La Cour d'Assises, ses pompes et ses œuvres
V
L’AFFAIRE NATIONALE
Tout le monde est venu. L’attente seule est une angoisse. Grand spectacle politique et judiciaire. Et c’est par des cris qu’il commence !
— Hou ! Hou !… Conspuez !… Hou ! Hou !… Ouvrez !
Le Président n’est pas fait pour l’action. C’est un homme sur son derrière depuis trente ans. Il est dans le plus grand émoi : il a omis de faire ouvrir les portes aux journalistes. Ceux-ci protestent, poussent, pénètrent, et, dans la salle bondée et déjà frémissante, ils apportent leur colère. Aussi, la première phrase de la Cour sera-t-elle chevrotée : « Messieurs, la dignité de la Justice… » Le mot sonne faux ; on répond par un bourdonnement. Il y a là tout le Paris amateur de théâtres, installé déjà et qui braque ses jumelles. Une voix crie :
— Ce sont les agents de la Sûreté qui sèment le désordre !
Mais où se cachent-ils ? Comble d’audace ! Ils sont venus déguisés en avocats : on reconnaît leurs lourdes têtes d’espions, qui ne s’accordent pas à la légèreté des robes du Barreau, et Me Piero-Piafferi lance au nez de l’un d’eux…
— Au premier flic qui m’embête, je mets mes deux mains sur la figure et mes deux pieds où vous savez !
Le flic ne bronche pas.
Qui les a postés là ? M. Caillaux. Il a donné ses ordres au Gouvernement. Ce vieux Président, pâle et déjà perclus de peur, qui redoute-t-il ? M. Caillaux, grand chef des fonctionnaires. Deux cents robes noires d’hommes libres, tassés au fond de la salle parce que leurs bancs sont occupés par la clientèle de l’assassin, s’insurgent, avant même qu’on commence. Après qui en ont-elles ? Après M. Caillaux, le dictateur d’hier et peut-être de demain. — Et ainsi, les premières minutes, passionnées, ont la fièvre d’une rencontre. On se dévisage pour une lutte… Où est l’accusée ? La voilà, cette gueuse ! C’est elle, la pauvre victime !… Mais lui ? Pas là ? Serait-il en retard ? Comble d’impertinence !… Non, le voici !… Et aussitôt, chacun ricane, ou regarde bouche bée, chacun se livre, dès le premier mouvement, avec sa stupeur ou sa haine… Caillaux ! L’homme détesté de tous les indépendants, mais le plus craint des âmes molles qui tremblent pour une place. Son nom suffit pour qu’on se batte ; dès l’abord, on se défie ; et même avant d’avoir parlé, on s’essouffle dans un air énervant, précurseur de batailles.
Le jury, pourtant, demeure impassible. Sitôt choisi, sitôt glacé, par le lieu, la foule, la cause. On y voit un imprimeur, un accordeur de pianos, un chapelier, un architecte. Messieurs, de la circonspection ! A gauche, ils sont guettés par la partie civile : Me Chenu épie leurs visages pour s’imposer et leur faire venger une victime. En face, la défense, Me Labori. On ne voit pas son regard : le lorgnon l’éteint. Il a l’air aveugle des statues antiques ; mais la bouche n’en est que plus poignante. Elle clame déjà l’honnêteté d’une femme ! Gare au jury s’il ne comprend pas !
— Madame… comment vous appelez-vous ?…
C’est le Président qui balbutie ces quelques mots : le procès commence. Et tout de suite… c’est une déception ! Car, tout de suite, ce sont des débats médiocres et hésitants, à la mesure des premiers acteurs.
Quelques journalistes étaient debout.
— Assis ! Assis !
— Madame, répète le Président… votre nom ?
— Assis !… Chut !… Écoutez !
Bien vite on s’aperçoit que l’accusée, de visage banal, a la voix faible et monotone. Dès la première réponse, elle est piteuse. Diable ! Le public des théâtres, qui a le goût de la clarté, se demande pourquoi le tyran aimait cette femme… Il la dominait, sans doute… Qu’elle est misérable : elle s’explique en petite fille. Oh !… c’est une rude déconvenue !…
Les curieux se rasseyent.
Alors, le Président l’exhorte :
— Madame… dites ce que vous devez dire… comme vous l’entendez…
Employé de la Justice, il est à ses ordres.
Dans un effort, elle se décide :
— Monsieur… en 1911, je me suis remariée avec M. Caillaux, président du Conseil.
Elle fait valoir le titre :
— Eh ! tiens, il y a de l’ambition là dedans !…
Des têtes se redressent parmi le public.
— Malheureusement, geint-elle, la calomnie entra chez nous !
Et voici qu’elle raconte, parmi des minauderies poudrées comme sa figure, ce qu’elle entendait dans les salons, chez les couturières. Elle était bien malheureuse !… On disait que son mari avait vendu le Congo à l’empereur d’Allemagne et que, comme cadeau de noces, elle avait reçu une couronne de sept cent mille francs… Mais tous ces détails, dans sa bouche, sont affadis. Est-ce bien elle qu’elle défend ?
Le Président la soutient de son mieux, avec toute sa mollesse.
— Madame, voulez-vous me permettre une question ?… Oh ! Vous n’aviez pas terminé ? Pardon, madame !… Oui, oui, vous pouvez lire. Seuls les témoins n’ont pas le droit de lire…
L’air souffrant, d’une voix de nonne mourante, elle aborde la double vie de M. Caillaux : première femme, divorce, lettres intimes, celles dont Calmette s’était emparé et qu’il eût publiées : cela, elle l’affirme. Comme elle est dans l’inconnu, tout à coup, elle se sent plus forte. Quant à elle, quoique l’amour ait rempli sa vie — elle fait des yeux blancs — elle était une bourgeoise et une mère : l’idée d’une publication l’affolait ; son père lui avait toujours dit qu’une femme qui a un amant est sans honneur.
— Madame, dit le Président, préférez-vous rester assise ?…
— Merci !
Debout, elle laisse mieux voir qu’elle monte un calvaire.
— Madame, soupire alors le Président, nous allons… être forcés de parler du drame lui-même.
Il est blanc comme son nom : on a publié qu’il s’appelait Albanel. Il est effondré. Il a l’air bouilli. Il bredouille :
— Nous devons éclairer MM. les jurés… mais… ne dites, bien entendu, que ce que vous voulez !… La loi ne vous oblige pas à dire ce que vous ne voulez pas !
L’accusée a un petit signe de tête qui veut dire merci. Puis, s’appuyant sur cette bonne loi, elle répète que cette menace de publication l’effrayait au point qu’elle a désiré un conseil. (Elle a toujours son ton morne ; un de ses gardes bâille à rendre l’âme, et il n’y a personne dans la salle qui ne commence à se sentir mal assis.) Son mari étant ministre, elle a téléphoné au Président du tribunal, M. Monier, de venir à domicile lui donner une consultation. M. Monier est accouru. Et chez Mme Caillaux, comme dans sa Première Chambre, il a été nerveux, impulsif, trop net, là où il eût fallu être réfléchi, imprécis, mesuré. C’est un homme dont l’audace a fait la situation, laquelle a doublé cette audace. « Juridiquement, rien à faire ! a-t-il déclaré. Se défendre par ses propres moyens ! » En déjeunant, Mme Caillaux rapporte ce propos au tyran, qui s’écrie : « Parfait ! Je casserai… la figure à Calmette ! » A la vérité, il emploie un terme plus vif.
Me Chenu, qui défend la mémoire du directeur du Figaro, se dresse comme la statue du Commandeur :
— Il a dit : la gueule ! On peut le répéter. C’est dans la procédure.
— Oh ! gémit-elle… en public !…
Me Chenu se tourne vers ce public :
— Elle l’a écrit !
Gueule ou non, le Président du tribunal a, dit-elle, « ouvert un gouffre devant sa conscience ».
— Chochote, va !…
Ce sont ces messieurs de la presse qui laissent échapper ce murmure gai. Elle ne l’entend pas. Les yeux baissés, elle rend au Président Albanel ses gracieusetés.
— Ne suis-je pas trop longue ?…
— Non, non, madame. Continuez.
Hum ! Le public et le Barreau sont bien las déjà. On entend grogner :
— Elle est au-dessous de tout !
Il fait très chaud. Quelqu’un suggère : « Ouvrez donc les fenêtres ! » Une dame objecte : « On n’entendra plus. »
— Mais, on s’en fout !
Mme Caillaux poursuit :
— On me reproche mon revolver… J’ai toujours porté un petit revolver… c’est une habitude que mon père nous avait donnée, à ma sœur et à moi, dans les circonstances délicates… D’ailleurs, messieurs, en partant de chez moi… je ne savais pas encore si j’irais au Figaro… ou à un thé.
— Ah ! Ah !
Cette fois, on rit. Ainsi, selon l’habitude, dans cette salle, le drame se change en comédie, par la pauvreté de ceux qui le jouent ; et au lieu d’être empoignés par de grands sentiments : horreur, vengeance, pitié, les auditeurs sont fatigués tout de suite par le ridicule de débats décousus, où rien n’est « comme il faut ».
— C’est subitement, dit Mme Caillaux, que l’idée m’est venue… Mais… je ne voulais faire que du scandale.
Me Chenu, dont le dur visage est impassible, ne la quitte pas des yeux. Elle vient de rencontrer son regard. Elle a un tremblement, et elle geint :
— Si j’avais supposé l’horrible issue… ah !…
— Ah ! quoi donc ? grognent les journalistes.
— Ah ! j’aurais préféré qu’on publiât les lettres !
Maintenant elle sanglote :
— Au journal, pendant que j’attendais… j’ai entendu causer… on a dit mon nom… ça m’a donné un coup… je me suis levée…
Soudain la salle se tait ; le public tient son souffle. Voici que ce feuilleton le reprend et l’intéresse. Mais alors, elle aussi se tait.
— Continuez, madame… chevrote pour la vingtième fois le Président.
Des gens se déplacent pour mieux entendre. On fait « Chut !… Chut ! » Et comme elle s’obstine à demeurer muette, c’est le Président qui raconte :
— Vous êtes entrée chez M. Calmette, n’est-ce pas, madame ? Et alors, avez-vous dit, les coups sont partis… d’eux-mêmes ?
Mme Caillaux approuve. Quelqu’un vient de ricaner tout haut. De son doigt elle fait mine d’essuyer ses yeux, et lance au public un regard sec.
— En tirant, murmure le Président, toujours confit de respect, auriez-vous… ainsi que prétendent les experts… modifié votre position ?
— Oh ! s’écrie-t-elle, je n’ai rien pu modifier : ces revolvers-là, c’est effrayant, ça part tout seul !
A ce mot, on entend des rires prolongés. Les trouve-t-elle déplacés ? De geignarde elle devient agressive :
— Messieurs, il y a une question de conscience ! C’est affreux déjà, quand on n’a eu que de bons principes, de se dire toute sa vie qu’on a été cause de la mort d’un homme !… Réfléchissez : tuer un homme, c’est épouvantable !
Si elle cherche à émouvoir, le moyen n’est pas fameux : chaque phrase, maintenant, est soulignée : une joie nerveuse agite la salle. On ouvre une fenêtre, puis deux. Un vieux monsieur se fâche ; il a froid. Et, d’une voix du nez, Mme Caillaux dit encore :
— Aurais-je renoncé à l’amour de mon mari, à l’affection de ma fille, à tout… pour aller tuer ? Hélas ! J’avais trop présumé de mes forces : en face de l’homme qui a empoisonné ma vie, j’ai perdu la tête… et… j’ai commis cet acte irréparable… irréparable pour mon mari, dont la délicatesse va jusqu’aux scrupules, irréparable pour moi et ma conscience, irréparable pour ma fille : la chère petite, que ne lui reprochera-t-on pas ?
Elle réfléchit un long temps, puis, dans un éclair :
— Irréparable enfin, je l’avoue, pour la malheureuse victime !
Elle s’abat sur son banc.
A cette minute, une spectatrice, qui n’entend pas perdre un geste, se fâche dans le dos d’un avocat :
— Monsieur, vous m’empêchez de voir !
C’est un grand diable flegmatique. Il se retourne :
— Passez au contrôle vous faire rembourser…
— Insolent !
Mais… on dirait que c’est fini ? Oui. Au moins le premier acte. Le Président a eu la force de se lever ; il se couvre, il murmure deux mots… et les gardes demandent respectueusement à l’accusée s’ils peuvent l’emmener. Elle consent. La salle s’agite, se vide : allons, la suite à demain !… On s’étire, on s’éponge, on bâille, et on conclut :
— Eh bien ! pour un début… c’est ce qui s’appelle raté !
Mais, comme dans tous les drames, ce premier acte n’est qu’une exposition. Après le repos de la nuit, les auditeurs reviendront et prendront patience. Les grands rôles n’ont pas donné. Me Labori n’a que soufflé fort en relevant ses manches. Me Chenu a fait tomber deux mots glacés pour prévenir : « Je suis là ! » L’avocat général ? Y en a-t-il un ?… Tant de monde encombre l’estrade de la Cour qu’on ne saurait distinguer. Enfin Caillaux n’a paru qu’une seconde ; puis, le Président, très poliment, lui a demandé s’il voulait bien sortir… avec les autres témoins : il est classé témoin. Mais il piaffe derrière la porte, pendant que, de l’autre côté, le public soupire en l’attendant. Que fait-il ? Écoute-t-il ? Entend-il ? Les flics, postés dans la salle, n’ont pas dû pouvoir lui rapporter grand’chose. Il doit être fumant, les nerfs tendus, les poings serrés.
Et ce second jour commence comme le premier, dans un air fébrile où s’agitent deux fois plus de femmes, et chaque journaliste, ayant amené la sienne, proteste contre celles des autres.
— Madame, c’est la place du rédacteur du Progrès.
— Oh ! monsieur, je ne suis pas bien grosse !
— Mais, madame, nous travaillons, nous !
— C’est vrai, monsieur, consent la femme qui s’assied, cela doit être dur pour vous, ces grandes affaires !
Sonnette. Rideau. La Cour ! Ah !… Est-ce le tour de Caillaux ?
Pas encore.
Il faut entendre d’abord quelques dépositions : des policiers, un académicien, des garçons de bureau, des gens qui se trouvaient dans l’antichambre du Figaro, dix-neuf témoins. Dieu, que ce sera long !
Personne n’écoute. Le Président, muet, a l’air d’un épouvantail dans un verger. C’est Me Labori, aujourd’hui, qui interroge ; et il gronde, impétueux.
Si le témoin dit : « Je ne comprends pas l’intérêt… »
— Un témoin, monsieur, prononce-t-il, n’a nul besoin de comprendre ! Qu’il réponde !
Il est le maître, en l’absence de Caillaux qui ne paraît pas.
Pas encore.
Quand le verra-t-on ?
— L’audience est suspendue… bredouille le Président.
Les gens se lèvent, respirent. Du buffet quelques stagiaires apportent des sandwichs et des bananes, et l’un d’eux affirme :
— Ça va être à lui ; ça ne peut plus être long.
Trois journalistes font manger une avocate ; elle rit ; ils lui essuient la bouche. Deux messieurs se menacent :
— Je vous dis que c’est une fripouille !
— Moi, je n’ai rien à vous dire !
— C’est ce que je déplore, monsieur !… car c’est une basse fripouille !
Et c’est au milieu de ces orages que la sonnette grelotte. La reprise ! Vite à vos places !… Est-ce Caillaux ?
Pas encore.
Auparavant, la Cour prend des précautions. Le Président est rentré avec une tête de lièvre ; il prévoit du trouble : le cas de Caillaux-lèse-majesté. Donc, il va lire d’abord les textes du Code d’instruction criminelle concernant les délits d’audience. Puis, d’une voix qui s’étrangle, car la minute est solennelle, mais d’un geste assuré, car il appelle du secours :
— Faites entrer le témoin suivant !
Ah ! c’est lui ?… Oui, c’est lui.
Mais on ne le voit pas d’abord : on voit d’abord la porte entrer, et de quelle manière ! Quel coup de vent ! Il envoie d’abord la porte sur l’auditoire, dans un courant d’air, d’un geste dont on ne saisit que l’effet, mais qui symbolise à lui seul l’idée parfaite, l’idée complète du tyran ! Il y a là beaucoup d’auditeurs qui ont passé la moitié de leurs études à traduire des textes latins sur Denys de Syracuse ; ils n’avaient pas compris la tyrannie. Ils viennent de recevoir cette porte sur le visage… Cette fois, ils y sont ! Il peut entrer.
Il entre donc à son tour.
— Le taureau ! annonce un écrivaillon, qui commence son compte rendu.
L’image est juste. Noir, nerveux, menaçant, c’est le petit animal de race, le taureau de Camargue qui se jette dans l’arène !
Il a bondi, et il s’arrête. Il regarde. Il est impératif. Quel œil colérique ! Toute la salle demeure immobile.
Ah ! l’inoubliable prise de contact !
On peut en rester là. On sait maintenant qu’il sera victorieux !
Déjà il surveille tous ceux que son regard rencontre. Il s’est habillé d’une redingote officielle à revers de soie, et, d’une main rageuse, il tient une serviette noire, dont le cuir est luisant. Tout le monde l’a bien vu ? Tout le monde est médusé ? On est prêt à l’entendre ? M. le Président Albaba… Albanel fait signe que oui, et murmure, en saluant : « Euh… monsieur le Président… » pour montrer qu’il lui délègue ses fonctions. Mais… il y a un remous dans le fond de la salle. Existerait-il quelque récalcitrant ? Caillaux s’est retourné… Son crâne a rougi. Il lance aux avocats un regard de feu. Les avocats ne bougent plus. Les femmes sont bouche bée. Les journalistes, tête basse, écrivent. Allons, il peut ouvrir la bouche !
— Messieurs les jurés — si vous le permettez — je commencerai par le récit de ma vie intime…
O surprise ! Sa voix chante, humble et douce.
— Vie privée ! Tu fus le Bonheur, avec une majuscule !
Il tient sa serviette comme un aède tenait sa lyre, et il roule des yeux passionnés. Rien qu’un instant. Il s’assombrit.
— Hélas, il y eut la vie publique et ses calomnies !…
Dont sa femme, tout de suite, s’effraya.
— Moi, messieurs, dit-il sur un ton dédaigneux, je montrai la sérénité d’un homme de gouvernement.
A ce mot, il a mis la main sur sa hanche. De l’autre, il balance son monocle.
— Devant des attaques de presse, j’ai toujours pensé, comme Waldeck-Rousseau, qu’il faut avoir raison… et que cela suffit !
Il s’explique avec une gracieuse aisance ; en sorte que, après une entrée sauvage, c’est par un discours d’homme du monde qu’en quelques minutes il s’attache son auditoire. Pour le public comme pour lui, c’est une minute heureuse. Lui, complaisant, se raconte :
— Messieurs, je ne voyais que mes idées, mon travail. Je marchais droit devant moi… Vous permettez, n’est-ce pas, que je parle longuement de ma vie ?… La campagne du Figaro commence, je la néglige ; mais elle continue, ma femme s’affole.
Et, prenant à deux mains la barre, il fait un portrait d’elle, qu’il voudrait ému, mais qui n’est qu’énervé.
— J’étais solide et volontaire. Elle était souffrante et endolorie. Elle fut submergée par le flot qui se déversa sur sa faiblesse !
Son visage prend une expression de douleur. Il hoche sa tête pensive.
— Messieurs… pour comprendre l’état d’esprit de ma pauvre femme, songez que j’étais un homme dans la bataille politique. (Il se redresse.) On donne des coups, on en reçoit… et on ne voit pas, tout près, un pauvre être qui souffre !
La voix se creuse ; il lève les bras, s’offre en victime. Puis, coulant un regard humble et perfide vers Me Chenu :
— A ce propos, je tiens à répondre aux attaques, dont j’imagine que Me Chenu ne prend pas la responsabilité personnelle…
Ah ! ce saut ! Ce bond chez le grand avocat ! Puis, quand il s’est avancé, ramassé, cette contrainte, cette puissance, cette lenteur pour détailler chaque mot :
— Quoi ?… Comment ? Que dites-vous… monsieur ? Mais j’ai l’habitude de prendre la responsabilité de toutes les paroles que je prononce. Est-ce que vous menacez en ce moment ? Vous auriez tort ! Vous ne connaissez pas l’homme à qui vous parlez !
Défi magnifique ! Des applaudissements partent. D’où, mon Dieu ? Les yeux vagues du Président s’enquièrent avec effroi ; et on l’entend murmurer avec dépit :
— Oh !… Ce sont les avocats !
Caillaux, apparemment, ne s’est pas troublé.
Humble il était, humble il restera.
— Me Chenu ne m’a pas compris ! Il n’a pas entendu que je m’accuse ! Oui, je m’accuse devant le jury de n’avoir pas été assez attentif à mon foyer ! de n’avoir pas prévu ! Si j’avais prévu, j’aurais agi ; mais…
Il lève les yeux :
— Pouvais-je prévoir !
Soudain, le ton se précipite :
— Je répète : on est un homme ; on se bat !
Sa voix saccadée apporte l’écho des coups.
— Sous la cendre le feu couve… Un beau jour, une flamme jaillit !
Mais la tête se penche, de nouveau, et la voix s’abandonne :
— La Cour… veut-elle me permettre un instant de repos ?…
Le Président s’incline, s’empresse.
— Ah ! je crois bien !
On suspend. Détente.
— Ouf !… Ce qu’on est serré !… Mais ça va… dame, ça se corse !… Et… ça devient curieux !
L’auditoire, ankylosé par son attention, est heureux de se répandre en louanges qui s’enflent, montent et font cortège à Caillaux quand il sort.
Il s’est élancé vers sa femme, il lui a baisé la main, puis il se laisse entourer par quelques séides qui répètent : « Admirable ! Un morceau merveilleux ! » On l’entraîne. Le Barreau, pourtant, fait masse et reste muet, en dépit de la presse allumée, qui déclare : « Très, très fort ! Ah ! C’est un sacré bougre ! »
Son admiration n’est pas apaisée lorsque Caillaux reparaît.
Plus hautain et plus maître de soi, il a posé sa serviette, il met les deux mains dessus, il a l’air de dire : « Maintenant, les affaires sérieuses ! » Il a affirmé, donc établi, que sa femme avait tué sous la menace de voir paraître les lettres intimes. Il va nier, donc réfuter la thèse de l’accusation, que son ménage tremblait à l’idée de voir publier certains documents redoutables pour l’honneur d’un ministre.
— Quels documents ? Soyons précis !
Il a le menton mauvais, les lèvres minces, et ses yeux se brident, tandis qu’une veine de colère se gonfle sur la tempe.
Cassant, il prend le premier grief. Rochette, escroc notoire, devait passer en Correctionnelle, après avoir mis à mal un millier de petits rentiers. Or, lui Caillaux, ministre, a ordonné au procureur de faire remettre l’affaire. Ce procureur a grondé d’abord, obéi ensuite, et confessé enfin ses remords et sa honte dans une sorte de testament dont Calmette avait la copie.
Caillaux, qui reçoit le jour des fenêtres en pleine figure, tente, en vain, de dévisager les jurés dans l’ombre ; mais leurs yeux à eux papillottent devant ce petit homme trop vif dans le jour trop cru.
— Messieurs, rappelez-vous : nous sommes à la veille de l’expédition de Fez. A l’horizon, il y a des nuages redoutables. Est-ce qu’un orage ne menace pas le pays ? Eh bien, je suis ministre des Finances, c’est-à-dire le défenseur du crédit public !
Il se dresse sur ses talons :
— Ce crédit, messieurs, je puis, d’un jour à l’autre, avoir besoin de faire appel à lui. Mon devoir élémentaire est donc d’éviter tout ce qui peut être préjudiciable à l’épargne publique ; et quand j’ai donné l’ordre de remettre l’affaire Rochette, il ne s’agissait pas de faire un acte d’influence, mais un acte de gouvernement !
Il détache ces trois mots, puis promène un long regard dominateur sur l’assemblée : Cour, jurés, presse, barreau, témoins, femmes : tout ce monde est immobile ? Alors, violent et preste :
— Moi non plus, je n’ai pas l’habitude de reculer devant les responsabilités ! Demain encore (il frappe la barre), il s’agirait d’empêcher que la Bourse, à une heure difficile pour le pays (il frappe deux coups), fût troublée par des révélations intempestives, une seconde fois je recommencerais !
Son index a désigné les magistrats affalés. Avis à leurs consciences… Puis il envoie cette conclusion dédaigneuse :
— Je n’avais donc pas peur de voir publier des documents !
La preuve est faite : il joue avec son monocle…
Mais c’est un chat-tigre, au geste prompt. Il tire de sa serviette un flot de papiers qu’il ne consultera pas, et donnant une pichenette dans l’air :
— Passons à autre chose. Négociations franco-allemandes !
Il prend un ton fier :
— Je suis alors Président du Conseil. Tout à coup, j’ai à subir…
Il serre les mâchoires :
— … La plus terrible des aventures !
— Ce type-là est formidable ! murmure un journaliste.
— Ah ! il me donne chaud, reprend une actrice.
— Chut !… Taisez-vous !
Toute la salle se penche sur cet homme pathétique, qui, comme personne, sait ménager l’effet. Lui-même est haletant de son souvenir :
— Brusquement, messieurs, une grande puissance européenne donne un coup de poing sur la table des diplomates ! Or… c’est moi, à cette minute, qui ai dans les mains la destinée de la France.
La défense, l’accusation, le public, le regardent avec angoisse. Il n’est plus question d’un journaliste assassiné : le procès prend une ampleur étrange. La Patrie, la Guerre, ces deux images terribles, s’imposent tout à coup. Chacun tend une oreille avide. Et Caillaux n’a plus de peine à faire valoir ses mots :
— J’eus, messieurs, un souci qui ne m’a jamais quitté durant toute ma vie politique : je voulais la paix !
Il tourne le dos aux juges qui ne comptent pas. Se souvient-il même d’être à la Cour d’Assises ? Il ne parle pas directement au jury. Il s’adresse à tout le public qui représente le peuple français, et qui, demain, orientera l’opinion du pays.
— Je voulais la paix, répète-t-il ; je la voulais avec dignité et fierté, mais…
Mais il n’a pas l’air d’un pleutre, et ce patriote ajoute :
— Je voulais la paix… que la Démocratie réclame !
Le mot « démocratie », telle une fausse note, vient rompre l’harmonie émue qui régnait : on entend des « Oh !… Oh !… » Il ne s’y attendait pas ; il a quinze secondes de désarroi ; puis vite, il serre les rênes de cet auditoire qu’il croyait maîtrisé.
— Qu’on discute mon œuvre politique, soit ! Que ce parti nationaliste, qui est de nature à inquiéter tout le monde sans effrayer personne, se mette en bataille, parfait !
Sa voix ricane :
— C’est le combat des idées ! Mais… que là-dessous on cherche de la boue et qu’on m’accuse de je ne sais quels vices…
Il se pelotonne, puis s’élance :
— C’est contre cela, messieurs, que je m’élève avec la dernière énergie ! (Il s’est approché des jurés ; il leur parle dans les yeux) Car… quand on a l’honneur de gouverner son pays, à certaines heures… le devoir est de se taire et… il y faut plus de courage qu’à se défendre ! Je me suis fait l’effet, sachez-le, de ce jeune Lacédémonien, dont le renard rongeait le cœur sous sa robe ; il restait muet. En France aussi, il a fallu que certains hommes sachent subir sans parler les morsures de la calomnie et montrer, devant l’étranger, qu’ils étaient assez Français pour souffrir qu’on les outrageât, sans répondre !
Ton héroïque et graves paroles ; ce n’est pas en vain qu’il les prononce : que tous au moins en comprennent la portée : c’est le silence et le mystère érigés en vertus. Après cela, ne demandez plus d’éclaircissements… ou prenez garde ! Car l’impressionnante dignité de Caillaux n’est que passagère : il est homme de combat ; il redevient batailleur :
— Quoique je veuille m’en tenir là, si on m’y oblige j’apporterai les précisions nécessaires ; mais je supplie… oh ! je supplie !…
C’est une supplication agressive qu’accompagne un regard dont chacun sent la menace.
— Je supplie ceux qui le feraient de mesurer leurs responsabilités !
De nouveau, voici le public transi. C’est maintenant une menace de complication internationale. Le Président regarde avec des yeux ronds, couards et fixes, comme si, dans la salle même, l’ennemi avait des espions aux écoutes. Est-ce qu’il ne faut pas baisser la voix ?…
Caillaux l’élève :
— Je suis résolu, crie-t-il, à me défendre !
L’attaque, cette fois, s’adresse à tous. Le Président voudrait être sous son fauteuil.
— Je ne laisserai pas outrager mon honneur ! Je ne permettrai pas qu’on attaque ma femme ! J’apporterai tout ce qui sera nécessaire !
Et l’assemblée, qui ne soutient plus le regard de cet homme, écoute, paupières baissées.
Qu’elle écoute bien ceci : il ne cédera pas ; il liquidera devant elle tout son passé glorieux. Il a été l’homme intelligent, entreprenant, honorable du régime. Et il le montrera fortement, aigrement, âprement. On lui a reproché sa fortune ? Patience ! Il dévoilera d’où venait celle de Calmette, sa soi-disant victime. On l’accuse d’avoir, à l’aide de ses fonctions de ministre, recherché des conseils d’administration et de somptueux jetons de présence ? Et s’il était avocat, en même temps qu’homme politique, n’aurait-il pas le droit de plaider de luxueuses affaires ? Alors ? Il n’est défendu qu’à un financier de gagner de l’argent par son travail ?… le travail sacré ! Et, bien entendu, faut-il que ce financier soit Caillaux, car pour un Tel, un Tel… Il a le courage de citer des noms… Il accuse, c’est-à-dire qu’il se défend. Il indique les lâchetés des autres, c’est-à-dire qu’il étale ce qu’il y a de pur chez lui. D’ailleurs, il compte sur les jurés, qui l’écoutent, n’est-ce pas, en « bons républicains » ?
Là, pour la seconde fois (mystère du cœur des foules !), sa sécurité dans l’impudence se trouve en défaut. Il croyait parler à des sujets qui ne se rebiffaient plus, et voici que de nouveau, dans le fond de la salle, montent des protestations… Quoi ?… Encore !… Qu’est-ce que c’est ?… Ah ! le Barreau ! Toujours ces robes noires avec leurs prétentions d’indépendance !… Esprits simples ! Comme il a bien fait de leur lancer félinement un coup de patte à ces hommes de bien, qui ne sont que des hommes d’affaires ! Il se contient avec peine. Il dit, en détachant les mots :
— Quelle est cette rumeur ?… Ne sommes-nous pas en République ?
Mais cette feinte n’est pas d’un effet excellent. Le murmure se prolonge.
— Sale comédien ! grogne un avocat.
— Je t’en fiche ! Il est dans ses jours donnants ! reprend un journaliste.
— Allons ! Allons ! C’est du vernis et qui craque ! Quelle fripouille !
— Ça prend très bien ! dit le journaliste. Regardez les gueules des jurés !
Les jurés ne bronchent pas. En vain le Président s’ébroue, s’essouffle, réclame un peu de silence. Le Barreau s’irrite.
— On ne me fera pas taire : c’est ma conscience qui proteste, déclare tout haut le même avocat. Et je ne permets pas qu’un coco de cette espèce-là m’empêche de protester !
Alors — miracle d’énergie ! — le Président tape sa table. Le lieutenant des gardes, debout, donne des ordres. M. le Bâtonnier Henri-Robert lui-même tend les bras comme s’il avait une branche d’olivier dans les mains. S’il en a une, il est seul à la voir.
Allons, il n’y a décidément que lui, le tyran, qui, par son audace, sait s’imposer.
Il se tourne de trois quarts ; il se ramasse sur soi-même. Puis, carrément, sans même vouloir songer que cela peut sonner faux (est-ce qu’il n’est pas maître de son art ?), il emprunte à la grande éloquence un vigoureux appel aux éternelles idées de tendresse et de générosité.
— Messieurs…
Cette fois, c’est aux jurés seulement qu’il s’adresse, à ces hommes de bon sens et de grand cœur.
— Messieurs… voulez-vous me permettre de parler plus largement ? Comment Calmette, cet homme averti, n’a-t-il pas songé qu’à côté de l’homme politique attaqué dans son honneur, il y avait une épouse, qui l’aimait et qui souffrait ? Ah ! parbleu ! On se laisse emporter par la haine !… On ne réfléchit plus qu’on s’attaque à une femme, à une pauvre créature !… Depuis quelques années, la vie politique prend des formes singulières de bataille excessive. Œil pour œil, dent pour dent. Bien ! Mais alors… homme contre homme !… Messieurs, j’ai terminé.
Pendant ces deux dernières minutes, il a été surprenant de maîtrise ; et sans péroraison, par une brusquerie, les mains ouvertes maintenant comme un homme sans reproche, il a reconquis la salle. Me Labori, qui connaît les mouvements, la chaleur, les brusques générosités des assemblées, ne va pas laisser ce succès se refroidir. De sa fougueuse parole, où il y a du tonnerre, il exige aussitôt la confrontation d’un rédacteur qui dit avoir vu chez Calmette des documents franco-allemands, d’après lesquels Caillaux aurait joué un rôle infâme.
— Qu’il vienne, et s’explique !
Mais le rédacteur est fin comme l’ambre. Il répond avec impertinence :
— J’ai les mêmes scrupules que M. Caillaux. Il me dit : « Attention ! la Patrie est menacée ! » Parfait. Je prends garde et je me tais.
Alors, le tonnerre recommence :
— Il n’est pas possible qu’un incident de ce genre pèse sur les débats !
Et Me Labori secoue sa robe : on croirait qu’il s’agite parmi des nuées d’orage.
— Je n’accepterai aucun doute ! Aucune incertitude ! Aucune équivoque !
Le tyran approuve. Il hoche la tête sèchement.
Puis, aigrelet, vengeur, le tyran met au défi l’assemblée de prouver que les documents dont il s’agit sont authentiques.
Les gens se regardent. Le débat flotte ; on s’égare ; on fait du bruit ; soudain surgit une ombre falote :
— Tiens… chuchote-t-on, mais… c’est l’avocat général !
Il y en a donc un ? Oui, oui, c’est lui… Il se lève… Il va défendre Calmette ! Non… tiens, il défend Caillaux… Ah ! à la bonne heure !… Il assure que Caillaux est une conscience libre ! D’une main tremblante il tient un Journal Officiel qui date de deux ans, et il lit une déclaration du Président de la République, alors ministre des Affaires étrangères, où sont affirmées les loyales intentions de tous ceux qui, à l’époque, ont travaillé pour le Gouvernement.
Si misérable que soit ce document poincariste, Caillaux en paraît fier : il couvre le Barreau d’un regard féroce. Mais Me Labori, qui bout d’éloquence et d’honnêteté, fonce éperdument vers la lumière, qu’il veut totale.
— Cette déclaration, monsieur l’avocat général était-il autorisé à la faire ? Je demande que le Gouvernement d’aujourd’hui l’autorise !
Il a des roulades de sincérité, des grondements d’intégrité ; et sa vaste poitrine lance un souffle puissant :
— Je ne plaiderai pas dans ces conditions ! Pourquoi, moi, défenseur, serais-je solidaire de je ne sais quelles équivoques, qui peuvent être acceptées dans des Parlements, mais ne le seront pas ici, tant que je serai à la barre, dans ce prétoire de Justice !
Ce large emportement soulève le public. On avait besoin de ce souffle, un souffle physique ; il vient à son heure ; on va mieux respirer ; on applaudit, on acclame, et on ne sait pas au juste où il va, mais on le suit. On l’a senti si magnifique ! Les cœurs sont épanouis.
Et c’est alors que le Président met sa toque.
— A l’heure actuelle, bredouille-t-il, étant donné l’heure… vu qu’il est six heures vingt… nous… ne pouvons continuer… L’audience est levée !
Ah ! Ah ! Elle est bonne ! C’est un déchaînement tumultueux :
— Quel crétin !
— Brute épaisse !
— Faire présider les Assises par un concombre de cette taille-là !
— Monsieur, lui déclare un de ses assesseurs, en lâchant sa toque dans son encrier, vous nous déshonorez !
Et une forte sympathie entraîne la foule vers Me Labori, qui recommence pour ses flatteurs :
— Je veux la clarté ! Je l’aurai ! Je n’entre pas dans de louches combinaisons !
— Bravo ! Bravo ! Superbe ! Ah ! mon cher Bâtonnier !
— A quelle tribune sommes-nous ? J’exige la lumière ! Que signifient nos robes ?
— Oui, oui, bravo ! C’est admirable !
Labori affirme, prête serment, mugit, vente, rugit, continue la séance… tout seul ! Où est la Cour ? Retirée. Mme Caillaux ? Enfermée. Le tyran ? Éclipsé. N’importe ! Labori tempête, se déchaîne, moutonne, écume… Est-ce à lui qu’on doit, en sortant, l’impression d’une grande séance épique ?
La nuit, le sommeil, une matinée légère et fraîche ; puis c’est l’heure fatale : il faut que l’affaire reprenne… et le public est encore plus nombreux. Chaque homme amène une femme et, dès qu’il l’a placée, sort en chercher une autre. On se tasse, on s’écrase, on étouffe. Seul, Caillaux reste à l’aise. Lui saura se faufiler, se faire place, sauter d’un banc à l’autre, revenir à la barre, et se promener devant la table des juges, en homme qui a fait de la Cour d’Assises son « pied-à-terre judiciaire et politique ».
Car ayant, la veille, fini son long discours par un chapelet de dénonciations, le lendemain, sitôt arrivé, il redemande la parole, et de nouveau dénonce certains rapports du Figaro avec la finance allemande. Ses yeux noirs, perçants, rancuniers, blessent en même temps qu’ils regardent. Il va de long en large, du jury jusqu’à Labori. Labori semble avaler ces paroles de ses énormes oreilles d’avocat-chauve-souris, et les jurés sont hébétés, car ils s’empêtrent dans des idées mal liées et des images brumeuses.
« Ça va… ça va… » se dit Caillaux en les considérant.
Il n’a plus sa redingote de Président du Conseil. Il porte une jaquette qui fait valoir sa minceur aristocratique. En cinq minutes, il donne vingt coups d’épée. Puis il se retire content. Il reviendra.
Alors, on voit Me Chenu se lever. Il est pâle. Il passe la main sur son front. Ces messieurs de la presse murmurent :
— Gare ! Il va mordre !
Sa voix est lente ; il mâche les mots :
— Messieurs, tout cela est bien… fort bien. Tout cela sans doute intéresse la Presse, curieuse d’informations, et les mémorialistes qui préparent le dossier de l’Histoire, en rapportant tous les bruits, quels qu’ils soient. Mais…
Il a un profond soupir.
— Mais… est-il permis à l’avocat de la partie civile, qui se croit pour l’instant à l’audience des Assises, à Paris, de demander à la Cour qu’on en revienne enfin à la grave affaire qui nous réunit tous ?
Un temps. Il regarde l’assemblée.
— Savoir si oui ou non M. Calmette a été assassiné par Mme Caillaux.
Silence de mort. Caillaux, de sa place, regarde avec arrogance, les pouces aux aisselles.
Mais Me Chenu ne s’est pas assis. Il attend une réponse.
Le malheureux Président, qui était un assemblage de concessions, est en train de se dissoudre. Ses paroles ne se tiennent plus. Il balbutie ; il bredouille. Il… il consent qu’on fasse mine de reprendre la question, pourvu que cela ne déplaise pas à M. Caillaux. Mais M. Caillaux regarde la peinture du plafond. On peut en profiter, et introduire des témoins qui parlent… et passent : marchands de revolvers, directeur de feuille radicale, amis de Calmette, fidèles de Caillaux. Et lui, de son banc, approuve du geste, dénie de la tête, sourit, rougit. La moitié des témoins, dès qu’ils ont déposé, viennent saluer le tyran.
— Regardez, dit un avocat à ses confrères, la boule de suif qui entre : c’est un correspondant boche.
— Vrai ?
— Et je vous parie dix sous de réglisse qu’avant un quart d’heure il aura déposé ses hommages aux pieds de Caillaux !
Mais Caillaux ne l’a pas encore vu. Caillaux est maintenant sur une chaise ; il a gagné dix mètres. Il parle tout bas, avec lui-même. Puis, nerveusement, il ajuste son monocle et, farouche, il toise le témoin qui dépose.
— M. Caillaux est-il encore dans la salle ?
— Présent !
Enfin ! Le Président le rappelle. Il y a près d’une demi-heure qu’il n’était plus à la barre. Voici de quoi il s’agit. Ce témoin affirmait que, deux mois avant le meurtre, M. Caillaux tenait, à l’égard de Calmette, des propos homicides, disant : « Qu’il prenne garde ! Je tire bien ! A chaque coup je fais mouche ! »
— Est-ce que… M. Caillaux veut répondre quelque chose ?
Pouh ! Il n’a aucun souvenir de cela !
— D’ailleurs, ces propos, ajoute-t-il en crânant, j’aurais pu les tenir, notez bien, je l’aurais pu, mais… je ne les ai pas tenus, voilà !
Puis il regagne, au lieu de sa chaise, le banc le plus proche de la barre, où il sera de nouveau, en une enjambée. A ce moment, le gros boche se faufile et lui tend une main molle.
— J’ai gagné mon pari ! dit l’avocat.
Chaque fois qu’on apporte un témoignage en sa faveur, Caillaux se carre, les poings aux hanches. Quand on l’accable, Caillaux hausse les épaules ou regarde l’heure à sa montre. Aperçoit-il une pancarte sur la porte ? il dérange vingt personnes pour la lire. On fait circuler des journaux : il les arrête, les regarde, les repasse. Il est le point de mire de toute la salle. Dévoré de curiosité, et d’une impudence qui ne laisse personne en repos, il est le centre de l’audience. Enfin, dès qu’il sort, ses flics sont là qui l’escortent ; et ils saluent, pour remercier, les gens qui regardent, même s’ils n’ont que de l’étonnement sans admiration.
Le lendemain, son audace se corse.
Il ramène ses courtisans et sa police, et cette fois s’empare non seulement des Assises, mais des galeries environnantes. Il y plante ses créatures, qui ont des ordres. En sera chassé quiconque ne plaira point, quiconque murmurera ou sera de visage douteux. N’oubliez pas qu’il a fait tuer son homme, donc c’est lui le vainqueur.
Un monsieur passe, une femme au bras. On l’entend dire :
— Mise en demeure pure et simple… ce n’est pas très rassurant…
Un agent en bourgeois fond sur lui :
— Je vous prie de garder vos opinions !
Le monsieur fronce les sourcils : « Plaît-il ? » Il parlait de la Serbie et de l’Autriche…
Oui, car il se trouve qu’à cette heure où l’attention française est concentrée sur ce procès, l’Europe, la vieille et convulsive Europe recommence à être menacée. Mais la bande de policiers de Caillaux ramène tout à « l’affaire ». Le flic fronce les sourcils. La dame rougit. Le monsieur se tait.
Les policiers, pourtant, sont débordés par le flot de journalistes, de photographes, de dessinateurs, qui courent vers la salle, car ils ne veulent pas manquer la seconde entrée sensationnelle après Caillaux, celle de sa première femme, qu’il a lâchée pour l’accusée d’aujourd’hui. Sur elle, il a laissé courir des bruits fâcheux. « Les lettres intimes, dit-on, c’est elle qui les a données à Calmette… Parbleu ! Elle s’est ainsi vengée de n’être plus l’épouse d’un ministre !… Comme si lui, ne l’aimant plus, n’avait pas le droit de la lâcher ! »
Les foules aiment juger de cette manière hâtive, qui leur permet sans remords de vanter la liberté de la passion. Presque tous les hommes qui sont là, si on les voyait dans leur intimité, auraient des têtes d’esclaves, mais ils se croient affranchis quelques minutes, du fait qu’en chœur ils portent aux nues des théories contraires à leur mode d’existence.
Donc, on annonce « Mme Gueydan », et les visages se font hostiles. La porte des témoins s’ouvre ; des yeux dédaigneux guettent ; elle entre. On entend chuchoter :
— Il paraît que c’est une belle rosse !
Elle a dû être d’une impressionnante beauté, lorsque la fraîche jeunesse éclairait son visage. Mais les années l’assombrissent ; il y a de la fatalité dans son regard, quelque dureté dans ses traits, le dédain d’une cruelle expérience sur ses lèvres ; cependant, elle reste d’une noblesse qui trouble encore les cœurs ingénus. Au contraire, elle irrite les hommes de parti pris ; et quand elle s’avance, noble et pâle, des bouches passionnées murmurent : « Hypocrisie ! »
Elle se place à la barre et tourne le dos à ce public ennemi. A-t-elle seulement vu les yeux de Caillaux, ces yeux de feu qui voudraient la marquer d’une brûlure ? Devant cette foule, elle a soudain un frisson de pudeur ; le courage de parler avec son cœur lui manque. Elle apporte des notes, et voudrait s’en tenir à ces notes. Mais le Président, tout de suite, retrouve de l’énergie pour lui défendre d’en faire usage.
— Ah ! non, madame, vous êtes témoin !… Impossible !… La loi, n’est-ce pas !
Le mot a l’air sans effet sur Mme Gueydan. Puisque ce Président est au service de M. Caillaux, elle ne le regarde plus ; elle s’adresse dignement à l’avocat général. Mais l’avocat général bredouille et interdit aussi. Elle implore la défense : Me Labori, essoufflé, répond :
— J’éprouve infiniment de respect pour la situation de Mme Gueydan, un respect… provisoire… mais Mme Gueydan est un témoin, rien qu’un témoin, et il ne s’agit ici que d’avoir de la sincérité.
Ainsi, personne pour elle ? Des ennemis tout autour ? Non, elle lit dans les yeux de Me Chenu une farouche énergie et, réconfortée, elle jette aussitôt à Me Labori :
— M. Caillaux a dû vous apprendre que j’avais de la bravoure !
Elle en aura encore, sans ostentation, en femme dont la race y est accoutumée. A la barre elle s’appuie sur un coude, et dans cette attitude penchée, où la ligne des épaules reste belle, elle commence une confession tout endolorie. Comme c’est à la Justice qu’elle s’adresse, elle la fait pour elle seule, à mi-voix. Mais alors le public, hostile, qui veut vérifier ses haines, s’énerve de ne pas entendre.
— Plus haut ! murmure-t-on.
Furieux, un journaliste déclare :
— Je vais l’engueuler, moi, cette femme-là, dans mon compte rendu !
Elle ne se soucie point de ces bruits vulgaires : elle n’élèvera pas le ton. D’une voix sourde, elle détaille le drame de sa vie, la première trahison de M. Caillaux, dont il s’excusa, dans une pirouette, disant : « Pouh !… le cœur n’y est pour rien ! » Lentement, elle conte sa confiance au milieu des mensonges, les ruses basses de ce mari, qui lui fit garder un sac contenant des lettres adultères, et qui fut tendre, puis roué, et furieux enfin de voir qu’elle continuait d’être affectueuse et aveugle. Un matin, tel Othello, il entre dans sa chambre :
— Je suis venu cette nuit, dit-il d’une bouche haineuse, pour vous tuer ! Je ne l’ai pas fait : je le ferai la nuit prochaine. Et ce sera mieux ainsi, puisque vous serez prévenue !
Là-dessus, il part pour le pays de ses électeurs. Et elle reste seule avec ces choses atroces qu’il lui a dites.
— Alors, raconte-t-elle, le voyant s’éloigner de ma vie, j’ai voulu me tenir dans son propre cabinet de travail. Je sentais le malheur. Il venait, m’enveloppait ; il y avait du mensonge tout autour de moi… Au hasard, j’ouvris un tiroir… et je trouvai encore des lettres ! Je les lus, ou plutôt j’essayai… je ne pus achever… c’était horrible !
La voix a encore baissé. M. Caillaux, dans la salle, n’entend pas mieux que les autres. Il recommence donc son manège de la veille ; il se rapproche ; le voici dans le prétoire, au troisième puis au premier rang des banquettes rouges ; mais bien des mots lui échappent toujours. Alors, avec effronterie, il questionne ses voisins : « Qu’est-ce qu’elle dit ?… Vous avez compris ? » Elle parle de lui ; elle l’appelle M. Caillaux ; elle explique qu’à son retour elle lui montra ses lettres, qu’il se jeta à ses pieds, se traîna à ses genoux, la supplia de ne pas divorcer… avant les élections.
Maintenant, on l’entend mieux.
Sans fausse honte, elle avoue même, d’une voix tout à fait claire, qu’elle l’aimait encore et qu’en dépit de tous les conseils d’avoués, elle consentit à lui rendre ses lettres. La veille d’un certain jour, où il partit pour l’Égypte, en présence d’un ami choisi par lui, ils décidèrent ensemble de brûler ces papiers honteux, et avant qu’arrivât l’ami, elle lui dit : « Écoute-moi bien… nous allons détruire ce courrier abominable, j’y consens ; je te pardonne ; mais à une condition, c’est que d’abord tu entendras ce qu’on t’a écrit de moi et ce que toi-même as osé répondre. »
Elle fait la lecture ; il crie : « Assez ! Assez ! » comme s’il avait mal ; puis il se jette dans ses bras ; il sanglote : « Comment ai-je pu écrire pareilles choses !… »
Tout cela elle le rapporte d’un accent si poignant qu’une émotion tient en haleine ceux qui entendent. Le Président, seul, n’est pas troublé. Ce n’est pas une créature émotive. Mais il est offusqué pour Caillaux. Heureusement, du fond de la salle, on crie encore : « Plus haut, bon Dieu ! Plus haut ! » Alors, puisque c’est une protestation, le Président approuve. Mme Gueydan lui tend un document à lire, il refuse : « Plus tard ! » et il a un froncement de nez mauvais. Elle élève le ton :
— N’oubliez pas que c’est moi l’épouse, et qu’il s’agit des choses de la maîtresse !
Le Président s’étrangle :
— Madame… je vous prie de continuer !
Elle essaiera, mais voici Me Labori qui se lève pour poser une question. Elle ne domine plus ses nerfs.
— J’aimerais bien, fait-elle, qu’on ne m’interrompît pas !
Là-dessus, ses ennemis, dans la salle, reprennent de l’ascendant.
Le Président, se sentant soutenu, revient à la charge :
— En avez-vous encore pour longtemps ?
Mais les yeux de Me Chenu ne la quittent plus et lui disent : « Continuez ! madame, soyez impassible. Ne craignez rien ! Courage ! » Alors, son visage se radoucit et, simplement triste, les yeux sur les jurés :
— Je vous plains, messieurs, d’avoir à discerner le vrai dans ce tissu de mensonges !
Elle a maintenant une pitié hautaine. A une nouvelle interruption du Président, elle réplique : « Mais non, mais non ! », l’air de dire : « Vous ! Je vous demande un peu ! Que pouvez-vous comprendre aux machinations de cet homme, qui a été assez vil pour payer des agents destinés à filer sa femme ! »
Revenu d’Égypte, il reprend sa liaison, multiplie ses calomnies : chaque matin, on peut lire dans les journaux à lui vendus : « qu’il demande le divorce ». Enfin, on le plaide. La sœur de Mme Gueydan, qui a eu les lettres en dépôt, en a pris des photographies : ces pièces intimident les juges pressés par Caillaux de conclure en sa faveur, mais dans le jugement il n’est pas parlé de l’adultère du mari…
— Ah ! Madame, à propos de ces lettres…
C’est le Président qui interrompt, soutenu de loin par Caillaux. Il croit tenir une occasion d’humilier Mme Gueydan :
— Ces lettres, est-ce par votre sœur que M. Calmette les a eues ?
— Non.
— Expliquez-vous.
— Personne, insiste Mme Gueydan, ne les a eues… sauf des avoués. Elles sont restées dans leurs études… mais… ce sont des endroits sûrs, n’est-ce pas ?
A présent, c’est inouï comme tout le monde l’entend bien. Elle est très maîtresse d’elle-même ; la presse constate « qu’elle a bougrement de la vigueur » ; c’est à cette minute que, avec une habileté consommée, Me Chenu se lève :
— Nous voici donc, dit-il, revenus à ces lettres où la défense voit l’essentiel de l’affaire. Eh bien, à mon tour, je vais poser une question. Ces lettres, madame, actuellement où sont-elles ?
Elle le regarde en face, puis d’une voix douce :
— Ici.
— Ah ! Mme Gueydan les a ? Est-ce que Mme Gueydan les offre ?
— Je ne le puis : il y a devant nous une femme pour qui se pose la question de la peine de mort… D’ailleurs, ces lettres n’intéressent que moi.
— Madame, réplique Me Chenu d’une voix sourde, on ne vous croira pas !
— On me croira, réplique Mme Gueydan. Cette femme, dans ces lettres, cravache mon mari et le pousse à me jeter dehors. Il n’est pas question de politique.
— Madame, reprend Me Chenu d’une voix forte, on ne vous croira pas !
Puis il se tourne vers Labori :
— Que d’obscurités !… Monsieur le Bâtonnier, n’allez-vous point vous associer à moi dans la prière que j’adresse à Mme Gueydan ? Je vous en prie, tendez-moi la main !
Il y a, dans son ton, une ironie triomphante, le sarcasme tout-puissant de l’honnêteté, qui, empoignant l’adversaire, lui déclare en public :
— Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas aussi intègre que moi ?
Alors, Labori fait de gros yeux. Son front se plisse. Il grogne, gronde, bourdonne. Enfin, d’une voix bourrue :
— Monsieur le Bâtonnier, je n’aime pas beaucoup, savez-vous, qu’on interprète mes attitudes : elles ne sont pas de celles qui prêtent à l’équivoque ! Nous avons, pour nous juger, des arbitres souverains : les jurés. S’ils croient devoir prendre la responsabilité de demander les lettres…
Pauvres jurés ! Encore ce fantôme de la responsabilité dont on les terrorise, comme l’avant-veille où l’ennemi écoutait aux portes. Qui donc menace aujourd’hui ?
Mais pour achever de les dérouter, la voix de Mme Gueydan reprend, pointue et malicieuse :
— Monsieur le Président, je propose autre chose…
Silence…
— Quoi donc ? dit le Président, ahuri.
— Ces lettres…
— Oui…
— Je puis les remettre…
« Pourvu que ce ne soit pas à moi ! » pense le Président. Et il baisse la tête :
— … A Me Labori… qui en fera ce qu’il voudra.
Piège de femme admirable, vengeance audacieuse que personne, d’abord, ne saisit. Labori est joué : il se croit honoré. Il pense qu’on s’incline, alors qu’il n’est qu’une dupe. En bon géant, il se trouble, pâlit, rougit :
— Madame, personne… jamais… depuis que je suis avocat… ne m’a fait pareil honneur !
— Le… l’audience est suspendue, annonce le Président.
Président d’opérette ! La phrase n’est pas prononcée, que Caillaux déjà s’est enfui, et la Cour, vaincue, s’éclipse pour laisser le public acclamer cette femme. Une minute, elle reste à la barre ; les applaudissements viennent jusqu’à elle ; on se presse pour lui tendre les mains ; tout ce qu’on a dit est oublié ; on entend : « Très beau ! Très fort ! Elle est formidable ! » Oui, cette déposition, d’abord lente et menue, s’est étoffée, s’est amplifiée ; elle est devenue vigoureuse, pathétique, grande, superbe, et elle a pris les cœurs. La presse est debout sur les tables :
— C’est énorme ! Eh ! l’Écho, on leur fiche un grand titre ?
Une jeune actrice répète :
— Qu’elle est belle, cette femme, qu’elle est belle !
La voici qui sort. On continue d’applaudir ; on se groupe sur son passage ; on salue. Elle a sur le visage une dignité heureuse. Dans cette salle… quelle chaleur, quelle ardeur ! L’admiration y tourbillonne, va de l’un à l’autre, emporte des groupes ; et les langues marchent, entraînant les répliques :
— Enfin… pourquoi a-t-il quitté une créature pareille ?
— Parce qu’elle lui était supérieure, tiens, cette idée !
Les yeux brillent.
— Et qu’est-ce que ça va donner, maintenant, ces lettres ?
— Ah ! dame, on touche au moment palpitant !
Il suffit que cette phrase soit bien dite par un homme pour faire frémir les femmes.
Une avocate, qui a de jolis bras, confie à une amie dans un élan passionné :
— Moi, cette femme m’en impose !
— Modérez-vous, dit froidement l’autre ; mon mari l’a connue : elle est terrible !
— Est-ce vrai ?
— Depuis son divorce, elle touche dix-huit mille francs de pension. Parions qu’elle sort de l’audience avec trente mille ?
— Oh !… Vous me défrisez !
On n’a pas ouvert assez de fenêtres ; l’air est lourd. Gare !… Tout à coup, l’admiration va tomber ; la critique s’insinue ; déjà elle pique, dégonfle, elle est en train de faire son œuvre… La nature humaine est ainsi faite, trop faible pour soutenir la fièvre d’un enthousiasme long…
Coup de timbre ! L’audience est reprise… et M. Caillaux demande qu’on l’appelle à la barre.
C’est le revanchard ; il fallait s’y attendre : jamais il n’est en reste. Loin de s’insurger, d’ailleurs, le public tient son souffle ; Mme Gueydan est rentrée ; et elle respire des sels…
La première phrase de Caillaux sera pour la remercier.
Il s’inclinera ; il aura une voix de miel.
— Je suis très reconnaissant à Mme Gueydan d’avoir chassé tant de miasmes autour de ces lettres intimes…
Ces mots sont une caresse.
— … La calomnie, hélas ! elle a pu en parler ! Moi aussi, je l’ai connue ! Et, étant un bourgeois, comme ma seconde femme (il lui lance un regard tendre), je l’ai redoutée.
Mais voici que déjà la rage éclate. Il n’a pu l’étouffer qu’une seconde, elle est plus forte que lui, qui, pourtant, se croit le plus fort et il s’y abandonne et, avec elle, il va jouer la grande scène :
— Messieurs, même si j’ai l’air d’abuser de votre patience, il faut que je reprenne devant vous le récit de ma vie. Je n’ai pas bu jusqu’au fond de la coupe : il faut que je l’achève ! Vous êtes des hommes ; aucune faiblesse humaine ne vous est étrangère ; et on peut tout vous dire, n’est-ce pas, quand on n’a rien fait de contraire à la droiture et à l’honneur !
Pour la première fois il fait trembler sa voix, il fait mine de céder, mais ce n’est pas à quelqu’un : c’est devant les grandes idées qui forment la conscience des hommes.
Cet effet d’ailleurs sera très court : juste le temps de rallier son public. Dès qu’il le tient, son ton claironne :
— Maître Labori, vous avez, sans me consulter, salué Mme Gueydan, qui, cependant, fut assez dure pour moi et pour celle-ci !
D’un élan pathétique, il montre l’accusée. C’est le second élan qu’il a vers elle. Toute cette scène ne sera faite qu’en va-et-vient du cœur. Il est entre ses deux femmes : d’abord il toise l’une et se donne à l’autre.
Mais Labori a frémi sous le coup de fouet de l’homme qui paye et prétend avec impudence qu’on ne dise strictement que ce dont il est convenu. Ah ! Dieu !… Labori se ramasse, se charge d’air ; puis il émet d’abord des choses confuses où son honnêteté s’agite, en chien de garde à la chaîne. Après quoi, subitement dressé, il élargit l’affaire, il y souffle une tempête et il prononce pêle-mêle des paroles incohérentes… et superbes :
— Je n’ai pas encore plaidé, monsieur Caillaux ! Je plaiderai… (sa plaidoirie seule est payée), je plaiderai plein de respect pour vous, et… si ces tristes débats pouvaient aboutir à une réconciliation des Français devant l’étranger qui suit ce procès avec un intérêt à certains égards horrible, certes, je ne regretterais pas la faute que j’ai pu commettre en prenant une initiative sur le compte de laquelle je n’avais pas eu le loisir de vous consulter !
L’ampleur du geste, qui accompagne cette période sonore et éclatante d’intégrité, arrache des applaudissements ; mais alors, dans certains coins, l’on proteste. Les uns sont entraînés et crient : « Bravo ! » ; d’autres ont compris et s’émeuvent. Caillaux sent l’orage, et, avec une adresse immédiate, il quitte son rôle, prend celui du Bâtonnier, et s’écrie :
— Il a raison, messieurs les jurés ! Voici de nobles paroles ! La vie politique se transforme ! Hélas ! elle n’est plus aujourd’hui une lutte d’idées, mais une lutte d’hommes : elle est atroce ! Moi, le citoyen le plus attaqué de France, je peux le dire fièrement : j’ai répudié certains procédés honteux dont on usait à mon égard, et, me souvenant du poète latin qui écrivait qu’un malheureux est chose sacrée, je jure, messieurs, que dans l’avenir ce que je puis avoir de bonté sera encore accru !
Ses narines palpitent : oh ! qu’il devient douloureux !
— Mais il ne s’agit pas ici d’avoir des envolées comme on peut s’en permettre à une tribune politique…
Malgré lui il a été trop ému ; il s’en accuse ; il se frappe la poitrine… N’a-t-il pas abusé de l’indulgence de tous ?
— Messieurs… messieurs, je reviens à ma pauvre vie !
A peine se recueille-t-il une minute :
— Contre une femme qui a porté mon nom, je ne veux rien dire…
Avec hauteur, il regarde Mme Gueydan. Veut-il une dernière fois la dominer ? Mais elle a un mépris moins théâtral que le sien. Cette femme est un roc : il a peur de se briser. Il se jette éperdument vers l’autre :
— De toutes mes forces, de tout mon cœur, de tout mon être, je suis avec celle-ci, créature de bonté, que j’ai choisie parce qu’elle est de ma race !
Ah ! ce dernier mot, quel cri de colère !
Il a failli en perdre le souffle…
Il s’apaise.
Il prend son front, recule de deux pas vers Mme Gueydan.
— Madame, la vie m’avait souri d’abord, j’avais fait de brillantes études…
Son crâne s’empourpre ; il serre la barre :
— Né de parents millionnaires, à trente-cinq ans je bats le duc de La Rochefoucauld et j’entre à la Chambre !
Cette annonce vaut un roulement de tambour.
— C’est alors que je vous rencontre.
— Ah ! souffle un journaliste, il est immense ! A côté de lui, tout fout le camp !
— Malheureusement, continue-t-il d’une voix vibrante, passionnée, qui a l’air de vouloir rappeler la chaleur grisante de l’amour, au moment même où il va dénoncer le plus cruel des désaccords, malheureusement, nous n’étions pas deux êtres de même nature !
Que de choses dans ces mots et dans cette voix ! La voix est d’un homme admirable. C’est donc que la femme eut tort, et c’est elle que les mots condamnent.
Il vient d’être généreux. Alors, il va oser davantage :
— Je suis un homme auquel je crois que personne ne refuse de la volonté et de la vigueur. Vous aviez, vous, madame, quelques-unes de ces qualités… mais exagérées. Ce fut le douloureux roman : nous n’avons pu être que des amis admirables…
— Monsieur Caillaux… interrompt Mme Gueydan d’une voix sourde, Monsieur Caillaux… vous vous déshonorez !
Elle est demeurée assise, mais la voix est haletante. Il est debout, dédaigneux :
— Madame… pas de violences qui ne serviraient à rien ! Vous avez trouvé des lettres… Oui, j’ai écrit des lettres ; mais moi, ici, je ne veux parler qu’avec mesure. Ce que je pourrais dire, je ne le dirai pas… Nous avons divorcé… Je me suis engagé à vous payer dix-huit mille francs par an, alors que, laissez-moi vous le rappeler, vous n’aviez pas un centime quand vous êtes entrée chez moi…
La phrase n’est pas achevée que la salle proteste :
— Oh !… Hou ! Hou !… Oh !…
On siffle, pour la seconde fois. C’est trop. Tout de suite, la figure rageuse tourne, et le public, dominé, se tient coi.
Ouvrant à peine la bouche, tant la colère lui serre les dents, Caillaux résiste :
— Quoi donc ?… Est-ce qu’en énonçant simplement ma volonté de faire ce sacrifice à une femme qui a porté mon nom, je ne dis pas une chose qui est élevée ? Pourquoi ces rumeurs ?
Mais elles tiennent bon. On entend même : « Il est ignoble ! » Alors, bien dressé sur ses pieds, sans perdre une seconde, il fait un nouvel appel à la sensibilité des cœurs :
— J’ai été un homme très malheureux dans ma vie : parfois sur les sommets… ils sont si près de l’abîme ! Mais j’ai été un homme heureux, très heureux, avec ma seconde femme !
Sa chaude parole s’accompagne d’un élan vers elle. C’est le troisième. Puis, tout de suite, il s’incline devant Mme Gueydan :
— Cela, madame, n’a rien d’outrageant pour vous…
Très digne, il reprend dans un long soupir :
— Ce n’est ni le moment, ni le lieu de ressortir nos misères. Est-ce que chacun de ceux qui m’écoutent n’a pas le sentiment que, si l’on fouillait dans sa vie, il serait un peu, suivant l’image dont je me servais hier, le Lacédémonien que le renard ronge ? Eh bien, je suis comme lui, et j’ai assez parlé !
— Madame Gueydan, bafouille le Président, qui est en compote, avez-vous quelque chose à ajouter ?
Elle se lève et, sombre, dit fièrement :
— Je ne réponds pas aux insultes de M. Caillaux : je les lui pardonne !
Un grand silence suit cette déclaration. Puis, comme il faut que Caillaux, toujours, ait le dernier, après un temps calculé il riposte :
— Moi… moi, je pardonne à Mme Gueydan son pardon, et je m’incline !
Il vient surtout de faire incliner toutes les têtes, malgré les rumeurs, les exclamations, les sifflets, malgré le Barreau qui est écœuré et la moitié de la presse qui est hérissée. Il vient de réussir, et à la perfection, une des scènes les plus difficiles de son grand rôle d’homme public. Il a joué la scène d’amour entre deux femmes, dont l’une, impassible, le rejetait égaré, parmi ses ruses, et dont l’autre, écroulée et geignarde, ne savait que faire de son encombrante tendresse. Perfide chanson sur deux notes alternées ! Il s’est retrouvé avec sa partition, dont elles ne voulaient ni l’une ni l’autre. La colère lui a redonné des ailes. Il ne s’est pas dépité ; volte-face ; et cette provision de sentiments musicaux qu’il avait destinés à ces deux créatures, sans apparence d’effort, il l’a fait servir à l’éloge de soi-même. Ah ! elles n’ont pas voulu qu’il les chantât ? Eh bien ! il a chanté Caillaux, encore Caillaux ! Ce n’était qu’une fois de plus. Pas la dernière, sans doute. En tout cas, il a tenu bon, il a conclu, il sort vainqueur. Voici trois jours de suite que la barre est à lui, qu’il emplit le Palais et possède les Assises.
Pour le reposer, il y a, vingt-quatre heures après, un défilé de témoins inutiles, précédé de débats superflus sur les fameuses lettres que Me Labori a lues dans la nuit. Elles l’irritent, et il veut les rendre. Calmette devait publier trois lettres intimes, a dit le ménage Caillaux. Labori en a huit : c’est trop de cinq. Ces huit lettres ruinent le système de la défense. Et voici que Me Chenu les veut toutes. Parbleu !… Alors le Président attend que le premier les lâche, avant que le second les prenne, pour s’en saisir au passage et les enfouir dans un dossier qu’on n’ouvrira plus. On discute, on ergote, la scène est interminable.
Mais le vide de ces avocasseries permet au public de ne plus écouter et de songer avec angoisse à ce qu’il a lu dans les feuilles du matin sur les menaces autrichiennes à la Serbie. Le ciel d’Europe s’assombrit. De l’Est accourent des nuages mauvais.
— Madame, dit Labori, voulez-vous reprendre les lettres ?
— Non.
— Oh ! flûte ! grognent les journalistes. Ces histoires-là, on commence à s’en f…!
Pourtant, dans les cinq heures que durera la séance, une au moins vaudra d’être vécue. Si Caillaux se repose, sa bande ne chôme pas. Me Piero-Piafferi, sans se gêner, répète tout haut qu’il vient de reconnaître dans la salle, où ils sont entrés munis de cartes du tyran, une douzaine d’individus qu’il a vu juger en Correctionnelle pour vagabondage spécial. Mais ceux-là du moins se taisent ; ils ne sont venus que pour faire le coup de poing en cas d’émeute. Tandis qu’il y a d’autres amis agissants, qui sont témoins, et qui viennent un peu trop haut proclamer la vérité, à savoir que Caillaux est grand et que Caillaux est pur ! Le plus notable est Ceccaldi. Depuis la première minute du procès, Caillaux n’a pas fait dix pas dehors qu’il ne se soit collé à ses basques et ne l’ait protégé du geste comme du regard. Le physique est d’un matamore. Lorsqu’il talonne Caillaux, il défie, de loin ou de près. Nul besoin qu’on l’attaque pour qu’il le défende. Un coup d’œil : il provoque. Deux pas vers Caillaux : il est en garde. Un mot douteux : il devient bravache. Et il s’allume. Tout est du feu chez lui. Barbe rousse, yeux ardents, gestes de flamme : il a l’air de griller et d’en souffrir. Pourtant, c’est pour Caillaux qu’il grille… Diable d’homme, qui rend l’amitié comique en la soufflant, en incendiant, pour elle, tout le voisinage. Depuis quatre jours, dans les couloirs, il fait du vent, tape du pied, frappe son cœur, tend les bras. Enfin, on l’appelle à la barre !… Il entre dans un courant d’air ; la porte claque : il tressaute. On lui demande son nom : il croit que c’est une insulte. On lui dit de déposer : il crie :
— Je suis son ami, messieurs !… son ami !
Est-ce une prière, ou du délire ? Il poursuit :
— Et au nom de mon amitié (ses bras ne sont pas assez longs pour en donner la mesure), je veux d’abord, avant tout, que vous reteniez bien ceci : jamais je n’ai vu, nulle part, un ménage plus uni !… Ah ! Madame Caillaux par-ci ! Madame Caillaux par-là ! Quelle femme, messieurs. Et lui ! Ah ! lui ! messieurs, quel homme ! C’est ce point, messieurs les jurés, qu’il ne faut jamais oublier, dès qu’on parle d’autre chose. Lui, lui, mon ami, quel homme !…
Avec volubilité il le redit vingt fois, l’explique trente, et, renversant son buste, il a l’air d’offrir sa barbe ardente à la déesse de l’Amitié.
— Madame Gueydan, messieurs, eût voulu l’éloigner, cet homme (cet homme dont je suis l’ami !), l’éloigner de la terrible politique, car chaque jour, sur sa tête, comme dans les supplices antiques, goutte à goutte, on distillait le venin !
A ces mots des rires partent.
— Celui-là, remarque quelqu’un, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer !
— Mais, messieurs, il y à le devoir !… Aussi, la veille du jour où le ministère fut constitué, moi qui aimais cet homme, moi qui suis son ami, son ami véritable, j’ai tout fait, vous entendez, pour qu’il entre dans la combinaison !… Je l’avoue, je le dis très haut…
— Plus haut, ma vieille ! Encore plus haut ! murmure un journaliste.
A-t-il entendu ? Il élève le ton :
— Je sais, je sais : ce fut leur bonheur perdu ! Je sais : c’est ce jour-là que commence l’infâme campagne… pouah ! campagne contre cet homme, qui reste et restera mon ami, et contre cette femme qu’on veut arbitrairement maintenir en prison !…
Cet adverbe ne suscite plus des rires, mais des huées. Et comme Ceccaldi n’a pas l’habileté des reprises, à la manière de l’homme qui est son ami, il s’enroue, s’énerve, fait : « Fff… Fff…! » ainsi que les chats furieux… Puis, à l’exemple de Caillaux, c’est son propre éloge qu’il entame, mais sans lâcher pour cela l’éloge de l’Amitié.
Il se lance en avant, se rejette en arrière, empoigne la barre, se hérisse devant le jury et, soutenu par Caillaux derrière, respectueux pour sa femme devant, faisant appel aux hommes justes, il déclare :
— Ce sera la clarté de ma vie, l’honneur de mon nom, un éternel tremplin pour ma conscience, que de pouvoir dire toujours et penser toujours : « Je n’ai pas voulu lâcher celui qui était mon ami ! » Car cet homme, cette femme, messieurs, eh bien, maintenant, ils n’en ont plus d’amis !
— Ah !… Parbleu !… Cette histoire !… Ferme ça ! proteste la salle…
— Regardez et entendez vous-mêmes : il n’y a plus aucune pitié ?
— Hou ! Hou ! A la porte !
— Messieurs, c’est au jury que je m’adresse !
Il veut tenir tête encore. Il est très rouge :
— Vous avez entendu leur langage, où tout est noble et digne…
— Assez !…
— Ce sera la beauté de mon existence…
— Crétin !
— Ce sera ma gloire de n’avoir pas lâché cet homme !
— Pignouf !…
— … Cet homme qui, je n’ai pas peur de le proclamer une fois de plus, demeure et demeurera mon ami !
Il a donné tout son souffle, et l’air en est irrespirable… Devant une salle houleuse, le Président s’éponge. Et Caillaux, grand acteur, se voile la face en entendant ce crieur public de l’Amitié.
Trente secondes : la porte des témoins se rouvre. D’instinct le Président se dresse. Caillaux découvre son visage. Et tout à coup la salle redevient silencieuse : Henry Bernstein est entré.
Il n’y eut pas, dans tout le procès, de contraste plus frappant. Deux hommes se suivaient, venant l’un après l’autre parler au nom d’un même sentiment sacré : le premier avait été trépidant, le second fut fier. Le premier sauta, chanta, fit du théâtre. Quelle vulgarité ! Le second fut nerveux, offensif, tout audace et courage.
D’abord, c’est un géant ; par la taille il domine les hommes ordinaires. Sitôt entré, il est au niveau du Président qui s’écrase sur sa table haute. Il ne lui jette qu’un coup d’œil : il le méprise ; puis cherchant dans la foule, la tête en avant, d’une moue dégoûtée, il demande :
— Où est Caillaux ?
Il a dit : « Caillaux » tout court ! Il n’a pas dit « M. le Président », ni « le grand politique », ni « le salut de la France ».
— Où est Caillaux ?
Il a répété. Cette fois, un petit ricanement lui répond. Alors, il clame :
— Il n’y a pas de quoi rire ! Messieurs les jurés, il se pourrait que la guerre fût à nos portes. Je ne suis pas de ceux qui, comme M. Caillaux, arment le bras d’une femme. Si demain la mobilisation est déclarée, je m’engage et je tire moi-même !
Il vient de prononcer cette rude phrase d’une voix sonnante. Maintenant qu’il se tait, sa lèvre tremble. Ce n’est que le relâchement de ses nerfs trop tendus. Il se reprend. M. Caillaux est un assassin et un puissant : les hommes dans son cas trouvent toujours des amis. Calmette n’est qu’un assassiné : c’est lui que Bernstein vient défendre, et c’est lui qu’il vantera : l’homme doux, l’homme bon, l’homme sans peur, car ce cœur exemplaire comprenait dans toute l’étendue de leurs devoirs difficiles, l’Amitié et l’Amour du pays.
Tout cela est exprimé sobrement mais violemment, en phrases qui ne se soucient pas d’être balancées, mais d’apporter l’essoufflement sincère d’un homme passionné, pleurant un ami. Ses yeux se sont voilés pendant qu’il parlait ; une goutte de sueur perle à son front. Si géant qu’il soit, il est plus faible que son sentiment, celui de l’amitié noble !
Caillaux regarde les fenêtres et évite Ceccaldi.
Lorsqu’il sort, Ceccaldi se colle à lui. Des voyous s’échappent d’un estaminet et se jettent à leur rencontre. Le rouge, cette fois, monte au front du tyran. Canaille populaire encore payée par Ceccaldi. Ah ! piteuse mise en scène ! Il est très irrité. Les flics, les repris de justice, une poignée d’ivrognes l’escortent jusqu’à l’auto, où « l’homme de l’amitié » monte avec lui. Caillaux serre les lèvres et, sitôt dans sa voiture, il commence un chapelet de reproches cinglants ; l’autre, alors, se trémousse sur les coussins et crie à tue-tête : « Accable-moi ! J’ai ma conscience ! Je ne connais que mon honneur !… Je suis ton ami, ton seul ami ! »
Ne serait-ce pas à vous dégoûter de l’être, si l’envie pouvait vous en prendre !
Le sixième jour, cette envie ne prendra personne. Les esprits commencent à être dominés par une terrible idée : la Guerre !… Quelle guerre ?… La guerre de l’Autriche avec la Serbie ? Bien pire que cela. Voici qu’aujourd’hui, chacun pressent un danger net… pour la France. Tout se complique ; tout devient trouble ; aucune dépêche n’est explicite. Il y a dans ce conflit lointain on ne sait quoi de louche et de brutal qui permet… de redouter tout ! La guerre… la guerre et la mort viendraient-elles jusqu’à nous ?… Et on se redit comme à l’heure d’Agadir :
— La guerre… maladie périodique et éternelle !…
— Qui pourrait bien nous faire passer de chouettes vacances !
— A la campagne, sûrement !
Amertume. Colère. Saisissement. Crânerie. Les nerfs sont à vif. Il ne faudrait pas trop de disputes avocassières ni de témoins imbéciles pour qu’on se dégoûtât de ce procès, dont le déroulement commence à être interminable. Sixième audience, troisième bataille au sujet de ces lettres dont l’épithète « intimes » devient, à la longue, ou impudique ou niaise. On en lit quelques-unes : rien dedans : verbeuses, banales… à peine suffisantes pour l’intimité. Mme Caillaux, effondrée depuis quatre jours, dont on n’entend plus la voix, dont on ne voit que le chapeau renversé, s’évanouit et s’écroule.
— Qu’elle crève donc ! déclare un avocat. S’il y a la guerre, il en crèvera d’autres !
Mais Caillaux a bondi.
Aux Assises, pourtant, la loi est formelle. Même à un condamné à mort la Justice refuse que sa femme ou sa mère coure à son box l’embrasser. Mais celui-ci, dont Ceccaldi est l’ami, a eu la France dans les mains, donc la Loi et la Justice avec la France. C’est le maître. Il peut ce qu’il veut.
En une suspension de cinq minutes, avec des sels et trois nerveuses paroles, il va d’ailleurs guérir cette femme, qui ne s’est pas évanouie lorsqu’elle tuait. Aucun besoin de médecin ; ce n’est donc pas pour elle, à la reprise, qu’entreront dans le prétoire, à la queue leu leu, trois docteurs.
C’est d’abord pour éclairer le jury, comme tous ceux qui pénètrent dans cette funeste salle ; ce sera surtout, pense la défense, pour se livrer à des aveux, car ces trois compères étaient au chevet de Calmette. Or, l’ont-ils soigné comme il faut ? Grave question, puisqu’ils n’ont pas été capables de l’empêcher de mourir !… Mme Caillaux a tiré, c’est entendu ; mais, dès l’heure où les médecins ont eu Calmette entre les mains, ne devaient-ils pas le sauver ? A quoi sert leur métier ? Et n’est-ce pas, alors, à leur compte qu’il faut inscrire sa mort ?… Ne protestez pas ! Pour finir d’hébéter un jury, l’affaire est d’importance, et on va longuement, grossièrement, l’examiner.
Comme un des trois docteurs s’irrite, Me Labori se fâche, et, de sa voix de géant qui n’est pas toujours bon, quand son cas s’embarrasse :
— Le devoir du docteur est de répondre ! Il a ses responsabilités ! L’accusée n’en a pas !
— Quoi ?… Sans rire !…
Soulèvement du public. Et Labori riposte :
— En tout cas, l’accusée, je la couvre !
Alors on rit. Le mot prête à rire. Est-ce que Caillaux serait jaloux ? Il fait une moue dédaigneuse.
Le malheur est que ces trois médecins font bloc. Ils disent ensemble :
— C’est le cas d’un incendiaire qui, ayant mis le feu aux quatre coins d’une maison, expliquerait devant les ruines : « Les pompes sont arrivées trop tard ! »
Mais la défense tient bon. A ces médecins, elle oppose d’autres médecins. Et d’abord, voici pour leur répondre un chirurgien des hôpitaux.
— Moi, messieurs, j’aurais opéré ; je serais intervenu : j’interviens toujours… Je m’excuse même d’intervenir aujourd’hui ; mais j’étais l’ami de Calmette, et j’ai bien souffert de ne pas intervenir davantage.
Il a couru à la maison de santé. Il a vu les trois docteurs qui faisaient bloc déjà, mais ne faisaient rien d’autre, et dont l’amour-propre s’est insurgé à l’idée d’une intrusion dans leurs affaires ! Lui, d’autre part, leur en veut de ne pas l’avoir laissé s’installer en maître. Il rend hommage à leur savoir, avec une acuité où perce sa rancune. Et ainsi cette audience, au lieu d’éclairer le procès, ne découvre que la rivalité professionnelle de pontifes médecins.
Le plus beau de tous, cependant, n’est pas là. Il se réserve pour le septième jour, jour où l’orage européen s’amoncelle et commence à gronder à l’horizon.
L’Autriche n’a pas encore déclaré la guerre à la Serbie, mais, dans les télégrammes, les mots « d’état de siège » et de « mobilisation » évoquent des images farouches. Le monde russe s’agite. De quelle façon ? Mystère !… L’Angleterre se raidit. Flegmatique, elle prête l’oreille. De l’Allemagne on ne sait rien… Et la France, sincère, se tourne vers chacun, demandant : « Mais qu’y a-t-il donc ? » En vingt-quatre heures, la presse reflète l’espoir et l’angoisse, la tension puis la détente. L’opinion a perdu pied ; et chacun, chez soi, s’interroge, dans le froid silence de son cœur, sur la mort qui devient possible demain. Les grands mots de patrie, d’ennemi, d’armée, de conflit, se multiplient sous les plumes et sur les lèvres. La vie publique est haletante. Paris s’écoute et se regarde, comme s’il était surpris de vivre encore sa vie normale. Rien pourtant n’est changé des habitudes journalières ; les esprits sont déroutés, mais les corps poursuivent leur chemin. On a commencé un procès : on le continue. Or, c’est parmi ces soucis qui étreignent les cœurs et les gorges que va se jouer le septième acte, qui commence par un divertissement bouffe sur la médecine, réglé, mené, joué par un seul homme ! Quel record !… Mais l’acteur unique aura toute une voiture d’accessoires. On se croira dans une fête foraine. Grâce à un meurtre, on se régalera d’une farce.
M. le docteur Doyen, cité par la défense pour prouver aux jurés, pièces à l’appui, que si Calmette est mort, c’est qu’on ne fit rien pour l’en empêcher, apporte un revolver, des habits, des tableaux anatomiques, des prospectus, et son fils ! Il distribue d’abord des brochures à images et à légendes : c’est sa déposition illustrée ; un souvenir qu’il offre. A la vérité, il a une tête banale de pharmacien de petite ville, mais dans le geste, comme dans la parole, il montre une décision qui indique une audace au moins égale à celle de Caillaux. Aussi Caillaux se résigne à rester muet. Il piaffera sur place, mais il saura se contenir : le docteur Doyen est une satisfaisante doublure. Aucune gêne, aucune pudeur, rien qui fasse songer à de la délicatesse. C’est un homme qui opère beaucoup, l’homme qui, dans Paris, opère le plus. Il mêle la quantité des entreprises et la qualité des résultats. Et, passionné de réclame, pour le moindre de ses gestes il bat le tambour, fait des affiches, convoque les photographes. Quand il entre, on sait donc pourquoi il est cité : l’Opérateur type ! Mais il est aussi « l’ami de la vérité » : ce sera son premier mot ! Il n’a vu Caillaux qu’une fois, au lieu qu’il était allié avec la famille Calmette ; et c’est elle qu’il va desservir, tandis qu’il se voit forcé d’aider Caillaux. Preuve de son amour du vrai !
De plus, il est mécanicien ! Et il est aussi chimiste ! Et il s’intéresse encore à toutes les branches de la science qui peuvent toucher à la médecine ! Il l’affirme hautement. Ces branches sont représentées par les accessoires qu’il apporte :
— Huissier, distribuez les prospectus… Messieurs les jurés, quand je déroulerai mes planches, il est possible que certains d’entre vous ne distinguent pas ce qu’il y a dessus. J’ai donc tenu à vous remettre des brochures où vous retrouverez ce qu’il y a sur les planches. Voici ma déposition.
Il commence par attendre que le silence soit rétabli, car cette annonce surexcite la salle : on remue, on parle, on rit, et le Président, de la voix d’un homme qui se rend, ordonne au chef des gardes :
— Faites sortir les personnes qui… troubleraient l’audience !
— Messieurs les jurés, commence enfin le docteur Doyen, je vous ai dit tout ce que j’étais : j’ajoute que, surtout, je suis homme d’action, d’une autre école que les médecins qui ont laissé mourir Calmette. De toute évidence, il fallait l’opérer !
Aussitôt, avec vigueur, il mime une scène d’intervention : il fait le geste d’inciser le ventre, de comprimer l’aorte, d’arrêter l’hémorragie. Il est très vivant, et il n’admet pas que Calmette soit mort.
— Les médecins, messieurs, ne sont pas intervenus pour deux raisons : d’abord, ils sont des hommes hésitants ; ensuite, ils n’ont sans doute jamais lu les traités de chirurgie que j’ai publiés, et dont je peux me permettre de dire qu’ils font loi !… Car enfin, ma notoriété chirurgicale dans le monde…
Il s’incline. C’est un salut à lui-même.
— Deuxième partie ! Messieurs les jurés, attention ! J’en ai fini avec le premier point, qui est l’incapacité de mes confrères. Excusez-moi de parler carrément : la vérité est toujours brutale… Je vais prouver maintenant que toutes les hypothèses de la Justice, pour reconstituer le drame, sont fausses, et je vais leur opposer mon système. J’ai apporté un revolver. Soyez tranquilles, messieurs, il n’est pas chargé… Mais c’est moi qui, avec plusieurs généraux, ai fait les premières expériences pour servir de base aux écoles de tir. Considérez, messieurs les jurés, sur la brochure, la planche numéro trois ; c’est un dessin de géométrie ; car j’ai aussi l’esprit géométrique… Messieurs, soyez assez bons pour suivre à la fois la trajectoire sur le prospectus et ce que je vais vous indiquer sur la planche.
A ces mots, le fils du docteur Doyen, gros garçon rougeaud, déroule des papiers entoilés et, les tendant à bout de bras, disparaît dessous.
— Voici la région de l’aorte et le trajet de la balle. Si Calmette a été tué, c’est qu’il s’est précipité au-devant des balles : cela, je l’affirme, à l’encontre du roman présenté par l’accusation. Si Calmette avait eu l’esprit de ne pas bouger, Mme Caillaux, avec son revolver, n’aurait fait que des trous le tapis. D’ailleurs, je le prouve !
Il fait un geste impératif : on déroule une seconde planche.
— Voici la coupe faite obliquement : chemin de la balle à travers les organes. Voyez-vous l’os iliaque ? La balle passe près de l’intestin sans le perforer. Comment cela se peut-il au point de vue balistique ? Je vais vous le dire… la balistique ne m’est pas étrangère.
Avec des mots précipités, il fait une démonstration nouvelle pour les jurés qui suivent mal, les yeux papillotants, et qui, n’étant ni balistiqueurs, ni géomètres, ni chimistes, ni mécaniciens, ni docteurs, ne comprennent plus rien à rien. Le Président est dans le même état brumeux ; mais lui a une ressource : il se couvre et suspend l’audience.
Ce n’est qu’un pis-aller. Il faut la reprendre, et le docteur tient bon.
— Messieurs, il y a, voyez-vous, des coups de feu qu’on ne rencontre pas communément…
— Ah ! Ah !… Celle-là !… dit le public.
— Faites sortir ! ordonne le Président.
— Qui ? demande le chef des gardes.
— Toutes les personnes que vous voyez troubler les débats !
Et les rires de redoubler.
— Messieurs, reprend au milieu du bruit le docteur Doyen, voici la photographie du bureau de Calmette.
Il appelle, et on lui passe un pardessus. A ce geste, tout l’auditoire proteste, Me Chenu crie à la Cour : « Vous ne permettrez pas cela ! »
— Mais, dit le docteur Doyen, c’est un paletot à moi !… On y a seulement marqué les trous des balles !
A lui ou pas à lui, le public est révolté : cette scène a l’atroce impudeur d’une enquête de police. Elle ne serait tolérable que dans le cabinet fermé du juge d’instruction. Dans ce vaste prétoire, mimer les gestes d’un homme qu’on tue, lever les bras, s’accroupir, s’enfuir, c’est odieux. Mais lui ne le sent pas : lui, comme Caillaux, est un homme possédé par la passion du vrai.
Enfin il sourit, il a fini ; il a dit la vérité. Et comme une fois de plus il affirme ses sentiments respectables, le public répète en écho :
— Boniments !… Saltimbanque !…
Le public n’est pas seul à le bien juger. Les trois docteurs qui ont assisté à la mort de Calmette reviennent en se donnant la main :
— Je n’admets pas, dit le premier, qu’on mette en parallèle la culpabilité de l’accusée et notre conduite à nous !
— Et allez donc, disent les journalistes, premier round !
— Quelle tristesse, soupire le second, d’assister ici à une séance anatomique que n’accepteraient pas des étudiants de première année !
— Tapé ! Le deuxième round ! déclarent les journalistes.
— Les statistiques, qui, elles, ne trompent pas, dit le troisième, nous prouvent péremptoirement que jamais un homme blessé comme Calmette n’a survécu.
— Oh ! ça, ça… je ne connais pas les statistiques ! riposte Doyen, qui revient à la barre. Je n’ai pas le temps de faire de la bibliographie : moi, je travaille !
Puis, d’un geste large qui signifie : « J’en ai fait des opérations ! Je suis un opérateur, moi, je ne suis pas un homme qui discute ni qui réfléchis : je suis un homme qui ouvre, moi !… Oui, messieurs, j’aurais ouvert le ventre ! » d’un geste large il commence une seconde opération devant le jury : ce n’est plus une Cour d’Assises, c’est une clinique.
— J’aurais ouvert ! Avec des tampons, je comprimais l’aorte et j’épongeais. Ce n’est pas la mer à boire : dans les grossesses extra-utérines, on éponge en quatre minutes… Le blessé épongé, on voyait l’artère iliaque externe ; on trouvait la balle. La balle, ayant trois cents degrés au sortir du canon, était stérilisée : aucun danger. On recousait. C’était fini.
Les jurés en ont chaud. Lui fait un geste de danseuse de cirque, sourit, s’incline, se retire.
Et aussitôt il est remplacé.
Le rideau baissé sur une comédie se relève sur une autre. L’opérateur type disparaît : voici l’officier type en balistique, car il s’agit de balistique et non d’assassinat : le jury, au premier jour, ne s’en doutait pas ; mais ces séances, précisément, servent à lui faire entendre le fond des choses.
— Nous écoutons le colonel Aubry, dit respectueusement le Président.
Lors de l’assassinat, le colonel Aubry ne se trouvait pas au Figaro, mais il dirige les ateliers de construction de Puteaux, et, pour cette raison, il sait dans le détail ce qui s’est passé entre Mme Caillaux et M. Calmette.
Il est maigre comme un canon, prompt comme la poudre, comique comme un obus qui n’éclate pas.
Il les connaît tous, surtout le tireur qu’il a étudié à l’armée et à la chasse. Eh bien, pour le tireur… le tireur sait ce qu’il fait au premier coup de feu ; mais, avec le premier coup, sa volonté s’enfuit. L’accusée a donc raison, quand elle dit : « Les coups partaient tout seuls. » Parfaitement ! Ce drame est comparable à un accident de chasse !
Partie civile, barreau, presse, public, en sont suffoqués. Le jury reste hagard. Seuls Labori et le Président opinent de la tête.
— Conclusion ? demande avec insolence Me Chenu.
Le colonel se raidit :
— Sur mon honneur et ma conscience de soldat, mon intime conviction est que Mme Caillaux n’a pas voulu tuer !
— Heureusement qu’elle est intime, riposte Me Chenu, car elle laisse la discussion entière.
Le colonel tend la main :
— Je m’appuie sur des données mathématiques.
Hélas ! la mathématique ne mène pas le monde ! Ces disputes viennent de remplir quatre heures d’audience, et l’Europe, plus vieille de quatre heures, se sent plus proche d’un malheur qui pourrait bien causer la mort de quelques millions d’hommes. Il s’agira, alors, d’une chasse en grand, où la clairvoyance d’un colonel dirigeant les ateliers de Puteaux sera mince parmi d’aussi vastes événements.
Le sent-il, cet officier, quand il sort de l’audience, où il fut important trois minutes ? Dès la porte il n’est plus rien, dans cette foule qui passe, le méconnaissant déjà. Car dès qu’elle n’est plus contenue, dès qu’elle s’étend, dès qu’elle respire, elle est forte, farouche, et la large vie du pays l’entraîne loin d’une affaire, dont tout, soudain, lui semble abject ou grotesque.
Par cette soirée d’été où, dans un air léger, devraient flotter pour les hommes toutes les promesses divines, le téléphone vibre, le télégraphe tape, une rumeur court sur le pays. Cette fois, de source sûre, on sait l’Autriche en armes. Ultimatum, violence… c’est pour demain le premier coup de canon. Le Président de la République était en voyage : il rentre en toute hâte. L’imagination des plus simples est traversée de lueurs et d’ombres.
La nuit vient, et déjà l’on aspire au jour. Le pays a la fièvre, il ne dort pas, il se tourne. Le présent est insupportable ; vite, vite, on veut vieillir ; et quand le soleil, sans se presser, reparaît, les journaux apportent, à côté des angoisses mondiales, le récit étalé de ce procès qui bout au cœur de Paris, et vers lequel on va recourir pour oublier et se passionner, tandis que le Destin marche et décide de la vie.
Au fond, on ne sait rien d’exact. On croirait l’Europe dans la brume. Les journaux ont l’air de s’imprimer à tâtons : ils ne disent que des choses imprécises. Sir Edward Grey a parlé à la Chambre des Communes : qu’a-t-il dit ? Guillaume II est rentré à Berlin : qu’y fait-il ? On discute dans le vide, on s’énerve ; il vaut encore mieux entendre plaider, puisque enfin l’on arrive au jour des avocats.
Une salle archibondée, jusqu’à la corniche des boiseries. Le public a grimpé sur les bancs, les tables, les chaises, et il y a le long des murs des journalistes et des avocats juchés, perchés, accrochés, on ne sait comment, sur on ne sait quoi. On ne se passe qu’un semblant d’air de bouche à bouche. Les femmes sont venues par centaines, bousculant les gardes. On est entré sans cartes : c’est la fin ; tout Paris veut voir ! Et puis, on est sûr de rencontrer des amis : on a besoin de parler.
Mais les avocats parlent d’abord.
Me Chenu commence. On est tendu vers lui : on sait comme il sera fort. Il a sculpté des arguments précis dans une matière solide. Seulement, on est serré, on a trop chaud pour suivre, et il n’y a que le jury et la Cour qui reçoivent ses coups. Ils sont rudes. Il débute par un portrait de Caillaux. Une fois de plus on croit le voir. « Intelligence hautaine, ambition sans frein, impatiente des obstacles, un de ces hommes dont la puissance est faite de leur audace et de la crainte qu’ils inspirent ! » Puis, d’une voix sonore qui a l’air de porter la vérité, il fait revivre le drame et y projette une lumière crue. Mais… le public ne le suit toujours pas ; si étonnant que soit le tableau, il paraît une redite. C’est l’écueil de toute plaidoirie. Il faudrait qu’elle fît lever des souvenirs, sans en retracer aucun. Debout, tassé, les poumons sans air, le public ne supporte plus qu’on se répète. Me Chenu le sent-il ? Il devient bref et vengeur. Tout à coup, sur son banc, Mme Caillaux s’affaisse. Me Chenu s’arrête. Brouhaha. L’audience est suspendue.
— Dame ! dit un journaliste, il lui distille ça !… Ah ! le cochon !
— C’est passionnant ! minaude une actrice.
— C’est infâme ! déclare un jeune homme, les narines dilatées.
— Ne vous en faites pas, reprend le journaliste, elle n’est pas plus évanouie que moi ! Du chiqué !
Et il sort tranquillement prendre un bock. Le jeune homme le suit des yeux. Frémissant, il prononce :
— Ces gens-là ont des âmes d’assassins !
On a beau ouvrir les fenêtres grandes : aucun air n’arrive à ces bouches humaines, qui s’échauffent encore à parler. Les éventails battent. On s’interpelle, en mangeant des sandwichs. Coup de timbre. La Cour ! Ah !… Cette fois, c’est peut-être la fin de l’épreuve… Mme Caillaux est rapportée.
— Messieurs, reprend Me Chenu d’une voix d’airain, cette femme m’épouvante !
A vrai dire, c’est elle qui paraît épouvantée. Sèchement il détaille les mobiles du crime, et comme il ne tombe juste qu’une fois sur deux, pâle elle se hérisse, mais elle rougit quand il dit vrai.
Reprenant le divertissement de la Médecine, il crie :
— On prétend discuter ? Ce ne sera pas avec moi ! Assez de calembredaines !
Il rit des lettres où il n’y a rien. Il menace avec les documents où il y a tout.
— Ainsi, M. Caillaux, ministre, donnait des ordres à la magistrature ! Mais le voilà bien le nœud du procès ! De cet acte monstrueux il a osé dire : « Acte de Gouvernement. Je le referais si j’avais à le faire… » Messieurs…
Me Chenu prend un temps ; ce qu’il pense bouillonne en lui : il ne peut le prononcer qu’en hachant ses paroles :
— Messieurs… à cette déclaration, j’ai cru sentir passer le vent d’un soufflet !
Les sourcils hérissés, il dévisage la Cour :
— D’un soufflet qui n’était pas pour moi !… Acte de Gouvernement !… Ah ! si de telles doctrines avaient cours, si cela devait être la règle au lieu de la néfaste exception, je le dis bien haut devant tous ceux qui m’entendent… devant tous ceux qui portent ou robe noire ou robe rouge : nos robes, messieurs, ne mériteraient plus d’être portées ! Qu’on apporte des livrées… malgré la crainte que je puis avoir de n’en pas trouver à ma taille !
Ce romantisme soulève la salle. On applaudit ; on crie : « Vive !… Vive Chenu ! » Et Caillaux, gorge sèche et crâne rouge, Caillaux est assourdi par les mains qui battent tout autour de lui.
Il se remet grâce au réquisitoire faible, pâle, morne, gêné, si inutile et si stupide, que le jury manque en périr d’ennui et que l’acquittement commence à devenir une idée familière pour les esprits.
L’Avocat général s’assied. Labori se lève.
Immobilité générale. Lentement il sort les bras de ses manches. Il a ressaisi l’attention. Va-t-il la garder ? L’atmosphère est devenue si lourde que, dans les coins de la salle, une brume grise pèse sur les gens et sur les choses. Les visages paraissent fanés sur des murs aux tentures passées. En vain, journalistes et stagiaires aident les femmes à se mettre de la poudre et du rouge : tout ce fard colle et s’étale ; une poussière malsaine trouble la fin de ces débats équivoques.
Pourtant, Me Labori, le Roi de la Défense, essaie d’emporter les cœurs et de violenter les esprits. Tout de suite il est fougueux, riche, abondant, énorme. C’est la mer, qui apporte à la plage ses flots inépuisables ; elle les donne, les reprend, les roule, et sans effort se multiplie largement. Le Bâtonnier Labori est une force de la nature : ni ruse, ni métier apparent. Il est l’Éloquence, comme on dit d’un foyer qu’il est le feu, du soleil qu’il est le jour. Avec ampleur, il se donne.
Puis, soudain, toujours telle la mer, il se gonfle, déferle ; et le jury tremble, submergé.
Me Labori ne jette aucun cri, mais sa poitrine a des roulements. Me Labori ne se venge pas, mais il défend avec sa vie grondante. Me Labori n’accuse point, mais il rend hommage d’un cœur vibrant, pour supplier ensuite avec une chaleur ardente. Il bataille crânement, loyalement, car il est bouillant, mais ému, car c’est son âme qui passe dans ses mots, car on sent le battement de ses veines aux montées des périodes. Tête en avant, il fonce ; la bouche s’ouvre, il tend les mains, il s’explique, il croit, il est sûr, il est vrai. Ses phrases jaillissent ; son geste est de l’instinct ; sa voix palpite, ayant le rythme du sang. Et on écoute, on le suit, il vous emporte. Il peut être effrayant comme une tempête : sa parole semble le tonnerre et le vent ; et il ne connaît pas la sérénité des jours sans nuages, car la passion l’habite toujours. Même au repos, il ressemble à la montagne sur qui l’orage grossit : jusque dans la vallée descendent des grondements qui font trembler les consciences obscures ; Me Labori, dans certaines paroles graves, a de ces avertissements formidables, d’abord ; puis il se déchaîne, et toute la salle s’emplit du tumulte de ses mots. Enfin, si son corps tient en place, son âme bat des ailes ; elle part, s’étend et plane, large et souveraine. Et la foule d’auditeurs, balancée à son souffle, se sent le cœur et l’oreille étourdis par ce lutteur puissant.
Quand il s’est tu, il arrive que la raison se demande pourquoi cet entraînement. Son orgueil se rebiffe. Elle dit : « Comme arguments, en somme… » et elle doute. « Quant à la langue, hum… hum !… » et elle ricane. Mais ainsi, elle dissèque, et ne travaille que sur un mort. La vie vient de cesser avec la grande parole : c’était elle le miracle, qui ne s’analyse pas. Chez le Bâtonnier Labori, elle est prodigue et magnifique.
Dernière suspension : enfin !… Que ces huit jours furent laborieux ! Mais que ces derniers surtout deviennent pesants, puisque chaque heure confirme l’anxiété du pays ! Encore une fois on ouvre les fenêtres, et le jury se retire. Maintenant que son bon sens est épuisé par une semaine de débats confus et haineux, il va délibérer ! Au dehors aussi on délibère : tous les gouvernements s’interrogent… Les journaux du soir arrivent ; ils entrent brusquement aux Assises ; on les prend à plusieurs mains, et on lit, tête contre tête, les lèvres sèches. C’est fait : le grand malheur est consommé : l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie !
Ah !… Un souffle atterré sort d’abord des poitrines… Puis la colère crispe les bouches. L’Autriche ! Ce seul nom fait ressurgir dans toutes les cervelles de Français des idées d’inimitiés et de batailles, et une mêlée d’images mauvaises où se symbolisent la ruse et la lâcheté !… La Guerre !… Dire que là-bas on se bat déjà ! Dans quarante-huit heures sans doute on se battra partout ! Et on se regarde, et on a envie de s’étreindre en se disant : « Adieu ! » Mais dans ce pays pudique et spirituel, qui redoute d’étaler ses émotions, il est rare, surtout dans l’air de Paris, que la situation la plus pathétique ne soit tout à coup mise en relief d’un mot lancé on ne sait par quel moqueur, dont l’ironie est une manière de se libérer de l’angoisse. On lit que la guerre est pour demain, et quelqu’un qui, dans ce prétoire, superpose des chaises pour voir la fin du spectacle, jette d’une voix dégagée :
— Les petits amis… va falloir s’acheter des chaussures à clous !
Les femmes ont un frisson aux épaules, à l’idée de cette horreur qui s’annonce.
— Enfin… ça ne regarde pas la France ?
L’honneur des hommes répond :
— Pardon… si on nous provoque !…
Pour la dixième fois on relit la dépêche aux termes gris et perfides, qui va être le prélude d’une immense misère pour l’Europe, et on échange, dans un air étouffant, les premières idées pauvres d’imaginations prises au dépourvu. Puis on se souvient du procès ! Quoi, vingt minutes déjà que le jury délibère !… Il comprend donc quelque chose ? Qu’il en finisse !… Ah !… Coup de sonnette ! Les voici… Non ! Ils veulent consulter le Président… C’est intolérable !… Huit heures du soir… La presse, qui n’a pas dîné, proteste :
— Ils se foutent de nous ! Tant qu’on n’aura pas un jury de métier, on sera empoisonné par des oiseaux de ce genre !
La nuit s’est glissée dans cette salle dramatique ; l’haleine atroce qu’on y respire forme un halo sur les groupes ; et la lumière des lustres, voilée, n’éclaire que des masses où elle ne détaille rien.
On s’agite, on s’évente, on soupire… Ah ! la guerre !… cette hantise de la guerre qu’on a depuis dix ans !… On compte les minutes sur les montres ; on s’énerve ; on proteste. Nouveau coup de timbre ! Cette fois ce sont les jurés… Ouf !… Attention !… On se met en place ; on guette. Oui, c’est eux : on entend leurs pieds descendre lourdement l’escalier… Ils apparaissent. Ils ont l’air grave et gêné ; ils s’alignent devant leurs sièges ; ils ne bougent plus… La Cour entre et s’immobilise ; et le public, tout le public tend l’oreille. Le Président du jury met la main sur son cœur. Il prend la feuille de réponses, et il la regarde… il la regarde longuement ; puis on entend : « Non ! » à toutes les questions.
Acquittée ?… Hein ?… Oui !… Elle est acquittée !
Il part quelques maigres applaudissements, mais aussitôt ils sont couverts par un murmure énorme et spontané. La voici ! Les gardes l’amènent. Elle s’élance vers son avocat et l’embrasse. Ce geste passionné décide la colère publique ; et après une première indignation confuse, des hommes se montrent qui font : « Hou ! Hou !… Hou ! Hou !… Assassin ! » Que sont devenus les flics sous leurs robes d’avocats, payés pour faire la police au nom du tyran ? Disparus ! Alors, le Barreau, dans le fond de la salle, est le maître : et il forme une masse noire, d’où commence à monter une protestation vigoureuse. Tout le monde grimpe sur les tables ; on serre les poings, on se tient les coudes ; la vaste rumeur grossit, impérieuse ; elle s’élève vers cette Cour anéantie et vers ce jury de néant.
Le Président, qui n’a pas l’habitude de tenir tête, se couvre de sa toque rouge ; ses assesseurs l’imitent. Ils hésitent, puis ils se lèvent. On les voit zigzaguer, faire un faux pas, disparaître. Sans prononcer de jugement, la Justice vient de s’enfuir !
Telle est la résistance des magistrats à qui les ministres donnent des ordres.
Le chapeau de Mme Caillaux a roulé dans le prétoire : ce sont ses embrassements qui l’y ont précipité. Le jury est muet, figé par une affreuse surprise. Et la clameur se charge, s’enfle, se multiplie. Les journalistes, chahuteurs, joignent leurs cris à ceux du Barreau révolté. Des témoins, hommes ou femmes, des actrices, des mannequins, lèvent les bras et menacent avec des cannes, des éventails. Alors, devant cette foule et cette houle, à même la table de la Cour, le capitaine des gardes monte, les pieds dans les papiers et les codes, et fait des gestes pour commander et pour faire front. Il a beau hurler : on ne distingue pas sa voix. Il donne des ordres à ses soldats : ils sont dix, font trois pas, et se heurtent au public déchaîné qui s’avance, irrésistible, vers le prétoire, criant à tue-tête : « Assassin !… Assassin !… »
Soudain Me Chenu et Me Labori apparaissent côte à côte, dans le box de l’accusée. Ils se donnent la main ! D’une seule voix formidable, le Barreau crie : « Bravo ! » Les cris furieux deviennent des acclamations. La colère, une minute, s’apaise en reconnaissance. Ces deux hommes sont la gloire de la parole française : en leur honneur on bat des mains.
Mais dans la mêlée des gardes et du public, près de la barre, les yeux des avocats, qui fouillent l’ombre grouillante, tout à coup reconnaissent le Tyran, qu’on n’a pas vu pendant ni après la plaidoirie. Quoi ?… il est là ? Ah ! l’insolent !… Oui, oui, il n’y a que lui pour avoir ce crâne rouge ! Et il est encore à cette place où cinq fois, dix fois, il est venu imposer sa parole cynique. C’est trop ! Avec cette décision des foules, où cent hommes, brusquement, ont la même âme du fait qu’ils crient ensemble, d’un remous brutal le Barreau pousse, écrase les témoins, écarte la presse, et marche droit sur Caillaux. Lui voit le mouvement, agite la tête ; ses partisans vocifèrent ; Ceccaldi, l’homme de l’Amitié, crie dans sa barbe ardente ; il a de l’écume aux lèvres. Et le jury, glacé, considère toujours avec épouvante les effets étonnants de son vote.
Il monte des rugissements animaux de ces deux troupes qui, à présent, s’affrontent : poings menaçants, robes soulevées, yeux en flamme, visages en sueur, bouches qui conspuent. Du haut d’un édifice de chaises on crie : « Vive la liberté ! » De la tribune de la presse, une voix réplique : « A bas les vendus ! » Mais les hommes du tyran rugissent : « Vive Caillaux. Vive Cai… » Dernier effort. Le Barreau, de ses trois cents robes noires, déborde cette escorte soudoyée, la serre, la brise, et s’empare furieusement de l’homme au crâne pourpre.
Le capitaine des gardes, fantoche inutile, fait des pas affolés sur la table. Il brandit un sabre ; il menace. Me Labori veut parler ; Me Chenu aussi : leurs voix se perdent dans l’immense grondement impératif de cette masse décidée, qui, violentant le vote du jury, vient faire elle-même justice, en pleine salle des Assises. L’émeute !…
Ah ! acquittée ! Trois cents voix, en chœur, sans souffler, répètent : « As-sas-sin !… As-sas-sin ! » Le Barreau tient le tyran dans une horrible étreinte, et il semble d’abord qu’il veuille l’étouffer ; mais un cri part, on ne sait d’où :
— Vive la France !
Cri de ralliement, de vengeance, d’espoir. Journalistes, témoins, tout le reste du public dégringole alors des bancs, des tables, se presse, se bouscule, se déchaîne, et rejoint le Barreau. La salle est ridiculement petite : on dirait que les murailles vont céder à la poussée de cette foule qui vocifère dans un affreux air trouble. Une minute encore elle balance, hésite, reflue ; mais le cri de « Vive la France ! » se répète, et il est comme un coup de fouet à même les cœurs. La Guerre !… L’affreuse Guerre est là ! Elle cogne aux portes ; elle frappe aux vitres. Aux armes ! On part ! Il faut tuer ou se faire tuer ! Sans doute il y a déjà des canons braqués sur le pays… Ah ! Ah ! Le Palais et ses affaires ! La Cour d’Assises et ses témoins ! Le jury et ses réponses ! Les luttes, les haines, les paperasses, les arrêts ! Quelle misère et quelle pauvreté dégoûtantes !
Allons ! Allons ! De l’air !… Il y a sous le ciel immense des champs de bataille qui attendent. La Nation est menacée dans ses biens, ses enfants, son histoire ! Assez de compromissions et d’avocasseries : ce sont les avocats mêmes qui ont le cœur sur les lèvres. Qu’on se batte une bonne fois, et qu’on nettoie tout ! — ce prétoire d’abord !… Balayons !… Dehors le Ministre-assassin ! Puis qu’on chasse avec lui toute l’immonde procédure !
Écoutez !… Regardez bien !… Tout le reste du Palais, vide à cette heure, frémit dans ses galeries et jusqu’aux combles, de cette émeute qui bout entre quatre murs. Est-ce donc que les humbles auraient enfin leur heure de revanche ?
— As-sas-sin !… As-sas-sin !…
Les jurés, stupides, ont le regard qui danse : ils s’effondrent sur leurs sièges mous. Sans voix, le capitaine des gardes s’enfuit : il rejoint la Cour. Et voici que dans cette mer humaine enflée par la passion, la révolte, après un dernier frémissement, prend un air de fureur sacrée. La foule entière se crispe et se raidit ; elle n’ondoie plus : elle fait dans le clair-obscur une ombre massive. Serrés, ces hommes s’enchaînent, ne forment qu’un corps : est-ce qu’ils vont étrangler le Tyran ?
Caillaux ! Caillaux ! Il est revenu le cri de chasse : c’est la curée… pour de bon ! Mais elle n’est pas sauvage : elle devient solennelle : « As-sas-sin ! As-sas-sin ! » Le mot affreux n’est plus dit de la voix rauque de la haine ; il est le large cri des consciences qui se dégagent.
Dehors ! C’est le grand coup de balai ! Dehors, le cynique ! Dehors ! Ouvrez vite ! De l’air… enfin !… « As-sas-sin ! As-sas-sin ! » La Patrie attend ses vrais hommes. Les voici ; ils s’avancent : ils répondent à son signe. Déjà ils se forment en bataillons… Et d’abord, en ce grand soir de tragédie nationale, graves, l’âme enflée du vrai droit qui leur donne toutes les forces, en sortant par la porte basse de tant de témoins inutiles, ils jettent à la rue l’homme du pouvoir et sa Justice.
IMPRIMÉ
POUR LA COLLECTION
“LE LIVRE DE DEMAIN”
SUR LES PRESSES
DE LOUIS BELLENAND ET FILS
A FONTENAY-AUX-ROSES
JUILLET 1928