenêtre, des aîtres de la maison du magistrat.
—Après ces deux fenêtres du cabinet de M. Grandvivier, les deux suivantes, à gauche, éclairent sa chambre à coucher. Tout à proximité, mais donnant sur la cour, est la chambre d'Augustin, le valet de chambre qui fait pendant à celle, aussi sur la cour, de la femme de chambre de la chipie. L'appartement de la donzelle comprend les quatre autres fenêtres à droite. Il y a deux sorties, l'une sur un couloir de dégagement, du côté du père, l'autre sur le grand escalier. Ils sont tous nichés les uns sur les autres.
—Bien! Et toi?...
—Moi! je perche dans le petit bâtiment en retour... Tu vois la fenêtre d'ici. Ma chambre ouvre sur le carré du grand escalier.
—Mais, m'as-tu dit, c'est aussi sur ce grand escalier que débouche une des deux sorties de l'appartement de la demoiselle. Ne pourra-t-elle entendre si je te fais mes visites nocturnes?
—Pas mèche, mon chéri. Sa chambre à coucher est séparée du carré par un petit boudoir.
Sur ce, Cydalise, jugeant mon instruction terminée, partit en me disant:
—A ce soir, sauteur de mur! Pour cette première fois, je descendrai t'attendre dans le jardin.
Franchir le mur assez bas qui séparait notre maison du jardin n'était qu'un jeu pour moi.
Il était environ onze heures quand j'exécutai mon escalade. A peine touchais-je terre que, de l'ombre d'un haut massif de lilas, je vis sortir Cydalise qui me prit la main en disant tout bas:
—Un cabri n'aurait pas mieux sauté... Laisse-moi te conduire, et quand nous arriverons au grand escalier, marche comme sur des oeufs, car la pincée n'est pas encore endormie.
Deux minutes après, je me glissais dans la chambre de Cydalise où brûlait une bougie, placée sur la commode.
Elle s'approcha de la fenêtre et regarda à travers la vitre.
—Encore de la lumière chez la chipie. Est-ce qu'elle ne va pas se décider? gronda-t-elle.
Elle achevait quand un coup de sonnette retentit au dehors sur le carré.
—Ah! enfin! ce n'est pas malheureux! lâcha-t-elle.
Elle alla prendre sur la commode une assiette de porcelaine de Saxe sur laquelle était posé un verre à demi plein d'eau et sortit de la chambre après m'avoir dit:
—Je reviens à l'instant.
En effet, au bout de deux minutes, elle reparut les mains vides et, après avoir poussé le verrou de la porte:
—Là! fit-elle; à présent que la mijaurée s'est flanquée sa drogue dans le torse, elle va dormir et nous laisser tranquilles.
—Alors ce verre que tu as emporté contenait la potion somnifère?
—Oui. Le médecin, qui aimerait mieux que le sommeil lui vînt naturellement, a commandé de ne prendre la drogue qu'en désespoir de cause. Seulement, par crainte que l'impatience ne lui fasse avaler trop vite la chose, il a défendu de la laisser à sa portée... Il faut qu'elle sonne pour se la faire apporter... Alors la femme de chambre, qui d'habitude la sert, lui fait ses observations s'il est trop tôt et la fait languir après son verre... Plus souvent que je la laisserai tirer la langue, moi, pendant la quinzaine que je vais remplacer la femme de chambre!... Plus tôt elle aura avalé sa potion, plus tôt je serai couchée.
—C'est le docteur qui prépare à l'avance cette potion? demandai-je.
—Avec ça que c'est difficile à préparer! ricana-t-elle. Un enfant de deux mois s'en tirerait, tant c'est simple!
Et elle me montra sur la commode une petite fiole et un compte-gouttes en ajoutant:
—Dix gouttes de ça dans un demi-verre d'eau.
—Oh! oh! fis-je, le compte-gouttes prouve qu'il est important de ne pas se tromper sur le nombre.
—Comme tu dis, il ne faudrait pas forcer la dose, car, alors, bigre de bigre!
—Qu'arriverait-il?
—Qu'elle dormirait si bien comme une souche qu'on pourrait lui faire faire une promenade à âne sans parvenir à la réveiller... Elle en aurait pour ses vingt-quatre heures à pioncer.
En été, l'aurore est hâtive. Je dus quitter Cydalise à trois heures du matin pour ne pas me laisser surprendre par le jour.
—Tu sais le chemin, il n'est pas besoin que je t'accompagne, me dit-elle mal réveillée.
—Non, répondis-je, et qu'il soit bien convenu qu'à chacun de mes départs, tu n'auras pas à te lever. Je tiens à ce que tu achèves tranquillement ta nuit.
—Ma foi! j'aime autant ça! dit-elle en s'enfouissant la tête dans l'oreiller pour se rendormir.
Un petit tilleul, poussé près du mur du jardin, m'aida à gagner le chaperon, puis je sautai dans la cour. Cinq minutes m'avaient suffi pour me retrouver dans mon taudis.
Toute la journée, sauf pendant les deux visites de Cydalise, je pensai aux millions de mademoiselle Grandvivier, et je revis, en souvenir, ce verre attendant sur la commode de ma maîtresse le coup de sonnette de la jeune malade.
A la même heure que la nuit précédente, j'escaladai encore le mur. Un vent violent qui secouait les arbres du jardin, me dispensait d'assourdir mon pas faisant craquer le sable du jardin. Je n'eus qu'à soulever le loqueteau de la petite porte de service dont, intérieurement, Cydalise avait, par avance, tiré le verrou.
Quand j'arrivai à la chambre, j'en trouvai la porte entr'ouverte, mais Cydalise était absente.
Comme la veille, la bougie, placée sur la commode, éclairait le verre contenant la potion préparée.
L'occasion était belle!
Je tendis l'oreille au bruit du retour de Cydalise. En n'entendant rien, je saisis vivement le flacon et, de son contenu, j'ajoutai environ trente gouttes à la dose déjà versée.
Je finissais, quand arriva Cydalise qui crut devoir m'expliquer son absence.
—Cet imbécile d'Augustin avait oublié d'attacher à la clavette une persienne que le vent faisait battre. J'ai eu peur que ce claquement répété réveillât M. Grandvivier. Alors je suis descendue pour la consolider.
—Ainsi tout le monde dort?
—Moins la chipie.
Et comme, à ce moment, une horloge du voisinage, dont le vent nous apporta le son, tintait la demie après onze heures, elle maugréa avec impatience:
—Est-ce qu'elle va me tenir sur pied toute la nuit, cette poupée maudite!
Au coup de sonnette, qui, bientôt, se fit entendre, elle prit le verre et disparut.
Son absence fut plus longue que la veille. Alors l'épouvante me saisit. Pourquoi ce retard? Qu'était-il arrivé? En portant le verre à ses lèvres, la jeune fille avait-elle reconnu la force de la potion?
Enfin Cydalise revint.
—Pourquoi as-tu tant tardé? demandai-je vivement.
—Figure-toi qu'au moment de la quitter, la donzelle m'a fait remarquer que j'avais oublié de renouveler l'huile de sa veilleuse. Alors il m'a fallu descendre à l'office pour l'emplir.
Et, en haussant les épaules, elle grogna:
—Si ça ne fait pas pitié! C'est bien histoire de faire aller le pauvre monde. A quoi peut lui servir une veilleuse, puisqu'elle avale une drogue pour dormir quand même.
—Alors, elle a pris sa potion?
—Quand je suis remontée avec ma veilleuse, elle roupillait déjà comme une sourde.
Sur ce, elle ajouta:
—Au dodo, à notre tour.
XI
Cydalise se réveilla à demi en me sentant glisser hors du lit.
—Quelle heure est-il donc? demanda-t-elle.
—Trois heures viennent de sonner.
—C'est drôle. Il me semble que je ne fais que de m'endormir, balbutia-t-elle.
—Le jour poindra bientôt; il me faut décamper.
—Alors, un baiser d'adieu et file.... Moi, je repars pour le pays des songes.
Après un baiser échangé elle se retourna dans la ruelle.
En quittant la chambre, dont j'avais bien refermé la porte, je fis deux pas sur le carré et je m'arrêtai.
Le vent du commencement de la nuit avait cessé, après avoir balayé le ciel de ses nuages.
La lune brillait et sa douce lueur, en éclairant le carré, me montrait la porte de mademoiselle Grandvivier, la fille aux millions, celle que, déshonorée, son père serait obligé de donner à celui qui l'aurait perdue!
Après cette porte franchie, je n'avais plus qu'à traverser le boudoir pour pénétrer dans la chambre de la victime qu'un narcotique allait me livrer sans défense, car je tenais pour bonne cette réponse de Cydalise: «En doublant la dose, on pourrait lui faire faire une promenade à âne, sans parvenir à la réveiller.»—Et cette dose, je l'avais triplée!!!
Quand je la mis sur le bouton de la porte, ma main tremblait et mon poignet me refusa son office.
Je fus pris d'un sentiment de pitié!
Mais pour éteindre cette pitié, mademoiselle de Grandvivier avait un grand tort qui plaidait contre elle... celui de posséder des millions.
Je tournai le bouton, je traversai le boudoir, et je me glissai dans la chambre à coucher.
A la lueur de la veilleuse, je vis la jeune fille endormie dont le drap moulait les formes exquises.
Rien n'était plus suave que son charmant visage encadré par sa chevelure blonde qui s'éparpillait en désordre sur l'oreiller!
Tant de grâces, d'innocence, de jeunesse, ne pouvaient me toucher, car la femme que j'allais posséder n'était pour rien dans l'élan qui me poussa vers le lit.
—Les millions! les millions! me répétais-je à chaque pas qui me rapprochait de ma proie.
Et, pour pouvoir plus tard, fournir une preuve de mon passage dans cette chambre à coucher, je me penchai vers ma victime, toujours anéantie par le narcotique, et je lui détachai une de ses boucles d'oreille.
Je n'avais plus qu'à m'enfuir.
Alors je me tournai vers la porte.
A mon premier pas de retraite, j'étouffai un cri de rage soudaine.
Mon crime avait eu un témoin.
Sur le seuil de la chambre, blême, frémissante, l'oeil sombre, la face convulsée, se dressait Cydalise, me barrant le passage.
A ce moment, je voyais rouge. Fallût-il la tuer, j'étais décidé à tout.
Je marchai droit à elle.
—Place! grondai-je en la fixant dans les yeux.
Elle ne bougea pas.
—Place! place! redis-je d'une voix que la fureur brisait dans ma gorge.
Il y eut d'abord en Cydalise une résolution de résister que je lus dans son regard, puis une pensée soudaine changea sa volonté. Alors elle me dégagea la porte et, après m'avoir toisé à mon passage sur le carré d'un sourire de mépris, elle attendit que j'eusse descendu quelques marches de l'escalier pour me jeter, à mi-voix, ces mots frémissants de haine:
—Je me vengerai!!!
—Quoi que tu dises ou que tu fasses, on t'accusera toujours d'avoir été ma complice, répondis-je.
La nuit qui n'était pas encore dissipée, protégea ma retraite et, après le mur franchi, je regagnai ma mansarde sans encombre.
Toujours sirotant à légers coups de langue son cassis, dont les petits verres s'étaient succédé, la Belle-Flamande avait écouté le récit de son fils avec des hochements de tête approbateurs.
—En somme, Cydalise ne s'est pas vengée? dit-elle.
Le Tombeur-des-Crânes eut un sourire de fatuité grossière:
—Il a été d'elle ce qu'il avait été d'Héloïse pour son Gustave. Après être resté huit jours sans la voir, elle m'est arrivée un beau matin, humble, repentante, me suppliant de renouer.
—Mais, reprit la maman, comment s'était-il fait qu'elle t'avait surpris?
—Je l'avais quittée en lui disant qu'il était trois heures du matin. Or, je venais à peine de sortir de sa chambre, qu'une horloge du voisinage avait tinté deux heures aux oreilles de Cydalise qui ne s'était pas encore rendormie. Croyant à une erreur de ma part, elle avait sauté à bas du lit, avait ouvert la fenêtre avec l'espoir de me rappeler par un signe quand j'allais traverser le jardin. En ne me voyant pas paraître, après une longue attente, elle s'était prise de la peur qu'il me fût arrivé quelque accident et, pour se mettre à ma recherche, elle avait quitté sa chambre.—Alors sur le carré, elle avait vu la porte de mademoiselle Grandvivier que j'avais laissée entr'ouverte pour ménager ma retraite.—Cette porte, elle était certaine de l'avoir soigneusement fermée lorsqu'elle était revenue de porter la potion à la jeune fille. Aussitôt un soupçon l'avait saisie et elle était entrée.
Sans doute que la Belle-Flamande se jugeait suffisamment renseignée sur les visées de son fils et ses moyens de les amener à réussite, car elle résuma la séance en demandant:
—C'est donc pour amener à bien un de ces deux mariages que tu as besoin d'être dans la peau d'un baron?
—Cela me posera, surtout devant le Ducanif, si le sort me fait incliner de ce côté. Mais, la mère, je n'ai pas uniquement besoin que du titre de baron.
—De quoi donc encore?
—J'ai besoin aussi d'argent... de vos économies, par exemple.
Là-dessus, la Belle-Flamande avait fait la moue et répliqué d'une voix dolente:
—On n'amasse pas gros à garder les malades... à moins, quand on est seule avec le client mort ou agonisant, de faire une petite fouille dans les meubles, comme cela m'est arrivé une fois... Si donc je puis te donner trois mille francs, ce sera tout le bout du monde.
—Piètre entrée de jeu! fit le Tombeur-des-Crânes qui avait compté sur une plus grosse bouchée.
La maman se hâta de le rassurer.
—Oui, reprit-elle, mais laisse Bédaric me confectionner les paperasses qui me serviront à colloquer ma prétendue fille au Camuflet et, une fois la bellemère de ce richard, je lui pomperai des écus à ton intention.
Bédaric leur avait tenu parole.
Le faussaire était un habile homme qui, au temps où il était greffier, s'était mis de côté une poire pour la soif en confectionnant une montagne d'actes, volés dans son greffe. A l'aide d'un procédé chimique, il lavait l'écriture de ces actes, en ne laissant subsister que les légalisation, enregistrement, timbre, visa, signatures des autorités, etc. Puis, sur la place blanchie, il vous troussait, au choix, un titre ou un acte qui se trouvait muni de tous les sacrements voulus.
Donc, Bédaric ayant tenu parole, un mois plus tard le Tombeur-des-Crânes était baron et l'heureux Camuflet, auquel le veuvage pesait lourdement, épousait en troisièmes noces la fille de noble dame Buffard des Palombes, veuve d'un général belge.
XII
Pour son début à vouloir chasser deux lièvres à la fois, ou plutôt deux mariages, Alfred le Tombeur-des-Crânes, devenu M. de Walhofer, avait fait buisson creux.—Quinze jours après son entrée en campagne, il avait vu disparaître subitement mademoiselle Grandvivier.
—Où est-elle? avait-il demandé à Cydalise qui continuait à lui rendre quotidiennement visite dans sa mansarde.
—Bien malin qui saurait le dire. Le père et la fille sont sortis un soir, bras dessus bras dessous, sans le plus mince paquet, comme pour une simple promenade... Puis le père est rentré tout seul.
—Il la cache dans un coin de Paris.
—Ou il l'a expédiée en province, comme il l'a dit. Car, à qui l'interroge sur sa fille, il répète qu'il l'a envoyée dans le midi, près de sa famille, pour rétablir sa santé un peu ébranlée... En quel endroit? Voici ce qu'il ne précise pas. Mais je ne tarderai pas à le savoir. La fille ne peut manquer d'écrire à son père et je connais son écriture. A sa première lettre qui arrivera, je regarderai le timbre du bureau de poste.
Huit, puis quinze jours s'étaient écoulés et Cydalise n'avait pu que répéter à Alfred son invariable phrase:
—Elle n'écrit pas!
—Et le père?
—Toujours le même. Il a l'air de ne rien savoir. Il faut croire que la petite ne lui a soufflé mot... Peut-être bien aussi qu'elle-même n'a aucune doutance de ce qui lui est arrivé, car la potion somnifère était rudement corsée.
Ainsi dérouté du côté de la fille du magistrat, le Tombeur-des-Crânes avait pensé à mademoiselle Ducanif.
Un matin, le docteur Gustave Cabillaud avait été mandé, au Grand-Hôtel, près d'un étranger, le baron belge Walhofer, qui venait de tomber malade à son arrivée à Paris. Le docteur s'était rendu à la hâte près de ce nouveau client à qui, sans doute, il avait été recommandé par des Belges précédemment soignés par lui.
A l'insistance qu'on avait mise pour le faire accourir, le docteur s'attendait à trouver son malade au lit et presque agonisant. Bien au contraire, il le vit attendant devant une table à deux couverts, garnie de tout un déjeuner de pièces froides, ce qui dispensait d'avoir, pour le service, un domestique aux oreilles curieuses.
—Asseyez-vous là, cher monsieur, dit le baron en lui montrant le second couvert.
Tandis que Gustave hésitait, croyant s'être trompé de numéro de chambre dans le couloir de l'hôtel, M. de Walhofer ajouta:
—Sachez, docteur, que je ne cause de ma maladie qu'à table.
Le doute ne lui étant plus permis, Gustave se plaça devant le second couvert.
—Veuillez m'apprendre quelle est votre maladie? s'informa-t-il à sa sixième huître.
—Je suis horriblement torturé par une idée fixe.
—Laquelle? demanda le docteur pensant aussitôt qu'il se trouvait en présence d'un monomane.
—L'idée de me marier.
—Idée facile à réaliser, fit Cabillaud avec un sourire, en menant de front la double tâche de flatter la manie de son client et d'avaler des huîtres, mets qu'il adorait au suprême.
—Mais non, appuya le baron, pas facile à réaliser puisque je vous ai dit que c'est une idée fixe, c'est-à-dire une idée qui se butte sur un point et n'en veux pas démordre... Or mon idée est d'épouser une certaine personne. Il me la faut! Je n'en veux pas d'autre! Me comprenez-vous?
—Parfaitement! lâcha Gustave s'ancrant plus ferme dans la conviction que son client avait le cerveau détraqué.
—Voilà pourquoi je me suis adressé à vous. Je me suis dit: Le docteur Gustave Cabillaud me tirera de peine.
—Permettez-moi de vous faire observer qu'un mariage n'est pas de la compétence d'un médecin. Il y a à Paris des gens, dont c'est l'état, qui se feront intermédiaires entre vous et...
Mais le baron ne le laissa pas achever; il se campa les coudes sur la table et, en regardant Gustave entre les deux yeux, il articula sèchement:
—En un mot, mon cher docteur, je veux épouser mademoiselle Ducanif.
Cabillaud était en train d'avaler une huître. Du coup, il la trouva amère, il eut un petit tressaut sur sa chaise et à son tour il braqua ses yeux sur M. de Walhofer dont, jusqu'à ce moment, il n'avait que très vaguement examiné le visage. Cette fois l'étude fut si consciencieuse, si bien approfondie, qu'il se demanda avec crainte:
—D'où sort ce flibustier?
Il n'eut pas le loisir de placer un mot, attendu que le baron, pendant qu'il était en train de lui causer des émotions désagréables, jugea utile de faire bonne mesure en ajoutant d'une voix qui traînait sur les mots:
—Épouser mademoiselle Ducanif... avant, bien entendu, qu'elle soit orpheline de père.
Il ne songeait plus du tout à gober des huîtres, ce bon Gustave. Il demeurait ébahi de surprise, la gorge un peu serrée, se demandant toujours d'où venait, si bien instruit, ce gas qui entrait dans son jeu. Oui, si bien instruit que, eût-il voulu en douter, l'hésitation ne lui aurait plus été permise, quand il entendit M. de Walhofer lui donner ce conseil:
—Si vous ne pouvez, à vous seul, me faire obtenir mademoiselle Ducanif, vous demanderez à Héloïse de vous donner un coup de main.
Gustave n'était pas de ces imbéciles ou de ces têtus qui s'obstinent, au lieu de le contourner, à vouloir renverser un obstacle se dressant sur leur route. L'ennemi qui lui tombait sur le dos tant à l'improviste, en savait trop pour qu'il essayât de finasser avec lui. Mieux valait donc, tout de suite et carrément, entrer en composition; quitte, plus tard, à prendre sa belle. En homme résolu à faire la part du feu, il demanda donc nettement:
—Précisez ce que vous exigez de moi.
—Mais je vous l'ai dit, docteur: je demande que vous me fassiez épouser mademoiselle Ducanif.
—Rien que cela?
—Avec une dot, naturellement.
—Ce sera une question que vous aurez à traiter avec le père.
—Du tout! du tout! fit le baron en secouant la tête. Je suis très timide, tel que vous me voyez et, sur les questions d'argent à traiter, ma timidité devient bêtise; tandis que vous, qui agirez en tiers, vous saurez mieux faire valoir mes prétentions.
—A quel chiffre se montent vos prétentions?
—A quatre cent mille francs.
Gustave ne put commander au soubresaut que lui causa la voracité de ce ruffian qui venait lui écorner si largement son gâteau. Il donna le change sur son émotion en s'écriant:
—Jamais, au grand jamais, je n'obtiendrai cette somme de Ducanif!
—C'est alors qu'il faudra appeler Héloïse à votre aide, conseilla le baron.
Et, en souriant, il débita:
—Car elle a la parole pleine d'éloquence, cette bonne Héloïse.
Ensuite, tout candide, heureux de faire un compliment, M. de Walhofer prononça cette phrase:
—Éloquence, du reste, que j'ai été à même de constater dans son style.
Gustave devina la vipère sous l'herbe; il pressentit qu'il allait être mordu. Néanmoins il fit face au danger qui le menaçait en feignant d'éclater de rire.
—Oh! oh! dit-il ensuite, le style d'Héloïse!!!
—Pardonnez-moi, j'ai dit style et je maintiens le mot. Style où elle avait mis son âme et son coeur... car c'était à vous qu'était adressé l'autographe d'elle que j'ai l'honneur de posséder.
Ce disant, le baron fouillait à sa poche.
—Désirez-vous, docteur, que je vous en fasse la lecture? proposa-t-il.
—Oui, dit sèchement le docteur qui cherchait en vain quelle lettre, écrite par Héloïse, pouvait rendre cet homme assez fort pour imposer ses conditions.
La main toujours enfouie dans sa poche, M. de Walhofer, avant de la retirer, demanda:
—Voulez-vous m'accorder une complaisance?
—Laquelle?
—Celle de me laisser vous brûler la cervelle si, par hasard, vous faisiez le plus petit mouvement pour tenter de m'arracher mon trésor... C'est bien convenu, n'est-ce pas?
Et le baron retira de la poche sa main qui tenait tout à la fois la lettre et un revolver.
—Rien ne me dit qu'Héloïse ait écrit cette lettre, argua Gustave.
—Vous connaissez son écriture? Vous plaît-il de lire vous-même ce laconique et fort intéressant billet? proposa le baron semblant être en contradiction avec sa précédente menace.
—Oui, je veux lire.
—En ce cas, docteur, j'ai à vous demander une seconde complaisance.
D'un signe de tête, le docteur accepta la nouvelle condition que son adversaire, en la lui imposant, appelait une complaisance.
—Veuillez vous mettre les deux mains sur le dos, commanda le baron de Walhofer.
Et quand Gustave eut obéi:
—Très bien! reprit-il. Maintenant, permettez!
En même temps qu'il prononçait son «permettez», le baron appliquait le bout du canon de son revolver sur le front du médecin, puis, de l'autre main, il lui mettait la lettre d'Héloïse sous les yeux, en ajoutant:
—Là, docteur, à présent, lisez à votre aise, prenez bien votre temps pour savourer cette prose... Seulement, vous êtes prévenu, pas de gestes!
Après avoir lu, Gustave était muet d'épouvante.
C'était bien là, écrit par Héloïse, ce billet qu'il avait exigé d'elle pour sa sûreté future. Ligne par ligne, la teneur de la lettre était cette déclaration qu'il avait imposée à sa maîtresse.
Entre les mains d'un ennemi, ce papier était une arme terrible. Mais comment ce baron en était-il devenu possesseur?
En s'adressant cette question, il sentait sa terreur se doubler d'un étonnement indicible. Cela tenait du sortilège. Quand il avait renoué avec Héloïse, sans avoir pu obtenir d'elle la lettre qui, après l'assassinat de Ducanif, devait la compromettre seule, celle-ci lui avait avoué qu'en un moment de faiblesse elle avait tracé cet écrit, mais que, tout aussitôt, elle l'avait anéanti.
Alors elle lui avait conté la scène qui avait eu lieu en présence de Cydalise et de son amant.
—N'ont-ils pu lire par-dessus ton épaule? avait-il demandé.
—Impossible. Ils étaient tous deux dans un angle de la chambre pendant que j'écrivais.
—Quel est cet amant de Cydalise?
—Un beau blond à longues moustaches, d'une trentaine d'années, avec une cicatrice à la joue, qu'elle appelait Alfred. Il m'a eu l'air d'être une pratique finie... un garçon qui n'a pas froid aux yeux.
—Si tel il est, il reste à craindre qu'après ton départ il n'ait ramassé et rassemblé les morceaux de la lettre... Des écrits pareils se brûlent au lieu de se déchirer.
—Oh! ce que j'ai fait est tout comme, car j'en ai avalé les morceaux, avait affirmé Héloïse pour le rassurer.
Or, comment cet écrit se trouvait-il entre les mains de M. de Walhofer? Et il n'y avait pas à se dire que c'était une copie. Non, de la première à la dernière ligne, l'écriture d'Héloïse était indéniable.
Bref, telle était grande la stupéfaction, compliquée de terreur secrète, qui figeait sur place Gustave, que le baron, jugeant la lecture terminée, put tranquillement replier le billet et le réintégrer en sa poche avec le revolver. Après quoi, il reprit en gouaillant:
—Continuons à causer de mon mariage avec cette charmante demoiselle Ducanif que j'adore sans l'avoir jamais vue.
Depuis le premier mot qui lui avait donné l'alarme, Gustave n'avait cessé de se demander d'où venait cet audacieux rogneur de parts.
Enfin, subitement, sa mémoire lui vint en aide. Elle lui rappela le portrait qu'Héloïse lui avait tracé de cet Alfred, l'amant de Cydalise, le beau blond à longues moustaches, à la joue marquée d'une cicatrice.
Du moment qu'il savait à qui il avait affaire, Gustave retrouva la plus grande part de son sang-froid. De coquin à coquin on pouvait s'entendre.
M. de Walhofer qui s'attendait à le mener haut la main, fut donc fort étonné de l'entendre, après s'être remis sur sa chaise, lui dire en riant:
—Vous n'êtes pas plus baron que mes bottes, mon cher Alfred. Tout à l'heure vous me demandiez des nouvelles d'Héloïse. A mon tour, je vous demanderai comment se porte Cydalise? Entre femmes, on cause... Depuis que Cydalise est en place, deux ou trois fois elle a revu Héloïse. Comme celle-ci interrogeait votre amie sur certain beau blond qu'elle avait rencontré chez elle à sa première visite, Cydalise a été toute fière de lui apprendre qu'elle était aimée par le fameux Tombeur-des-Crânes, une illustration des champs de foire.
Bien piètre était la revanche du docteur. Il le reconnut en entendant celui qu'il croyait avoir démonté lui répondre en tapant sur sa poche:
—Ne nous attardons pas à des balivernes. J'ai là un papier dont j'ai fixé le prix à quatre cent mille francs... Oui ou non, me l'achetez-vous?
C'était dit d'un ton si gros de menaces que Gustave, dont le courage n'était pas la qualité extrême jugea utile de filer doux. En gagnant du temps, il saurait se retourner et prendre sa belle. Il fit donc bonne mine à mauvais visage en s'écriant d'une voix gaie:
—Et où diable voulez-vous que je les prenne, ces quatre cent mille francs!!!
—Sur la dépouille de Ducanif, dit tout bas le baron en mettant les pieds dans le plat.
Comme Gustave esquissait déjà un geste de protestation indignée, il lui coupa son effet, en ajoutant d'une voix brève:
—Pas de comédie entre nous, mon futur copain. Je veux, entendez-vous? j'exige ma part dans votre spéculation sur le Ducanif!
Le docteur était prévenu qu'il fallait y aller franc jeu. Il eut, pourtant, l'imprudence de prendre un air étonné en répétant:
—Ma spéculation??? Qu'entendez-vous dire par ce mot?
A quoi le baron, dont la patience semblait être arrivée à son terme, riposta en goguenardant:
—On fait donc encore des manières avec Bibi!... Eh bien? oui, votre spéculation... qui, en somme, est si simple qu'un idiot, après avoir lu le billet d'Héloïse que j'ai en poche, la devinerait depuis A jusqu'à Z.
Puis, brusquement il demanda:
—Voulez-vous que je vous l'explique, votre spéculation sur le Ducanif?
—Comment donc! je vous en prie. Ce que vous allez me dire de cette spéculation m'en donnera peut-être l'idée première. On apprend toujours à écouter un malin de votre sorte, débita ironiquement Gustave.
Au lieu de relever cette moquerie, le baron commença.
—Vous conduisez au doigt et à l'oeil Héloïse qui, affolée par une passion de premier calibre, ne voit et n'entend que par vous; cette toquade insensée qu'Héloïse a pour vous, elle a su l'inspirer à Ducanif qu'elle mène par le bout du nez. En lui tenant la dragée haute... par vos conseils... elle a commencé par pousser l'imbécile à se séparer de sa femme et de sa fille.
Tout en écoutant, Gustave avait l'air de tomber des nues. Il ouvrait des yeux énormes et débitait d'une voix que la surprise faisait chanter:
—Mais c'est tout un roman que vous me contez là... En vérité, vous avez une bien belle imagination!... Mes compliments!
Ce qui n'empêcha pas le baron de continuer:
—Une fois le Ducanif isolé, bien chambré, sous cloche, son envoûtement a été commencé par la cuisinière et par vous qui, moyennant quelque vilain ingrédient mis dans le fricot du bonhomme par Héloïse, vous êtes introduit dans la maison, d'abord comme médecin de Ducanif effrayé pour sa santé, et où, ensuite, vous êtes resté comme ami du malade, reconnaissant de sa guérison.
—C'est à croire que c'est arrivé, tant vous contez cela sérieusement! ricana encore Gustave.
Cependant M. de Walhofer poursuivait:
—Toujours par vos conseils, Héloïse se défendait contre l'amour de Ducanif... Oui, elle aimait, elle idolâtrait son maître, mais jamais, au grandissime jamais, elle ne lui appartiendrait... Se donner à un homme époux et père, non, cent fois non, car elle avait peur de l'avenir!... Une fois qu'elle aurait cédé, qu'elle aurait écouté son faible pour lui, peut-être même le lendemain de sa chute, son ingrat vainqueur l'abandonnerait pour retourner à sa femme et à sa fille.
—Mais puisque je les ai lâchées pour toi, implacable cruelle! objectait Ducanif en gémissant.
—Raison de plus pour les reprendre quand il en serait arrivé à ses fins, répliquait Héloïse qui ne sortait pas de ce thème que vous lui aviez soufflé. Ah! si elle était certaine de n'être pas abandonnée; si Ducanif s'était mis dans l'impossibilité de revenir aux siens; s'il lui prouvait qu'il ne voulait vivre que pour elle, alors elle sauterait le pas, bien heureuse d'avoir enfin pu écouter son coeur.
—Parle! qu'exiges-tu? geignait Ducanif, prêt à tous les sacrifices.
Est-ce qu'elle savait, elle? C'était à lui de trouver, de proposer. Elle avait lu dans les romans que des amoureux s'étaient enfuis pour aller abriter leurs amours dans un coin écarté, inconnu de tous ceux qui pouvaient avoir intérêt à les poursuivre, et que ce coin était devenu le paradis où ils vivaient l'un pour l'autre, les yeux dans les yeux, les mains dans les mains.
—Cherchons un coin! proposait Ducanif qui avait hâte de vivre les mains dans les mains.
Alors elle haussait tristement les épaules. A quoi bon, pour triompher de sa vertu, lui faisait-il entrevoir un bonheur qu'il savait ne pas pouvoir lui donner? Est-ce qu'il était possible à Ducanif d'aller vivre dans ce coin fortuné, de quitter ce Paris où il avait ses habitudes, ses amis... ses intérêts à surveiller, intérêts représentés par une maison d'un excellent produit, mais qu'il ne pouvait emporter avec lui? Au milieu de son chant d'amour, la femme énamourée entendrait détonner cette phrase de son amant:
—Il faut que j'aille à Paris. J'ai rendez-vous avec mon fumiste à cause d'un locataire que sa cheminée asphyxie.
Et, pendant son absence, la femme vivrait dans l'angoisse de ne pas le voir revenir, ou jalouse de cet homme qui se partageait entre elle et son fumiste. Et, le lendemain, les tortures de la pauvre créature se renouvelleraient parce qu'un autre locataire aurait demandé du papier neuf dans sa chambre à coucher.
Sans compter qu'à toutes ces allées à Paris il risquait d'être reconnu et suivi par des ennemis de leur bonheur qui, demain, accourraient briser leurs belles amours... Sans parler non plus d'un procès qui pouvait être intenté, sous prétexte de pension alimentaire, par l'épouse abandonnée et vindicative. Elle aurait la maison sous la main et, v'lan! elle mettrait opposition au paiement des loyers.
Non, non, il fallait le reconnaître, le beau rêve d'abriter ses amours dans un coin écarté était impossible à réaliser avec le propriétaire d'une maison.
—Mais je puis vendre ma maison, finit, un beau matin, par proposer Ducanif.
—A quoi bon? fit la commère.
—Pour avoir ma fortune en portefeuille.
—Alors, mêmes ennuis pour venir toucher ses coupons, ses intérêts, ses dividendes, qui réclameraient toujours des signatures... Et la femme planterait encore opposition sur tout cela.
—Oh! que nenni! car j'aurais mis toutes mes valeurs au porteur. Alors je n'aurais plus d'intérêts à défendre contre la rapacité des miens. Une valeur au porteur, c'est une sorte d'argent de poche à la disposition du premier venu qui possède le titre.
Sans paraître avoir compris un mot de cette explication sur les valeurs au porteur, Héloïse attachait sur Ducanif deux yeux brillants d'amour et de reconnaissance.
—Vous me sacrifierez votre maison! s'écriait-elle, comme si le malheureux imbécile lui offrait la lune.
Et, enfin confiante, ne comprimant plus l'élan de son coeur, elle balbutia d'une voix émue:
—Alors, agissez vite, mon beau Thomas, car il me tarde que mon amour vous récompense!
Tout ce que venait de conter le Tombeur-des-Crânes, il l'avait supposé, parlant au jugé, inspiré par ses instincts mauvais, qui lui disaient que, s'il ne tombait pas en pleine vérité, il ne devait pas beaucoup s'écarter du vrai.
Il faut croire qu'il en était ainsi, car Gustave, d'abord si moqueusement interrupteur, avait fini par demeurer bouche close, le regard inquiet, tambourinant d'une main nerveuse sur la table.
Quand le baron eut cessé de parler, il secoua brusquement cette sorte d'atonie pour éclater de rire.
—Eh bien, s'écria-t-il, c'est fini? Déjà! Je m'amusais à admirer votre richesse d'imagination!... il n'a donc pas de dénouement, votre roman?
—Pas encore.
—Pourquoi?
—Parce que Ducanif n'a pas encore achevé de mettre sa fortune au porteur.
—Et quand il aura fini?
—Alors Héloïse l'entraînera dans ce fameux coin qui doit voir éclore leurs amours.
—Où ils vivront tous deux, rien qu'à deux.
—Non, à trois, car pourra-t-on faire autrement que d'admettre dans le secret le docteur Gustave Cabillaud, cet ami si dévoué, si discret?...
Cette réponse amena un nuage sur le front de Gustave. Néanmoins, continuant son ton de persiflage:
—Et puis? ricana-t-il.
Alors, se campant bien en face de lui, M. de Walhofer répondit d'une voix lente, qui émiettait les mots:
—Et puis, un beau jour, Ducanif crèvera d'une mauvaise drogue mise dans son verre par vous et Héloïse qui, alors, étendrez la patte sur la fortune mise en valeurs au porteur.
Et, en montrant sa poche, le baron répéta sa question:
—J'ai là un papier dont j'ai fixé le prix à quatre cent mille francs... Oui ou non, me l'achetez-vous?
Le baron ne mettait pas de mitaines pour proposer sa marchandise et, surtout, pour la tarifer. Quatre cent mille francs d'une lettre, c'était salé en diable. Il était vrai de dire qu'en montrant cette lettre à Ducanif ce dernier arrêterait immédiatement la liquidation de sa fortune en valeurs au porteur, et, alors, c'en était fait de la jolie manigance complotée à son intention par Héloïse et le docteur.—Or, si d'une mauvaise créance on tire ce qu'on peut, il faut, à plus forte raison, quand il s'agit d'une créance des meilleures, lâcher partie pour n'en pas perdre la totalité.
Le consentement de Gustave fut aussi net que laconique.
—Payables quand? demanda-t-il.
—Oh! fit le baron, je ne suis pas de ceux qui mettent aux gens le couteau sur la gorge... Mettons: payables après... quel terme dirions-nous bien? Après... après... Ah! je tiens le mot!
Et, en souriant, le baron débita:
—Payables après la réalisation de vos espérances, mon cher docteur.
En conclusion de ce pacte qui, en somme, mettait son échéance à la mort de Ducanif, les deux bandits se serrèrent la main avec une telle franchise qu'il aurait été impossible de supposer que chacun d'eux, au même moment, mitonnait une botte secrète.
—Toi, si je puis te chiper ma lettre, tu ne verras pas un sou des quatre cent mille francs, pensait Gustave.
De son côté, le Tombeur-des-Crânes, baron de Walhofer, était en train de se dire:
—Plus souvent qu'à toi et à ton Héloïse, je laisserai prendre le reste du magot de Ducanif.
A part cela, la poignée de main les avait rendus si bons amis que Gustave, avec le sans-gêne qui résulte de l'intimité, demanda gaiement:
—Vous n'insistez pas, je suppose, pour obtenir la main de mademoiselle Ducanif.
—La dot sans la main me suffira, déclara modestement le baron, se résignant sans peine à ce sacrifice.
—Ainsi tout est convenu? conclut Gustave qui avait hâte de rejoindre Héloïse pour lui faire part de l'anicroche majeure survenue dans leurs projets.
—Oui, tout est convenu... sauf un point, appuya M. de Walhofer. Vous êtes homme de trop de bon sens pour ne pas m'accorder le droit de surveillance dans une affaire où je suis intéressé. J'exige donc que vous m'introduisiez chez Ducanif.
—Je vous présenterai à lui comme un de mes meilleurs amis, promit Gustave s'exécutant de bonne grâce.
—Alors tout est bien et définitivement convenu, accorda le Tombeur-des-Crânes.
Sur ce, ils se séparèrent.
Quand Gustave Cabillaud conta tout à Héloïse, celle-ci tomba du vingt-septième ciel de la stupéfaction.
—Il est impossible qu'il t'ait montré ma lettre puisque je l'ai avalée! s'écria-t-elle.
—Je l'ai vue et lue, te dis-je. Elle est tracée au crayon.
—Et tu as reconnu mon écriture?
—Parbleu!... ainsi que ton orthographe.
Ahurie, effrayée, Héloïse ne trouva qu'une seule explication à ce véritable miracle.
—Alors nous avons affaire au diable! bégaya-t-elle en faisant le signe de la croix.
Ensuite, comme elle était fille qui ne lâchait pas facilement ses coquilles, elle gronda rageusement:
—Quatre cent mille francs! Il a le bec goulu, ce baron de contrebande!
—Reste donc calme. Je finirai bien par lui voler la lettre qui fait sa force, promit le docteur.
Au même moment, de son côté, le Tombeur-des-Crânes se disait en souriant:
—Quatre cent mille francs, c'est maigre! Je trouverai à m'arranger pour que, le jour du partage, il y ait tout d'un côté et rien de l'autre.
Huit jours après, M. de Walhofer avait loué un petit appartement dans la maison de Ducanif.
Le soir même de l'installation du baron, Gustave, qui dînait chez l'ancien placeur, s'écriait en se mettant à table:
—Il y a quelquefois des hasards vraiment heureux! L'appartement, situé au-dessous du vôtre, mon cher Ducanif, vient d'être loué par un de mes meilleurs amis, le baron de Walhofer, un fort riche et très aimable Belge.
—Il faudra nous présenter l'un à l'autre? demanda naïvement Ducanif.
Ainsi entré chez l'ex-placeur, le Tombeur-des-Crânes pût surveiller ce qu'il appelait l'opération. Elle traînait en longueur. Si grande que fût son impatience, il était obligé de la maîtriser devant cette réponse que lui faisaient Héloïse et Gustave.
—Au moins faut-il attendre que Ducanif ait fini de mettre toute sa fortune au porteur.
Et cependant, Héloïse, à mesure que le moment approchait, ne cessait de répéter à Gustave:
—La lettre! la lettre! Ducanif va bientôt avoir fini et nous n'aurons pas encore retiré la lettre des mains de ce filou d'Alfred.
—Je guette l'occasion, répondait le docteur.
Enfin l'occasion se présenta, on le sait, le jour où le Tombeur-des-Crânes, qui s'était relâché de sa méfiance, après avoir laissé la clé sur sa porte, était monté chez Ducanif absent, où il comptait trouver Gustave et où il avait été retenu par Héloïse pendant que le docteur fouillait son logis.
Gustave l'avait enfin dénichée, cette lettre! Puis, après l'avoir empochée, il avait eu hâte de décamper. Mais, pour sortir, il lui avait fallu, à un imbécile qui lui barrait son passage, jouer le tour de lui envelopper la tête d'un tapis et de l'enfermer à clé chez le baron.
Mais quand il avait voulu montrer la lettre, il ne l'avait plus retrouvée! A coup sûr, elle avait dû tomber de sa poche lorsqu'il avait si brusquement malmené le curieux.
Dès lors, les deux complices avaient vécu dans la perpétuelle anxiété de savoir qui avait ramassé la lettre. Était-ce le baron quand il était rentré chez lui? Était-ce le prisonnier qui, chose étrange! bien qu'il eût été mis sous clé, avait trouvé moyen de disparaître, bien évidemment, avant la rentrée du baron en son logis, car M. de Walhofer n'avait soufflé mot qu'il eût trouvé quelqu'un claquemuré chez lui.
—Quel est l'individu que tu as enfermé? avait demandé Héloïse.
—Je ne sais qui. Les trois ou quatre fois que j'ai entr'ouvert doucement la porte pour m'assurer s'il était toujours sur le carré, j'ai vu sa tête niaise.... Je ne le connais donc que de visage.
Or, deux jours après, au dîner de M. Grandvivier, il s'était trouvé en présence de son individu qu'il avait entendu nommer Camuflet.
—Quand nous partirons, je lui ferai la conduite et je le sonderai adroitement à propos de la lettre. J'aurai facilement raison de cet idiot, s'était promis le docteur qui, grâce à l'adresse et à la promptitude avec lesquelles il avait agi, était bien certain, quand il avait aveuglé et enfermé Camuflet, de ne pas lui avoir laissé le temps ni la possibilité de voir qui lui exécutait cette mauvaise plaisanterie.
Gustave avait fait comme il avait dit. C'est-à-dire qu'en sortant de chez M. Grandvivier, après avoir reconduit Ducanif jusqu'à sa porte, il avait ensuite fait la conduite à Camuflet.
Mais son beau projet de sonder Camuflet touchant la lettre s'en était allé à vau-l'eau, ou, pour mieux dire, il en avait été complètement distrait par le soudain intérêt que lui avait inspiré le récit de Camuflet à propos d'une masure qu'il possédait à Billancourt, masure qu'il laissait tomber en ruines sans aller jamais la visiter; masure, enfin, qui jouissait, sous sa cave, d'une autre cave qui pourrait servir de tombe à qui s'y trouverait enfermé, car, excepté lui, Camuflet, qu'un hasard avait conduit à la découvrir, personne ne pourrait en soupçonner l'existence.
Parce que lui avait conté Camuflet, le docteur avait donc été si fortement captivé que, non seulement il avait oublié de parler de la lettre, mais qu'encore, après avoir quitté le triple veuf, il avait éprouvé l'ardente curiosité d'aller immédiatement, et en pleine nuit, visiter la bicoque de Billancourt, expédition pour laquelle il était parti, sans se douter qu'il avait le Tombeur-des-Crânes sur ses talons.
Et, devant le trou béant à ses pieds, il s'était dit en souriant:
—Voici le coin où Ducanif viendra rafraîchir son brûlant amour.
Au même moment, Alfred qui l'épiait, caché dans l'ombre, avait eu aussi cette pensée:
—Ce caveau fera parfaitement l'affaire d'Héloïse et de son cher Gustave.
Car le Tombeur-des-Crânes avait résolu, après les avoir dépouillés de la fortune entière de Ducanif, de se venger du vol de la lettre, dont il les accusait.
De ce vol il n'avait ouvert la bouche à ses complices, voulant les voir venir, s'attendant à leur prochaine révolte contre lui. A son grand étonnement, il les avait trouvés toujours si soumis qu'il en était arrivé à se dire:
—A présent qu'ils ont la lettre, s'ils ne relèvent pas la tête, c'est qu'ils s'imaginent que je n'ai pas encore découvert le vol. Alors, ils me laissent en pleine sécurité pour me pousser à l'improviste dans quelque traquenard qu'ils m'auront préparé... Il me faut prendre l'avance.
Pendant qu'il s'abusait ainsi, Héloïse et son amant commettaient une autre erreur.
—Vois-tu, disait Héloïse, ce n'est à coup sûr pas ton Camuflet qui a trouvé la lettre. Elle a dû être ramassée par le baron à sa rentrée au logis.
—Mais il est plus muet qu'un poisson, objectait Gustave.
—Raison de plus pour nous méfier. A vouloir secouer le joug, nous avons gâté notre affaire. Il ne soufflera mot tant que nous n'aurons pas achevé la besogne, mais, à l'heure du partage, tu verras qu'il exigera un supplément de paye pour notre escapade... Il nous tient toujours avec sa lettre, crois-moi.
—Qui vivra verra, répondait le docteur qui avait, au sujet du baron, une idée en tête.
Le temps avait marché. D'abord lente à s'accomplir, la liquidation de Ducanif avait, brusquement, marché à pas de géants.
Vint enfin le jour où Ducanif, palpitant d'amour, conduisit Héloïse devant sa caisse ouverte.
—Tu vois ce portefeuille? dit-il.
—Oui, fit Héloïse rougissant comme une jeune vierge à l'heure du berger.
—Il contient toute ma fortune réalisée en titres au porteur, poursuivit Ducanif.
Puis, la bouche en coeur, la main en pigeon vole, l'oeil en coulisse, il demanda:
—Quand partons-nous, mon bel ange, pour ce coin qui doit abriter nos amours?
Sans éclater de rire en s'entendant appeler «bel ange», Héloïse baissa modestement les yeux et d'un ton que faisait trembler sa pudeur aux abois:
—Quand vous voudrez, Thomas adoré, souffla-t-elle.
Du moment qu'il était un Thomas adoré, Ducanif devint pressé.
—Demain, déclara-t-il.
Puis, pour être logique:
—Et où irons-nous?
Obéissante à son vainqueur comme toute femme qui aime, Héloïse modula bien doucement, toujours avec le même embarras pudique:
—Où vous voudrez. Choisi par vous, l'endroit où je pourrai laisser parler mon coeur me sera deux fois cher.
La phrase était déjà gentille, mais le «bel ange» la ponctua d'un gros soupir qui donnait à comprendre que l'amour, trop contenu, l'étouffait.
Tandis que Ducanif, le nez en l'air, cherchait en quel endroit il choisirait le coin en question, elle ajouta:
—Me permettez-vous un conseil?
—Je l'implore à genoux.
—Pourquoi ne mettrions-nous pas dans le secret le docteur Cabillaud, cet ami dévoué et discret, qui viendrait de loin en loin nous donner des nouvelles du monde, dans la retraite où nous allons vivre l'un pour l'autre?
—Soit! fit Ducanif qui, parut-il, n'était pas fâché que quelqu'un, au moins, sût qu'il avait enfin triomphé de la vertu farouche d'Héloïse.
Le soir même, Ducanif initia au secret de sa prochaine victoire amoureuse le docteur, qui l'écouta en ouvrant des yeux pleins d'admiration pour un homme aussi heureux.
Après quoi il se chargea de trouver le nid d'amour.
Il le fit attendre huit grands jours pendant lesquels, à son dire, il battait tous les environs de Paris.
Enfin il lâcha cette nouvelle si impatiemment attendue par Ducanif qui grillait dans sa peau:
—J'ai trouvé votre affaire! Une maison qui n'attire pas la curiosité: de l'air, de la verdure, de l'eau pour les barcarolles en barque... et aux portes de Paris.
—Où donc? s'écria Ducanif impatient.
—Pour n'avoir à mettre personne dans la confidence de vos amours, j'ai traité en mon nom avec le propriétaire... Vous n'aurez donc pas à le voir.
—Où donc, délicat ami? où donc? répéta Ducanif.
—A Billancourt.
XIII
Mais jusqu'à ce jour bienheureux qui devait voir luire, à Billancourt, la victoire de Ducanif, le temps avait trop duré à l'impatience du Tombeur-des-Crânes qui, comme soeur Anne, ne voyait rien venir, qu'il se tournât vers l'un ou l'autre point où tendaient ses visées.
A attendre la conclusion de l'affaire Ducanif, il avait espéré voir reparaître mademoiselle Grandvivier. Mais, à toutes ses visites nocturnes à Cydalise, par-dessus le mur, car il avait conservé sa petite chambre, la cuisinière du magistrat lui avait répété son refrain:
—Impossible de savoir l'endroit où se cache mademoiselle Grandvivier. Espérons pourtant que nous la reverrons bientôt, car le père annonce à ses amis qu'il va la rappeler près de lui.
Or, à attendre d'un côté et de l'autre, le temps, nous le répétons, avait duré tant et tant que la Belle-Flamande s'était alarmée d'avoir si longuement à alimenter la bourse de M. le baron, son fils. Les trois mille francs d'économies qu'elle avait donnés à Alfred pour son entrée de jeu n'avaient pas été de longue durée. Il s'en était suivi de nouvelles demandes d'argent auxquelles, tant bien que mal, la mère avait satisfait jusqu'au jour où elle avait fini par dire à Alfred:
—N-i-ni, garçon, c'est fini. Impossible, à présent, pour moi de jouer du Camuflet. Dans les premiers temps de son mariage avec Georgina, ma prétendue fille, je l'ai trouvé facile à la détente et j'ai pu te repasser ses écus. Mais, tu le sais, avec ce gaillard-là, les femmes ne durent pas. C'est Georgina qui a tenu le plus longtemps et, au bout de sept mois, elle l'a laissé veuf pour la troisième fois. Depuis ce jour-là, il a tourné, à mon égard, à la pingrerie la plus crasse. Ni moi ni les deux autres tarpiaudes qui ont été ses belles-mères précédentes et auxquelles il m'a associée, ne saurions, à cette heure lui faire cracher plus d'un jaunet à la fois. Tiens-toi-le donc pour dit, fiston, et agis en conséquence.
—J'allais toucher au port, répondit le Tombeur-des-Crânes en faisant laide grimace.
—Plus moyen, je te le répète, de tirer une vraie somme de cet imbécile de Camuflet. Je suis bien heureuse encore d'en obtenir la becquée.
—Comment faire? gronda Alfred.
—Lâche ta peau de baron qui est trop chère à faire reluire; renonce à tes plans; engage-toi dans une autre troupe de province et vogue la galère! conseilla la Belle-Flamande.
Mais, à ce parti qui lui était proposé, le Tombeur-des-Crânes serra les poings et grinça furieusement:
—Faute de quelques billets de mille, qui m'auraient soutenu pendant un ou deux mois, je vais perdre un beau mariage!
—A l'impossible nul n'est tenu! débita la maman d'une voix attristée par le déboire de son fils.
Alfred devina l'émotion de sa mère et, comme il connaissait à fond la pèlerine, il fit vibrer en elle la corde sensible en disant:
—Ah! si j'avais réussi, c'est vous qui auriez menée une existence beurrée!!!
Sur ce, battant le fer tout chaud:
—Là! fit-il, vrai de vrai, la mère, vous ne pouvez pas encore me fournir quelques billets de mille?
—Dame! fiston, à moins de les voler, répliqua la Belle-Flamande en guise de refus.
Mais Alfred lui lâcha à brûle-pourpoint.
—Pourquoi pas?
La mère releva la tête, prête à jouer la dignité offensée, majestueuse d'indignation en s'entendant faire une proposition pareille. Le Tombeur-des-Crânes lui coupa toute tirade virulente en disant avec le plus beau sang-froid:
—Rentrez ces manières-là; vous perdriez votre salive à prêcher.
Ensuite, revenant à ses moutons:
—Pourquoi pas? répéta-t-il d'un ton sec.
—Mais où veux-tu que je les vole, pendard? dit la Belle-Flamande descendue de ses grands chevaux.
—Dans la caisse de Camuflet.
—Ah! ouiche! lâcha la maman.
Mais, soudain, sa mine se fit souriante.
—Tiens! tiens! ricana-t-elle. Au fait, oui, pourquoi pas? Ce serait tout de même drôle de faire le coup en jouant la farce aux deux autres belles-mères de leur flanquer la chose sur le dos.
Alors, en femme décidée:
—Quelle somme te faut-il?
—Huit ou dix mille francs.
—Bigre! tu ne demandes pas des demi-portions, toi!
—Ce sera mon dernier emprunt.
—Et tu auras raison, car la ponction que je vais faire dans certain tiroir que je connais n'engagera pas Camuflet à laisser plus longtemps sa clé à la serrure.
—Quand aurai-je l'argent?
—Demain, si j'ai eu la main heureuse, je te le porterai à ton galetas de la rue de Turenne.
—Il se peut que vous ne m'y trouviez pas.
—Alors, à deux heures précises, à notre rendez-vous des Tuileries, sous les marronniers.
Le lendemain, on le sait, le Tombeur-des-Crânes avait trouvé au poste assigné la Belle-Flamande qui ayant eu, suivant son expression, «la main heureuse», lui donna les dix mille francs volés.
Seulement, pleine de doute sur une réussite qui se faisait tant attendre, elle avait joint à la somme, pour mettre son fils en éveil, cette série de conseils qu'elle avait fini par résumer en ces deux mots répétés:
—Ça craque! ça craque!
Mis en méfiance par sa mère contre la franchise de son alliance avec sa Cydalise, le baron de Walhofer, après le départ de la Belle-Flamande, avait, à son tour, quitté les Tuileries, pour se diriger, sous prétexte de rendre sa visite de digestion du dîner reçu l'avant-veille, vers le domicile de M. Grandvivier.
Chemin faisant, il fut tout à ses réflexions sur ce que lui avait dit sa mère à propos de Cydalise. Alors lui revint à l'oreille, encore vibrante de la haine qui l'avait accentuée, cette promesse: «Je me vengerai!!!» faite par Cydalise sur le seuil de la chambre de mademoiselle Grandvivier. Avait-elle tenu cette promesse? Non, puisque huit jours plus tard, elle était venue, soumise et repentante, reprendre ce joug imposé par sa passion, qu'elle avait voulu secouer; joug qui la faisait si docile à accepter toutes les volontés de celui qu'elle aimait que, après bien des pleurs et une longue résistance, elle s'était résignée à favoriser le mariage de son amant avec sa jeune maîtresse.
Peut-être que le Tombeur-des-Crânes, s'il n'eût été pétri de l'immense vanité qui le guidait en tout, aurait dû se méfier du consentement de cette fille violente, audacieuse, implacable devant un affront. Mais dans la conduite de Cydalise rien n'avait cloché qui empêchât son amant de faire la roue et de se croire ville conquise.
Depuis que M. Grandvivier avait quitté sa demeure de la rue de Turenne pour venir habiter l'étage au-dessus de l'appartement de Fraimoulu, le moyen de voir sa maîtresse s'était fait plus difficile pour Alfred; mais, en toutes les occasions qu'il avait rencontrées, il avait trouvé Cydalise toujours à sa dévotion et semblant attendre avec impatience, pour lui prouver son dévouement à le servir, le retour de mademoiselle Grandvivier.
Aussi le Tombeur-des-Crânes, en gagnant la demeure du magistrat, en vint-il à se dire:
—Ma mère est folle avec son: «Méfie-toi de Cydalise!» Le passé, elle l'a oublié. L'avenir, elle l'accepte en fille d'esprit qui sait que tout finit par casser.
Probablement qu'il prenait son titre de baron au sérieux, car ce fut de la meilleure foi du monde qu'il se donna cette dernière raison de n'avoir rien à craindre de Cydalise.
—Elle comprend que, dans ma position, il me faut un mariage qui mettra fin à notre liaison. A tout prendre, que ce soit avec l'une ou avec l'autre, son intérêt a été de pousser au succès de mon union avec la fille du juge, puisqu'à cette union, elle gagnera les quinze mille francs que je lui ai promis.
S'étant donc ainsi parfaitement rassuré, le Tombeur-des-Crânes passa à un autre ordre d'idées. Un point sur lequel sa mère, il l'avouait, avait eu parfaitement raison, c'était quand elle avait dit que les choses traînaient trop en lenteur.
Aussi était-il résolu à brusquer les événements. Cette fille du juge qui ne revenait pas de province, il fallait précipiter son retour, et il croyait avoir trouvé le moyen d'arriver à ce résultat.
—Le tout est d'aller de l'avant, se disait-il, en mettant le magistrat au pied du mur.
Et, des deux doigts, qu'il avait glissés dans la poche de son gilet, il caressait certaine boucle d'oreille que, la nuit de son crime, il avait volée à mademoiselle Grandvivier.
—Je vois d'ici la mine que va faire le juge quand je lui mettrai l'objet sous le nez en lui adressant ma demande, pensait le hardi drôle.
Telle était sa grossière vanité, sa stupide confiance en lui-même que, vendant la peau de l'ours avant d'avoir mis l'animal à terre, il en arriva à s'imaginer que M. Grandvivier lui sauterait au cou dans sa joie de l'accepter pour gendre.
—Car, au total, pensait-il, je représente un parti qui n'est pas à dédaigner. La fortune de Ducanif peut se monter à onze ou douze cent mille francs, et quand j'aurai mis la main dessus...
Oui, mais quand aurait-il mis la main dessus? Quand Héloïse et Gustave arriveraient-ils à lui tirer du feu ces marrons qu'il comptait garder pour lui seul?
Il flairait bien que le dénouement était proche; mais, quant à en préciser l'heure, il ne pouvait le faire que par approximation.
—J'ai bien huit jours devant moi pour pousser ma pointe du côté Grandvivier avant de revenir au côté Ducanif, pensa-t-il comme il atteignait la demeure du magistrat.
Par malheur, Alfred se trompait fort en croyant avoir huit jours devant lui. Il arrivait chez le juge à l'instant précis où Gustave était en train d'annoncer à Ducanif qu'il lui avait trouvé à Billancourt le coin qui devait «abriter ses amours heureuses».
Nouvelle qui avait fait que Ducanif, transporté, s'était tourné vers Héloïse en s'écriant:
—Quand partons-nous, mon ange?
A quoi Héloïse avait répondu avec un frémissement de vestale:
—Quand vous le désirerez, Thomas.
Aussi Thomas, qui voulait que le soleil du lendemain se levât sur la chute de ce dragon de vertu, répondit-il sans hésiter une seconde:
—Tout de suite!!!
Le Tombeur des-Crânes avait donc bien tort, on le voit, de croire qu'il avait huit jours devant lui. Il était à parier qu'Héloïse et Gustave, qui ne se souciaient pas de l'attendre, auraient, avant le point du jour, levé le pied en emportant le portefeuille tout gonflé de titres au porteur.
Cependant le baron de Walhofer avait sonné à la porte du magistrat. Elle lui fut ouverte par le valet de chambre Augustin qui le reconnut pour un des convives de son maître au dîner de l'avant-veille.
—M. le baron voudra bien attendre au salon. Mon maître est en ce moment en conférence dans son cabinet avec son ami M. Camuflet, annonça-t-il.
—Bon! bon! j'attendrai! Tout mon temps est dévolu à M. Grandvivier. Ne m'annoncez même pas. Je ne voudrais pas interrompre l'entretien des deux amis, répondit Alfred tout amicalement, en visiteur familier et qui a peur d'être importun.
Quand, précédé par Augustin qui le conduisait au salon, le Tombeur-des-Crânes traversa la salle à manger, Cydalise, était en train d'enlever le couvert du dîner.
—Je vais partir en course pour notre maître. Si un autre visiteur sonnait, vous aurez à aller ouvrir, recommanda le valet de chambre à la cuisinière.
—Aussitôt ce larbin parti et pendant que le Grandvivier sera dans son cabinet, je pourrai dire deux mots à Cydalise, pensa le Tombeur-des-Crânes.
Et l'oreille tendue, il écouta le pas du domestique qui, après l'avoir introduit au salon, gagnait l'antichambre pour aller faire sa course.
M. Grandvivier pouvait d'un moment à l'autre sortir de son cabinet. Alfred n'avait pas un instant à perdre. Il n'attendit donc pas que la porte du carré se fût refermée sur Augustin pour se glisser dans la salle à manger où était restée Cydalise.
Cela fut cause qu'il n'entendit pas Augustin qui après avoir ouvert la porte, s'était trouvé nez à nez avec La Godaille s'apprêtant à sonner, dire au jeune homme:
—Monsieur Bazart, mon maître, en ce moment, est occupé. Il va vous falloir attendre au salon.
Puis il avait ajouté:
—... Du reste, vous n'y serez pas seul.
Sur ce, il avait tiré la porte derrière lui, laissant La Godaille dans l'antichambre, sans qu'un coup de sonnette eût averti de son arrivée.
XIV
A présent qu'un retour sur le passé a montré comment et pourquoi Alfred le Tombeur-des-Crânes s'était créé baron de Walhofer, il faut revenir au moment où, chez M. Grandvivier, le baron avait dû fuir devant la poursuite acharnée de La Godaille lui tombant sur le dos, alors qu'il causait avec Cydalise.
Dans le salon où il s'était d'abord rendu en s'attendant, comme le lui avait annoncé Augustin, à y trouver quelqu'un qui l'avait précédé, La Godaille, on se le rappelle, n'avait pas fait longue pause. Ne voulant pas être indiscret à écouter plus longtemps la conversation de Camuflet et de M. Grandvivier qui lui arrivait, sans un mot perdu, par la porte entr'ouverte du cabinet du juge, le jeune homme s'était décidé à passer dans une autre pièce de l'appartement.
Alors il s'était souvenu qu'à son arrivée, en suivant le couloir de dégagement, il avait entendu quelques paroles qui lui avaient donné à croire que dans la salle à manger, une querelle d'amoureux s'était engagée entre Cydalise et son tenant d'amour. Or, en rapprochant les deux faits, celui de cette dispute et celui de l'absence du salon de ce visiteur précédent dont lui avait parlé Augustin, il en avait conclu que visiteur et amoureux ne faisaient qu'un même individu et, histoire de s'amuser à écouter des bisbilles d'amants, il s'était dit:
—Je ne serais pas fâché de connaître celui des amis de M. Grandvivier qui en pince pour sa cuisinière.
Sans autre précaution que d'assourdir son pas, déjà étouffé par les tapis, le jeune homme put retourner dans le couloir de dégagement où, collé contre la cloison, près de la porte à demi ouverte, il écouta Cydalise qui disait:
—On pourrait nous entendre, ne restons pas ici, viens dans la cuisine.
—Puisque je te répète qu'Augustin est parti pour sa course. Quant à ton maître, en venant ici, j'ai laissé derrière moi toutes les portes ouvertes. Au premier bruit de fauteuils dans le cabinet nous annonçant le départ du visiteur de ton maître, nous nous séparerons... Dans ta cuisine, je ne saurais expliquer ma présence, si je m'y faisais surprendre, tandis que dans cette salle à manger, je puis y être venu pour admirer ces tableaux de nature morte.
Cette explication donnée, la voix d'homme reprit:
—Ne perdons pas notre temps. Au plus pressé... Quand revient-elle?
La question était posée d'un ton bref et impérieux qui frappa La Godaille aux écoutes.
—Je connais cette voix. Où donc l'ai-je entendue? se demanda-t-il.
Cependant Cydalise avait répondu:
—Je l'ignore. Pourtant, il y a trois jours, le tapissier est venu remettre sa chambre en état.
—Et puis?
—Tu en demandes trop. A présent tu en sais autant que moi, fit la cuisinière impatientée.
Les conseils de sa mère, au sujet de Cydalise, durent revenir au souvenir d'Alfred, car il reprit d'un ton qui menaçait:
—Tu me connais, ma fille, et tu sais qu'il ne fait pas bon me trahir. Depuis quelque temps, tu n'es pas franche du collier. Prends garde à toi! Prends garde!
Cydalise fit entendre un petit rire de bravade et répliqua:
—Tu répètes le refrain que je te chante depuis belle lurette. Prends garde à toi! M'est avis que ce mariage que tu crois immanquable te craquera en pleine main. Tu ferais mieux d'y renoncer... mademoiselle Grandvivier n'est pas pour ton nez, mon joli coeur!
A ces mots qui, bien que tout bas prononcés, lui arrivaient des mieux distincts, La Godaille avait éprouvé une surprise de dégoût:
—Oh! oh! se dit-il, quel est cet ignoble particulier qui, tout en étant l'amoureux de la cuisinière, vise la fille de M. Grandvivier? Voilà un joli monsieur!
Et se mettant à interroger sa mémoire il se demanda encore:
—Où donc ai-je entendu cette voix-là?
Le Tombeur-des-Crânes avait souri ironiquement aux dernières paroles de la cuisinière et d'un ton sec:
—Mademoiselle Grandvivier ne peut appartenir à un autre qu'à moi, articula-t-il. Je saurais éloigner d'elle quiconque voudrait me la disputer.
—En quoi faisant?
—En faisant savoir à ce rival qu'il arrive second, articula railleusement le Tombeur-des-Crânes.
Si gangrené qu'était le moral de Cydalise, elle éprouva un frémissement d'horreur.
—Tu joindrais cette nouvelle infamie à l'autre! appuya-t-elle d'une voix indignée.
—Je défendrais mon bien. Tous les moyens me seraient bons pour le conserver, ricana Alfred.
Il y eut un accent de pitié chez Cydalise quand, bien lentement, elle répondit:
—Reste à savoir si celui auquel tu adresserais ta dénonciation abjecte ne serait pas un homme de coeur qui ne voudrait pas rendre une jeune fille responsable de son malheur, quand elle était endormie par un narcotique, d'avoir été la victime d'un misérable.
En entendant cette révélation d'un secret épouvantable, La Godaille s'était redressé pâle et frissonnant de colère.
—Quel est ce scélérat? se demanda-t-il.
Et, désireux de connaître un tel coquin, il avança la tête dans l'ouverture de la porte, espérant n'être pas aperçu pendant la seconde que durerait le coup d'oeil rapide dont il dévisagerait son homme.
En causant, Cydalise se tenait sur le seuil de sa cuisine, faisant face à Alfred, qui par, conséquent, se montrait de dos à Frédéric Bazart.
Ce fut la cuisinière qui découvrit cette tête, aux yeux brillants de colère, qui apparaissait, silencieuse, dans l'encadrement de la porte.
A la pensée que son entretien avec Alfred avait eu un auditeur, l'épouvante décomposa subitement le visage de Cydalise.
—Qu'as-tu donc, ma fille? demanda le baron.
Incapable de parler, tant l'effroi lui serrait la gorge, elle tendit le doigt vers La Godaille.
Pour suivre ce geste du regard, Alfred se retourna.
Alors La Godaille put voir sa figure.
—Le Tombeur-des-Crânes! Ah! je te retrouve enfin! s'écria-t-il tout vibrant de haine.
Et il prit son élan pour bondir sur cet ennemi qu'il avait cherché pendant les deux ans écoulés depuis l'assassinat de Carambol et la mort de Vernot.
Mais la salle à manger était large. L'espace à franchir lui donnait un désavantage sur Alfred, placé au seuil de la cuisine. Au moment où La Godaille atteignait ce seuil, la porte venait d'être fermée et verrouillée intérieurement par le Tombeur-des-Crânes qui, poussant devant lui Cydalise, disparaissait à ses yeux.
—Fuyons! fuyons! répétait Cydalise affolée par la terreur, au bruit du craquement de la porte enfoncée par La Godaille dont la colère décuplait la force.
Oui, il fallait fuir devant cet ennemi qui, bientôt, aurait renversé l'obstacle s'opposant à sa poursuite.
Alors, tous deux, sortant par la porte de service, s'élancèrent dans l'escalier. Ils n'étaient encore qu'au palier de Fraimoulu quand le fracas de la porte enfin brisée par la Godaille leur annonça qu'il allait accourir sur leurs talons. Toute fuite leur était impossible. Nul temps ne leur restait pour prendre l'avance, surtout à cause de Cydalise pantelante d'effroi.
—Là! là! fit le Tombeur-des-Crânes en voyant la porte de la cuisine de Fraimoulu, laissée ouverte par Hilarion parti pour chercher son petit salé.
Il était temps. A peine Alfred avait-il refermé cette porte, que Cydalise tombait évanouie sur le carreau de la cuisine, pendant qu'au dehors, on entendait La Godaille descendant l'escalier à toute vitesse, en chasse de ceux qu'il croyait fuyant toujours devant lui et dont il venait de dépasser le refuge.
—Cours toujours! se dit Alfred.
Mais, après avoir échappé à un danger, il était tombé dans un autre. Il le comprit à un bruit de pas qui se dirigeaient vers la cuisine. C'était Gontran qui arrivait, expédié par Fraimoulu, lequel, ayant entendu la porte se refermer, croyait à la rentrée d'Hilarion avec son petit salé et s'impatientait de ne pas voir apparaître l'ex-valet du duc del Punaisiados et sa charcuterie.
Abandonnant donc Cydalise évanouie sur le carreau, le Tombeur-des-Crânes serait bien sorti, mais il risquait de rencontrer La Godaille qui, étonné de cette prompte disparition, n'allait pas manquer de revenir sur ses pas. Il lui fallait donc un refuge où il pût attendre que la patience de son poursuivant fût lassée et qu'il eût mis fin à ses recherches.
En un clin d'oeil, il se réfugia dans l'office de la cuisine et quand Gontran entra, Cydalise évanouie s'offrit seule aux regards du jeune architecte.
Après avoir attendu que Cydalise fût revenue à elle et fût remontée chez M. Grandvivier, le Tombeur comptait s'esquiver au premier instant que la cuisine serait déserte. Mais son départ n'avait pu s'effectuer de façon aussi simple. Sur le point d'être forcé en sa cachette par Hilarion qui voulait entrer dans l'office pour y prendre le plat sur lequel il servirait son petit salé, Alfred l'avait aveuglé en lui jetant aux yeux le sac de poivre qu'il avait trouvé sur une des planches de l'office.
Et, pendant que l'aveuglé se roulait à terre de douleur en poussant des cris d'orfraie, il s'était évadé de la cuisine et avait gagné la rue sans rencontrer La Godaille qui, revenu sur ses pas, le cherchait en ce moment dans les combles de la maison.
Il était bien désespéré du secret qu'il avait si involontairement appris sur mademoiselle Grandvivier, ce brave et bon La Godaille. Qu'allait-il répondre au juge quand il l'interrogerait sur la scène violente qui s'était passée chez lui?
Ignorant que celui qu'il ne connaissait que sous le nom du Tombeur-des-Crânes s'était introduit chez le magistrat sous le titre de baron de Walhofer, le jeune homme ne pouvait s'expliquer la présence de l'ancien saltimbanque sous le toit de M. Grandvivier.
Oui, qu'allait-il répondre aux questions du juge? Bien sûrement, il ne saurait lui répéter ce qu'il avait entendu sur sa fille. Révéler un tel secret à un père! Mais, là, il suspendit ses réflexions pour se demander:
—Peut-être le sait-il?
Alors il songea au caractère profondément triste du magistrat qui semblait porter en son coeur une blessure morale terrible.
Il se souvint aussi du jour où, dans son cabinet de juge d'instruction, M. Grandvivier lui avait demandé de lui apprendre à faire sauter la coupe, et, dans sa mémoire, il retrouva cette phrase que le juge avait prononcée en le voyant s'étonner d'un aussi étrange caprice:
—La Godaille, savez-vous ce que c'est que la haine... celle qui vous mord sans cesse au coeur... celle qui rêve une vengeance sans pitié ni merci?
A ce souvenir, Frédéric Bazart secoua tristement la tête et murmura:
—Oui, il sait le malheur de sa fille et, depuis longtemps, il prépare sa vengeance.
Puis, en se disant qu'il s'agissait du Tombeur-des-Crânes, il se révolta en disant:
—Ah! mais non! mais non! pas de ça! Mon compte à régler avec le bel Alfred est plus ancien que celui de M. Grandvivier. Il faut d'abord que le brigand passe par mes mains... S'il en reste des morceaux, je les passerai au magistrat.
Et persistant dans son idée de priorité:
—Tuer le Tombeur-des-Crânes, quelle belle occasion de faire d'une pierre deux coups. Je vengerai Vernot et le vieux Carambol et je punirai, en même temps, le misérable qui a perdu mademoiselle Grandvivier.
Comme il prononçait ce nom, il crut encore entendre cette réponse faite par Cydalise à son amant lorsque celui-ci avait dévoilé son intention d'apprendre le secret de celle qu'il avait perdue à quiconque voudrait lui disputer sa main:
—Reste à savoir si celui auquel tu adresserais ton abjecte dénonciation ne serait pas un homme de coeur qui ne voudrait pas rendre une jeune fille responsable de son malheur, quand elle était endormie par une narcotique, d'avoir été la victime d'un misérable.
Et tout naïvement La Godaille se dit:
—Si je la demandais en mariage?...
Sur ce, il avait cessé ses vaines recherches dans les combles de la maison à la découverte de son ennemi disparu si étrangement, et il était redescendu chez le magistrat en se demandant:
—Où diable retrouverai-je maintenant mon gredin de Tombeur-des-Crânes qui m'a si prestement filé sous le nez?
Aux cris qu'avait poussés La Godaille et au fracas de la porte qu'il brisait, M. Grandvivier et Camuflet, interrompant brusquement leur entretien, étaient accourus assez à temps pour que le magistrat pût reconnaître la voix du jeune homme qui, en ce moment, descendait l'escalier à la poursuite du Tombeur-des-Crânes qu'il croyait fuyant vers la rue.
En un instant, le juge devina la scène.
—Les deux misérables auront parlé de ma fille devant La Godaille... Ce jeune homme connaît mon secret, pensa-t-il.
Incapable de rien deviner, Camuflet, taquiné par une curiosité monstre, fit, on s'en souvient, cette proposition:
—Si je descendais questionner le concierge. Il n'est pas sans avoir vu passer ces deux hommes dont l'un pourchassait l'autre.
Tout heureux de la permission accordée, le triple veuf prit son vol, laissant M. Grandvivier dans la salle à manger. Alors le juge, qui, devant un témoin, avait dompté son désespoir, se laissa tomber anéanti sur un siège en murmurant:
—Je voulais que la mort des deux complices enfermât dans leurs tombes le secret de mon enfant... et voici, à cette heure, qu'il est connu d'un autre!
Il demeurait plongé en sa rêverie douloureuse quand il en fut tiré par le bruit de la rentrée de Cydalise. Après que les soins de Gontran lui avaient fait reprendre connaissance, cette fille remontait chez son maître.
M. Grandvivier se leva aussitôt et quand Cydalise, à son appel, fut arrivée en sa présence:
—C'était lui, n'est-ce pas? demanda-t-il de cette voix sèche et brève qui faisait tressaillir toujours la domestique.
—Oui, dit-elle avec effort.
—Et vous parliez de mon enfant?
—Oui.
—Alors?
Cydalise parvint à maîtriser sa peur et répondit:
—Alors est entré ce jeune homme qui nous écoutait, et qui s'est précipité sur Alfred.
Cette simple phrase suffit à M. Grandvivier, qui, durant deux minutes, resta muet, attachant sur la femme son regard aigu et froid. Ensuite, d'une voix grave et lente:
—Cydalise, dit-il, quand vous êtes venue me révéler le crime dont vous avez été involontairement la complice, je vous ai promis que, le jour où je n'aurais plus besoin de vous, je vous rendrais votre liberté... Dès ce moment, vous êtes libre.
La Belle-Flamande avait donc pleinement raison quand elle appelait la méfiance de son fils sur la facilité avec laquelle Cydalise paraissait avoir oublié le: «Je me vengerai!» dont elle avait accompagné le départ d'Alfred à sa sortie de la chambre de mademoiselle Grandvivier. Prise d'une haine féroce pour l'amant qui l'avait trompée, avide de vengeance tout en voulant laisser à un autre le soin de cette vengeance, elle avait, le lendemain même, tout révélé à M. Grandvivier.
A cet aveu qui lui brisait le coeur, une seule pensée était venue au cerveau en fureur du père. Loin d'aller demander à la justice la punition du crime, c'est-à-dire d'apprendre à tous, par la publicité des débats, le malheur de sa fille, il avait résolu de se faire justice en tuant les deux coupables dont une seule parole pouvait perdre à tout jamais son enfant.
Et, pourtant, il avait paru, non pas pardonner, mais vouloir faire grâce à Cydalise quand il lui avait dit:
—Si vous me servez sans que rien puisse avertir votre complice, je vous épargnerai en laissant au ciel le soin de vous punir.
Mais, sous cette apparence de miséricorde, le père, implacable en son projet de faire disparaître les deux auteurs du déshonneur de sa fille, avait caché cette espérance sinistre:
—Je l'épargnerai, mais l'autre me débarrassera de sa complice.
On comprendra donc, de reste, de quelle joie soudaine Cydalise avait été saisie quand, tout à l'heure, son maître lui avait dit:
—Je vous avais promis que, le jour où je n'aurais plus besoin de vous, je vous rendrais votre liberté... Dès ce moment, vous êtes libre.
Or, si elle devenait libre, c'était que l'heure était venue où il n'allait pas faire bon pour le Tombeur-des-Crânes, et Cydalise tenait à avoir mis promptement le large entre elle et celui dont, par vengeance, elle avait amené la perte. Ce fut donc avec un empressement joyeux qu'elle demanda:
—Puis-je partir sur l'heure?
—La soirée est avancée; pourquoi pas demain matin? objecta le juge.
Cydalise était fille prudente. Le Tombeur-des-Crânes pouvait échapper à la vengeance de M. Grandvivier et savoir qu'elle l'avait trahi. Alors elle serait exposée à un danger qu'il fallait prévenir en se mettant vite à l'abri.
—Demain matin je serai déjà en route, répliqua-t-elle.
—Il ne vous en faut pas moins passer quelque part votre dernière nuit à Paris. Pourquoi ne serait-ce pas sous mon toit, qui vous protégera contre celui que vous voulez fuir? avança M. Grandvivier.
Cydalise se mit à sourire.
—Oh! oh! fit-elle, là où j'irai dormir ma dernière nuit, Alfred n'aura pas l'idée de venir me chercher. Depuis que ce monsieur est devenu baron, il a complètement oublié notre petite chambre dans la masure de l'Impasse Turenne.
Etait-ce cela que le juge voulait lui faire avouer? Etait-ce qu'il ne voulait pas insister plus? Toujours est-il qu'il termina en disant:
—Allez donc, ma fille.
Et il ajouta cette phrase à laquelle Cydalise, dans sa hâte de décamper, eut le grand tort de ne pas faire attention, car elle lui sonnait l'alarme:
—Qu'une heureuse chance vous protège!
Puis il regagna son cabinet où, cinq minutes après, arrivait La Godaille qui, après avoir bien tourné et retourné, finissait par formuler cette demande:
—Voulez-vous, monsieur, me faire l'honneur de m'accorder la main de mademoiselle Grandvivier?
Le juge ne l'eut pas déjà appris par Cydalise, que cette demande lui aurait prouvé que le jeune homme n'ignorait rien du passé.
Alors, on l'a vu en un précédent chapitre, il était venu droit à Frédéric Bazart et lui avait dit d'une voix qui frémissait d'une sorte de honte:
—Ainsi vous savez?...
—Je sais surtout que vous avez besoin, vous et votre fille, d'un dévouement profond, discret... qui vous venge.
A quoi, sans s'engager par une promesse, M. Grandvivier, au grand étonnement de La Godaille, avait imposé pour première épreuve à son dévouement «de montrer le plus grand calme, à leur première rencontre, devant le baron de Walhofer qu'il avait eu le tort de prendre pour un saltimbanque surnommé le Tombeur-des-Crânes».
A peine le magistrat avait-il obtenu, à grand'peine, du jeune homme le serment d'obéissance, que revenait Camuflet de son enquête chez le concierge en annonçant qu'il ramenait avec lui M. de Walhofer. Il s'était rencontré avec le baron dans la loge du concierge, au moment où ce dernier venait y déposer, pour M. Grandvivier, sa carte de digestion. Il avait tant insisté que le baron, qui ne voulait pas monter, avait consenti à le suivre. M. de Walhofer était dans le salon, attendant pour pénétrer dans le cabinet qu'il eût été annoncé par lui.
A cette nouvelle, M. Grandvivier s'était dirigé vivement vers la porte de son cabinet pour recevoir le visiteur. Aussitôt qu'il en eut dépassé le seuil, on entendit sa voix, affectueusement aimable, qui disait:
—Mille pardons de vous avoir fait attendre, monsieur de Walhofer! Entrez donc par ici!
Si le baron ne pénétra pas immédiatement dans le cabinet, ce fut que le juge, sans y penser, lui barrait le passage, car, au lieu de céder le pas à son visiteur, il était demeuré sur le seuil pour dire à son domestique qui venait de pénétrer dans le salon:
—Ah! vous voici de retour, Augustin.
—J'ai fait la commission de monsieur, annonça le valet.
—Eh bien?
—Les deux rideaux de vitres sont à une fenêtre et la suivante est fermée avec ses persiennes.
A cette singulière annonce, M. Grandvivier fit une réponse non moins étrange.
—Très bien! dit-il. A bon entendeur salut!
Était-ce que cet entendeur était Camuflet? Il faut le supposer, car, après avoir dressé l'oreille au nom d'Augustin, dès qu'il eut entendu parler de rideaux et de persiennes, cette phrase le fit sourire et il se frotta les mains en se disant:
—Bon! c'est pour ce soir!
Et se refrottant encore les mains plus énergiquement, en homme qui se promet un heureux quart d'heure, il eut cette seconde pensée:
—Je vais attacher à mon chenapan un grelot qui le fera courir loin.
Cependant M. Grandvivier, qui fermait toujours le passage au baron, disait encore à son domestique:
—Augustin, allumez dans le fumoir. Vous nous y servirez du thé.
Et, comme pris d'une idée subite, il reprit vivement:
—Ah! et vous nous dresserez une table de jeu!
Puis, tout aussitôt, s'adressant au baron:
—Car, continua-t-il gaiement, puisque je vous tiens, mon cher monsieur de Walhofer, j'espère que vous voudrez bien me donner une leçon de jeu comme celle que j'ai reçue de vous le soir de mon dîner.
En entendant le magistrat parler de jeu, La Godaille avait éprouvé une surprise.
—Eh! eh! pensa-t-il, est-ce que M. Grandvivier va mettre en pratique son talent à faire sauter la coupe?
Enfin le magistrat s'était effacé pour donner le pas au baron tout en continuant d'une voix gaie:
—Ma foi! vous arrivez comme marée en carême, car, justement, ces messieurs et moi, nous étions en train de parler de vous.
Du premier coup d'oeil, le Tombeur-des-Crânes, à son entrée, avait reconnu La Godaille. Involontairement il fit un pas en arrière. Mais il était un hardi coquin, habile à tout remarquer promptement. En voyant son ennemi le regarder avec des yeux surpris, il devina qu'une chance quelconque s'était produite en sa faveur.
—Qu'est-il donc arrivé qui fige sur place ce garçon si disposé, il y a une heure, à m'étrangler? se demanda-t-il.
Ensuite, tout haut, en souriant:
—Vraiment, fit-il, vous parliez de moi? Et à quel propos?
Le magistrat montra La Godaille.
—A propos d'un bévue commise par ce grand nigaud ici présent.
Puis, s'adressant à La Godaille:
—Hein! que vous disais-je? A présent que voici M. le baron, vous pouvez juger par vous-même.
Pendant dix secondes, Frédéric Bazart attacha sur le baron ses yeux toujours effarés de surprise et enfin, la mine penaude, la voix pleine d'étonnement, finit par avouer:
—C'est à s'y méprendre.