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La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle: Relation du voyage d'Espagne par la comtesse d'Aulnoy

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The Project Gutenberg eBook of La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle

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Title: La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle

Author: Madame d' Aulnoy

Editor: Mme. B. Carey

Release date: June 13, 2009 [eBook #29114]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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LA COUR

ET

LA VILLE DE MADRID

VERS LA FIN DU XVIIe SIÈCLE

RELATION DU VOYAGE D'ESPAGNE

PAR

LA COMTESSE D'AULNOY

ÉDITION NOUVELLE, REVUE ET ANNOTÉE

PAR

Mme B. CAREY

image pas disponible

PARIS

E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

10, RUE GARANCIÈRE

1874

Tous droits réservés


RELATION

DU

VOYAGE D'ESPAGNE

PAR

LA COMTESSE D'AULNOY


L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en avril 1874.

PARIS.—TYPOGRAPHIE E. PLON ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.


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AVIS AU LECTEUR.


Ce livre méritait, à notre sens, d'être tiré de l'oubli où, depuis longtemps, il était tombé. Diverses circonstances ont contribué à le discréditer. Le nom de l'auteur, entre autres, n'a pas été sans influence à cet égard. En effet, madame d'Aulnoy s'est fait connaître surtout par des contes de fées et autres fadaises qui ne donnent point idée du véritable tour de son esprit. Elle ne manquait pas de finesse, savait observer et peindre, mais elle ne s'en doutait pas et, fort à tort, se croyait douée d'imagination. Nous ne saurions nous expliquer autrement la forme bizarre qu'elle a donnée à la relation de son séjour en Espagne. La fiction s'y mêle sans cesse à la réalité. Ainsi madame d'Aulnoy nous raconte en termes qui ne manquent pas d'agrément ses aventures de voyage. A chaque pas elle a maille à partir avec les gens du pays; les muletiers, les hôteliers s'efforcent à l'envi de la piller en sa qualité d'étrangère. Elle résiste à leurs exigences et finit par s'en débarrasser. Elle arrive à Saint-Sébastien. Jusque-là, rien que de fort naturel; mais, au moment de se coucher, elle aperçoit un rayon de lumière qui filtre à travers la muraille; elle regarde et voit deux jeunes filles qu'un vieillard maltraite cruellement. Elle s'en étonne, va les trouver, et apprend ainsi leur lamentable histoire. A quelques jours de là, elle se trouve mêlée à des événements non moins romanesques. Le lecteur, surpris, se demande ce qu'il doit en croire. A la fin, il s'aperçoit, non sans humeur, que madame d'Aulnoy lui fait des contes.

Est-ce une raison de jeter le livre? Nous ne le pensons pas. Ces contes sont de simples intermèdes, destinés dans la pensée de l'auteur à délasser l'attention de son public. Tournez la page, et vous verrez qu'elle en revient à ses propres affaires sans plus se souvenir des personnages qu'elle a mis en scène. Elle parle des méchants gîtes qu'elle trouve, de la chère abominable qu'on lui fait faire, de l'accueil qu'elle reçoit à Madrid. Elle va visiter les dames de la Cour, assiste à leur toilette, s'enquiert avec un intérêt bien naturel de leurs ajustements, de leur genre de vie, de leurs affaires de ménage. Elle recueille, en passant, les histoires scandaleuses du jour. Elle a l'honneur d'être présentée aux deux Reines, et, comme elle parle le castillan, elle ne tarde pas à se mettre au fait de toutes les intrigues du palais. A ce point de vue quelque peu frivole, elle observe bien, mais il ne faut point l'en tirer. Ne lui demandez pas son opinion sur la politique de Philippe II, ni sur les causes de la décadence de l'Espagne. Elle n'en sait rien et ne s'en soucie guère. En revanche, elle saisit au vol les physionomies, les rend nettement, et arrive ainsi, sans y songer, à composer un tableau fort curieux de la Cour et de la ville de Madrid. Nous devons l'avouer, les détails qu'elle nous donne sur les mœurs des Espagnols sont parfois tellement extraordinaires qu'on hésite à la croire sur parole. Ce doute nous laissait un devoir à remplir. Il fallait, nous assurer du degré de confiance que méritaient ses assertions.

Nous avons consulté, dans cette pensée, les relations de voyage, les mémoires et les ouvrages qui se rapportent à cette époque. L'impression qui nous en est restée est favorable à madame d'Aulnoy. Néanmoins, nous n'oserions point nous prononcer si nous n'avions encore une autre preuve de sa véracité. En effet, ces mœurs, qui nous semblent si fort étranges, se sont perpétuées jusqu'à nos jours; du moins, nous en trouvons encore maints vestiges. Les témoignages de nos contemporains ne nous laissent aucun doute à cet égard. Nous citerons, entre autres, celui du vicomte de Saint-Priest, ambassadeur de Sa Majesté Charles X en Espagne. Nous avons recueilli dans des notes ces divers renseignements, qui non-seulement confirment, mais encore accentuent souvent les traits les plus piquants de ces récits. Nous avons corrigé quelques erreurs, ajouté des éclaircissements qui nous semblaient indispensables.

Nous avons, d'ailleurs, conservé au livre sa physionomie, nous avons ainsi respecté jusqu'aux négligences de style. Les contes de madame d'Aulnoy ne méritaient assurément pas de tels ménagements. A tout hasard nous les avons conservés, seulement nous en donnons le texte entre guillemets. Nous avertissons ainsi le lecteur et l'engageons à se contenter de les feuilleter. Madame d'Aulnoy ne nous pardonnerait vraisemblablement pas la liberté de ce conseil, mais les curieux de notre temps nous en sauront gré, nous l'espérons, du moins.


LETTRES

DE

LA COMTESSE D'AULNOY

RELATION DU VOYAGE D'ESPAGNE


Première lettre.Neuvième lettre.
Deuxième lettre.Dixième lettre.
Troisième lettre.Onzième lettre.
Quatrième lettre.Douzième lettre.
Cinquième lettre.Treizième lettre.
Sixième lettre.Quatorzième lettre.
Septième lettre.Quinzième lettre.
Huitième lettre.Appendice.

PREMIÈRE LETTRE.


Puisque vous voulez être informée de tout ce qui m'arrive et de tout ce que je remarque dans mon voyage, il faut vous résoudre, ma chère cousine, de lire bien des choses inutiles, pour en trouver quelques-unes qui vous plaisent. Vous avez le goût si bon et si délicat, que vous ne voudriez que des aventures choisies et des particularités agréables. Je voudrais bien aussi ne vous en point raconter d'autres: mais quand on rapporte fidèlement les choses telles qu'elles se sont passées, il est difficile de les trouver toujours comme on les souhaite.

Je vous ai marqué par ma dernière lettre tout ce qui m'est arrivé jusqu'à Bayonne. Vous savez que c'est une ville de France, frontière du royaume d'Espagne. Elle est arrosée par les rivières de l'Adour et de la Nive qui se joignent ensemble, et la mer monte jusque-là; le port et le commerce y sont considérables. J'y vins de Dax par eau, et je remarquai que les bateliers de l'Adour ont la même habitude que ceux de la Garonne; c'est-à-dire, qu'en passant à côté les uns des autres, ils se chantent pouille, et ils aimeraient mieux n'être point payés de leur voyage que de manquer à se faire ces sortes de huées, quoiqu'elles étonnent ceux qui n'y sont pas accoutumés. Il y a deux châteaux assez forts pour bien défendre la ville, et l'on y trouve en plusieurs endroits des promenades très-agréables.

Lorsque je fus arrivée, je priai le baron de Castelnau, qui m'avait accompagnée depuis Dax, de me donner la connaissance de quelques jolies femmes avec lesquelles je pusse attendre sans impatience les litières qu'on devait m'envoyer de Saint-Sébastien.

Il n'eut pas de peine à me satisfaire, parce que, étant homme de qualité et de mérite, on le considère fort à Bayonne; il ne manqua pas, dès le lendemain, de m'amener plusieurs dames me rendre visite; c'est la coutume, en ce pays, d'aller voir les dernières venues, lorsqu'on est informé quelles elles sont.

Elles commencent là de se ressentir des ardeurs du soleil; leur teint est un peu brun; elles ont les yeux brillants; elles sont aimables et caressantes; leur esprit est vif, et je vous rendrais mieux raison de leur enjouement si j'eusse entendu ce qu'elles disaient. Ce n'est pas qu'elles ne sachent toutes parler français, mais elles ont tant d'habitude au langage de leur province, qu'elles ne peuvent le quitter, et comme je ne le savais point, elles faisaient entre elles d'assez longues conversations où je n'entendais rien.

Quelques-unes, qui vinrent me voir, avaient un petit cochon de lait sous le bras, comme nous portons nos petits chiens; il est vrai qu'ils étaient fort décrassés et qu'il y en avait plusieurs avec des colliers de rubans de différentes couleurs; mais, vous conviendrez que c'est une inclination fort bizarre, et je suis persuadée qu'il y en a beaucoup entre elles dont le goût est trop bon pour s'accommoder de cette coutume. Il fallut, lorsqu'elles dansèrent, laisser aller dans la chambre ces vilains animaux, et ils firent plus de bruit que des lutins. Ces dames dansèrent à ma prière, le baron de Castelnau ayant envoyé querir les flûtes et les tambourins. Pour vous faire entendre ce que c'est, il faut vous dire qu'un homme joue en même temps d'une espèce de fifre et du tambourin, qui est un instrument de bois fait en triangle et fort long, à peu près comme une trompette marine, montée d'une seule corde, qu'on frappe avec un petit bâton; cela rend un son de tambour assez singulier.

Les hommes, qui étaient venus accompagner les dames, prirent chacun celle qu'il avait amenée, et le branle commença en rond, se tenant tous par la main; ensuite, ils se firent donner des cannes assez longues, ne se tenant plus que deux à deux avec des mouchoirs qui les éloignaient les uns des autres. Leurs airs ont quelque chose de gai et de fort particulier, et le son aigu de ces flûtes se mêlant à celui des tambourins, qui est assez guerrier, inspire un certain feu qu'ils ne pouvaient modérer; il me semblait que c'était ainsi que devait se danser la Pyrrhique, dont parlent les anciens, car ces messieurs et ces dames faisaient tant de tours, de sauts et de cabrioles, leurs cannes se jetaient en l'air et se reprenaient si adroitement, que l'on ne peut décrire leur légèreté et leur souplesse. J'eus aussi beaucoup de plaisir à les voir, mais cela dura un peu trop longtemps; je commençais à me lasser de ce bal mal ordonné, lorsque le baron de Castelnau, qui s'en aperçut, fit apporter plusieurs bassins de très-belles confitures sèches. Ce sont des juifs qui passent pour Portugais et qui demeurent à Bayonne, qui les font venir de Gênes; ils en fournissent tout le pays. On servit quantité de limonades et d'autres eaux glacées, dont ces belles dames burent à longs traits, et la fête finit ainsi.

On me mena le lendemain voir la synagogue des juifs, au faubourg du Saint-Esprit; je n'y trouvai rien de remarquable. M. de Saint-Pé[1], lieutenant du roi, qui m'était venu voir, quoiqu'il fût fort incommodé de la goutte, me convia de dîner chez lui. J'y fis un repas très-délicat et magnifique, car c'est un pays admirable pour la bonne chère; tout y est en abondance et à très-grand marché. J'y trouvai des femmes de qualité extrêmement bien faites qu'il avait priées pour me tenir compagnie. La vue du château, qui donne sur la rivière, est fort belle; il y a toujours une bonne garnison.

Lorsque je fus de retour chez moi, je demeurai surprise d'y trouver plusieurs pièces de toile qu'on m'avait apportées de la part des dames qui m'étaient venues voir, avec des caisses pleines de confitures sèches et de bougies. Ces manières me parurent fort honnêtes pour une dame qu'elles ne connaissaient que depuis trois ou quatre jours; mais il ne faut pas que j'oublie de vous dire qu'on ne peut voir de plus beau linge que celui que l'on fait en ce pays-là, il y en a d'ouvré et d'autre qui ne l'est point. La toile en est faite d'un fil plus fin que les cheveux, et le beau linge y est si commun, qu'il me souvient qu'en passant par les landes de Bordeaux, qui sont des déserts où l'on ne rencontre que des chaumières et des paysans qui font compassion par leur extrême pauvreté, je trouvai qu'ils ne laissaient pas d'avoir d'aussi belles serviettes que les gens de qualité en ont à Paris.

Je ne manquai pas de renvoyer à ces dames de petits présents que je crus qui leur feraient plaisir. Je m'étais aperçue qu'elles aimaient passionnément les rubans, et elles en mettaient quantité sur leur tête et à leurs oreilles; je leur en envoyai beaucoup; je joignis à cela plusieurs beaux éventails; en revanche, elles me donnèrent des gants et des bas de fil d'une finesse admirable.

En me les envoyant, elles me convièrent d'aller au salut aux Frères Prêcheurs, qui n'étaient pas éloignés de ma maison. Elles savaient que j'ai quelque goût pour la musique, et elles voulurent me régaler de ce qu'il y avait de plus excellent dans la ville. Mais encore qu'il y eût de très-belles voix, l'on ne pouvait guère avoir du plaisir à les entendre, parce qu'ils n'ont ni la méthode ni la belle manière du chant. J'ai remarqué dans toute la Guyenne et vers Bayonne que l'on y a de la voix naturellement et qu'il n'y manque que de bons maîtres.

Les litières que l'on devait m'envoyer d'Espagne étant arrivées, je songeai à mon départ: mais je vous assure que je n'ai jamais rien vu de plus cher que ces sortes d'équipages, car chacune des litières a son maître qui l'accompagne. Il garde la gravité d'un sénateur romain, monté sur un mulet et son valet sur un autre, dont ils relaient de temps en temps ceux qui portent les litières; j'en avais deux, je pris la plus grande pour moi et mon enfant; j'avais outre cela quatre mules pour mes gens et deux autres pour mon bagage. Pour les conduire, il y avait encore deux maîtres et deux valets; voyez quelle misère de payer cette quantité de gens inutiles pour aller jusqu'à Madrid et pour en revenir aussi, parce qu'ils comptent leur retour au même prix: mais il faut s'accommoder à leur usage et se ruiner avec eux, car ils traitent les Français ce qui s'appelle de Turc à Maure.

Sans sortir de Bayonne, je trouvai des Turcs et des Maures, et je crois même quelque chose de pis: ce sont les gens de la douane. J'avais fait plomber mes coffres à Paris tout exprès pour n'avoir rien à démêler avec eux; mais ils furent plus fins, ou pour mieux dire, plus opiniâtres que moi, et il leur fallut donner tout ce qu'ils demandèrent. J'en étais encore dans le premier mouvement de chagrin, lorsque les tambours, les trompettes, les violons, les flûtes et les tambourins de la ville me vinrent faire désespérer; ils me suivirent bien plus loin que la porte Saint-Antoine, qui est celle par où l'on sort quand on va en Espagne par la Biscaye; ils jouaient chacun à leur mode et tous à la fois sans s'accorder; c'était un vrai charivari. Je leur fis donner quelque argent, et comme ils ne voulaient que cela, ils prirent promptement congé de moi. Aussitôt que nous eûmes quitté Bayonne, nous entrâmes dans une campagne stérile, où nous ne vîmes que des châtaigniers; mais nous passâmes ensuite le long du rivage de la mer, dont le sable fait un beau chemin, et la vue est fort agréable en ce lieu.

Nous arrivâmes d'assez bonne heure à Saint-Jean de Luz. Il ne se peut rien voir de plus joli, c'est le plus grand bourg de France et le mieux bâti; il y a bien des villes beaucoup plus petites. Son port de mer est entre deux hautes montagnes qu'il semble que la nature a placées exprès pour le garantir des orages; la rivière de Nivelle s'y dégorge, la mer y remonte fort haut et les grandes barques viennent commodément dans le quai. On dit que les matelots en sont très-habiles à la pêche de la baleine et de la morue. On nous y fit fort bonne chère et telle que la table était couverte de pyramides de gibier; mais les lits ne répondaient point à cette bonne chère, il leur manque des matelas; ils mettent deux ou trois lits de plumes de coq les uns sur les autres, et les plumes sortant de tous les côtés font fort mal passer le temps. Je croyais, lorsqu'il fallut payer, que l'on m'allait demander beaucoup; mais ils ne me demandèrent qu'un demi-louis, et assurément il m'en aurait coûté plus de cinq pistoles à Paris.

La situation de Saint-Jean de Luz est extrêmement agréable. On trouve dans la grande place une belle église bâtie à la moderne. L'on passe en ce lieu la rivière de Nivelle sur un pont de bois d'une extraordinaire longueur. Il y a là des péagers qui font payer le droit des marchandises et des bardes que l'on porte avec soi. Ce droit n'est réglé que par leur volonté, et il est excessif quand ils voient des étrangers. Je me tuais de parler français et de protester que je n'étais pas Espagnole, ils feignaient de ne me pas entendre, ils me riaient au nez: et s'enfonçant la tête dans leurs capes de Béarn, il me semblait voir des voleurs déguisés en capucins. Enfin, ils me taxèrent à dix-huit écus; ils trouvaient que c'était grand marché, et pour moi je trouvais bien le contraire: mais je vous l'ai déjà dit, ma chère cousine, quand on voyage en ce pays-ci, il faut faire provision de bonne heure de patience et d'argent.

Je vis le château d'Artois qui paraît assez fort; et un peu plus loin Orognes, où l'on ne parle que biscayen, sans se servir de la langue française ni de l'espagnole. Je n'avais dessein que d'aller coucher à Irun, qui n'est éloigné de Saint-Jean de Luz que de trois petites lieues, et j'étais partie après midi. Mais la dispute que nous avions eue avec les gardes du pont, la peine que nous eûmes à passer les montagnes de Béobie, et le mauvais temps joint à d'autres petits embarras qui survinrent, furent cause que nous n'arrivâmes qu'à la nuit au bord de la rivière de Bidassoa qui sépare la France de l'Espagne. Je remarquai le long du chemin, depuis Bayonne jusque-là, des petits chariots sur lesquels on met toutes les choses que l'on transporte; il n'y a que deux roues qui sont de fer, et le bruit en est si grand, qu'on les entend d'un quart de lieue lorsqu'il y en a plusieurs ensemble, ce qui arrive toujours, car on en rencontre soixante et quatre-vingts à la fois[2]. Ce sont des bœufs qui les traînent. J'en ai vu de pareils dans les landes de Bordeaux, et particulièrement du côté de Dax.

La rivière de Bidassoa est d'ordinaire fort petite: mais les neiges fondues l'avaient grossie à tel point, que nous n'eûmes pas peu de peine à la passer, les uns en bateau et les autres à la nage sur leurs mulets. Il faisait un grand clair de lune, à la faveur duquel on me fit remarquer à main droite l'île de la Conférence, où s'est fait le mariage de notre roi avec Marie-Thérèse, infante d'Espagne. Je vis peu après la forteresse de Fontarabie qui est au Roi d'Espagne; elle est à l'embouchure de cette petite rivière. Le flux et le reflux de la mer y entrent. Nos rois prétendaient autrefois qu'elle leur appartenait, et ceux d'Espagne le prétendaient aussi; il y a eu de si grandes contestations là-dessus, particulièrement entre les habitants de Fontarabie et ceux d'Andaye, qu'ils en sont venus plusieurs fois aux mains. Cette raison obligea Louis XII et Ferdinand de régler qu'elle serait commune aux deux nations. Les Français et les Espagnols partagent les droits de la barque; ces derniers tirent le payement de ceux qui passent en Espagne, et les premiers le reçoivent de ceux qui vont en France, mais des deux côtés l'on rançonne également.

La guerre n'empêche point le commerce sur cette frontière; il est vrai que c'est une nécessité dont leur vie dépend; ils mourraient de misère, s'ils ne s'entr'assistaient[3]. Ce pays appelé la Biscaye est plein de hautes montagnes, où l'on trouve beaucoup de mines de fer. Les Biscayens grimpent sur les rochers aussi vite et avec autant de légèreté que ferait un cerf. Leur langue (si l'on peut appeler langue un tel baragouin) est si pauvre, qu'un même mot signifie plusieurs choses. Il n'y a que les naturels du pays qui se puissent entendre; l'on m'a dit qu'afin qu'elle leur soit plus particulière, ils ne s'en servent pas pour écrire; ils font apprendre à leurs enfants à lire et à écrire en français ou espagnol, selon le roi duquel ils sont sujets[4]. Il est vrai qu'aussitôt que j'eus passé la petite rivière de Bidassoa, on ne m'entendait plus à moins que je ne parlasse castillan; et ce qui est de singulier, c'est qu'un demi-quart d'heure auparavant on ne m'aurait pas entendue si je n'avais parlé français.

Je trouvai de l'autre côté de cette rivière un banquier de Saint-Sébastien à qui j'étais recommandée; il m'attendait avec deux de ses parents. Les uns et les autres étaient vêtus à la Schomberg, c'est proprement à la manière de France, mais d'une manière ridicule; les justaucorps sont courts et larges, les manches ne passent pas le coude et sont ouvertes par devant; celles de leurs chemises sont si amples, qu'elles tombent plus bas que le justaucorps. Ils ont des rabats sans avoir de collets au pourpoint, des perruques où il y a plus de cheveux qu'il n'en faut pour en faire quatre autres bien faites, et ces cheveux sont plus frisés que du crin bouilli; l'on ne peut voir des gens plus mal coiffés. Ceux qui ont leurs cheveux les portent fort longs et fort plats; ils les séparent sur le côté de la tête, et en passent une partie derrière les oreilles: mais quelles oreilles, bon Dieu! je ne crois pas que celles de Midas fussent plus grandes, et je suis persuadée que, pour les allonger, ils se les tirent étant encore petits; ils y trouvent sans doute quelque sorte de beauté.

Mes trois Espagnols me firent en mauvais français de très-grands et très-ennuyeux compliments. Nous passâmes le bourg de Tran, qui est à peu près à un quart de lieue de la rivière, et nous arrivâmes ensuite à Irun, qui en est éloigné d'un autre quart de lieue. Cette petite ville est la première d'Espagne que l'on trouve en sortant de France. Elle est mal bâtie. Les rues en sont inégales, et il n'y a rien dont on puisse parler. Nous entrâmes dans l'hôtellerie par l'écurie, où donne le pied du degré par où l'on monte à la chambre: c'est l'usage du pays. Je trouvai cette maison fort éclairée par une quantité de chandelles qui n'étaient guère plus grosses que des allumettes; il y en avait bien quarante dans ma chambre, attachées sur des petits morceaux de bois; l'on avait mis au milieu un brasier plein de noyaux d'olives en charbon pour ne pas faire mal à la tête.

L'on me servit un grand souper que les galants Espagnols m'avaient fait préparer; mais tout était si plein d'ail, de safran et d'épice, que je ne pus manger de rien; et j'aurais fait fort mauvaise chère si mon cuisinier ne m'eût accommodé un petit ragoût de ce qu'il put trouver le plus tôt prêt.

Comme je ne voulais aller le lendemain qu'à Saint-Sébastien, qui n'est éloigné que de sept à huit lieues, je crus que je devais dîner avant que de partir. J'étais encore à table, lorsqu'une de mes femmes m'apporta ma montre pour la monter à midi, comme c'était ma coutume; c'était une montre d'Angleterre de Tampion, qui me rappelait les heures et qui me coûtait cinquante louis. Mon banquier, qui était auprès de moi, me témoigna quelque envie de la voir; je la lui donnai avec la civilité que l'on a d'ordinaire, lorsque l'on présente ces sortes de choses; c'en fut assez: mon homme se lève, me fait une profonde révérence et me dit «qu'il ne méritait pas un présent si considérable; mais qu'une dame comme moi n'en pouvait faire d'autre; qu'il m'engageait sa foi et sa parole qu'il garderait ma montre toute sa vie et qu'il m'en avait la dernière obligation». Il la baisa en achevant ce beau compliment, et l'enfonça dans une poche plus creuse qu'une besace. Vous m'allez trouver bien sotte de ne rien dire à tout cela; j'en tombe d'accord, mais je vous avoue que je demeurai si surprise de son procédé, que la montre avait déjà disparu avant que je pusse bien déterminer ce que je voulais faire. Mes femmes et ceux de mes gens qui se trouvèrent présents me regardaient, je les regardais aussi, toute rouge de honte et de chagrin d'être prise pour dupe. Je ne l'aurais pas été longtemps; car, grâce à Dieu, je sais fort bien comme on refuse ce que l'on ne veut pas donner, mais je fis réflexion que cet homme devait me compter une grosse somme pour achever mon voyage et pour renvoyer de l'argent à Bordeaux où j'en avais pris; que j'avais des lettres de crédit pour lui, sur lesquelles, en cas de fâcheries, il pouvait me faire attendre et dépenser deux fois la valeur de la montre. Enfin, je la lui laissai, et j'essayai de me faire honneur d'une chose qui me faisait grand dépit.

J'ai su depuis cette petite aventure que c'est la mode en Espagne, lorsqu'on présente quelque chose à quelqu'un et qu'on baise la main, que ce quelqu'un peut l'accepter s'il en a envie. Voilà une assez plaisante mode, et comme je ne l'ignore plus, ce sera ma faute si j'y suis rattrapée[5].

Je partis de cette hôtellerie, où l'on acheva de me ruiner; car tout est gueux en ce pays-là, et tout y voudrait être riche aux dépens du prochain. Peu après que nous fûmes sortis de la ville, nous entrâmes dans les montagnes des Pyrénées qui sont si hautes et si droites, que lorsqu'on regarde en bas, l'on voit avec frayeur les précipices qui les environnent. Nous allâmes de cette manière jusqu'à Rentery. Don Antonio (c'est le nom de mon banquier) prit les devants, et pour me faire aller plus commodément, il m'obligea de quitter ma litière, parce qu'encore que nous eussions traversé beaucoup de montagnes, il en restait de plus difficiles à passer. Il me fit entrer dans un petit bateau qu'il avait fait préparer pour descendre sur la rivière d'Andaye, jusqu'à ce que nous fussions proche de l'embouchure de la mer où nous vîmes d'assez près les galions du roi d'Espagne. Il y en avait trois d'une grandeur et d'une beauté considérables. Nos petits bateaux étaient ornés de plusieurs petites banderoles peintes et dorées; ils étaient conduits par des filles d'une habileté et d'une gentillesse charmantes: il y en a trois à chacun, deux qui rament et une qui tient le gouvernail.

Ces filles sont grandes, leur taille est fine, le teint brun, les dents admirables, les cheveux noirs et lustrés comme du jais; elles les nattent et les laissent tomber sur leurs épaules avec quelques rubans qui les attachent; elles ont sur la tête une espèce de petit voile de mousseline brodé de fleurs d'or et de soie qui voltige et couvre la gorge; elles portent des pendants d'oreilles d'or et de perles et des colliers de corail: elles ont des espèces de justaucorps comme nos bohémiennes, dont les manches sont fort serrées. Je vous assure qu'elles me charmèrent. L'on me dit que ces filles au pied marin nageaient comme des poissons et qu'elles ne souffraient entre elles ni femmes, ni hommes; c'est une espèce de petite république où elles viennent de tous côtés, et les parents les y envoient jeunes.

Quand elles veulent se marier, elles vont à la messe à Fontarabie; c'est la ville la plus proche du lieu qu'elles habitent, et c'est là que les jeunes gens se viennent choisir une femme à leur gré; celui qui veut s'engager dans l'hyménée va chez les parents de sa maîtresse leur déclarer ses sentiments, régler tout avec eux; et cela étant fait, l'on en donne avis à la fille; si elle est contente, elle se retire chez eux où les noces se font.

Je n'ai jamais vu un plus grand air de gaieté que celui qui paraît sur leurs visages. Elles ont des petites maisonnettes qui sont le long du rivage, elles sont sous de vieilles filles auxquelles elles obéissent comme si elles étaient leurs mères; elles nous contaient toutes ces particularités en leur langage, et nous les écoutions avec plaisir, lorsque le diable qui ne dort point nous suscita noise.

Mon cuisinier, qui est Gascon et de l'humeur vive des gens de ce pays-là, était dans un de nos bateaux de suite, assis proche d'une jeune Biscayenne qui lui parut très-jolie; il ne se contenta pas de le lui dire, il voulut lever son voile et le voulut bien fort; elle n'entendit point de raillerie, et sans autre compliment, elle lui cassa la tête avec un aviron armé d'un croc qui était à ses pieds. Quand elle eut fait cet exploit, la peur la prit, elle se jeta promptement à l'eau, quoiqu'il fît un froid extrême; elle nagea d'abord avec beaucoup de vitesse, mais comme elle avait tous ses habits et qu'il y avait loin jusqu'au rivage, les forces commencèrent à lui manquer; plusieurs filles qui étaient sur la grève entrèrent vite dans leurs bateaux pour la secourir: cependant celles qui étaient restées avec le cuisinier, craignant la perte de leur compagne, se jetèrent sur lui comme deux furies, elles voulaient résolument le noyer; et le petit bateau n'en allait pas mieux, car il pensa deux ou trois fois se renverser; nous voyions du nôtre toute cette querelle, et mes gens étaient bien empêchés à les séparer et à les apaiser.

Je vous assure que l'indiscret Gascon fut si cruellement battu, qu'il en était tout en sang; et mon banquier me dit que quand on irritait ces jeunes Biscayennes, elles étaient plus farouches et plus à craindre que des petits lions. Enfin, nous prîmes terre, et nous étions à peine débarqués, que nous vîmes cette fille que l'on avait sauvée bien à propos, car elle commençait à boire lorsqu'on la tira de l'eau; elle venait à notre rencontre avec plus de cinquante autres, chacune ayant une rame sur l'épaule; elles marchaient sur deux longues files, et il y en avait trois à la tête qui jouaient parfaitement bien du tambour de basque; celle qui devait porter la parole s'avança, et me nommant plusieurs fois Andria, qui veut dire madame (c'est tout ce que j'ai retenu de la harangue), elles me firent entendre que la peau de mon cuisinier leur resterait ou que les habits de leur compagne seraient payés à proportion de ce qu'ils étaient gâtés. En achevant ces mots, les joueuses de tambour commencèrent à les frapper plus fort; elles poussèrent de hauts cris, et ces belles pirates firent l'exercice de la rame en sautant et dansant avec beaucoup de disposition et de bonne grâce[6].

Don Antonio, pour m'indemniser du présent qu'il m'avait escamoté (j'en parle souvent, mais il me tient encore au cœur), voulut pacifier toute chose; il trouvait que mon cuisinier, qui se croyait suffisamment battu, aurait raison de ne vouloir rien donner, et ce fut lui qui distribua quelques patagons[7] à la troupe maritime. A cette vue, elles firent des cris encore plus grands et plus longs que ceux qu'elles avaient déjà faits, et elles me souhaitèrent un heureux voyage et un prompt retour, chacune dansant et chantant avec les tambours de basque.

Nous entrâmes dans un chemin très-rude et nous montâmes longtemps par des sentiers si étroits, au bas desquels il y a des précipices, que j'avais grand peur que les mulets qui portaient ma litière ne fissent un faux pas. Nous passâmes ensuite sur une campagne sablonneuse. Je m'arrêtai quelque temps au couvent de Saint-François; il est bâti proche de la rivière d'Andaye; nous la traversâmes sur un pont de bois extrêmement long, et bien que nous fussions fort proche de Saint-Sébastien, nous ne l'apercevions point encore, parce qu'une butte de sable assez haute cachait cette ville. Elle est située au pied d'une montagne qui sert d'un côté comme de digue à la mer; elle en est si proche, qu'elle y forme un bassin, et les vaisseaux viennent jusqu'au pied de cette montagne pour se mettre à l'abri des orages, car il y a quelquefois là des tempêtes extraordinaires et des ouragans si affreux, que les navires à l'ancre périssent dans le port. Il est profond et fermé par deux môles qui ne laissent qu'autant de place qu'il en faut pour passer un seul navire. On a élevé en cet endroit une grosse tour carrée, où il y a toujours une bonne garnison pour se défendre en cas de surprise. Le jour était beau pour la saison où nous sommes; je trouvai la ville assez jolie, elle est ceinte d'un double mur. Il y a plusieurs pièces de canon sur celui qui donne du côté de la mer, avec des bastions et des demi-lunes; elle est située dans une province de l'Espagne nommée Guipuscoa; les dehors en plaisent infiniment à cause que la mer, comme je viens de vous le dire, lui sert de canal. Les rues de cette ville sont longues et larges, pavées d'une grande pierre blanche qui est fort unie et toujours nette; les maisons en sont assez belles et les églises très-propres, avec des autels de bois chargés depuis la voûte jusqu'au bas, de petits tableaux grands comme la main. Les mines de fer et d'acier se trouvent très-facilement dans tout le pays, on y en voit de si pur, que l'on tient qu'il n'y en a point de pareil en Europe; c'est leur plus grand trafic. On y embarque des laines qui viennent de la Vieille-Castille et il s'y fait un gros commerce. Bilbao et Saint-Sébastien sont les deux ports les plus considérables que le roi d'Espagne ait sur l'Océan; le château est très-élevé et d'une médiocre défense. J'y ai pourtant vu d'assez belles pièces de canon et il y en a quantité le long des remparts; mais la garnison est si faible, que des femmes la battraient avec leurs quenouilles[8].

Tout est aussi cher dans cette ville qu'à Paris; on y fait très-bonne chère, le poisson est excellent, et l'on me dit que les fruits y étaient d'un goût et d'une beauté admirables. Je descendis dans la meilleure hôtellerie, et quelque temps après que j'y fus, Don Fernand de Tolède m'envoya un gentilhomme savoir s'il pourrait me voir sans m'incommoder. Mon banquier, qui le connaissait et qui était pour lors dans ma chambre, me dit que c'était un Espagnol de grande qualité, neveu du duc d'Albe, qu'il venait de Flandre et qu'il allait à Madrid[9].

Je le reçus avec l'honnêteté qui était due à sa naissance et j'y ajoutai bientôt des égards particuliers pour son propre mérite. C'est un cavalier qui est bien fait de sa personne, qui a de l'esprit et de la politesse; il est complaisant et agréable, il parle aussi bien français que moi; mais comme je sais l'espagnol et que je serais bien aise de le savoir encore mieux, nous ne parlâmes qu'en cette langue.

Je restai très-satisfaite de ses manières; il me dit qu'il était venu en poste depuis Bruxelles et que si je le trouvais bon, il augmenterait mon train et serait de ma suite. Je crus qu'il raillait et je lui répondis en plaisantant; mais il ajouta que les chemins étaient si remplis de neige qu'effectivement il lui serait impossible d'aller en poste, qu'il pourrait bien faire sur des chevaux de plus grandes traites que s'il allait en litière, mais que l'honneur de m'accompagner, etc... Enfin, je connus qu'il était fort honnête et qu'il ne démentait point la galanterie naturelle aux cavaliers espagnols; je regardai comme un très-grand secours d'avoir un homme de cette qualité et du pays qui saurait se faire entendre et encore mieux obéir par les muletiers, qui ont des têtes de fer et des âmes de boue.

Je lui dis que j'étais fort aise de l'avoir rencontré et que les fatigues du chemin me seraient bien adoucies par une aussi bonne compagnie que la sienne. Il commanda aussitôt son gentilhomme d'aller chercher une litière pour lui. Il était déjà tard, il prit congé de moi et je me couchai après avoir fort bien soupé; car, ma chère cousine, je ne suis pas une héroïne de roman, qui ne mange point.

«Je commençais à peine à m'endormir, lorsque j'entendis quelqu'un parler français si proche de moi, que je crus d'abord que c'était dans ma chambre; mais ayant écouté avec plus d'attention, je connus que c'était dans une chambre qui n'était séparée de la mienne que par une cloison d'ais assez mal joints. J'ouvris mon rideau du côté de la ruelle, j'aperçus de la lumière au travers des planches, et je vis deux filles dont la plus âgée paraissait avoir dix-sept à dix-huit ans; ni l'une ni l'autre n'étaient pas de ces beautés sans défauts, mais elles avaient tant d'agréments, le son de la voix si beau et une si grande douceur sur le visage, que j'en fus charmée.

»La plus jeune, qui semblait continuer la conversation, disait à l'autre: «Non, ma sœur, il n'y a point de remèdes à nos maux, il faut mourir ou les tirer des mains de cet indigne vieillard. Je suis résolue à tout, dit l'autre en poussant un profond soupir, m'en dût-il coûter la vie; qu'avons-nous à ménager? n'avons-nous pas tout sacrifié pour eux? Alors, faisant réflexion sur leurs infortunes, elles s'embrassèrent et se mirent à pleurer fort douloureusement, et après avoir consulté et dit encore quelques paroles dont je perdais la plus grande partie à cause de leurs sanglots, elles conclurent qu'il fallait qu'elles écrivissent; chacune le fit de son côté, et voici à peu près ce qu'elles se lurent l'une à l'autre:

»Ne juge pas de mon amour et de ma douleur par mes paroles, je n'en sais point t'exprimer l'un et l'autre; mais souviens-toi que tu vas me perdre si tu ne te portes aux dernières extrémités contre celui qui nous persécute.

»Il vient de me faire dire que si je tarde à partir, il nous fera arrêter. Juge par cet indigne traitement de ce qu'il mérite et souviens-toi que tu me dois tout, puisque tu me dois mon cœur.»

»Il me semble que l'autre billet était en ces termes:

«Si je pouvais assurer ton repos en perdant le mien, je t'aime assez pour t'en faire le sacrifice. Oui, je te fuirais si tu pouvais être heureux sans moi, mais je connais trop ton cœur pour t'en croire capable. Cependant tu restes aussi tranquille dans ta prison que si tu me voyais sans cesse; romps tes chaînes sans différer, punis l'ennemi de notre amour, mon cœur en sera la récompense.»

«Après avoir fermé ces billets, elles sortirent ensemble, et je vous avoue que j'eus de l'inquiétude pour elles et beaucoup d'envie de savoir ce qui pouvait être arrivé à deux si jolies personnes. Cela m'empêcha de me rendormir et j'attendais qu'elles revinssent, quand tout d'un coup, l'on entendit un grand bruit dans la maison. Dans ce moment, je vis un vieillard qui entrait dans cette chambre, suivi de plusieurs valets; il tenait les cheveux d'une de ces belles filles tortillés autour de son bras et la tirait après lui comme une misérable victime; sa sœur n'était pas traitée avec moins de cruauté par ceux qui la menaient. «Perfides, leur disait-il, vous n'êtes pas contentes du tort irréparable que vous faites à mes neveux; vous voulez leur persuader d'être mes bourreaux: si je ne vous avais surprises avec ces billets séducteurs, qu'en pouvait-il arriver? Quelles suites funestes n'aurais-je pas eu lieu d'en craindre? Mais vous me paierez tout pour une bonne fois. Dès que le jour paraîtra, je vous ferai punir comme vous le méritez.»—«Ah! seigneur, dit celle des deux qu'il tenait encore, considérez que nous sommes des filles de qualité et que notre alliance ne peut vous déshonorer; que vos neveux nous ont donné leur foi et reçu la nôtre; que dans un âge si peu avancé nous avons tout quitté pour les suivre; que nous sommes étrangères et abandonnées de tout le monde. Que deviendrons-nous? Nous n'oserions retourner chez nos parents, et si vous voulez nous y contraindre ou nous mettre en prison, donnez-nous plutôt la mort tout d'un coup.» Les larmes qu'elle versait en abondance achevèrent de me toucher sensiblement, et si le vieillard avait été aussi attendri que moi, il leur aurait bientôt rendu le repos et la joie.

»Mes femmes, qui avaient entendu un si grand bruit et si proche de ma chambre, se levèrent dans la crainte qu'il ne me fût arrivé quelque accident; je leur fis signe de s'approcher doucement et de regarder à travers les planches ce triste spectacle.

»Nous écoutions ce qu'ils disaient, lorsque deux hommes, l'épée à la main, entrèrent dans ma chambre, dont mes femmes avaient laissé la porte ouverte; ils avaient le désespoir peint sur le visage et la fureur dans les yeux; j'en eus une si grande frayeur, que je ne vous la puis bien exprimer; ils se regardèrent sans rien dire, et ayant entendu la voix du vieillard, ils coururent de ce côté-là.

»Je ne doutai point que ce fût les deux amants, et c'était eux, en effet, qui entrèrent comme deux lions dans cette chambre; ils inspirèrent une si grande terreur à ces marauds de valets, qu'il n'y en eut aucun qui osât s'approcher de son maître pour le défendre, quand ses neveux s'avancèrent vers lui et lui mirent l'épée sur la gorge. «Barbare, lui dirent-ils, pouvez-vous traiter ainsi des filles de qualité que nous devons épouser? Pour être notre tuteur, avez-vous droit d'être notre tyran? Et n'est-ce pas nous arracher la vie que de nous séparer de ce que nous aimons? Nous pourrions bien à présent vous en faire porter une juste punition, mais nous sommes incapables de nous venger d'un homme de votre âge qui n'est pas en état de se défendre. Donnez-nous votre parole et nous jurez sur ce qu'il y a de plus saint, qu'en reconnaissance de la vie que nous vous laissons, vous contribuerez à notre bonheur et que vous souffrirez que nous exécutions ce que nous avons promis.»

»Le pauvre vieillard était si transi que les paroles lui mouraient dans la bouche; il jura plus qu'on ne le voulait; il se mit à genoux, il baisa plus de cent fois son pouce mis en croix sur un autre de ses doigts, à la manière d'Espagne. Il leur dit néanmoins qu'en tout ce qu'il avait fait, il n'avait envisagé que leurs propres intérêts; que sans cette vue, il devait lui être fort indifférent qu'ils se mariassent à leur fantaisie, et qu'enfin cela était résolu, qu'il ne s'y opposerait de sa vie. Deux de ses domestiques le prirent sous le bras et l'emportèrent plutôt qu'ils ne lui aidèrent à marcher. Alors les cavaliers se voyant libres, se jetèrent entre les bras de leurs maîtresses; ils se dirent les uns aux autres tout ce que la douleur, l'amour et la joie peuvent inspirer dans de pareilles occasions. Mais, en vérité, il faudrait avoir le cœur aussi touché et aussi content qu'était le leur pour redire toutes ces choses. Elles ne sont propres qu'aux personnes plus tendres que vous ne l'êtes, ma chère cousine; dispensez-moi donc de vous en fatiguer. J'étais si fatiguée moi-même de n'avoir pas encore dormi, que je ne les entendais plus que confusément; mais pour ne plus les entendre du tout, je m'enfonçai dans mon lit et je me couvris la tête de ma couverture.

»Le lendemain, Don Fernand de Tolède m'envoya des vins de liqueur avec une grande quantité de confitures et d'oranges. Dès qu'il crut que l'on me pouvait voir, il y vint. Après l'avoir remercié de son présent, je lui demandai s'il n'avait rien entendu de ce qui s'était passé pendant la nuit; il me dit que non, parce qu'il était dans un autre corps de logis, mais qu'il en avait déjà appris quelque chose. J'allais lui raconter ce que j'en savais, lorsque notre hôtesse entra dans ma chambre. Elle me venait prier de la part des deux cavaliers qui m'avaient fait si grand'peur, l'épée à la main, de vouloir bien recevoir leurs excuses. Elle me dit aussi que deux demoiselles qui étaient proche de Blaye souhaitaient de me faire la révérence. Je répondis à ces honnêtetés comme je devais, et ils ne tardèrent guère sans venir.

»Que le retour de la joie produit des effets charmants! Je trouvai ces messieurs fort bien faits et ces demoiselles très-aimables; ni les uns ni les autres n'avaient plus sur leurs visages les caractères du désespoir; un air de gaieté était répandu dans leurs actions et dans leurs paroles. L'aîné des deux frères me dit tout ce qu'on peut dire de plus honnête sur la bévue qu'ils avaient faite d'entrer dans ma chambre: il ajouta qu'il avait bien remarqué la peur qu'il m'avait causée; mais qu'il m'avouait que dans ce moment il se possédait si peu, qu'il n'avait su penser à autre chose qu'à secourir sa maîtresse. Vous auriez été blâmable, lui dis-je, si vous aviez pensé à autre chose; cependant, s'il est vrai que vous ayez l'envie de réparer l'alarme que vous m'avez donnée, ne refusez pas de satisfaire ma curiosité, et si ces belles personnes y veulent consentir, apprenez-moi ce qui vous a réduits les uns et les autres aux extrémités où vous avez été. Il les regarda comme pour demander leur approbation, et elles la donnèrent de fort bonne grâce à ce que je souhaitais; il commença ainsi:

«Nous sommes deux frères, madame, nés à Burgos et d'une des meilleures maisons de cette ville. Nous étions encore fort jeunes lorsque nous restâmes sous la conduite d'un oncle qui prit soin de notre éducation et de notre bien, qui est assez considérable pour n'envier pas celui d'autrui. Don Diègue (c'est le nom de notre oncle) avait lié depuis longtemps une très-étroite amitié avec un gentilhomme qui demeure proche de Blaye, dont le mérite est beaucoup au-dessus de sa fortune; on l'appelle M. de Messignac. Comme notre oncle avait résolu de nous envoyer quelque temps en France, il l'écrivit à son ami qui lui offrit sa maison; il l'accepta avec joie. Il nous fit partir, et il y a un an qu'on nous y reçut avec beaucoup de bonté. Madame de Messignac nous traita comme ses propres enfants; elle en a plusieurs, mais de ses quatre filles, celles que vous voyez, madame, sont les plus aimables. Il aurait été bien difficile de les voir tous les jours, de demeurer avec elles et de se défendre de les aimer éperdument.

«Mon frère me cacha d'abord sa passion naissante: je lui cachai aussi la mienne; nous étions tous deux dans une mélancolie extrême; l'inquiétude d'aimer sans être aimés et la crainte de déplaire à celles qui causaient notre passion, tout cela nous tourmentait cruellement; mais une nouvelle peur augmenta encore celle que nous avions déjà: ce fut une jalousie effroyable que nous prîmes l'un contre l'autre. Mon frère voyait bien que j'étais amoureux; il crut que c'était de sa maîtresse: je le regardais aussi comme mon rival, et nous avions une haine l'un contre l'autre qui nous aurait portés aux dernières extrémités, si un jour que je m'étais trouvé dans un état à ne pouvoir plus ignorer ma destinée sans mourir de douleur, je ne me fusse déterminé à découvrir mes sentiments à mademoiselle de Messignac; mais comme je n'étais pas assez hardi pour lui parler moi-même, j'écrivis sur des tablettes quelques vers que j'avais faits pour elle et je les glissai dans sa poche; elle ne s'en aperçut point. Mon frère, qui m'observait toujours, le remarqua, et badinant avec elle, il les prit adroitement et trouva que c'était une déclaration d'amour timide et respectueuse que je lui faisais. Il les garda jusques au soir, que m'étant retiré dans ma chambre avec la dernière inquiétude, il vint m'y trouver, et m'embrassant tendrement, il me dit qu'il venait me témoigner l'excès de sa joie de me savoir amoureux de mademoiselle de Messignac.

»Je demeurai comme un homme frappé de la foudre; je voyais mes tablettes entre ses mains, je me persuadais qu'elle lui en avait fait un sacrifice et qu'il venait insulter à mon malheur. Il connut à mon air et dans mes yeux une partie de ce que je pensais. Détrompez-vous, continua-t-il, elle ne m'a point confié vos tablettes; je les ai prises sans qu'elle ait eu le temps de les voir. Je veux vous servir auprès d'elle; mais, mon cher frère, servez-moi aussi près de sa sœur aînée. Je l'embrassai alors et je lui promis tout ce qu'il voulait; ainsi, mutuellement, nous nous rendions de bons offices l'un à l'autre, et nos maîtresses, qui ne connaissaient point encore le pouvoir de l'amour, commencèrent à s'accoutumer à en entendre parler.

«Ce serait abuser de votre patience de vous dire, madame, comme nous parvînmes enfin par nos soins et nos assiduités à gagner leurs cœurs. Que d'heureux moments! que de beaux jours! de voir sans cesse ce que l'on aime, d'en être aimé, de se trouver ensemble à la campagne où la vie innocente et champêtre laisse goûter sans trouble les plaisirs d'une passion naissante! C'est une félicité que l'on ne peut exprimer.

«Comme l'hiver approchait, madame de Messignac fut à Bordeaux, où elle avait une maison; nous l'y accompagnâmes: mais cette maison n'étant pas assez grande pour nous loger avec toute sa famille, nous en prîmes une proche de la sienne.

«Bien que cette séparation ne fût que pour la nuit, nous ne laissâmes pas de la ressentir vivement; ce n'était plus se trouver à tous moments, nos visites avaient un certain air de cérémonies qui nous alarmait; mais nos alarmes redoublèrent beaucoup lorsque nous vîmes deux hommes riches et bien faits s'attacher à mesdemoiselles de Messignac et attaquer la place en forme; cela s'appelle qu'ils déclarèrent qu'ils prétendaient à l'hyménée et qu'ils furent agréablement écoutés du père et de la mère. O Dieu! que devînmes-nous? Leurs affaires allaient fort vite et nos chères maîtresses, qui partageaient notre désespoir, mêlaient tous les jours leurs larmes avec les nôtres. Enfin, après nous être bien tourmentés et avoir cherché mille moyens inutiles, je me résolus d'aller trouver M. de Messignac. Je lui parlai et je lui dis tout ce que ma passion me put inspirer, pour lui persuader de différer ces mariages. Il me dit qu'il recevait avec reconnaissance les offres que mon frère et moi lui faisions; que n'étant point encore en âge, ce que nous ferions à présent pourrait être cassé dans la suite; qu'il aimait l'honneur; que sa fortune était médiocre, mais qu'il s'estimerait toujours heureux tant qu'il pourrait vivre sans reproche; que mon oncle qui nous avait confiés à lui serait en droit de l'accuser de nous avoir séduits, et qu'en un mot, il n'y fallait pas penser.

«Je me retirai dans une affliction inconcevable, je la partageai avec mon frère, et ce fut un trouble affreux parmi nous. M. de Messignac, pour mettre le comble à nos malheurs, écrivit à mon oncle ce qui se passait et le conjura de nous donner des ordres précis de partir. Il le fit aussitôt; et ne voyant plus de remèdes à nos maux, nous fûmes, mon frère et moi, trouver mesdemoiselles de Messignac; nous nous jetâmes à leurs pieds, nous leur dîmes ce qui peut persuader des cœurs déjà prévenus, nous leur donnâmes notre foi et des promesses signées de notre sang; enfin, l'amour acheva de les vaincre, elles consentirent à leur enlèvement. Il ne nous fut pas malaisé de prendre des mesures justes, et notre voyage avait été heureux jusqu'à notre arrivée céans; mais il y a deux jours, entrant dans cette maison, la première personne qui se présenta à nous, ce fut Don Diègue. Il était impatient de notre retour, et, pour se tirer de peine, il venait nous quérir lui-même. Que devînmes-nous à cette vue? Il nous fit arrêter comme des criminels, et oubliant que mesdemoiselles de Messignac étaient les filles de son meilleur ami et personnes de qualité, il les chargea d'injures et les accabla de reproches après qu'il eut appris d'un de mes gens que nous avions résolu d'aller incognito jusqu'à Madrid, chez des parents que nous y avons, pour attendre en ce lieu que nous eussions une entière liberté de déclarer notre mariage. Il nous enferma dans une chambre proche de la sienne, et nous y étions lorsque ces demoiselles sont venues cette nuit, au clair de la lune, tousser sous nos fenêtres. Nous les avons entendues et nous y sommes courus. Elles nous ont fait voir leurs lettres et nous cherchions quelque chose pour les tirer, quand mon oncle a été averti de ce qui se passait. Il est descendu sans bruit avec tous ses gens, et à nos yeux il a outragé ces aimables personnes. Dans l'excès de notre désespoir, nos forces ont sans doute augmenté, nous avons enfoncé les portes que l'on avait fermées sur nous et nous courions pour les secourir, lorsque imprudemment, madame, nous sommes entrés dans votre chambre.

«Le cavalier se tut en cet endroit; je trouvai qu'il avait raconté sa petite histoire avec esprit. Je le remerciai, et j'offris à ces demoiselles mes soins et ceux de mes amis pour apaiser leur famille. Elles les acceptèrent et m'en témoignèrent beaucoup de reconnaissance.»

Quelques dames de la ville, qui me sont venues voir, veulent m'arrêter; elles me proposent d'aller chez des religieuses dont le couvent est au haut de la côte. Elles m'offrent de m'y faire entrer, et me disent que la vue de ce lieu n'a point de bornes, que l'on découvre tout à la fois la mer, des vaisseaux, des villes, des bois et des campagnes; elles vantent fort la voix, la beauté et les agréments de ces religieuses. Ajoutez à cela que le mauvais temps est augmenté d'une telle manière, et que la neige est tombée en si grande abondance, que personne ne me conseille de me mettre en chemin.

J'ai balancé un peu, mais l'impatience que j'ai de me rendre à Madrid l'emporte sur toutes ces considérations, et je pars demain; j'ai reçu de mon banquier l'argent dont j'avais besoin. Il ne faut pas, au reste, que j'oublie de vous dire que les habitants de cette ville ont un privilége assez particulier, et dont aussi ils se vantent beaucoup. C'est que, lorsqu'ils traitent de quelques affaires avec le roi d'Espagne, et que c'est directement avec lui, il est obligé de leur parler la tête découverte; on ne m'en a pu dire la raison[10].

On m'a avertie qu'il faut faire une grosse provision pour ne pas mourir de faim en quelques endroits par où nous devons passer. Comme les jambons et les langues de porc sont en réputation dans le pays, j'en ai fait prendre une bonne quantité, et, à l'égard du reste, nous n'avons rien oublié[11]. Cependant c'est aujourd'hui le jour du courrier, je ne veux pas laisser passer cette occasion de vous donner de mes nouvelles, ma chère cousine, et de vous assurer de toute ma tendresse.

A Saint-Sébastien, ce 20 février 1679.

DEUXIÈME LETTRE.


Je reprends sans compliment la suite de mon voyage, ma chère cousine. En sortant de Saint-Sébastien, nous entrâmes dans un chemin fort rude qui aboutit à des montagnes si affreuses et si escarpées, que l'on ne peut les monter qu'en grimpant; on les appelle sierra de San Andrian. Elles ne montrent que des précipices et des rochers, sur lesquels un amant désespéré se tuerait à coup sûr, pour peu qu'il en eût envie. Des pins d'une hauteur extraordinaire couronnent la cime de ces montagnes: tant que la vue peut s'étendre, on ne voit que des déserts coupés de ruisseaux plus clairs que du cristal. Vers le haut du mont San Andrian, on trouve un rocher fort élevé qui semble avoir été mis au milieu du chemin pour enfermer le passage, et séparer ainsi la Biscaye de la Vieille-Castille.

Un long et pénible travail a percé cette masse de pierre en façon de voûte: on marche quarante ou cinquante pas dessous, sans recevoir de jour que par les ouvertures qui sont à chaque entrée. Elles sont fermées par de grandes portes. On trouve sous cette voûte une hôtellerie que l'on abandonne l'hiver à cause des neiges. On y voit aussi une petite chapelle de saint Adrian et plusieurs cavernes où, d'ordinaire, les voleurs se retirent; de sorte qu'il est dangereux d'y passer sans être en état de se défendre. Lorsque nous eûmes traversé le roc, nous montâmes encore un peu pour arriver jusqu'au sommet de la montagne, que l'on tient la plus haute des Pyrénées; elle est toute couverte de grands bois de hêtre. Il n'a jamais été une si belle solitude; les ruisseaux y coulent comme dans les vallons; la vue n'est bornée que par la faiblesse des yeux; l'ombre et le silence y règnent, et les échos répondent de tous côtés. Nous commençâmes ensuite à descendre autant que nous avions monté: l'on voit en quelques endroits des petites plaines peu fertiles, beaucoup de sable et, de temps en temps, des montagnes couvertes de gros rochers. Ce n'est pas sans raison, qu'en passant si proche l'on appréhende qu'il ne s'en détache quelqu'un dont on serait assurément écrasé, car on en voit qui sont tombés du sommet et qui se sont arrêtés dans la pente sur d'autres rochers; et ceux-là, ne trouvant rien en leur chemin, feraient mal passer le temps aux voyageurs. Je faisais toutes ces réflexions à mon aise, car j'étais seule dans ma litière avec mon enfant, et la conversation d'une petite fille n'est pas d'un grand secours. Une rivière, nommée Urrola, assez grosse, mais qui était beaucoup augmentée par les torrents et les neiges fondues, coule le long du chemin et forme d'espace en espace des nappes d'eau et des cascades qui tombent avec un bruit et une impétuosité sans pareille; cela donne beaucoup de plaisir à la vue.

On ne trouve pas là ces beaux châteaux qui bordent la Loire, et qui font dire aux voyageurs que c'est le pays des fées. Il n'y a, sur ces montagnes, que des cabanes de bergers et quelques petits hameaux si reculés, que pour y arriver, il faut les chercher longtemps; cependant tous ces objets naturels, quoique affreux, ne laissent pas que d'avoir quelque chose de très-beau. Les neiges étaient si hautes, que nous avions toujours vingt hommes qui nous frayaient les chemins avec des pelles. Vous allez peut-être croire qu'il m'en coûtait beaucoup: mais les ordres sont si bien établis et si bien observés, que les habitants d'un village sont obligés de venir au-devant des voyageurs, et de les conduire jusqu'à ce qu'on trouve les habitants d'un autre village; et comme l'on n'a aucun engagement de leur rien donner, la plus petite libéralité les satisfait. On ajoute à ce premier soin celui de sonner les cloches sans cesse, pour avertir les voyageurs des lieux où ils peuvent faire retraite dans un si mauvais temps; il est très-rare d'en voir un pareil dans ce pays; et l'on m'assura que, depuis quarante ans, les neiges n'y avaient pas été si hautes que nous les trouvions: ainsi on les regardait comme une espèce de prodige, et il se passe beaucoup d'hivers sans qu'il gèle dans cette province.

Notre troupe était si grosse, que nous l'aurions bien disputé à ces fameuses caravanes qui vont à la Mecque; car, sans compter mon train et celui de Don Fernand de Tolède, il se joignit à nous, proche de Saint-Sébastien, trois chevaliers avec leurs gens qui revenaient d'une commanderie de Saint-Jacques. Ils étaient deux de cet ordre et un de celui d'Alcantara. Ceux-là portaient leurs croix rouges, faites en forme d'épée brodée, sur l'épaule, et celui d'Alcantara en avait une verte: un des deux premiers est d'Andalousie, l'autre de Galice, et le troisième de Catalogne. Ils sont d'une naissance distinguée: celui d'Andalousie se nomme Don Estève de Carvajal; celui de Galice s'appelle Don Sanche de Sarmiento; et celui de Catalogne, Don Frédéric de Cardonne. Ils sont bien faits et savent fort le monde. J'en reçois toutes les honnêtetés possibles, et je leur trouve quelque chose de nos manières françaises. Il est vrai aussi qu'ils ont voyagé dans toute l'Europe et que cela les a rendus fort polis. Nous allâmes coucher à Galareta; c'est un bourg peu distant du mont Saint-Adrian, situé dans la petite province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava, qui fait partie de la Biscaye. Nous y fûmes très-mal. L'on compte, de là à Saint-Sébastien, onze lieues.

Nous eûmes un plus beau chemin depuis Galareta jusqu'à Vittoria, que nous ne l'avions eu le jour précédent. La terre y rapporte beaucoup de blés et de raisins, et les villages y sont fort près les uns des autres. Nous trouvâmes les gardes de la douane, qui font payer les droits du roi lorsqu'on passe d'un royaume à l'autre, et les royaumes en Espagne sont d'une médiocre étendue. Ces droits se prennent sur les hardes et sur l'argent que l'on porte. Ils ne nous dirent rien par une raison assez naturelle, c'est que nous étions les plus forts[12]. Don Fernand de Tolède m'avait raconté, le soir, que l'on voyait proche de notre chemin le château de Quebare, où l'on disait qu'il revenait un lutin. Il me dit cent extravagances que les habitants croyaient, et dont ils étaient si bien persuadés, qu'effectivement personne n'y voulait demeurer. Je sentis un grand désir d'y aller; car, encore que je sois naturellement aussi poltronne qu'une autre, je ne crains pas les esprits; et, quand bien même j'aurais été peureuse, notre troupe était si grosse, que je comprenais assez qu'il n'y avait rien à risquer. Nous prîmes un peu sur la gauche et nous fûmes au bourg de Quebare. Le maître de l'hôtellerie où nous entrâmes avait les clefs du château; il disait, en nous y menant, que le Duende, c'est-à-dire l'esprit follet, n'aimait pas le monde, que, quand nous serions mille ensemble, si l'envie lui en prenait, il nous battrait tous à nous laisser pour morts. Je commençai à trembler; Don Fernand de Tolède et Don Frédéric de Cardonne qui me donnaient la main, s'aperçurent bien de ma frayeur, et s'en éclatèrent de rire. J'en eus honte, je feignis d'être rassurée, et nous entrâmes dans le château, qui aurait passé pour un des plus beaux si l'on avait pris soin de l'entretenir. Il n'y avait aucun meuble, excepté dans une grande salle une tapisserie fort ancienne qui représentait les amours de Don Pedro le Cruel et de Dona Maria de Padilla. On la voyait dans un endroit, assise comme une reine au milieu des autres dames, et le roi lui mettait sur la tête une couronne de fleurs. Dans un autre, elle était à l'ombre d'un bois, le roi lui montrait un épervier qu'il tenait sur le poing. Dans un autre encore, elle paraissait en habit de guerrière, et le roi tout armé lui présentait une épée, ce qui m'a fait croire qu'elle avait été à quelque expédition de guerre avec lui. Elle était très-mal dessinée, et Don Fernand disait qu'il avait vu de ses portraits, qu'elle avait été la plus belle et la plus mauvaise personne de son siècle, et que les figures de cette tapisserie ne ressemblaient point ni à elle ni au roi. Son nom, son chiffre et ses armes, étaient partout. Nous montâmes dans une tour, au haut de laquelle était le donjon, et c'est là que l'esprit follet demeurait. Mais apparemment il était en campagne, car assurément nous ne vîmes et n'entendîmes rien qui eût aucun rapport avec lui. Après avoir parcouru ce grand bâtiment, nous en sortîmes pour reprendre notre chemin. En approchant de Vittoria, nous traversâmes une plaine très-agréable; elle est terminée par la ville que l'on trouve au bout, et qui est située dans cette province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava; c'est la ville capitale, aussi bien que la première de Castille. Elle est formée de deux enceintes de murailles, dont l'une est vieille et l'autre moderne; du reste, il n'y a aucune fortification. Après que je me fus un peu délassée de la fatigue du chemin, l'on me proposa d'aller à la comédie. Mais, en attendant qu'elle commençât, j'eus un vrai plaisir de voir arriver dans la grande place quatre troupes de jeunes hommes précédés de tambours et de trompettes; ils firent plusieurs tours, et enfin, tout d'un coup, ils commencèrent la mêlée à coups de pelotes de neige avec tant de vigueur, qu'il n'a jamais été si bien peloté; ils étaient plus de deux cents qui se faisaient cette petite guerre. De vous dire ceux qui tombaient, qui se relevaient, qui culbutaient, qui étaient culbutés, et le bruit et la huée du peuple: en vérité cela ne se peut. Mais je fus obligée de les laisser dans ce ridicule combat pour me rendre au lieu où se devait représenter la comédie. Quand j'entrai dans la salle, il se fit un grand cri de mira! mira! qui veut dire: regarde! regarde! La décoration du théâtre n'était pas magnifique. Il était élevé sur des tonneaux et des planches mal rangées; les fenêtres tout ouvertes: car on ne se sert point de flambeaux, et vous pouvez penser tout ce que cela dérobe à la beauté du spectacle. On jouait la Vie de Saint-Antoine; et lorsque les comédiens disaient quelque chose qui plaisait, tout le monde criait: Victora! victora! J'ai appris que c'est la coutume de ce pays-ci. J'y remarquai que le diable n'était pas autrement vêtu que les autres, et qu'il avait seulement des bas couleur de feu et une paire de cornes pour se faire reconnaître[13]. La comédie n'était que de trois actes, et elles sont toutes ainsi. A la fin de chaque acte sérieux, on en commençait un autre de farce et de plaisanteries, où paraissait celui qu'ils nommaient el gracioso, c'est-à-dire le bouffon, qui, parmi un grand nombre de choses assez fades, en dit quelquefois qui sont un peu moins mauvaises[14]. Les entr'actes étaient mêlés de danses au son des harpes et des guitares. Les comédiennes avaient des castagnettes et un petit chapeau sur la tête, c'est la coutume quand elles dansent; et, lorsque c'est la sarabande, il ne semble pas qu'elles marchent, tant elles courent légèrement. Leur manière est toute différente de la nôtre: elles donnent trop de mouvement à leurs bras, et passent souvent la main sur leurs chapeaux et sur leurs visages, avec une certaine grâce qui plaît assez; elles jouent admirablement bien des castagnettes.

Au reste, ne pensez pas, ma chère cousine, que ces comédiens, pour être dans une petite ville, soient fort différents de ceux de Madrid. L'on m'a dit que ceux du roi sont un peu meilleurs; mais, enfin, les autres jouent ce que l'on appelle la comedias famosas; je veux dire les plus belles et les plus fameuses comédies; et en vérité la plupart sont très-ridicules. Par exemple, quand saint Antoine disait son Confiteor, ce qu'il faisait assez souvent, tout le monde se mettait à genoux et se donnait des mea culpa si rudes, qu'il y avait de quoi s'enfoncer l'estomac[15].

Ce serait ici un endroit à vous parler de leurs habits, mais il faut, s'il vous plaît, que vous attendiez que je sois à Madrid; car, description pour description, il vaut mieux choisir ce qui est plus beau. Je ne puis pourtant pas m'empêcher de vous dire que toutes les dames que je vis dans cette assemblée avaient une si prodigieuse quantité de rouge, qui commence juste sous l'œil, et qui passe du menton aux oreilles et aux épaules et dans les mains, que je n'ai jamais vu d'écrevisses cuites d'une si belle couleur.

La gouvernante de la ville s'approcha de moi; elle touchait mes habits et retirait vite sa main comme si elle s'était brûlée. Je lui dis, en espagnol, qu'elle n'eût point de peur. Elle s'apprivoisa aisément, et me dit que ce n'était pas par crainte, mais qu'elle avait appréhendé de me déplaire; qu'il ne lui était pas nouveau de voir des dames françaises, et que, s'il lui était permis, elle aimerait fort à prendre leurs modes. Elle fit apporter du chocolat, dont elle me présenta, et l'on ne peut disconvenir qu'on ne le fasse ici meilleur qu'en France. La comédie étant finie, je pris congé d'elle après l'avoir remerciée de toutes ses honnêtetés.

«Le lendemain, comme j'entrais dans l'église pour entendre la messe, je vis un ermite qui avait l'air d'un homme de qualité et qui me demanda l'aumône si humblement, que j'en fus surprise. Don Fernand, l'ayant remarqué, s'approcha de moi et me dit: «La personne que vous regardez, Madame, est d'une illustre maison et d'un grand mérite; mais sa destinée a été bien malheureuse.—Vous me faites naître, lui dis-je, une forte curiosité d'en savoir davantage, voudrez-vous bien la satisfaire?—Je voudrai toujours ce qui dépendra de moi pour vous plaire, me dit-il; mais je ne suis pas assez bien informé de ses aventures pour entreprendre de vous les raconter, et je crois qu'il vaut mieux que je l'engage de vous en faire le récit lui-même.» Il me quitta et s'en fut aussitôt l'embrasser, comme l'on s'embrasse quand on se connaît. Don Frédéric de Cardonne et Don Estève de Carvajal l'avaient déjà abordé, parce qu'ils le connaissaient, et lorsque Don Fernand les eut joints, ils le prièrent tous très-instamment de venir avec eux quand on aurait dit la messe. Il s'en défendit un peu; mais lui ayant dit que j'étais étrangère et qu'ils le conjuraient que je puisse apprendre de lui-même ce qui l'avait obligé de se faire ermite, il y consentit enfin, à condition que je lui permettrais d'amener un de ses amis qui était parfaitement bien informé de tout ce qui le regardait.—«Rendons-nous justice, continua-t-il, et jugez si je pourrais raconter de telles particularités avec l'habit que je porte.» Ils trouvèrent qu'il avait raison, et le prièrent de vouloir amener son ami; c'est ce qu'il fit peu après que je fus revenue chez moi. Il me présenta un cavalier très-bien fait; et prenant congé de nous fort civilement, il lui dit qu'il lui serait obligé de satisfaire la curiosité que Don Fernand de Tolède m'avait donnée, de connaître la source de ses malheurs; ce gentilhomme prit place auprès de moi et commença en ces termes:

«Je me trouve fort heureux, Madame, que mon ami m'ait choisi pour satisfaire l'envie que vous avez de savoir ses aventures; mais j'appréhende de ne pas m'en acquitter aussi bien que je le voudrais. Celui dont vous voulez apprendre l'histoire a été un des hommes du monde le mieux faits; il serait difficile d'en bien juger, à présent qu'il est comme enseveli dans son habit d'ermite. Il avait la tête belle, l'air grand, la taille aisée, toutes les manières d'un homme de qualité; avec cela, un esprit charmant, beaucoup de bravoure et de libéralité. Il est né à Cagliari, capitale de l'île de Sardaigne, d'une des plus illustres et des plus riches maisons de tout ce pays.

»On l'éleva avec un de ses cousins germains, et la sympathie qui se trouva dans leur humeur et dans leurs inclinations fut si grande, qu'ils étaient bien plus étroitement unis par l'amitié que par le sang: ils n'avaient rien de secret l'un pour l'autre, et lorsque le marquis de Barbaran fut marié (c'est le nom de son cousin), leur tendresse continua de la même force.

»Il épousa la plus belle personne du monde et la plus accomplie: elle n'avait que quatorze ans, elle était héritière d'une très-grande maison; le marquis découvrait tous les jours de nouveaux charmes dans l'esprit et dans la personne de sa femme, qui augmentaient aussi tous les jours sa passion. Il parlait sans cesse de son bonheur à Don Louis de Barbaran; c'est le nom, Madame, de mon ami, et lorsque quelques affaires obligeaient le marquis de s'éloigner, il le conjurait de rester auprès de la marquise et de la consoler de son absence. Mais, ô Dieu! qu'il est malaisé, quand on est dans un âge incapable de réflexions sérieuses, de voir sans cesse une personne si belle, si jeune et si aimable, et de la voir avec indifférence. Don Louis aimait déjà éperdument la marquise et croyait encore ne l'aimer qu'à cause de son mari. Pendant qu'il était dans cette erreur, elle tomba dangereusement malade: il en eut des inquiétudes si violentes, qu'il connut alors, mais trop tard, qu'elles étaient causées par une passion qui devait faire tous les malheurs de sa vie. Se trouvant dans cet état et n'y pouvant plus résister, il se fit la dernière violence, et se résolut enfin de fuir et de s'éloigner d'un lieu où il risquait de mourir d'amour ou de trahir les devoirs de l'amitié. La plus cruelle mort lui aurait semblé plus douce que l'exécution de ce dessein; cependant, lorsque la marquise commença de se porter mieux, il fut chez elle pour lui dire adieu et ne la plus voir.

»Elle était occupée à choisir, parmi plusieurs pierreries de grand prix, celles qui étaient les plus belles, dont elle voulait ordonner un nouvel assortiment. Don Louis était à peine entré dans sa chambre, qu'elle le pria, avec cet air de familiarité que l'on a pour ses proches, de lui aller quérir d'autres pierreries qu'elle avait encore dans son cabinet. Il y courut, et par un bonheur auquel il ne s'attendait point, il trouva, parmi ce qu'il cherchait, le portrait de la marquise fait en émail, entouré de diamants et rattaché d'un cordon de ses cheveux; il était si ressemblant, qu'il n'eut pas la force de résister au désir pressant qu'il eut d'en faire un larcin. «Je vais la quitter, disait-il, je ne la verrai plus, je sacrifie tout mon repos à son mari. Hélas! n'en est-ce point assez, et ne puis-je point sans crime chercher dans mes peines une consolation aussi innocente que celle-ci.» Il baisa plusieurs fois ce portrait; il le mit à son bras, il le cacha avec soin, et, retournant vers elle avec ses pierreries, il lui dit en tremblant la résolution qu'il avait prise de voyager. Elle en parut étonnée; elle en changea de couleur. Il la regardait en ce moment; il eut le plaisir de s'en apercevoir, et leurs yeux d'intelligence en disaient plus que leurs paroles.—Hé! qui peut vous obliger, Don Louis, lui disait-elle, de nous quitter? Votre cousin vous aime si tendrement; je vous estime; nous sommes ravis de vous voir; il ne pourra vivre sans vous. N'avez-vous pas déjà voyagé? Vous avez sans doute quelque autre raison pour vous éloigner; mais au moins ne me le cachez pas. Don Louis, pénétré de douleur, ne put s'empêcher de pousser un profond soupir, et prenant une des belles mains de cette charmante personne, sur laquelle il attacha sa bouche: «Ah! Madame, que me demandez-vous, lui dit-il; que voulez-vous que je vous dise et que puis-je en effet vous dire dans l'état où je suis?» La violence qu'il se faisait pour cacher ses sentiments lui causa une si grande faiblesse, qu'il tomba demi-mort à ses pieds. Elle resta troublée et confuse à cette vue; elle l'obligea de s'asseoir auprès d'elle; elle n'osait lever les yeux sur lui, mais elle lui laissait voir des larmes qu'elle ne pouvait s'empêcher de répandre ni se résoudre de lui cacher.

»A peine étaient-ils remis de cette première émotion où le cœur n'écoute que ses mouvements, lorsque le marquis entra dans la chambre. Il vint embrasser Don Louis avec tous les témoignages d'une parfaite amitié; il fut inconsolable quand il apprit qu'il partait pour Naples. Il n'omit rien pour l'en dissuader; il lui montra inutilement toute sa douleur, il ne s'y rendit point; il prit congé de la marquise sur-le-champ et ne la revit plus. Le marquis sortit avec lui, il ne le quitta point jusqu'au moment de son départ. C'était une augmentation de peine pour Don Louis, il aurait bien voulu rester seul pour avoir une entière liberté de s'affliger.

»La marquise fut sensiblement touchée de cette séparation; elle s'était aperçue qu'il l'aimait avant qu'il l'eût bien connu lui-même, et elle lui trouvait un mérite si distingué, qu'à son tour elle l'avait aimé sans le savoir; mais elle ne le sut que trop après son départ. Comme elle sortait d'une grande maladie dont elle n'était pas encore bien remise, ce surcroît de chagrin la fit tomber dans une langueur qui la rendit bientôt méconnaissable; son devoir, sa raison, sa vertu la persécutaient également; elle sentait avec une extrême reconnaissance les bontés de son mari, et elle ne pouvait souffrir qu'avec beaucoup de douleur qu'un autre que lui occupât ses pensées et remplît sa tendresse; elle n'osait plus prononcer le nom de Don Louis; elle ne s'informait jamais de ses nouvelles; elle s'était fait un devoir indispensable de l'oublier. Cette attention qu'elle avait sur elle-même lui faisait souffrir un continuel martyre; elle en fit la confidence à une de ses filles qu'elle aimait chèrement.—Ne suis-je pas bien malheureuse, lui dit-elle? il faut que je souhaite de ne jamais revoir un homme pour lequel je ne suis plus en état d'avoir de l'indifférence; son idée m'est toujours présente; trop ingénieux à me nuire, je crois même le voir en la personne de mon époux; la ressemblance qui est entre eux ne sert qu'à entretenir ma tendresse. Ah! Marianne, il faut que je meure pour expier ce crime, bien qu'il soit involontaire; il ne me reste que ce moyen de me défaire d'une passion dont je n'ai pu jusqu'ici être maîtresse. Hélas! que n'ai-je point fait pour l'étouffer, cette passion qui ne laisse pas que de m'être chère!» Elle accompagnait ces paroles de mille soupirs; elle fondait en larmes, et bien que cette fille eût de l'esprit et beaucoup d'attachement pour sa maîtresse, elle ne pouvait lui rien dire qui fût capable de la consoler.

»Cependant le marquis reprochait tous les jours à sa femme son indifférence pour Don Louis. «Je ne puis souffrir, lui disait-il, que vous ne pensiez plus à l'homme du monde que j'aime davantage et qui avait pour vous tant de complaisance et tant d'amitié. Je vous avoue que c'est une espèce de dureté qui fait mal juger de la bonté de votre cœur; mais convenez au moins, Madame, qu'il n'était pas encore parti que vous l'aviez déjà oublié.—De quoi lui servirait mon souvenir? disait la marquise avec une langueur charmante; ne voyez-vous point qu'il nous fuit? Ne serait-il pas encore avec nous s'il nous avait véritablement aimés? Croyez-moi, Seigneur, il mérite un peu qu'on l'abandonne à son tour.» Tout ce qu'elle pouvait dire ne rebuta point le marquis; il la persécutait sans cesse pour qu'elle écrivît à Don Louis de revenir. Un jour, entre autres, qu'elle était entrée dans son cabinet pour lui parler de quelques affaires, elle le trouva occupé à lire une lettre de Don Louis qu'il venait de recevoir.

»Elle voulut se retirer, mais il prit ce moment pour l'obliger de faire ce qu'il souhaitait. Il lui dit fort sérieusement, qu'il ne pouvait plus supporter l'absence de son cousin; qu'il était résolu de l'aller trouver; qu'il y avait déjà deux ans qu'il était parti sans témoigner aucun désir de revoir son pays et ses amis; qu'il était persuadé qu'il aurait plus de déférence pour ses prières que pour les siennes; qu'il la conjurait de lui écrire, et qu'enfin elle pouvait choisir ou de lui donner cette satisfaction ou de se résoudre à le voir partir pour Naples, où Don Louis devait faire quelque séjour. Elle demeura surprise et embarrassée de cette proposition; mais connaissant qu'il attendait avec une extrême inquiétude qu'elle se fût déterminée: «Que voulez-vous que je lui mande, Seigneur? lui dit-elle d'un air triste. Dictez-moi cette lettre, je l'écrirai; c'est tout ce que je puis, et je crois même que c'est plus que je ne dois.» Le marquis, transporté de joie, l'embrassa tendrement; il la remercia de sa complaisance et lui fit écrire ces paroles devant lui:

«Si vous avez de l'amitié pour nous, ne différez pas votre retour, j'ai des raisons pressantes pour le souhaiter; je vous veux du mal que vous songiez si peu à revenir, et c'est payer les sentiments que l'on a pour vous d'une indifférence qui n'est pas ordinaire. Revenez, Don Louis, je le souhaite, je vous en prie, et s'il m'était permis de me servir de termes plus pressants, je dirais peut-être que je vous l'ordonne.»

»Le marquis fit un paquet seul de cette fatale lettre, afin que Don Louis ne pût croire que c'était par son ordre que la marquise la lui avait écrite; et l'ayant envoyé au courrier, il en attendait le succès avec une impatience qui n'est pas concevable. Que devint cet amant à la vue d'un ordre si cher et si peu espéré? Bien qu'il eût remarqué des dispositions de tendresse dans les regards de cette belle personne, il n'aurait osé se promettre qu'elle eût souhaité son retour, sa raison se révoltait contre sa joie. «Que je suis malheureux! disait-il; j'adore la plus aimable de toutes les femmes et je n'ose lui vouloir plaire; elle a de la bonté pour moi; l'honneur et l'amitié me défendent d'en profiter. Que ferai-je donc, ô ciel! que ferai-je? Je m'étais flatté que l'absence me pourrait guérir; hélas! c'est un remède que j'ai tenté inutilement; je n'ai jamais jeté les yeux sur son portrait, que je ne me sois trouvé plus amoureux et plus misérable que lorsque je la voyais tous les jours. Il faut lui obéir: elle ordonne mon retour, elle veut bien me revoir et elle ne peut ignorer ma passion. Lorsque je pris congé d'elle, mes yeux lui déclarèrent le secret de mon cœur, et quand je me souviens de ce que je vis dans les siens en ce moment, toutes mes réflexions deviennent inutiles, et je me résous plutôt à mourir à ses pieds que de vivre éloigné d'elle.»

»Il partit sans différer d'un seul jour et sans dire adieu à ses amis; il laissa un gentilhomme pour l'excuser auprès d'eux et pour régler ses affaires. Il avait tant d'empressement de revoir la marquise, qu'il fit, pour se rendre auprès d'elle, une diligence que personne que lui n'aurait pu faire. En arrivant à Cagliari, capitale de la Sardaigne, il apprit que le marquis et sa femme étaient à une magnifique maison de campagne, où le vice-roi les était allé voir avec toute sa cour. Il sut encore que le marquis de Barbaran lui préparait une grande fête où il se devait faire une course de cañas, à l'ancienne manière des Maures. Il était le tenant et devait soutenir avec sa quadrille: qu'un mari aimé est plus heureux qu'un amant.

»Bien des gens qui n'étaient pas de cette opinion se préparaient pour lui aller disputer le prix que la marquise, à la prière de la vice-reine, devait donner au victorieux: c'était une écharpe qu'elle avait brodée elle-même et semée de ses chiffres. L'on ne devait y paraître qu'en habit de masque, pour que tout y fût plus libre et plus galant.

»Don Louis eut un secret dépit de comprendre le marquis si satisfait. «Il est aimé, disait-il, je ne puis m'empêcher de le regarder comme un rival et comme un rival heureux; mais il faut essayer de troubler sa félicité en triomphant de sa vaine gloire.» Ayant formé ce dessein, il ne voulut point paraître dans la ville; il se fit faire un habit de brocart vert et or; il avait des plumes vertes, et toute sa livrée était de la même couleur pour marquer ses nouvelles espérances.

»Lorsqu'il entra dans la lice où l'on devait courre, tout le monde attacha les yeux sur lui; sa magnificence et son air donnèrent de l'émulation aux cavaliers, et beaucoup de curiosité aux dames. La marquise en sentit une émotion secrète dont elle ne put démêler la cause; il était placé fort proche du balcon où elle était avec la vice-reine; mais il n'y avait là aucune dame qui ne perdît tout son éclat auprès de celui de la marquise: son air de jeunesse qui ne passait pas encore dix-huit ans, son teint de lis et de rose, ses yeux si beaux et si touchants, sa bouche incarnate et petite, un sourire agréable, et sa taille qui commençait à passer les plus avantageuses, la rendaient l'admiration de tout le monde.

»Don Louis fut tellement ravi de la revoir si belle et de remarquer, à travers de ses charmes, un air triste et abattu, qu'il se flatta d'y avoir quelque part; et ce fut le premier moment où il se trouva heureux. Quand son tour vint, il courut contre le marquis et lui lança ses cannes avec tant d'adresse, qu'il n'y en eut aucune qui manquât son coup. Il ne fut pas moins habile à se parer de celles qu'il lui jeta; et enfin il gagna le prix avec un applaudissement général.

»Il se rendit aux pieds de la marquise pour le recevoir de ses mains; il déguisa le son de sa voix, et lui parlant avec son masque assez bas pour n'être entendu que d'elle: «Divine personne, lui dit-il, veuillez remarquer ce que la fortune décide en faveur des amants.» Il n'osa lui en dire davantage; et, sans le connaître, elle lui donna le prix avec cette grâce naturelle dont toutes ses actions étaient accompagnées.

»Il se retira promptement, de peur d'être connu, car ç'aurait été un sujet de querelle entre le marquis et lui; et sans doute il ne lui aurait pardonné qu'avec peine la victoire qu'il venait de remporter. Cela l'obligea de se tenir encore caché pendant quelques jours. Le vice-roi et sa femme revinrent à Cagliari; et monsieur et madame de Barbaran les y accompagnèrent avec toute la Cour.

»Don Louis se fit voir alors; il feignit d'arriver et ne fit pas même semblant d'avoir appris ce qui s'était passé à la campagne. Le marquis de Barbaran fut transporté de joie en le voyant, et l'absence n'avait en rien altéré la tendresse qu'il avait pour ce cher parent. Il ne fut pas malaisé de se ménager un moment favorable pour entretenir son aimable marquise; il avait autant de liberté dans sa maison que dans la sienne propre, et vous jugerez bien, Madame, qu'il n'oublia pas de lui parler du prix qu'il avait reçu de ses belles mains. «Que je suis malheureux, lui disait-il, que vous ne m'ayez pas reconnu! Hélas! je me flattais, Madame, que quelques secrets pressentiments vous apprendraient qu'un autre que moi ne pouvait soutenir, avec tant de passion, la cause des amants contre les maris.—Non, Seigneur, lui dit-elle d'un air assez fier pour ne lui laisser aucune espérance, je ne voulais pas deviner que vous fussiez partisan d'une si mauvaise cause, et je n'aurais pas cru que vous eussiez pris des engagements si forts à Naples, que vous fussiez venu jusqu'en Sardaigne triompher d'un ami qui soutenait mes intérêts aussi bien que les siens.—Je mourrais de douleur, Madame, interrompit Don Louis, si je vous avais déplu dans ce que j'ai fait; et si vous aviez des dispositions un peu plus favorables et que j'osasse vous prendre pour ma confidente, il ne me serait pas difficile de vous persuader que ce n'est point à Naples que j'ai laissé l'objet de mes vœux.» Comme la marquise appréhenda qu'il ne lui en dît plus qu'elle n'en voulait entendre, et qu'il lui paraissait vivement touché du reproche qu'elle lui avait fait, elle prit un air enjoué et, tournant la conversation sur un ton de raillerie, elle lui répondit qu'il prenait trop sérieusement ce qu'elle lui avait dit. Il n'osa profiter de cette occasion pour lui déclarer son amour. S'il l'aimait plus que toutes choses au monde, il ne la respectait pas moins.

»Lorsqu'il l'eut quittée, il commença de se reprocher sa timidité. «Eh quoi! disait-il, souffrirai-je toujours sans chercher quelque soulagement à mes peines?» Il se passa assez de temps sans qu'il pût rencontrer une occasion favorable, parce que la marquise prenait soin de l'éviter. Mais étant venu un soir chez elle, il la trouva seule dans son cabinet. Le plafond en était tout peint et doré; il y avait, depuis le haut jusqu'en bas, de grandes glaces jointes ensemble; un lustre de cristal et des girandoles de même étaient remplis de bougies, qui rassemblaient toutes leurs lumières autour d'elle, et la faisaient paraître la plus belle personne du monde. Elle était couchée sur un lit d'ange, le plus galant que l'on eut jamais vu; son déshabillé était magnifique, et ses cheveux, rattachés de quelques nœuds de pierreries, tombaient négligemment sur sa gorge. Le trouble qu'elle sentit, en voyant Don Louis, parut sur son visage et la rendit encore plus belle. Il s'approcha d'un air timide et respectueux; il se mit à genoux auprès d'elle; il la regarda quelque temps sans oser lui parler; mais devenant un peu plus hardi: «Si vous considérez, Madame, lui dit-il, l'état pitoyable où vous m'avez réduit, vous comprendrez sans peine qu'il n'est plus en mon pouvoir de garder le silence; je n'ai pu parer des coups aussi inévitables que sont les vôtres, je vous ai adorée dès que je vous ai vue, j'ai essayé de me guérir en vous fuyant, je me suis arraché à moi-même en m'arrachant au plaisir d'être auprès de vous: ma passion n'en a pas eu moins de violence. Vous m'avez rappelé, Madame, de mon exil volontaire, et je meurs mille fois le jour, incertain de ma destinée. Si vous êtes assez cruelle pour me refuser votre pitié, souffrez au moins qu'après avoir appris ma passion je meure de douleur à vos pieds.» La marquise fut quelque temps sans se pouvoir résoudre de lui répondre. Enfin, se rassurant: «Je vous l'avoue, lui dit-elle, Don Louis, j'ai déjà connu une partie de vos sentiments, mais je voulais me persuader que c'était les effets d'une tendresse innocente; ne me rendez point complice de votre crime; vous en faites un quand vous trahissez l'amitié que vous devez à mon époux; mais, bon Dieu! vous n'en serez que trop puni; je sais que le devoir vous défend de m'aimer; à mon égard il ne me défend pas seulement de vous aimer, il m'ordonne de vous fuir. Je le ferai, Don Louis, je vous fuirai, je ne sais même si je ne devrais point vous haïr; mais, hélas! il me semble qu'il serait impossible de le faire.—Hé! que faites-vous donc, Madame, interrompit-il d'un air de douleur et de désespoir, que faites-vous, cruelle, quand vous prononcez l'arrêt de ma mort! Vous ne pourriez me haïr, dites-vous: ne me haïssez-vous pas, et ne me faites-vous point tout le mal dont vous êtes capable, lorsque vous prenez la résolution de me fuir? Achevez, Madame; achevez, ne laissez pas votre vengeance imparfaite; sacrifiez-moi à votre devoir et à votre époux, aussi bien la vie m'est odieuse si vous m'ôtez l'espoir de vous plaire.» Elle le regarda dans ce moment avec des yeux pleins de langueur. «Don Louis, lui dit-elle, vous me faites des reproches que je voudrais bien mériter.» En achevant ces mots elle se leva; elle craignait trop que la tendresse triomphât de sa raison, et, malgré l'effort qu'il fit pour la retenir, elle passa dans la chambre où toutes ses femmes étaient.

»Elle crut avoir beaucoup gagné sur elle d'être sortie de cette conversation sans répondre aussi favorablement que son cœur l'aurait souhaité; mais l'amour est un séducteur qu'il ne faut point du tout écouter, si l'on veut s'en défendre. Depuis ce jour, Don Louis commença de se croire heureux, quoiqu'il manquât beaucoup de choses à sa parfaite félicité: la marquise avait, en effet, un principe de vertu qui s'opposait toujours avec succès aux désirs de son amant.

»Il n'avait plus ces scrupules d'amitié pour le marquis de Barbaran, qui avaient si fort troublé son repos. L'amour avait entièrement banni l'amitié; il le haïssait même en secret.

»Enfin, Don Louis se flattant que, peut-être, il pourrait trouver un moment favorable pour toucher le cœur de la marquise de quelque pitié, il le cherchait avec soin, et pour le trouver, un jour qu'il faisait excessivement chaud, sachant bien que la marquise avait la coutume de se retirer pour dormir l'après-midi, comme c'est un usage que chacun suit en ce pays-là, il vint chez elle, ne doutant pas que tout le monde ne fût endormi.

«Elle était dans un appartement bas qui donnait sur le jardin; tout était fermé, et ce ne fut qu'à la faveur d'un faux jour qu'il vit sur son lit cette charmante personne; elle dormait d'un profond sommeil. Elle était à demi déshabillée, et il eut le temps de découvrir des beautés qui augmentaient encore la force de sa passion. Il s'approcha si doucement d'elle, qu'elle ne s'éveilla point; il y avait déjà quelques moments qu'il la regardait avec tous les transports d'un homme qui ne se possède plus, lorsque, voyant sa gorge nue, il ne put s'empêcher de lui faire un larcin amoureux. Elle se réveilla en sursaut, elle n'avait pas encore les yeux bien ouverts, la chambre était sombre, et elle n'aurait jamais pu croire que Don Louis eût été si téméraire. Je vous ai dit, Madame, qu'il ressemblait beaucoup au marquis de Barbaran; elle ne douta donc point que ce fût lui, et le nommant plusieurs fois mon cher marquis et mon cher époux, elle l'embrassa tendrement. Il connut bien son erreur; quelque plaisir qu'elle lui procurât, il aurait souhaité n'en être redevable qu'aux bontés de sa maîtresse. Mais, ô ciel! quel contre-temps! le marquis vint dans ce dangereux moment, et ce ne fut pas sans la dernière fureur qu'il vit la liberté que Don Louis prenait auprès de sa femme. Au bruit qu'il avait fait en entrant, elle avait tourné les yeux vers la porte, et voyant entrer son mari qu'elle croyait auprès d'elle, l'on ne peut rien ajouter à sa surprise et à son affliction de se trouver entre les bras d'un autre. Don Louis, désespéré de cette aventure, se flatta que peut-être il ne l'aurait pas reconnu; il passa promptement dans la galerie; et trouvant une fenêtre ouverte qui donnait sur le jardin, il s'y jeta et sortit aussitôt par une porte de derrière. Le marquis le poursuivit sans pouvoir le joindre. En revenant sur ses pas, il trouva malheureusement le portrait de la marquise qui était tombé du bras de Don Louis comme il courait. Il fit sur-le-champ de très-cruelles réflexions; un tête-à-tête de Don Louis et de sa femme à une heure où les dames ne voient personne, ce portrait rattaché de ses cheveux qu'il venait de laisser tomber, enfin avoir vu la marquise l'embrasser, tout cela ensemble lui donna lieu de soupçonner sa vertu. «Je suis trahi, s'écria-t-il, je suis trahi par tout ce que j'aimais au monde; qui peut être aussi malheureux que moi?» En achevant ces mots, il rentra dans la chambre de sa femme. Elle se jeta d'abord à ses pieds, et, fondant en larmes, elle voulut se justifier et lui faire connaître son innocence; mais le démon de la jalousie le possédait à un tel point, qu'il la repoussa avec violence, il n'écouta plus que les transports de sa rage et de son désespoir, et détournant les yeux, pour ne pas voir un objet aussi aimable et qu'il avait tant aimé, il eut la barbarie d'enfoncer son poignard dans le sein de la plus belle et de la plus vertueuse femme du monde. Elle se laissa égorger comme une innocente victime, et son âme sortit avec un ruisseau de sang.

«O Dieu! m'écriai-je, trop imprudent Don Louis, pourquoi abandonniez-vous cette charmante personne aux fureurs d'un mari amoureux, emporté et jaloux? Vous l'auriez arrachée de ses cruelles mains.—Hélas! Madame, reprit ce gentilhomme, il sortit sans réflexion, et s'il avait pu prévoir un tel malheur, que n'aurait-il pas fait?»

«Aussitôt que l'infortunée marquise eut rendu les derniers soupirs, son bourreau ferma son appartement, prit tout ce qu'il avait de pierreries et d'argent, monta à cheval et s'enfuit avec une diligence extrême. Don Louis, inquiet et plus amoureux qu'il ne l'avait jamais été, revint le soir chez elle, au hasard de tout ce qui pourrait lui arriver. Il fut surpris quand on lui dit qu'elle avait toujours dormi, que sa chambre était encore fermée et que le marquis était monté à cheval. Un pressentiment secret commença de lui faire tout craindre; il fut vite dans le jardin, et par la même fenêtre qu'il avait trouvée ouverte, il entra dans la galerie et de là dans la chambre. Il y faisait si sombre, qu'il marchait à tâtons, lorsqu'il sentit quelque chose qui faillit le faire tomber. Il se baissa et connut bien que c'était un corps mort. Il poussa un grand cri, et ne doutant point que ce fût celui de sa chère maîtresse, il tomba pâmé de douleur. Quelques-unes des femmes de la marquise se promenaient sous les fenêtres de son appartement; elles entendirent les cris de Don Louis; elles montèrent aisément par la même fenêtre et entrèrent. Quel triste spectacle, bon Dieu! peut-on se le figurer! l'amante morte, l'amant prêt à mourir; je ne trouve point de paroles qui vous puissent bien exprimer l'état où il était. Il ne fut pas plutôt revenu à soi par la force des remèdes, que sa douleur, sa rage et son désespoir éclatèrent avec tant de violence, que l'on croyait qu'il n'y aurait jamais rien qui pût le consoler, et je suis persuadé qu'il n'aurait point survécu à celle dont il venait de causer la perte, si le désir de la venger ne l'avait encore animé.

«Il partit comme un furieux à la quête du marquis de Barbaran, il le chercha partout sans pouvoir le trouver. Il parcourut l'Italie, passa par l'Allemagne, il revint en Flandre, il se rendit en France. On l'assura que le marquis était à Valence, en Espagne. Il y fut et ne l'y rencontra point. Enfin, trois ans s'étant écoulés sans qu'il pût trouver les moyens de sacrifier son ennemi aux mânes de sa maîtresse; la grâce qui peut tout, et particulièrement sur les grandes âmes, toucha la sienne si efficacement, que tout à coup il changea ses désirs de vengeance en des désirs sérieux de faire son salut et de sortir du monde.

«Étant rempli de cet esprit, il retourna en Sardaigne: il vendit tout son bien, qu'il distribua à quelques-uns de ses amis, qui avec beaucoup de mérites étaient fort pauvres, et par ce moyen il se rendit si pauvre lui-même, qu'il voulut être réduit à demander l'aumône.

«Il avait vu, en allant autrefois à Madrid, un lieu tout propre à faire un ermitage (c'est vers le Mont-Dragon). Cette montagne est presque inaccessible, et l'on n'y passe que par une ouverture qui est au milieu d'un grand rocher. Elle se ferme lorsqu'il tombe de la neige, et l'ermitage est enseveli plus de six mois dessous. Don Louis en fit bâtir un en ce lieu; il avait accoutumé d'y passer des années entières sans voir qui que ce soit. Il y faisait les provisions nécessaires, il a de bons livres et il demeurait seul dans cette affreuse solitude; mais cette année, on l'a forcé de venir ici à cause d'une grande maladie dont il a pensé mourir. Il y a déjà quatre ans qu'il mène une vie toute spirituelle et si différente de celle pour laquelle il était né, que ce n'est qu'avec peine qu'il voit les personnes qui le connaissent.

«A l'égard du marquis de Barbaran, il a quitté pour jamais l'île de Sardaigne, où il n'a pas la liberté de retourner. J'ai appris qu'il s'est remarié à Anvers, à la veuve d'un Espagnol nommé Fonceca.

«Et c'est lui-même qui a raconté à un de mes amis les particularités de son crime; il en est si furieusement bourrelé, qu'il croit toujours voir sa femme mourante qui lui fait des reproches, et son imagination en est si blessée, qu'il en a contracté une noire mélancolie dont on appréhende qu'il ne meure bientôt ou qu'il ne perde tout à fait l'esprit.»

«Ce cavalier se tut à cet endroit, et comme je n'avais pu m'empêcher de pleurer la fin tragique d'une si aimable personne, Don Fernand de Tolède, qui l'avait remarqué et qui n'avait pas voulu m'en parler, crainte d'interrompre le fil de l'histoire, m'en fit la guerre et me dit galamment, qu'il était ravi de me connaître sensible a la pitié, et que je pourrais n'être pas longtemps sans trouver des sujets dignes de l'exercer. Je m'arrêtai moins à lui répondre, qu'à remercier ce gentilhomme qui avait bien voulu me raconter une aventure aussi extraordinaire. Je le priai de faire mes compliments à Don Louis et de lui donner de ma part deux pistoles, puisqu'il recevait des aumônes. Don Fernand et chacun des chevaliers en donnèrent autant. «Voilà, nous dit ce cavalier, de quoi enrichir les pauvres de Vittoria, car Don Louis ne s'approprie pas des charités si fortes.» Nous dîmes qu'il en était le maître et qu'il en ferait tel usage qu'il jugerait à propos; mais pour en revenir à mes aventures.»

Bien que j'aie un passe-port du roi d'Espagne le mieux spécifié et le plus général qu'il est possible, j'ai été obligée de prendre un billet de la douane, car, sans cette précaution, on aurait confisqué toutes mes hardes. De quoi me sert le passe-port du roi? leur ai-je dit.—De rien du tout, ont-ils répliqué; les commis et les gardes des douanes ne daignent pas même jeter les yeux dessus; ils disent qu'il faut que le roi vienne les assurer que cet ordre vient de lui; lorsque l'on manque à la formalité de prendre ce billet, l'on vous confisque tout ce que vous avez. Il est inutile de s'excuser sur ce que l'on est étranger et qu'on est mal informé des coutumes du pays. Ils répondent sèchement que l'ignorance de l'étranger fait le profit de l'Espagnol[16]. Le mauvais temps m'a retenue encore deux jours ici, pendant lesquels j'ai vu la Gouvernante et la Comédie. La principale place de cette ville est ornée d'une fort belle fontaine, qui est au milieu; elle est entourée de la Maison de Ville, de la prison, de deux couvents et de plusieurs maisons assez bien bâties. Il y a la ville neuve et la vieille; tout le monde quitte cette dernière pour venir demeurer dans l'autre. On y trouve des marchands fort riches; leur commerce se fait à Saint-Sébastien ou à Bilbao. Ils envoient beaucoup de fer à Grenade, en Estramadure, en Galice et dans les autres parties du royaume. Je remarquai que les grandes rues sont bordées de beaux arbres, et ces arbres arrosés de ruisseaux d'eau vive. Du Mont Saint-Adrian ici, il y a sept lieues; enfin je vais partir et finir cette longue lettre; il est tard, et je vous ai tant parlé de ce que j'ai vu, que je ne vous ai rien dit de ce que je sens pour vous. Croyez au moins, ma chère cousine, que ce n'est pas manque d'avoir bien des choses à vous dire; votre cœur m'en sera caution s'il est encore à mon égard ce que vous m'avez promis.

De Vittoria, ce 24 février 1679.

TROISIÈME LETTRE.


Mes lettres sont si longues qu'il est difficile de croire, quand je les finis, que j'aie encore quelque chose à vous dire; cependant, ma chère cousine, je n'en ferme jamais aucune qu'il ne me reste toujours de quoi vous en écrire une autre. Quand je n'aurais à vous parler que de mon amitié, c'est un chapitre inépuisable. Vous en jugerez aisément par le plaisir que je trouve à faire ce que vous souhaitez. Vous avez voulu savoir toutes les particularités de mon voyage: je vais continuer de vous les raconter.

Je partis assez tard de Vittoria, à cause que je m'étais arrêtée chez la Gouvernante dont je vous ai parlé, et nous fûmes coucher à Miranda. Le pays est fort agréable jusqu'à Arigny. Nous arrivâmes ensuite par un chemin difficile au bord de la rivière d'Urola, dont le bruit est d'autant plus grand qu'elle est remplie de gros rochers sur lesquels l'eau frappe, bondit, retombe et forme des cascades naturelles en plusieurs endroits. Nous continuâmes de monter les hautes montagnes des Pyrénées où nous courûmes, mille dangers différents. Nous y vîmes les restes antiques d'un vieux château, où l'on ne fait pas moins revenir de lutins qu'à celui de Guebare; il est proche de Gargançon, et comme il nous y fallut arrêter pour montrer mon passe-port, parce que l'on paye là les droits du Roi, j'appris de l'alcade du bourg, qui s'approcha de ma litière pour lier conversation avec moi, que l'on disait dans le pays qu'il y avait autrefois un roi et une reine qui avaient pour fille une princesse si belle et si charmante, qu'on la prenait plutôt pour une divinité que pour une simple mortelle. On l'appelait Mira, et c'est de son nom qu'est venu le Mira des Espagnols, qui veut dire regarde; parce que, aussitôt qu'on la voyait, tout le monde attentif s'écriait: Mira, Mira; voilà l'étymologie d'un nom tirée d'assez loin. On ne voyait point cette princesse sans en devenir éperdument amoureux; mais sa fierté et son indifférence faisaient mourir tous ses amants. Le basilic n'avait jamais tant tué de monde que la belle et trop dangereuse Mira. Elle dépeupla ainsi le royaume de son père et toutes les contrées d'alentour. Ce n'était que morts et mourants. Après s'être adressé inutilement à elle, on s'adressait au ciel pour demander justice de sa rigueur. Les dieux s'irritèrent enfin, et les déesses ne furent pas les dernières à se fâcher; de sorte que, pour la punir, les fléaux du ciel achevèrent de ravager le royaume de son père. Dans cette affliction générale, il consulta l'oracle, qui dit que tant de malheurs ne cesseraient point jusqu'à ce que Mira eût expié les maux que ses yeux avaient faits, et qu'il fallait qu'elle partît; que les destins la conduiraient dans le lieu fatal où elle devait perdre son repos et sa liberté. La princesse obéit, croyant qu'il était impossible qu'elle fût touchée de tendresse. Elle ne mena avec elle que sa nourrice; elle était vêtue en simple bergère, de peur qu'on la remarquât, soit par mer, soit par terre. Elle parcourut les deux tiers du monde, faisant chaque jour trois où quatre douzaines d'homicides, car sa beauté n'était point diminuée par les fatigues du voyage. Elle arriva proche de ce vieux château qui était à un jeune comte appelé Nios, doué de mille perfections, mais le plus farouche de tous les hommes. Il passait sa vie dans les bois; dès qu'il apercevait une femme, il la fuyait, et, de toutes les choses qu'il voyait sur la terre, c'était celle qu'il haïssait davantage. La belle Mira se reposait un jour au pied de quelques arbres, lorsque Nios vint à passer, vêtu de la peau d'un lion, un arc à sa ceinture et une massue sur l'épaule. Il avait ses cheveux tout mêlés et il était barbouillé comme un charbonnier (cette circonstance est du conte). La princesse ne laissa pas que de le trouver le plus beau et le plus charmant des hommes. Elle courut après lui comme une folle; il s'enfuit comme un fou. Elle le perdit de vue; elle ne sut où le trouver; la voilà au désespoir, pleurant jour et nuit avec sa nourrice. Nios revint à la chasse; elle le vit encore, elle voulut le suivre; dès qu'il l'eut aperçue, il fit comme la première fois, et Mira de pleurer amèrement. Mais sa passion lui donnant des forces, elle courut mieux que lui, elle l'arrêta par ses longs cheveux et le pria de la regarder; elle croyait que cela suffisait pour le toucher. Il jeta les yeux sur elle avec autant d'indifférence que si elle eût été de bois. Jamais fille n'a été si surprise; elle ne voulut point le quitter; elle vint malgré lui à son château. Dès qu'elle y fut entrée, il l'y laissa et ne parut plus. La pauvre Mira, inconsolable, mourut de douleur, et depuis, l'on dit que l'on entend de longs gémissements qui sortent du château de Nios. Les jeunes filles de la contrée y allaient et lui portaient de petits présents de fruits, de lait et d'œufs, qu'elles posaient à la porte d'une cave où personne ne veut entrer. Elles disaient que c'était pour la consoler; mais cette coutume a été abolie comme une superstition. Bien que je n'aie rien cru de tout ce que l'on me dit à Gargançon de Mira et de Nios, je ne laissai pas de prendre plaisir au récit de ce conte dont j'omets mille particularités, dans la crainte de vous ennuyer par sa longueur.

Ma fille était si aise qu'il ne tint pas à elle que nous ne retournassions sur nos pas, pour mettre à la porte de la cave quelques perdrix rouges que mes gens venaient d'acheter. Elle comprenait que les mânes de la princesse seraient fort consolées de recevoir ce témoignage de notre bonne volonté; mais pour moi je compris que je serais plus contente qu'elle d'avoir ces perdrix à mon souper. Nous passâmes la rivière d'Urola sur un grand pont de pierre; et, après en avoir traversé un autre à gué assez difficilement, à cause des neiges fondues, nous arrivâmes à Miranda d'Ebro. C'est un gros bourg ou une fort petite ville. Il y a une grande place ornée de fontaines. La rivière de l'Èbre, qui est une des plus considérables de l'Espagne, la traverse; l'on voit sur le haut d'une montagne le château avec plusieurs tours. Il paraît être de quelque défense, et il sort une si grosse fontaine d'un rocher sur lequel il est bâti, que dès sa source elle fait moudre des moulins. Du reste, je n'y remarquai rien qui mérite de vous être écrit. Les trois chevaliers, dont je vous ai déjà parlé, étaient arrivés avant moi et ils avaient donné tous les ordres nécessaires pour le souper. Ainsi nous mangeâmes ensemble, et bien que la nuit parût avancée, parce que les jours sont courts en cette saison, il n'était pas tard. De sorte que ces Messieurs, qui ont beaucoup d'honnêteté et de complaisance pour moi, me demandèrent ce que je voulais faire. Je leur proposai de jouer à l'hombre, et dis que je me mettrais de moitié avec Don Fernand de Tolède. Ils acceptèrent la partie. Don Frédéric de Cardone dit qu'il aimerait mieux m'entretenir que de jouer. Ainsi les trois autres commencèrent, et je m'arrêtai quelque temps à les voir avec beaucoup de plaisir, car leurs manières sont tout à fait différentes des nôtres. Ils ne prononcent jamais un mot, je ne dis pas pour se plaindre (cela serait indigne de la gravité espagnole), mais je dis pour demander un gano, pour couper de plus haut ou pour faire entendre que l'on peut prendre quelque autre avantage. Enfin il semble des statues qui agissent par le moyen d'un ressort, et il est vrai qu'ils se reprocheraient à eux-mêmes le moindre geste.

Après les avoir examinés, je passai vers le brasier et Don Frédéric s'y plaça près de moi; il me demanda en quel état étaient les affaires lorsque j'étais partie de Paris; qu'il m'avouait que les grandes qualités du roi de France faisaient bien souvent le sujet de ses plus agréables réflexions; qu'il avait eu l'honneur de le voir, que son idée lui était toujours présente et que, depuis ce temps-là, il en avait parlé comme d'un monarque digne de l'amour de ses sujets et de la vénération de tout le monde. Je lui répliquai que les sentiments qu'il avait pour le Roi me confirmaient la bonne opinion que j'avais déjà de son esprit et de ses lumières; qu'il était certain que nos ennemis et les étrangers ne pouvaient, sans admiration, entendre parler des grandes actions de ce monarque, de sa conduite, de sa bonté pour ses peuples et de sa clémence. Que, quelque temps avant mon départ, on avait reçu les nouvelles de la ratification de la paix avec la Hollande; qu'il savait assez combien la guerre, qui avait commencé en 1672, avait intéressé de princes; que les Hollandais, mieux conseillés que les autres, avaient fait leur paix, et que le traité qui venait d'être conclu à Nimègue était su de toute l'Europe, et lui rendait la tranquillité qu'elle avait perdue.

J'ajoutai à cela que le roi venait de réduire ses compagnies de cavalerie à trente-sept maîtres et celles de dragons à quarante-cinq; que cette réforme allait à quatre mille chevaux, et que celle qu'il avait encore faite de quinze soldats par compagnie d'infanterie, montait à quarante-cinq mille hommes; qu'il avait aussi retranché dix hommes par chaque compagnie de cavalerie, ce qui allait à douze mille chevaux; que tout cela faisait voir ses dispositions pour entretenir les traités de bonne foi.

Il me répondit que le Roi son maître n'y était pas moins disposé; qu'il l'en avait entendu parler plusieurs fois, et qu'il y avait peu qu'il l'avait quitté; qu'il s'était rendu auprès de lui parce qu'il avait été député par la principauté de Catalogne, avec ceux du royaume de Valence, pour le supplier de faire sortir de leur pays les troupes qui y sont en quartier d'hiver; que bien loin de l'obtenir, ils s'estimaient heureux qu'on ne leur eût pas donné quelques-unes de celles qui étaient venues de Naples et de Sicile; qu'ils avaient paré les coups avec bien de la peine; qu'on les avait envoyées sur les frontières du Portugal et dans les royaumes de Galice et de Léon. Mais, continua-t-il, si on nous avait secondés, ce ne serait pas, à présent, au roi d'Espagne que nous nous adresserions pour être soulagés. Les peuples de Catalogne, accablés de l'oppression et de la violence inouïe des Castillans, cherchèrent, en 1640, les moyens de s'en affranchir. Ils se mirent sous la protection du Roi Très-Chrétien et, pendant l'espace de douze ans, ils s'y trouvèrent fort heureux. Les guerres civiles qui troublèrent le repos dont la France jouissait, lui ôtèrent les moyens de nous secourir contre le roi d'Espagne. Il sut bien profiter de la conjoncture, et il réunit Barcelone, avec la plus grande partie de cette principauté, sous son obéissance[17]. Je lui demandai s'il retournerait bientôt en ce pays-là; il me dit que la duchesse de Medina-Celi, sa proche parente, venait de gagner un grand procès contre la duchesse de Frias, sa belle-mère, femme du connétable de Castille; qu'il s'agissait du duché de Segorbe, dans le royaume de Valence, et du duché de Cardone, dans la principauté de Catalogne; que madame de Medina-Celi prétendait à ces deux terres, comme fille aînée et héritière du duc de Cardone; que la duchesse de Frias, l'ayant épousé en premières noces, en était en possession par le testament de son mari, qui lui en avait laissé la jouissance sa vie durant; mais qu'enfin madame de Frias avait été condamnée à rendre les terres à la duchesse de Medina-Celi, avec les jouissances de neuf ans, qui montaient à quarante mille écus par an[18]; qu'elle voulait l'engager d'aller, en son nom, prendre possession du duché de Cardone et qu'il ne pensait pas qu'il pût la refuser.

Il me dit ensuite qu'il y avait deux choses assez singulières dans ce duché, dont l'une est une montagne de sel, en partie blanche comme la neige, et l'autre plus claire et plus transparente que du cristal; qu'il y en a de bleu, de vert, de violet, d'incarnat, d'orangé et de mille couleurs différentes, qui ne laisse pas de perdre sa teinture et de devenir tout blanc quand on le lave; il s'y forme et y croît continuellement, et bien qu'il soit salé, et que d'ordinaire les endroits où l'on trouve le sel soient si stériles que l'on n'y voit pas même de l'herbe, il y a dans ce lieu-là des pins d'une grande hauteur et des vignobles excellents. Lorsque le soleil darde ses rayons sur cette montagne, il semble qu'elle soit composée des plus belles pierreries du monde, et le meilleur, c'est qu'elle est d'un revenu considérable[19].

L'autre particularité dont il me parla, c'est d'une fontaine dont l'eau est très-bonne et la couleur pareille à du vin clairet. On ne m'a rien dit de celle-là, interrompis-je; mais un de mes parents, qui a été en Catalogne, m'a assuré qu'il y en a une, près de Balut, dont l'eau est de sa couleur naturelle, et cependant tout ce que l'on y met est comme de l'or. Je l'ai vue, Madame, continua Don Frédéric, et je me souviens qu'un homme fort avare et encore plus fou y allait tous les jours jeter son argent, parce qu'il croyait qu'il se changerait en or; mais il se ruinait, bien loin de s'enrichir, car quelques paysans plus fins et plus habiles que lui, ayant aperçu ce qu'il faisait, attendaient un peu plus bas, et le coulant de l'eau leur conduisait cet argent. Si vous retourniez en France par la Catalogne, ajouta-t-il, vous verriez cette fontaine. Ce ne serait pas elle qui pourrait m'y attirer, lui dis-je, mais l'envie de passer par le Montserrat me ferait faire un plus long voyage. Il est situé, dit-il, proche de Barcelone, et c'est un lieu d'une grande dévotion: il semble que le rocher est scié par la moitié; l'église est un peu plus haut, petite et obscure. A la clarté de quatre-vingt-six lampes d'argent, on aperçoit l'image de la Vierge qui est fort brune, et que l'on tient pour miraculeuse. L'autel a coûté trente mille écus à Philippe second, et l'on y voit chaque jour des pèlerins de toutes les parties du monde. Ce saint lieu est rempli de plusieurs ermitages, habités par des solitaires d'une grande piété.

Ce sont, pour la plupart, des personnes de naissance, qui n'ont quitté le monde qu'après l'avoir bien connu et qui paraissent charmés des douceurs de leur retraite, bien que le séjour en soit affreux et qu'il eût été impossible d'y aborder si l'on n'avait pas taillé un chemin dans les rochers. On ne laisse pas d'y trouver plusieurs beautés, une vue admirable, des sources de fontaine, des jardins très-propres, cultivés de la main de ces bons religieux, et partout un certain air de solitude et de dévotion qui touche ceux qui s'y rendent. Nous avons encore une autre dévotion fort renommée, ajouta-t-il: c'est Nuestra Señora del Pilar. Elle est à Saragosse, dans une chapelle, sur un pilier de marbre; elle tient le petit Jésus entre ses bras. On prétend que la Vierge apparut sur ce même pilier à saint Jacques, et l'on en vénère l'image avec beaucoup de respect. On ne peut la remarquer fort bien, parce qu'elle est élevée et dans un lieu si obscur que, sans les flammes qui l'éclairent, on ne s'y verrait pas. Il y a toujours plus de cinquante lampes allumées; l'or et les pierreries brillent de tous côtés, et les pèlerins y viennent en foule[20]. Mais, continua-t-il, je puis dire, sans prétention pour Saragosse, que c'est une des plus belles villes qu'on puisse voir. Elle est située le long de l'Èbre, dans une vaste campagne; elle est ornée de grands bâtiments, de riches églises, d'un pont magnifique, de belles places et des plus jolies femmes du monde, agréables, vives, qui aiment la nation française et qui n'oublieraient rien pour vous obliger à dire du bien d'elles, si vous y passiez. Je lui dis que j'en avais déjà entendu parler d'une manière très-avantageuse. Mais, continuai-je, ce pays est fort stérile, et les soldats n'y subsistent qu'avec beaucoup de peine. En effet, répliqua-t-il, soit que l'air n'y soit pas sain, ou qu'il leur manque quelque chose, les Flamands et les Allemands n'y peuvent vivre; et s'ils n'y meurent pas tous, ils tâchent de trouver les moyens de déserter. Les Espagnols et les Napolitains sont encore plus portés qu'eux à cet esprit de désertion. Ces derniers passent par la France et retournent en leur pays; les autres côtoient les Pyrénées, le long du Languedoc et rentrent dans la Castille par la Navarre ou par la Biscaye. C'est une route que les vieux soldats ne manquent guère de tenir; pour les nouveaux, ils périssent dans la Catalogne, parce qu'ils n'y sont pas accoutumés, et l'on peut assurer qu'il n'y a pas de lieu où la guerre embarrasse tant le Roi d'Espagne qu'en celui-là. Il ne s'y soutient qu'avec beaucoup de dépense, et les avantages que les ennemis y remportent sur lui ne peuvent être petits. Je sais aussi que l'on est plus sensible à Madrid sur la moindre perte qui se fait en Catalogne, qu'on ne le serait sur la plus grande qui se ferait en Flandre, à Milan ou ailleurs. Mais à présent, continua-t-il, nous allons être plus tranquilles que nous ne l'avons été; l'on espère, à la Cour, que la paix sera de durée, parce que l'on y parle fort d'un mariage qui ferait une nouvelle alliance; et comme le marquis de Los Balbazes, plénipotentiaire à Nimègue, a reçu ordre de se rendre promptement auprès du Roi Très-Chrétien, pour demander Mademoiselle d'Orléans, l'on ne doute point que le mariage ne se fasse, et l'on pense déjà aux charges de sa maison. Il est vrai que l'on est surpris que don Juan d'Autriche consente à ce mariage. Vous me feriez un plaisir singulier, lui dis-je en l'interrompant, de m'apprendre quelques particularités de ce prince; il est naturel d'avoir de la curiosité pour les personnes de son caractère; et quand on se trouve dans une Cour où l'on n'a jamais été, pour n'y paraître pas trop neuve, on a besoin d'être un peu instruite. Il me témoigna que ce serait avec plaisir qu'il me dirait les choses qui étaient venues à sa connaissance, et il commença ainsi:

Vous ne serez peut-être pas fâchée, Madame, que je prenne les choses dès leur source, et que je vous dise que ce prince était fils d'une des plus belles filles qui fût en Espagne, nommée Maria Calderona. Elle était comédienne, et le duc de Medina-de-las-Torres en devint éperdument amoureux. Ce cavalier avait tant d'avantages au-dessus des autres, que la Calderona ne l'aima pas moins qu'elle en était aimée. Dans la force de cette intrigue, Philippe IV la vit et la préféra à une fille de qualité qui était à la Reine et qui demeura si piquée du changement du Roi, qu'elle aimait de bonne foi et dont elle avait eu un fils, qu'elle se retira à Las Descalzas Reales, où elle prit l'habit de religieuse. Pour la Calderona, comme son inclination se tournait toute du côté du duc de Medina, elle ne voulut point écouter le Roi qu'elle ne sût auparavant si le duc y consentirait. Elle lui en parla et lui offrit de se retirer secrètement en quelque lieu qu'il voudrait; mais le duc craignit d'encourir la disgrâce du Roi, et il lui répondit qu'il était résolu à céder à Sa Majesté un bien qu'il n'était pas en état de lui disputer. Elle lui en fit mille reproches; elle l'appela traître à son amour, ingrat pour sa maîtresse, et elle lui dit encore que s'il était assez heureux pour disposer de son cœur comme il le voulait, elle n'était pas dans les mêmes circonstances, et qu'il fallait absolument qu'il continuât de la voir, ou qu'il se préparât à la voir mourir de désespoir. Le duc, touché d'une si grande passion, lui promit de feindre un voyage en Andalousie et de rester chez elle, caché dans un cabinet. Effectivement, il partit de la Cour et fut ensuite s'enfermer chez elle, comme il en était convenu, quelque risque qu'il y eût à courir par une conduite si imprudente[21]. Le Roi, cependant, en était fort amoureux et fort satisfait. Elle eut dans ce temps-là don Juan d'Autriche, et la ressemblance qu'il avait avec le duc de Medina-de-las-Torres a persuadé qu'il pouvait être son fils; mais, bien que le Roi eût d'autres enfants, et particulièrement l'évêque de Malaga, la bonne fortune décida en sa faveur, et il a été le seul reconnu.

Les partisans de Don Juan disent que c'était en raison de l'échange qui avait été fait du fils de Calderona avec le fils de la reine Élizabeth, et voici comme ils établissent cet échange, qui est un conte fait exprès pour imposer aux peuples, et qui, je crois, n'a aucun fondement de vérité. Ils prétendent que le Roi était éperdument amoureux de cette comédienne; elle devint grosse en même temps que la Reine, et voyant que la passion du monarque était si forte qu'elle en pouvait tout espérer, elle fit si bien, qu'elle l'engagea de lui promettre que si la Reine avait un fils et qu'elle en eût un aussi, il mettrait le sien à sa place. Que risquez-vous, lui disait-elle, Sire? ne sera-ce pas toujours votre fils qui régnera, avec cette différence que, m'aimant comme vous me le dites, vous l'en aimerez aussi davantage[22]? Elle avait de l'esprit, et le Roi avait beaucoup de faiblesse pour elle. Il consentit à ce qu'elle voulait; et, en effet, l'affaire fut conduite avec tant d'adresse, que la Reine étant accouchée d'un fils et Calderona d'un autre, l'échange s'en fit; celui qui devait régner et qui portait le nom de Balthazar mourut à l'âge de quatorze ans. L'on dit au Roi que c'était de s'être trop échauffé en jouant à la paume; mais la vérité est qu'on laissait conduire ce prince par de jeunes libertins qui lui procuraient de fort méchantes fortunes. On prétend même que Don Pedro d'Aragon, son gouverneur et premier gentilhomme de sa chambre, y contribua plus qu'aucun autre, lui laissant la liberté de faire venir dans son appartement une fille qu'il aimait. Après cette visite, il fut pris d'une violente fièvre: il n'en dit point le sujet. Les médecins, qui l'ignoraient, crurent le soulager par de fréquentes saignées qui achevèrent de lui ôter le peu de force qui lui restait, et, par ce moyen, ils avancèrent la fin de sa vie. Le Roi sachant, mais trop tard, ce qui s'était passé, exila Don Pedro pour n'avoir pas empêché cet excès, ou pour ne pas l'avoir découvert assez tôt.

Cependant Don Juan d'Autriche, qui était élevé comme fils naturel, ne changea point d'état, bien que cela eût dû être, si effectivement il avait été fils légitime. Malgré cela, ses créatures soutiennent qu'il ressemble si parfaitement à la reine Élisabeth, que c'est son portrait; et cette opinion ne laisse pas de faire impression dans l'esprit du peuple qui court volontiers après les nouveautés, et qui aimait cette grande Reine si passionnément qu'il la regrette encore comme si elle venait de mourir; très-souvent même, l'on prononce son panégyrique, sans autre engagement que celui de la vénération que l'on conserve pour sa mémoire. Il est vrai que si Don Juan d'Autriche avait voulu profiter des favorables dispositions du peuple, il a trouvé bien des temps propres à pousser sa fortune fort loin. Mais son unique but est de servir le Roi et de tenir ses sujets dans les sentiments de fidélité qu'ils lui doivent.

Pour en revenir à la Calderona, le Roi surprit un jour le duc de Medina-de-las-Torres avec elle, et dans l'excès de sa colère il courut à lui, son poignard à la main. Il allait le tuer, lorsque cette fille se mit entre eux deux, lui disant qu'il pouvait la frapper s'il voulait. Comme il avait la dernière faiblesse pour elle, il ne put s'empêcher de lui pardonner, et il se contenta d'exiler son amant. Mais ayant appris qu'elle continuait à l'aimer et à lui écrire, il ne songea plus qu'à faire une nouvelle passion. Quand il en eut une assez forte pour n'appréhender point les charmes de la Calderona, il lui fit dire de se retirer dans un monastère, ainsi que c'est la coutume, lorsque le Roi quitte sa maîtresse. Celle-ci ne différa point; elle écrivit une lettre au duc pour lui dire adieu, et elle reçut le voile de religieuse de la main du nonce apostolique, qui fut depuis Innocent X[23]. Il y a beaucoup d'apparence que le Roi ne crut pas que Don Juan fût à un autre qu'à lui, puisqu'il l'aima chèrement. Une chose qui vous paraîtra assez singulière, c'est qu'un roi d'Espagne ayant des fils qu'il a reconnus ne peut les laisser entrer dans Madrid tant qu'il vit. Ainsi, Don Juan a été élevé à Ocaña, qui en est éloigné de quelques lieues. Le roi son père s'y rendait souvent, et il le faisait même venir aux portes de la ville, où il l'allait trouver. Cette coutume vient de ce que les grands d'Espagne disputent le rang que ces princes veulent tenir. Celui-ci, avant qu'il allât en Catalogne, demeurait d'ordinaire au Buen-Retiro, qui est une maison royale à l'une des extrémités de Madrid, un peu hors la porte. Il se communiquait si peu, qu'on ne l'a jamais vu à aucune fête publique pendant la vie du feu Roi; mais, depuis, les temps ont changé, et sa fortune est sur un pied fort différent.

Pendant que la reine Marie-Anne d'Autriche, sœur de l'Empereur et mère du Roi, gouvernait l'Espagne, et que son fils n'était pas encore en âge de tenir les rênes de l'État, elle voulut toujours que Don Juan fût éloigné de la cour; et d'ailleurs elle se sentait si capable de gouverner, qu'elle avait aussi fort grande envie de soulager longtemps le Roi du soin de ses affaires. Elle n'était point trop fâchée qu'il ignorât tout ce qui donne le désir, de régner: mais bien qu'elle apportât les dernières précautions pour l'empêcher de sentir qu'il était dans une tutelle un peu gênante, et qu'elle tâchât de ne laisser approcher de lui que les personnes dont elle pouvait s'assurer, cela n'empêcha pas que quelques-uns des fidèles serviteurs du Roi ne hasardassent tout pour lui faire comprendre ce qu'il pouvait faire pour sa liberté. Il voulut suivre les avis qu'on lui donnait, et enfin, ayant pris des mesures justes, il se déroba une nuit et fut au Buen-Retiro. Il envoya aussitôt un ordre à la Reine, sa mère, de ne point sortir du palais.

Don Juan est d'une taille médiocre, bien fait de sa personne; il a tous les traits réguliers, les yeux noirs et vifs, la tête très-belle; il est poli, généreux et fort brave. Il n'ignore rien des choses convenables à sa naissance, et de celles qui regardent toutes les sciences et tous les arts. Il écrit et parle fort bien en cinq sortes de langues, et il en entend encore davantage. Il a étudié longtemps l'astrologie judiciaire. Il sait parfaitement bien l'histoire. Il n'y a pas d'instrument qu'il ne sache et qu'il ne touche comme les meilleurs maîtres; il travaille au tour, il forge des armes, il peint bien. Il prenait fort grand plaisir aux mathématiques, mais, étant chargé du gouvernement de l'État, il a été obligé de se détacher de toutes ses autres occupations.

Il arriva au Buen-Retiro au commencement de l'année 1677, et aussitôt qu'il y fut, il fit envoyer la reine-mère à Tolède, parce qu'elle s'était déclarée contre lui et qu'elle empêchait son retour auprès du Roi. Don Juan eut une joie extrême de recevoir, par le Roi lui-même, l'ordre de pourvoir à tout et de conduire les affaires du royaume; et ce n'était pas sans sujet qu'il s'en déchargeait sur lui, puisqu'il ignorait encore l'art de régner. On apportait pour raison d'une éducation si tardive, que le roi son père était mourant quand il lui donna la vie; que même, lorsqu'il vint au monde, l'on fut obligé de le mettre dans une boîte pleine de coton, car il était si délicat et si petit qu'on ne pouvait l'emmaillotter; qu'il avait été élevé sur les bras et sur les genoux des dames du palais jusqu'à l'âge de dix ans, sans mettre une seule fois les pieds à terre pour marcher[24]; que dans la suite, la reine sa mère, qui était engagée par toutes sortes de raisons à conserver l'unique héritier de la branche espagnole, appréhendant de le perdre, n'avait osé le faire étudier de peur de lui donner trop d'application et d'altérer sa santé qui, dans la vérité, était fort faible; et l'on a remarqué que ce nombre de femmes avec lesquelles le Roi était toujours et qui le reprenaient trop aigrement des petites fautes qu'il commettait, lui avait inspiré une si grande aversion pour elles que, dès qu'il savait qu'une dame l'attendait en quelque endroit sur son passage, il passait par un degré dérobé, ou se tenait enfermé tout le jour dans sa chambre. La marquise de Los-Velez, qui a été sa gouvernante, m'a dit qu'elle a cherché l'occasion de lui parler six mois de suite fort inutilement. Mais, enfin, quand le hasard faisait qu'elles parvenaient à le joindre, il prenait le placet de leurs mains et tournait la tête, de crainte de les voir. Sa santé s'est si bien affermie, que son mariage avec l'archiduchesse, fille de l'Empereur, ayant été rompu par Don Juan, à cause que c'était l'ouvrage de la reine-mère, il a souhaité d'épouser Mademoiselle d'Orléans. Les circonstances de la paix qui vient d'être conclue à Nimègue lui firent jeter les yeux sur cette princesse, dont les belles qualités, Madame, vous sont encore mieux connues qu'à moi.

Il aurait été difficile de croire qu'ayant des dispositions si éloignées de la galanterie, il fût devenu tout à coup aussi amoureux de la Reine qu'il le devint sur le seul récit qu'on lui fit de ses bonnes qualités, et sur son portrait en miniature qu'on lui apporta. Il ne veut plus le quitter et le met toujours sur son cœur; il lui dit des douceurs qui étonnent tous les courtisans, car il parle un langage qu'il n'a jamais parlé; sa passion pour la princesse lui fournit mille pensées qu'il ne peut confier à personne; il lui semble que l'on n'entre pas assez dans ses impatiences, et dans le désir qu'il a de la voir; il lui écrit sans cesse, et il fait partir presque tous les jours des courriers extraordinaires pour lui porter ses lettres, et lui rapporter de ses nouvelles. Lorsque vous serez à Madrid, ajouta Don Frédéric, vous apprendrez, Madame, plusieurs particularités qui, sans doute, se seront passées depuis que j'en suis parti et qui satisferont peut-être plus votre curiosité que ce que je vous ai dit. Je vous suis très-obligée, répliquai-je, de votre complaisance; mais faites-moi la grâce encore de me dire quel est le véritable caractère des Espagnols. Vous les connaissez, et je suis persuadée que rien n'est échappé à vos lumières; comme vous m'en parlerez sans passion et sans intérêt, je pourrai m'en tenir à ce que vous m'en direz. Pourquoi croyez-vous, Madame, reprit-il en souriant, que je vous en parle plus sincèrement qu'un autre? il y a des raisons qui pourraient me rendre suspect; ils sont mes maîtres, je devrais les ménager, et si je ne suis pas assez politique pour le faire, le chagrin d'être contraint de leur obéir serait propre à me donner sur leur chapitre des idées contraires à la vérité. Quoi qu'il en soit, dis-je en l'interrompant, je vous prie de m'apprendre ce que vous en savez.

Les Espagnols, dit-il, ont toujours passé pour être fiers et glorieux: cette gloire est mêlée de gravité, et ils la poussent si loin, qu'on peut l'appeler un orgueil outré. Ils sont braves sans être téméraires: on les accuse même de n'être pas assez hardis. Ils sont colères, vindicatifs sans faire paraître d'emportement, libéraux sans ostentation, sobres pour le manger, trop présomptueux dans la prospérité, trop rampants dans la mauvaise fortune. Ils adorent les femmes, et ils sont si fort prévenus en leur faveur que l'esprit n'a point assez de part au choix de leurs maîtresses. Ils sont patients avec excès, opiniâtres, paresseux, particuliers, philosophes; du reste, gens d'honneur et tenant leur parole au péril de leur vie. Ils ont beaucoup d'esprit et de vivacité, comprennent facilement, s'expliquent de même et en peu de paroles. Ils sont prudents, jaloux sans mesure, désintéressés, peu économes, cachés, superstitieux, fort catholiques, du moins en apparence. Ils font bien les vers et sans peine. Ils seraient capables des plus belles sciences, s'ils daignaient s'y appliquer. Ils ont de la grandeur d'âme, de l'élévation d'esprit, de la fermeté, un sérieux naturel, et un respect pour les dames qui ne se rencontre point ailleurs. Leurs manières sont composées, pleines d'affectation; ils sont entêtés de leur propre mérite, et ne rendent presque jamais justice à celui des autres. Leur bravoure consiste à se tenir vaillamment sur la défensive, sans reculer et sans craindre le péril; mais ils n'aiment point à le chercher et ils ne s'y portent pas naturellement, ce qui vient de leur jugement plutôt que de leur timidité. Ils connaissent le péril et ils l'évitent; leur plus grand défaut, selon moi, c'est la passion de se venger et les moyens qu'ils y emploient. Leurs maximes, là-dessus, sont absolument opposées au christianisme et à l'honneur: lorsqu'ils ont reçu un affront, ils font assassiner celui qui le leur a fait. Ils ne se contentent pas de cela, car ils font assassiner aussi ceux qu'ils ont offensés dans l'appréhension d'être prévenus, sachant bien que s'ils ne tuent ils seront tués. Ils prétendent s'en justifier quand ils disent que leur ennemi ayant pris le premier avantage, ils doivent s'assurer du second; que s'ils y manquaient, ils feraient tort à leur réputation; que l'on ne se bat point avec un homme qui vous a insulté; qu'il se faut mettre en état de l'en punir, sans courre la moitié du danger. Il est vrai que l'impunité autorise cette conduite: car le privilége des Églises et des couvents d'Espagne est de donner une retraite assurée aux criminels, et, tout autant qu'ils le peuvent, ils commettent leurs mauvaises actions près du sanctuaire, pour n'avoir guère de chemin à faire jusqu'à l'autel; on le voit souvent embrassé par un scélérat, le poignard encore à la main, tout sanglant du meurtre qu'il vient de commettre[25].

A l'égard de leur personne, ils sont fort maigres, petits, la taille fine, la tête belle, les traits réguliers, les yeux beaux, les dents assez bien rangées, le teint jaune et basané. Ils veulent que l'on marche légèrement, que l'on ait la jambe grosse et le pied petit, que l'on soit chaussé sans talon, que l'on ne mette point de poudre, qu'on se sépare les cheveux sur le côté de la tête et qu'ils soient coupés tout droits et passés derrière les oreilles, avec un grand chapeau doublé de taffetas noir, une golille plus laide et plus incommode qu'une fraise, un habit toujours noir; au lieu de chemise des manches de taffetas ou de tabis noir, une épée étrangement longue, un manteau de frise noire par là-dessus, des chausses très-étroites, des manches pendantes et un poignard. En vérité, tout cela gâte à tel point un homme, quelque bien fait qu'il puisse être d'ailleurs, qu'il semble qu'ils affectent l'habillement le moins agréable de tous, et les yeux ne peuvent s'y accoutumer.

Don Frédéric aurait continué de parler, et j'avais tant de plaisir à l'entendre que je ne l'aurais point interrompu; mais il s'interrompit lui-même, ayant remarqué que la reprise d'hombre venait de finir, et comme il eut peur que je ne voulusse me retirer, et que nous devions partir le lendemain de bonne heure, il sortit avec les autres messieurs. Je me levai, en effet, fort matin, parce que nous avions une grande journée à faire pour aller coucher à Birbiesca. Nous suivîmes la rivière pour éviter les montagnes, et nous passâmes, à Oron, un gros ruisseau qui se jette dans l'Èbre. Nous entrâmes, peu après, dans un chemin si étroit qu'à peine nos litières pouvaient y passer. Nous montâmes le long d'une côte fort droite jusqu'à Pancorvo, dont je vis le château sur une éminence voisine. Nous traversâmes une grande plaine, et c'était une nouveauté pour nous de voir un pays uni. Celui-ci est environné de plusieurs montagnes, qui semblent se tenir comme une chaîne, et particulièrement la chaîne d'Occa; il fallut passer encore une petite rivière avant que d'arriver à Birbiesca. Ce n'est qu'un bourg qui n'a rien de remarquable que son collége et quelques jardins assez jolis le long de l'eau; mais je puis dire que nous nous y rendîmes par le plus mauvais temps que nous eussions encore eu. J'en étais si fatiguée, qu'en arrivant je me mis au lit; ainsi je ne vis Don Fernand de Tolède et les autres chevaliers que le lendemain à Castel de Peones; mais il faut bien vous dire, comme l'on est dans les hôtelleries, et comptez qu'elles sont toutes semblables. Lorsqu'on y arrive fort las et fort fatigué, rôti par les ardeurs du soleil ou gelé par les neiges (car il n'y a guère de milieu entre ces deux extrémités), l'on ne trouve ni pot-au-feu, ni plats lavés; l'on entre dans l'écurie et de là l'on monte en haut. Cette écurie est d'ordinaire pleine de mulets et de muletiers qui se font des lits des bâts de leurs mulets pendant la nuit, et le jour ils leur servent de tables. Ils mangent de bonne amitié avec leurs mulets et fraternisent beaucoup ensemble.

L'escalier par où l'on monte est fort étroit et ressemble à une méchante échelle. La Señora de la casa vous reçoit en robe détroussée et en manches abattues; elle a le temps de prendre ses habits du dimanche pendant que l'on descend de la litière, et elle n'y manque jamais, car elles sont toutes pauvres et glorieuses.

L'on vous fait entrer dans une chambre dont les murailles sont assez blanches, couvertes de mille petits tableaux de dévotion fort mal faits; les lits sont sans rideaux, les couvertures de coton à houppes passablement propres, les draps grands comme des serviettes et les serviettes, comme de petits mouchoirs de poche; encore faut-il être dans une grosse ville pour en trouver trois ou quatre, car ailleurs il n'y en a point du tout, non plus que de fourchettes. Il n'y a qu'une tasse dans toute la maison, et si les muletiers la prennent les premiers, ce qui arrive toujours s'ils le veulent (car on les sert avec plus de respect que ceux qu'ils conduisent), il faut attendre patiemment qu'elle ne leur soit plus nécessaire, ou boire dans une cruche. Il est impossible de se chauffer au feu des cuisines sans étouffer; elles n'ont point de cheminée. Il en est de même de toutes les maisons que l'on trouve sur la route. On fait un trou au haut du plancher et la fumée sort par là. Le feu est au milieu de la cuisine. L'on met ce que l'on veut faire rôtir sur des tuiles par terre, et quand cela est bien grillé d'un côté on le tourne de l'autre. Lorsque c'est de la grosse viande, on l'attache au bout d'une corde suspendue sur le feu, et puis on la fait tourner avec la main, de sorte que la fumée la rend si noire, qu'on a peine seulement de la regarder.

Je ne crois pas qu'on puisse mieux représenter l'enfer qu'en représentant ces sortes de cuisines et les gens que l'on trouve dedans; car, sans compter cette fumée horrible, qui aveugle et suffoque, ils sont une douzaine d'hommes et autant de femmes, plus noirs que des diables, puants et sales comme des cochons, et vêtus comme des gueux. Il y en a toujours quelqu'un qui racle impudemment une méchante guitare, et qui chante comme un chat enroué. Les femmes sont tout échevelées: on les prendrait pour des Bacchantes; elles ont des colliers de verre, dont les grains sont aussi gros que des noix; ils font cinq ou six tours à leur col et servent à cacher la plus vilaine peau du monde.

Ils sont tous plus voleurs que des chouettes, et ils ne s'empressent à vous servir que pour vous prendre quelque chose, quoi que ce soit, ne fût-ce qu'une épingle, elle est prise de bonne guerre quand on la prend à un Français.

Avant toutes choses, la maîtresse de la maison nous amène ses petits enfants, qui sont nu-tête au cœur de l'hiver, n'eussent-ils qu'un jour. Elle leur fait toucher vos habits, elle leur en frotte les yeux, les joues, la gorge et les mains. Il semble que l'on soit devenu relique et que l'on guérit tous les maux. Ces cérémonies achevées, l'on vous demande si vous voulez manger, et, fût-il minuit, il faut envoyer à la boucherie, au marché, au cabaret, chez le boulanger, enfin, de tous les côtés de la ville, pour assembler de quoi faire un très-méchant repas. Car, encore que le mouton y soit fort tendre, leur manière de le frire avec de l'huile bouillante n'accommode pas tout le monde; c'est que le beurre y est très-rare. Les perdrix rouges s'y trouvent en quantité et fort grosses; elles sont un peu sèches, et, à cette sécheresse naturelle, l'on y en ajoute une autre qui est bien pire; je veux dire que, pour les rôtir, on les réduit en charbon.

Les pigeons y sont excellents; et, en plusieurs endroits, on trouve de bon poisson, particulièrement des bessugos, qui ont le goût de la truite et dont on fait des pâtés qui seraient fort bons, s'ils n'étaient pas remplis d'ail, de safran et de poivre.

Le pain est fait de blé d'Inde que nous appelons en France blé de Turquie. Il est assez blanc, et l'on croirait qu'il est pétri avec du sucre, tant il est doux; mais il est si mal fait et si peu cuit, que c'est un morceau de plomb que l'on se met sur l'estomac. Il a la forme d'un gâteau tout plat et n'est guère plus épais que d'un doigt; le vin est assez bon, et dans la saison des fruits l'on a tout sujet d'être content, car les muscats sont d'une grosseur et d'un goût admirables; les figues ne sont pas moins excellentes. L'on peut alors se retrancher à coup sûr sur le dessert. L'on y mange encore des salades faites d'une laitue si douce et si rafraîchissante, que nous n'en avons point qui en approche.

Ne pensez pas, ma chère cousine, qu'il suffise de dire: allez quérir telles choses pour les avoir, très-souvent on ne trouve rien du tout. Mais supposez que l'on trouve ce que l'on veut, il faut commencer par donner de l'argent; de manière que, sans avoir encore rien mangé, votre repas est compté et payé, car on ne permet au maître de l'hôtellerie que de vous donner le logement. Ils disent pour raison qu'il n'est pas juste qu'un seul profite de l'arrivée des voyageurs, et qu'il vaut mieux que l'argent se répande en plusieurs endroits[26].

L'on n'entre en aucun lieu pour dîner; l'on porte sa provision, et l'on s'arrête au bord de quelque ruisseau où les muletiers font manger leurs mulets. C'est de l'avoine ou de l'orge avec de la paille hachée qu'ils ont dans de grands sacs; car pour du foin, on ne leur en donne point. Il n'est pas permis à une femme ou à une fille de demeurer plus de deux jours dans une hôtellerie sur les chemins, à moins qu'elle n'ait des raisons très-apparentes. En voilà assez pour que vous soyez informée des hôtelleries, et de la manière dont on y est reçu.

Après le souper, ces messieurs jouèrent à l'hombre, et, comme je ne suis pas assez forte pour jouer contre eux, je m'intéressai avec Don Frédéric de Cardone, et Don Fernand de Tolède se mit près du brasier avec moi. Il me dit qu'il aurait bien souhaité que j'eusse eu le temps de passer par Valladolid; que c'est la plus agréable ville de la vieille Castille; qu'elle avait été longtemps la demeure des rois d'Espagne et qu'ils y ont un palais digne de leur grandeur; que, pour lui, il y avait des parentes qui se feraient un plaisir de m'y régaler, et qu'elles n'auraient pas manqué de me faire voir l'église des Dominicains, que les ducs de Lerme ont fondée; qu'elle était fort riche, et le portail d'une singulière beauté, à cause des figures et des bas-reliefs qui l'enrichissent; que, dans le collége du même couvent, les Français y voyaient avec satisfaction toutes les murailles semées de fleurs de lis, et que l'on disait qu'un évêque qui appartenait au roi de France les avait fait peindre. Il ajouta qu'elles m'auraient menée aux religieuses de Sainte-Claire, pour voir, dans le chœur de leur église, le tombeau d'un chevalier castillan, dont on prétend qu'il sort des accents et des plaintes toutes les fois que quelqu'un de sa famille doit mourir. Je souris à cela, comme étant dans le doute d'une chose à laquelle effectivement je ne crois point. Vous n'ajoutez pas foi à ce que je vous dis, continua-t-il, et je ne voudrais pas non plus vous l'assurer comme une vérité incontestable, bien que tout le monde en soit persuadé en ce pays-ci. Mais il est certain qu'il y a une cloche en Aragon, dans un bourg appelé Vililla, sur l'Èbre, laquelle a dix brasses de tour; et il arrive qu'elle sonne quelquefois toute seule, sans que l'on puisse remarquer qu'elle soit agitée par les vents ni par aucun tremblement de terre, en un mot, par rien de visible. Elle tinte d'abord, et ensuite, d'intervalle en intervalle, elle sonne à volée tant le jour que la nuit. Lorsqu'on l'entend, on ne doute point qu'elle n'annonce quelque sinistre accident. C'est ce qui arriva en 1601, le jeudi 13 de juin jusqu'au samedi 15 du même mois. Elle cessa alors de sonner et elle recommença le jour de la Fête-Dieu, comme on était sur le point de faire la procession. Elle sonna aussi quand Alphonse, cinquième Roi d'Aragon, alla en Italie pour prendre possession du royaume de Naples. On l'entendit à la mort de Charles-Quint. Elle marqua le départ pour l'Afrique du Roi de Portugal Don Sébastien, l'extrémité du Roi Philippe second et le trépas de sa dernière femme, la Reine Anne. Vous voulez que je vous croie, Don Fernand, lui dis-je, il semble que je suis trop opiniâtre de ne me pas rendre encore; mais vous conviendrez qu'il est des choses dont il est permis de douter. Avouez plutôt, Madame, reprit-il d'un air enjoué, que c'est manque de foi pour moi; car je ne vous ai rien dit qui ne soit su de tout le monde; mais peut-être croiriez-vous davantage Don Estève de Carvajal, sur une chose aussi extraordinaire qui est en son pays. Il l'appela en même temps, et lui demanda s'il n'était pas vrai qu'il y avait, au couvent des Frères Prêcheurs de Cordoue, une cloche qui ne manquait pas de sonner toutes les fois qu'il doit mourir un religieux, et qu'ainsi l'on en sait le temps à un jour près. Don Estève confirma ce que disait Don Fernand, et si je m'en suis pas demeurée absolument convaincue, j'en ai, tout au moins, fait semblant.

Vous passez si vite dans la Vieille-Castille, continua Don Fernand, que vous n'aurez pas le temps d'y rien voir de remarquable. On y parle partout du portrait de la sainte Vierge qui s'est trouvé miraculeusement empreint sur un rocher[27]. Il est aux religieuses Augustines d'Avila, et beaucoup de personnes s'y rendent par dévotion; mais on n'a guère moins de curiosité pour certaines mines de sel qui sont proches de là, dans un village appelé Mangraville; l'on descend plus de deux cents degrés sous terre, et l'on entre dans une vaste caverne, formée par la nature, dont le haut est soutenu par un seul pilier de sel cristallin d'une grosseur et d'une beauté surprenantes. Assez proche de ce lieu, dans la ville de Soria, on voit un grand pont sans rivière et une grande rivière sans pont, parce qu'elle a changé de lit par un tremblement de terre.

Mais si vous veniez jusqu'à Médina-del-Campo, ajouta-t-il, je suis sûr que les habitants vous y feraient une entrée, par la seule raison que vous êtes Française, et qu'ils se piquent d'aimer les Français, pour se distinguer un peu des sentiments des autres Castillans. Leur ville est tellement privilégiée, que le Roi d'Espagne n'a pas le pouvoir d'y créer des officiers, ni le Pape même d'y conférer des bénéfices. Ce droit appartient aux bourgeois, et très-souvent ils se battent pour l'élection des ecclésiastiques et des magistrats.

Une des choses que les étrangers trouvent la plus belle dans ce pays-ci, c'est l'aqueduc de Ségovie, qui est long de cinq lieues; il a plus de deux cents arches d'une hauteur extraordinaire, bien qu'en plusieurs endroits il y en ait deux l'une sur l'autre, et il est tout bâti de pierres de taille, sans que pour les joindre on y ait employé ni mortier ni ciment. On le regarde comme un ouvrage des Romains, ou du moins qui est digne de l'être. La rivière qui est au bout de la ville entoure le château et lui sert de fossé: il est bâti sur le roc. Entre plusieurs choses remarquables, on y voit les portraits des Rois d'Espagne qui ont régné depuis plusieurs siècles et de toutes les villes du royaume. On ne bat monnaie qu'à Séville et à Ségovie; l'on tient les pièces de huit qu'on y fait pour plus belles que les autres. C'est par le moyen de la rivière que certains moulins tournent, lesquels servent à battre la monnaie. On y trouve aussi des promenades charmantes le long d'une prairie plantée d'ormeaux dont le feuillage est si épais, que les plus grandes ardeurs du soleil ne le peuvent pénétrer. Je ne manque pas de curiosité, lui dis-je, pour toutes les choses qui le méritent, mais je manque à présent de temps pour les voir; je serais néanmoins bien aise d'arriver d'assez bonne heure à Burgos pour me promener dans la ville. C'est-à-dire, Madame, reprit Don Fernand, qu'il faut vous laisser en état de vous retirer. Il en avertit les chevaliers, qui quittèrent le jeu, et nous nous séparâmes.

Je me suis levée ce matin avant le jour et je finis cette lettre à Burgos où je viens d'arriver. Ainsi, ma chère cousine, je ne vous en manderai rien aujourd'hui; mais je profiterai de la première occasion pour vous donner de mes nouvelles.

A Burgos, le 27 février 1679.

QUATRIÈME LETTRE.


Nous eûmes lieu de nous apercevoir, en arrivant à Burgos, que cette ville est plus froide que toutes celles par où nous avions passé; l'on dit aussi que l'on n'y ressent jamais ces grandes et excessives chaleurs qui tuent dans les autres endroits de l'Espagne. La ville est sur la pente de la montagne et s'étend dans la plaine, jusqu'au bord de la rivière qui mouille le pied des murailles. Les rues sont fort étroites et inégales; le château, qui n'est pas grand, mais assez fort, se voit sur le haut de la montagne; un peu plus bas est l'arc de triomphe de Fernando Gonzalès, que les curieux trouvent extrêmement beau. Cette ville a été la première reconquise sur les Maures, et les Rois d'Espagne y ont demeuré longtemps; c'est la capitale de la Vieille-Castille. Elle tient le premier rang dans les deux États des deux Castilles, bien que Tolède le lui dispute. On y voit de beaux bâtiments, et le palais des Velasco est un des plus magnifiques[28]. L'on trouve, dans tous les carrefours et dans les places publiques, des fontaines jaillissantes, avec des statues dont quelques-unes sont bien faites; mais ce qui est le plus beau, c'est l'église cathédrale; elle est tellement grande et vaste, que l'on y chante la messe en cinq chapelles différentes sans s'interrompre les uns les autres; l'architecture en est si délicate et d'un travail si exquis, qu'elle peut passer entre les bâtiments gothiques pour un chef-d'œuvre de l'art; cela est d'autant plus remarquable que l'on bâtit assez mal en Espagne: en quelques endroits c'est par pauvreté, et en quelques autres, manque de pierre et de chaux. On m'a dit qu'à Madrid même on y voyait des maisons de terre, et que les plus belles sont faites de briques liées avec de la terre au lieu de chaux. Pour passer de la ville au faubourg de Béga, on traverse trois ponts de pierre; la porte qui répond à celui de Santa-Maria est fort élevée, avec l'image de la Vierge au-dessus; ce faubourg contient la plus grande partie des couvents et des hôpitaux: on y en voit un fort grand fondé par Philippe II, pour recevoir les pèlerins qui vont à Saint-Jacques, et les garder un jour; l'abbaye de Mille-Flores, dont le bâtiment est très-magnifique, n'en est pas très-éloignée. On voit encore dans ce faubourg plusieurs jardins qui sont arrosés de fontaines et de ruisseaux d'eaux vives; la rivière leur sert de canal, et l'on trouve, dans un grand parc entouré de murailles, des promenoirs en tous temps.

Je voulus voir le saint crucifix qui est au couvent des Augustins; il est placé dans une chapelle du cloître assez grande et si sombre, qu'on ne l'aperçoit qu'à la lueur des lampes, qui sont sans cesse allumées; il y en a plus de cent; les unes sont d'or et les autres d'argent, d'une grosseur si extraordinaire, qu'elles couvrent toute la voûte de cette chapelle; il y a soixante chandeliers d'argent plus hauts que les plus grands hommes, et si lourds, qu'on ne les peut remuer à moins de se mettre deux ou trois ensemble. Ils sont rangés à terre des deux côtés de l'autel; ceux qui sont dessus sont d'or massif. L'on voit, entre deux, des croix de même garnies de pierreries, et des couronnes qui sont suspendues sur l'autel, ornées de diamants et de perles d'une beauté parfaite. La chapelle est tapissée d'un drap d'or fort épais; elle est si chargée de raretés et de vœux, qu'il s'en faut bien qu'il n'y ait assez de place pour les mettre tous; de sorte que l'on en garde une partie dans le trésor.

Le saint crucifix est élevé sur l'autel, à peu près de grandeur naturelle; il est couvert de trois rideaux les uns sur les autres, tous brodés de perles, et de pierreries: quand on les ouvre, ce que l'on ne fait qu'après de très-grandes cérémonies, et pour des personnes distinguées, l'on sonne plusieurs cloches; tout le monde est prosterné à genoux, et il faut demeurer d'accord que ce lieu et cette vue inspirent un très-grand respect. Le crucifix est de sculpture et ne peut être mieux fait, sa carnation est très-naturelle; il est couvert, depuis l'estomac jusqu'aux pieds, d'une toile fine fort plissée, qui fait comme une espèce de jupe; ce qui ne lui convient guère, du moins à mon sens.

On tient que c'est Nicodème qui l'a fait; mais ceux qui aiment toujours le merveilleux prétendent qu'il a été apporté du ciel miraculeusement. On m'a conté que de certains religieux de cette ville le volèrent autrefois et l'emportèrent, et qu'il fut retrouvé le lendemain dans sa chapelle ordinaire; qu'alors ces bons moines le remportèrent à force ouverte une autre fois, et qu'il revint encore. Quoi qu'il en soit, il fait plusieurs miracles, et c'est une des plus grandes dévotions de l'Espagne; les religieux disent qu'il sue tous les vendredis[29].

J'allais rentrer dans l'hôtellerie, lorsque nous vîmes le valet de chambre du chevalier de Cardone qui accourait de toute sa force après nous. Il était botté, et trois religieux le suivaient fort échauffés. Je fis dans ce moment un jugement fort téméraire, car je ne pus m'empêcher de croire que c'est qu'il avait volé quelque chose dans cette riche chapelle et qu'on l'avait pris sur le fait. Mais son maître, qui était avec moi, lui ayant demandé ce qui le faisait aller si vite, il lui dit qu'il était entré avec ses éperons dans la chapelle du Saint-Crucifix, qu'il y était demeuré le dernier, et que les religieux l'avaient enfermé pour lui faire donner de l'argent; qu'il s'était échappé de leurs mains après en avoir reçu quelques gourmades, et qu'ils le poursuivaient encore, comme nous venions de voir. C'est la vérité que l'on n'y porte point d'éperons, ou que tout au moins il en coûte quelque chose. La ville n'est pas extrêmement grande; elle est ornée d'une belle place, où il y a de hauts piliers qui soutiennent de fort jolies maisons; l'on y fait souvent des courses de taureaux, car le peuple aime beaucoup cette sorte de divertissement. Il y a aussi un pont très-bien bâti, fort long et fort large. La rivière qui passe dessous arrose une prairie, au bord de laquelle on voit des allées d'arbres qui forment un bocage très-riant; le commerce autrefois y était considérable, mais il est bien diminué. On y parle mieux castillan qu'en aucun autre lieu de l'Espagne, et les hommes y sont naturellement soldats; de manière que lorsque le Roi en a besoin, il en trouve là de plus braves et en plus grand nombre qu'ailleurs.

Après le souper, on se mit au jeu à l'ordinaire; Don Sanche Sarmiento dit qu'il cédait sa place à qui la voudrait, et qu'il lui semblait que c'était à lui de m'entretenir ce soir-là. Je savais qu'il y avait très-peu qu'il était de retour de Sicile. Je lui demandai s'il avait été un de ceux qui avaient aidé à châtier ce peuple rebelle. Hélas! Madame, dit-il, le marquis de Las-Navas[30] suffisait pour les punir au delà de leur crime. J'étais à Naples dans le dessein de passer en Flandre, où j'ai des parents du même nom que moi. Le marquis de Los-Velez, Vice-Roi de Naples, m'engagea à quitter mon premier projet et à m'embarquer avec le marquis de Las-Navas, que le Roi envoyait Vice-Roi en Sicile. Nous fîmes voile sur deux bâtiments de Majorque, et nous nous rendîmes à Messine, le 6 de janvier. Comme il n'avait point fait avertir de sa venue et que personne n'y était préparé, on n'eut pas le temps de le recevoir avec les honneurs que l'on rend d'ordinaire aux Vice-Rois; mais, en vérité, ses intentions étaient si contraires à ces pauvres gens, que son entrée n'aurait été accompagnée que de larmes.

Il fut à peine arrivé qu'il fit mettre en prison deux jurats, nommés Vicenzo Zuffo et Don Diego; il établit deux Espagnols à leur place; il cassa rigoureusement l'Académie des Chevaliers de l'Étoile et commença d'exécuter les ordres que Don Vicenzo Gonzaga avait reçus depuis longtemps et qu'il avait éludés par bonté ou par faiblesse. Il fit publier aussitôt un règlement par lequel le Roi changeait toute la forme du gouvernement de Messine, ôtait à la ville les revenus dont elle jouissait, lui défendait de porter à l'avenir le titre glorieux d'Exemplaire, cassait le Sénat et mettait à la place des six jurats, six élus, dont deux seraient Espagnols; que ces élus ne pourraient plus à l'avenir aller en public avec leurs habits de magistrats; que les tambours et les trompettes ne marcheraient plus devant eux; qu'ils n'iraient pas ensemble dans un même carrosse à quatre chevaux, comme ils avaient accoutumé; qu'au lieu du Stratico, qui demeurait aboli, le Roi nommerait un gouverneur espagnol qu'il pourrait révoquer à sa volonté; qu'ils ne seraient plus assis que sur un banc; qu'on ne les encenserait plus dans les églises; qu'ils seraient habillés à l'espagnole; qu'ils ne pourraient s'assembler pour les affaires publiques que dans une chambre du palais du vice-roi, et qu'ils n'auraient plus de juridiction sur le plat pays[31].

Chacun demeura consterné, comme si les carreaux de la foudre étaient tombés du ciel pour les écraser. Mais leur douleur augmenta bien le cinquième du même mois, lorsque le mestre de camp général fit enlever tous les priviléges en original, et jusqu'aux copies qu'il trouva dans le palais de la ville, et le bourreau brûla publiquement ces papiers. L'on arrêta ensuite le prince de Condro: et la désolation de sa famille, mais particulièrement de la princesse Éléonore, sa sœur, avait quelque chose de si touchant, que l'on ne pouvait se défendre de mêler ses larmes aux siennes. Cette jeune personne n'a pas encore dix-huit ans; sa beauté et son esprit sont de ces miracles qui surprennent toujours. Don Sanche s'attendrit au souvenir de la princesse, et je connus aisément que la pitié n'avait pas toute seule part à ce qu'il m'en disait. Il continua, cependant, à me parler de Messine.

Le Vice-Roi, ajouta-t-il, fit publier une ordonnance par laquelle il était enjoint à tous les bourgeois, sous peine de dix ans de prison et de cinq mille écus d'amende, d'apporter leurs armes dans son palais. Il fit en même temps ôter la grosse cloche de l'hôtel de ville, qui servait à faire prendre les armes aux habitants, et, devant lui, on la brisa en mille morceaux. Il déclara peu après qu'il allait faire bâtir une citadelle qui contiendrait le quartier appelé Terra-Nova jusqu'à la mer. On fondit par son ordre toutes les cloches de l'église cathédrale, pour faire la statue du Roi d'Espagne, et les enfants du prince de Condro furent arrêtés. Mais leur crainte devint extrême, lorsque le Vice-Roi fit couper la tête à Don Vicenzo Zuffo, l'un des jurats. Cet exemple de sévérité alarma tout le monde, et ce qui parut plus terrible, c'est que, dans les derniers troubles, quelques familles de Messinois s'étant retirées en plusieurs endroits, le marquis de Liche, ambassadeur d'Espagne à Rome, leur conseilla de bonne foi de retourner en leur pays; il les assura que tout y était calme et que l'amnistie générale y devait être déjà publiée; et pour leur faciliter le passage, il leur donna des passe-ports. Ces pauvres gens, qui n'avaient pas pris les armes et qui n'étaient pas du nombre des révoltés, ne se reprochaient rien et ne croyaient pas aussi qu'on dût les traiter en coupables; ils se rendirent à Messine. Mais ils avaient à peine pris terre au port, que la joie de se revoir dans leur pays natal et au milieu de leurs amis, fut étrangement troublée lorsqu'on les arrêta; et, sans aucun quartier, dès le lendemain, le Vice-Roi les fit tous pendre, n'ayant point d'égards ni pour l'âge ni pour le sexe[32]. Il envoya renverser la grosse tour de Palerme; et les principaux bourgeois de cette ville ayant voulu s'opposer aux impôts excessifs que le marquis de Las-Navas venait de mettre sur le blé, les soies et les autres marchandises, il les envoya aux galères, sans se laisser toucher par les larmes de leurs femmes et par le besoin que tant de malheureux enfants pouvaient avoir de leurs pères[33].

Je vous avoue, continua Don Sanche, que mon caractère est si opposé aux rigueurs qu'on exerce chaque jour sur ce misérable peuple, qu'il me fut impossible de rester plus longtemps à Messine. Le marquis de Las-Navas voulait envoyer à Madrid pour informer le Roi de ce qu'il avait fait. Je le priai de me charger de cette commission; et, en effet, il me donna ses dépêches que j'ai rendues à Sa Majesté, et, en même temps, je parlai pour le comte de Condro. J'ose croire que mes offices ne lui seront pas tout à fait inutiles. Je suis persuadée, lui dis-je, que ç'a été le principal motif de votre voyage. Je ne suis pas pénétrante, mais il me semble que vous prenez un tendre intérêt dans les affaires de cette famille. Il est vrai, Madame, continua-t-il, que l'injustice que l'on fait à ce malheureux prince me touche sensiblement. S'il n'était pas frère de la princesse Éléonore, lui dis-je, peut-être que vous seriez plus tranquille sur ce qui le regarde; mais n'en parlons plus. Je remarque que ce souvenir vous afflige; veuillez plutôt m'apprendre quelque chose de ce qu'on trouve de plus remarquable dans votre pays. Ah! Madame, s'écria-t-il, vous me voulez insulter, car je ne doute pas que vous sachiez que la Galice est si pauvre et d'une beauté si médiocre, qu'il n'y a pas lieu de la vanter; ce n'est pas que la ville de Saint-Jacques de Compostelle ne soit considérable; elle est capitale de la province, et il n'y en a guère, en Espagne, qui lui puisse être supérieure en grandeur ni en richesses. Son archevêché vaut soixante-dix mille écus de rente, et le chapitre en a autant. Elle est située dans une agréable plaine entourée de coteaux dont la hauteur est médiocre, et il semble que la nature ne les a mis en ce lieu que pour garantir la ville des vents mortels qui viennent des autres montagnes. Il y a une université; on y voit de beaux palais, de grandes églises, des places publiques, et un hôpital des plus considérables et des mieux servis de l'Europe. Il est composé de deux cours, d'une grandeur extraordinaire, bâties chacune de quatre côtés avec des fontaines au milieu; plusieurs chevaliers de Saint-Jacques demeurent dans cette ville; et la métropole, qui est dédiée à ce saint, conserve son corps. Elle est extrêmement belle et prodigieusement riche. On prétend que l'on entend au tombeau de saint Jacques un cliquetis, comme si c'était des armes que l'on frappât les unes contre les autres, et ce bruit ne se fait que lorsque les Espagnols doivent souffrir quelque grande perte. Sa figure est représentée sur l'autel, et les pèlerins la baisent trois fois, et lui mettent leurs chapeaux sur la tête, car cela est de la cérémonie. Ils en font encore une autre assez singulière; ils montent au-dessus de l'église qui est couverte de grandes pierres plates; en ce lieu est une croix de fer où les pèlerins attachent toujours quelques lambeaux de leurs habits[34]. Ils passent sous cette croix par un endroit si petit, qu'il faut qu'ils se glissent sur l'estomac contre le pavé, et ceux qui ne sont pas menus sont prêts à crever. Mais il y en a eu de si simples et de si superstitieux qu'ayant omis de le faire, ils sont revenus exprès de quatre ou cinq cents lieues, car on voit là des pèlerins de toutes les contrées du monde. Il y a la chapelle de France dont on a beaucoup de soin. L'on assure que les Rois de France y font du bien de temps en temps. L'église qui est sous terre est plus belle que celle d'en haut. On y trouve des tombeaux superbes et des épitaphes très-anciennes qui exercent la curiosité des voyageurs. Le palais archiépiscopal est grand, vaste, bien bâti, et son antiquité lui donne des beautés au lieu de lui en ôter. Un homme de ma connaissance, grand chercheur d'étymologies, assurait que la ville de Compostelle se nommait ainsi, parce que saint Jacques devait souffrir le martyre dans le lieu où il verrait paraître une étoile à Campo-Stella. Il est vrai, reprit-il, que quelques gens le prétendent ainsi, mais le zèle et la crédulité du peuple vont bien plus loin, et l'on montre à Padion, proche de Compostelle, une pierre creuse, et l'on prétend que c'était le petit bateau dans lequel saint Jacques arriva après avoir passé dedans tant de mers, où, sans un continuel miracle, la pierre aurait bien dû aller au fond. Vous n'avez pas l'air d'y ajouter foi, lui dis-je. Il se prit à sourire, et, continuant son discours: Je ne puis m'empêcher, dit-il, de vous faire la description de nos milices; on les assemble tous les ans au mois d'octobre, et tous les jeunes hommes, depuis l'âge de quinze ans, sont obligés de se montrer; car s'il arrivait qu'un père ou qu'un parent celât son fils ou son cousin, et que ceux qui les assemblent le sussent, ils feraient condamner celui qui cache son enfant à demeurer toute sa vie en prison. L'on en a vu quelquefois des exemples; mais, à la vérité, ils ne sont pas fréquents, et les paysans ont une si grande joie de se voir armer et de se voir traiter de cavalleros et de nobles soldados del Rey, qu'ils ne voudraient pour rien perdre cette occasion. Il est rare que dans tout un régiment il se trouve deux soldats qui aient plus d'une chemise; leurs habits sont d'une étoffe si épaisse, qu'il semble qu'elle soit faite avec de la ficelle. Leurs souliers sont de corde; les jambes nues; chacun porte quelques plumes de coq ou de paon à son petit chapeau, qui est retroussé par derrière avec une fraise de guenilles au cou; leur épée, bien souvent sans fourreau, ne tient qu'à une corde; le reste de leurs armes n'est guère en meilleur ordre, et, dans cet équipage, ils vont gravement à Tuy où est le rendez-vous général, parce que c'est une place frontière au Portugal[35]. Il y en a trois de cette manière: celle-là, Ciudad-Rodrigo et Badajoz; mais Tuy est la mieux gardée, parce qu'elle est vis-à-vis de Valencia, place considérable du royaume de Portugal et que l'on a fortifiée avec soin. Ces deux villes sont si proches, qu'elles peuvent se battre à coups de canon; et, si les Portugais n'ont rien oublié pour mettre hors d'insulte Valencia, les Espagnols prétendent que Tuy n'est pas moins en état de se défendre. Elle est bâtie sur une montagne, dont la rivière de Minho mouille le pied, avec de bons remparts, de fortes murailles et beaucoup d'artillerie. C'est là, dis-je, que nos Gallegos demandent à combattre les ennemis du Roi et qu'ils assurent, d'un air un peu fanfaron, qu'ils ne les craignent pas. Il en est peut-être quelque chose; car, dans la suite des temps, on en forme d'aussi bonnes troupes qu'il s'en puisse trouver dans toute l'Espagne. Cependant c'est un mal pour le royaume que l'on en prenne ainsi toute la jeunesse. Les terres, pour la plupart, y demeurent incultes, et, du côté de Saint-Jacques-de-Compostelle, il semble que ce soit un désert; de celui de l'Océan, le pays étant meilleur et plus peuplé, il y a beaucoup de choses utiles à la vie et même agréables, comme des grenades, des oranges, des citrons, de plusieurs sortes de fruits, d'excellent poisson, et particulièrement des sardines plus délicates que celles qui viennent de Royan à Bordeaux.

Une des choses, à mon gré, les plus singulières de ce royaume, c'est la ville d'Orense, dont une partie jouit toujours des douceurs du printemps et des fruits de l'automne à cause d'une quantité de sources d'eau bouillante qui échauffent l'air par leurs exhalaisons, pendant que l'autre partie de cette même ville éprouve la rigueur des plus longs hivers, parce qu'elle est au pied d'une montagne très-froide; ainsi, l'on y trouve, dans l'espace d'une seule saison, toutes celles qui composent le cours de l'année.

Vous ne me parlez point, interrompis-je, de cette merveilleuse fontaine appelée Louzana. Hé! qui vous en a parlé à vous-même, Madame, dit-il d'un air enjoué? Des personnes qui l'ont vue, ajoutai-je. On vous a donc appris, continua-t-il, que dans la haute montagne de Cebret, on trouve cette fontaine à la source du fleuve Lours, laquelle a son flux et son reflux comme la mer, bien qu'elle en soit éloignée de vingt lieues; que plus les chaleurs sont grandes, plus elle jette d'eau, et que cette eau est quelquefois froide comme de la glace, et quelquefois aussi chaude que si elle bouillait, sans que l'on en puisse alléguer aucune cause naturelle. Vous m'en apprenez des particularités que j'ignorais, lui dis-je, et c'est me faire un grand plaisir, car j'ai assez de curiosité pour les choses qui ne sont pas communes. Je voudrais, reprit-il, qu'il fût moins tard, je vous rendrais compte de plusieurs raretés qui sont en Espagne et que vous seriez bien aise, peut-être, de savoir. Je vous en tiens quitte pour ce soir, lui dis-je, mais j'espère qu'avant que nous soyons arrivés à Madrid nous trouverons le temps d'en parler. Il me le promit fort honnêtement, et le jour étant fini, nous nous dîmes adieu.

Quand je voulus me coucher, l'on me conduisit dans une galerie pleine de lits comme on les voit dans les hôpitaux. Je dis que cela était ridicule et que, n'en ayant besoin que de quatre, il n'était pas nécessaire de m'en donner trente et de me mettre dans une halle où j'allais geler. On me répondit que c'était le lieu le plus propre de la maison, et il fallut en passer par là. Je fis dresser mon lit, mais j'étais à peine couchée que l'on frappa doucement à ma porte. Mes femmes l'ouvrirent et demeurèrent bien surprises de voir le maître et la maîtresse suivis d'une douzaine de misérables si déshabillés qu'ils étaient presque nus. J'ouvris mon rideau au bruit qu'ils faisaient, et j'ouvris encore plus les yeux à la vue de cette noble compagnie. La maîtresse s'approcha de moi et me dit que c'étaient d'honnêtes voyageurs qui allaient coucher dans les lits qui étaient de reste. Comment! coucher ici! lui dis-je; je crois que vous perdez l'esprit? Je le perdrais, en effet, dit-elle, si je laissais tant de lits inutiles. Il faut, Madame, que vous les payiez ou que ces Messieurs y demeurent. Je ne puis vous exprimer ma colère; je fus tentée d'envoyer quérir Don Fernand et mes chevaliers, qui les auraient plutôt fait passer par les fenêtres que par la porte. Mais, au fond, cela aurait été un beau sujet de vacarme pour une douzaine de méchants grabats. Je m'apaisai donc et je tombai d'accord de payer vingt sols pour chacun de ces lits. Ils ne sont guère plus chers à Fontainebleau quand la cour y est. Ces illustres Espagnols, ou, pour parler plus juste, ces marauds, qui avaient eu l'insolence d'entrer dans cette galerie, se retirèrent aussitôt, après m'avoir fait beaucoup de révérences.

Le lendemain, je pensai pâmer de rire, bien que ce fût à mes dépens, quand je connus l'habileté de mes hôtes pour me ruiner; car vous saurez, en premier lieu, que ces prétendus voyageurs étaient leurs voisins et qu'ils sont accoutumés à ce manége lorsqu'ils voient des étrangers; mais quand je voulus compter les lits pour les payer, on les roula tous au milieu de la galerie, et l'on commença de tirer des ais qui étaient le long de la muraille et qui cachaient de certains trous pleins de paille qui auraient pu servir à coucher des chiens; je les payai pourtant aussi chacun vingt sols. Quatre pistoles terminèrent notre petite dispute. Je n'eus pas la force de m'en fâcher, tant je trouvai la chose singulière. Je ne vous raconterais pas ce petit incident, sans qu'il pût servir à vous faire connaître le caractère de cette nation.

Nous ne partîmes de Burgos que bien tard. Le temps était si mauvais, et il était tombé pendant la nuit une si grande abondance de pluie, que j'attendis le plus longtemps que je pus, espérant toujours qu'elle cesserait. Enfin je me déterminai, et je montai dans ma litière. Je n'étais pas encore éloignée de la ville, que je me repentais déjà d'en être partie. On ne voyait aucun chemin, particulièrement celui d'une grande montagne fort haute et fort roide, par laquelle il fallait de nécessité passer. Un de nos muletiers qui allait devant prit trop sur le penchant de cette montagne, et il tomba avec son mulet dans une espèce de précipice où il se cassa la tête et se démit le bras. Comme c'était le fameux Philippe, de Saint-Sébastien, lequel est plus intelligent que tous les autres, et qui conduit d'ordinaire les personnes de qualité à Madrid, il s'attira une compassion générale, et nous demeurâmes très-longtemps à le tirer du très-haut endroit où il était tombé; Don Fernand de Tolède eut la charité de lui donner sa litière. La nuit vint promptement, et nous nous en serions consolés si nous eussions pu revenir à Burgos, mais il était impossible; les chemins n'étaient pas moins couverts de neige de ce côté-là que de tous les autres. Ainsi nous nous arrêtâmes à Madrigalesco, qui n'a pas douze maisons, et je puis dire que nous y fûmes assiégés sans avoir des ennemis. Cette aventure ne laissa pas de nous donner quelque inquiétude, bien que nous eussions apporté des provisions pour plusieurs jours.

La plus considérable maison du village était à demi découverte, et il y avait peu que j'y étais logée lorsqu'un vénérable vieillard me demanda de la part d'une dame qui venait d'arriver. Il me fit un compliment et me dit qu'elle avait appris que c'était le seul lieu où l'on pouvait être moins incommodé; qu'ainsi elle me priait de lui permettre qu'elle s'y retirât avec moi. Il ajouta, que c'était une personne de qualité d'Andalousie; qu'elle était veuve depuis peu, et qu'il avait l'honneur d'être à elle.

Un de nos chevaliers nommé Don Estève de Carvajal, qui est du même pays, ne manqua pas de demander son nom au vieux gentilhomme, qui lui dit que c'était la marquise de Los-Rios[36]. A ce nom, il se tourna vers moi et m'en parla comme d'une personne dont le mérite et la naissance étaient également distingués; j'acceptai avec plaisir cette bonne compagnie. Elle vint aussitôt dans sa litière, dont elle n'était pas descendue, parce qu'elle n'avait trouvé aucune maison où l'on pût la recevoir.

Son habit me parut fort singulier. Il fallait être aussi belle qu'elle était pour y conserver des charmes. Elle avait une coiffe d'une étoffe noire, la jupe de même, et par-dessus une manière de surplis de toile de batiste qui lui descendait plus bas que les genoux; les manches étaient longues, serrées au bras, et tombaient jusque sur les mains. Ce surplis s'attachait sur le corps, et comme il n'était pas plissé par devant, il semblait que c'était une bavette. Elle portait sur sa tête un morceau de mousseline qui lui entourait le visage, et l'on aurait cru que c'était une guimpe de religieuse, sauf qu'il était trop chiffonné et trop clair. Il couvrait sa gorge et descendait plus bas que le bord du corps de jupe.

Il ne lui paraissait aucuns cheveux, ils étaient tous cachés sous cette mousseline. Elle portait une grande mante de taffetas noir, qui la couvrait jusqu'aux pieds; et, par-dessus cette mante, elle avait un chapeau dont les bords étaient fort larges, attaché sous le menton avec des rubans de soie. On me dit qu'elles ne portent ce chapeau que lorsqu'elles sont en voyage.

Tel est l'habit des veuves et des dueñas, habit qui n'est pas supportable à mes yeux; et si l'on rencontrait la nuit une femme vêtue ainsi, je suis persuadée que l'on pourrait en avoir peur, sans être trop poltron. Cependant il faut avouer que cette jeune dame était d'une beauté admirable avec ce vilain deuil. On ne le quitte jamais, à moins que l'on ne se remarie, et par toutes les choses qu'il faut que les veuves observent en ce pays-ci, on les contraint de pleurer la mort d'un époux qu'elles n'ont quelquefois guère aimé vivant[37].

J'ai appris qu'elles passent la première année de leur deuil dans une chambre toute tendue de noir, où l'on ne voit pas un seul rayon de soleil; elles sont assises les jambes en croix sur un petit matelas de toile de Hollande. Quand cette année est finie, elles se retirent dans une chambre tendue de gris. Elles ne peuvent avoir ni tableaux, ni miroirs, ni cabinets, ni belles tables, ni aucuns meubles d'argent. Elles n'osent porter de pierreries, et moins encore de couleurs. Quelque modestes qu'elles soient, il faut qu'elles vivent si retirées, qu'il semble que leur âme est déjà dans l'autre monde. Cette grande contrainte est cause que plusieurs dames qui sont très-riches, et particulièrement en beaux meubles, se remarient pour avoir le plaisir de s'en servir.

Après les premiers compliments, je m'informai de la belle veuve où elle allait; elle me dit qu'il y avait longtemps qu'elle n'avait vu une amie de sa mère qui était religieuse à Las Huelgas de Burgos, qui est une abbaye célèbre où il y a cent cinquante religieuses, la plupart filles de princes, de ducs et de titulados[38]. Elle ajouta que l'abbesse est dame de quatorze grosses villes, et de plus de cinquante autres places où elle établit des gouvernements et des magistrats; qu'elle est supérieure de dix-sept couvents, confère plusieurs bénéfices et dispose de douze commanderies, en faveur de qui il lui plaît. Elle me dit qu'elle avait dessein de passer quelque temps dans un monastère. Pourrez-vous, Madame, lui dis-je, vous accoutumer à une vie aussi retirée que l'est celle d'un couvent? Il ne me sera pas difficile, dit-elle, je crois même que je voyais moins de monde chez moi que je n'en verrai là; et en effet, excepté la clôture, ces religieuses ont beaucoup de liberté. Ce sont d'ordinaire les plus belles filles d'une maison qu'on y met. Ces pauvres enfants y entrent si jeunes, qu'elles ne connaissent, ni ce qu'on leur fait quitter, ni ce qu'on leur fait prendre dès l'âge de six à sept ans, et même plus tôt. On leur fait faire des vœux: bien souvent c'est le père ou la mère, ou quelque proche parente, qui les prononcent pour elles, pendant que la petite victime s'amuse avec des confitures et se laisse habiller comme on veut. Le marché tient néanmoins, il ne faut pas songer à s'en dédire: mais à cela près, elles ont tout ce qu'elles peuvent souhaiter dans leur condition. Il y en a, à Madrid, que l'on appelle les Dames de Saint-Jacques. Ce sont proprement des chanoinesses qui font leurs preuves comme les chevaliers de cet ordre. Elles portent, comme eux, une épée faite en forme de croix, brodée de soie cramoisie; elles en ont sur leurs scapulaires et sur leurs grands manteaux qui sont blancs. La maison de ces Dames est magnifique; toutes celles qui les vont voir y entrent sans difficulté. Leurs appartements sont très-beaux; elles ne sont pas moins bien meublées qu'elles le seraient dans le monde. Elles jouissent de très-grosses pensions, et chacune d'elles a trois ou quatre femmes pour la servir. Il est vrai qu'elles ne sortent jamais, et ne voient leurs plus proches parents qu'au travers de plusieurs grilles. Cela ne plairait peut-être pas dans un autre pays, mais en Espagne on y est accoutumé[39].

Il y a même des couvents où les religieuses voient plus de cavaliers que les femmes qui sont dans le monde. Elles ne sont aussi guère moins galantes. L'on ne peut avoir plus d'esprit et de délicatesse qu'elles en ont: et comme je vous l'ai dit, Madame, la beauté y règne plus qu'ailleurs; mais il faut convenir qu'il s'en trouve parmi elles qui ressentent bien vivement d'avoir été sacrifiées de si bonne heure. Elles regardent les plaisirs qu'elles n'ont jamais goûtés comme les seuls qui peuvent faire le bonheur de la vie. Elles passent la leur dans un état digne de pitié, disant toujours qu'elles ne sont là que par force, et que les vœux qu'on leur fait prononcer à cinq ou six ans, doivent être regardés comme des jeux d'enfants.

Madame, lui dis-je, il aurait été grand dommage que vos proches vous eussent destinée à vivre ainsi; et l'on peut juger, en vous voyant, que toutes les belles Espagnoles ne sont pas religieuses. Hélas! Madame, dit-elle, en poussant un soupir, je ne sais ce que je voudrais être. Il semble que j'aie l'esprit fort mal tourné de n'être pas contente de ma fortune; mais on a quelquefois des peines que toute la raison ne saurait surmonter. En achevant ces mots, elle attacha ses yeux contre terre, et elle s'abandonna tout à coup à une si profonde rêverie, qu'il me fut aisé de juger qu'elle avait de grands sujets de déplaisir; quelque curiosité que j'eusse de les apprendre; il y avait si peu que nous étions ensemble, que je n'osai la prier de me donner ce témoignage de sa confiance, et, pour la tirer de la mélancolie où elle était, je la priai de me dire des nouvelles de la cour d'Espagne, puisqu'elle venait de Madrid. Elle fit effort sur elle-même pour se remettre un peu; elle nous dit que l'on avait fait de grandes illuminations et beaucoup de réjouissances à la fête de la Reine mère; que le Roi avait envoyé un des gentilshommes de sa chambre à Tolède pour lui faire des compliments de sa part; mais que ces belles apparences n'avaient pas empêché que le marquis de Mancera, majordome de la Reine, n'eût reçu ordre de se retirer à vingt lieues de la cour, ce qui avait fort chagriné cette princesse. Elle nous apprit que la flotte qui portait des troupes en Galice avait malheureusement péri sur les côtes du Portugal; que la petite duchesse de Terra-Nova devait épouser Don Nicolo de Pignatelli, prince de Monteleon, son oncle[40]; que le marquis de Leganez avait refusé la vice-royauté de Sardaigne, parce qu'il était amoureux d'une belle personne qu'il ne pouvait se résoudre à quitter; que Don Carlos Omodeï, marquis d'Almonazid, était malade à l'extrémité, de désespoir de ce qu'on lui refusait le traitement de grand d'Espagne qu'il prétend, pour avoir épousé l'héritière de la maison et du grandat de Castel-Rodrigue[41]; et que, ce qui l'affligeait le plus sensiblement, c'est que Don Aniel de Gusman, premier mari de cette dame, avait joui de cet honneur, de manière qu'il regardait les difficultés que l'on faisait comme attachées à sa personne, et que c'était un nouveau sujet de chagrin pour lui. En vérité, Madame, lui dis-je, il m'est difficile de comprendre comme un homme de cœur peut s'abattre si fortement pour des choses de cette nature; tout ce qui n'attaque ni l'homme ni la réputation ne doit point être mortel. L'on n'a pas une ambition si réglée en Espagne, reprit la belle veuve en souriant; et, comme vous voyez, Madame, en voilà une preuve.

Don Frédéric de Cardone, qui s'intéressait beaucoup pour le duc de Medina-Celi, lui en demanda des nouvelles. Le Roi, lui dit-elle, vient de le faire président du Conseil des Indes. La Reine mère a écrit au Roi, sur le bruit qui court qu'il se veut marier, qu'elle est surprise que les choses soient déjà aussi avouées qu'elles le sont, et qu'il ne lui en ait point fait part. Elle ajoute, dans sa lettre, qu'elle lui conseillait, en attendant que tout fût prêt pour cette cérémonie, d'aller faire un voyage en Catalogne et en Aragon: Don Juan d'Autriche en comprend assez la nécessité, et il presse le Roi de partir pour contenter les peuples d'Aragon, en leur promettant, par serment, selon la coutume des nouveaux Rois, de leur conserver leurs anciens priviléges. Est-ce, Madame, lui dis-je en l'interrompant, que les Aragonais ont d'autres priviléges que les Castillans? Oui, reprit-elle, ils en ont d'assez particuliers; et comme vous êtes étrangère, je crois que vous serez bien aise que je vous en informe. Voici ce que j'en ai appris.

La fille du comte Julien, nommée Cava, était une des plus belles personnes du monde. Le roi Don Rodrigue prit une passion si violente pour elle, que son amour n'ayant plus de bornes, son emportement n'en eut point aussi. Le père, qui était alors en Afrique, informé de l'outrage fait à sa fille, qui ne respirait que vengeance, traita avec les Maures, et leur fournit les moyens d'entrer dans l'Espagne (cela arriva en 1214, après la bataille donnée le jour de Saint-Martin, où Don Rodrigue perdit la vie; d'autres disent qu'il s'enfuit en Portugal, et qu'il y mourut dans une ville appelée Viscii)[42], et d'y faire, pendant le cours de plusieurs siècles, tous les désordres dont l'histoire parle amplement.

Les Aragonais furent les premiers qui secouèrent le joug de ces barbares, et ne trouvant plus parmi eux aucun prince de la race des Rois goths, ils convinrent d'en élire un, et jetèrent les yeux sur un seigneur du pays, appelé Garci Ximenès. Mais, comme ils étaient les maîtres de lui imposer des lois, et qu'il se trouvait encore trop heureux de leur commander sous quelque condition qu'ils voulussent lui obéir, ces peuples donnèrent des bornes bien étroites à son pouvoir.

Ils convinrent entre eux qu'aussitôt que le monarque dérogerait à quelques-unes des lois, il perdrait absolument son pouvoir, et qu'ils seraient en droit d'en choisir un autre, quand bien même il serait païen; et pour l'empêcher de violer leurs priviléges et les défendre contre lui au péril de la vie, ils établirent un magistrat souverain qu'ils nommèrent le Justicia, lequel devait être commis pour veiller à la conduite du Roi, des juges et du peuple; mais, la puissance d'un souverain étant propre à intimider un simple particulier, ils voulurent, pour affermir le Justicia dans ses fonctions, qu'il ne put être condamné ni en sa personne, ni en ses biens, que par une assemblée complète des états qu'on nomme les Cortès.

Ils ajoutèrent encore que, si le Roi oppressait quelqu'un de ses sujets, les grands et les notables du royaume pourraient s'assembler pour empêcher qu'on ne lui payât rien de ses domaines, jusqu'à ce que l'innocent fût justifié, ou qu'il fût rentré dans son bien. Le Justicia devait tenir la main à toutes ces choses; et pour faire sentir de bonne heure à Garci Ximenès le pouvoir que cet homme avait sur lui, ils l'élevèrent sur une espèce de trône et voulurent que le Roi, ayant la tête nue, se mît à genoux devant lui, pour faire serment, entre ses mains, de garder leurs priviléges. Cette cérémonie achevée, ils le reconnurent pour leur souverain, mais d'une manière aussi bizarre que peu respectueuse; car au lieu de lui promettre fidélité et obéissance, ils lui dirent: Nous qui valons autant que vous, nous vous faisons notre Roi et Seigneur, à condition que vous garderez nos priviléges et franchises, autrement nous ne vous reconnaissons point[43].

Le Roi Don Pedro, dans la suite du temps, étant parvenu à la couronne, trouva que cette coutume était indigne de la grandeur royale, et elle lui déplut à tel point que par son autorité, par ses prières et par les offres qu'il fit d'accorder plusieurs beaux priviléges au royaume, il obtint que celui-là serait aboli dans l'assemblée des états. L'on en passa le consentement général, que l'on écrivit, et qui lui fut présenté. Aussitôt qu'il eut le parchemin, il tira son poignard et se perça la main, disant qu'il était bien juste qu'une loi qui donnait aux sujets la liberté d'élire leur souverain s'effaçât avec le sang du souverain. On voit encore aujourd'hui sa statue dans la salle de la Députation de Saragosse. Il tient le poignard d'une main, le privilége de l'autre[44]. Les derniers Rois n'en ont pas été si religieux observateurs que les premiers.

Mais il y a une loi qui subsiste encore, et qui est fort singulière; c'est la loi de la manifestation: elle porte que, si un Aragonais a été mal jugé, en consignant cinq cents écus, il ne peut faire sa plainte devant le Justicia, lequel est obligé, après une exacte perquisition, de faire punir celui qui n'a pas jugé équitablement; et, s'il manque, l'oppressé a recours aux états du royaume, qui s'assemblent et nomment neuf personnes de leurs corps, c'est-à-dire des grands, des ecclésiastiques, de la petite noblesse, et des communautés. On en prend trois du premier corps et deux de chacun des autres: mais il est à remarquer qu'ils choisissent les plus ignorants pour juger les plus habiles de la robe, soit pour leur faire plus de honte de leur faute, ou, comme ils le disent, que la justice doit être si claire, que les paysans mêmes, et ceux qui en savent le moins, puissent la connaître sans le secours de l'éloquence. On assure aussi que les juges tremblent quand ils prononcent un arrêt, craignant que ce n'en soit un pour eux-mêmes, pour la perte de leur vie ou de leurs biens, s'ils y commettent la moindre erreur, soit par malice ou par inapplication. Hélas! que si cette coutume était établie partout, on verrait de changements avantageux!

Cependant, ce qui n'est pas moins singulier, c'est que la justice demeure toujours souveraine, et, bien que l'on punisse rigoureusement le mauvais juge de son arrêt, il ne laisse pas de subsister dans toute sa force et d'être exécuté. S'il s'agit de la mort d'un malheureux, malgré son innocence reconnue, on le fait mourir; les juges sont exécutés à ses yeux. Voilà une faible consolation. Si le juge accusé a bien fait sa charge, celui qui s'en était plaint laisse les cinq cents écus qu'il avait consignés: mais, dût-il perdre cent mille livres de rente par l'arrêt dont il se plaint, l'arrêt, dis-je, demeure pour bon, et l'on ne condamne le juge qu'à lui payer cinq cents écus; le reste du bien de ce juge est confisqué au profit du Roi, ce qui est, à mon avis, une autre injustice; car, enfin, l'on devrait avant toutes choses récompenser celui qui perd par un méchant arrêt.

Ces mêmes peuples ont la coutume de distinguer par le supplice le crime qu'on a commis. Par exemple, un cavalier qui en a tué un autre en duel (car il est défendu de s'y battre), on lui tranche la tête par devant, et celui qui a assassiné, on la lui tranche par derrière; c'est pour faire connaître celui qui s'est conduit en galant homme ou en traître[45].

Elle ajouta qu'à parler en général des Aragonais, ils avaient un orgueil naturel qu'il était difficile de réprimer; mais aussi que, pour leur rendre justice, on devait convenir qu'il se trouvait parmi eux une élévation d'esprit, un bon goût et des sentiments si nobles, qu'ils se distinguaient avec avantage de tous les autres sujets du Roi d'Espagne; qu'ils n'avaient jamais manqué de grands hommes, depuis leur premier Roi jusqu'à Ferdinand, et qu'ils en comptaient un nombre si surprenant, qu'il paraissait y entrer beaucoup d'exagération; qu'il était vrai cependant qu'ils s'étaient rendus fort recommandables par leur valeur et par leur esprit.

Qu'au reste, leur terrain était si peu fertile, qu'excepté quelques vallées qu'on arrosait avec des canaux, dont l'eau venait de l'Èbre, le reste était si sec et si sablonneux, que l'on n'y trouvait que de la bruyère et des rochers; que la ville de Saragosse était grande, les maisons plus belles qu'à Madrid, les places publiques ornées d'arcades; que la rue Sainte, où l'on faisait le cours, était si longue et si large, qu'elle pouvait passer pour une grande et vaste place; que l'on y voyait les palais de plusieurs seigneurs; que celui de Castelmorato était un des plus agréables; que la voûte de l'église de Saint-François surprenait tout le monde, parce qu'étant d'une largeur extraordinaire, elle n'est soutenue d'aucun pilier; que la ville n'était pas forte, mais que les habitants en étaient si braves, qu'ils suffisaient pour la défendre; qu'elle n'a point de fontaine, et que c'est un de ses plus grands défauts; que l'Èbre n'y portait point de bateaux, à cause que cette rivière est remplie de rochers très-dangereux: qu'au reste, l'archevêché valait soixante mille écus de rente; que la vice-royauté n'était d'aucun revenu, et que c'était un poste fort honorable, où il ne fallait que de grands seigneurs en état de faire de la dépense pour soutenir leur rang, et pour soumettre des peuples qui étaient naturellement fiers et impérieux, point affables aux étrangers, et si peu prévenants, qu'ils aimeraient mieux rester seuls toute leur vie dans leurs maisons, que de faire les premières démarches pour s'attirer quelque connaissance nouvelle; qu'il y avait une sévère Inquisition dont le bâtiment était magnifique, et un parlement très-rigide; que cela n'empêche pas qu'il ne sorte de ce royaume des compagnies de voleurs, appelés bandoleros[46], qui se répandent par toute l'Espagne et qui font peu de quartier aux voyageurs; qu'ils enlèvent quelquefois des filles de qualité, qu'ils mettent ensuite à rançon, pour que leurs parents les rachètent; mais que, lorsqu'elles sont belles, ils les gardent, et que c'est le plus grand malheur qui puisse leur arriver, parce qu'elles passent leur vie avec les plus méchantes gens du monde, qui les retiennent dans des cavernes effroyables, ou qui les mènent à cheval avec eux; qu'ils en ont une jalousie si furieuse, qu'un de leurs capitaines, ayant été attaqué depuis peu par des soldats que l'on avait envoyés dans les montagnes pour les prendre, étant blessé à mort, et ayant avec lui sa maîtresse, qui était de la maison du marquis de Camaraza, grand d'Espagne; lorsqu'elle le vit si mal, elle ne songea qu'à profiter de ce moment pour se sauver; mais que, s'en étant aperçu, tout mourant qu'il était, il l'arrêta par les cheveux et lui plongea son poignard dans le sein, ne voulant pas, disait-il, qu'un autre possédât un bien qui lui avait été si cher: c'est ce qu'il avoua lui-même aux soldats qui le trouvèrent et qui virent ce triste spectacle.

La belle marquise de Los-Rios se tut en cet endroit, et je la remerciai autant que je devais, de la bonté qu'elle avait eue de m'apprendre des choses si curieuses, et que j'aurais peut-être ignorées toute ma vie sans elle. «Je ne pensais pas, Madame, me dit-elle, que vous me dussiez des remercîments, et je craignais bien plutôt d'avoir mérité des reproches pour une conversation si longue et si ennuyeuse; mais c'est un défaut dans lequel on tombe, même sans s'en apercevoir, lorsqu'on raconte quelque événement extraordinaire.»

Je ne voulus point souffrir qu'elle me quittât pour manger ailleurs, et je l'obligeai de coucher avec moi, parce qu'elle n'avait pas son lit. Un procédé si franc et si honnête l'engagea de me vouloir du bien. Elle m'en assura en des termes si tendres, que je n'en pus douter; car je dois vous dire que les Espagnoles sont plus caressantes que nous, et qu'elles ont, pour ce qu'il leur plaît, des manières bien plus touchantes et bien plus délicates que les nôtres.

«Enfin, je ne puis m'empêcher de lui dire que si elle avait pour moi l'amitié dont elle me flattait, elle aurait aussi la complaisance de m'informer de ce qui lui faisait de la peine, que je l'avais entendue soupirer la nuit; qu'elle était rêveuse et mélancolique, et que si elle pouvait trouver quelque soulagement à partager ses chagrins avec moi, je m'offrais de lui servir de fidèle amie. Elle m'embrassa d'un air fort tendre, et me dit, que sans différer d'un moment, elle allait satisfaire ma curiosité; c'est ce qu'elle fit en ces termes:

«Puisque vous me voulez connaître, Madame, il faut que, sans rien vous déguiser, je vous avoue toutes mes faiblesses, et que par ma sincérité je mérite une curiosité aussi obligeante qu'est la vôtre.

»Je ne suis pas d'une naissance qui me distingue dans le monde; mon père se nommait Davila, il n'était que banquier; mais il était estimé et il avait du bien. Nous sommes de Séville, capitale de l'Andalousie, et nous y avons toujours demeuré. Ma mère savait le monde, elle voyait beaucoup de personnes de qualité, et, comme elle n'avait que moi d'enfant, elle m'élevait avec de grands soins; on trouvait que j'y répondais assez, et j'avais le bonheur que l'on ne me voyait guère sans me vouloir du bien.

»Nous avions deux voisins qui venaient fort souvent dans notre maison; ils étaient agréablement reçus de mon père et de ma mère. Leur condition n'avait aucun rapport: l'un était le marquis de Los-Rios, homme riche et de grande naissance, il était veuf et d'un âge avancé; l'autre était le fils d'un gros marchand qui trafiquait aux Indes; il était jeune et bien fait; il avait de l'esprit, et toutes ses manières le distinguaient avantageusement. Il s'appelait Mendez. Il ne fut pas longtemps sans s'attacher à moi avec une si forte passion, qu'il n'y avait rien qu'il ne fît pour me plaire et pour m'engager à quelque retour.

»Il se trouvait dans tous les endroits où j'allais; il passait des nuits entières sous mes fenêtres, pour y chanter des paroles qu'il avait composées pour moi, qu'il accompagnait fort bien de sa harpe, ou pour m'y donner des concerts; en un mot, il ne négligeait rien de tout ce qui pouvait me faire connaître sa passion.

»Mais voyant que ses empressements n'avaient pas tout l'effet qu'il en attendait, et ayant passé un assez long temps de cette manière, sans oser me parler de sa tendresse, il résolut enfin de profiter de la première occasion qu'il pourrait rencontrer pour m'en entretenir.

»Je l'évitais depuis une conversation que j'avais eue avec une de mes amies, qui avait bien plus d'expérience et d'usage du monde que moi. J'avais senti que la présence de Mendez me donnait de la joie, que mon cœur avait une émotion pour lui qu'il n'avait point pour les autres; que lorsque ses affaires ou nos visites l'empêchaient de me voir, j'étais inquiète, et comme j'aimais cette belle fille tendrement et que je lui étais chère, elle avait remarqué que j'étais moins gaie qu'à l'ordinaire, et que mes yeux quelquefois s'attachaient avec attention sur Mendez. Un jour qu'elle m'en faisait la guerre, je lui dis avec une naïveté assez agréable: «Ne me refusez pas, ma chère Henriette, de me définir les sentiments que j'ai pour Mendez. Je ne sais encore si je dois les craindre et si je ne dois point m'en défendre; mais je sens bien que j'y aurais beaucoup de peine, et qu'ils me font du plaisir.» Elle se prit à rire, elle m'embrassa et me dit: «Ma chère enfant, n'en doutez point, vous aimez.—J'aime, m'écriai-je avec effroi. Ah! vous me trompez, je ne veux point aimer, je ne veux point aimer.—Cela ne dépend pas toujours de nous, continua-t-elle d'un air plus sérieux, notre étoile en décide avant notre cœur; mais au fond, qu'est-ce qui vous épouvante si fort? Mendez est d'une condition proportionnée à la vôtre, il a du mérite, il est bien fait, et si ses affaires continuent d'avoir un succès aussi favorable qu'elles ont eu jusqu'à présent, vous pouvez espérer d'être heureuse avec lui.—Et qui m'a dit, repris-je en l'interrompant, qu'il sera heureux avec moi, et même qu'il y pense?—Oh! je vous en réponds, me dit-elle; tout ce qu'il fait a ses vues, et l'on ne passe pas les nuits sous les fenêtres et les jours à suivre une personne indifférente.»

»Après quelque autre discours de cette nature, elle me quitta, et je fis dessein, malgré la répugnance que j'y sentais, de ne plus donner lieu à Mendez de me parler en particulier.

»Mais un soir que je me promenais dans le jardin, il vint m'y trouver. Je fus embarrassée, de me voir seule avec lui, et il eut lieu de le remarquer sur mon visage et à la manière dont je le recevais. Cela ne put le détourner du dessein qu'il avait fait de m'entretenir. «Que je suis heureux, belle Marianne, me dit-il, de vous trouver seule: mais que dis-je, heureux! Peut-être que je me trompe, et que je dois craindre que vous ne vouliez pas apprendre un secret que je veux vous confier.—Je suis encore si jeune, lui dis-je en rougissant, que je ne vous conseille pas de me rien dire, à moins que vous ne vouliez que j'en fasse part à mes amis.—Hé quoi! continua-t il, si je vous avais dit que je vous adore, que tout mon repos dépend des dispositions que vous avez pour moi; que je ne saurais plus vivre sans quelque certitude que je pourrai vous plaire un jour, le diriez-vous à vos amies?—Non, lui dis-je avec beaucoup d'embarras, je regarderais cette confidence comme une raillerie, et ne voulant pas la croire, je ne voudrais pas hasarder de la laisser croire à d'autres.»

»L'on nous interrompit comme j'achevais ces mots; il me parut qu'il n'était guère content de ce que je lui avais répondu, et, peu de temps après, il trouva l'occasion de m'en faire des reproches.

»Je ne pus les soutenir, et j'écoutai favorablement le penchant que j'avais pour lui; tout avait à mon gré une grâce particulière dans sa bouche, et il n'eut guère de peine à me persuader qu'il m'aimait plus que toutes les choses du monde.

»Cependant le marquis de Los-Rios me trouvait si bien élevée, et toutes mes manières lui revenaient si fort, qu'il s'attacha uniquement à me plaire. Il avait de la délicatesse et ne pouvait se résoudre de ne me devoir qu'à la seule autorité de mes parents. Il comprenait assez qu'ils recevraient comme un honneur les intentions qu'il avait pour moi; mais il voulait que j'y consentisse avant que de s'adresser à eux.

»Dans cette pensée, il me parla un jour, et me dit tout ce qu'il put imaginer de plus engageant. Je lui témoignai que je me ferais toujours un devoir indispensable d'obéir à mon père, que cependant nos âges étaient si différents, que je lui conseillais de ne point songer à moi; que j'aurais une éternelle reconnaissance des sentiments avantageux qu'il avait pour moi; que je lui accorderais toute mon estime, mais que je ne pouvais disposer que de cela en sa faveur. Après m'avoir entendue, il fut quelque temps sans parler, et prenant tout d'un coup une résolution fort généreuse: «Aimable Marianne, me dit-il, vous auriez pu me rendre le plus heureux homme du monde, et si vous aviez de l'ambition, je pourrais aussi la satisfaire; cependant vous me refusez, vous souhaitez d'être à un autre, j'y consens; j'ai trop d'amour pour balancer entre votre satisfaction et la mienne; je vous en fais donc un entier sacrifice, et je me retire pour jamais.» En achevant ces mots, il me quitta, et me parut si affligé, que je ne pus m'empêcher d'en être touchée.

»Mendez arriva peu après et me trouva triste. Il me pressa si fort de lui en apprendre la cause, que je ne pus lui refuser cette preuve de ma complaisance. Un autre que lui m'aurait eu une sensible obligation de l'exclusion que je venais de donner à son rival; mais bien loin de m'en tenir compte, il me dit qu'il voyait dans mes yeux que je regrettais déjà un amant qui pouvait me mettre dans un rang plus élevé que lui, et qu'il y avait bien de la cruauté dans mon procédé. J'essayai inutilement de lui faire connaître l'injustice du sien; quoi que je puisse lui dire, il continua de me reprocher mon inconstance. Je restai surprise et chagrine de cette manière d'agir, et je demeurai plusieurs jours sans vouloir lui parler.

»Il fit enfin réflexion qu'il n'avait pas de sujet de se plaindre; il vint me trouver, il me demanda pardon et me témoigna beaucoup de déplaisir de n'avoir pas été le maître de sa jalousie. Il s'excusa, comme font tous les amants, sur la force de sa passion. J'eus tant de faiblesse, que je voulus bien oublier la peine qu'il m'avait causée. Nous nous raccommodâmes, et il continua de me rendre des soins fort empressés.

»Son père ayant appris la passion qu'il avait pour moi, crut qu'il ne pourrait lui procurer un mariage plus convenable; il lui en parla et vint ensuite trouver mon père pour lui en faire la proposition. Ils étaient amis depuis longtemps, il fut agréablement écouté, et il lui accorda avec plaisir ce qu'il souhaitait.

»Mendez vint m'en apprendre la nouvelle avec des transports qui auraient semblé ridicules à tout autre qu'à une maîtresse. Ma mère m'ordonna d'avoir pour lui des égards; elle me dit que cette affaire m'était avantageuse, et qu'aussitôt que la flotte des Indes serait arrivée, où il avait un intérêt très-considérable, on conclurait le mariage.

»Pendant que ces choses se passaient, le marquis de Los-Rios était retiré dans une de ses terres, où il ne voyait presque personne. Il menait une vie languissante qui le tuait; il m'aimait toujours, et s'empêchait de me le dire et de se soulager par cet innocent remède. Enfin, son corps ne put résister à l'accablement de son esprit, il tomba dangereusement malade; et sachant des médecins qu'il n'y avait pas d'espérance pour lui, il fit un effort pour m'écrire la lettre du monde la plus touchante, et il m'envoya en même temps une donation de tout son bien, au cas qu'il mourût. Ma mère se trouva dans ma chambre lorsqu'un gentilhomme me présenta ce paquet de sa part; elle voulut savoir ce qu'il contenait.

»Je ne pus donc, à ce moment, m'empêcher de lui dire ce qui s'était passé, et nous fûmes l'une et l'autre dans la dernière surprise de l'extrême générosité du marquis. Elle lui manda que j'irais, avec ma famille, le remercier d'une libéralité que je n'avais point méritée, et en particulier elle me reprit fortement de lui avoir fait un mystère d'une chose que j'aurais dû lui dire sur-le-champ. Je me jetai à ses genoux, je m'excusai le moins mal qu'il me fut possible, et je lui témoignai tant de douleur de lui avoir déplu, qu'elle me pardonna facilement. Au sortir de ma chambre, elle fut trouver mon père, et lui ayant appris tout ce qui s'était passé, ils résolurent d'aller, le lendemain, voir le marquis, et de m'y mener.

»Je le dis le soir à Mendez, et la crainte que j'avais qu'enfin mes parents ne me voulussent faire épouser ce vieillard, si par hasard il échappait de sa maladie; quelque touchée que je lui parusse, il s'emporta si fort, et il me fit de si grands reproches, qu'il fallait l'aimer autant que je l'aimais pour ne pas rompre avec lui. Mais il avait un tel ascendant sur mes volontés, qu'encore qu'il fût le plus injuste de tous les hommes, je croyais qu'il fût le plus raisonnable.

»Nous fûmes chez le marquis de Los-Rios; sa maison de campagne n'est qu'à deux lieues de Séville. Tout mourant qu'il était, il nous reçut avec tant de joie, qu'il nous fut aisé de la remarquer. Mon père lui témoigna son déplaisir de le trouver dans un état si pitoyable; il lui fit ses remercîments pour la donation qu'il m'avait faite et l'assura que s'il trouvait quelque prétexte honnête et plausible, il romprait avec Mendez, auquel il avait donné sa parole; que s'il pouvait y réussir, il la lui engageait; que je ne serais jamais à d'autre qu'à lui. Il reçut cette assurance comme il aurait pu recevoir sa parfaite félicité; mais il connut bien la douleur que j'en ressentais. Je devins pâle, mes yeux se couvrirent de larmes, et lorsque nous le quittâmes, il me pria de m'approcher de lui. Il me dit d'une voix mourante: «Ne craignez rien, belle Marianne, je vous aime trop pour vous déplaire; vous serez à Mendez, puisque Mendez a touché votre cœur.» Je lui dis que je n'avais point de penchant particulier pour lui, que l'on m'avait ordonné de le regarder comme un homme qui devait être mon époux, et qu'enfin je le priais de guérir.

»Il me semble que c'était la moindre démarche que je pouvais faire pour une personne à qui j'avais de si grandes obligations. Il en parut assez satisfait, et faisant un effort pour prendre ma main et la baiser: «Souvenez-vous, au moins, me dit-il, que vous m'ordonnez de vivre, et que ma vie étant votre ouvrage, vous serez obligée de la conserver.»

»Nous revînmes le soir, et l'impatient Mendez nous attendait pour me faire de nouveaux reproches. Je les pris, à mon ordinaire, comme des preuves de sa passion; et après m'être justifiée, je lui demandai si l'on n'avait point quelque nouvelle de la flotte. «Hélas! me dit-il, mon père en a reçu qui me désespèrent; je n'ose vous les apprendre.—Avez-vous quelque chose de caché pour moi, lui dis-je en le regardant tendrement, et pouvez-vous croire que je me démente à votre égard?—Je suis trop heureux, reprit-il, que vous ayez des dispositions si favorables, et comme, en effet, je ne puis avoir rien de secret pour vous, il faut que je vous avoue que le galion dans lequel nous avions tout notre bien s'est entr'ouvert et a échoué contre la côte.

»La plus grande partie de sa charge est perdue; mais j'y serais bien moins sensible, quelque intérêt que j'y aie, si je n'envisageais pas la suite des malheurs que cette perte me prépare. Votre présence aura rendu la santé au marquis de Los-Rios; l'on sait dans votre famille ses sentiments pour vous: il est riche et grand seigneur; je deviens misérable, et si vous m'abandonnez, ma chère Marianne, je n'aurai plus d'espoir que dans une prompte mort.» Je fus pénétrée de douleur à des nouvelles si affligeantes; je pris une de ses mains, et la serrant dans les miennes, je lui dis: «Mon cher Mendez, ne croyez point que je sois capable de vous aimer et de changer par les effets de votre bonne ou de votre mauvaise fortune. Si vous êtes capable de faire un effort pour lui résister, croyez aussi que j'en serai capable. J'en atteste le ciel, continuai-je, et pourvu que vous m'aimiez et que vous me soyez fidèle, je veux bien qu'il me punisse si jamais je change.»

»Il me témoigna toute la sensibilité qu'il devait à des assurances si touchantes, et nous résolûmes de ne pas divulguer cet accident.

»Je me retirai fort triste, et m'enfermai dans mon cabinet, rêvant aux suites que pourrait avoir la perte de tant de biens. J'y étais encore, lorsque j'entendis frapper doucement contre les jalousies qui fermaient ma fenêtre (car j'étais logée dans un appartement bas); je m'approchai, et je vis Mendez au clair de la lune. «Que faites-vous ici à l'heure qu'il est, lui dis-je?—Hélas! me dit-il, je veux essayer de vous parler avant que de m'en aller.

»Mon père vient encore de recevoir des nouvelles du galion; il veut que je parte tout à l'heure, et que j'aille où il est échoué, pour tâcher d'en sauver quelque chose; il y a fort loin d'ici et je vais être un temps considérable sans vous voir. Ah! ma chère Marianne, pendant tout ce temps, me tiendrez-vous ce que vous m'avez promis? Puis-je espérer que ma chère maîtresse me sera fidèle?—Si vous le pouvez espérer, dis-je en l'interrompant. Mendez, que vous ai-je fait pour le mettre en doute? Oui, continuai-je, je vous aimerai, fussiez-vous le plus infortuné de tous les hommes.»

»Ce serait abuser de votre patience, Madame, que de vous raconter tout ce que nous nous dîmes dans cette douloureuse séparation; et bien qu'il n'y parût aucun danger, nos cœurs se saisirent à tel point, que nous avions déjà un pressentiment des disgrâces qui nous devaient arriver. Le jour approchait, et il fallut enfin nous dire adieu; je lui vis répandre des larmes, et j'étais toute mouillée des miennes.

»Je me jetai sur mon lit, roulant dans mon esprit mille tristes pensées, et je parus le lendemain si abattue, que mon père et ma mère eurent peur que je ne tombasse dangereusement malade.

»Le père de Mendez les vint voir, pour excuser son fils de ce qu'il était parti sans prendre congé d'eux. Il ajouta qu'il s'agissait d'une affaire si pressée, qu'elle ne lui avait pas laissé un moment à sa disposition. A mon égard, Madame, je n'avais plus de joie, je n'étais sensible à rien, et si quelque chose pouvait me soulager, c'était la conversation de ma chère Henriette, avec qui je me plaignais en liberté de la longue absence de Mendez.

»Cependant le marquis de Los-Rios était hors de danger, et mon père l'allait voir souvent. Je remarquai un jour beaucoup d'altération sur le visage de ma mère: elle et mon père furent longtemps enfermés avec des religieux qui les étaient venus trouver, et après avoir conféré ensemble, ils me firent appeler, sans que je pusse en deviner la cause.

»J'entrai dans leur cabinet si émue, que je ne me connaissais pas moi-même. Un de ces bons pères, vénérable par son âge et par son habit, me dit plusieurs choses sur la résignation que nous devons aux ordres de Dieu, sur sa providence dans tout ce qui nous regarde, et la fin de son discours fut que Mendez avait été pris par les Algériens, qu'il était esclave, et que par malheur ces corsaires avaient su qu'il était fils d'un riche marchand, ce qui avait été cause qu'ils l'avaient mis à une furieuse rançon; qu'ils étaient à Alger dans le temps qu'il y arriva; qu'ils auraient bien voulu le ramener, mais que l'argent qu'ils avaient porté pour tous n'aurait pas suffi pour lui seul: qu'à leur retour, ils étaient allés chez son père pour lui apprendre ces fâcheuses nouvelles, mais qu'ils avaient su qu'il s'était absenté, et que la perte d'un galion sur lequel il avait tous ses effets, sans en avoir pu rien sauver, l'avait réduit à fuir des créanciers qui le cherchaient pour le faire mettre en prison; que les choses étant en cet état, ils ne voyaient guère de remède aux maux du pauvre Mendez; qu'il était entre les mains de Meluza, le plus renommé et le plus intéressé de tous les corsaires, et que, si je suivais leur conseil et celui de mes parents, je songerais à prendre un autre parti. J'avais écouté jusque-là ces funestes nouvelles si transie, que je n'avais pu les interrompre que par de profonds soupirs; mais quand il m'eut dit qu'il fallait penser à un autre parti, j'éclatai et fis des cris et des regrets si pitoyables, que je touchai de compassion mon père, ma mère et ces bons religieux.

»L'on m'emporta dans ma chambre, comme une fille plus près de la mort que de la vie; l'on envoya quérir Doña Henriette, et ce ne fut pas sans douleur qu'elle me vit si malheureuse et si affligée. Je tombai dans une mélancolie inconcevable; je me tourmentais nuit et jour, rien n'était capable de m'ôter le souvenir de mon cher Mendez.

»Le marquis de Los-Rios ayant appris ce qui se passait, conçut de si fortes espérances, qu'il se trouva bientôt en état de venir demander à mon père, de même à moi, l'effet des paroles que nous lui avions données. Je voulus lui faire entendre que la mienne n'était point dégagée à l'égard de Mendez, qu'il était malheureux, mais que je ne lui étais pas moins promise. Il m'écouta sans se laisser persuader, et me dit que j'avais autant d'envie de me perdre que les autres en ont de se sauver; que c'était moins son intérêt que le mien qui le faisait agir. Et ravi d'avoir un prétexte qui lui semblait plausible, il pressa mon père avec tant de chaleur, qu'il consentit à tout ce qu'il souhaitait.

»Je ne puis vous représenter, Madame, dans quelle douleur j'étais abîmée. Qu'est devenue, Seigneur, disais-je au marquis, cette scrupuleuse délicatesse qui vous empêchait de vouloir mon cœur d'une autre main que de la mienne? Si vous me laissiez au moins le loisir d'oublier Mendez, peut-être que son absence et ses disgrâces me le rendraient indifférent; mais dans le temps où je suis, tout occupée du cruel accident qui me l'arrache, vous ajoutez de nouvelles peines à celles que j'ai déjà, et vous croyez qu'avec ma main je pourrais vous donner ma tendresse!

«Je ne sais ce que je crois, me disait-il, ni ce que j'espère, je sais bien que ma complaisance a pensé me coûter la vie; que si vous n'êtes point destinée pour moi, un autre vous possédera; que Mendez, par l'état de sa fortune, n'y doit plus prétendre, et qu'enfin, puisque l'on veut vous rétablir, vous avez bien de la dureté de refuser que ce soit avec moi. Vous n'ignorez pas ce que j'ai fait jusqu'ici pour vous plaire, mon procédé vous doit être caution de mes sentiments; et qui vous répondra d'un autre cœur fait comme le mien?»

»Les jours se passaient ainsi dans les disputes, dans les prières et dans une affliction continuelle.

»Le marquis faisait bien plus de progrès sur l'esprit de mon père que sur le mien. Enfin, ma mère m'ayant envoyé quérir un jour, elle me dit qu'il n'y avait plus à balancer, et que mon père voulait absolument que j'obéisse à ses ordres. Ce que je pus dire pour m'en dispenser, mes larmes, mes remontrances, ma douleur, mes peines, tout cela fut inutile et ne m'attira que des duretés.

»L'on prépara toutes les choses nécessaires à mon mariage, le marquis voulut que tout eût un air de magnificence convenable à sa qualité; il m'envoya une cassette pleine de bijoux et pour cent mille livres de pierreries. Le jour fatal pour notre hymen fut arrêté. Me voyant réduite dans cette extrémité, je pris une résolution qui vous surprendra, Madame, et qui marque une grande passion. J'allai chez Doña Henriette, cette amie m'avait toujours été fidèle, et je me jetai à ses pieds; je la surpris par une action si extraordinaire. «Ma chère Henriette, lui dis-je, fondant en larmes, il n'y a plus de remèdes à mes maux, si vous n'avez pitié de moi; ne m'abandonnez pas, je vous en conjure, dans le triste état où je suis; c'est demain que l'on veut que j'épouse le marquis de Los-Rios. Il n'est plus possible que je l'évite. Si l'amitié que vous m'avez promise est à toute épreuve et vous rend capable d'une résolution généreuse, vous ne me refuserez point de suivre ma fortune et de venir avec moi à Alger payer la rançon de Mendez, et le tirer du cruel esclavage où il est. Vous me voyez à vos genoux, continuai-je en les embrassant (car quelques efforts qu'elle eût pu faire, je n'avais pas voulu me lever), je ne les quitterai point que vous ne m'ayez donné votre parole de faire ce que je souhaite.» Elle me témoigna tant de peine de me voir à ses pieds, que je me levai pour l'obliger à me répondre. Aussitôt, elle m'embrassa avec de grands témoignages de tendresse. «Je ne vous refuserai jamais rien, ma chère Marianne, me dit-elle, fût-ce ma propre vie; mais vous allez vous perdre et me perdre avec vous. Comment deux filles pourront-elles exécuter ce que vous projetez? Votre âge, notre sexe et votre beauté nous exposeront à des aventures dont la seule imagination me fait frémir. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que nous allons combler nos familles de honte; or si vous y aviez fait de sérieuses réflexions, il n'est pas possible que vous pussiez vous y résoudre.—Ah! barbare, m'écriai-je, plus barbare que celui qui retient mon amant, vous m'abandonnez; mais bien que je sois seule, je ne laisserai pas de prendre mon parti; aussi bien, le secours que vous pourriez me donner ne me pourrait être fort utile: restez, restez, j'y consens, il est juste que j'aille sans aucune consolation affronter tout le péril; j'avoue même qu'une telle démarche ne convient qu'à une fille désespérée.»

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