La Cour d'Assises, ses pompes et ses œuvres
III
L’AFFAIRE PASSIONNELLE
L’affaire Chevreau ! Vous rappelez-vous ? Ce professeur qui a tué sa femme… L’histoire d’abord fut le grand attrait des journaux, avant d’emplir les Assises d’un ébrouement mondain. Elle était typique de ces drames qui, en ayant l’air d’entrer au Palais, en viennent en vérité. Il faut que des juges prononcent sur ce que d’autres, inconsciemment, ont décidé. L’assassin n’est qu’un intermédiaire. Si la Cour d’Assises siège, c’est que le Tribunal, puis la Cour, en deux fois trois minutes, ont réglé le divorce le plus aventureux, faisant aux parents comme aux enfants une impossible vie et préparant un meurtre, seul recours à certains désespoirs. Revolver, cadavre, police, voilà les douze bonshommes qui vont juger la Justice et ses conséquences.
Le jour de l’audience est venu. Midi moins cinq… Trois cents Parisiennes, pendues à des robes d’avocats, essaient de se glisser à leur suite dans la salle des Assises. Elles sont flatteuses en suppliant :
— Maître, vous qui avez tant de talent, vous devez faire ici vos quatre volontés !… Je suis sûre… que vous allez me faire entrer !
Eux s’agitent :
— Essayons par là…
En hâte, deux marches par deux marches, ils montent l’escalier en colimaçon des témoins.
— Ne vais-je pas trop vite pour vos petits pieds, belle Madame ?
Mais ce n’est pas la belle madame qui répond. Des confrères descendent, refoulés par les gardes, qui crient que « c’est plein et que c’est pas l’entrée des avocats ! » Demi-tour.
— Il eût fallu arriver plus tôt… tout est bondé !
— Oh !… en glissant une pièce ? implore la belle Madame.
— Vous me donnez une idée… Attendez là… Je vais voir Fernand.
C’est le garçon des Assises, un des personnages symboliques du Palais, gros homme qui, depuis un tiers de siècle, a vu tous les assassins, tous les juges, tous les jurés, tous les avocats. Les plus grands jours ne l’émeuvent plus, il a un dos rond sur qui il peut pleuvoir, et il est accoutumé à ces curiosités féminines ainsi qu’aux supplications des hommes de robe :
— Mon brave Fernand, est-ce que le président est arrivé ?
— Yes, cher Maître.
— Ce serait pour faire entrer une femme exquise avec qui il a dû dîner dans le monde… A moins que vous-même ne me rendiez ce gros service. Avec vous, elle aurait même une meilleure place !
Fernand cligne de l’œil :
— Mignonne ?
— Un amour !
— Ah ! soupire-t-il, Adam se plaignait déjà ; et il n’en avait qu’une à ses trousses… si je peux parler de trousses pour ce sans-culotte… mais moi !… Enfin, amenez toujours !…
— Fernand, vous êtes un frère, un père, un cœur !
— Quand je peux faire plaisir, je fais plaisir.
— Tenez, Fernand… Si, si, prenez, je vous en prie, Fernand ! Et merci, je vous revaudrai ça !
— Maître, vous voulez rire… je descends chercher votre dame, qu’on ne laisserait pas passer.
On l’a même déjà chassée de la galerie où elle attendait. On l’aperçoit qui, toute rouge, fait des signes.
— Ces gardes sont des malotrus ! Quelles brutes !
— Suivez-moi, madame, dit Fernand qui a le calme des vieilles troupes.
— Oh ! vous, vous êtes ma Providence… Tenez… Si, si, prenez, je vous en prie… Alors, vous allez me faire entrer ?… J’ai entendu que vous vous appeliez Fernand ?… Comme mon beau-frère !…
Des gardes barrent le chemin. Fernand annonce :
— La femme du Président !
Le tour est joué. Il y a une heureuse de plus.
Elle entre, essoufflée, tant elle a eu peur de ne pas entrer. Elle regarde. Elle est dans le plus grand des théâtres de Paris où la Société va lui jouer une pièce vraie… Qu’elle a de chance ! Que c’est émouvant cette salle ! Elle va donc voir cet homme qui a tué sa femme. Comment se défendra-t-il ?… Il doit être pâle… Peut-être va-t-il pleurer ?… Et si on le condamne ?… D’avance elle tient son cœur. Je veux dire son sein. Elle s’évente… Que de monde !… Ces messieurs qui tirent des papiers de leur veston, c’est la presse sans doute ?… Voici des dessinateurs avec leurs cartons… Fernand lui a mis sa chaise derrière un gros monsieur, mais elle a reglissé une pièce, et Fernand a dit : « Monsieur, reculez-vous, Madame est témoin ! » Alors, elle a passé devant, elle voit tout, et… au moment où le drame va commencer, elle a une grande joie.
Coup de timbre sec qui met les gens sur pieds. Dans l’ombre, au-dessous des fenêtres, elle aperçoit de gros hommes qui entrent et s’asseyent : le jury. Elle voit Fernand qui ouvre une porte massive. Un huissier glapit : « La Cour ! » Quatre personnages, chargés de robes rouges, s’avancent avec gravité. L’accusé est introduit : rien de marquant. Comment, c’est lui qui a tué ?… L’avocat s’installe : Me Piero-Piafferi, sans doute ? Il y a si longtemps qu’elle grille de l’entendre ; mais elle lui croyait de la moustache et des cheveux mousseux. Celui-ci est chauve et rasé. Allons, son face-à-main ne lui suffit plus ; elle tire de son sac une petite jumelle en nacre. Tout le monde s’assied.
— Accusé, levez-vous !
Et Chevreau, Maurice, trente-neuf ans, professeur agrégé de l’Université, se lève devant ce jury composé d’un grainetier, d’un commandant en retraite, d’un plombier, d’un herboriste, d’un notaire, d’un comptable, d’un employé des chemins de fer, d’un professeur de violon, d’un tapissier, d’un doreur, d’un mégissier et d’un rentier. C’est le grainetier qui préside. Il est d’aspect considérable. Larges épaules sous une tête cuite, taillée dans de la brique. Le professeur de violon a des cheveux ébouriffés ; le pharmacien est content de soi ; les autres… ont tous aussi leurs visages, leurs amours-propres, leurs faiblesses, leurs partis pris, mais ils se fondent dans l’ombre, et l’accusé, qui ne les distingue pas, s’effraie de ces inconnus.
Il est blême, mince, de chair pauvre, de vêtements étriqués. La salle, de toutes ses oreilles, guette ses premiers mots : ils sont ternes. Et tout de suite les femmes pensent : « Il avait une tête à être trompé ! »
— Madame !… Messieurs, je vous en prie !… Je suis le défenseur !
Du bruit, du vent, c’est une robe noire qui pénètre, qui pivote, qui s’avance, et qui tout à coup, en s’essoufflant, en bouffant, recouvre l’avocat chauve, que la belle madame contemplait. Me Piero-Piafferi est arrivé, il s’est substitué à son secrétaire. Il donne un coup de nez, il frise les yeux, il tend l’oreille. Comment ? Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? L’interrogatoire est commencé ?
— Ça, par exemple !
Me Piero élève la voix, puis la baisse, et avec un sourire de danseuse, impertinent depuis ses talons, qui sont hauts, jusqu’à ses cheveux qui s’insurgent :
— Monsieur le Président… ne savait sans doute pas que c’était à moi qu’incombait la charge de la défense (il a l’index tendu vers le nez du Président)… C’est cela… Oh ! la Cour est fort excusable !… Mais… puisque les débats ne sont pas tout à fait terminés et que l’acquittement n’est pas encore tout à fait prononcé, j’exprime le désir modeste que l’on recommence tout.
Le Président a chaud : il enlève sa toque :
— Maître… balbutie-t-il, j’avais cru vous apercevoir…
Me Piero, qui s’était assis, se relève, puis, noblement :
— Ces paroles, monsieur le Président, me donnent entière satisfaction. Je n’attendais pas moins de votre esprit délicat et je vous remercie.
L’audience est à peine ouverte : déjà un incident.
— Ce Piafferi est épatant ! chuchote le public.
— Ce que ce Piero peut être odieux ! grognent les journalistes.
Timide, le Président reprend doucement l’interrogatoire.
Il a raison d’être timide, car, si le meurtrier est affaissé, l’avocat, lui, ne l’est pas. D’abord, il regarde un peu partout, l’auditoire, l’assassin, l’avocat général. Un sourire au public, une tape amicale au client ; une moue pour le défenseur de la Société. Quant au jury, à contre-jour, pas d’intérêt. De dessous sa robe il a tiré une boîte de cachou. Il s’en lance de petits brins dans la bouche. Il appelle l’huissier, envoie des billets à la presse, gonfle le torse, secoue ses manches, piaffe, ricane, lève les mains. Oui, soudain, il veut la parole. Il interrompt le Président, puis il crie, et il tape du pied. Bien mieux, il attaque, il fonce, il rage, il s’élève, il domine, il triomphe ! C’est fini, le Président ne préside plus. L’avocat général essaye de le soutenir : Piero finit ses phrases ; après quoi, il fait semblant de s’excuser en aggravant son insolence, et il peste encore, toujours, laissant échapper deux, dix, vingt plaidoiries avant la vraie.
Il arrive ainsi qu’il fait des parades brillantes, méchantes, étincelantes, à propos d’une affaire triste, où se débat, avec des gestes mornes et des mots sans couleur, un être falot qui, par son ennuyeuse prétention, a dégoûté une femme insuffisamment préparée aux « épreuves » universitaires. Par Me Piero, le ton du procès change. On tâtonnait, en bâillant, dans la nuit, et voici qu’un feu d’artifice éclate, qui incendie tout. Les jurés sont éblouis et abrutis : c’est le but.
— Messieurs, leur dit Me Piero, les montrant au doigt, j’ai souci de ne mettre en vos esprits que du raisonnable et non de l’absurde : je vous signale donc (ce que ne fait pas l’accusation) que le jugement de la Cour, réglant les détails du divorce de Maurice Chevreau, fut la cause et seule cause du drame, et que…
— Mais… balbutie le Président, qui essaye de s’accrocher à une bouée, après son premier naufrage, Maître, nous y viendrons !
— Nous y sommes, monsieur le Président ! crie Piero-Piafferi, et nous y resterons !
Le Président en est bouche bée. L’avocat général regarde : pourquoi cette colère ? Et tandis que ses amis les meilleurs pensent : « Diable ! Il commence par le maximum ! Comment soutenir cela ? » la vigueur même de son apostrophe enchante deux femmes qu’il vient d’amener… Peut-être est-ce pour elles qu’il a fait cette sortie, car il s’assied, tête haute, se frottant de contentement contre le box de Chevreau ; puis nerveux, il mastique de nouveau du cachou.
Durant quelques minutes, il consent à se taire. L’accusé, geignard, conte son mariage, ses déceptions, la cruauté de celle qu’il a tuée. Elle l’a trompé, lui affirmant que son amour croissait : « T’oublier, oh ! chéri ! Je le voudrais, que je ne le pourrais pas ! » Mais pour marraine de sa petite fille elle choisit la sœur de son amant. Bien mieux : elle passe deux mois à la campagne ; elle envoie des fleurs jaunes à son mari en écrivant : « Pas de plaisanterie facile, hein, mon coco ? » Lui est heureux… Un jour — terre et ciel ! — il tombe sur des lettres où le malheur de sa vie est écrit plus de vingt fois. Trompé ! Ridiculisé ! Et il lit que son enfant n’est pas de lui ! Alors il saute à la gorge de sa femme : elle avoue. Éperdu, il court chez ses beaux-parents qui hurlent : « Quoi ?… Elle !… Notre fille ? » Après quoi, ils s’asseyent, respirent, et la belle-mère, furieuse : « C’est bien vous !… Toujours des drames ! » Il est le gendre d’un colonel d’artillerie en retraite, qui a un œil fermé, tandis que l’autre s’écarquille derrière un monocle, et, selon qu’il regarde la vie par le premier ou par le second, il bute parce qu’il ne voit rien, ou il s’effare de ce qu’il croit voir. Il se teint les cheveux ; il est enrhumé ; c’est sa femme qui parle et qui décide.
— En somme, dit-elle à son gendre, combien de fois vous a-t-elle trompé ?
— Est-ce que je sais ! répond l’autre.
— Alors, elle ne vous a pas trompé autant de fois que vous croyez !
Devant cette appréciation quantitative de l’adultère, il pleure d’être incompris ; mais pleurer le soulage. Il est tendre. Il n’aime ni les éclats, ni l’irréparable. La vie peut se corriger, comme les devoirs des élèves, et il accepte une réconciliation, dans le cabinet d’un Président de tribunal qui, en trois coups de cravache, met un ordre provisoire dans ce ménage chaviré.
— Mon beau-père fut content, rapporte Maurice Chevreau. Il me dit : « Vous verrez : maintenant cela ira ! »
— Votre beau-père, remarque alors pompeusement le Président des Assises, était un officier supérieur en retraite. Il avait le sens de l’honneur. Cette appréciation de sa part n’étonnera personne.
— Oh !… je vous en prie !…
Me Piero s’est levé. D’un geste il arrête l’éloge :
— Attention !…
Et d’une voix toute de dédain :
— Monsieur le Président… je supplie… dans l’intérêt de la Justice… que l’on réserve toute appréciation sur ce beau-père pour l’heure où il sera venu lui-même témoigner et donner publiquement la mesure de son esprit et de son cœur.
Il cligne de l’œil aux journalistes : « Tapé, hein ? »
Le Président est vexé. Il réplique :
— Messieurs les jurés apprécieront !
— Soit ! Seulement… lance alors de toute sa voix Me Piero-Piafferi, pour que messieurs les jurés apprécient, selon la formule ordinaire à la Cour, encore faut-il que messieurs les jurés, à la minute où on leur vante l’honneur de cet homme supérieur…
— J’ai dit : officier supérieur ! proteste le Président.
Me Piero s’arrête, contemple, réfléchit, ricane, puis, doucereux :
— Ce n’est plus moi qui le discrédite !
Le bras se retend, vengeur :
— Je dis qu’il faut aussi mettre au courant messieurs les jurés des faits du procès ! Or, les faits, les voici. Ce supérieur… qui ne l’est que comme officier…
— Ah ! Maître !… s’écrie le Président.
— Monsieur le Président, je suis la défense, et vous n’empêcherez pas la défense de parler ! Je dis que celui que je me contenterai désormais d’appeler le « beau-père… », sans m’attarder à l’ironie de cette désignation familiale, ce beau-père, voyant avec mélancolie (car plus que ses enfants il aimait sa tranquillité), voyant les scènes se renouveler le lendemain de la réconciliation, dit à son gendre qui s’écriait : « Je préférerais être mort ! — Dame… ça simplifierait tout ! »
— Mais, Maître… interrompt le Président.
— Je n’ai pas fini ! lance Me Piero.
— C’est une plaidoirie ! insiste le Président.
— Après tout, peut-être ! réplique avec hauteur Me Piero, qui fait encore monter sa voix. Et je poursuis ! Aux côtés de ce beau-père, je vois une mère plus inquiétante encore, car, à la façon dont elle juge sa fille, on est en droit de se demander : « A elle, quelle fut sa vie ?… » Quand elle apprend l’adultère, elle l’absout. Si son gendre pardonne, elle rit. Après ces détails, certes, messieurs les jurés apprécieront, mais pour qu’ils appréciassent, je tenais à donner une base à leur appréciation !
Il offre à la Cour cette dernière impertinence dans le miel d’un sourire, et il s’assied au milieu d’une approbation générale.
— Euh… continuons ! bredouille le Président qui remet sa toque.
Dérouté, Chevreau Maurice poursuit tant bien que mal le récit de sa vie. Elle est comme divisée en paragraphes, dont chacun se termine par ce soupir :
— Ce fut la plus atroce année que j’aie vécu !
Un premier jugement de divorce lui enlève son enfant, sous prétexte qu’il est dangereux de soustraire aux soins d’une mère une petite fille qui a de l’entérite.
— Arrêt abominable ! souligne Me Piero qui, de nouveau, se trouve sur ses pieds.
Le Président réplique :
— Maître, d’abord, vous ne m’avez pas demandé la parole ! Ensuite, je ne vous permets pas de juger de la sorte un arrêt de la Cour !
— Pardon, monsieur le Président !…
— Vous avez le droit de critiquer, parce que même des magistrats sont sujets à l’erreur ; mais les magistrats méritent le respect !
— Je le leur donne ! riposte avec éclat Piero-Piafferi. Mais je le réserve à leurs personnes et ne l’étends pas à leurs arrêts !
La tête est haute, et la voix vengeresse a l’air de parler au nom de tous les justes du pays. Alors, l’avocat général bat l’air de ses mains :
— De grâce ! Maître, de grâce !… Si vous créez toutes les minutes un incident, nous serons encore ici demain !
Me Piero se raidit :
— Nous y serons jusqu’à ce que justice soit faite !
— Alors, il faudrait la laisser se faire !
— La laisser se faire, sans doute ! La laisser faire, jamais !
Il respire profondément, puis, tirant chacun de ses bras du fin fond de chacune de ses manches :
— Messieurs… sentez-vous bien que la minute est poignante ?
Il souffle et prend un temps :
— Nous discutions sur le meurtre d’une femme… Voici, soudain, que le procès s’élargit. Voici qu’il ne s’agit plus d’une affaire judiciaire, mais de la Justice même ! Voici… oui, voici que les principes de notre Société sont en cause !
Toute sa personne s’empreint d’une profonde gravité :
— Messieurs… si haut que soient placés les magistrats dans l’échelle sociale, cette échelle, comme celle de Jacob, mène à Dieu ! Or, quand on a seulement prononcé ce nom, qui veut dire toute puissance et toute perfection, l’esprit hésite, n’est-il pas vrai, pour accorder ensuite, même aux hommes les plus haut placés, des louanges sans restriction et une reconnaissance sans arrière-pensée !
Sur ces mots, il ouvre les bras et offre sa poitrine :
— Aussi, préférerais-je que l’on m’arrachât sur-le-champ cette robe !… (il la prend à pleins plis) cette robe, honneur de ma vie et symbole de mon indépendance, si, tout à coup, dans ce prétoire, qui est celui de la Liberté (la tête se dresse ; il parle avec Dieu), si dans ce prétoire il ne m’était plus permis de juger même des juges, et de prononcer sur des êtres qui sont simplement humains des paroles qui ne soient pas strictement admiratives !
Le vent de l’éloquence, qui vient de souffler dans cette phrase, passe aussi dans les cheveux qui se rejettent en arrière ; et il attend, les poings crispés, des applaudissements que le Barreau commence, mais que le Président coupe net :
— Je vais faire évacuer !
La menace fige l’assemblée. Le secrétaire de Me Piero cherche à le faire asseoir en lui postillonnant des félicitations, mais la robe de nouveau le recouvre : « Tais-toi ! Tais-toi ! » Il disparaît. Les assistants ont été secoués, dans cette salle pleine où la passion s’échauffe pour un mot. Cet élan d’avocat, mené jusqu’au bout avec un art parfait du théâtre, a d’abord emporté les cœurs ; mais… déjà les esprits se ressaisissent et s’en veulent de s’être donnés avec admiration à ce qui, peut-être, n’est qu’un jeu déplacé. En sorte qu’il reste une gêne générale, et bien des yeux évitent ceux de ce bavard en noir, qui laisse les uns confondus d’avoir été naïfs, et les naïfs troublés de voir leurs voisins confondus.
Le Président, dont l’esprit trébuche, tousse, se mouche et grogne :
— Euh… continuons !… Donc, accusé Chevreau (il fouille dans ses papiers), le premier jugement vous a paru pénible. Mais, (il reprend son aplomb) le suivant vous a rendu l’enfant… Ah ! Maître, ne vous agitez pas !… Je sais : l’enfant était rendu sous conditions : c’est la règle !… Vous deviez le remettre un après-midi par semaine entre les mains de sa mère ?… Bien… ou plutôt non, pas bien, car… c’est là, semble-t-il, la genèse du drame… Vous avez dit et redit… Maître, laissez-moi m’expliquer : vous aurez la parole après !… Vous avez dit que le jour où votre ex-femme venait prendre l’enfant, la concierge montait le chercher, et la mère, soit nervosité, soit dégoût, déshabillait la petite sur place, rejetant les vêtements… qui étaient les vôtres, pour lui en mettre… qui étaient les siens… Nous sommes d’accord ? Non ?… Je m’y attendais ! Maître Piero-Piafferi ne peut pas être d’accord !
Ce dernier grimace, en effet ; puis ricane ; et d’une voix fort doucereuse :
— Maître Piero-Piafferi voudrait surtout que, quand il se tait, son silence ne fût pas interprété…
Il se balance, croise les bras, et, immobile :
— Messieurs de la Cour, si je n’ai pas droit toujours à la parole, aucun règlement du moins ne m’interdit les gestes. Ils sont la manifestation instinctive de ma pensée, et je n’ai pas à m’en excuser, plus que de ma respiration… Mais !
Ce « Mais » est un brusque éclat, suivi d’un brusque arrêt :
— Mais… quand ils marquent de ma part un contentement, il convient de ne pas s’égarer jusqu’à y voir une protestation !
Les yeux de feu s’adoucissent :
— Monsieur le Président, vous venez de prononcer sur l’accusé des paroles fortes et vraies, que la défense approuve et dont elle vous remercie. Vous venez de peindre avec justesse cette hebdomadaire provocation d’une mère qui n’aima son enfant que dans la mesure où cet amour délabrait l’âme du père infortuné, — père dont je ne suis pas seulement l’avocat, mais l’ami, et je m’en flatte !… Pauvre Chevreau ! Il a subi quatre mois de cellule sans une plainte, tandis que la police et la justice, toutes deux boiteuses, toutes deux aveugles, poursuivaient une instruction qui, le premier jour, m’avait semblé toute faite !
— Ah ! Maître, là, c’est trop !
L’avocat général est debout :
— Vous êtes ici pour défendre et non pour attaquer ! Je ne comprends plus !
— D’autres comprendront, Monsieur l’avocat général !
— Non !… Ah ! Maître ! Là, je répète que c’est trop ! redit l’avocat général, qui est sans ressource, lui, pour varier l’expression d’une seule pensée.
Au contraire, Me Piero repart, s’arrête, se rebiffe, fait le doux, s’humilie, le prend de haut, et remplit de stupeur le jury, où le grainetier géant ne se sent plus d’attaque, et où le pharmacien oublie d’être content de soi. Le Président rage : il ne veut plus rien entendre.
— Maître, c’est à moi qu’appartient la direction des débats ! Dorénavant, je vous prie de me demander la parole, quand vous jugerez que vous en avez besoin…
— Je la demande !
— Voulez-vous me laissez finir !… Je ne vous l’accorderai que dans la stricte mesure indispensable au procès.
— Ah ! monsieur le Président…
Me Piero regarde les avocats, prend à témoin la presse et en appelle aux femmes sensibles qu’il a fait entrer :
— Monsieur le Président…
— Vous n’avez pas la parole ! Non ! Vous ne l’avez pas ! C’est moi qui l’ai !… Là… à la fin… heu !… bouh !… c’est vrai… il faut… être raisonnable !… J’interroge Chevreau… euh !… Chevreau… je vous interroge !… Le jour du drame, la fatalité a voulu que vous sortiez sur l’escalier… et que vous rencontriez votre femme… C’est exact ? Hein ?… euh… Elle déshabillait l’enfant ?… vous avez tenté de vous y opposer ? Alors… elle vous aurait dit : « A bas les pattes ! Ma fille n’est pas de toi ! » N’est-ce pas, elle vous l’a dit ? Sur ces mots, vous avez sorti un revolver et l’avez tuée. Est-ce cela ? Parfait. Or, je remarque, moi, que ces mots qui vous ont décidé au meurtre n’avaient rien de nouveau pour vous…
Me Piero ricane.
— Maître, qu’est-ce qu’il y a ?
Me Piero prend un air angélique :
— Il y a, monsieur le Président, que d’abord cette fois vous m’incitez à prendre la parole, alors que je ne la demande pas ! Ensuite…
Il se dresse et, plein de morgue :
— … J’avoue qu’en entendant la vôtre, j’ai des pensées subites que je n’ose pas exprimer !
Il se rassied.
— C’est ce que la Cour regrette ! dit le Président qui ricane à son tour.
Il s’ébroue et il se tourne :
— Je continue d’interroger Chevreau… Chevreau, je vous interroge ! Il y a dans votre cas une chose troublante : par la mort de votre femme, vous deveniez le tuteur légal de votre enfant. Ce point-là est troublant… N’y a-t-il pas eu de votre part un calcul ? Vous répondez : non. Bien… mais ce point-là reste troublant… messieurs les jurés apprécieront, et… comme au surplus il est deux heures, l’audience est suspendue !
Cette annonce veut dire que Me Piero-Piafferi va pouvoir se répandre à travers toute la salle et monter jusqu’à la place des magistrats, avec deux haltes, l’une aux bancs de la presse, l’autre parmi ses confrères, qui sont rangés sur des banquettes, ainsi qu’on vit le Tiers ordre sur des gravures représentant les États généraux.
Sa petite face pâle questionne :
— Alors, qu’en dites-vous ? Ne suis-je pas dans mon droit strict ?
Et tandis qu’il cueille les louanges du Barreau, des journalistes entre eux l’accablent et murmurent :
— Vraiment il n’y a rien, aujourd’hui, de plus grotesque qu’un avocat !… Autrefois, du temps où on avait encore des Présidents qui présidaient…
Mais le voici. Alors, les mêmes lèvres, pour lui, continuent :
— C’est très fort ! Très épatant !… Qu’on déplaise ou non à la Cour, on l’écrira dans nos canards.
Lui se souffle :
— Il était nécessaire, une bonne fois, de dire ces choses !
Et comme d’autres mains élogieuses le cherchent, le prennent, le font tourner, il suit, il court, il monte des marches ; il arrive à l’estrade des magistrats ; il rattrape l’avocat général ; il l’enlace à la taille :
— Cher ami… on me dit que vous m’en voulez !… L’amitié vraie n’est-elle pas faite de ces cris de sincérité que nous venons d’avoir ?
Puis il l’entraîne dans un coin où, sa bouche sur la sienne, chaleureux, débordant, il le couvre de son affection — jusqu’à ce que Fernand, le garçon, lui glisse une carte.
— Elle est là ?… Oh ! la charmante amie !…
Il bondit dehors, trouve une femme, lui caresse les bras, puis l’emmène à la buvette, et là il recommence une plaidoirie en mangeant du cachou. Ensuite, il boit et porte à la santé de la belle. Un confrère entre. Il crie : « Vous y étiez ? »
— Où donc ?
— N’y étiez pas ?
Il le prend par le bras :
— Mon cher, venez ! Et écoutez ! La question nous intéresse tous… Ce n’est plus un meurtre, ni une affaire d’Assises, c’est une grosse, grosse chose !
Il retrousse prestement ses manches :
— J’ai eu là l’émotion la plus forte de ma carrière.
Ce disant, il entraîne tout le monde, belle madame et confrères, et, sautillant, léger, voix éclaircie, conscience plus fraîche, il fait une rentrée éblouissante dans la salle où les jurés, en groupe compact, sont déjà sur leurs sièges, attendant de mieux comprendre, pour pouvoir mieux juger.
Hélas ! L’éclaircissement n’est jamais le but d’un débat aux Assises. La nouvelle école d’avocats a compris que la meilleure méthode de défense était l’obscurcissement progressif de l’esprit des jurés. Si ceux-ci se trouvent d’abord en face d’un cas qui paraît clair, là est le danger. Alors, à force d’interruptions, le défenseur emmêle, embrouille, sur une affaire en greffe dix autres, et le plus simple des drames devient une inextricable histoire, devant quoi ces bonshommes de jurés, hantés par la crainte d’une erreur, hésitent… puis acquittent. Les avocats, jadis, essayaient de sauver les accusés en prêtant à leurs actes un mobile excusable ; ils développaient ainsi une psychologie criminelle capable de susciter le pardon ; mais ils s’en tenaient au drame, qu’ils adoucissaient. Moyen téméraire, qui mène à l’inconnu. Aujourd’hui, on laisse l’affaire, on plaide en marge, on pose vingt questions à côté, et surtout on fait défiler cinquante témoins, ayant tous un nom, une situation ou une croix, qui, l’un après l’autre, viennent jurer sur l’honneur que l’accusé, exception faite de son crime… incompréhensible, a constamment donné des preuves de douceur et d’infinie charité.
Chacune de ces déclarations est soulignée par l’avocat, qui dit :
— Bien ! Très bien ! Merci ! Messieurs les jurés ont entendu le témoin, un des hommes les plus considérables de la République ! Mon client peut relever la tête… Cher ami, ne pleurez pas !… Vous montez encore un calvaire. Courage : c’est le dernier !
Et comme le Président, gêné, prononce :
— Le témoin peut se retirer… Monsieur, vous êtes libre…
— Ainsi que nous le serons tous dans quelques heures ! crie hautement Me Piero-Piafferi.
S’il y a par hasard des témoins à charge, ils ne comptent pas.
— Vengeance de l’accusation ! Je dis vengeance, et maintiens le mot, y ajoutant l’épithète : « inutile ». Le colonel Matagrin, par exemple, ne peut apporter aucun éclaircissement au procès. Cet homme, que je me contente d’appeler un curieux beau-père, n’a jamais montré dans la vie qu’une mollesse coupable ou une douloureuse confusion.
— Ah ! Maître ! s’écrient ensemble l’avocat général et le Président. Vous n’avez pas le droit de juger le témoin !
— Je ne juge que sa conduite !
— Vous devez la juger respectueusement !
— Pourvu qu’elle le mérite !
— Faites entrer le témoin suivant, bredouille le Président.
C’est M. Chevreau père, celui qui, il y a trente-neuf ans, engendra l’accusé. A le voir, on sent la puissance de l’hérédité. Il est professeur à Henri-IV. Il dit : « Moi, chef de famille. — Moi, l’un des membres de cette grande Université de France. » La maison de son fils, désormais vide, il la décrit en ces termes : « Sunt lacrymæ rerum. » Il parle posément, fait sentir la ponctuation et il a une redingote et une cravate noires ; Me Piero pense : « Pauvre cuistre ! »
Puis il déclare :
— Monsieur, chacune de vos paroles nous est une émotion… N’ayez crainte et soyez fier : votre fils est absous d’avance dans l’esprit des hommes justes, à qui vous venez d’expliquer ce que fut une jeunesse française sous votre direction… Au nom de tous, je vous remercie !
Ces paroles prononcées, M. Baratte, professeur à la Faculté des Lettres, est introduit. Il s’avance avec lenteur, baisse les yeux et parle en pensant. Il a connu le père, dont la vie a été toute d’abnégation ; la mère, qui fut le courage fait femme ; le fils, qui a vécu dans une atmosphère d’élévation morale. Le jour du meurtre, M. Baratte a dit : « Ce n’est pas possible ! » Il n’y croit pas encore : il le jure devant la Cour.
— Merci, monsieur Baratte, merci ! dit Me Piero-Piafferi. Vous êtes un des maîtres de la langue : chaque mot, sur vos lèvres, a une valeur précise. Messieurs les jurés s’inspireront de vos paroles.
Et on voit apparaître M. Scheffer, ancien ministre de l’Instruction publique, qui fut un des familiers de la maison Chevreau.
— Que dire du père, gloire de notre enseignement ! Comment parler de Mme Chevreau, type de la mère française ! Maurice… enfin… Ah ! Maurice !… En prononçant ce petit nom, permettez, monsieur le Président, que je me tourne vers celui qui le porte, et que je lui dise, ainsi que chez ses parents : « Maurice… tu es resté un brave garçon, n’est-ce pas ?… Mon amitié n’a pas d’inquiétude à concevoir ?… »
— Ah ! merci, monsieur le Ministre ! Merci ! s’écria Me Piero. Et puisque avec tant de cœur vous évoquez les repas charmants où s’épanchait votre affection, laissez-moi répondre : « A ce soir, monsieur le Ministre ! Votre Maurice vous sera rendu, et il dînera chez vous ! »
— Le témoin suivant, ordonne sur un ton sec le Président.
C’est M. Huilier, le grand éditeur de livres classiques, officier de la Légion d’honneur, qui a fait le mariage.
— Messieurs les jurés, Maurice Chevreau était un jeune homme enclin à la douceur et à la tendresse. Je me rappelle sa première communion, la joie de sa famille devant ce caractère qui se dessinait si heureusement. J’ai été témoin à son mariage. Le mariage, avec ses devoirs graves et ses vertus tranquilles lui paraissait le rêve. Je l’ai vu avec sa jeune femme partir pour l’Italie. J’avais cru discerner sur son visage viril l’annonce du bonheur. Aussi quelle surprise douloureuse, lorsque j’ai lu dans les journaux l’affreux drame pour lequel, aujourd’hui, nous voici réunis. Messieurs, j’ai pris cette feuille à deux mains, et je me rappelle que, le cœur battant, je la secouai nerveusement, en disant : « Allons !… Ce n’est pas possible !… Ce n’est pas lui !… Ce n’est pas vrai ! »
— Monsieur Huilier, prononce Me Piero-Piafferi, de telles paroles ont une noblesse dont le plus humble serait ému. Vous avez voulu faire le bonheur de l’homme irréprochable que je défends ; tout à l’heure, la Justice vous le rendra ; et vous pourrez lui bâtir solidement ce que le sort, en dépit de vous, a réussi à mettre à bas.
Il en est à sa dix-neuvième plaidoirie, à grands gestes et grands mots, donnant toute sa voix et couvrant de sa manche son secrétaire, qui, chaque fois, se dégage en rougissant de ce flot d’étoffe noire. Dix-neuf fois il a plaidé, et il va replaider une vingtième, pendant trois heures, sans une redite, mais n’évitant aucun excès, ne redoutant aucun ridicule, riche de dons théâtraux inouïs pour l’œil comme pour l’oreille, sortant tout droit de la Comédie Italienne, dépassant Scapin, débordant enfin d’un talent prestigieux qui symbolise, hélas ! l’éternelle singerie de l’avocat aux Assises.
Un avocat d’affaires, déplacé dans ce milieu, parlera sèchement pour la partie civile. Il voudrait émouvoir le jury sur les parents de la victime, mais comme il parle, le nez dans ses papiers, c’est Me Piero-Piafferi, qui, en silence, continue de dominer les jurés. Ses yeux ne les lâchent pas ; il a l’air de dire : « Vous vous rappelez le colonel, et ce que je vous ai dit ? » Il se tait : c’est lui qu’on regarde. L’autre parle ; c’est lui qu’on croit.
L’avocat général se lève ensuite. Il est connu pour sa pauvreté d’esprit et de parole. Il n’est pas debout que cinquante avocats se lèvent aussi… pour sortir. Bruit de pas ; bruit de portes ; il doit attendre pour commencer, et, quand il commence, dans un décevant bruit de pieds, il a beau lancer ses périodes à un mètre du jury, c’est Me Piero qui, de loin, rien que par sa tête, l’occupe toujours. Ah ! cette tête ! Il se penche, se crispe, grimace, éclate, pâle, fiévreux, agacé, agaçant, étonnant, absorbant. Le grainetier, homme simple, est rempli d’admiration pour ce grand comédien.
— Messieurs les jurés, dit l’avocat général, je fais appel à vos consciences : suivez-moi bien !
Me Piero roule sur son index sa frisante moustache. Emphatique, une main part dans les cheveux, les yeux luisent, le menton défie : « Allons ! Allons ! Vous savez bien qu’ils ne suivront pas ! »
— Messieurs les jurés, dit l’avocat général, j’ai le jugement de la Cour d’Appel… qui dit que le… qui dit que les… Je vous demande pardon, il était dans mon dossier… D’ailleurs, peu importe !… En substance…
Mais Piero vient de brandir une feuille : « Moi, je l’ai ! » Il a aussi son jury.
— Messieurs, bredouille l’avocat général, cette femme qui changeait son enfant dans l’escalier avait simplement une conception différente de l’habillement des enfants…
Alors, Me Piero fait des yeux égarés. Demi-tour : il prend les mains de son client ; il étouffe du besoin de parler, et il doit se taire encore ! Mais maintenant, il sait bien que c’est lui que les jurés guettent, espèrent, attendent.
— Messieurs, j’en ai fini ! déclare l’avocat général.
Piero se tourne :
— J’ai pris mes responsabilités ; prenez les vôtres !
Piero croise les bras.
L’avocat général s’assied. On murmure : « Pas permis d’être aussi mauvais !… » Et tous les regards se concentrent sur Piero. A lui !… Enfin !
Il est déjà debout, mains au dos, se livrant à son tic ordinaire, qu’il emprunte aux félins qui guettent leur proie. Il s’abaisse, puis se redresse, il a l’air de peser, puis de bondir sur un ressort. Cela veut dire : « Attention !… Vous y êtes ?… Regardez-moi bien ! »
Il n’a presque pas cessé de parler, mais c’est lui, toujours, qu’on est avide d’entendre. « Quel oiseau insoutenable ! » ont dit les journalistes ; mais maintenant, les voici sur leurs bancs, attentifs, le porte-plume prêt, l’oreille tendue.
— Messieurs de la Cour, messieurs les jurés…
Toute la salle retient son souffle.
— Tandis que monsieur l’avocat général goûte, enfin, un repos bien gagné…
On n’attend pas la fin de la phrase ; ce seul début conquiert tout le monde. Prévenus, on ne sait par qui, les avocats s’en reviennent en hâte ; ils entrent sur le bout des pieds. Me Piero les voit : son œil les remercie… Encore dix… encore vingt… Les banquettes rouges sont pleines. Il peut se lancer… il se lance… tout à fait. Moqueur, méchant, puis doux, chantant. Quelle aisance pour passer de l’ironie qui cingle à l’hypocrisie qui caresse ! Dans le jury, le professeur de violon a son âme musicale bouleversée par cette voix qui fait de la prestidigitation avec les mots. Le commandant en retraite se croyait du mépris pour l’éloquence : il est emporté malgré lui, tel un homme qui se noie, même s’il déteste l’eau. Le plombier reste affalé sur ses coudes, hagard devant ce tour de passe-passe intellectuel, comme s’il voyait une omelette et un aquarium sortir d’un chapeau. Me Piero-Piafferi tient ses douze jurés dans une poêle à bout de bras ; il fait d’abord sa parade éclatante ; tambours, trompettes, et allez, hop ! Il les retourne une fois, cinq fois, dix fois, jusqu’à ce qu’ils soient à point.
— Les billets doux perfides de cette femme, écoutez-les, messieurs !
Il sait les lire ; il dit avec un frisson des épaules : « Ton petit loup tout petit. » Puis il s’écrie : « Lettre adultère ! » d’un ton si menaçant, que le juré tapissier, qui trompe secrètement sa femme, reste sans salive, la gorge étouffée.
— Voici, maintenant, les lettres de l’homme qui fut préféré : « l’Amant », disent les poètes. Le nom est trop beau, messieurs, pour un tel personnage ! Car, tandis que Maurice Chevreau conseillait à sa femme des lectures capables de l’élever : Plutarque, Pascal, Vigny, — le plombier est hébété — le séducteur lui expédiait : « Hortense, couche-toi », et « Théodore cherche des allumettes. » (Le plombier sourit.) La femme qui se plaisait avec l’un pouvait-elle comprendre l’autre ? De ce dernier vous connaissez maintenant les parents qui représentaient la saine tradition universitaire française. Vous avez vu le père ? A la mère vous rendrez ce soir son enfant, pour qu’elle lui donne le baiser de pardon qu’elle a donné, sans marchander, à sa belle-fille adultère !
Cette antithèse saisit les journalistes.
— Vieux, dit l’un, pige-moi comme il tient son jury !
Un autre répond :
— Je fais carrément la copie sur l’acquittement.
Déjà il aligne ses phrases : Me Piero-Piafferi s’est dépassé lui-même… L’accusé fut absous au milieu d’un enthousiasme indescriptible… Puis il part dîner, tandis que Piero continue. Il est neuf heures et demie ; il parle depuis sept heures…
— Ah ! soupirent quelques-uns, le voilà qui traîne… il va le faire condamner.
C’est qu’en plaidant il n’a pas qu’un souci. Certes, il y a l’accusé, mais il y a surtout lui-même, son renom, sa clientèle. Il faut qu’il ait demain toutes les grosses affaires : politique et finance. Il faut donc qu’il force l’attention, qu’il ne cesse pas d’étonner. Il faut que l’impression qu’il donne demeure dans les mémoires. Il faut plus : qu’il soit le seul à avoir ébloui. Il rit de l’accusation qui n’en peut mais, du jury qui n’en peut plus, de la Cour qui n’y peut rien, du public, de la victime.
— Oh ! maintenant !… Oh ! maintenant, il va fort ! C’est décidément un vaudevilliste, ce type-là !
Journalistes et avocats échangent des regards complices.
— Messieurs, s’écrie Piero, c’est là tout le procès !
Il est tout de même étonnant dans l’art de la tirade, de l’effet, du tréteau ! Minute par minute, il rattrape l’attention, jette un mot, étonne par un silence, tient en arrêt par une grimace, enlève sa salle d’un geste ; et de même qu’au théâtre, pendant que se déroule la pièce, le public suit ou perd pied, s’oublie, s’énerve, se donne, proteste. Des hauts, des bas.
— Ça y est, il l’a sauvé !
— Non, ce coup-ci, il le noie !
— Il va lui faire coller deux ans…
— Avec sursis !
— Neuf heures trois quarts ! Oh ! il abuse !
— Il va nous mener au petit jour…
— L’heure de la guillotine !…
En tout cas, il se fatigue et s’irrite. Toujours pâle, mais les oreilles sont rouges ; son ironie se rapetisse, ne pique plus juste ; il se répète… Maurice Chevreau lui-même est fatigué. Mais, soudain, il ramasse ses énergies ; sa voix redevient plus claironnante ; il résume tous les incidents qu’il a créés lui-même, et dans un dernier élan d’insolence qui, celui-là, est large, il retrouve son auditoire, serre les rênes, reprend le galop… atteint le but ! Muets, les jurés se retirent. Pouh !… ils ont chaud !… Si chaud qu’ils ne discutent plus : ils ne le pourraient pas, ils sont étourdis. Qu’est-ce qu’on leur demande ? De voter ? Ils vont voter… en acquittant. A toutes les questions ils répondent : « Non » à l’unanimité, et ils rentrent. A peine eut-on le temps, sur les bancs de la presse, d’échanger trois mots avec quelques jeunes femmes jolies qui s’étaient approchées :
— Que croyez-vous que touche Piero ?
— Quinze mille par mois depuis trois mois.
— Pas possible ?
— Mais il a eu des frais. Il a invité vingt fois le colonel et sa famille : il faut bien causer, s’entendre sur ce qu’on dira à l’audience. En vérité, il aurait voulu le tuer avec des vins. L’autre a tenu bon : c’était donc inutile et ça a été cher… Voilà le jury… Restez, madame… vous serez un peu serrée : ce n’est pas nous qui nous plaindrons… Chut !… Écoutez… Là… je vous l’avais dit : c’est un homme libre !
— Oh !… tout de même ! dit la femme, qui a un regret confus de ne pas voir condamner un homme, il a tué et il va rentrer chez lui !
— Avis aux amateurs !… Mais écoutez encore… Tenez-moi par le bras, ça ne fait rien… Là… Vous avez entendu ?
— Je n’ai pas compris.
— Le beau père, le vieux colo, débouté !
— Qu’est-ce qu’il demandait ?
— De la galette, parbleu ! On lui a tué sa fille.
— Alors ?
— Il aura les frais.
— Non ?
— C’est la justice… Mais attendez… on va filer par ici… Pardon, monsieur ! Monsieur, pardon !… Voulez-vous être assez aimable pour laisser passer madame, je vous prie… On ne vous laissera pas passer : c’est effarant ! Monsieur, c’est un journaliste qui vous demande à passer : j’ai ma copie, moi, qui attend !… Dame, je ne suis pas ici pour m’amuser !… Madame, venez !… Ouf ! J’ai cru que nous ne partirions jamais. Qui vous a fait entrer ?… Fernand ?… Vous n’oublierez pas que c’est moi qui vous ai fait sortir… Que vous êtes gentille !… J’écris dans le Grand Français… Vrai, vous me lisez tous les matins ?… Tenez, tenez, regardez !… Le colo !… Pauvre bonhomme !… il s’en va à la dérive… Dans cette galerie mal éclairée, il se cogne presque… il a l’air d’une chauve-souris…
— Oh ! soupire la femme, c’est terrible ce Palais !
— Pas pour tout le monde. Regardez encore.
— Est-ce lui ?
— Soi-même !
— Ah ! lui, il est épatant !
— Le pas léger, hein !… sa serviette ne lui pèse pas… Il sent bien qu’à la prochaine grosse affaire il pourra prendre vingt mille par mois… Eh bien, c’est cela, madame, le grand résultat de la journée… Je vous présente mes hommages !