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La Cour d'Assises, ses pompes et ses œuvres

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IV
LES BASSES AFFAIRES

Les fenêtres des Assises sont hautes. La salle aura le temps, durant la nuit et toute la matinée, de s’aérer largement, et le lendemain il ne restera aucun souvenir de cette grande impertinence oratoire, de ce public fiévreux, de cette Justice bousculée et maîtrisée. — On va juger, le lendemain, deux sinistres et modestes affaires d’avortement. Trente personnes dans la salle. Les gardes alors retrouvent leur importance : le public mondain n’étouffe plus la police ; on entend des bruits de baïonnettes ; on se sent dans l’antichambre d’une prison. Le Président parle ferme et net ; et le jury croit qu’il comprend.

Depuis la veille, il n’a guère changé, le jury, sinon que l’accusation a récusé le professeur de musique, qui lui paraît léger et fantaisiste, tandis que la défense rejette le commandant, dont les sourcils semblent sévères. Ils sont remplacés par un marchand de beurre et œufs et un dessinateur en ameublement d’art ; mais ils ont le droit de rester, d’assister : ils en useront.

— Avortement… J’ai envie de voir ça, dit le commandant.

— Eh ! eh ! amour, tu nous enchaînes !… dit le professeur de violon.

Et tous deux s’asseyent, guillerets.

Cependant, pour éclairer ce pauvre procès, il fait un pauvre jour, chargé de nuées, brouillé de pluie, et cette salle, échauffée et lumineuse la veille, est sinistre et refroidie lorsqu’on entre les deux accusées. L’équivoque curiosité de ces messieurs sera déçue : deux ombres de femmes dans une pénombre. De la tristesse… Pas d’avorteuse, elle s’est enfuie. Deux avortées, qu’on a surprises : Rose Lafleur, une tête de vierge et une voix angélique. Et Jeanne Gaucher, des yeux vairons, des traits brouillés, une pauvre fille perdue qui frissonne dès qu’on parle. Une avocate, Me Vera Verhomme, défendra la seconde. Un avocat, Me Mireille est déjà campé pour la première.

Ah ! ces histoires lugubres, dont les gens heureux s’effarent, car elles découvrent brusquement, dans une lumière crue qui les blesse, tout ce qu’engendrent la misère, l’ignorance et le vice, ces histoires qui ne sont chacune qu’un chapitre du drame social dans les bas-fonds, il faudrait les juger avec autant de clairvoyance que de charité ! Mais, dans ce Palais et dans cette salle, la beauté et la bonté ne font que des apparitions. Parfois, un grand mot, une envolée, un cœur vrai sous une robe noire, et la foule étonnée crie « Bravo ! » Parfois, de l’accusé, un remords méritant le grand pardon. Parfois la Cour, d’un geste, sait imposer le respect. Bref, une minute, on respire, on s’élève !… Puis on retombe. Les murs sont sales ; les hommes sont bêtes. Ils sont dans le faux, pompeusement ; ils ne savent ni ne peuvent s’aimer. Et puis… ils prononcent des arrêts sur le passé, alors qu’il faudrait les faire suivre de décisions pour l’avenir. Quand on n’a pas le courage d’être un franc misanthrope, jamais, jamais il ne faut venir en ces lieux, où l’illusion est impossible. Il faut lire les poètes, vivre en haut d’une montagne, naviguer…

Tout, aux Assises, est contrefait, dénaturé. — Avortement ! Mot qui représente de l’amour, des angoisses, de la peur, des scènes odieuses ou misérables ; mais tout cela, conté par un Président qui ne connaît qu’un dossier, discuté par un avocat général si dépourvu de moyens qu’il ne peut même pas être avocat tout court, repris enfin et remâché par la défense, qui remplace la vérité de la vie par le cabotinage des phrases, tout cela devient archifaux et fastidieux. On en regrette Me Piero-Piafferi qui, la veille, a rempli ces Assises de la comédie de sa parole. Du moins, est-ce un artiste. Il confond la justice et la parade foraine, mais il est surprenant de maîtrise ; tandis que les médiocres en éloquence judiciaire, non seulement déçoivent, mais dégoûtent.

Ce Me Mireille ! Tête de prélat pour tableau de genre, banale, moyenne, avec un regard d’une amabilité impersonnelle, des lèvres d’une gourmandise ordinaire, un teint de bonne santé insipide. Et une parole comme son visage : toutes les platitudes, toutes les fadeurs, toutes les vanités.

Le Président déjà n’est pas une lumière. Au lieu d’interroger, selon l’habitude il accuse :

— Hum !… Il n’y a pas de fumée sans feu… Quoi ? Parlez ! Vous ne vous rappelez plus ? C’est justement le détail qui a le plus d’importance… Vous niez ces propos-là ? Pourquoi, s’il vous plaît, vous les reprocherait-on, si vous ne les aviez pas tenus ?… Ne m’interrompez pas : vous aurez le temps, tout à l’heure, de protester à votre aise… Voyez-vous, dans la vie, il ne suffit pas de tuer, il faut encore en rendre compte !

Les témoins ont été ce qu’ils peuvent être : émus, gauches et faux : parents, concierges, docteurs, ordinaire défilé des sottises connues.

L’avocat général a dit, comme tous les avocats généraux : « Crime atroce, messieurs, qui révolte nos sentiments les plus sacrés !… Dans l’état actuel du pays, vous savez le prix d’un enfant. La Patrie se joint à la Justice, pour réclamer de vos cœurs un châtiment sévère. L’amour a fait trébucher ces filles. Punissez, messieurs ! Sinon, quelle différence y aura-t-il entre des vierges folles et des vierges honnêtes ? »

Enfin, Me Vera Verhomme a été sèche, raisonneuse, haineuse, attaquant le sexe fort pour sauver le sexe faible, à la manière de presque toutes ces féministes qui confondent la colère et le raisonnement :

— Messieurs, la Nature, avant la Société, vous a donné le beau rôle ! Vous ignorez, vous autres, l’angoisse d’une créature qui en porte une autre en son sein ! »

Dépit dans un défi…

Ainsi, jusque-là, rien de bien, rien de large, rien de noble. Et pourtant tout cela semblera supérieur, sitôt que Me Mireille aura donné sa note. Car sa sensiblerie ferait détester les cœurs sensibles, son appel à la pitié haïr l’indulgence. Toutes les grandes choses il les galvaude ; il fait une pantalonnade en place d’une plaidoirie, et il a la lèvre tremblante, l’œil mouillé, la voix qui sanglote, pour ridiculiser le drame, la justice, le Barreau. Est-il comique ? Est-il odieux ? Il fane tout ce qu’il touche. Et ils sont ainsi des centaines, oui des centaines dans ce Palais parisien, à mener une vie en fin de compte honteuse par l’imbécillité d’une parole ampoulée, qui gâte tous les débats, ruine des procès, tue des vies.

— Messieurs les jurés, s’écrie ce pantin, vous savez que quand on veut étudier les maladies du corps humain, on va à l’hôpital, les maladies du corps social, on vient ici. A l’hôpital, avez-vous vu des femmes avortées ? Si oui, je vous le demande, vous êtes-vous écriés, comme monsieur l’avocat général : « Un châtiment ! En prison ! La cellule ! » Ou n’avez-vous pas eu, comme moi, l’envie de vous agenouiller et de murmurer d’une voix très douce : « O femme… pourquoi as-tu détaché de toi ce fruit de ton pauvre corps ? »

Le dessinateur d’ameublement réalise l’image et fait un niais sourire.

Mireille déjà larmoie ; mais son devoir le soutient :

— J’ai une lourde tâche. N’importe ! Si je dis un mot, un seul contre votre pensée, vous m’arrêterez, n’est-ce pas ? Vous me crierez « Non ! » Messieurs… l’histoire de cette pauvre fille, vous la connaissez : elle est simple, hélas ! Toute seule dans la vie ! Seule elle a vécu, seule elle a aimé, seule elle a souffert !… Combien gagnait-elle ? Huit francs. Voulez-vous que ce soit dix ? Ce n’est pas là le débat ! Le débat, le voici : il faut qu’on vous apporte à vous, douze jurés, douze intelligences, douze cœurs, douze citoyens, une accusation ferme. Où est-elle ? On me dit « Théories de Malthus ! » Moi, je ne connais pas les théories de Malthus ! On me dit : « L’éducation laïque sans morale » ; mais, messieurs, je ne sais rien de vos opinions politiques ou religieuses, et cela n’est pas le procès ! Le procès commence avec le docteur. Le docteur a parlé, et le docteur c’est la science, mais moi… qui suis simplement le bon sens, n’ai-je pas le droit aussi de dire mon mot, après le docteur ? Je m’adresse à vous, messieurs les jurés. Si vous avez des points obscurs, dites lesquels : je répondrai, car j’affirme : « Quand cette fille a été arrêtée, cette fille a avoué ! » Elle a dit : « Je ne savais pas que j’avais fait mal. Il paraît que c’est mal ? Eh bien, quoique ce soit mal, c’est vrai que je l’ai fait ! » Messieurs, moi qui, défenseur, juge les hommes et les femmes sur l’esprit, non sur la lettre, sur leur valeur profonde, non sur des apparences, je pense : « Ça c’est très bien… ça c’est très beau ! » Et devant ça je m’incline ! Le reste n’a pas de rapport avec l’affaire ! Théories sociales ! Jurisprudence ! A côté, messieurs, à côté ! Songez simplement à ceci : cette fille, qui est toute jeune, qui est destinée à la maternité, elle aura des enfants, les enfants qu’il faut qu’elle ait, qu’elle veut avoir, et ils lui donneront des joies, mais… aussi des remords, évoquant en elle constamment l’image du pauvre petit être… vous m’avez compris… Je vois l’un de vous qui est bien ému. Ah ! c’est que cela, c’est le procès ! Je m’adresse à des pères de famille, parbleu ! Cette fille connaîtra par elle-même le châtiment de sa conscience ; vous ne lui en infligerez pas un second. Je m’assieds, rassuré, et je vous remercie !

Il a été doux, mielleux, fondant, d’une sincérité d’acteur sans le sou, d’une pompe de mi-carême, d’une affabilité dégoûtante. Le jury se rend compte qu’il vient de manger d’une crème tournée, mais, mal à l’aise, il ne discerne pas ce qu’il y a de gâté et de sain, et il acquitte.

Changez-le, ce jury ; changez le Président ; changez l’avocat : vous n’aurez rien changé. Vous retrouverez des hommes en jupe, qui font un métier, et des hommes en veston… qui ne savent que faire. On a beau s’acharner, vouloir se dire : « Mais si, il y a des ressources… des avocats simples… des jurés qui comprennent… » tous les jours, on est rebuté. Car c’est ce travail quotidien de la Cour d’Assises qu’il faut voir de près, en se gardant de la juger sur de grandes représentations où, parmi toutes les petitesses des débats, un ou deux hommes quand même s’imposent par leur art oratoire. Un mois d’avance s’annonce l’affaire Caillaux. Celle-là, on sait bien qu’elle fera recette ! La femme du ministre des Finances a pour avocat Me Labori : il y aura de belles minutes, ardentes, vigoureuses ; on oubliera le procès : les passions politiques enflammeront les cœurs… Mais, quand il s’agit d’une misérable qui a tué son petit enfant, d’un vieux filou retors qui a commis des faux, de deux jeunes crapules qui ont étranglé une vieille au fond d’un faubourg, quand on juge le crime et la misère sans réputation, ce comique journalier, ce comique bas et révoltant de la Cour d’Assises souligne la pauvreté de cette pauvre humanité. D’obscurs instincts la poussent à des actes dont l’horreur ne trouve personne, ensuite, pour en parler ni en juger sobrement… un peu divinement. Des intérêts, des tics, des égoïsmes, l’effondrement de ce qui semble le plus grave sur cette terre : la Justice. — Un crime, un assassin, des juges, un défenseur : quand on n’a pas vu, qu’on ne sait pas, est-ce que rien peut sembler d’un spectacle plus grand ? Mais il faudrait une charité qui vive comme un cœur bat, ou une sévérité poignante par l’émotion contenue… Hélas ! quelle que soit l’affaire, quand vous poussez la porte, il faut laisser tout espoir sur le seuil.

S’agit-il d’un faux ? Grâce aux avocats, vous allez assister à la « farce des experts en écriture ». Ouvrez les oreilles. Voici l’expert de l’avocat général : M. Aloès.

— Messieurs, prononce M. Aloès, ayant examiné l’écriture, j’ai la conviction que c’est un faux ! Dans la vraie écriture, chaque fois qu’il y a deux l, la deuxième est plus petite : ici, le contraire (l’avocat général approuve). Pour une s la plume monte, puis descend, et il y a un petit nœud dans la boucle : ici, pas de petit nœud. (La cour opine de ses trois toques). J’ai examiné aussi les f : au lieu que ce soit la boucle qui rencontre la hampe, ici la hampe est faite avec deux boucles. Considérations qui fortifient ce que j’appelle la présomption du faux.

— Monsieur, je vous remercie, dit tout haut l’avocat général.

— Et moi, je ne vous remercie pas, monsieur ! reprend l’avocat plus haut encore. Je signale simplement à messieurs les jurés que M. Aloès est cet expert notable, qui a diagnostiqué un jour, sur une écriture qu’on lui présentait : homme d’imagination pauvre et de faible culture. Riez, messieurs : il s’agissait de Renan ! Le mieux est donc de n’attacher aucune importance à ce genre d’exercice folâtre avant d’avoir entendu M. Robin, qui, lui, est notre archiviste paléographe le plus distingué. Qu’on fasse entrer M. Robin !

— Messieurs, dit M. Robin, expert de la défense, selon moi aucun doute : toutes les écritures sont de la même main ! Pas trace de faux. Primo : à cause des ressemblances : tous les t ayant des œillets très importants ! Tous les 6 tracés de haut en bas : ceci ne trompe pas ! (L’avocat lève l’index pour attirer l’attention des jurés.) Secundo : à cause même des différences, qui sont des différences d’origine nerveuse pathologique. Je me permets de remettre à ce sujet un petit mémoire, que messieurs les jurés voudront bien examiner à la suspension.

— Monsieur l’archiviste, dit l’avocat, je vous remercie et vous salue !

— Et moi, dit l’avocat général, moi je vous remercie aussi, monsieur l’archiviste, car l’accusation, elle, est impartiale. Elle a assez de raisons d’être sûre du crime pour négliger un dernier avis, même apporté par un homme considérable comme M. Robin.

… Tu as été mauvais ? Je serai plus mauvais que toi !… Gens de Palais ! Vieilles haines ! Concurrence ! L’accusé n’est qu’un prétexte.

Revenez trois jours plus tard. Affaire de fausse monnaie : un homme a passé cinq pièces de cinquante centimes en plomb. C’est trop. A coup sûr, il les fabrique. Accusé, prouvez que vous ne les fabriquez pas. Messieurs, vous constatez : il ne prouve rien ; donc, il les fabrique !

Et le jury, cette fois, se hérisse : le jury n’aime pas les faux monnayeurs, même présumés. Rentier, marchand de beurre et œufs, commandant en retraite, chacun se sent visé par ce mauvais homme, dont on dit : « Il fait des pièces en plomb. » Chacun se rappelle celles qu’il a reçues ; et chacun se prépare… à condamner… En vain se trémoussera l’avocat.

— Messieurs, l’État, le premier, donne un pernicieux exemple !

L’avocat général bondit :

— Vous dites ?

— C’est l’État qui émet de la monnaie ne pesant pas le poids !

L’avocat général suffoque :

— Mais… mais… c’est une nécessité !

— Et les nécessités protégées par la loi sont morales, n’est-ce pas ?

L’avocat ricane, s’assied, triomphe. Jeune stagiaire. Sa famille est dans la salle : père, belle-sœur, des amis. Et le père dit : « Nous sommes bien contents : après six mois de Palais, déjà les Assises. »

— Oh !… Il a du feu ! reprennent les amis.

— Je crois qu’il réussira, murmure le père.

Il ne réussira pas à faire acquitter son premier client. Il a beau s’égosiller : « Messieurs, c’est un innocent ! Le malheur a voulu qu’il ait cinq pièces en plomb, mais… elles prouvent sa candeur : jamais il ne regarde ce qu’on lui donne ! » Un témoin, marchand de vin, s’avance à la barre, gros, trapu, mafflu, féroce :

— Il m’a collé trois pièces fausses, trois !

— L’une d’elles fut déposée à l’instruction, n’est-ce pas ? dit le Président. Et les autres ?

— Ah ! dame, les autres, bredouille le marchand de vin… J’ai pu les repasser !

Un quart d’heure après, l’accusé qui, lui, a pu en passer cinq au lieu de deux, sera condamné par les jurés qui ont acquitté le meurtre, l’infanticide et le faux, à cinq ans de réclusion pour fabrication de fausse monnaie.

Allez chez vous méditer le cas, et revenez trois jours plus tard.

C’est une jeune femme de famille bourgeoise qui, cette fois, est sur le banc des criminels.

Elle jure que son mari s’est suicidé : l’accusation prétend qu’elle l’a tué. Mystère. Aucune preuve ; mais la haine venimeuse de deux familles. Celle de l’accusée qui dit : « C’est abominable ! Cette femme fut un ange ! Son mari était fou ! » Celle du mari qui crie : « Vengeance ! Pauvre homme ! Il eut une vie de martyr près de cette femme vipérine ! » Et les oncles, les tantes, les précepteurs, nourrices, médecins, sages-femmes, concierges, domestiques de chacune des deux tribus défilent, en absolvant ou en accusant. La fausse douceur ou l’âpreté mal contenue de tous ces gens qui, pour défendre l’un, accablent l’autre, est, à la vérité, un spectacle humain terrible mais puissant ; et c’est une grande fresque du mariage, formée de deux groupes sociaux qui, le jour des noces, ont bu ensemble, en se trompant de verres, mais qui, maintenant, sur un cadavre, se détestent et se déchirent en grinçant des dents. L’accusée, silencieuse, assiste à ce déchaînement. D’un côté, du sien, famille de commerçants libres penseurs, passementiers, qui affichent avec un amour-propre candide leurs idées libérales. En face, dans le camp du mari : un architecte, son père, un bibliothécaire, son oncle ; un directeur de conscience : l’abbé Galli-Mathias. Ils pourraient entrer pêle-mêle et parler tous ensemble : des débats jaillirait la même lumière.

Pour Monsieur d’abord, approchez !

— Monsieur était bon, murmure une femme de chambre… Il ne me parlait jamais… Mais Madame était égoïste et regardante à ses sous : elle ne voulait pas donner assez, pour qu’on soit nourri comme il faut.

— Bon. Merci.

Pour Madame, maintenant !

— Messieurs les juges, dit la cuisinière des parents de l’accusée, chaque fois que Madame s’en venait dîner chez nous, elle avait toujours quelque gentillesse pour moi et aussi vrai que je suis Philomène Giraud, quand j’ai su que M. Bonnefoy s’est suicidé, j’ai dit : « Bien sûr, ça peut pas être elle qui l’a tué ! »

Parfait. Merci. Encore pour Madame : son père, M. Laurent.

— Messieurs les jurés, dit ce témoin, qui dirige un magasin de nouveautés, le jour que j’ai donné ma fille à mon gendre, j’étais sûr qu’il n’était ni coureur, ni joueur, ni buveur. Il me semblait que c’était l’essentiel ! Hélas, la vie fait découvrir des choses… Ah ! avoir peiné trente ans, être arrivé par sa probité et son courage, croire à la justice sociale et au progrès, et se trouver en Cour d’Assises ! J’aimerais mieux mourir !

— Mourir ! s’écrie l’avocat, Me Rongecœur. Permettez-moi, monsieur, de vous dire d’attendre ma plaidoirie… qui vous sauvera !… Huissier, l’institutrice de l’accusée !

La voici : c’est une laïque :

— De toutes les jeunes filles que j’ai instruites, Mlle Laurent m’a toujours paru la mieux douée, et de l’esprit le plus libre.

— Ceci peut s’interpréter de deux manières… remarque l’avocat général.

— Oh !… Oh !… Est-ce possible ! gémit Me Rongecœur. Vous non plus ne me ferez pas grâce jusqu’à ma plaidoirie ? Mais… attendez que j’aie plaidé, voyons !

Soit. Famille Bonnefoy, celle-là redoutable pour l’accusée. Le père, d’abord, un croyant :

— Messieurs, j’ai élevé mon fils dans la religion. Quand mon fils m’a dit : « Je ne suis pas heureux. Alice est mauvaise, » je lui ai répondu : « Mon enfant, patience ! Contente-toi de ton sort. Songe à ceux qui en ont un pire. »

L’oncle lui succède. Encore un chrétien. Il a des yeux minces, perdus dans de grosses joues, des cheveux plats et disciplinés, de petites mains rondes et pleines d’onction :

— Mon neveu, susurre-t-il, était timoré, mais homme de devoir. Messieurs, j’ai pu aisément lui faire comprendre, dès qu’il m’a parlé de séparation, combien c’était chose grave, même si sa femme n’avait aucune des qualités que nous espérions et que, bien entendu, nous ne lui dénions pas encore aujourd’hui… car, si elle est coupable, elle n’appartient qu’à Dieu !

Il a baissé les paupières, il a confiance dans le Tout-Puissant. Et l’abbé Galli-Mathias lui succède.

Les yeux de l’abbé ont l’air d’apercevoir un monde passionnant, révélé par les gros verres de ses lunettes rondes.

— Messieurs, souffle-t-il, je crois avoir, en conscience, à déposer sur deux points utiles. Le premier : ce qu’était Jean Bonnefoy. Je ne dirai qu’un mot : c’était un garçon sain de corps et d’esprit ; mais — je puis l’affirmer sans trahir le secret professionnel — par le fait qu’il s’approchait des sacrements, il irritait sa jeune épouse. — Secundo : je suis venu le lendemain du drame ; je suis entré dans la chambre de ce pauvre ami ; j’ai dit une prière, puis j’ai regardé le corps ; il portait d’étranges plaies ; et je dois à la Justice de rapporter que l’attitude impassible de la veuve m’a confondu… Je me suis d’ailleurs gardé de la moindre question. J’ai redit simplement une prière… qui pouvait être pour elle aussi bien que pour lui. Après quoi je me suis retiré, et je pense… n’avoir, à présent, qu’à faire le même geste.

— Un mot, monsieur l’abbé ! Encore un mot ! interrompt Me Rongecœur.

Sa voix est grave :

— Certes, vous n’aiderez pas à sauver cette malheureuse, puisque vous avez pris le grave parti de vous joindre à ceux qui l’accablent ; mais je vous crois quand même épris de justice, monsieur l’abbé, et je vous demande : un homme, même très religieux, peut-il se tuer dans un accès de démence ?

— Mais…

L’abbé souffle et roule des yeux étranges. Est-ce qu’on se moque ?

— Mais… bien sûr !

— Ah !… Ah !… Tout le monde a entendu ? crie Me Rongecœur. C’est extrêmement grave ! La réponse est extrêmement précise ! Elle pourra servir d’épigraphe à ma plaidoirie !… Monsieur l’abbé, faites-moi le grand honneur de bien vouloir y assister !

En attendant, il y a le beau-frère qui vient insinuer dans un doux sourire :

— Oh ! la belle-sœur n’était pas aimable !… Elle… cherchait plutôt… je ne devrais peut-être pas dire cela…

— Dites, monsieur ! insiste le Président.

— Elle cherchait à brouiller tout le monde… Et pour son mari elle n’avait de cesse… Enfin ce n’est peut-être pas à moi à rapporter cela…

— Mais, je vous en prie, monsieur ! recommence le Président.

— Elle n’avait de cesse qu’elle ne l’eût fait sortir de ses gonds !

En revanche, une amie de Madame affirme :

— Messieurs, je vous jure que ce garçon était impossible à vivre ! Méfiant, tâtillon ; ne respirant pas dans un appartement ; ayant peur des microbes, détestant les meubles anciens à cause des maladies dont ils renferment les germes…

— Ah ! là, madame… suffoque Me Rongecœur, avec l’autorisation du Président, j’insiste : affirmez-vous qu’il ne pouvait pas supporter les meubles anciens ?

— Oui, Maître !

— Parfait ! messieurs les jurés, je vous apporterai dans ma plaidoirie la preuve, la preuve mathématique du contraire de ce que le témoin affirme là sous serment !

— Oh ! s’écrie la jeune femme.

— Messieurs, patientez jusqu’à ma plaidoirie !

A l’en croire, cette plaidoirie sera un événement ! Elle représentera, en tout cas, une minute qu’il attend depuis six mois ! On comprend qu’à tous il l’annonce avec fièvre et que pour tous il réserve des places. Il y a six mois qu’il n’a pas plaidé aux Assises, six mois que l’attention publique n’est pas fixée sur lui, sur son talent incontestable, sur… sa malchance aussi, car pourquoi… pourquoi n’a-t-il pas la place qu’il mérite : la première ?… Que la vie est injuste !… C’est ce point, précisément, qu’il va plaider. Au surplus, il le fera avec art : il a le sens des périodes bien menées, qu’il fait vibrer ingénieusement. Exposé clair, développement logique, péroraison chaleureuse, c’est un bon avocat, dont l’ouvrage est soigné, mais… il manque la vraie force qui est le ton personnel, le tempérament qui doit emporter tout, le génie enfin, car lui seul fait table rase d’une composition trop ordinaire et d’exclamations trop connues. Au lieu de s’assimiler les histoires médiocres de ces deux maisons et d’en souffrir une par une la discussion, il faudrait élargir le drame pour en marquer la détresse insoluble. Dans la brouille de deux êtres et de leurs familles, c’est la haine qui est le point de départ, la haine de races : quelle vanité de chercher dans les événements postérieurs des causes à ce sentiment qui a précédé tout ! On n’est ni du même sang, ni de mêmes mœurs, ni des mêmes préjugés. On se méprise ; et au service de ce dédain, de chaque côté, on apporte ce qu’on a de bassesses et d’envie. Voilà ce qu’il faudrait dire d’abord ; et ce serait un flot de lumière tout à coup, sur l’histoire. Quel danger ! Alors, on cherche, on sort, on expose, on étale des rivalités inextricables, des susceptibilités en pelotes d’épingles, tout ce qui donne soif d’air auprès de ce cadavre… Oh ! qu’on étouffe dans cette salle !… Et après qu’on est passé de la pitié à la rage, puis à la lassitude, on pense que c’est la presse, avec son sans-gêne, son débraillé, mais son bon sens, qui juge comme il convient. Bande d’enfants terribles, ces journalistes, pareils aux mauvais garçons que Villon chérissait, et à qui on pardonne tout, parce que leurs jugements de gavroches sont les seuls lucides dans ce genre de procès, contrefaçons de la vie.

Un coup d’œil sur le public, et la presse déclare :

— Aujourd’hui, la purée… Il n’y a que des femmes honnêtes !

L’un remarque :

— Et l’accusée ?

— L’accusée ? De la boniche plus que de la femme du monde !

Le Président dit : « Votre mari, madame, n’avait pas une intelligence dont il y ait beaucoup à dire. J’entends qu’il n’aimait pas se mettre en avant. C’était… »

— Un derrière ! dit la presse.

On demande à l’accusée pourquoi, le soir du drame, elle n’avait pas fait sa natte. Ces messieurs s’interrogent :

— Et toi, mon vieux cochon, tu mets des bigoudis ?

L’oncle chrétien dépose :

— Ah !… le sale calotin !

Une concierge s’explique :

— Cloporte, va !

Enfin, quand Me Rongecœur se jette aux pieds de la Justice et qu’il l’implore de toute son âme, la presse, à chaque finale, fait écho. Il dit :

— La parole ! Ah ! la parole, enfin, je l’ai !

La presse répond : « Poil au nez ! »

Il supplie :

— Ayez pitié des enfants qui attendent votre jugement !

La presse dit : « Poil aux dents ! »

Il s’écrie :

— Messieurs, en cette heure grave Dieu vous assiste !

La presse dit : « Poil au kyste ! »

Et tout cela d’une bonne voix, qui s’entend dans un cercle de cent personnes. A vingt reprises, le Président tape sa table et menace de faire sortir le public. Tout à coup, il s’y décide :

— J’en ai assez ! Gardes, évacuez !

Les gardes, au reçu d’un ordre, se précipitent d’abord. Puis ils s’arrêtent et se demandent ce qu’on leur a dit. Par qui commencer ? Ils regardent la presse.

— Mais non, crie le Président, tout le monde, sauf, bien entendu, les journalistes !

On ne jette dehors que le pauvre public, c’est-à-dire ceux qui debout, au fond, se sont tenus cois dans le tremblement d’être expulsés, les vrais passionnés, car ils souffrent pour voir et pour entendre, car ils font la queue, car ils supportent qu’on les écrase, car ils ne bronchent pas si, dans le nez, on leur ordonne : « Silince ! » — pouilleux et populo, qui donnent à cette Justice, du seul fait qu’ils la regardent, un air comique et familier. Têtes avides de feuilleton, têtes farces que l’on voit seules, les corps étant cachés par un haut box de bois, humanité spectatrice de forfaits, parquée là, méprisée, qui représente la nation, mais à qui l’on a l’air de répéter tout le temps que ses curiosités sont malsaines, — elle est à la fois tolérée et rudoyée, persifleuse et pleine de respect, souveraine mais intimidée. Les gens, pressés, ventre sur ventre et bouche sur bouche, se lient, se parlent, s’entr’aident :

— Madame, guettez : c’est par là qu’ils vont rentrer l’accusé… Seulement, tournez pas la tête ; suffit d’une seconde : on rate tout !

Puis, chacun prend parti : bientôt on se dispute, mais on confond haleines et jugements, qui fleurent l’ail et l’alcool : on se réconcilie. Enfin, même injuriés, écrasés, asphyxiés, ceux qui peuvent entrer sont fiers, car dans ces lieux bénis on ne se glisse qu’un par un, sous l’œil sévère des gardes. Un gavroche disait un jour :

— Faut qu’un sorte pour qu’l’aut’e entre : c’est comme aux cabinets…

Le peuple ne montre d’ailleurs pas le même penchant pour toutes les affaires. Les vols et les faux n’ont qu’une clientèle restreinte. Les terribles romans d’amour attirent surtout d’étranges couples d’amants. Mais c’est le crime qui fait recette : la vieille femme étranglée par des jeunes gens patibulaires. Alors, sans se lasser, on regarde ces faces de brutes, tant il est vrai que la monstruosité est un mystère, et les âmes des faubourgs sont empoignées par ces récits d’assassinats nocturnes, où il y a des râles et des reflets de couteau.

Les avocats, en revanche, ne viennent guère à ces débats qui, rarement, intéressent leur avenir. Il faut être jeune stagiaire et préférer à rien une mauvaise cause d’apache ; ou bien, comme la jeune et blonde Mlle Prosper, préparer une enquête touchant le jury si discuté. Sur de hauts talons, dans sa robe d’avocate, elle approche, d’un petit air précieux, de MM. les jurés suppléants et, retapant ses cheveux :

— N’est-ce pas, messieurs, que je suis agréa… Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire… A votre avis, ce jury criminel…

Ils ne peuvent en penser que du bien : ils en sont. Et puis, elle a un cou délicieux. Ils minaudent avec elle :

— Quel malheur, mademoiselle, que ce ne soit pas vous aujourd’hui qui plaidiez !

Ils n’ont, pour les réjouir, que d’affreux avocats : cette vieille poule de Trinioles, et Morvelet, cette nullité. Mais le premier, du moins, a l’éloquence équivoque et la sensibilité frelatée qui conviennent à ce genre de crapuleuses affaires. Il se met au niveau de son client, des témoins, du médecin légiste. Et ainsi, la basse ruse, ou l’inconscience terrifiante du criminel, jointe à la plaidoirie toute faite d’un défenseur qui crève de vanité professionnelle, font une sombre séance, où les bouffonneries éclatent parmi l’horreur, et vous éclaboussent… avec du sang !

Deux jeunes bandits ont égorgé leur tante octogénaire. Ils s’appellent Papillon et Oé. Oé est mince et fuyant : un serpent. Papillon semble énorme, c’est le rocher sous lequel l’autre se cache : il éclate dans un tricot brun qui marque sa force en moulant ses muscles ; cou de bœuf et toison rousse emmêlée. Sont-ils deux cyniques ou deux idiots ? Ou ont-ils simplement cette vulgarité des brutes, qui fait paraître tantôt simples, tantôt crapuleux ?

— Vous étiez démolisseur ? dit le Président à Papillon.

— Dans le temps…

— Dans le temps est joli ! Je trouve que vous l’êtes resté !

Par cette réplique vulgaire, voici le Président au diapason.

— Vous lui avez arraché ses bagues à cette pauvre vieille. Vous l’avez ficelée et jetée sous son lit. Puis, vous avez été prendre une consommation… bien gagnée !

Trivialité horrible, mais qui s’adapte à l’esprit des criminels. Le public seul aura du dégoût.

Le système d’Oé est de nier. Il nie tout. Il est venu chez la vieille, commandé par Papillon ; s’il l’a tenue, c’est que Papillon l’a dit ; et il a tapé, pour obéir au regard de Papillon.

— Monsieur le Président, explique-t-il d’une voix traînarde, on ne résiste pas à ces yeux-là ! Vous auriez fait pareil !

— Moi mis à part, objecte le Président, il y avait les yeux de votre pauvre tante, qui devaient supplier ?

Oé se balance :

— Elle me regardait pas ; elle me regardait jamais… Elle préférait Papillon… Pis… j’savais pus…

— Vous ne saviez plus quoi ?

— J’étais mûr !

— Voilà !… Toujours ivre !

— Non ! Pas toujours ! Ça, c’est des calomnies ! Rapport que j’ai toujours veillé d’boire que de bons vins qui fassent pas d’mal.

— Et c’est ce bon vin, dit le Président, qui vous empêcha, une fois arrêté et remis devant votre victime, d’avoir un regret, une larme ?

Il ne répond plus ; Me Trinioles va parler pour lui :

— La peur, monsieur le Président, tarit toutes les larmes !

— Nous le demanderons au commissaire de police.

— Pas besoin du commissaire ! s’écrie Me Trinioles. Je le dis ! Il s’agit d’un effroyable drame !

— C’est vrai, réplique l’avocat général, effroyable !

— Oh ! effroyable… pour ceux qui sont ici !… Car cette vieille tante, nous reparlerons d’elle ; nous dirons ce qu’elle a été… ou ce qu’elle aurait dû être !

Une fois de plus, c’est le procès de l’assassinée qui commence, et on fera, par-dessus le marché, celui de tous les témoins qui ne consentiront pas à être de la plus extrême réserve vis-à-vis des assassins. Grâce aux mœurs du Barreau, soyez seulement cité au Palais : vous ressortirez ayant votre compte, insulté et vilipendé… Quant à l’horrible scène que fut l’assassinat, il n’en est plus question.

Pendant que Me Morvelet, sans salive, assiste, hagard, à des débats auxquels il est incapable de donner la moindre direction, Me Trinioles, grand dans l’absurdité, se déchaîne. Il se déchaîne au point que Me Piero-Piafferi, étant entré, se glisse jusqu’à lui et, entre deux interruptions, lui conseille le calme :

— Ne t’énerve pas… De la mesure !

Est-ce que Trinioles aurait de l’ironie ? Il l’envoie coucher. Puis il tempête davantage :

— C’est révoltant ! Un scandale ! Ah ! pauvre ami (c’est Papillon le pauvre ami), si vous étiez un ministre tout-puissant…

Le Président s’anime :

— Ce serait exactement la même chose ! La Justice est égale pour tous !

— Égale !…

Trinioles s’étrangle.

— Allons, dit le Président, pressons !

— Ah ! Ah ! rugit Trinioles. Pressons ! Maintenant que nous en sommes aux témoins à décharge, pressons ! Mes pauvres amis ! (c’est Oé avec Papillon) si nous étions en Angleterre…

— Nous n’y sommes pas ! fait le Président sèchement.

— Grâce à Dieu, car j’adore la France ! Mais tout de même…

Il n’achève pas ; il étouffe, son ventre ballotte. Au lieu de se rebiffer, les témoins qu’il insulte le regardent avec effroi et, troublés dans leur déposition, la transforment en hâte :

— Monsieur le Président, crie-t-il d’une voix vengeresse, pourquoi le témoin se trouble-t-il ?

— J’ai pas de force, répond le témoin… Je sors d’une maladie où j’ai perdu tous mes cheveux !

— Ah ! ricane Me Trinioles, si en Cour d’Assises nous ne craignions de perdre que cela !

Me Rongecœur le joint à une suspension :

— Méfie-toi ! Tu te mets la Cour à dos…

Il fait un horrible sourire satisfait :

— C’est dans mes élans que les belles pensées jaillissent !

— Sans doute, reprend tortueusement Rongecœur, mais… l’affaire était-elle bien pour toi ? (Il l’aurait tant voulue !)

— Pour moi !…

La toque de Me Trinioles en tourne sur son crâne.

— Rien qu’à l’étudier, je n’eus jamais de ma vie une pareille émotion !

Aucun conseil à lui donner. Il ne pourra se contenir que tant que les médecins parleront dans leur style moliéresque. Le docteur Paul paraît le premier, lui qui, toujours, quel que soit le crime, quelle que soit la victime, fait la même déposition, grave mais souriante, parfaitement creuse et inutile, ponctuée de saluts respectueux au jury.

— Messieurs, j’ai constaté d’abord ce que nous appelons en médecine légale des ecchymoses de chute. Elles sont dues à la compression du corps sur le sol.

Il a l’allure satisfaite, il est guindé sur sa profession, il parle vite, il récite presque :

— Cette femme, messieurs, avait, comme il est naturel à son âge, des artères dures et fibreuses. Le foie était gras. Dans le rein, la substance corticale m’a paru atrophiée ; mais ce qui, à l’autopsie, devait surtout attirer mon attention de légiste, c’est une hémorragie cérébrale très nette. Entre cette hémorragie et les violences exercées, peut-on, doit-on, pouvais-je, devais-je établir une relation de cause à effets ?… Messieurs, dans l’état actuel de la médecine, en conscience, je réponds négativement… Alors ? Qu’est-ce qui a pu entraîner la mort ?… Il y a deux mécanismes en présence : ou la suffocation par obturation des voies respiratoires, ou la striction…

— Plaît-il ? balbutie le Président.

Le docteur Paul sourit agréablement :

— Monsieur le Président, je dis : ou la striction du cou par le fait de la main. Lequel de ces deux mécanismes a pu, je répète, entraîner la suppression de la vie ? N’hésitons pas à conclure : l’un et l’autre. En effet…

Et toujours avec la même grasse figure épanouie, il poursuit ses explications de La Palisse médecin.

Après lui, le docteur aliéniste Rioufolovitch est régulièrement mandé pas les avocats pour venir, à propos de n’importe quel criminel, expliquer ses tares… et son irresponsabilité.

— Messiés, dit ce Russe, z’ai été commis pour étoudier le cas du nommé Papillon et rezerzer si, d’une façon ou d’une autre, en partie ou en totalité, il n’était pas excousable du crime dont il a à répondre dévant vous. Zé me souis livré, messiés, à trois zenres dé conztatations : les prémières obzectives ; les deuzièmes zubzectives ; et les troizièmes rétrozpectives. Prémières conztatations obzectives : lé dénommé Papillon souffre fréquemment des membres inférieurs et a une peine rélative à ze zhausser, dès qu’il fait zhaud ; les féculents semblent lui donner du gonflement d’entrailles ; il dit, à sept ans, être tombé zur la tête, et depuis avoir des névralzies. Enfin, zes urines, qué z’ai examinées avec zoin, sont trop riches en phosphates. C’est tout. Au total : rien dé rémarquable. Deuzièmement : conztatations subzectives. La première rémarque du dénommé Papillon dévant moi a été qué zon père l’avait conçu à une période de faiblesse, après les fatigues d’un voyage aux colonies. Il est possible, messiés, qu’il y ait là une prémière raison à za névropathie évidente. Z’ai notamment constaté zhez lui des tendances érotiques assez développées. On a trouvé dans zes poches, en l’arrêtant, des images obszènes : ze crois qu’effectivement elles correspondaient à un besoin. — Enfin, troizièmes conztatations rétrozpectives : il y a eu, messiés, dans la famille dé Papillon, un grand-oncle maternel enfermé à Saint-Anne, et une zœur qui a présenté des zautes d’humeur. Tout cela est à noter, sans qué tout cela soit particulièrement à souligner. Mais, me résumant, sur cet état pzychologique, ze crois, messiés, qu’après mes trois sortes dé conztatations, ze dirais volontiers zeci : Papillon me paraît être un zerveau rélativement normal, au zervice d’une moelle assez zurexcitée.

Si, à cette minute, il ne regardait pas les deux trognes d’assassins et l’horrible tête de Trinioles, dirigeant ainsi tous les regards de la salle sur ces trois complices, on serait tenté de croire que cet aliéniste est un humoriste ; mais personne ne rit. Lui-même ne s’amuse pas. Et tout cela fait détourner les esprits de l’image qui devrait s’imposer : l’assassinat d’une vieille, une nuit, par deux brutes, parmi des coups et des râles.

Me Trinioles se lève. Terrible minute ! Il est de la même école que Me Mireille, que cinq cents, que sept cents autres ! Rapportez fidèlement ce que vos oreilles vont entendre. Les gens simples, qui vivent loin du Palais, vous diront que vous caricaturez. C’est qu’ils ne connaissent ni le milieu, ni la procédure, ni le métier. Tout, tout est possible dans la bouche d’un avocat ; tout est véridique ; rien même n’est une audace, tant peut être démesurée son inconscience !

— Papillon, messieurs, partit chez sa tante sans préméditation. La preuve : il avait d’abord été question de dévaliser une vieille femme, rue de Bretagne. Ah !… que ne l’a-t-il donc fait !… Papillon, messieurs, avait sur lui du cordon de tirage ? Oui ! En passant devant un bazar, par gaminerie, il en avait coupé quelques mètres. A qui de nous n’est-ce pas arrivé ?… D’ailleurs, la Justice, injuste, dit à l’accusé : « Expliquez-vous ! » mais l’accusé ne peut pas toujours s’expliquer : dans la vie, il y a des minutes d’aberration ! Quand mon client et son cousin se sont trouvés devant leur vieille tante, que s’est-il passé ?… Hélas ! Ils ont été victimes des circonstances ! Cette pauvre femme, on répète à l’envie qu’elle fut assassinée ; mais vous avez entendu le docteur Paul : « Je ne puis préciser, dit-il, de quoi elle est morte. » Le doute plane, messieurs ! Certes, il y eut des coups, des blessures ; certes, les conséquences ont été déplorables ; mais c’est tout ! Où est le crime ?… Je ne vois qu’un accident navrant… Devez-vous alors, vous jury, supprimer de la Société un garçon plein de santé, qui peut lui rendre d’éminents services ? Vous vous hypnotisez, j’en ai peur, sur la vision strangulante d’une vieille femme dans la nuit, vision fournie par monsieur l’avocat général. Ah ! messieurs les jurés, rien n’est dit, tant que la défense n’a pas parlé… tant qu’il reste une seule chose à dire ! Et moi je dirai tout, car vous ne connaissez rien de cet homme, vraiment… Regardez-le, ce nerveux, avec son regard de somnambule, en proie à une suggestion perpétuelle… Pourquoi… je vous le demande, pourquoi, sinon parce que nous sommes en Cour d’Assises… pourquoi vouloir à toute force qu’il ait étranglé ? Un assassin, cet homme-là ! Voleur, peut-être, et voleur encore qui ne prétendait commettre qu’un léger vol ! Est-ce qu’on assassine, dites-moi, quand on a derrière soi vingt ans de vie honorable ? Je sais : vous allez répondre : « Et le bâillon ? » Mais il ne l’a mis, messieurs, que pour le desserrer !… Alors, ayez, je vous en prie, le courage de conclure, avec les faits probants, que le décès de cette pauvre vieille ne fut que le résultat d’un geste hypothétique de cet homme ! En ce cas, la… je n’ose même pas dire le mot… la peine de mort… pour celui-ci ? Peut-il en être question ?… Les travaux forcés à perpétuité ? A cet homme jeune, à l’âge de l’enthousiasme !… Dix ans de réclusion ? Pensez à ce chiffre ! Dix ans dans une maison centrale, où il est interdit de parler ! Vous frémissez, messieurs ! Et puis… il a une famille. Vous ne voudrez pas que, par les journaux, elle apprenne une si horrible chose ! Alors ? Résumons-nous, ensemble, avec toute la loyauté de nos cœurs réunis. On n’a pas voulu tuer. Pour un vol pardonnable, on a mis une pauvre vieille, — qui, hélas ! d’elle-même, n’aurait pas tardé à mourir, — dans une position qui eut des conséquences dont on aurait dû se préoccuper, je le reconnais, mais c’est tout, absolument tout ! Je me tourne à gauche, à droite, je remonte dans le passé : rien ! Le néant ! Conclusion : Vous acquitterez ! Vous acquitterez ! Vous acquitterez !

Le jury, composé du commandant en retraite, du professeur de violon, du grainetier et de neuf autres citoyens honorables, a passé sa semaine à acquitter des meurtres, des faux, des avortements. Une fois, une seule, il a tenu à punir de cinq ans de réclusion un homme qui avait passé cinq pièces de dix sous fausses. Sa tâche va être terminée : celui-ci va retourner à son grain, cet autre à ses sonates, ce troisième à sa retraite. C’est la dernière affaire… Ma foi, il est bon de s’affirmer… Dix ans ? Non. Vingt ans ? Pas assez. La mort. Parfaitement ! Et pour les deux.

Si l’on en juge au silence et à la pâleur des visages, la lecture de cette tragique sentence produit, sur le public et le jury, un effet nerveux plus grand que sur Papillon et sur Oé. Sans doute cette idée leur est-elle déjà familière : en cellule ils l’ont ruminée. Tout de même, Papillon, ce colosse, a une raideur qui trahit son émoi ; comme tous les assistants, soudain, il se représente la machine au petit jour, des messieurs raides et tête nue, le bourreau, le panier ; mais tandis que les gardes l’emmènent, Oé lui crie d’une voix railleuse : « P’tit… t’en fais pas !… C’est pas encore la tête !… Y a la grâce… et on ira au pays des singes ! »

Emmèneront-ils Me Trinioles ?

Il vient d’écouter, le front dans ses mains, supportant avec peine le poids de son crâne où d’horribles images s’entre-choquent. Enfin, il se redresse. De ses yeux on ne voit plus que le blanc : il se pâme. Comme des amis l’entourent, l’entraînent, on se demande s’ils le félicitent ou s’ils soutiennent ses pas. Comédien ! Comédie !… D’une insanité, à la fin trop ignoble. On comprend que des journalistes, ayant seulement un an de métier, s’en viennent là comme des chiens qu’on fouette. Ils en ont déjà tant vu ! Quelle nausée !

Et pourtant, quand, à l’horizon, quelque grosse affaire se prépare, quand, d’avance, la rumeur en emplit et le Palais et la ville, ils retrouvent tout à coup des âmes d’enfants curieux. Qu’on annonce, par exemple, que va se juger l’affaire de la femme de Caillaux… Quand ? Dans quinze jours ?… Dans huit ?… Lundi !… Tous les amis veulent des cartes ! Ah ! cette fièvre, ce désir, ce snobisme ! Eux-mêmes alors subissent un entraînement. Ils pensent : « C’est pourtant vrai que ce sera la grosse affaire !… » Et ils oublient le courant, toute la besogne quotidienne. Il va venir des actrices, des hommes du Gouvernement. « Ça va être énorme, c’est sûr ! »

— Mon bon petit, je te ferai entrer.

Ce sont eux, toute la dernière semaine, qui proposent, avant qu’on demande. Et certes, ils vont continuer leur fâcheux travail dans cette fâcheuse maison ; mais elle sera toute changée par une fête, un grand gala de justice, qui leur donne de l’importance.

— Vous savez qui plaide pour les Caillaux ? Non ? Vous n’avez jamais entendu Labori ? Mais, chère amie, Labori c’est mieux qu’un avocat… c’est la Défense personnifiée !

Encore quarante-huit heures… Plus que vingt-quatre… Ah ! ce procès ! Enfin, voici sa semaine venue ! Voici le jour d’ouverture !… Caillaux ! Caillaux ! Le nom seul, quand on le répète, sent la chasse et la curée. Comment s’étonner que des débats sensationnels, que ce politicien va mener lui-même, soient tumultueux, pathétiques, secoués de fureurs et d’aboiements ?

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