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La Cour d'Assises, ses pompes et ses œuvres

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II
LE LANGAGE DES HOMMES

Cependant, il ne faut pas d’emblée, sans précaution, pénétrer aux Assises. Il faut un peu frôler le vice avant d’aborder l’enfer. Il faut rencontrer les têtes qu’on y verra, voir les robes noires avant qu’elles plaident, les journalistes avant de les lire, et les magistrats avant qu’ils se couvrent de pourpre et d’hermine. Enfin, il faut rôder dans cette Galerie Marchande dont le nom est si beau, pour guetter, écouter, commencer à deviner, et ne pas entrer du premier coup, sans préparation, en pleine folie sanglante.

La Galerie Marchande est le vestibule du Palais, qu’on trouve tout de suite en haut du grand escalier, sur le boulevard. Vestibule dallé, orné de bancs en bronze, et au milieu, pour le premier regard, une de ces voûtes grillées, derrière lesquelles, sur les estampes de la Révolution, on voit se presser des condamnés à mort. Les lieux sont donc sévères, mais on ne le remarque pas, tant les avocats s’y trémoussent. Une porte-fenêtre, toujours fermée, isole cette Galerie de la Sainte-Chapelle, dont on peut entrevoir tout au plus quelques saints ; tandis que trois portes vitrées, sans cesse battantes, la relient aux Pas-Perdus, où le Barreau se promène dans un noir fourmillement. Mais au bout de la promenade, il redescend dans cette galerie, plus étroite et plus échauffée, où on peut mieux s’attendre, mieux se rencontrer, mieux s’observer, mieux jacasser. Entrer au Palais par là, c’est tomber dans le brouhaha et l’air trouble ; c’est une notion juste de la justice et de ce qu’elle commet de plus grave : les Assises. Car tout y est plus fiévreux, plus âpre qu’aux Pas-Perdus, Ce n’est pas la vaste place où on marche, où on se croise. C’est le carrefour encombré, où on s’arrête, où on s’attroupe, et il y a même des boutiques avec les noms des boutiquiers : « Médecin du Palais. » — « Presse judiciaire. » La boutique du premier n’attire personne. Elle est close et renferme une vieille tortue de docteur, qu’on vient chercher en hâte chaque fois qu’un anévrisme se rompt. Il se meut avec peine et s’en va voir lentement comment on meurt sans lui. Mais la presse judiciaire, elle, est achalandée. Pensez ce que représente ce titre pour des robes avides de réclame, qui veulent toujours qu’on écrive en deux mots qu’elles viennent d’en prononcer un, et qui se pendent aux journalistes comme des villageois au garde champêtre, pour obtenir un roulement de son tambour…

— Ah ! mon cher, mon bon vieux, que je suis heureux de vous rencontrer par hasard ! (Depuis une heure ils font le pied de grue.) Je viens de plaider une affaire qui vous eût rempli de joie. Je pensais à vous. (En y pensant, il disait même : « Ce sacré porc ne viendra donc pas ! ») Il s’agit d’un sorcier, mon bon, d’un vrai sorcier !

— Mon petit, dit le journaliste, savez-vous ce que vous allez faire ?

— Comment le saurais-je, cervelle du diable ?

— Vous allez m’écrire vous-même quinze lignes là-dessus.

— Oh ! cela… je ne voudrais pas…

— C’est moi qui vous en prie !

— Ah ! vous êtes un cœur d’or. Écoutez donc. J’ai sur moi un petit résumé…

— Donnez-le !

— Il était pour moi.

— Y a-t-il votre nom ?

— Trois fois… Vous gênera-t-il ?

— Mon vieux, je serai enchanté.

— Vous êtes gentil, gentil !…

Ils se serrent la main affectueusement, avec la chaleur de deux hommes qui se roulent. L’avocat pense : « Ce que je l’ai eu ! Quelle brave truffe ! » Et l’autre se dit : « Tu as voulu être plus fin que moi ?… Zozo ! »

On ne peut pas être plus fin que la presse ! Mais ce mince défaut de vanité achève de rendre sympathique ce groupe de gens cocasses, où l’on trouve des gavroches qui aiment Virgile, des bourgeois qui s’habillent en bohèmes, des fous qui pérorent plus qu’un avocat, des simples qui, tout simplement, allongent leurs simples lignes. Variété funambulesque, qui ne suffirait pas à les faire aimer, mais qui ajoute une drôlerie à leur qualité première et si exceptionnelle : l’honnêteté. Quelle anomalie dans ce Palais ! Ils rendent service et ils ne tendent pas la main. On leur offre un bock pour être cité dans leur article, et carrément ils disent :

— Ce n’est pas pour l’article que j’accepte : c’est que j’ai soif !

Puis, ils écrivent l’article.

Ils chahutent. Leur salle rappelle une classe de gosses. Ils se jettent de l’encre et du papier mâché, mais ils font leur travail avec une conscience de Bénédictins. L’un d’eux, qui d’ailleurs a la tête d’un dévot méthodique, visite, chaque jour que Dieu fait, toutes les chambres où les hommes de la Justice opèrent. Il pousse la porte doucement, se découvre et, à pas feutrés, il marche jusqu’au greffier : « Excusez si je vous dérange… Y a-t-il une affaire qui puisse m’intéresser ? » Puis, quelque réponse qu’on lui fasse, il se confond en remerciements, et rougit quand il se retire.

Celui-là ne s’attarde guère dans la Galerie Marchande : elle effarouche sa timidité. Mais les autres descendent volontiers fumer la pipe en bas de leur boutique, et par leur verve, leurs blagues, leurs rires ou leurs bourrades, ils ajoutent au désordre et à la turbulence.

C’est le lendemain d’un crime tapageur, quand une femme connue tue son mari, ou son amant, qu’ils s’épanouissent et sont eux-mêmes. Ils colportent autant de nouvelles fausses qu’on en exige. Ils vous tirent dans les coins pour vous dire confidentiellement ce que tout le monde sait, et ils ajoutent :

— Ne le répétez pas ! J’ai envoyé un cycliste au journal. Je suis seul à avoir le tuyau.

Puis, en hâte, ils vous quittent : car voici M. le Bâtonnier Labori.

— Monsieur le Bâtonnier, prenez-vous l’affaire ?

La femme du ministre des Finances, Mme Caillaux, a tué, de six balles de revolver, Calmette, le directeur du Figaro. Grosse histoire. Qui sera l’avocat ?

Me Labori s’arrête, soupire, puis gronde :

— J’attends une dépêche, un coup de téléphone : dans une demi-heure, je pourrai vous dire ma décision.

— Merci, monsieur le Bâtonnier !

Depuis la minute où il ouvrit le journal et vit la manchette annonçant le drame inouï, Labori est dévoré de l’envie de plaider l’affaire. Quel bruit ! Quel éclat !… Mais… il s’agit de masquer ce désir sous des mines de résignation dévouée. On vient de lui faire des offres ; il s’est maîtrisé ; il a demandé deux heures pour réfléchir, c’est-à-dire pour parcourir les galeries, anxieux et affairé. Il accroche par le bras des confrères importants :

— Qu’en pensez-vous ?… En toute franchise ?

Les autres s’en tirent en le flagornant :

— Vous avez une maîtrise telle !

— Alors, dit-il, vous jugez aussi que c’est mon devoir ? L’affaire est écrasante, mais je ne peux me dérober ?

Et il avale de l’air et gonfle ses épaules. Grandi par son bonnet et par sa jupe trop longue, il a l’air d’un chêne qui parlerait à des champignons. Son pouce large écrase la serviette ; c’est un bourdon que sa voix. Et il bourdonne : « Si c’est mon devoir… je ferai mon devoir. » Puisque Me Henri-Robert ne peut pas prendre l’affaire (il a dîné chez le ministre, dont la femme est à Saint-Lazare) — puisque Me Chenu la voudrait (il rôde, pâle et nerveux), Labori ne peut reculer : courage ! Encore un tour aux Pas-Perdus, le temps qu’on voie bien le combat de son âme ; puis il allonge le pas, et, tête haute, il pénètre dans la Galerie Marchande.

Trente yeux le guettent, trente mains se tendent.

— Eh bien, cher Bâtonnier ?… Eh bien, mon cher ami ?…

— J’accepte ! C’est mon devoir.

Quatre mots qui tombent lourdement, d’une bouche raidie par l’émotion : il connaît ses entrées en scène. Et aussitôt on l’applaudit. Me Chenu, qui passe, ricane : « Bravo ! Nous irons vous entendre. » Les journalistes reprennent : « Nous serons tous là ! » Les bancs se vident : chacun s’approche. Ceux qui l’ont bien en haine sont les plus empressés : ils se font voir d’avance en prévision d’un triomphe qui les effraie :

— Monsieur le Bâtonnier, comme vous serez beau ! Ce n’est d’ailleurs que justice ! La vie vous devait bien cela !

— C’est le couronnement de toute votre carrière !

— Mon ami, cher ami ! Ah ! cher, bien cher ami !

Il répond comme il peut, par les mains, par le regard, et par les ailes du nez, qui sont grandiloquentes.

— Merci, balbutie-t-il. Merci, vous !… Merci, toi !

Mais soudain, le geste large, il arrête cet assaut et d’une voix devenue sourde :

— Merci !… Merci à tous de me soutenir dans cette épreuve.

Puis, devant lui, il aperçoit une tête qu’il ne connaît pas, un lorgnon qui l’épie, une main qui prend des notes. Alors, très simplement, il demande :

— Vous êtes journaliste, Monsieur ? Voulez-vous une interview ?

Et, sur-le-champ, il dicte :

— Quoique cette affaire fût écrasante, en toute conscience, j’ai cru que je devais l’accepter !…

Tous se sont tus. Ils font cercle, ils le mangent des yeux… S’il avait seulement l’idée de mourir : quel enterrement !

Seul dans l’ombre, au bout de la galerie, Me Rongecœur reste à l’écart.

Me Rongecœur est plus noir encore que les autres par sa barbe de grand prêtre qui cache son rabat blanc ; et il se tient debout, pensif et blême, car il souffre de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Il souffre, parce qu’il a du talent et qu’on ne l’entoure jamais ; il souffre, parce qu’il doit plaider une grosse affaire d’Assises, et que personne, personne ne s’en inquiète. Il souffre enfin, présentement, parce qu’on assiège et qu’on acclame un autre que lui. Il est venu de bonne heure au Palais ; il prévoyait une cruelle journée ; et, depuis deux heures, il est là, dans les entre-colonnes, ruminant sa détresse, empoisonné de sa bile, car on ne l’aborde pas, on ne le salue même plus, ma parole, on le dédaigne ! Son martyre a commencé à la buvette : d’ordinaire, on le reconnaît, on se le désigne ; aujourd’hui, on lui a demandé : « Est-ce Labori qui prend l’affaire ? » Alors il a envie de hurler : « Mais c’est moi qui devrais la prendre ! Ah ! Moi, je la prendrais vite ! Car moi, j’ai toujours envie de parler, afin qu’on parle de moi ! » Mais il est seul dans l’ombre, et le Bâtonnier ne le voit même pas… Si ! Il l’a vu ! Grand Dieu, le Bâtonnier l’appelle :

— Rongecœur !… Cher ami !

Quoi ? Voudrait-il son aide ? Il s’approche en pétrissant sa barbe :

— Rongecœur, dit Labori, j’expliquais à ces messieurs, et je tiens à répéter devant vous, que si j’accepte, mon bon ami, c’est après avoir tout pesé, mais vraiment, je crois que c’est mon devoir !

— Vous savez comme je vous aime… bredouille Rongecœur. Donc, sincèrement, je vous félicite.

Il s’y reprend à trois fois, et déjà Labori ne le regarde plus ; toute la presse judiciaire est sortie de sa boutique ; les robes accourent des Pas-Perdus ; la nouvelle s’est répandue ; c’est un second assaut.

— Vive Labori ! Bravo ! Nous voulons tous vos mains !

Labori les leur tend, et d’une voix tempétueuse, pareille à celle d’une mer qui se brise sur les rochers, il dit :

— Mes chers amis, je ne sais pas plus que vous comment je me tirerai de cette affaire qui est peut-être la plus considérable du siècle… Mais j’ai senti en moi l’impératif catégorique.

Le bras tendu, il désigne le vestiaire. Il s’y dirige. Et c’est dans l’enthousiasme que l’escorte l’accompagne.

Mais ceux qui restent dans la Galerie se regardent alors, et hochent la tête :

— Eh bien, mon petit ?… Ce n’est pas l’homme qu’il fallait… L’affaire est foutue ! Il fallait quelqu’un de fin !

Me Rongecœur émerge de l’ombre.

— Tenez, il fallait Rongecœur !

Il a un frisson. Il proteste :

— Ne parlez pas de moi… j’aurais refusé.

— Mon cher, vous avez un immense talent ! Et lui aussi, notez, mais lui, il est trop lourd… il va s’asseoir là-dessus, écraser tout : ah ! c’est foutu !

— Pardon… Oh ! pardon, je crois… qu’il plaidera très bien, murmure Me Rongecœur, dont le sang s’arrête entre les mots.

— Et puis, qu’il plaide bien ou mal, dit un petit journaliste à tête farce, je m’en contrefous, car ça ne m’empêchera pas, messieurs, d’aller ce soir faire subir les derniers outrages à Mlle Fleurette Fleuron qui, depuis hier, m’appartient corps et âme.

— Ne te vante pas ! dit un gros.

— Tais-toi, cocu ! répond le petit. Marche devant ; je te suis ; nous allons boire deux bocks, à tes frais !

La buvette est en dessous. On y descend par un escalier en colimaçon. Mais il faut atteindre l’escalier. Que de monde ! Quelle cohue ! Des clients se mêlent aux robes, s’accrochent à elles : gens du peuple qu’on étourdit, mais qu’on congédie ; femmes élégantes qu’on garde et qu’on chauffe. Les premiers sont encombrants : ils traînent des épouses bavardes, des gosses pleurards ; ils ne savent pas s’expliquer ; ils sortent des papiers sales ; l’avocat les rudoie, les renvoie.

Ils grimpent des escaliers, se perdent, reviennent, et ils se campent devant le vestiaire pour ressauter sur l’avocat, quand il va venir ôter sa robe ; mais lui les aperçoit, s’enfuit et entre par une autre porte, ignorée du bon peuple. Ils peuvent l’attendre jusqu’à la nuit.

Les jeunes femmes riches, dont la chair est tentante, qui sentent la rose ou l’œillet, sont accueillies d’autre manière. Elles divorcent : toutes viennent gémir sur la brutalité des hommes ; et elles ont des robes libertines qui marquent leur intention de se venger sur ce sexe que leur mari déshonorait. Les avocats leur caressent les mains ; ils les font asseoir sur les bancs de bronze, où elles s’accoudent à des têtes de lionnes. Elles sont troublantes ; elles exposent leurs griefs avec passion. On les entend murmurer :

— Je vous jure, maintenant, qu’on me respectera !

L’avocat regarde la cambrure du pied ou la blancheur du cou. Il murmure :

— Vous deviez me raconter des choses. Venez donc chez moi. Vous m’aviez dit que même votre nuit de noces…

La femme se lève :

— C’est vrai. Il faut que vous sachiez. Quand vous trouve-t-on ?

Elle reste devant la porte, dont la lumière lui agrandit les yeux ; elle cambre la taille, la jambe un peu pliée, et elle tend la main, disant : « A bientôt ! » L’avocat dresse la tête. On les regarde tous deux. Comme les autres, regardez-les.

Le temps qu’arrive Me Tricoche, car celui-là vous absorbera tout entier. Il parle haut pour expliquer à deux confrères :

— J’ai remis le président à sa place comme un petit garçon ; et Me Le Fur avec le président ! Vous savez, c’est mon affaire Solacroupe, le cinéma contre l’Académie. Vous ai-je raconté ? Non ? Que je vous raconte !

Mais l’un des jeunes gens l’interrompt :

— Moi aussi, l’autre jour, j’ai ramassé Le Fur : il m’a écouté comme si j’étais son père.

— Oui, mais moi, il y a ceci d’impayable…

Il en est de même dans tous les groupes : ils écoutent tous « l’histoire impayable » de la journée. Ce n’est qu’une niaiserie, quand Tricoche en accouche ; une turlupinade, si elle vient d’Asina, l’avocat-juge de paix, à tête d’apothicaire, qui empoigne ses confrères et prête serment sur leur ventre. Histoire qui est un bouquet de mots fins, quand elle est de Me Lipilli, une petite ordure, lorsqu’elle vient de Me Agasse. Quelle dépense d’esprit… et du pire ! Et que de têtes, comme aux Pas-Perdus ! Mais, là-bas, elles profitent de l’ombre, tandis que cette Galerie Marchande est terrible de clarté. Lorsque M. le Bâtonnier Lablette dit à un confrère :

— Vraiment, cher ami, vous prenez ce dossier ? Quoique plein de talent, vous ne craignez pas ?… Enfin… à la première défaillance, je suis votre homme !…

On voit luire ses prunelles et le nez frémir de convoitise.

On voit aussi que Me Callebasse a la lèvre paillarde, lui qui défend toujours des demoiselles de théâtre ; que Me Gautereau-Vignole a la tête de son âme, un petit bout de tête en casse-noisette, mauvaise et chafouine ; que Me Écomard a la marche d’une hyène ; et que Me Esquivé s’en va toujours soucieux, depuis son mariage manqué avec la fille d’un marchand de doubles-crèmes, qui devait lui apporter la clientèle de tous les crémiers de Paris. Quant à Me Piero-Piafferi, il se grandit, sort de son faux-col. Il est l’image de sa devise : « Plus haut ! Toujours plus haut ! Vous verrez jusqu’où je peux grimper ! » Puis, quels souliers, quelles manchettes, quelle cravate ! Tout cela pour illustrer une seconde devise : « De l’argent ! Toujours plus d’argent ! Vous verrez ce que je peux gagner d’argent ! »

— Et moi je ne gagne rien, grogne sourdement un conseiller qui passe.

Magistrat qu’on croit digne et qui n’est que mortifié ; car, après un déjeuner babylonien chez un des rois de la parole, il rentre avec amertume dîner chez lui de sa côtelette de fonctionnaire. La Galerie Marchande est mauvaise pour son fiel, quoique, en apparence, on l’y respecte. Mais l’avocat qui le salue a sur lui une influence alimentaire… dont il se vengera d’ailleurs en faisant pression sur les experts et en donnant des ordres aux liquidateurs.

— Quelle bouillotte ! dit Me Turbot de la Halle, dès qu’il est passé. Ce qu’il en faudrait un nettoyage dans ce monde-là !

— Gâteux ou fous, voilà la Cour ! répond Me Trinioles.

Celui-là, dès qu’il arrive, emplit la Galerie. C’est une des volailles comiques de la volière. Tout de la vieille poule : l’œil rond, le ventre traînant, et le derrière bas sur des pattes grêles. Il vient de perdre un procès, comme d’habitude, lui qui, pourtant, sait être épique ou ému, minutieux ou abondant, lui qui a été député, lui qui… cot… cot… cot… il en glousse de fureur ! Et on se le montre ; et on ricane.

Il parle d’aller trouver le président, de se plaindre au Bâtonnier. Il crie : « Je ferai un incident personnel ! » Même sans savoir de quoi il s’agit, tous répondent : « Faites vite ! N’hésitez pas ! » Ils excitent la vieille poule comme un coq de combat.

Ce qu’il y a d’effarant dans cette Galerie Marchande, c’est l’impudeur avec laquelle ils se déchirent et se volent au grand jour, sur le seuil même du Palais. Les juifs se cachent pour faire l’usure. Eux se mettent à leur porte. Est-ce inconscience ou cynisme ?

Or, c’est derrière ce couloir de Bourse où se pratique le trafic des humains, derrière toutes ces rumeurs de haine, passé ce grondement d’avidité, plus loin que ces éclats de l’envie et de la passion, au delà de cette potinière dramatique et dangereuse que siège la Cour — la Cour d’Assises, c’est-à-dire tout le Palais pour les âmes populaires.

Ailleurs, vous êtes témoin des drames ; là, vous en voyez les suites et en sondez les causes ; là, vous jugez les gestes, en essayant de comprendre les âmes. Assassins, filles, amants, voleurs, volés, témoins, tous y parlent, nient, se confessent et luttent. La passion pousse les portes et s’installe au prétoire : c’est elle qui défend, qui explique, qui accuse ; elle a vingt masques : elle s’appelle l’argent, l’honneur, le bien, la patrie ; elle est odieuse, elle est sublime ; et c’est son haleine qu’on respire dans l’air étouffant de cette grande salle des Assises.

Pour essayer de l’apaiser, de la raisonner, de la maîtriser, la société installe sur douze chaises imposantes, plus larges que celles qu’ils ont dans leurs familles, douze citoyens tirés au sort, qu’elle appelle le Jury.

Cette douzaine d’hommes, qui en principe commandent, en fait sont commandés ; car un mandat hante leurs consciences. Ils représentent l’opinion ; ils ont le ferme dessein d’être justes ; si bien qu’ils s’inquiètent, s’égarent, et qu’un doute léger suffit pour qu’ils acquittent un criminel, au lieu que, dans une sainte fureur, ils tuent dignement un irresponsable. Le pays ne gagne rien à cette institution ; mais le principe illusionne ; il est un soulagement pour le peuple qui est la proie des idées vagues ; et la forme idéale du jury reste douce aux cœurs qui aiment chez eux rêver de justice.

En principe, on le tire au sort ; mais sitôt tiré, on l’épluche et on l’émonde. On tire trente-six noms pour en rayer vingt-quatre. Besogne que se partagent l’accusation et la défense. L’accusation commence : elle biffe ceux qui lui semblent enclins, par profession, à l’indulgence. Après quoi, le défenseur, rageusement, supprime tout ce qui paraît cher à l’accusation ; et il reste douze bonshommes, que les parties adverses accueillent par force, avec résignation.

Ils s’installent sur leurs chaises : ils sont graves. Depuis huit jours, tout leur fut prétexte pour dire en famille : « Lundi prochain, je serai du Jury ! » Maintenant, c’est eux, parmi trente-six, que l’on conserve ; et comme ils ignorent qu’ils le doivent à l’indifférence qui s’attache à leurs noms, ils en ressentent une fierté qui se voit à leur maintien. Ils sont épicier, pharmacien, marchand de fourrages, bureaucrate, architecte, chauffeur, et ils vont juger ; ils vont délivrer ou faire enfermer leurs semblables : la Société peut-elle leur faire honneur plus grand ?

La salle leur paraît belle : les ornements, pourtant, en sont médiocres, et tout y est terni par de tumultueuses séances ; mais la table des juges, le box des accusés, les portes qu’on garde, le public, au fond, qu’on maintient, sont autant d’images pathétiques qui font illusion, et le lieu leur semble beau, parce que toujours le drame est grand.

La vie, en effet, avec son tumulte et ses éclats, la mort et sa misère glacée, ce dyptique de l’homme est là, dans cette Cour, dans ce confessionnal formidable, — sculpté en une pâte qui est la pauvre chair des hommes. Les affres du mensonge, les tortures de l’aveu, le néant de la colère, la Cour d’Assises les guette, les voit, les entend, elle en vit, elle en garde une empreinte effrayante. Mais le dyptique n’est pas immuable ; il évolue. Bien mieux, il arrive que, de ses mains passionnées, la Société même le modèle et le transforme, lorsque, par un grand jour d’émeute, tout à coup, elle se collette avec des magistrats qui, sournoisement, veulent étouffer la Loi. La Loi… et ses balances pour tous égales ! Utopie ! Hypocrisie ! L’apache qui égorge au couteau, ou la femme de ministre dont le manchon cache un revolver, s’en viennent, l’un après l’autre, dans le même box. Chacun apporte ses poids pour peser son crime, et on brusque le premier. « Êtes-vous fou, malheureux ? » tandis que, devant l’autre, on est muet, on salue. Mais, soudain, de la salle un grondement monte. Qu’est-ce qui se passe ? C’est la Société qui s’insurge : payant ses juges, voici qu’elle les contrôle. Pas possible ? Mais si ! Ils balbutiaient, elle parle haut. Ils tremblaient : elle les chasse. Et ils s’empêtrent dans leurs robes… Le dyptique frémit, s’élargit ; c’est le bas-relief social, qui se sculpte à sa place ; et le « compte rendu » de la Cour d’Assises devient une page de l’histoire du pays.

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