La conquête d'une cuisinière II: Le tombeur-des-crânes
XV
La Godaille achevait à peine ces mots, que M. Grandvivier s'adressait gaiement au baron:
—Vous ne comprenez pas? demanda-t-il.
—Je l'avoue, fit le baron.
—D'abord une question, reprit le juge toujours rieur. Vous est-il déjà arrivé d'être pris pour un autre? En un mot, vous doutez-vous que vous avez, de par le monde, votre sosie, bref, un homme qui est votre portrait tout craché?
Le jour qui tombait, en commençant à assombrir le cabinet, rendit imperceptible le léger sourire de satisfaction qui avait effleuré les lèvres du baron à ces paroles du magistrat.
—Ouf! je joue de chance! pensa-t-il.
Et il avait raison de le croire. Quand il avait été assailli par La Godaille, il avait d'abord manqué de sang-froid et, dans le premier effarement, il avait pris la fuite. Mais, lorsqu'il s'était vu hors de l'atteinte de son ennemi, la présence d'esprit lui était revenue. Il avait compris qu'il fallait payer d'audace, reparaître immédiatement chez le juge, faire face au danger en s'inspirant des circonstances pour le parer.
—Si je tarde d'une minute, le Grandvivier éventera la mèche... De l'aplomb! de l'aplomb! s'était-il dit.
Alors il était revenu sur ses pas et, dans la loge du concierge, où il était entré pour déposer sa carte en feignant de croire M. Grandvivier absent, mais déterminé à monter quand on lui aurait appris que le juge était chez lui, il s'était rencontré avec Camuflet qui, faisant son jeu, avait insisté pour qu'il se présentât chez le magistrat.
Et voilà qu'au lieu d'avoir à ruser, il trouvait la besogne toute faite par M. Grandvivier qui, loin d'être prévenu à son égard, lui tendait la perche en parlant d'un sosie. Donc le Tombeur-des-Crânes avait bien raison de se dire:
—Ouf! je joue de chance!
M. Grandvivier avait poursuivi son explication:
—Apprenez donc, cher monsieur de Walhofer, que les événements viennent de le faire découvrir. Ma cuisinière a un amant. Or, par le plus prodigieux des hasards, cet amant est précisément l'homme qui vous ressemble de point en point... un bateleur, je crois... assez mauvais drôle, à ce que m'affirme M. Frédéric Bazart, que vous voyez.
Ce disant, le juge avait montré de la main au baron La Godaille faisant toujours l'ébahi, puis il avait continué:
—Entre M. Bazart et ce gibier de potence, il existe un vieux compte à régler. En se trouvant tomber tout à coup et à son insu dans le tête-à-tête des amoureux, M. Bazart a reconnu son homme et il lui aurait fait un mauvais parti si le gredin ne lui avait malheureusement échappé.
Le Tombeur-des-Crânes écoutait, le sourire aux lèvres, avec de petits coups de tête.
—Mais, demanda-t-il, comment, en cette affaire, suis-je arrivé sur le tapis?
—Voilà. Quand M. Bazart est revenu de sa poursuite inutile pour s'excuser de la sorte d'esclandre qu'il avait causé chez moi, il m'a voulu dépeindre son chenapan. Jugez de ma surprise en l'entendant me faire votre portrait exact... J'en riais encore aux larmes quand on vous a annoncé.
Et, repris de rire, le juge ajouta:
—Ainsi, mon cher baron, vous êtes averti qu'il existe un coquin qui vous ressemble.
—Oui, c'est à s'y méprendre, répéta La Godaille, mais seulement au premier abord... car, maintenant que j'ai vu monsieur le baron, je ne saurais plus me tromper... Le Tombeur-des-Crânes est de taille moins haute.
A ce moment, Augustin apparut et annonça que le fumoir était prêt pour les recevoir.
—A rester ici, nous finirions par ne plus nous voir le bout du nez. Voici la nuit complètement venue, reprit M. Grandvivier en plaisantant.
Il céda le pas à M. de Walhofer en ajoutant:
—Montrez-nous la route, baron.
Alfred se dirigea vers le fumoir, suivi par La Godaille qui disait rageusement:
—Je t'en ficherai du baron, moi, à notre première rencontre dans un petit coin!
Derrière eux, mais à distance, venaient le juge et Camuflet. Avant de se mettre en marche, le magistrat avait soufflé au triple veuf:
—Avez-vous été satisfait du résultat de la commission faite par Augustin, que, à votre demande, j'ai envoyé examiner les fenêtres de votre nouvel ami M. Ducanif?
—Oui, dit tout bas Camuflet, ces rideaux tirés et ces persiennes fermées sont le signal convenu avec Ducanif pour me prévenir que c'est aujourd'hui que les deux misérables, qui convoitent sa fortune, vont le conduire à la campagne.
—Où ça?
—Oh! fit Camuflet avec une assurance moqueuse, à Billancourt, c'est certain. J'ai trop vanté au docteur certain caveau pour qu'il n'ait pas eu l'idée de choisir la maison que je possède là-bas et que je laisse inhabitée.
—Alors, vous allez me quitter?
—Pas encore; il est trop tôt.
Tout en parlant ainsi à voix basse, ils avaient gagné le fumoir, où les avaient précédés le baron et La Godaille, auxquels Augustin offrait déjà leurs tasses de thé.
Déterminé qu'il était à brûler le soir même ses vaisseaux, en demandant à M. Grandvivier la main de sa fille, le Tombeur-des-Crânes maudissait la présence des deux autres invités du magistrat.
—Ces deux-là vont me gêner quand, si le père résiste, je ferai valoir mes droits à ne pas être refusé, se disait-il en tâtant dans la poche de son gilet la boucle d'oreille volée à mademoiselle Grandvivier lors de son crime.
Tout en dégustant son thé à petites gorgées, le juge vint à lui et, en lui montrant la table de jeu:
—Savez-vous, baron, que vous êtes un grand coupable? dit-il.
—Coupable... de quoi!
—Avec votre première leçon, vous m'avez donné la passion des cartes à ce point que je suis devenu un enragé joueur.
—Oh! joueur à deux sous, dit, en plaisantant, le baron. Aussi peu habile que vous êtes encore, il serait maladroit à vous de risquer plus forte somme.
L'amour-propre du juge parut se rebiffer.
—Cela vous plaît à dire, articula-t-il sèchement. Tous ces jeux, qu'on prétend si difficiles, dès qu'on en connaît les premières règles, ne sont qu'une affaire de hasard qui, souvent, déroute ceux qui se croient les plus malins.
—Euh! euh! je ne suis pas de votre avis, appuya ironiquement le baron.
—Bah! bah! lâcha le juge, je persiste dans mon dire. Tenez, je n'en suis qu'à ma première leçon et vous êtes passé maître. Eh bien! que la chance soit pour moi, je vous gagnerais, malgré mon inhabileté, jusqu'à votre dernier sou.
Cela avait été dit d'un ton si ridiculement assuré que le baron crut devoir le faire baisser d'un cran.
—Heureusement pour vous que je ne veux pas vous prendre au mot, gouailla-t-il, car, à mille francs la leçon, je vous prouverais que vous avez encore besoin de longues études.
—Mille francs! répéta le juge. J'ai fait aujourd'hui une bonne oeuvre: je ne sais ce qui me retient de me la faire rembourser par vous.
Le Tombeur-des-Crânes avait en poche les dix mille que lui avait donnés la Belle-Flamande. Et même, n'eût-il pas possédé cette somme, qu'avec une mazette de la force du magistrat il était cent fois certain de gagner. Il montra donc la table de jeu en disant:
—Ces messieurs sont témoins que c'est vous qui exigez, pour ainsi dire, que je vous rembourse votre bonne oeuvre.
M. Grandvivier sembla hésiter.
—Ah! ah! cher ami, vous êtes moins brave! dit en riant Camuflet.
La plaisanterie parut avoir piqué la vanité de joueur du magistrat qui vint brusquement s'asseoir devant la table de jeu en s'écriant:
—Ma foi! je ne m'en dédis pas!
La Godaille avait suivi silencieusement la scène. En voyant le Tombeur-des-Crânes étendre la main vers les cartes pour les battre, il eut un imperceptible sourire.
—Voilà un imbécile qui a bien gentiment mordu à l'hameçon, pensa-t-il.
Et il se mit à suivre la partie, ses yeux attachés sur les mains du juge, en professeur curieux de voir son élève pratiquer ses leçons.
—Ah ça! il a donc tout oublié! finit-il par se dire avec un étonnement profond.
En effet, M. Grandvivier venait de perdre cinq parties consécutives, ce qui fit que Camuflet lâcha, en guise de conseil, au joueur malheureux:
—A ce train-là, mon ami, est-ce que votre bonne oeuvre ne vous est pas encore revenue au double?
—Ah! non. Je n'en suis pas encore là, car j'ai donné vingt mille francs, répondit le juge que semblait avoir abandonné le sang-froid nécessaire à tout joueur.
—Désirez-vous que nous cessions la partie! proposa le Tombeur-des-Crânes dont l'accent rimait mal avec les paroles, car il accusait une sorte de pitié insolente qui, loin de prêcher la prudence, piquait au vif l'amour-propre de son adversaire.
—Quitte ou double, articula nettement le juge.
Au fait, puisqu'il tenait un si gras pigeon qui s'était offert à lui, pourquoi Alfred ne l'aurait-il pas plumé?
—Va pour cinq mille francs! dit-il.
Et une nouvelle partie commença.
Soudain La Godaille, dont le regard ne quittait pas les mains de M. Grandvivier, éprouva un petit tressaillement joyeux:
—Ah! ce coup-ci, ça y est! se dit-il.
Et bientôt le juge, gagnant cette partie, rentra dans son argent.
Comme bien des joueurs qui, quinteux dans la perte, ont le gain bruyant et piaffeur, M. Grandvivier s'écria:
—Quand je vous disais que c'est l'affaire de ce hasard qu'on appelle la veine!... Je sens qu'elle m'est venue. S'il me plaisait, je vous gagnerais les vingt mille francs en question.
Cette morgue méritait une leçon. Alfred montra les cartes en disant:
—Puisque vous êtes si certain de gagner, je vous fais encore cinq mille francs.
La donne, tirée à la plus belle carte, appartint au juge.
—Bon! ça y est encore! pensa La Godaille toujours au guet.
En trois coups, le Tombeur-des-Crânes perdit. A son tour, il prononça:
—Quitte ou double.
Sans rien découvrir de ce que La Godaille y voyait, Camuflet avait suivi la partie, taquiné par une curiosité qui s'était tue tant que le juge avait été en perte, mais qui parla quand le magistrat eut gagné cinq mille francs.
—Peut-on savoir, cher ami, quelle bonne oeuvre vous a coûté vingt mille francs? lâcha-t-il.
—Je ne vous l'ai pas dit? demanda M. Grandvivier étonné.
Alors, tout en rangeant ses cartes en sa main, il continua:
—Apprenez donc que Cydalise m'a quitté il y a deux heures. Je me suis fait un cas de conscience de ne pas laisser partir, les mains vides, cette fille dont la santé s'est délabrée à mon service. Je lui ai donné vingt mille francs... Demain matin, à la pointe du jour, elle doit filer pour la campagne...
Et se mettant à rire:
—Quant je dis «filer», c'est que c'est le vrai mot, appuya-t-il, car elle semblait avoir le feu à ses jupes, tant elle avait hâte de soustraire, elle et ses vingt mille francs, au mauvais drôle qui est son amant. C'est à ce point que, pour dépister ce ruffian, elle n'a pas même voulu passer sa dernière nuit ici... Elle est allée coucher dans une chambre qu'elle a en ville... du côté de la rue de Turenne, je crois. Demain elle sera loin et aura mis son magot hors de la portée des griffes du vaurien.
Sur ce, M. Grandvivier qui, tout en parlant, avait continué de jouer, abattit sa dernière carte en disant:
—J'ai encore gagné, mon pauvre baron. Vous en êtes de vos dix mille francs.
Le pauvre baron n'avait vu que du feu à cette partie qui achevait la rafle des dix jolis billets donnés par la Belle-Flamande.
Toute son attention était restée tendue au récit du magistrat. Au prix d'un immense effort, il avait dompté la fureur qui lui était montée au cerveau à la nouvelle de la fuite de Cydalise, de cette alliée qui l'abandonnait.
Aussi, en même temps que, la figure impassible et le geste calme, il tirait de son portefeuille les cinq derniers billets perdus, la rage sourde qui grondait en lui le faisait se dire:
—Ah! tu es allée te cacher dans notre taudis de la rue de Turenne! Avant peu, nous compterons, la belle!
De plus en plus fanfaron dans sa victoire, M. Grandvivier venait de s'écrier tout goguenard:
—Je ne suis encore qu'à la moitié de ce que j'ai donné à Cydalise. Allons! monsieur de Walhofer, mettez-y un peu de complaisance, complétez-moi la somme... Une dernière partie de dix mille... Risquez un nouveau quitte ou double.
Alors la colère terrible qui couvait, chez le Tombeur-des-Crânes, contre Cydalise, se tourna sur M. Grandvivier chantant trop son triomphe.
—Toi, méchant robin, je vais te rabattre ton caquet! pensa-t-il.
Et sa main se glissa vers la poche de son gilet où il avait placé la boucle d'oreille volée, dans la nuit du crime, à mademoiselle Grandvivier.
Le Tombeur-des-Crânes n'avait pas encore achevé son mouvement quand la pendule du fumoir, qui tinta dix heures, fit se lever brusquement Camuflet.
—Je vous demande la permission de vous quitter, dit-il au juge en lui tendant la main.
—Allez, cher ami, et rappelez-moi au bon souvenir de M. Ducanif que je compte voir encore à ma table à son retour, répondit tranquillement M. Grandvivier.
—Je ne manquerai pas de lui faire votre commission, promit Camuflet qui, après un double salut de tête aux deux autres assistants, gagna la porte et disparut.
Dans ce qui venait d'être dit, deux mots avaient sonné des mieux suspects à l'oreille du baron surpris. D'abord le nom de Ducanif avait éveillé son attention, puis le mot de «retour» l'avait alarmé.—Ducanif partait donc? Est-ce que Gustave et Héloïse, plus alertes que lui qui comptait avoir encore huit grands jours pour se retourner, allaient lui brûler la politesse en décampant sans le prévenir, pour entraîner Ducanif et s'assurer sa dépouille sans avoir à la partager avec un tiers maudit. Dans le cas actuel, c'était affaire d'arriver au bon moment pour étendre la main sur le portefeuille. Au plus petit retard, il risquait de ne plus trouver ses particuliers qui, après leur coup fait, auraient levé le pied avec les valeurs en poche.
—Sans ce Camuflet, j'étais floué, se dit Alfred.
Et, en pensant ainsi, il se croyait prévenu à temps. Demain, il leur tomberait sur le dos et leur arracherait les marrons qu'ils lui avaient tirés du feu.
Aussi fut-ce avec l'espérance de savoir par le juge le moment précis de ce départ du lendemain qu'en guise de plomb de sonde il posa cette question:
—M. Ducanif est donc à la veille d'un départ?
—Ah! tiens! oui, fit le magistrat, c'est vrai, vous connaissez M. Ducanif. Vous demeurez dans la même maison.
—Précisément. Mon appartement est au-dessous du sien.
Et, ramenant sa question sur le tapis, le Tombeur-des-Crânes continua:
—C'est pourquoi je m'étonne que M. Ducanif, qui me prend volontiers pour confident, soit, sans qu'il m'en ait rien dit, à la veille d'un départ.
—Oh! oh! mieux qu'à la veille; dites au jour ou, plutôt, à la nuit d'un départ.
Le baron se redressa sur sa chaise à ces mots qui donnaient l'alarme à sa croyance d'arriver, le lendemain, encore à temps.
Tout gaiement, le juge avait continué:
—Ducanif me paraît avoir une bien grande envie de campagne, lui qui part ce soir, pour ainsi dire en pleine nuit, quand il aurait pu attendre à demain matin.
C'était net, précis. Il n'y avait plus pour le Tombeur-des-Crânes à se leurrer.
—Si je n'arrive pas avant eux à Billancourt, je suis flibusté, se dit-il étranglé par la colère.
Dame! il avait voulu chasser deux lièvres à la fois et voilà qu'un des deux gibiers menaçait de lui échapper. Mais il était encore temps, bien juste temps, par exemple, de courir à celui qui allait être à perte de vue. Quitte à revenir, le lendemain, poursuivre l'autre lièvre.
Voilà donc comment Alfred, qui allait mettre sous les yeux de M. Grandvivier la boucle d'oreille de sa fille, laissa le bijou dans sa poche, en se disant:
—Toi, tu ne perdras pas pour attendre!
En pensant ainsi, il esquissait le geste de se lever.
—Mais, fit le juge, vous oubliez que je vous dois une revanche. Vous refusez donc mon quitte ou double?
—Vouloir résister à votre chance de ce soir serait folie de ma part.
—Tant pis! lâcha M. Grandvivier avec un dépit comique; je n'aurais pas été fâché de vous faire compléter mes vingt mille francs donnés à Cydalise.
Ce nom, sur lequel avait pesé le juge, raviva la mémoire du Tombeur-des-Crânes sur la trahison de sa maîtresse.
—Encore un compte à régler avant l'aurore! pensa-t-il.
Les pieds lui brûlaient de partir. Une seule minute de retard pouvait lui coûter la fortune de Ducanif. Il fut donc aux anges quand M. Grandvivier, de lui-même, lui donna congé en disant:
—Je n'insiste plus, baron. C'était cette revanche à vous offrir qui me poussait à vouloir vous garder plus longtemps ici.
Et, après une poignée de main échangée, M. Grandvivier laissa partir le Tombeur-des-Crânes qu'il reconduisit jusqu'à la porte de l'appartement.
En revenant, il rencontra La Godaille qui gagnait hâtivement la sortie.
—Où allez-vous donc, monsieur Bazart? demanda-t-il en étendant le bras pour lui barrer le passage.
—Je veux suivre ce misérable.
—Dans quel but?
—Pour venger ses victimes.
Le magistrat n'était plus le même. A l'air enjoué et aimable qu'il avait montré au baron, avait succédé, sur son visage, l'expression d'une joie féroce, celle du fauve qui flaire le sang.
Il éclata d'un rire amer en disant:
—Laissez donc faire les événements, ils vous vengeront mieux encore que vous-même.
Ensuite, montrant la porte qui s'était refermée derrière le baron, il demanda:
—Savez-vous où va cet homme?
—Non.
—A la guillotine qu'il aura méritée cette nuit.
Et, se reprenant, il ajouta:
—A moins qu'il ne lui advienne une heureuse chance.
—Laquelle? fit La Godaille.
—Celle d'être mort demain matin.
XVI
Cependant le Tombeur-des-Crânes, frémissant de colère et d'impatience, avait gagné le boulevard où il comptait prendre la voiture qui le conduirait à Billancourt.
—J'arriverai trop tard! grinçait-il.
Plus encore que la nuit où il avait suivi à la piste Gustave allant visiter la masure de Billancourt, la chaleur était étouffante. De gros nuages bas et noirs, saturés d'électricité, annonçant un prochain orage, rendaient l'air à peine respirable.
Le baron, après vingt refus de cochers ne voulant pas accepter une aussi longue course par cette température qui exténuait bêtes et gens, finit par en trouver un qui, moyennant vingt francs de pourboire, consentit à risquer son cheval. Il donna même à Alfred la raison de son acquiescement.
—Ce sera la dernière course de Bibi en ce bas monde. Vous allez jouir de son reste, car, demain, l'équarrisseur doit venir le chercher.
Avec une pareille rose qui trébuchait tous les dix mètres, le chemin dura fort à l'impatience du Tombeur-des-Crânes, énervé par ce vrai train d'enterrement.
—Plus vite! plus vite! criait-il au cocher.
—Pas moyen d'aller plus vite, à moins que vous et moi nous nous attelions à ma brouette, répondait l'automédon qui, en prévision d'une catastrophe, ayant exigé d'avance le prix de sa course, n'avait nul souci de contenter son voyageur.
—J'arriverai trop tard! se répétait Alfred en fureur.
Soudain, après une secousse, la voiture s'arrêta et, alors, s'entendit la voix apitoyée du cocher qui disait:
—Là! là! Adieu, mon pauvre Bibi!
—Qu'est-ce donc? fit le Tombeur-des-Crânes qui sortit de la voiture.
—C'est Bibi qui n'a pas eu la patience d'attendre l'équarrisseur! annonça le cocher.
En effet, la rossinante était étendue sur la route, tuée par cette température suffocante qui avait eu raison de son dernier souffle.
Ils avaient dépassé Grenelle.
Sur le quai désert et à bientôt près de minuit, le fils de la Belle-Flamande n'avait nulle possibilité de changer de voiture.
—J'achèverai la route à pied, se dit-il.
Et il partit d'un pas alerte que, dans sa hâte d'arriver, il fit bientôt plus précipité et, enfin, auquel il finit par donner l'allure de la course.
Au bout d'un quart d'heure, il dut s'arrêter. La chaleur l'étouffait et une soif ardente lui desséchait la gorge.
Il n'avait que quelques pas à faire pour venir se désaltérer au bord de l'eau. Mais c'eût été sacrifier une minute et toute minute lui était précieuse.
Il reprit donc sa course.
Enfin, haletant, tout ruisselant de sueur, étranglé par la soif, il atteignit la maison.
Une sorte de rauquement de joie se fit passage à travers sa gorge, contractée par l'impérieux besoin de boire, à la vue des deux fenêtres du rez-de-chaussée dont les volets, disjoints par le temps, laissaient filtrer des raies lumineuses.
—Ils y sont encore! bégaya-t-il tout pantelant d'une satisfaction immense.
Et oubliant sa soif, qu'il pouvait étancher en descendant la berge, il franchit d'un bond la haie de clôture du petit potager au milieu duquel se dressait la bicoque.
Quand, le lendemain de la nuit où il avait suivi Gustave, le Tombeur-des-Crânes, muni d'une trousse d'outils, était revenu, seul, pour visiter la maison en plus ample détail, son premier soin avait été d'ajuster de vieilles clés, apportées par lui, aux diverses serrures de la cassine. Il s'était ainsi ménagé une entrée pour l'heure où il aurait à surprendre ses ennemis. Afin d'avoir ce trousseau de clés sous la main au moment opportun, il l'avait caché sous une pierre, déchaussée par le temps, de la margelle du puits.
Donc il marcha droit au puits pour retirer son dépôt. Comme il se penchait sur la margelle, la fraîcheur de l'eau qui monta jusqu'à lui lui rappela sa soif.
—Ouf! fit-il, je boirais bien un coup!
Mais il avait plus pressé. Ce coup, il le boirait, tout à l'heure, à fêter son triomphe et, alors, il lui serait vingt fois plus agréable.
Bien lui en avait pris de se munir de clés, car il trouva la porte d'entrée intérieurement fermée. Après avoir bien silencieusement fait jouer la serrure, il pénétra dans le couloir desservant les pièces latérales et conduisant, à son extrémité, à l'escalier de la cave.
Alors, de sa poche où, en vue de faire face aux situations périlleuses et inattendues qui pouvaient résulter de son existence de coquin, il le tenait perpétuellement à poste fixe, il tira un long couteau qu'il ouvrit.
Puis, la lame au poing, il écouta.
Nul bruit ne se fit entendre.
Ce silence l'alarma. Le coup était-il déjà fait? Dans leur précipitation à fuir, après le crime, Gustave et Héloïse étaient-ils partis en oubliant d'éteindre les lumières?
Bien doucement, il poussa la porte de la première chambre de gauche.
—Oh! oh! se dit-il, voici qui tombe à pic pour moi.
Sur une table, qui portait une bougie, se voyaient trois verres, une carafe et une bouteille de sirop de groseille entamée. Cabillaud, Héloïse et leur victime avaient dû se rafraîchir, car deux des trois verres, à demi vides de leur contenu, témoignaient que deux personnes y avaient porté leurs lèvres. Quant au troisième verre, encore rempli à bord, il attendait toujours son buveur.
La main avide du Tombeur-des-Crânes altéré se porta vers ce verre. Il l'avait déjà approché de ses lèvres quand, soudain, il s'arrêta:
—Eh! eh! minute! fit-il. Si c'était de la mort-aux-rats! Méfions-nous! Le sage l'a dit: «Dans le doute, abstiens-toi.»
Malgré la soif qui le torturait, il remit le verre sur la table.
Mais, en le posant, un spectacle sinistre attira son regard. De l'autre côté de la table, gisait, étendu sur le carreau, tout raide et immobile, le corps de ce pauvre Ducanif.
—Tiens! ils l'ont expédié! se dit-il sans la plus mince pitié.
Et cette découverte lui fit aussitôt deviner ce qu'étaient devenus le docteur et Héloïse.
—Si le cadavre de Ducanif n'a pas encore disparu, pensa-t-il, c'est qu'ils sont dans la cave, en train de déboucher l'ouverture du caveau.
Alors, serrant plus fort son couteau en sa main, il ajouta avec un mauvais sourire:
—Allons les voir.
A son troisième pas dans la direction de la cave, il se retourna pour revenir vers la table et, à nouveau, il prit le verre plein.
—Si Ducanif est toisé, c'est qu'un des deux verres à demi vidés contenait la drogue. Un d'eux a été celui du défunt, l'autre a été vidé par Héloïse ou le docteur pour encourager le bonhomme à se fourrer le mauvais lolo dans le torse... Donc ce troisième verre plein est bon à boire.
En vertu de ce raisonnement des plus justes, le Tombeur avala avec délices la boisson.
—Eh! ça fait du bien par où ça passe! ricana-t-il tout heureux d'avoir calmé sa soif.
Ensuite il reprit son couteau qu'il avait posé sur la table et, enjambant le cadavre de Ducanif, il répéta:
—Allons les voir!
Ce n'était pas le moment d'avoir des sabots. Aussi, marchait-il si légèrement que le trot d'une souris, à côté de son pas, eût été bruyant.
Au milieu de l'escalier, l'étonnement le fixa sur place.
—Est-ce qu'Héloïse en est, maintenant, aux regrets de ce qui est fait?... Il est un peu tard pour s'en désoler, murmura-t-il.
En effet, des profondeurs de la cave, montait, pas encore distincte en ses paroles, la voix d'Héloïse dont l'accent était désespéré.
Héloïse avait tout droit de se désespérer, car le Tombeur-des-Crânes, quand il eut continué de descendre l'escalier, s'arrêta, cloué par la surprise sur la dernière marche, en l'entendant qui disait:
—Je t'en supplie, Gustave, accorde-moi la vie!... Sauve-moi et je t'abandonne ma part du portefeuille.
Et, du coin obscur où il se cachait, le Tombeur-des-Crânes, à la lueur de la bougie qui éclairait la cave, voyait la cuisinière se tordant sur le sol aux pieds du docteur.
—Sauve-moi! répétait-elle.
—Impossible! ricanait cruellement Gustave. Si je te donnais le contrepoison en croyant à tes belles promesses, ta première pensée, demain, serait de te venger, et, quitte à te perdre avec moi, tu irais me dénoncer... Non, non, les choses sont bien telles qu'elles sont.
—Ingrat! lâche! scélérat! gémissait la cuisinière.
—Oui, tout ce que tu voudras, excepté imbécile... Ah çà! t'imaginais-tu, ma fille, que je serais assez bête pour partager, quand ta mort assure complètement ma sécurité?
En accentuant ses paroles d'un rire cruel, Gustave poursuivit:
—Comment! toi, une fine mouche, tu as pu t'imaginer que je ne profiterais pas des circonstances que les événements ont rendues si favorables pour moi? Tiens, écoute mon plan: Au lieu de jeter tout à l'heure ton corps dans cette seconde cave, je le remonterai là-haut et, sur un même lit d'une des chambres à coucher de la maison, je l'étendrai avec celui de Ducanif... Sur une table, à votre chevet, je placerai les deux verres à demi vidés par vous... et, plus tard, quand on découvrira vos cadavres couchés côte à côte, les journaux ne manqueront pas de répéter à l'envi: Encore un double suicide par amour! Le sieur Ducanif, marié et père de famille, s'était pris pour la fille Héloïse Blanchon, sa domestique, d'un violent amour qui, du reste, était partagé. Le mariage de Ducanif rendant toute union impossible entre les deux amants, ils avaient résolu d'en finir ensemble avec la vie. Ils ont été s'empoisonner dans une petite maison de Billancourt où leurs cadavres ont été découverts sur le même lit, se pressant en une étreinte suprême. En plus des deux verres à demi pleins de poison qui ont été retrouvés auprès du lit le suicide est amplement prouvé par la précaution de Ducanif qui, en haine de sa femme, avait pris soin, avant de mettre son dessein à exécution, de dénaturer sa fortune. On est en droit de croire que le malheureux, pour que sa veuve ne pût rien avoir après lui, aura brûlé tous les titres au porteur que, dans la quinzaine ayant précédé son trépas, il avait échangés contre ses biens fonds. Puis les journaux ajouteront: Encore une preuve à l'appui de la nécessité de rétablir le divorce! Et tout sera dit.
A la pensée de cet avenir qu'il prédisait à sa victime, le docteur, pris d'une joie insensée, frappa sur le revers de son habit, en poursuivant d'une voix fébrile:
—Et cette fortune en portefeuille, que j'ai là dans ma poche, j'en jouirai seul, bien seul, sans avoir rien à craindre de ta vengeance ou de tes dénonciations.
Puis avec une ironie sauvage:
—Dame! fit-il, sois juste, ma belle, il me fallait bien prendre mes précautions contre toi, puisque tu as toujours refusé d'écrire cette lettre que je te demandais pour ma garantie.
Sans plus remuer qu'une statue, le Tombeur-des-Crânes, dans son coin obscur, avait écouté.
—Ah! tu as le portefeuille en poche! Bon à savoir! avait-il pensé en tâtant du doigt la pointe de son couteau.
Ensuite, en appréciateur expert de la conduite du médecin:
—Un garçon d'imagination, le Gustave, se dit-il encore. Son idée de supprimer Héloïse au dernier moment a son prix... C'est pourtant vrai que les journaux conteront la chose de cette manière!... Seulement le magot de Ducanif profitera-t-il à ce bon Gustave? Heu! heu! j'en doute! Je parierais pour moi.
Supposant qu'il ne perdrait pas à attendre et, surtout, à écouter encore, le Tombeur-des-Crânes garda son immobilité.
Sous l'effroyable douleur qui lui déchirait les entrailles, Héloïse, accroupie sur ses talons, essayait vainement de se relever.
—La vie! rends-moi la vie! suppliait-elle d'une voix saccadée par la torture. Oh! si tu savais comme je souffre.
A trois pas de la mourante, car il craignait qu'en son agonie elle ne s'attachât à lui, Gustave, implacable, la regardait se tordre sans la moindre pitié.
—Tu souffres, ma fille? répétait-il avec une ironique compassion. Comme pour Ducanif, ce doit être l'affaire d'une heure... Il t'en reste encore pour dix minutes... Donc, un peu de patience!
Comprenant qu'elle était définitivement perdue, Héloïse adressa cet appel à la compassion de son amant:
—Épargne-moi au moins les dernières souffrances en me fendant la tête d'un coup de cette massue, dit-elle en montrant la pièce de bois, reste de l'ancien chai, dont le docteur, à sa première visite à la masure, s'était servi pour déblayer la pierre du second caveau.
Mais, à cette grâce qui lui était demandée, Gustave répondit de son même ton impitoyable:
—T'assommer, ma fille, c'est-à-dire laisser sur ton cadavre une marque qui, à l'enquête de la justice, démentirait la supposition de suicide?... Oh! que non pas!!!
Et, allant s'appuyer sur la muraille, il regarda, sans plus parler, l'agonie de sa maîtresse qui se tordait sur le sol en d'effroyables convulsions.
Bientôt le corps se raidit sous l'étreinte d'une crise suprême. Ce fut tout. Héloïse était morte!!!
Gustave, alors, s'approcha du cadavre et, prenant la lumière, il se courba pour examiner le cadavre de sa victime.
—Là! fit-il, le drame est fini.
—Moins l'épilogue, cria aussitôt une voix derrière son dos.
C'était le Tombeur-des-Crânes qui, d'un bond de tigre, venait de s'élancer sur lui. Avant que le docteur eût eu le temps de se redresser, son assaillant lui avait plongé son couteau entre les deux épaules.
A cette terrible blessure, qui avait tranché la moelle de la colonne vertébrale, Gustave s'abattit foudroyé sur le sol.
—Eh! eh! la mère avait raison quand elle me disait que celui qui a chauffé le four n'est pas toujours celui qui enfourne, ricana le Tombeur-des-Crânes qui, en même temps, retirait de la poche du mort le portefeuille contenant la fortune de Ducanif.
Quand il l'eut empoché, il ajouta:
—Toi, mon brave docteur, je vais te cacher dans le second caveau. Quant aux deux autres, je me garderai bien de rien changer à ton ingénieuse idée de les étendre sur le même lit pour faire croire à un double suicide par amour.
Alors, s'aidant du morceau de bois, comme jadis il l'avait vu faire à Gustave, il débarrassa la dalle du second caveau et, l'ouverture faite, il lança le cadavre du médecin dans le trou béant à ses pieds.
—Ni vu ni connu, je t'embrouille, murmura-t-il tout joyeux et piétinant la terre dont il avait recouvert la dalle remise en place.
Puis il vint au cadavre d'Héloïse et se pencha pour le soulever en disant:
—Allons! à ton tour, la princesse! Au dodo près de ton Ducanif.
Mais, à ce moment, la bougie qui l'éclairait, arrivée à bout de mèche, s'éteignit brusquement.
Rien n'était plus facile au Tombeur-des-Crânes que d'emporter la morte sur ses épaules et, déjà, il avait enlevé le corps, quand une pensée de prudence le lui fit remettre à terre.
—Non pas, non pas! fit-il vivement. A l'emporter ainsi dans l'obscurité, je risque de heurter le corps à des angles de muraille et, par conséquent, de laisser aux soupçons de la justice ces marques dont, tout à l'heure, parlait cet avisé Gustave.
A tâtons, il regagna le pied de l'escalier en se disant:
—Montons là-haut chercher une autre bougie... celle qui éclaire la chambre où est étendu Ducanif... Pour ce qu'elle lui sert, il ne m'en voudra pas de la lui prendre, le bonhomme trépassé.
Car il avait l'humeur à la plaisanterie, le cher Alfred, tant il exultait de joie devant son incontestable réussite. A peu de frais, sans aucun effort d'imagination, puisqu'il n'avait qu'à suivre le plan de Gustave, sans que rien pût l'accuser plus tard, il allait se trouver à la tête de cette belle fortune que contenait le portefeuille qu'il avait en poche.
Aussi sa figure était-elle souriante quand il poussa la porte derrière laquelle il s'attendait à trouver, gisant à terre, le défunt Ducanif qu'il comptait porter sur un lit.
Par malheur, ici-bas, nul bonheur n'est complet. Alfred en eut la preuve incontestable à la vue du spectacle, aussi désagréable qu'inattendu, qui frappa ses regards lorsqu'il pénétra dans la chambre.
Feu Ducanif, des mieux portants, debout derrière la table qui lui faisait rempart, l'attendait un revolver dans chaque main.
Et le défunt, sans attendre un mot, fut le premier à prendre la parole en disant d'une voix moqueuse:
—Permettez-moi, monsieur le baron, de vous offrir mes civilités.
Or, au geste qui accompagnait ces mots, geste qui consistait à mettre ses revolvers en ligne, Alfred comprit que les civilités qui lui étaient offertes allaient se résumer en deux balles de plomb.
Tirer son couteau qu'il avait remis en poche, il n'en avait pas le temps, et puis c'était le jeu du pot de terre contre le pot de fer. Avant que sa lame fût au clair, il aurait le corps troué par les malsaines dragées de plomb.
Il fallait donc fuir, et par le chemin le plus court, c'est-à-dire par la fenêtre qui se trouvait avoir été ouverte par Ducanif.
D'un saut prodigieux, l'ancien saltimbanque retomba sur ses pieds dans le jardin, pendant que les deux balles de Ducanif se logeaient dans un mur de la chambre.
Mais les coups de feu avaient donné l'éveil. Du côté du puits partit une voix, que le fuyard reconnut pour appartenir à Camuflet, qui criait:
—En voici un qui s'échappe! A vous! Arrêtez-le au passage!
A cet appel, Alfred vit, de divers coins, surgir plusieurs individus qui se préparaient à lui barrer la retraite.
—Oh! oh! la police! se dit-il en retrouvant aussitôt son audace et en tirant son couteau.
Il y eut un petit temps d'arrêt avant l'attaque qui suffit au Tombeur-des-Crânes pour entendre cet avis gouailleur que, de la fenêtre de la masure, lui adressait Ducanif:
—Monsieur le baron, si vous aimez la lecture des vieux journaux, mon portefeuille, que vous emportez, en est rempli.
Un effroyable juron s'étouffa entre les lèvres du Tombeur-des-Crânes guettant l'arrivée sur lui des agents de police.
La partie n'était pas égale. Que pouvaient quatre agents contre un homme rompu à tous les exercices d'agilité, doué d'une merveilleuse souplesse? Alfred commença par piquer droit pour masser ses quatre ennemis à sa rencontre. Alors, faisant un brusque crochet, il fila sur sa gauche par le passage débouché, franchit la haie et, sur la berge, entama une course d'une telle rapidité qu'au bout de cent mètres ses poursuivants renonçaient à chasser plus loin un gaillard qui paraissait avoir des ailes aux talons.
Tout en fuyant, le Tombeur-des-Crânes faisait ses réflexions qui ne rappelaient en rien la joyeuse humeur qui le possédait lorsqu'il était remonté de la cave.
Ainsi il avait tué un homme pour un tas de vieux journaux. Et la police, qu'il venait d'éviter, allait se lancer sur ses traces.
Il fallait donc fuir, au plus vite, sur l'heure, gagner sans retard la frontière. Mais, pour fuir, besoin urgent lui était d'argent, et il n'avait pas le sou.
—Maudit soit le juge! gronda-t-il au souvenir des dix mille francs que lui avait raflés M. Grandvivier au jeu.
Mais, au nom du magistrat, un autre vint frapper son souvenir.
—Cydalise! fit-il. Elle a reçu vingt mille francs de son maître!
Et, en même temps, il se rappela que M. Grandvivier, en parlant de sa générosité, avait annoncé que Cydalise, pour se soustraire à la rapacité de son amant, avait été passer sa dernière nuit dans une chambre qu'elle avait du côté de la rue de Turenne.
Il fut soudainement arrêté en sa course et ses réflexions par une voix qui lui criait:
—Est-ce moi que vous venez chercher? Eh bien? avez-vous pris vos gueux? Avez-vous besoin de ma guimbarde pour les emballer?
Ce questionneur était un cocher qui, tout en parlant, montrait sa voiture stationnant sur un bas-côté de la route.
Cela suffit à Alfred pour comprendre que cette voiture avait amené la police et que le cocher le prenait pour un des agents.
En une seconde, il fut dans le fiacre.
—Vite! vite! en route, mon brave! Marchons sur Paris jusqu'à ce que nous rencontrions une autre voiture que je prendrai pour vous laisser revenir à votre poste... Notre commissaire vient d'être dangereusement blessé par un de ces gredins. Je suis envoyé pour ramener son médecin.
—Alors, je vais fendre l'air, promit le cocher qui, remontant à la hâte sur son siège, fouetta vigoureusement ses deux chevaux.
La voiture était à peine en route quand le Tombeur-des-Crânes se sentit secoué dans tout son être par un frisson étrange.
—Qu'est-ce donc? Est-ce que la peur va me rendre malade? se demanda-t-il avec étonnement.
Le malaise fut tout passager.
Le Tombeur-des-Crânes n'y pensait déjà plus quand, à l'entrée dans Paris, la voiture s'arrêta. Immédiatement le cocher descendit et vint ouvrir la portière en disant:
—Nous voici devant une station de voitures de nuit. Vous pouvez changer de fiacre. Moi, je retourne à Billancourt rejoindre vos camarades.
Et le digne cocher, après avoir vu son voyageur prendre un autre véhicule, repartit plein de la croyance qu'il venait de voiturer un des agents de police.
Dans cet autre fiacre qui le menait rue de Turenne, le Tombeur eut un terrible mouvement de rage quand, ayant eu l'idée d'ouvrir le portefeuille volé sur le cadavre de Gustave, il le trouva gonflé de vieux journaux, comme le lui avait annoncé Ducanif. C'était donc pour un pareil butin qu'il avait joué la partie qu'il venait de perdre et qui menaçait de le mettre sous la griffe de la police, s'il ne prenait pas vivement l'avance.
Heureusement, Cydalise, sur ses vingt mille francs, allait lui fournir les moyens de fuir.
—Il faudra qu'elle me donne dix mille francs, commença-t-il par se dire.
Puis, en pensant qu'elle avait voulu lui échapper:
—Non, quinze, gronda-t-il.
Enfin, l'appétit, suivant le proverbe, lui venant en mangeant:
—Tout! je veux tout! J'ai à me venger de cette tarpiaude maudite! grinça-t-il en serrant les poings.
Soudain, sa face, que convulsait la colère, se contracta sous une nouvelle expression, celle d'une douleur aiguë.
En même temps qu'un nouveau frisson le secouait, il avait senti comme une pointe de feu lui traverser les entrailles.
Cette fois encore, la crise n'eut que la durée de l'éclair.
—A courir comme un lièvre pourchassé à outrance, je me serai démoli la rate, se donna-t-il pour motif, en essuyant la sueur froide que l'intensité de la souffrance avait fait perler sur son front.
Quand la voiture parvint à destination, il restait juste à Alfred de quoi payer la course.
Aussi, tout en attendant que la porte s'ouvrît à son coup de sonnette, il pensa aux vingt mille francs de Cydalise. Tout à l'heure, il descendrait le gousset amplement garni pour la fuite.
Après avoir tiré le cordon, le pipelet avait passé tout à la fois, par le large vasistas de sa loge, sa tête garnie d'un bonnet de coton et sa main armée d'une lumière. Il voulait se rendre compte de qui rentrait si tardivement. Il avait l'apostrophe aux lèvres contre ce locataire qui le réveillait en plein premier somme. A la vue du Tombeur-des-Crânes, dont il faisait son dieu, la parole lui coula plus douce que miel.
—Eh! c'est ce cher monsieur Alfred! Comme il y a longtemps que je n'ai eu le plaisir de...
Il s'arrêta brusquement pour regarder le visage du beau blond qu'éclairait la chandelle, puis il demanda vivement:
—Est-ce que vous êtes malade?
—Moi! à quoi voyez-vous ça?
—Vous êtes pâle comme un mort et vous avez les traits tout tirés.
—Allons donc! je ne me suis jamais mieux porté!
Et comme il savait que le temps lui était compté trop juste pour qu'il le perdît en bavardages, il gagna le pied de l'escalier en ajoutant:
—Reprenez votre somme, mon vieux. Si j'ai à repartir cette nuit, je me tirerai le cordon.
Malgré ce qu'il venait d'affirmer sur sa santé, Alfred était obligé de s'avouer qu'il se passait en lui quelque chose d'anormal. La sueur froide, qu'il avait essuyée dans le fiacre, avait reparu, lui inondant le visage. Tout à l'heure, en quittant la banquette de la voiture pour mettre pied à terre, il s'était senti les jambes faibles et le corps tout courbatu. En somme, il lui avait fallu faire une telle dépense de forces pour ces bondissements qui l'avaient soustrait aux griffes des agents de police que cela lui expliquait son état de fatigue générale.
—Une bonne nuit me remettra, se dit-il en montant l'escalier.
Oui, mais, cette bonne nuit, il lui fallait aller la passer en Belgique, et, pour ce, il était urgent de prendre le premier train du matin. Alors une crainte lui vint: Cydalise allait-elle s'exécuter de bonne grâce? Au lieu de lâcher son argent, ne pouvait-elle pas se rebeller, appeler à l'aide?
A cette supposition d'une résistance de Cydalise, une pensée sinistre monta au cerveau du Tombeur-des-Crânes qui, en palpant la poche où se trouvait son couteau, murmura:
—Tant pis pour elle!
Il continua à monter l'escalier d'un pas qui s'alourdissait de plus en plus.
Dix marches le séparaient encore de la chambre de Cydalise, quand, soudainement, il se cramponna des deux mains à la rampe, en étouffant un cri de souffrance.
La même douleur venait de lui traverser les entrailles, mais plus aiguë encore et plus prolongée. Néanmoins il se raidit contre le mal et, après une minute de repos, il parvint à la porte de sa maîtresse.
D'un coup de poing, il ébranla la porte.
Comme Cydalise tardait à paraître, il prononça d'une voix brève, sèche, pleine de menaces:
—Ouvre donc!
Cette voix, Cydalise la connaissait trop bien. Elle savait quelles tempêtes de colère elle présageait.
D'un saut, elle sortit du lit où le coup de poing sur la porte l'avait réveillée en sursaut et elle vint ouvrir, mais le sourire aux lèvres, la parole douce, cherchant à conjurer l'orage.
Sitôt entré, le Tombeur-des-Crânes avait rencontré sous sa main une chaise sur laquelle il s'était laissé tomber rompu, anéanti.
Cependant Cydalise allumait une bougie en modulant de son ton le plus gentil:
—Oh! que c'est donc aimable à mon chéri d'être venu faire une surprise à sa louloute!... Qui donc t'a appris que je couchais cette nuit ici?
Elle ne se sentait guère à l'aise, la chère fille. Mais, la lumière faite, son inquiétude se métamorphosa en épouvante à la vue du visage de son amant. Sa voix caressante devint aussitôt un bégayement effrayé.
—Qu'as-tu? demanda-t-elle avec effort.
—J'ai tué le docteur Gustave. La police est à mes trousses, il me faut fuir. J'ai besoin d'argent, prononça Alfred.
C'était laconique, mais cela valait un long discours pour Cydalise qui, prenant sa robe sur le pied du lit, en fouilla la poche en disant:
—J'ai deux cent trente francs, ils sont à toi.
Le Tombeur-des-Crânes se leva, vint à elle, et la regardant dans les yeux:
—Il me faut vingt mille francs, dit-il lentement.
Dans cette position qui lui mettait sous le regard le visage de son amant, Cydalise remarqua encore les traits décomposés d'Alfred.
—Il est ivre, pensa-t-elle.
Et se mettant à rire:
—Vingt mille francs! répéta-t-elle. Tu ne demandes pas à moitié, mon chat. Tu sais bien que je n'ai pas une telle somme.
—Tu mens! appuya le Tombeur-des-Crânes. Tu mens, car tu les possèdes.
—Décidément, il est pochard comme vingt Polonais, se dit encore la cuisinière.
Et d'une voix qui se fit chatte:
—Si nous nous couchions, mon chien? Demain nous reparlerions de cela... à jeun, proposa-t-elle.
Mais le Tombeur-des-Crânes lui posa une main sur l'épaule et pendant que, de l'autre, il fouillait dans la poche où se trouvait son couteau:
—Je veux les vingt mille francs que, ce soir, t'a donnés M. Grandvivier quand il t'a congédiée, déclara-t-il.
Bien persuadée que son amant était pris de vin et, par conséquent, n'ayant plus peur, l'ex-cuisinière partit d'un franc éclat de rire et s'écria:
—Où diable as-tu pêché une idée de ce calibre-là? Que je sois plus grêlée qu'une écumoire si mon grigou de bourgeois m'a donné un fiferlin de plus que mon dû!
Sans mot dire, le Tombeur-des-Crânes marcha vers la porte et, quand il s'y fut adossé pour fermer la retraite à sa maîtresse, il ouvrit son couteau et répéta:
—Je veux les vingt mille francs du Grandvivier.
Ton, pose et couteau étaient d'une si terrible éloquence que Cydalise en demeura paralysée par une indicible terreur. Le rire lui était rentré dans sa gorge, si fort contractée par l'effroi qu'il n'en pouvait plus sortir une seule parole.
—Si tu refuses encore, je trouverai la somme dans cette chambre... quand je t'aurai tuée.
Le paroxysme de l'épouvante galvanisa la langue de la femme qui parvint à s'écrier:
—Je n'ai rien reçu!
Alors l'un et l'autre se regardant, il y eut entre eux un instant de silence pendant lequel une horloge du voisinage tinta quatre coups.
Quatre heures du matin! Et, s'il voulait fuir à temps, deux heures à peine restaient à Alfred pour prendre le premier train qui l'emporterait en Belgique.
—Consens-tu à me donner la somme? articula-t-il d'un ton d'impatience féroce.
Comme Cydalise, dont la voix était à nouveau étranglée, ne répondait pas, il bondit sur elle et lui plongea son couteau dans la gorge.
La blessure était horrible. Le larynx tranché ne permettait plus aucun cri à la victime. Ses deux mains serrées autour de son cou, elle cherchait à arrêter le sang qui filtrait à travers ses doigts. Encore debout, adossée au bois de la tête de lit qui la soutenait, elle dardait ses yeux fous de douleur sur son amant.
Tout à coup elle le vit chanceler en étreignant son buste de ses mains convulsives, tout pantelant d'une torture effroyable.
Cette fois la souffrance revenait, non plus passagère, mais continue, intense, terrible; si épouvantable que le Tombeur-des-Crânes, après avoir vainement tenté de se retenir aux meubles, s'abattit sur les genoux.
Alors le souvenir lui revint de ce verre d'eau de groseille qu'il avait bu avec tant de plaisir à Billancourt, devant le cadavre de Ducanif, quand il était entré dans la maison.
Ne pouvant même plus se tenir sur les genoux, il roula de son long sur le plancher, en se disant avec une fanfaronnade cynique devant la mort qui arrivait:
—Pour une fois que j'ai bu du sirop de groseille... pas de chance!
Et il expira dans une dernière convulsion.
Cydalise, dont la vie s'échappait avec son sang, eut encore la force de se traîner jusqu'au cadavre de son amant. Comme le chien qui vient mourir sur le corps de son maître, elle s'étendit près du Tombeur-des-Crânes et, après avoir posé sa tête sur la poitrine du mort, elle retira de son cou ses deux mains qui comprimaient sa blessure.
Le lendemain Ducanif faisait sa déposition devant le juge d'instruction. Après avoir raconté par le menu tout ce qui avait précédé son arrivée à Billancourt, il termina en disant:
«—Avant de m'attirer dans le guet-apens, le docteur avait garni la masure d'un peu de meubles et de matériel pour ne pas éveiller mes soupçons. »Vous vous compléterez petit à petit. J'ai paré à l'indispensable, me dit-il pour m'expliquer l'insuffisance de l'ameublement de la salle à manger dans laquelle il m'avait tout d'abord introduit.
»Il faisait une chaleur torride.
»A peine assise devant la table, Héloïse se plaignit de la soif. Le docteur ouvrit le buffet, y prit trois verres et en posa un devant chacun de nous.
»Puis il retourna au buffet:
»—Pas une goutte d'eau! dit-il en nous montrant la carafe vide qu'il venait d'en tirer.
»Il la passa à Héloïse pour qu'elle allât l'emplir à la cuisine. Cependant il me tournait le dos, le nez dans le buffet, m'énonçant l'approvisionnement de liquides.
»—Que vous plaît-il? demandait-il. Nous avons vin, cassis, eau-de-vie, sirop de groseille.
»Il ne pouvait me voir. J'en profitai pour changer le verre qu'il m'avait donné contre le sien en répondant:
»—Va pour la groseille!
»Avec la carafe rapportée par Héloïse, le docteur fit le mélange d'eau et de sirop et remplit les verres.
»—A nos amours! fit alors Héloïse comme nous portions le verre à nos lèvres.
»Alors le docteur reposa le sien plein sur la table en disant en riant:
»—Oh! si vous buvez à vos amours, j'attendrai pour boire qu'un second toast me concerne un peu mieux.
»Une demi-heure après, je feignais de me tordre empoisonné, puis je roulais sur le plancher.
»—Vite, jetons-le dans le caveau! conseilla Héloïse impatiente.
»—Allons d'abord, dans la cave, desceller la dalle du second caveau. Nous remonterons ensuite pour prendre le corps, proposa le docteur après m'avoir volé mon portefeuille.
»Et ils descendirent dans la cave. Si, moins confiants en leur ruse, je les avais vus prêts à changer leur plan, j'aurais, d'un coup de feu de mes revolvers, donné le signal à M. Camuflet et aux agents de police amenés par lui et qui cernaient la maison.
»Héloïse et son amant venaient de s'éloigner et je me préparais à me relever, quand un léger bruit me fit garder mon immobilité.
»Alors entra un troisième personnage que je reconnus pour le Tombeur-des-Crânes, le faux baron belge.
»Lui aussi, parut-il, avait une soif intense. Il saisit d'abord le verre laissé plein par le docteur, puis il hésita à le boire, enfin, se décidant, il en avala le contenu.»
Le juge avait laissé parler Ducanif. A ce moment, il l'interrompit pour dire:
—J'ai une observation à vous faire sur un point que je ne comprends pas.
Et le juge présenta son observation:
—Mais, dit-il, puisque votre cuisinière Héloïse en est morte, comment se fait-il que vous ayez bu impunément de ce breuvage empoisonné?
—Pardon! fit Ducanif en souriant, ce n'était pas le breuvage qui était empoisonné, c'était le verre.
Le regard du juge d'instruction étonné paraissant lui demander une plus ample explication, il s'empressa de continuer:
—Au premier temps de mes relations avec Gustave, il lui arriva de me dire, à propos d'un médecin anglais qu'on venait de pendre pour empoisonnement: «C'était un maladroit. C'est par ce qui est resté du breuvage qu'on a, plus tard, analysé, ou parce que le coupable, au moment du crime, n'a pas bu comme ses victimes, que tout se découvre. Moi, je boirais du même breuvage et j'en laisserais dans la fiole, sans avoir rien à craindre. Seulement, au lieu d'empoisonner le liquide, j'empoisonnerais le verre de mon homme en le frottant intérieurement à l'avance d'un toxique mortel.» Voilà ce qu'il m'avait dit, alors qu'il ne songeait pas encore à ma mort.
—D'où vous concluez?
—Que le docteur, en posant les verres sur la table, avait placé devant Héloïse et moi les deux qu'il avait préparés à notre intention. Ce fut le souvenir de ce qu'il m'avait dit jadis qui fit qu'au moment où il retournait au buffet pour y prendre le sirop de groseille, et en l'absence d'Héloïse partie pour remplir la carafe, j'échangeai prestement mon verre contre celui de Gustave qui, sans aucun poison, lui aurait servi à nous donner l'exemple de boire si nous avions le moindrement hésité.
—Exemple qu'il n'eut pas à vous donner, devant l'empressement d'Héloïse et de vous à boire à vos amours?
—Comme vous le dites.
—De sorte que, si le docteur eût vidé ce verre qu'il croyait être le sien, il eût été empoisonné?
—Tout net... à ma place.
Sur cette réponse et en pensant à ce qu'il était advenu de Gustave vingt minutes plus tard, Ducanif haussa les épaules et ajouta:
—En somme, il n'a fait que bien peu reculer pour mieux sauter.
Puis, après une courte réflexion:
—J'y pense, fit-il. Monsieur le juge me permet-il de lui donner un conseil?
—Lequel?
—Un troisième coupable a échappé aux agents...
—Oui, la police est à ses trousses.
—Eh bien! mon conseil est que la police cesse de courir, attendu que le Tombeur-des-Crânes, ayant bu le verre qui aurait empoisonné le docteur, aura été crever dans quelque coin comme un chien.
Et Ducanif avait raison, car au bout de quarante-huit heures le portier de la rue de Turenne, n'ayant pas vu Alfred ni sa maîtresse redescendre de leur taudis, alla prévenir le commissaire de son quartier qui fit enfoncer la porte et trouva, à côté du cadavre de Cydalise, celui du misérable que la police guettait encore à la frontière.
XVII
Une semaine s'était écoulée quand l'idée vint à Gontran d'aller rendre visite à son oncle Fraimoulu qu'il comptait trouver entièrement remis de la volée de coups de poings administrée par Piétro, le prédécesseur d'Hilarion.
La porte lui fut ouverte par un nouveau domestique.
—Bon! pensa-t-il, Hilarion, la perle, n'a pas fait long feu.
Il trouva son oncle d'une humeur de dogue. Des pincettes auraient même refusé de le prendre. Et, tenue grotesque, il n'avait pas d'autre vêtement qu'une simple chemise.
—Ah çà! mon oncle, s'écria le neveu, que devenez-vous? Vous ne sortez donc plus?
—Sortir! grogna Fraimoulu; alors tout nu?
Puis, sans laisser Gontran s'exclamer sur sa réponse, il s'écria rageusement:
—Devine un peu combien il y a de jours dans une semaine?
—Sept... d'habitude.
—Tu n'es qu'un âne! Il y en a cinquante-six.
—Depuis peu, alors... Je l'ignorais. Mais, vous le savez, je lis rarement les affiches et les journaux.
—Oui, grinça Fraimoulu, il y en a cinquante-six... pour moi du moins! Sache donc qu'en une seule semaine j'ai eu quatorze cuisinières!... Une par repas!... Quatorze gargotières infectes qu'il m'a fallu congédier au dessert en leur payant les huit jours... Or, quatorze fois huit jours, cela fait bien cinquante-six dans une semaine.
—Est-ce pour avoir fait face à cette dépense extraordinaire qu'ayant été forcé de vendre vos habits, vous ne pouvez plus sortir que tout nu? demanda le neveu avec aplomb.
Fraimoulu fit entendre un petit rugissement de colère, puis, entre ses dents, grinça:
—Canaille d'Hilarion!!!
—Tiens! c'est vrai! vous ne l'avez plus, ce domestique de la haute aristocratie, qui parlait l'indien et qui vous appelait baron? Est-ce qu'il vous a lâché pour retourner chez son duc del Punaisiados?
Fraimoulu étouffait trop dans sa peau pour ne pas demander mieux que de se dégonfler par une confidence. Aussi lâcha-t-il brusquement:
—Sais-tu ce qu'il m'a fait, ton Hilarion?
—D'abord, cher oncle, je vous ferai remarquer que mon Hilarion était plutôt le vôtre que le mien, car c'est vous, qui lui donniez deux cents francs par mois... plus un supplément de trente francs parce qu'il parlait l'indien... plus encore vos vieux habits.
Gontran devait avoir touché l'endroit sensible, car tout aussitôt, Fraimoulu entra dans la voie des aveux.
—Sache donc, neveu, que pendant huit jours j'ai vécu dans une immense stupéfaction. Je me trouvais en présence d'un phénomène à dérouter la science la plus profonde. J'aurais fait venir tous les savants du monde pour les consulter qu'ils en seraient restés bouche béante.
—En vérité! fit Gontran qui flairait quelque mésaventure comique et qui n'aurait pas ri pour deux empires.
—Oui, bouche béante! continua l'oncle. Inutile de te dire que, durant tout le passage de ces quatorze maritornes qui se sont succédé à mes fourneaux, je n'ai goûté à leur cuisine que du bout de la langue, tout juste ce qu'il me fallait pour constater qu'elles me servaient d'infâmes ratatouilles... De sorte que je mourais littéralement de faim! Tu m'entends bien? Je mourais de faim!
Après ces mots, sur lesquels il avait appuyé pour préparer son effet, Fraimoulu reprit gravement:
—C'est alors que se produisit le phénomène dont je t'ai parlé... et que je te donne à deviner.
—Oh! moi, vous savez? il ne faut pas attendre que j'aie deviné pour prendre un train. On risquerait d'arriver en retard.
L'oncle, secouant la tête, débita donc:
—Apprends alors que, moins je mangeais, plus j'engraissais.
—Pas possible! fit Gontran qui retint un éclat de rire.
—J'engraissais à ce point que je ne pouvais plus entrer dans mes habits... oui, dans de telles proportions et en une seule nuit, qu'un pantalon ou un veston, que j'avais mis la veille, aurait éclaté si, le lendemain, j'avais persisté à vouloir m'y introduire. J'étais donc forcé d'abandonner à Hilarion, comme je le lui avais promis, ces vêtements qui m'étaient devenus impossibles... Au bout de cinq jours de ce phénomène aussi extraordinaire que continu, toute ma garde-robe y avait passé... même ma robe de chambre! Si j'avais voulu sortir, comme je te l'ai dit, j'aurais été contraint d'aller en ver de terre.
—Et moi contraint aussi d'aller au poste pour vous réclamer.
—Alors, sais-tu ce que j'ai fait?
—Vous avez écrit à l'Académie des sciences pour lui faire part de votre découverte du moyen d'acquérir de l'embonpoint en ne mangeant pas?
—Non. J'ai écrit à mon tailleur pour qu'il vînt me prendre mesure de vêtements plus larges.
—Et il est venu?
—Le lendemain même, pendant une absence d'Hilarion. C'est moi qui ai été ouvrir à son coup de sonnette. Il a tiré son mètre en cuir et son calepin, et s'est mis à me prendre la mesure du tour de ventre. Juge de mon ahurissement quand, après avoir consulté son métrage, il m'a demandé bien tranquillement:
—Pourquoi désirez-vous vos vêtements plus larges que les précédents?
—Mais parce que j'ai engraissé d'une façon qui passe toute croyance.
—Vous! a-t-il fait avec surprise. Vous avez, tout au contraire, maigri de deux centimètres en six mois.
Et il m'a montré, inscrite sur son calepin, ma mesure prise lors de ma commande au commencement de l'hiver dernier.
Là-dessus est entré Hilarion, revenant de la course que je lui avais donnée. A la vue de mon tailleur, il a tressauté comme pris d'une colique soudaine et il a disparu plus léger qu'un sylphe. Alors mon tailleur m'a demandé:
—Est-ce que vous connaissez ce chenapan-là?
—Mais c'est mon valet de chambre, un garçon de haute valeur qui, pour entrer à mon service, a consenti à quitter celui de très haut duc Riaco del Punaisiados qu'il servait depuis seize années.
—Tu! tu! tu! a fait moqueusement mon tailleur. Ses seize années à son Punaisiados, de la blague! Hilarion est ouvrier tailleur. Il y a un an, il travaillait pour moi et je l'ai congédié parce qu'il me chipait des coupons de drap... En me quittant, au lieu de continuer son état, il est entré chez un dentiste qui, ayant la main un peu hésitante, avait besoin de quelqu'un pour tenir vigoureusement la tête des patients et les empêcher de courir chez un confrère achever de se faire arracher la dent.
Soudain mon tailleur s'est frappé le front en homme éclairé par une inspiration et s'est écrié:
—Est-ce que, dans vos conventions, vous lui abandonnez vos vieux effets?
—Oui.
—Alors il vous a joué le même tour qu'à son dentiste qui, aussi, lui laissait sa défroque. Pendant la nuit, Hilarion, qui est habile ouvrier tailleur, se relevait pour rétrécir les effets de son maître, un gros homme, et les ajuster à sa propre taille afin de se les faire octroyer par le dentiste qui ne pouvait plus entrer dedans.
Et mon tailleur se mit à rire en me répétant:
—Son Punaisiados, de la blague! La dernière maison d'où sort Hilarion est la maison centrale de Melun dans laquelle la plainte du dentiste l'a fait loger six mois.
Tu comprends que cette révélation m'a donné l'envie immédiate de courir chez le commissaire.
—Tout nu alors? interrompit Gontran.
—C'est ce qui m'a arrêté. Ma plainte, du reste, aurait été trop tard venue, car Hilarion, aussitôt qu'il avait aperçu Huttenstrohernergrafft...
—Plaît-il? fit le neveu.
—C'est le nom de mon tailleur.
—Bon! Du moment que je suis prévenu! Vous disiez donc qu'Hilarion, dès qu'il avait aperçu... Machin?
—Avait prestement levé le pied en emportant ses malles qui devaient être préparées à l'avance.
Et Fraimoulu, avec un gros soupir, termina par cette réflexion:
—Le brigand m'a emporté de quoi se vêtir pendant plus de vingt ans.
—Tiens! tiens! alors je m'explique!... lâcha Gontran surpris par un souvenir.
—Que t'expliques-tu?
—Ce qu'un jour, celui du dîner au petit salé, faisait Hilarion que j'ai aperçu, un mètre à la main, vous mesurant le dos; il s'assurait si votre ampleur de formes lui permettrait le rétrécissement à sa taille.
Ensuite, du passé revenant au présent, le neveu demanda:
—A votre tenue légère, m'est-il permis de supposer que... Machin ne vous a pas encore apporté vos nouveaux effets?
—Je les aurai demain... Et aussitôt habillé, je monterai chez M. Grandvivier mon locataire.
—Pour? fit le neveu pris d'inquiétude.
—Pour lui demander, en ton nom, la main de sa fille qui, m'a appris le concierge, est revenue hier soir de province.
Puis Fraimoulu se redressa en ajoutant d'une voix sévère:
—Car j'aime à croire, ainsi que je te l'avais ordonné, que tu as rompu une liaison que la morale réprouve?
Gontran sentit que les choses allaient se gâter. Évitant de répondre, il prit son chapeau et fila en s'écriant:
—Quatre heures! Pourvu que je trouve encore mon pédicure!
Mais Fraimoulu n'était pas homme à se contenter de cette défaite. Resté seul, il gronda furieusement:
—Le coquin a gardé sa donzelle. Décidément, il faut que j'aille moi-même la flanquer à la porte. Avant quarante-huit heures, la pécore aura de mes nouvelles... Quel branle-bas je ferai!
En effet, deux jours après, Fraimoulu, habillé de neuf, arrivait à la maison de son neveu. Le concierge, qui le connaissait, le salua en disant:
—Monsieur est de la ripaille? Il paraît qu'on va gaiement festoyer, à cinq ou six, ce soir, chez M. votre neveu?
—Dame! Il faut bien se donner quelques joyeux instants; la vie est si triste! débita Fraimoulu de son air le plus paterne.
Mais, au pied de l'escalier, sa bile se remua:
—Ah! ah! grinça-t-il, mon pierrot de neveu et quelques vauriens de sa sorte vont godailler avec la donzelle et des filles de son acabit! J'arrive à propos... Quelle branle-bas! Quel chabanais! Quel boucan je vais leur payer!
Ensuite, instruit par l'expérience, il murmura avec un malin sourire:
—Plus souvent que j'arriverais par le grand escalier! Ils ne m'ouvriraient pas après m'avoir reconnu par le trou que, j'en suis certain, ils doivent avoir pratiqué pour reconnaître les visiteurs. Usons donc de ruse en montant par l'escalier de service et en me présentant à la porte de la cuisine... On croira ouvrir au charbonnier ou à un autre fournisseur.
Arrivé au cinquième, Fraimoulu n'eut pas besoin de frapper. Pour établir un courant d'air dans la cuisine envahie par la fumée, la porte était grande ouverte.
Et l'oncle aperçut une charmante blonde qui, une cuillère de bois à la main, remuait un ragoût mijotant sur le fourneau.
Immédiatement, Fraimoulu fut captivé par deux de ses cinq sens: la vue et l'odorat. Ses yeux ébahis s'arrêtèrent avec complaisance sur la jeune et gracieuse cuisinière, et son nez, le nez d'un homme qui pendant huit jours n'avait flairé que les puants ratas de quatorze maritornes, ouvrit ses narines béantes au ravigotant fumet du contenu de la casserole que remuait la jolie blonde. Lesdites narines charmées humèrent même si bruyamment l'arôme, qu'au bruit de leur aspiration avide, la gentille femme se retourna.
A la vue de Fraimoulu, elle eut une secousse de tout le corps, poussa un cri de frayeur, sembla d'abord vouloir s'enfuir, puis, décidée sans doute à attendre l'ennemi, elle revint à sa casserole.
Grave, majestueux, le front redevenu rigide, bref, avec toute l'allure de l'homme décidé à faire son branle-bas, Fraimoulu s'approcha du fourneau et d'une voix sévère:
—Me connaissez-vous, mademoiselle?
—Non, monsieur, dit la blonde, sans lever le nez de dessus sa casserole et jouant plus que jamais de sa cuiller de bois.
—Sachez donc que je suis l'oncle de Gontran, votre maître... car vous êtes sa cuisinière, n'est-ce pas?
—Oh! non; cuisinière d'occasion, pour aujourd'hui seulement, répondit la jeune femme qui paraissait peu à peu s'enhardir.
—Oui, je comprends, on vous a prise en extra pour préparer l'orgie que mon neveu offre à ses vauriens et à ses poupées.
Cette fois, la cuisinière leva sur l'oncle ses grands yeux bleus, qu'elle avait fort doux, et répéta:
—Ses poupées!
—J'entends les deux ou trois filles qui viennent faire la partie de la créature dévergondée avec laquelle mon neveu se traîne dans un concubinage sans vergogne.
Fraimoulu, on le voit, ne ménageait pas ses termes. Il les ponctua d'un air sarcastique qu'il fit suivre de ces paroles rageusement débitées:
—Ah! il y a une orgie ce soir à la tour! Je vais y mettre le holà, moi!
Et il s'avançait vers la porte qui conduisait à la salle à manger, quand la jeune femme s'élança au-devant de lui et s'écria vivement:
—Mais vous vous trompez, monsieur, il n'y a pas de femmes. Il sont quatre hommes à ce repas qui est un dîner d'affaires.
—Dîner d'affaires? Je n'en crois rien! fit narquoisement Fraimoulu en secouant la tête de façon incrédule.
Mais, à secouer la tête, il faisait passer et repasser son nez au-dessus de la casserole dont le parfum onctueux chatouilla son odorat.
—Que fricassez-vous donc là dedans qui sent si bon, mon enfant? demanda-t-il d'une voix dont le changement indiquait que le gourmand, au régime depuis huit jours, avait remplacé l'oncle irrité.
—Un poulet sauté.
—Et dans cet autre récipient?
—Des écrevisses bordelaises.
—Et là dedans?
—Un fondu de foies Périgueux.
—Savez-vous que tout cela embaume? lâcha Fraimoulu dont les narines jouaient comme un soufflet pendant que sa langue se promenait sur ses lèvres avec une remarquable sensualité.
Puis avec une certaine surprise:
—Mais, alors, vous êtes donc fine cuisinière, ma toute belle? reprit-il.
—Cordon bleu? Oh! non. J'ai simplement des dispositions.
Fraimoulu prit la balle au bond.
—Des dispositions qu'il faut venir perfectionner chez moi... à mon service. Puisque vous n'êtes ici qu'en extra, vous ne pouvez refuser la place que je vous propose.
La jeune femme fit la moue et répliqua tout net:
—Je ne veux qu'un maître d'un bon caractère.
—J'ai donc l'air d'un ours, moi? dit Fraimoulu abasourdi.
—Dame! un monsieur qui menace de tomber comme une bombe en plein dîner de gens qui sont bien tranquillement en train de parler d'affaires... Un monsieur qui, sans la connaître, traite une femme de créature dévergondée...
—Oh! pour celle-là, je ne change rien à mon opinion. Si mon neveu l'épouse, je le déshérite, gronda l'oncle repris par la colère.
—Là! là! vous voyez? Voilà que vous vous remettez à rager... Je vous le demande, est-ce d'un bon caractère?
C'était si gentiment dit, d'une voix si douce, avec un regard si caressant, que la bile s'apaisa aussitôt chez Fraimoulu qui se mit à rire en répliquant:
—Savez-vous, mignonne, que vous êtes une vraie sirène? Vous me feriez croire que des vessies sont des lanternes... Ainsi, avec votre prétendu dîner d'affaires...
—Je vous le répète, ils sont quatre hommes. D'abord votre neveu, qui veut voler de ses propres ailes en se lançant dans des travaux; puis son maître, l'architecte chez lequel il a étudié, qui compte le guider de ses conseils; puis M. Frédéric Bazart, dit La Godaille, enrichi par un héritage, qui doit fournir à votre neveu les fonds de leur association; enfin M. Camuflet, un ex-gros entrepreneur, qui se charge de leur procurer des entreprises... Là, êtes-vous content? Cela fait-il bien quatre hommes?
Ce disant, la belle blonde était en train de faire passer de la casserole sur un plat son poulet sauté.
—Et elle n'est pas là? insista Fraimoulu.
—Qui, elle?
—La créature dévergondée.
—Encore! lâcha la jeune femme qui sembla bien près de se fâcher.
Mais elle se calma et reprit:
—Je vais vous mettre à même de vous convaincre.
En revenant de leur porter le poulet sur la table, je laisserai les portes du couloir de dégagement ouvertes et, d'ici, vous les entendrez causer.
Sur ce, elle planta la cuillère de bois dans la main de Fraimoulu en ajoutant:
—Pendant mon absence, tournez le fondu de foies Périgueux, pour qu'il n'attache pas au fond de la casserole.
Et elle partit en emportant son poulet sauté.
De sorte que Fraimoulu, qui était arrivé furibond, bien décidé à faire un effroyable boucan, se mit à agiter la cuillère en se disant avec un sourire:
—Elle est drôlette, cette petite. Elle me plaît vraiment.
Quand la blonde revint elle avait tenu parole, car, grâce aux portes ouvertes qui laissaient arriver les voix à la cuisine, Fraimoulu entendit Camuflet qui disait:
—Oui, messieurs, voilà comment mes trois mariages, tous nuls, n'étaient en réalité, que trois simples concubinages. Je croyais être un modèle de vertu conjugale quand je n'étais, en somme, qu'un débauché endurci.
—Mais, fit la voix de Gontran, comment avez-vous découvert le pot aux roses?
—J'avais dans mon jeu ma portière qui finit un jour par me dire: «Voici bien trente fois qu'il est venu ici un bonhomme qui a affaire avec vos trois belles-mères. Je ne sais pas ce qu'il a manigancé avec elles trois, mais je suis certaine qu'il vient pour leur réclamer de l'argent qu'on ne lui donne pas, car il s'en va toujours furieux en les baptisant de coquines, voleuses, ribaudes, etc., etc. C'est un nommé Bédaric écrivain public, rue de la Ferronnerie. Allez le voir. Je crois qu'avec un billet de cent francs vous lui délierez la langue.»
—Et vous avez profité du conseil de votre portière? demanda la voix de La Godaille.
—Comme bien vous pensez. Et, pour mes cent francs, le Bédaric me dit: «1° C'est moi qui ai conseillé à la veuve, votre première belle-mère, de vous couler sa fille adultérine en se servant des actes concernant sa fille légitime qui était morte. Cas de nullité. 2° Votre seconde belle-mère n'était pas veuve. Je lui ai fabriqué l'acte de décès de son époux Pietro, un ivrogne qui avait disparu et dont il aurait fallu avoir le consentement. Cas de nullité. 3° Enfin votre troisième belle-mère n'est ni Buffard, ni Palombes, ni veuve de général, ni mère de sa fille, une jeune et jolie rempailleuse de chaises qu'elle vous a colloquée à l'aide d'actes faux que je lui ai fournis. Cas de nullité!... Voilà ce que j'ai fait pour ces trois coquines qui m'avaient accablé de belles promesses et dont je n'ai jamais pu tirer un sou. Parole d'honneur! c'est à dégoûter d'obliger le monde!»
—Saperlotte! il vous en a appris pour votre argent, le consciencieux Bédaric! dit La Godaille.
—Qu'en est-il arrivé? demanda Gontran.
—Qu'un beau matin j'ai tout conté à mes trois commères que j'ai invitées à déguerpir de bonne volonté si elles ne voulaient pas voir venir la police.
—Et elles se sont exécutées de bonne grâce?
—Sauf la Buffard des Palombes qui avait grimpé sur la fontaine en menaçant de n'en descendre qu'au jugement dernier. J'ai fait venir deux commissionnaires qui ont porté Buffard et fontaine dans la rue.
—Que sont devenues ces trois femmes?
—Oh! de cela j'ai fait le cadet de mes soucis.
Camuflet avait à peine achevé sa réponse que, de la cour de la maison, monta jusqu'au cinquième étage une voix fausse, éraillée, canaille, glapissant une de cet abracadabrantes chansons des rues dont la stupidité stupéfie le plupart de ceux qui les écoutent:
L'humanité, c'est le flambeau de l'âme.
Efforcez-vous afin qu'on soit heureux.
Rendez le sort moins pénible à la femme.
Que la faim jette aux bras de nos gommeux.
Oui, que demain le travail à l'aiguille
Se paye bien, libre de ses appas,
La femme alors ne se fera plus fille.
Députés, ne dormez-vous pas!
Et deux autres voix féminines répétèrent en choeur:
Députés, ne dormez-vous pas!
Puis, un organe masculin hurla ces mots:
—Un petit chou, ch'il vous plaît!
Après une courte pause, le timbre crapuleux de la prima donna reprit:
Avez toujours la fibre créatrice.
De l'eau! de l'air pour la salubrité!
Mais, avant tout, il faut que l'on bâtisse.
Le bâtiment, c'est la prospérité!
Car Mahomet l'a dit en grand prophète:
«Quand, par malheur, le bâtiment, hélas!
Ne marche plus, aussitôt tout s'arrête!!!»
Députés, ne dormez-vous pas?
Cependant Camuflet s'était levé de table, tout surpris.
—Ah çà! je connais chacun de ces galoubets-là, moi! dit-il en allant passer le nez à la fenêtre.
—Ciel! mes belles-mères! s'écria-t-il.
C'était, en effet, le trio, réuni par une commune infortune, qui en était réduit à chanter dans les cours, sous la direction et la surveillance de Piétro.
Le terrible Auvergnat menait à poings fermés sa troupe dont il s'était constitué le caissier, ce qui donnait à supposer que les trois malheureuses pouvaient manger à peu près tous les deux jours et que leur cornac devait être pochard tous les soirs.
Camuflet eut un bon mouvement.
—J'ai justement une pièce fausse de dix sous que mon notaire m'a coulée hier, se dit-il.
Et il lança par la fenêtre son aumône, au moment où Piétro répétait:
—Un petit chou, ch'il vous plaît!
Cependant, à la cuisine, la gracieuse blonde disait à Fraimoulu:
—Hein! vous les entendez? Êtes-vous convaincu, à présent, qu'il n'y a que des hommes? Voulez-vous toujours entrer pour faire votre charivari?
—Non. Du moment que la créature n'est pas là. Je tenais seulement à lui jeter à la face que, si elle se faisait épouser, je déshériterais mon neveu.
Après cette dernière phrase qui témoignait de sa rancune toujours vivace, Fraimoulu rabaissa ses manchettes qu'il avait relevées pour tourner la sauce, et continua:
—Je n'ai donc plus qu'à filer pour aller, moi aussi, dîner, car je meurs de faim.
—Il ne vous manquait plus que d'être menteur! lança la jeune femme d'une voix sèche.
—Moi! fit l'oncle abasourdi par le compliment. En quoi ai-je donc menti?
—Quand vous m'avez complimentée sur ma cuisine. Si elle est si bonne que cela, pourquoi ne voulez-vous pas en manger?
—Mais..., commença Fraimoulu.
La gentille cuisinière ne le laissa pas finir. Elle le poussa vers le buffet en disant d'un petit ton d'autorité:
—Il n'y a pas de mais. Tenez, vous trouverez là tout ce qu'il faut pour dresser notre couvert sur la table de cuisine pendant que je vais leur servir le dessert.
Et elle laissa Fraimoulu qui, sous le charme de la gentillesse avec laquelle il venait d'être tarabusté, se mit à dresser le couvert en murmurant:
—Décidément, elle est drôlette, la petite. Elle me plaît de plus en plus.
Cinq minutes après, ils dînaient en tête à tête, dans la cuisine, dévorant à belles dents, et, à chaque bouchée, Athanase répétait:
—Sapristi! que c'est bon!
Tout à coup, dans la salle à manger, se fit entendre la voix de Camuflet disant:
—Monsieur Bazart, je bois à votre prochain mariage.
—Comment! vous vous mariez? s'écria Gontran.
—M. Grandvivier m'a fait, hier, l'honneur de m'accorder la main de sa fille.
Sur quoi Gontran répliqua:
—Alors nos mariages se feront en même temps, car, moi aussi, je me marie. J'épouse ma maîtresse, malgré l'opposition de mon oncle, bon et digne homme que j'aime de tout mon coeur et qui, après son premier mouvement de colère passé, sera tout heureux de nous recevoir chez lui; car, Henriette et moi, nous avons décidé de venir égayer sa vie un peu morne de célibataire et de l'entourer de nos soins.
Gontran s'interrompit pour rire avant d'ajouter:
—Sans compter que nous réaliserons un de ses rêves... lui qui va chercher si loin ce que nous lui amènerons sous la main, c'est-à-dire un cordon bleu qui lui fasse des petits plats... et Henriette y a la main... comme vous avez pu en juger ce soir, puisque c'est elle seule qui a cuisiné notre dîner.
En entendant ces mots, Fraimoulu, ahuri, regardait Henriette, bouche béante, yeux grand ouverts. Il arriva enfin à bégayer:
—Quoi! c'est vous qui...
—Qui suis la créature dévergondée.
—Et vous consentiriez, dans mon existence de garçon que la vieillesse attristera bientôt, à venir apporter votre jeunesse et votre gaieté?
Henriette jugea sa cause gagnée.
—Et à vous confectionner de bons petits plats, oui, mon oncle, dit-elle.
Il se leva, la prit par la main, et l'entraîna vers la salle à manger où, quand il eut fait son apparition, il articula d'une voix sévère:
—Gontran, si tu n'épouses pas ta maîtresse, je te déshérite!!!
Alors, levant les yeux vers le ciel ou, pour mieux dire, vers un crocodile empaillé accroché au plafond, il s'écria d'une voix triomphante:
—Enfin, j'ai conquis une cuisinière!!!!!!
FIN
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