La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle: Relation du voyage d'Espagne par la comtesse d'Aulnoy
»Mes reproches et mes larmes émurent Henriette; elle me dit que mon intérêt l'avait obligée, autant que le sien propre, de me parler comme elle avait fait; mais qu'enfin, puisque je persistais dans mon premier sentiment et que rien ne pouvait m'en détourner, elle était résolue de ne me point abandonner; que si je l'en voulais croire, nous nous travestirions, qu'elle se chargeait d'avoir deux habits d'homme, et que c'était à moi de pourvoir à tout le reste. Je l'embrassai avec mille témoignages de reconnaissance et de tendresse.
»Je lui demandai ensuite si elle avait vu les pierreries que le marquis m'avait envoyées; je les porterai, lui dis-je, pour en payer la rançon de Mendez. Nous résolûmes de profiter de tous les moments, parce qu'il n'y en avait aucun à perdre, et nous ne manquâmes, ni l'une ni l'autre, à rien de ce que nous avions projeté.
»Jamais deux filles n'ont été mieux déguisées que nous le fûmes, sous l'habit de deux cavaliers. Nous partîmes cette même nuit et nous nous embarquâmes sans avoir trouvé le moindre obstacle; mais après quelques jours de navigation, nous fûmes surprises d'une tempête si violente, que nous crûmes qu'il n'y avait point de salut pour nous. Dans tout ce désordre et ce péril, je sentais bien moins de crainte pour moi que de douleur de n'avoir pu mettre mon cher Mendez en liberté, et d'avoir engagé Henriette dans ma mauvaise fortune. C'est moi, lui disais-je en l'embrassant, c'est moi, ma chère compagne, qui excite cet orage; si je n'étais pas sur la mer elle serait calme; mon malheur me suit en quelque lieu que j'aille, j'y entraîne tout ce que j'aime. Enfin, après avoir été un jour et deux nuits dans des alarmes continuelles, le temps changea et nous arrivâmes à Alger.
«J'étais si aise de me voir en état de délivrer Mendez, que je ne comptais pour rien tous les dangers que j'avais courus. Mais, ô Dieu! que devins-je en débarquant, lorsqu'après toute la perquisition que l'on put faire, je connus qu'il n'y avait point d'espérance de retrouver la cassette où j'avais mis tout ce que j'avais de plus précieux; je me sentis pressée d'une si violente douleur que je pensai expirer avant de sortir du vaisseau. Sans doute cette cassette, qui était petite et dont je pris peu de soin pendant la tempête, tomba dans la mer ou fut volée; lequel que ce soit des deux, je fis une perte considérable, et il ne me restait plus que deux mille pistoles de pierreries que j'avais gardées à tout événement et que je portais sur moi.
»Je résolus avec cela de faire une tentative près du patron de Mendez. Aussitôt que nous fûmes dans la ville, nous nous informâmes de sa maison; et l'ayant apprise sans peine (car Meluza était fort connu), nous nous y fîmes conduire vêtues encore en cavaliers.
»Je ne puis vous exprimer, Madame, dans quel trouble j'étais en approchant de cette maison où je savais que mon cher amant languissait dans les fers; quelles tristes réflexions ne faisais-je point! Hélas! qu'est-ce que je devins, lorsqu'en entrant chez ce corsaire, je vis Mendez enchaîné avec plusieurs autres que l'on allait mener à la campagne pour les faire travailler à polir le marbre? Je serais tombée à ses pieds si Henriette ne m'avait soutenue. Je ne savais plus ni où j'étais, ni ce que je faisais; je voulus lui parler, mais la douleur m'avait si fort serré le cœur et lié la langue que je ne pus proférer une seule parole. Pour lui, il ne me regarda pas; il était si triste et si abattu qu'il n'avait des yeux pour personne, et il fallait l'aimer autant que je l'aimais pour le pouvoir reconnaître, tant il était changé.
»Après avoir été quelque temps à me remettre de cette violente agitation, j'entrai dans une salle basse, où l'on me dit que Meluza était. Je le saluai et je lui dis le sujet de mon voyage, que Mendez était mon proche parent, qu'il avait été ruiné par la perte d'un galion et par sa captivité, et que c'était sur mon propre bien que je prenais de quoi payer sa rançon. Le Maure me parut fort indifférent à tout ce que je lui disais; et, me regardant dédaigneusement, il me dit qu'il ne s'informait point où je prendrais cet argent, mais qu'il savait, de science certaine, que Mendez était riche; que, cependant, pour me marquer qu'il ne voulait pas se servir de tous ses avantages, il ne le mettait qu'à vingt mille écus.
»Hélas! que ç'aurait été peu si je n'avais pas perdu mes pierreries! mais que c'était trop en l'état où je me trouvais. Enfin, après avoir longtemps disputé inutilement, je pris tout d'un coup une résolution qui ne pouvait être inspirée que par un amour extrême.
«Voilà tout ce que j'ai, dis-je au corsaire en lui donnant mes diamants, cela ne vaut pas ce que tu demandes; prends-moi pour ton esclave, et sois bien persuadé que tu ne me garderas pas longtemps. Je suis fille unique d'un riche banquier de Séville; retiens-moi pour otage et laisse aller Mendez, il reviendra bientôt pour me retirer.» Le barbare fut surpris de me trouver capable d'une résolution si généreuse et si tendre.—Tu es digne, me dit-il, d'une meilleure fortune. Va, j'accepte le parti que tu m'offres, j'aurai soin de toi et te serai bon patron. Il faut que tu quittes l'habit que tu portes pour en prendre un convenable à ton sexe; tu garderas même tes pierreries si tu veux, j'attendrai aussi bien pour le tout que pour une partie.
»Doña Henriette était si confuse et si éperdue du marché que je venais de conclure, qu'elle ne pouvait assez m'exprimer son déplaisir; mais, enfin, malgré toutes ses remontrances et ses prières, je tins ferme, et Meluza me fit apporter un habit d'esclave dont je m'habillai. Il me conduisit dans la chambre de sa femme à laquelle il me donna, après lui avoir raconté ce que je faisais pour la liberté de mon amant.
»Elle en parut touchée et me promit qu'elle adoucirait le temps de ma servitude par tous les bons traitements qu'elle me pourrait faire.
»Le soir, quand Mendez fut de retour, Meluza le fit appeler et lui dit que, comme il était de Séville, il lui voulait faire voir une esclave qu'il avait achetée, parce qu'il la connaîtrait peut-être.
»Aussitôt on me fit entrer. Mendez, à cette vue, perdant toute contenance, vint se jeter à mes genoux, et prenant mes mains qu'il baisait tendrement et qu'il mouillait de ses larmes, il me dit tout ce qui se peut penser de plus touchant et de plus tendre. Meluza et sa femme se divertirent de voir les différents mouvements de joie et de tristesse, d'amour et de peine dont nous étions agités; enfin ils apprirent à Mendez les obligations qu'il m'avait, qu'il était libre et que je resterais à sa place. Il fit tout ce que l'on put faire pour me détourner de prendre un tel parti.—Hé quoi! me disait-il, vous voulez que je vous charge de mes chaînes, ma chère maîtresse, pourrai-je être libre quand vous ne le serez pas? Je vais donc faire pour vous ce que vous venez de faire pour moi; je me vendrai et je vous rachèterai de cet argent; car, enfin, considérez que quand même je serais en état, aussitôt que j'arriverai à Séville, d'y trouver des secours et de revenir sur mes pas pour vous ramener, je ne pourrais cependant me résoudre de vous quitter; jugez donc si je le pourrai dans un temps où ma fortune ne me promet rien et que je suis le plus malheureux de tous les hommes.—J'opposai à toutes ses raisons la tendresse de mon père qui ne me laisserait pas esclave aussitôt qu'il le saurait. Enfin j'employai tout le pouvoir que j'avais sur son esprit, pour qu'il profitât de ce que je faisais en sa faveur.
»Que vous dirai-je, Madame, de notre séparation? Elle fut si douloureuse que les paroles ne peuvent exprimer ce que nous sentîmes. J'obligeai Henriette de partir avec lui, afin qu'elle allât solliciter et presser mes parents de faire leur devoir à mon égard.
»Cependant mon père et ma mère étaient dans une affliction inconcevable; et, lorsqu'ils s'aperçurent de ma fuite, ils en pensèrent mourir de douleur.
»Ils se reprochaient sans cesse ce qu'ils avaient fait pour m'obliger à épouser le marquis de Los-Rios; il n'était pas, de son côté, dans un moindre désespoir; ils me faisaient chercher inutilement dans tous les endroits où ils pouvaient s'imaginer que je serais cachée.
»Deux années entières s'écoulèrent sans que je reçusse ni nouvelles ni secours de Mendez; ce qui me fit croire, avec beaucoup d'apparence, qu'Henriette et lui étaient péris sur mer. Je leur avais donné toutes les pierreries que Meluza m'avait laissées; mais ce n'était pas leur perte ni celle de ma liberté que je regrettais, c'était mon cher amant et ma fidèle amie, dont le souvenir m'occupait sans cesse et me causait une affliction sans égale. Je n'avais plus de repos ni de santé, je pleurais nuit et jour; je refusais de sortir d'esclavage en négligeant d'écrire à mon père ma triste destinée. Je ne souhaitais qu'une prompte mort et j'aurais voulu la rencontrer pour finir mes peines et mes malheurs.
»Meluza et sa femme avaient pitié de moi: ils ne doutaient point que Mendez ne fût péri. Ils me traitaient moins cruellement que ces gens-là n'ont accoutumé de traiter les malheureux qui tombent entre leurs mains.
»Un jour que Meluza revenait de course, il ramena plusieurs personnes de l'un et l'autre sexe qu'il avait prises, mais entre autres une jeune fille de condition, qui était de Séville et que je connaissais. Cette vue renouvela toutes mes douleurs; elle fut fort surprise de me trouver dans ce triste lieu. Nous nous embrassâmes tendrement, et comme je gardais un profond silence: «Comment, belle Marianne, me dit-elle, êtes-vous si indifférente pour vos proches et pour votre patrie, que vous n'ayez aucune curiosité d'en apprendre des nouvelles?» Je levai les yeux vers le ciel, et poussant un profond soupir, je la priai de me dire si l'on ne savait point en quel lieu Mendez et Henriette étaient péris.—Qui vous a dit qu'ils soient péris? reprit-elle. Ils sont à Séville, où ils mènent une vie fort heureuse.
»Mendez a rétabli ses affaires, et s'est fait un plaisir et un honneur de publier partout les extrêmes obligations qu'il avait à Henriette. Peut-être ignorez-vous, continua-t-elle, que Mendez avait été pris et fait esclave par les Algériens? Cette généreuse fille se travestit et vint le racheter jusqu'ici; mais il n'en a pas été ingrat, il l'a épousée. C'est une union charmante entre eux, l'hymen n'en a point banni l'amour.» Comme elle parlait encore, elle s'aperçut tout d'un coup que j'étais si changée, qu'il semblait que j'allais mourir. Mes forces m'abandonnèrent, mes yeux se fermèrent et je tombai évanouie entre ses bras. Elle s'effraya extrêmement, elle appela mes compagnes qui me mirent au lit, et tâchèrent de me tirer d'un état si pitoyable.
«Cette belle fille s'y empressa plus qu'aucune autre; et lorsque je fus revenue à moi, je commençai à me plaindre, je poussai des soupirs et des sanglots capables d'émouvoir quelque chose de plus barbare qu'un corsaire.
»Meluza, en effet, fut touché du récit d'une trahison si inconcevable, et, sans m'en rien dire, il s'informa de sa nouvelle esclave du nom de mon père; il lui écrivit aussitôt tout ce qu'il savait de mes malheurs.
»Ces lettres pensèrent faire mourir ma mère. Elle ne pouvait s'imaginer qu'à dix-huit ans je fusse dans les fers, sans verser un torrent de larmes; mais ce qui augmenta tous ses déplaisirs, c'était le désordre des affaires de mon père. Plusieurs banqueroutes considérables l'avaient ruiné; il n'était plus dans le commerce, et c'était une chose impossible de trouver les vingt mille écus que Meluza voulait avoir pour ma rançon.
»Le généreux marquis de Los-Rios apprit ces nouvelles et vint trouver mon père pour lui offrir tout ce qui était à son pouvoir. Je ne le fais point, lui dit-il, en vue de violenter les inclinations de votre fille lorsqu'elle sera ici; je l'aimerai toujours, mais je ne la chagrinerai jamais. Comme mon père n'avait point d'autre parti à prendre, il accepta ce qui lui était présenté de si bon cœur, et après lui avoir témoigné sa reconnaissance pour des obligations si peu communes, il s'embarqua et arriva heureusement à Alger dans le temps où je ne songeais qu'à mourir.
»Il m'épargna tous les reproches que je méritais; il me racheta et racheta, à ma prière, cette aimable fille de Séville: la rançon était médiocre. Nous retournâmes ensemble, et ma mère me reçut avec tant de joie, qu'il ne s'en peut ressentir une plus parfaite. J'y répondis autant qu'il me fut possible: mais, Madame, je portais toujours dans mon cœur le trait fatal qui m'avait blessée. Tout ce que ma raison me pouvait représenter n'était pas capable d'effacer de mon souvenir l'image du traître Mendez.
»Je vis le marquis de Los-Rios; il n'osa me parler des sentiments qu'il avait conservés pour moi, mais je lui avais des obligations si pressantes, que la reconnaissance me fit faire pour lui ce que l'inclination m'aurait fait faire pour un autre.
»Je lui offris ma main, et il me donna la sienne avec autant de passion que s'il n'avait pas eu des sujets essentiels de se plaindre de moi.
»Je l'épousai enfin; et comme j'appréhendais de revoir Mendez, cet ingrat auquel je devais tant d'horreur, et pour lequel j'en avais si peu, je priai le marquis que nous demeurassions à la maison de campagne qu'il avait près de Séville.
»Il voulait toujours ce que je voulais avec la dernière complaisance. Il souhaita même que mon père et ma mère s'y retirassent. Il adoucit le méchant état de leur fortune par des libéralités essentielles; et je puis dire qu'il ne s'est jamais trouvé une âme plus véritablement grande. Jugez, Madame, de tous les reproches que je faisais à mon cœur de n'être pas pour lui aussi tendre qu'il le devait; mais c'était un crime où mon malheur seul avait part; il ne dépendait pas de moi d'oublier Mendez, et je sentais toujours de nouveaux déplaisirs, lorsque j'apprenais sa félicité avec l'infidèle Henriette.
»Après avoir passé deux ans dans une continuelle attention sur moi-même pour ne rien faire qui ne fût agréable à mon époux, le ciel me l'ôta, ce généreux époux; et il fit pour moi, dans ces derniers moments, ce qu'il avait toujours fait jusqu'alors, c'est-à-dire qu'il me donna tout son bien avec des témoignages d'estime et de tendresse qui relevaient beaucoup un don si considérable. Il me rendit la plus riche veuve d'Andalousie, mais il ne sut me rendre la plus heureuse.
»Je ne voulus point retourner à Séville, où mes parents me souhaitaient, et, pour m'en éloigner, je pris le prétexte qu'il fallait que j'allasse dans mes terres y donner les ordres nécessaires. Je partis; mais comme il y a une fatalité particulière dans tout ce qui me regarde, en arrivant à une hôtellerie, le premier objet qui frappa ma vue, ce fut l'infidèle Mendez. Il était en grand deuil, et il n'avait rien perdu de tout ce qui me l'avait fait trouver trop aimable. Je frissonnai, je pâlis, et voulant m'éloigner promptement, je me sentis si faible et si tremblante que je tombai à ses pieds. Quoi qu'il ne me connût pas encore, il s'empressa pour m'aider à me relever; mais la grande mante dans laquelle j'étais cachée, s'étant ouverte, que devint-il, en me voyant? Il ne resta guère moins éperdu que moi. Il voulut s'approcher; mais jetant un regard furieux sur lui: «Oseras-tu, parjure, lui dis-je, oseras-tu t'approcher de moi? Ne crains-tu point la juste punition de tes perfidies?» Il fut quelque temps sans répondre, et j'allais le quitter, lorsqu'il s'y opposa.—Accablez-moi de reproches, Madame, me dit-il; donnez-moi les noms les plus odieux, je suis digne de toute votre haine; mais ma mort va bientôt vous venger. Oui, je mourrai de douleur de vous avoir trahie et de vous avoir déplu, et si je regrette quelque chose en mourant, c'est de n'avoir qu'une vie à perdre, pour expier les crimes dont vous pouvez justement m'accuser.» Il me parut fort touché en achevant ces mots; et plût au ciel que l'on pût se promettre un véritable repentir d'un traître! Je ne voulus pas hasarder une plus longue conversation avec lui. Je le quittai sans daigner lui répondre, et cette marque de mépris et d'indifférence lui fut sans doute plus sensible que tous les reproches que j'aurais pu lui faire.
»Il avait perdu sa femme depuis quelque temps, cette infidèle qui lui avait aidé à se révolter contre tous les devoirs de l'amour, de l'honneur et de la reconnaissance, et, depuis ce jour-là, il me suivit partout. Il était comme une ombre plaintive attachée à mes pas, car il devint si maigre, si pâle et si changé, qu'il n'était plus reconnaissable. O Dieu! Madame, quelle violence ne me faisais-je point pour continuer de le maltraiter? Je sentis enfin que je n'avais pas le courage de résister à la faiblesse de mon cœur et à l'ascendant que ce malheureux a sur moi. Plutôt que de faire une faute si honteuse et de lui pardonner, je partis pour Madrid; j'y ai des parents, je cherchai parmi eux un asile contre mes propres mouvements.
»Je n'y fus pas longtemps que Mendez ne l'apprit et ne m'y vint chercher. Je vous avoue que je n'étais point fâchée de ce qu'il faisait encore pour me plaire; mais, malgré le penchant que j'ai pour lui, je fis une forte résolution de l'éviter, puisque je ne pouvais le haïr; et sans que personne l'ait su, j'ai pris le chemin de Burgos, où je vais m'enfermer avec une de mes amies qui y est religieuse.
«Je me flatte, Madame, d'y trouver plus de repos que je n'en ai eu jusqu'à présent. La belle marquise se tut en cet endroit, et je lui témoignai une reconnaissance particulière de la grâce qu'elle m'avait faite. Je l'assurai de la part que je prenais à ses déplaisirs; je la conjurai de m'écrire et de me donner de ses nouvelles à Madrid, et elle me le promit le plus obligeamment du monde.»
Nous apprîmes le lendemain qu'il était impossible de partir, parce qu'il avait neigé toute la nuit et que l'on ne voyait aucun sentier battu dans la campagne; mais nous avions une assez bonne compagnie pour nous consoler, et nous passions une partie du temps à jouer à l'hombre et l'autre en conversation. Après avoir été trois jours avec la marquise de Los-Rios, sans m'être aperçue de la longueur du temps, par le plaisir que j'éprouvais à l'entendre et à la voir (car elle est une des plus aimables femmes du monde), nous nous séparâmes avec une véritable peine, et ce ne fut pas sans nous être encore promis de nous écrire et de nous revoir.
Le temps s'est adouci, j'ai continué mon voyage pour arriver à Lerma. Nous avons trouvé des montagnes effroyables qui portent le nom de Sierra de Cogollos; ce n'a été qu'avec beaucoup de peine que nous nous y sommes rendus. Cette ville est petite; elle a donné son nom au fameux cardinal de Lerma, premier ministre de Philippe III. C'est celui à qui Philippe IV ôta les grands biens qu'il avait reçus du Roi, son maître. Il y a un château que je verrai demain, et dont je vous pourrai parler dans ma première lettre. L'on m'avertit qu'un courrier extraordinaire vient d'arriver et qu'il partira cette nuit. Je profite de cette occasion pour vous donner de mes nouvelles et finir cette longue lettre; car, en vérité, je suis lasse du chemin et lasse d'écrire; mais je ne le serai jamais de vous aimer, ma chère cousine, soyez-en bien persuadée.
Adieu, je suis tout à vous.
De Lerme, ce 5 mars 1679.
CINQUIÈME LETTRE.
Ma dernière lettre était si grande, et j'étais si lasse quand je la finis, qu'il me fut impossible d'y ajouter quelques particularités qui ne vous auraient peut-être pas déplu. Je vais, ma chère cousine, continuer de vous dire celles de mon voyage, puisque vous le souhaitez.
J'arrivai tard à Lerma, et je résolus d'attendre jusqu'au lendemain pour aller voir le château. Les Espagnols l'estiment à tel point, qu'ils le vantent comme une merveille après l'Escurial; et véritablement, c'est un fort beau lieu. Le cardinal de Lerma, favori de Philippe III, l'a fait bâtir. Il est sur le penchant d'un coteau; pour y arriver, on passe sur une grande place entourée d'arcades et de galeries au-dessus. Le château consiste en quatre gros corps de logis, qui composent un carré parfait de deux rangs de portiques en dedans de la cour: ils ne s'élèvent guère moins haut que le toit, et empêchent que les appartements aient des vues de ce côté-là. Ces portiques fournissent les passages nécessaires par les vestibules, les offices et l'entrée des cours. Les fenêtres donnent en dehors et regardent sur la campagne. Mais ce qui déshonore le bâtiment, ce sont des petits pavillons qui sont aux côtés de ces grands corps de logis. Ils sont faits en forme de petites tours, qui se terminent en pointe de clocher, et qui, bien loin de servir d'ornement, servent à gâter tout le reste. C'est la coutume, en ce pays-ci, de mettre partout ces sortes de colifichets. Les salles sont spacieuses, les chambres sont belles et fort dorées. Il y en a un nombre prodigieux, et tout y paraît assez bien entendu. Ce château est accompagné d'un grand parc qui s'étend dans la plaine. Il est traversé d'une rivière et arrosé de plusieurs ruisseaux; de grands arbres, qui forment les allées, bordent la rivière, et l'on y trouve aussi un bois très-agréable. Je crois que c'est un séjour charmant dans la belle saison[47].
Le concierge me demanda si je voulais voir les religieuses dont le couvent est attaché au château. Je lui dis que j'en serais très-aise, de sorte qu'il nous fit passer dans une galerie, au bout de laquelle on trouve une grille, qui prend depuis le haut jusqu'au bas. L'abbesse, ayant été avertie, s'y rendit avec plusieurs religieuses plus belles que l'astre du jour, caressantes, enjouées, jeunes et parlant fort juste de toutes choses. Je ne me lassais point d'être avec elle, lorsqu'une petite fille entra; elle vint parler bas à l'abbesse, qui me dit ensuite qu'il y avait dans la maison une dame de grande qualité qui s'y était retirée; que c'était la fille de Don Manrique de Lara, comte de Valence, et fils aîné du duc de Najera; qu'elle était veuve de Don Francisco Fernandez de Castro, comte de Lemos, grand d'Espagne et duc de Tauresano[48]; que lorsqu'elle savait qu'il passait par Lerma des dames françaises ou quelqu'un de cette nation, elle les envoyait prier de la venir voir, et que, si je le trouvais bon, elle m'entretiendrait quelques moments. Je lui dis qu'elle me ferait beaucoup d'honneur. Cette jeune enfant qui s'était fort bien acquittée de la commission, fut lui rendre ma réponse.
Cette dame vint peu après, vêtue comme les Espagnoles étaient il y a cent ans; elle avait des chapins, qui sont des espèces de sandales où l'on passe le soulier, et qui haussent prodigieusement, mais l'on ne peut marcher avec sans s'appuyer sur deux personnes. Elle s'appuyait sur deux filles du marquis del Carpio; l'une est blonde, ce qui est assez rare dans ce pays-ci, et l'autre a les cheveux noirs comme du jais. En vérité, leur beauté me surprit, et il ne leur manque à mon gré que l'embonpoint. Ce n'est pas un défaut dans ce pays, où ils aiment que l'on soit maigre à n'avoir que la peau et les os. La singularité des habits de la comtesse de Lemos me parut si extraordinaire, que je m'en occupais comme d'une nouveauté. Elle avait une espèce de corset de satin noir, découpé sur du brocart d'or et boutonné par de gros rubis d'une valeur considérable. Ce corset prenait aussi juste au col qu'un pourpoint; ses manches étaient étroites, avec de grands ailerons autour des épaules, et des manches pendantes aussi longues que sa jupe, qui s'attachaient au côté avec des roses de diamants. Un affreux vertugadin, qui l'empêchait de s'asseoir autrement que par terre, soutenait une jupe assez courte de satin noir, tailladée en bâtons rompus sur du brocart d'or. Elle portait une fraise et plusieurs chaînes de grosses perles et de diamants, avec des enseignes attachées qui tombaient par étage devant son corps. Ses cheveux étaient tout blancs; ainsi elle les cachait sous un petit voile avec de la dentelle noire. Toute vieille qu'elle était, car elle a plus de soixante-quinze ans, il me sembla qu'elle devait avoir été extraordinairement belle; son visage n'a pas une ride, ses yeux sont encore brillants, le rouge qu'elle met, et qui ranime son teint, lui sied assez bien, et l'on ne peut avoir plus de délicatesse et de vivacité qu'elle en a; son esprit et sa personne, à ce qu'on m'a dit, ont fait grand bruit dans le monde; je la regardais comme une belle antiquité.
Elle me dit qu'elle avait eu l'honneur d'accompagner l'Infante lorsqu'elle épousa le Roi Louis XIII; qu'elle était une de ses menines, et des plus jeunes qui fussent auprès d'elle; mais qu'elle avait conservé une idée si avantageuse de la cour de France, et qu'elle aimait si fort tout ce qui en venait, qu'elle était toujours ravie quand elle en pouvait parler. Elle me pria de lui dire des nouvelles du Roi, de la Reine, de Monseigneur et de Mademoiselle d'Orléans. Nous allons voir cette princesse, ajouta-t-elle avec un air de joie; elle va devenir la nôtre, et l'on peut dire que la France va enrichir l'Espagne. Je répondis à toutes les choses qui pouvaient satisfaire à sa curiosité, et elle m'en parut contente. Elle me demanda comment se portait la veuve du comte de Fiesque. Je ne la connaissais pas par elle-même, continua-t-elle, mais j'étais amie particulière de son mari, lorsqu'il était à Madrid pour les intérêts du prince de Condé. Il était né galant, je n'ai pas connu de cavalier dont l'esprit fût mieux tourné; il faisait bien les vers, et je me souviens même qu'il commença, à ma prière, une comédie où des personnes plus capables d'en juger que moi trouvèrent de fort beaux endroits: elle aurait été admirable, s'il eût voulu se donner la peine de la finir; mais une fièvre lente, une profonde mélancolie et une véritable dévotion, l'arrachèrent tout d'un coup à l'amour et à tous les plaisirs de la vie. Je lui appris que la comtesse de Fiesque était toujours l'une des plus aimables femmes de la cour, et qu'elle n'avait pas moins de mérite que feu son mari.—Vous dites beaucoup, reprit-elle, et l'estime que le prince de Condé avait pour lui fait seule son panégyrique. J'ai eu l'honneur de connaître le prince dans le temps qu'il était en Flandre, et que la Reine de Suède y vint.—Vous avez vu cette Reine, dis-je en l'interrompant; eh! Madame, veuillez, de grâce, m'informer de quelques particularités de son humeur.—J'en sais, dit-elle, d'assez singulières, et je me ferai un plaisir de vous les raconter.
Le Roi d'Espagne envoya Don Antonio Pimentel[49] en qualité d'ambassadeur, à Stockholm, pour découvrir les intentions des Suédois, autant que cela lui serait possible. Ils étaient depuis longtemps opposés à la Maison d'Autriche, et l'on ne doutait pas qu'ils ne fissent de nouveaux efforts pour la traverser, dans le dessein de faire élire pour roi des Romains le fils de l'Empereur. On chargea Pimentel de conduire cette affaire délicatement. Il était bien fait, galant, spirituel, et il réussit beaucoup mieux que l'on n'aurait osé se le promettre. Il connut d'abord le génie de la Reine, il entra aisément dans sa confidence. Il démêla que la nouveauté avait des charmes puissants sur elle; que, de cette foule d'étrangers qu'elle attirait à sa cour, le dernier venu était le plus favorisé. Il se fit un plan pour lui plaire, et il gagna si bien ses bonnes grâces, qu'il était informé par elle-même des choses les plus secrètes et qu'elle devait le moins lui dire; mais on peut prendre tous ces avantages quand une fois on a trouvé le chemin du cœur. Celui de la Reine le prévint à tel point pour lui, qu'il se rendit le souverain arbitre des volontés de cette Princesse, et, par ce moyen, il se mit bientôt en état d'écrire à l'Empereur et aux Électeurs des choses si positives et si agréables, qu'il lui fut aisé de juger que le conseil de la Reine de Suède n'avait aucune part, à la déclaration qu'elle faisait en faveur du Roi de Hongrie.
Cette intrigue était consommée; on croyait que le Roi rappellerait Pimentel, parce qu'il ne paraissait aucune affaire qui demandât la présence d'un ambassadeur. Mais s'il était inutile au Roi d'Espagne qu'il demeurât à Stockholm, la chose n'était point égale du côté de la Reine, et elle ne négligea rien pour le conserver auprès d'elle. Il la suivit dans tous les lieux où elle alla depuis, et bien des gens qui sont toujours la dupe des apparences, jugèrent, lorsqu'elle quitta la couronne à son cousin, qu'elle le faisait avec plaisir, parce qu'elle avait les yeux secs, et qu'elle eut le courage de haranguer les états avec beaucoup de force et d'éloquence. Mais, le public était dans l'erreur sur les mouvements secrets de cette princesse. Son âme, dans le même moment, était pénétrée de la plus vive douleur; elle était au désespoir de céder au prince Palatin un sceptre qu'elle se trouvait digne de porter toute seule, et dont elle était légitime héritière.
Ce prince eut l'adresse de faire déclarer que, si elle voulait se marier, elle le choisirait pour époux. Aussitôt que cette déclaration fut faite, elle commença à souffrir de l'assujettissement dans lequel on la mettait; d'un autre côté, le peuple ne s'accommodait pas d'être gouverné par une fille. Il étudiait plus ses défauts que ses belles qualités. Le Prince y contribuait sous main; la Reine, qui était pénétrante, s'en aperçut; elle remarqua l'inclination que l'on avait pour lui, et les vœux que l'on faisait pour le voir sur le trône: elle en eut de la jalousie, et de ce premier mouvement, elle passa à ceux d'une haine secrète dont elle ne pouvait arrêter le cours. La présence du Prince lui devint si insupportable que, s'en étant aperçu, il se retira dans une île qu'on lui avait donnée pour son apanage; mais il ne fit cette démarche qu'après avoir laissé de bons mémoires à ses créatures contre la conduite de la Reine.
Lorsqu'elle se vit délivrée d'un objet dont la vue la blessait, elle ne ménagea plus les grands ni les officiers de son royaume. Elle suivit le penchant qu'elle avait pour les belles-lettres. Elle s'appliqua tout entière à l'étude. Son esprit merveilleux faisait des progrès admirables dans les sciences les plus profondes, mais elles lui étaient moins nécessaires qu'une bonne conduite pour ménager sa gloire et ses intérêts. Il arrivait souvent qu'après avoir passé dans son cabinet un certain nombre de jours, elle en paraissait ensuite dégoûtée; qu'elle traitait les auteurs d'ignorants, qui avaient l'esprit gâté, et qui gâtaient celui des autres; et quand les seigneurs de sa cour la voyaient dans cette disposition, ils l'approchaient avec plus de familiarité, et il n'était plus question que de goûter les plaisirs que l'amour, les comédies, le bal, les tournois, la chasse et les promenades fournissent. Elle s'y donnait tout entière; rien ne pouvait plus l'en tirer, mais elle ajoutait à ce défaut celui d'enrichir les étrangers aux dépens de son État.
Les Suédois commencèrent d'en murmurer; la Reine en fut avertie. Leurs plaintes lui parurent injustes et peu respectueuses; elle en eut du dépit contre eux, et elle fut si malhabile qu'on s'en vengea contre elle-même. En effet, à l'heure que l'on s'y attendait le moins, et dans un temps où elle était encore en état de trouver des remèdes moins violents, elle abandonna tout d'un coup sa couronne et son royaume à son cousin; à ce cousin, dis-je, qu'elle n'aimait point, auquel elle souhaitait tant de mal, et auquel elle fit tant de bien. Elle ne croyait point que l'on pût en pénétrer les motifs; elle prétendait, par ce grand trait de générosité, se distinguer entre les héroïnes des premiers siècles; mais, en effet, la conduite qu'elle tint dans la suite ne la distingua qu'à son désavantage.
On la vit partir de Suède, vêtue d'une manière bizarre, avec une espèce de justaucorps, une jupe courte, des bottes, un mouchoir noué au col, un chapeau couvert de plumes, une perruque; et, derrière cette perruque, un rond de cheveux nattés, tels que les dames en portent en France lorsqu'elles sont coiffées, ce qui faisait un effet ridicule. Elle défendit à toutes ses femmes de la suivre; elle ne choisit que des hommes pour la servir et l'accompagner. Elle disait ordinairement qu'elle n'aimait pas les hommes parce qu'ils étaient hommes, mais qu'elle les aimait parce qu'ils n'étaient pas femmes. Il semblait qu'elle avait renoncé à son sexe en abandonnant ses États, quoiqu'elle eut quelquefois des faiblesses qui auraient fait honte aux moindres femmes.
Le fidèle Pimentel passa en Flandre avec elle; et comme j'y étais alors, continua-t-elle, je l'y vis arriver. Il me procura l'honneur de lui baiser la main, et il ne fallait pas moins que son crédit pour y parvenir, car elle fit dire à toutes les dames de Bruxelles et d'Anvers qu'elle ne souhaitait point qu'elles allassent chez elle. Elle ne laissa point de me recevoir fort bien, et le peu qu'elle me dit me parut plein d'esprit et d'une vivacité extraordinaire; mais elle jurait à tous moments comme un soldat; ses paroles et ses actions étaient si libres, pour ne pas dire si peu honnêtes, que si l'on n'avait pas respecté son rang, on ne se serait guère soucié de sa personne.
Elle disait à tout le monde qu'elle souhaitait passionnément de voir le prince de Condé; qu'il était devenu son héros; que ses grandes actions l'avaient charmée; qu'elle avait envie d'aller apprendre le métier de la guerre sous lui. Le prince n'avait pas moins de curiosité de la voir qu'elle en témoignait pour lui. Au milieu de cette commune impatience, la Reine s'arrêta tout d'un coup sur quelques formalités et sur quelques démarches qu'elle refusa de faire, lorsqu'il viendrait la saluer. Ces raisons l'empêchèrent de le voir avec les cérémonies accoutumées; mais un jour que la chambre de la Reine était pleine de courtisans, le prince s'y glissa; soit qu'elle eût vu son portrait, ou que son air martial le distinguât entre tous les autres, elle le démêla et le reconnut: elle voulut aussitôt le lui témoigner par des civilités extraordinaires. Il se retira sur-le-champ; elle le suivit pour le conduire. Alors, il s'arrêta et se contenta de lui dire: «Ou tout, ou rien.» Peu de jours après, on ménagea une entrevue entre eux au Mail, qui est le parc de Bruxelles; ils s'y parlèrent avec beaucoup d'honnêteté et beaucoup de froideur.
A l'égard de Don Antonio Pimentel, les bontés qu'elle a eues pour lui ont fait assez de bruit pour aller jusqu'à vous, et si vous les ignorez, Madame, je crois que je ne dois pas vous en apprendre le détail, dont j'ai peut-être été moi-même mal informée. Elle se tut, et je profitai de ce moment pour la remercier de la complaisance qu'elle avait eue de me parler d'une Reine qui m'avait toujours donné tant de curiosité. Elle me dit civilement que je la remerciais sans avoir lieu de le faire, et elle s'informa ensuite si j'avais vu tout le château de Lerma. Celui qui l'a fait bâtir, dit-elle, était favori de Philippe III, dont les circonspections de la cour d'Espagne causèrent la mort. J'ai toujours dit qu'une telle aventure ne serait jamais arrivée au Roi de France.
Philippe III, dont je vous parle, continua-t-elle, faisait des dépêches dans son cabinet; comme il faisait froid ce jour-là, on avait mis proche de lui un grand brasier, dont la réverbération lui donnait si fort au visage, qu'il était tout en eau, comme si on lui en eût jeté sur la tête: la douceur de son esprit l'empêcha de s'en plaindre, et même d'en parler, car il ne trouvait jamais rien de mal fait. Le marquis de Pobar ayant remarqué l'incommodité que le Roi recevait par cette extrême chaleur, en avertit le duc d'Albe, gentilhomme de la chambre, pour qu'il fit ôter le brasier; celui-ci dit que cela n'était pas de sa charge, qu'il fallait s'adresser au duc d'Uzeda, sommelier du corps. Le marquis de Pobar, inquiet de voir souffrir le Roi et n'osant lui-même le soulager, crainte d'entreprendre trop sur la charge d'un autre, laissa toujours le brasier dans sa place; mais il envoya chercher le duc d'Uzeda, qui était par malheur allé, proche de Madrid, voir une maison magnifique qu'il y faisait bâtir. On vint le redire au marquis de Pobar, qui proposa encore au duc d'Albe d'ôter le brasier. Il le trouva inflexible là-dessus, et il aima mieux envoyer à la campagne quérir le duc d'Uzeda; de sorte qu'avant qu'il fût arrivé, le Roi était presque consommé; et dans la nuit même, son tempérament chaud lui causa une grosse fièvre, avec un érésipèle qui s'enflamma; l'inflammation dégénéra en pourpre, et le pourpre le fit mourir[50].
Je vous avoue, ajouta-t-elle, qu'ayant vu dans mes voyages d'autres cours que la nôtre, je n'ai pu m'empêcher de blâmer ces airs de cérémonie et d'arrangement qui empêchent de faire un pas plus vite que l'autre dans des occasions nécessaires, comme était, par exemple, celle dont je viens de vous entretenir; et je loue le Ciel de ce que nous aurons une Reine française, qui pourra établir parmi nous des coutumes plus raisonnables. J'ai même quitté mes habits de veuve pour en prendre de bizarros et de gala, afin d'en témoigner ma joie. Je vous dirai, ma chère cousine, que ces termes de bizarros et de gala, signifient galants et magnifiques. La vieille comtesse de Lemos aimait à parler, et continua son discours. «Qui pourrait aussi manquer de se réjouir, dit-elle, de l'espérance de voir sur le trône une seconde reine Élisabeth, dont la bonté avait rendu ses sujets dignes de l'envie de toutes les autres nations? j'avais un proche parent qui connaissait bien la grandeur de son mérite: c'était le comte de Villamediana[51]. «Ce nom-là, Madame, ne m'est pas inconnu, dis-je en l'interrompant, et j'ai ouï raconter qu'étant un jour dans l'église de Notre-Dame d'Atocha, et y ayant trouvé un religieux qui demandait pour les âmes du Purgatoire, il lui donna une pièce de quatre pistoles. Ah! Seigneur, dit le bon père, vous venez de délivrer une âme. Le comte tira encore une pareille pièce, et la mit dans sa tasse. Voilà, continua le religieux, une autre âme délivrée; il lui en donna de cette manière six de suite, et à chaque pièce, le moine se récriait: l'âme vient de sortir du Purgatoire.—M'en assurez-vous? dit le comte.—Oui, Seigneur, reprit le moine affirmativement, elles sont à présent au Ciel.—Rendez-moi donc mes six pièces de quatre pistoles, dit-il; car il serait inutile qu'elles vous restassent, et puisque les âmes sont au Ciel, il ne faut pas craindre qu'elles retournent au Purgatoire.»—«La chose se passa comme vous venez de le dire, ajouta la comtesse, mais il ne reprit pas son argent, car on s'en ferait un vrai scrupule parmi nous. La dévotion au mérite des messes et aux âmes du Purgatoire nous paraît la plus recommandable; cela est même quelquefois poussé trop loin, et j'ai connu un homme de grande naissance qui, étant fort mal dans ses affaires, ne laissa pas de vouloir en mourant, qu'on lui dît quinze mille messes. Sa dernière volonté fut exécutée, de sorte que l'on prit cet argent préférablement à celui qu'il devait à ses pauvres créanciers; car, quelque légitimes que soient leurs dettes, ils ne sauraient rien recevoir jusqu'à ce que toutes les messes qui sont demandées par le testament soient dites. C'est ce qui a donné lieu à cette manière de parler dont on se sert ordinairement: Fulano a dejado su alina heredera, ce qui veut dire: Un tel a fait son âme héritière; et l'on entend par là qu'il a laissé son bien à l'Église pour faire prier Dieu pour lui.
«Le Roi Philippe IV ordonna que l'on dît cent mille messes à son intention, voulant que, s'il cessait d'en avoir besoin, elles fussent pour son père et pour sa mère, et que s'ils étaient au Ciel, on les appliquât pour les âmes de ceux qui sont morts dans les guerres d'Espagne.
»Mais ce que je vous ai déjà dit du comte de Villamediana me fait souvenir qu'étant un jour dans l'église avec la Reine Élisabeth, dont je viens de vous parler, il vit beaucoup d'argent sur l'autel, que l'on avait donné pour les âmes du Purgatoire; il s'en approcha et les prit en disant: «Mon amour sera éternel; mes peines seront aussi éternelles; celles des âmes du Purgatoire finiront; hélas! les miennes ne finiront point; cette espérance les console; pour moi, je suis sans espérance et sans consolation: ainsi, ces aumônes qu'on leur destine me sont mieux dues qu'à elles.» Il n'emporta pourtant rien, et il ne dit ces mots que pour avoir lieu de parler de sa passion devant cette belle Reine qui était présente; car, en effet, il en avait une si violente pour elle, qu'il y a quelque sujet de croire qu'elle en aurait été touchée, si son austère vertu n'avait garanti son cœur contre le mérite du comte. Il était jeune, beau, bien fait, brave, magnifique, galant et spirituel; personne n'ignore qu'il parut, pour son malheur, dans un carrousel qui se fit à Madrid, avec un habit brodé de pièces d'argent toutes neuves, que l'on nommait des réales, et qu'il portait pour devise: Mis amores son reales, faisant une allusion au mot de reales, qui veut dire royales, avec la passion qu'il avait pour la Reine; cela est du plus fin espagnol et veut dire: Mes amours sont royales.
«Le comte d'Olivarez, favori du Roi, et l'ennemi secret de la Reine et du comte, fit remarquer à son maître la témérité d'un sujet qui osait jusqu'en sa présence déclarer les sentiments qu'il avait pour la Reine, et dans ce moment même, il persuada au Roi de se venger. On en attendait une occasion qui ne fît point d'éclat; mais voici ce qui avança sa perte: Comme il n'appliquait son esprit qu'à divertir la Reine, il composa une comédie que tout le monde trouva si belle, et la Reine, plus particulièrement que les autres, y découvrit des traits si touchants et si délicats, qu'elle voulut la jouer elle-même le jour qu'on célébrait la naissance du Roi. C'était l'amoureux comte qui conduisait toute cette fête; il prit soin de faire faire des habits, et il ordonna des machines qui lui coûtèrent plus de trente mille écus. Il avait fait peindre une grande nuée, sous laquelle la Reine était cachée dans une machine. Il en était fort proche; et à certain signal qu'il fit à un homme qui lui était fidèle, il mit le feu à la toile de la nuée. Toute la maison, qui valait cent mille écus, fut presque brûlée; mais il s'en trouva consolé, lorsque, profitant d'une occasion si favorable, il prit sa souveraine entre ses bras et l'emporta dans un petit escalier; il lui déroba là quelques faveurs, et ce qu'on remarque beaucoup en ce pays-ci, il toucha même à son pied. Un petit page qui le vit en informa le Comte-Duc, qui n'avait pas douté, quand il aperçut cet incendie, que ce fût là un effet de la passion du Comte. Il en fit une perquisition si exacte, qu'il en donna des preuves certaines au Roi; et ces preuves rallumèrent si fort sa colère, que l'on prétend qu'il le fit tuer d'un coup de pistolet, un soir qu'il était dans son carrosse avec Don Louis de Haro. On peut dire que le comte de Villamediana était le cavalier le plus parfait de corps et d'esprit que l'on ait jamais vu, et sa mémoire est encore en recommandation parmi les amants malheureux[52].»
Voilà une fin bien funeste, dis-je, en l'interrompant; je ne pensais pas même que les ordres du Roi y eussent contribué, et j'avais entendu dire que ce coup avait été fait par les parents de Doña Francisca de Tavara, Portugaise, laquelle était dame du palais et fort aimée du Comte. «Non, continua la comtesse de Lemos, la chose s'est passée comme je viens de vous le dire et, pendant que je vous parle de Philippe IV, dit-elle, je ne puis m'empêcher de vous conter qu'une des personnes qu'il a aimée avec le plus de passion, c'était la duchesse d'Albuquerque; il ne pouvait trouver un moment favorable pour l'entretenir. Le Duc, son mari, faisait bonne garde sur elle; et, plus le Roi rencontrait d'obstacles, plus ses désirs augmentaient; mais un soir qu'il jouait fort gros jeu, il feignit de se souvenir qu'il avait une lettre à écrire de la dernière conséquence. Il appela le duc d'Albuquerque qui était dans sa chambre, et lui dit de tenir son jeu. Aussitôt, il passa dans son cabinet, prit un manteau, sortit par un degré dérobé et fut chez la jeune duchesse avec le Comte-Duc, son favori. Le duc d'Albuquerque, qui songeait à ses intérêts domestiques plus qu'au jeu du Roi, crut aisément qu'il ne lui en aurait pas donné la conduite sans quelque dessein particulier. Il commença donc de se plaindre d'une colique horrible, et faisant des cris et des grimaces à faire peur, il donna les cartes à un autre et sans tarder il courut chez lui. Le Roi ne faisait que d'y arriver, sans aucune suite; il était même encore dans la cour et, voyant venir le Duc, il se cacha; mais il n'y a rien de si clairvoyant qu'un mari jaloux. Celui-ci apercevant le Roi, et ne voulant point qu'on apportât des flambeaux pour n'être pas obligé de le reconnaître, il fut à lui avec une grosse canne qu'il portait ordinairement: Ha! ha! maraud, lui dit-il, tu viens pour voler mes carrosses; et sans autre explication, il le battit de toute sa force. Le Comte-Duc ne fut pas non plus épargné, et celui-ci, craignant qu'il n'arrivât pis, s'écria plusieurs fois que c'était le Roi, afin que le Duc arrêtât sa furie: Bien éloigné, il en redoubla ses coups et sur le Prince et sur le Ministre, s'écriant à son tour, que c'était là un trait de la dernière insolence, d'employer le nom de Sa Majesté et de son favori dans une telle occasion: qu'il avait envie de les mener au palais, parce qu'assurément le Roi le ferait pendre. A tout ce vacarme, le Roi ne disait pas un mot, et il se sauva enfin demi-désespéré d'avoir reçu tant de coups et de n'avoir eu aucune faveur de sa maîtresse. Cela n'eut pas même de suites fâcheuses pour le duc d'Albuquerque; au contraire, le Roi, n'aimant plus la duchesse, en plaisanta au bout de quelque temps. Je ne sais si je n'abuse point votre patience par la longueur de cette conversation, ajouta la comtesse de Lemos, et je tombe insensiblement dans le défaut des personnes de mon âge, qui s'oublient lorsqu'elles parlent de leur temps. Je vis bien qu'elle voulait se retirer; et après l'avoir remerciée de l'honneur qu'elle m'avait fait, je pris congé d'elle et je retournai dans mon hôtellerie. Le temps se trouva si mauvais, que nous eûmes de la peine à nous mettre en chemin; mais ayant pris une bonne résolution, nous marchâmes tant que la journée dura, tombant et nous relevant comme nous pouvions. On ne voyait pas à quatre pas devant soi. La tempête était si grande, qu'il tombait des quartiers de rocher du haut des montagnes, qui venaient jusque dans le chemin, et qui blessèrent même un de nos gens; il en aurait été tué, s'il n'avait esquivé une partie du coup. Enfin, après avoir fait plus de huit lieues, à notre compte, nous fûmes bien étonnés de nous retrouver aux portes de Lerma, sans avoir avancé ni reculé; nous avions tourné autour de la ville sans l'apercevoir, comme par enchantement, tantôt plus loin, tantôt plus près, et nous pensâmes nous désespérer d'avoir pris tant de peines inutilement.
»L'hôtesse, ravie de nous revoir, elle qui aurait voulu que nous eussions marché ainsi tous les jours de notre vie, pour revenir coucher chez elle toutes les nuits, m'attendait au bout de son petit degré. Elle me dit qu'elle était bien fâchée de ne me pouvoir rendre ma chambre, mais qu'elle m'en donnerait une autre qui me serait aussi commode, et que la mienne était occupée par une señora des plus grandes señoras d'Espagne. Don Fernand lui en demanda le nom; elle lui dit qu'elle s'appelait Doña Éléonor de Tolède[53]; il m'apprit aussitôt que c'était sa proche parente. Il ne pouvait comprendre par quel hasard il la trouvait en ce lieu.
»Pour en être promptement éclairci, et pour satisfaire aux devoirs de la proximité, il envoya son gentilhomme lui faire un compliment et savoir s'il ne l'incommoderait point de la voir. Elle répondit qu'elle avait une grande satisfaction de cette heureuse rencontre, et qu'il lui ferait beaucoup d'honneur. Il passa aussitôt dans sa chambre, et il apprit d'elle plusieurs particularités qui la regardaient. Il vint ensuite me trouver, et il me dit fort civilement que si Doña Éléonor n'était pas malade et très-fatiguée, elle me viendrait voir. Je crus que je devais faire les premiers pas à l'égard d'une femme de cette qualité, et si proche parente d'un cavalier dont je recevais tant d'honnêtetés. Ainsi je le priai de me conduire dans sa chambre; elle me reçut de la manière du monde la plus agréable, et je remarquai dans les premiers moments de notre conversation, qu'elle avait beaucoup d'esprit et de politesse. Elle était dans une négligence magnifique (si cela se peut dire); elle n'avait rien sur sa tête; ses cheveux, qui sont noirs et lustrés, étaient séparés des deux côtés et faisaient deux grosses nattes qui se rattachaient par derrière à une troisième. Elle avait une camisole de Naples brochée d'or et mêlée de différentes couleurs, fort juste par le corps et par les manches, garnie de boutons d'émeraudes et de diamants; sa jupe était de velours vert couvert de point d'Espagne. Elle portait sur ses épaules une mantille de velours couleur de feu, doublée d'hermine. C'est de cette manière que les dames espagnoles sont en déshabillé. Ces mantilles font le même effet que nos écharpes de taffetas noir, excepté qu'elles siéent mieux; elles sont plus larges et plus longues, de sorte que, quand elles veulent, elles les mettent sur leur tête et s'en couvrent le visage.»
»Je la trouvais parfaitement belle; ses yeux étaient si vifs et si brillants, que l'on n'en soutenait l'éclat qu'avec peine. Don Fernand lui dit qui j'étais, et que j'allais voir une de mes proches parentes à Madrid. Son nom ne lui était pas inconnu non plus que sa personne; elle me dit même qu'il y avait peu que le Roi l'avait faite titulada et marquise de Castille. «Que je vous serais obligée, Madame, dis-je en l'interrompant, de m'apprendre ce que signifie ce titre-là, parce qu'elle m'en a parlé dans ses lettres sans me l'expliquer, non plus que celui de grandat et de majorasque. J'en ai entendu dire à plusieurs personnes; mais soit qu'elles l'ignorassent elles-mêmes ou qu'elles ne voulussent pas se donner la peine de me le dire, je n'en ai jamais été bien instruite.»
«Je vous apprendrai avec plaisir ce que j'en sais, reprit Doña Éléonor; et j'ai toujours entendu dire que, du temps des premiers rois d'Oviédo, de Galice et d'Asturie, ils étaient toujours élus par les prélats du royaume et par les ricos-hombres. Ces seigneurs n'ayant point encore obtenu les titres de ducs, de marquis et de comtes, qui les distinguent d'avec les gentilshommes, on les appelle ricos-hombres, ce qui était comme les grands d'Espagne d'aujourd'hui. C'était l'ordre qu'ils choisissent toujours pour régner les plus proches parents des Rois qui venaient de mourir. Mais cette coutume ne fut observée que depuis Pélage jusqu'à Ramire. En 843, on le déclara successeur d'Alphonse le Chaste, roi d'Asturie, et l'on admit sous son règne la succession du père au fils en ligne directe, ou du frère au frère, en ligne collatérale, pour la couronne; que ce consentement devint dès lors une loi municipale, qui s'est toujours depuis observée en Espagne. Vous remarquerez que le mot de ricos-hombres n'a pas la même signification que hombres ricos, qui veut dire hommes riches en français. Les ricos-hombres se couvraient devant le Roi, entraient aux états, y avaient leur voix active et passive. Sa Majesté leur accordait toutes ces prérogatives par des actes authentiques, et les titulados d'à présent sont les mêmes que l'on appelait alors ricos-hombres; mais leurs priviléges ne sont pas si étendus, et la plupart de ces honneurs, ainsi que je vous le dirai, ont été réservés aux grands d'Espagne[54]. Les titulados peuvent avoir un dais dans leur chambre, un carrosse dans Madrid à quatre chevaux, avec los tiros largos; ce sont de longs traits de soie, qui attachent les derniers chevaux aux premiers. Quand il y a des fêtes de taureaux, on leur donne des balcons dans la grande place, où leurs femmes sont régalées de corbeilles remplies de gants, de rubans, d'éventails, de bas de soie et de pastilles, avec une magnifique collation de la part du Roi ou de la ville, selon que c'est le Roi ou la ville qui donne ces fêtes au public. Ils ont leur banc marqué dans les cérémonies; et quand le Roi fait un titulados marquis de Castille, d'Aragon ou de Grenade, il entre aux États de ces royaumes-là[55].
»A l'égard des grands, il y en a de trois classes différentes; et la manière dont le Roi leur parle en les faisant, les distinguent. Les uns sont ceux à qui il dit de se couvrir, sans y rien ajouter, la grandesse n'est attachée qu'à leur personne et n'est point conservée dans leur maison.
»Les autres que le Roi qualifie du titre d'une de leurs terres, comme par exemple, duc ou marquis d'un tel lieu: Couvrez-vous pour vous et pour les vôtres, sont grands d'une manière plus avantageuse que les premiers, parce que la grandesse étant attachée à leur terre passe à leur fils aîné; et s'ils n'en ont point, à leur fille ou à leur héritier. Cela fait que dans une seule maison il peut y avoir plusieurs grandesses, et que l'on voit des héritières qui en portent jusqu'à six ou sept à leurs maris, lesquels sont grands à cause des terres de leurs femmes.
»Les derniers ne se couvrent qu'après avoir parlé au Roi, et l'on fait la différence des uns aux autres en disant: Ils sont grands à vie ou à race. Il faut encore remarquer qu'il y en a que le Roi fait couvrir avant qu'ils lui parlent en leur disant: Cubrios, et ils parlent et écoutent parler le Roi toujours couverts. D'autres qui ne se couvrent qu'après lui avoir parlé et qu'il leur a répondu. Et les troisièmes qui ne se couvrent qu'après s'être retirés d'auprès du Roi vers la muraille; mais, lorsqu'ils sont tous ensemble dans des fonctions publiques ou à la chapelle, il n'y a aucune différente entre eux: ils s'assoient et se couvrent devant lui; et, lorsqu'il leur écrit, il les traite comme s'ils étaient princes, ou leur donne le titre d'Excellence. Ce n'est pas que quelques grands seigneurs se contentent de les traiter de Votre Seigneurie; mais cela est moins honnête et très-peu usité. Quand leurs femmes vont chez la Reine, elle les reçoit debout; et, au lieu d'être seulement assises sur le tapis de pied, on leur présente un carreau[56].
«Pour les mayorasques, c'est une espèce de substitution qui se fait de la plupart des grandes terres qui appartiennent à des personnes de naissance; car celui qui ne serait pas noble et qui posséderait une de ces terres ne jouirait pas du privilége de mayorazgo; mais lorsque c'est un homme de qualité, quelques dettes qu'il ait, on ne saurait lui faire vendre ses terres en mayorasque s'il ne le veut bien, et il ne le veut presque jamais, de sorte que ses créanciers n'ont que la voie d'arrêter son revenu; et ce n'est pas encore la plus courte, parce qu'avant qu'ils en touchent un sol, les juges ordonnent une pension convenable, selon le rang de celui sur qui on vient de faire la saisie, tant pour ses enfants que pour sa table, ses habits, ses domestiques, ses chevaux et même ses menus plaisirs. D'ordinaire, tout le revenu est employé à cela sans que les créanciers soient en droit de s'en plaindre, bien qu'ils en souffrent beaucoup.
«Voilà, Madame, continua Doña Éléonor, ce que vous avez souhaité de savoir, et je me trouve heureuse d'avoir eu lieu de satisfaire votre curiosité.» Je lui témoignai qu'elle avait ajouté extrêmement au plaisir que je pouvais trouver dans le simple récit des choses dont je m'étais informée, et que je mettrais toujours une grande différence entre ce que j'apprendrais d'elle, ou ce que j'apprendrais d'une autre.
Elle me demanda si je savais celui que le Roi venait de nommer pour être son ambassadeur en Espagne; je lui dis qu'on ne me l'avait pas encore écrit. «Je n'ai pu apprendre qui c'est, ajouta-t-elle, avant que je sois partie de Madrid; mais j'ose dire que tout le monde ne nous convient pas. Nous souhaitons que l'on ait de bonnes qualités personnelles et de la naissance. Nous ne souffrons qu'avec peine qu'un homme d'un mérite et d'une condition médiocres soit revêtu d'une dignité qui l'élève si fort au-dessus des autres, lorsqu'il représente un grand monarque et qu'il traite de sa part avec le nôtre. Nous voulons, dis-je, qu'il honore son caractère autant que son caractère l'honore.»
Elle apprit ensuite à Don Fernand de Tolède que la marquise de la Garde, sa tante, était morte il y avait peu, et que le comte de Médelin, frère de cette dame, était mort le lendemain; que, plusieurs personnes croyaient que c'était de douleur de la mort de sa sœur.—«Hé quoi! Madame, dis-je en l'interrompant, les Espagnols ont-ils un si bon naturel? Il me semble que leur gravité s'accorde mal avec la tendresse.» Elle se prit à rire de ma question, et elle me dit que j'étais comme toutes les autres dames françaises qui se préviennent aisément contre les Espagnols; mais qu'elle espérait que lorsque je les connaîtrais, j'en aurais meilleure opinion. Elle eut l'honnêteté de me prier de venir me reposer quelques jours, proche de Lerma, dans une maison dont elle était la maîtresse. Je la remerciai de ses offres obligeantes, et lui dis que j'en aurais profité avec plaisir si j'avais des raisons moins pressantes d'aller à Madrid; mais que je l'assurais que lorsqu'elle y serait, je ne manquerais pas de la voir. Nous demeurâmes le reste du soir ensemble, et l'heure de se retirer étant venue, je lui dis adieu et la priai de m'accorder son amitié.
Je me levai avant le jour parce que nous avions une furieuse journée à faire pour aller coucher à Aranda de Duero. Le temps s'étant adouci, il faisait un grand brouillard mêlé de pluie, et, en arrivant le soir, l'hôte nous dit que nous serions fort bien chez lui, mais que nous n'aurions point du tout de pain. «C'est pourtant une chose dont on se passe difficilement, répondis-je.» Et, en effet, cette nouvelle me chagrina. Je m'informai d'où venait cette disette; Il me fut dit que l'alcalde-mayor de la ville (c'est celui qui ordonne de tout, et qui est tout ensemble le gouverneur et le juge), avait envoyé quérir le pain et la farine qui étaient chez les boulangers et les avait fait apporter dans sa maison, pour en faire une distribution proportionnée aux besoins de chaque particulier; et que, ce qui avait donné lieu à cela, c'était que la rivière de Duero, qui passe autour de la ville, était gelée, et les rivières de Leon, de Suegra, de Burgos, de Termes et de Salamanque, qui s'y jettent et s'y perdent, avaient aussi cessé leurs cours; qu'ainsi, aucun moulin ne pouvait moudre, ce qui faisait appréhender la famine. Cela nous obligea de nous adresser à lui pour avoir le pain qui nous était nécessaire. Don Fernand lui envoya un gentilhomme de sa part, de celle des trois chevaliers et de la mienne. Aussitôt on nous envoya tant de pain, que nous en eûmes assez pour en donner à notre hôte et à sa famille qui en avait grand besoin.
Nous n'étions pas encore à table, lorsque mes gens apportèrent dans ma chambre plusieurs paquets de lettres qu'ils avaient trouvés sur les degrés de l'hôtellerie. Celui qui les portait, ayant bu plus qu'il ne fallait, s'y était endormi, et tous ses paquets étaient exposés à la curiosité des passants. Il y a, dans ce pays, un très-méchant ordre pour le commerce; et, lorsque le courrier de France arrive à Saint-Sébastien, on donne toutes les lettres qu'il apporte à des hommes qui vont fort bien à pied et qui se relayent les uns les autres. Ils mettent ces paquets dans un sac attaché avec de méchantes cordes sur leurs épaules, de manière qu'il arrive souvent que les secrets de votre cœur et de votre maison sont en proie au premier curieux qui fait boire ce misérable piéton. C'est ce qui arriva dans cette occasion, car Don Frédéric de Cardone, ayant regardé plusieurs dessus de lettres, reconnut l'écriture d'une dame à laquelle il prenait apparemment intérêt; du moins je le jugeai ainsi par l'émotion de son visage et par l'empressement avec lequel il ouvrit le paquet. Il lut la lettre et voulut bien me la montrer, sans vouloir me dire ni de qui elle venait, ni pour qui elle était, mais il me promit de m'en informer à Madrid. Comme je la trouvai bien écrite, il me vint dans l'esprit que vous seriez peut-être bien aise de voir le style d'une Espagnole quand elle écrit à ce qu'elle aime; je priai le chevalier de m'en laisser prendre une copie, mais il est vrai que la traduction ôte beaucoup d'agrément à cette lettre; la voici:
«Tout contribue à m'affliger dans la malheureuse ambassade où vous allez, sans compter que l'éloignement est le poison des plus fortes amitiés. Je ne puis me flatter que quelque rupture entre les souverains ne puisse abréger le temps de votre absence et me rendre un bien sans lequel je ne saurais vivre. De tous les princes de l'Europe, celui à qui l'on vous envoie est le plus uni avec nous; je ne prévois point de guerre contre lui; et ce fléau, dont le ciel punit les coupables, serait pour moi mille fois plus doux que la paix. Oui, je consentirais d'en porter seule tous les désastres, de voir mes terres ruinées, mes maisons en feu, de perdre mon bien et ma liberté, pourvu que nous fussions ensemble, et que, sans vous faire partager mes disgrâces, je puisse jouir du plaisir de vous voir. Vous devez juger, par de telles dispositions, de l'état où je suis, quand je pense qu'effectivement vous allez partir, que je reste à Madrid, que je n'ose vous suivre; que mon devoir étouffe tout d'un coup les projets que je pourrais faire pour me consoler, et que je vous perds enfin, dans le temps où je vous trouve le plus digne de ma tendresse; où j'ai plus de sujet d'être persuadée de la vôtre, et où je sens davantage les marques que vous m'en donnez. Je devrais vous cacher ma douleur et ne rien ajouter à la vôtre; mais quel moyen de pleurer et de pleurer sans vous! Hélas! hélas! je serai bientôt réduite à pleurer toute seule. Ne craignez-vous point qu'une affliction si vive ne me tue, et ne pourriez-vous pas feindre d'être malade pour ne me point quitter? Songez à tous les biens qui sont renfermés dans cette proposition. Mais je suis folle de vous la faire; vous préférez les ordres du Roi aux miens, et c'est me vouloir attirer de nouveaux chagrins que de vous mettre à une telle épreuve. Adieu, je ne vous demande rien, parce que j'ai trop à vous demander; je n'ai jamais été si affligée.»
Comme j'achevais de traduire la lettre que je vous envoie, le fils de l'alcalde vint me voir; c'était un jeune homme qui avait une bonne opinion de lui-même et qui était un vrai guap[57]. Que ce mot ne vous embarrasse pas, ma chère cousine; guap veut dire, en espagnol, brave, galant et même fanfaron. Ses cheveux étaient séparés sur le milieu de la tête et noués, par derrière, avec un ruban bleu, large de quatre doigts et long de deux aunes, qui tombait de toute sa longueur; il avait des chausses de velours noir qui se boutonnaient de cinq ou six boutons au-dessus du genou, et sans quoi il serait impossible de les ôter sans les déchirer en pièces, tant elles sont étroites en ce pays. Il avait une veste si courte qu'elle ne passait pas la poche, et un pourpoint à longues basques de velours noir ciselé, avec des manches pendantes, larges de quatre doigts; les manches du pourpoint étaient de satin blanc bordées de jais, et au lieu d'avoir des manches de chemise de toile, il en portait de taffetas noir fort bouffantes avec des manchettes de même; son manteau était de drap noir, et comme c'était un guap, il l'avait entortillé autour de son bras, parce que cela est plus galant, avec un broquel à la main; c'est une espèce de bouclier fort léger et qui a au milieu une pointe d'acier: ils le portent quand ils vont la nuit en bonne ou en mauvaise fortune. Il tenait, de l'autre main, une épée plus longue que demi-pique, et le fer qu'il y avait à la garde aurait pu suffire à faire une petite cuirasse; comme ces épées sont si longues qu'on ne pourrait les tirer du fourreau à moins que l'on ne fût aussi grand qu'un géant, ce fourreau s'ouvre en appuyant le doigt sur un petit ressort. Il avait aussi un poignard dont la lame était étroite; il était attaché à sa ceinture contre son dos; sa golille de carton, couverte d'un petit quintin, lui tenait le col si droit, qu'il ne pouvait ni baisser ni tourner la tête[58]. Rien n'est plus ridicule que ce hausse-col; car ce n'est ni une fraise, ni un rabat, ni une cravate; cette golille, enfin, ne ressemble à rien, incommode beaucoup et défigure de même. Son chapeau était d'une grandeur prodigieuse, la forme basse et doublée de taffetas noir avec un gros crêpe autour, comme un mari le porterait pour le deuil de sa femme. L'on m'a dit que ce crêpe est le titre le plus incontestable de la plus fine galanterie. Ceux qui se piquent de se mettre bien ne portent ni chapeaux bordés, ni plumes, ni nœuds de rubans d'or et d'argent; c'est un crêpe bien large et bien épais dont ils se parent, et il n'y a point de Chimène qui puisse tenir contre cette vision. Ses souliers étaient d'un maroquin aussi fin que les peaux dont on fait les gants, et tout découpés, malgré le froid, si justes aux pieds qu'il semblait qu'ils fussent collés dessus, et n'avaient point de talon. Il me fit, en entrant, une révérence à l'espagnole, les deux jambes croisées l'une sur l'autre et se baissant gravement comme font les femmes lorsqu'elles saluent quelqu'un[59]. Il était fort parfumé, et ils le sont tous beaucoup; sa visite ne fut pas longue; il savait assez son monde; il n'oublia pas de me dire qu'il allait souvent à Madrid, et qu'il ne se faisait pas de courses de taureaux où il n'exposât sa vie. Comme j'avais sur le cœur le peu de soin qu'on prend des lettres, je lui parlai du courrier que mes gens avaient trouvé endormi sur le degré; il me dit que cela venait de la négligence du grand maître des postes, ou, pour mieux dire, de ce qu'il voulait trop gagner; et que, si le Roi en était informé, il ne le souffrirait pas. Ce nom de grand maître des postes fit que je lui demandai si l'on allait quelquefois en poste en Espagne; il me dit que oui, pourvu qu'on eût la permission du Roi ou du grand maître, qui est toujours un homme d'une naissance distinguée, et qu'à moins d'un ordre bien signé et en bonne forme, on ne donnait point de chevaux. Mais, lui dis-je, un homme qui vient de se battre ou qui a d'autres raisons de vouloir faire diligence, que fait-il? Rien, Madame, me dit-il; s'il a de bons chevaux il s'en sert, et, s'il n'en a pas, il est assez embarrassé; mais lorsque l'on veut aller en poste et que l'on ne part pas directement de Madrid, il suffit de prendre un billet de l'alcalde, qui veut dire gouverneur des villes par où l'on passe. Ma curiosité étant satisfaite sur ce chapitre, le galant Espagnol se retira, et nous soupâmes tous ensemble à notre ordinaire.
Il y avait déjà du temps que j'étais couchée et endormie, quand je fus réveillée par un son de cloches et par un bruit confus de voix effroyables. Je ne savais encore ce qui le causait, lorsque Don Fernand de Tolède et Don Frédéric de Cardone, sans frapper à ma porte, l'enfoncèrent, et m'appelant de toutes leurs forces pour me trouver (car ils n'avaient point de lumière), vinrent l'un et l'autre à mon lit, et jetant ma robe sur moi, ils m'emportèrent avec ma fille au plus vite jusqu'au haut de la maison. Je ne peux vous représenter mon étonnement et ma crainte; je leur demandai enfin ce qui était arrivé. Ils me dirent que le dégel était venu tout d'un coup avec tant de violence, que les rivières, grossies par les torrents qui tombaient de tous côtés des montagnes dont la ville est entourée, s'étaient débordées et l'inondaient; qu'au moment qu'ils m'étaient venus prendre, l'eau était déjà dans ma chambre, et que le désordre était horrible. Il n'était pas nécessaire qu'ils m'en dissent davantage, car j'entendais des cris affreux et l'eau ébranlait toute la maison. Je n'ai jamais eu si grand'peur, je regrettais tendrement ma chère patrie. Hélas! disais-je, j'ai bien fait du chemin pour me venir noyer au quatrième étage d'une hôtellerie d'Aranda. Toute mauvaise plaisanterie à part, je croyais mourir, et j'étais si troublée que je fus prête vingt fois de prier MM. de Tolède et de Cardone de m'entendre en confession. Je crois que dans la suite ils en auraient plus ri que moi. Nous fûmes jusqu'au jour dans les alarmes continuelles; mais l'alcalde et les habitants de la ville travaillèrent si promptement et si utilement à détourner les torrents, et à faire écouler les eaux, que nous n'en eûmes que la peur. Deux de nos mulets furent noyés, mes litières et mes hardes si pénétrées d'eau, que, pour les faire sécher, il a fallu rester un jour tout entier: et ce n'était pas une chose trop facile, car il n'y a pas de cheminée aux hôtelleries. L'on chauffa le four et l'on mit toutes mes hardes dedans. Je vous assure que je n'ai point gagné à cette malheureuse inondation; je me couchai après cela, où pour mieux dire, je me mis dans le bain, mon lit étant aussi mouillé que tout le reste.
Nos voyageurs ont jugé qu'il fallait me laisser un peu en repos; j'ai employé une partie de ma journée à vous écrire. Adieu, ma chère cousine, il est temps de finir. Je suis toujours plus à vous que personne au monde.
A Aranda de Duero, ce 9 de mars.
SIXIÈME LETTRE.
L'exactitude que j'ai à vous apprendre les choses que je crois dignes de votre curiosité m'oblige très-souvent de m'informer de plusieurs particularités que j'aurais négligées, si vous ne m'aviez pas dit qu'elles vous font plaisir, et que vous aimez à voyager sans sortir de votre cabinet.
Nous partîmes d'Aranda par un temps de dégel qui rendait l'air bien plus chaud, mais qui rendait aussi les chemins plus mauvais. Nous trouvâmes peu après la montagne de Somosierra, qui sépare la Vieille-Castille de la nouvelle, et nous ne la traversâmes pas sans peine, tant pour sa hauteur que pour la quantité de neige dont les fonds étaient remplis, et où nous tombions quelquefois comme dans des précipices, croyant le chemin uni. L'on appelle ce passage Puerto[60]. Il semble que ce nom ne devrait être donné qu'à un port où l'on s'embarque sur la mer ou sur la rivière, mais c'est ainsi qu'on explique le passage d'un royaume dans un autre; et toujours en faisant son chemin il en coûte, car les gardes des douanes, qui font payer les droits du Roi, attendent les voyageurs sur les grands chemins, et ne les laissent point en repos, qu'ils ne leur aient donné quelque chose.
En arrivant à Buitrago, nous étions aussi mouillés que la nuit d'inondation à Aranda, et encore que je fusse en litière, je ne m'apercevais guère moins du mauvais temps que si j'eusse été à pied ou à cheval, parce que les litières sont si mal faites en ce pays, et si mal fermées, que lorsque les mulets passent quelque ruisseau, ils jettent avec leurs pieds une partie de l'eau dans la litière, et quand elle y est une fois, elle y demeure, de sorte que je fus obligée, en arrivant, de changer de linge et d'habits. Ensuite Don Fernand, les trois cavaliers, ma fille et mes femmes, vinrent avec moi au château dont on m'avait beaucoup parlé.
Il me parut aussi régulièrement bâti que celui de Lerma, un peu moins grand, mais plus agréable. Les appartements en sont mieux tournés, et les meubles ont quelque chose de fort riche et même de singulier, tant par leur antiquité que par leur magnificence. Ce château est, comme celui de Lerma, à Don Rodrigo de Silva de Mendoza, duc de Pastrana et de l'Infantado. Sa mère se nomme Doña Catalina de Mendoza et Sandoval, héritière des duchés de l'Infantado et de Lerma. Il vient de père en fils de Ruy Gomes de Silva, qui fut fait duc de Pastrana et prince d'Eboli par le Roi Philippe II. Cette princesse d'Eboli, dont il a été tant parlé pour sa beauté, était sa femme, et le Roi en était très-amoureux. On me montra son portrait, qui doit avoir été fait par un excellent peintre; elle est représentée toute de sa grandeur, assise sous un pavillon attaché à quelques branches d'arbre; il semble qu'elle se lève, car elle n'a sur elle qu'un linge fin qui laisse voir une partie de son corps. Si elle l'avait aussi beau qu'il paraît dans son portrait, et si ses traits étaient aussi réguliers, on doit croire qu'elle était la plus charmante de toutes les femmes; ses yeux sont si vifs et si remplis d'esprit qu'il semble qu'elle va vous parler. Elle a la gorge, les bras, les pieds et les jambes nus; ses cheveux tombent sur son sein, et des petits amours, qui paraissent dans tous les coins du tableau, s'empressent pour la servir: les uns tiennent son pied et lui mettent un brodequin, les autres passent des fleurs dans ses cheveux, il y en a qui soutiennent son miroir. On en voit plus loin qui lui aiguisent des flèches, pendant que les autres en emplissent son carquois et bandent son arc. Un faune la regarde au travers des branches, elle l'aperçoit et elle le montre à un petit Cupidon qui est appuyé sur ses genoux, et qui pleure, comme s'il en avait peur ce qui la fait sourire. Toute la bordure est d'argent ciselé et doré en beaucoup d'endroits. Je demeurai longtemps à la regarder avec un extrême plaisir, mais on me fit passer dans une autre galerie où je la vis encore. Elle était peinte dans un très-grand tableau, à la suite de la Reine Élisabeth, fille de Henri II, Roi de France, que Philippe II, Roi d'Espagne, épousa au lieu de la donner au prince Don Carlos son fils, avec qui elle avait été accordée. La Reine faisait son entrée à cheval, comme c'est la coutume, et je trouvai la princesse d'Eboli moins brillante auprès d'elle qu'elle ne m'avait paru étant seule. Il faut juger par là des charmes de cette jeune Reine; elle était vêtue d'une robe de satin bleu, mais du reste tout de même que je vous ai représenté la comtesse de Lemos. Le Roi la regardait passer de dessus un balcon. Il était habillé de noir avec le collier de la Toison; ses cheveux roux et blancs, le visage long, pâle, vieux, ridé et laid. L'infant Don Carlos accompagnait la Reine; il était fort blanc, la tête belle, les cheveux blonds, les yeux bleus, et il regardait la Reine avec une langueur si touchante, qu'il paraît que le peintre a pénétré le secret de son cœur, et qu'il a voulu l'exprimer. Son habit était blanc et brodé de pierreries; il était en pourpoint tailladé, avec un petit chapeau relevé par le côté, couvert de plumes blanches. Je vis dans la même galerie un autre tableau qui me toucha fort: c'était le prince Don Carlos mourant. Il était assis dans un fauteuil, son bras appuyé sur une table qui était devant lui, et sa tête penchée sur sa main; il tenait une plume comme s'il eût voulu écrire, il y avait devant lui un vase où il paraissait quelque reste d'une liqueur brune, et apparemment que c'était un poison. Un peu plus loin, l'on voyait préparer le bain, où l'on devait lui ouvrir les veines; le peintre avait représenté parfaitement bien l'état où l'on se trouve dans une occasion si funeste; et comme j'avais lu son histoire et que j'en avais été attendrie, il me sembla qu'effectivement je le voyais mourir[61]. On me dit que tous ces tableaux étaient de grand prix. On me conduisit dans une chambre dont l'ameublement avait appartenu à l'archiduchesse Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, et l'on prétend qu'elle y a travaillé elle-même; c'est un petit lit de gaze sur lequel on a appliqué des plumes d'oiseaux de toutes les couleurs, et cela forme des grotesques, des plumes, des fleurs, des petits animaux. La tapisserie est pareille, et les différentes nuances des plumes font un effet très-agréable. Voilà ce que je remarquai de plus singulier au château de Buitrago; et comme il était déjà tard, nous en sortîmes.
Il y avait plusieurs jours que je n'avais eu le plaisir de voir jouer à l'hombre, je fis apporter des cartes. Don Fernand avec deux des chevaliers commencèrent une reprise; je m'intéressai à mon ordinaire, et Don Estève de Carvajal en fit autant; de sorte qu'après avoir regardé jouer quelques moments, je lui demandai auquel des trois chevaliers était la commanderie, d'où ils revenaient lorsque je les rencontrai. Il me dit qu'elle n'était pas à un d'eux; qu'ils y étaient allés voir un de leurs amis communs, sur un accident très-fâcheux qui lui était arrivé à la chasse. Me trouvant sur le chapitre des commanderies, je le priai de m'apprendre si les ordres de Saint-Jacques, de Calatrava et d'Alcantara étaient anciens. Il me dit qu'il y avait plus de cinq cents ans qu'ils subsistaient; que l'on appelait autrefois l'ordre de Calatrava, le Galant; celui de Saint-Jacques, le Riche; celui d'Alcantara, le Noble. Ce qui les faisait nommer ainsi, c'est que, d'ordinaire, il n'entrait dans Calatrava que des jeunes cavaliers; que Saint-Jacques était plus riche que les deux autres; et que, pour être reçu chevalier d'Alcantara, il fallait faire ses preuves de quatre races; au lieu que pour entrer dans les autres, il ne faut les faire que de deux. Dans les premiers temps que ces ordres furent établis, les chevaliers faisaient des vœux, vivaient très-régulièrement en communauté et ne portaient des armes que pour combattre les Maures; mais, ensuite, il y entra les plus grands seigneurs du royaume, qui obtinrent la liberté de se marier, sous cette condition qu'ils seraient obligés d'en demander une dispense expresse au Saint-Siége. Il faut avoir un brevet du Roi, faire ses preuves de noblesse et prouver aussi que l'on vient de Cristianos Viejos, c'est-à-dire qu'il n'est entré dans la famille du père ni de la mère aucun Juif ni Maure. Le Pape Innocent VIII donna, en 1489, au Roi Ferdinand et à ses successeurs la disposition de toutes les commanderies de ces trois ordres, que l'on nomme militaires. Le Roi d'Espagne en dispose, en effet, sous le titre d'administrateur perpétuel, et il jouit des trois grandes maîtrises, qui lui valent plus de quatre cent mille écus de rente. Lorsqu'il tient chapelle comme grand maître de l'ordre ou qu'il fait quelque assemblée, les chevaliers ont le privilége d'être assis et couverts devant lui. Don Estève ajouta que l'ordre de Calatrava avait trente-quatre commanderies et huit prieurés, qui valaient cent mille ducats de revenu; qu'Alcantara avait trente-trois commanderies, quatre alcaldies et quatre prieurés, qui rapportaient quatre-vingt mille ducats, et que les quatre-vingt-sept commanderies de Saint-Jacques, tant en Castille qu'au royaume de Leon, valaient plus de deux cent soixante-douze mille ducats. Vous pouvez juger par là, Madame, continua-t-il, qu'il y a des ressources pour les pauvres gentilshommes espagnols[62].
Je conviens, lui dis-je, que ce serait une chose très-avantageuse pour eux, s'ils étaient les seuls que l'on voulût admettre dans ces trois ordres; mais il me semble que vous venez de me dire que les plus grands seigneurs en possèdent les plus belles commanderies. C'est par une règle générale, interrompit-il, qui veut toujours que les biens aillent aux plus riches, quoiqu'il y eût de la justice d'en faire part aux autres; et les aînés de grande qualité auraient encore de quoi se satisfaire en obtenant l'ordre de la Toison, qui distingue extrêmement ceux que le Roi en honore. Cependant, comme c'est une faveur qui n'est accompagnée d'aucun revenu et qu'elle ne se donne pas même aisément, peu de gens la recherchent et l'on ne voit, d'ordinaire, l'ordre de la Toison qu'à des princes. Si vous savez qui l'a instituée, lui dis-je, vous m'obligerez de m'en informer. On prétend, reprit-il, que dans le temps que les Maures possédaient la plus grande et la meilleure partie de l'Espagne, un villageois, qui vivait selon Dieu, le priant avec ferveur de délivrer le royaume de ces infidèles, aperçut un ange qui descendait du ciel, lequel lui donna une toison d'or et lui commanda de s'en servir pour amasser des troupes, parce que, à cette vue, on ne refuserait pas de le suivre et de combattre les ennemis de la foi. Ce saint homme obéit, et plusieurs gentilshommes prirent les armes sur ce qu'il leur dit.
Le succès de cette entreprise répondit à l'espérance que l'on en avait conçue; de manière que Philippe le Bon, duc de Bourgogne, institua l'ordre de la Toison d'or en l'honneur de Dieu, de la Vierge et de saint André, l'an 1429, et le propre jour de ses noces avec Isabeau, fille du roi de Portugal, fut choisi pour cette cérémonie. Elle se fit à Bruges; il ordonna que le duc de Bourgogne serait chef personnel de l'ordre, parce que saint André est patron de la Bourgogne. On appelle ceux qui l'ont Cavalleros del Tuzon, c'est-à-dire chevaliers de la Toison, et l'on peut remarquer par là que l'on fait une différence à l'égard de cet ordre, disant, quand on parle des autres: Fulano es cavallero de la orden de Santiago, ou de la orden de Calatrava, qui veut dire un tel est chevalier de l'ordre de Saint-Jacques ou de l'ordre de Calatrava.
Dans le temps que nous parlions ainsi, nous entendîmes un assez grand bruit, comme d'un équipage qui s'arrêtait. Au bout d'un moment, le valet de chambre de Don Frédéric de Cardone entra dans ma chambre, pour avertir son maître que M. l'archevêque de Burgos venait d'arriver.
C'est une rencontre heureuse pour moi, me dit-il, car j'étais parti de Madrid pour le voir, et, ne l'ayant pas trouvé à Burgos, j'en étais fort chagrin.
La fortune est toujours dans vos intérêts, lui dit Don Sanche en souriant; mais, pour ne pas vous retarder le plaisir de voir cet illustre parent, nous allons quitter notre reprise. Don Frédéric témoigna qu'il l'achèverait volontiers, et que son impatience céderait toujours à leur satisfaction.
Don Fernand et Don Sanche se levèrent. Apparemment, dit Don Estève, que Don Frédéric ne sera pas des nôtres de ce soir. J'en juge d'une autre manière, interrompit Don Fernand; l'archevêque est l'homme du monde le plus honnête; dès qu'il saura qu'il y a ici une dame française, il voudra la venir voir. Il me ferait beaucoup d'honneur, dis-je; mais avec tout cela j'en serais un peu embarrassée, car il faut souper et se coucher de bonne heure. J'achevais à peine ces paroles quand Don Frédéric revint sur ses pas. Dès que M. l'archevêque a su qu'il y avait une dame étrangère à Buitrago, me dit-il, il n'a plus songé à moi; et, si vous le voulez bien, Madame, il viendra vous offrir tout ce qui dépendra de lui en ce pays-ci.
Je répondis à cette civilité comme je le devais, et Don Frédéric, étant retourné vers lui, l'amena un moment après dans ma chambre. Je lui trouvai beaucoup de civilité; il parla peu et garda la gravité convenable à son caractère et à la nation espagnole. Il me plaignit fort de faire un si long voyage dans une saison si rigoureuse; il me pria de lui commander quelque chose en quoi il me pût obéir. C'est le compliment qu'on fait d'ordinaire en ce pays. Il avait par-dessus ses habits une soutanelle en velours violet, avec des hauts de manches tout plissés qui lui allaient jusqu'aux oreilles, et une paire de lunettes sur le nez.
Il fit apporter à ma fille un petit sagouin qu'il voulut lui donner; et, bien que j'en eusse de la peine, il fallut bien y consentir, par les instances qu'il m'en fit et par l'envie que mon enfant avait de l'accepter. Toutes les fois que M. l'archevêque prenait du tabac, ce qu'il faisait assez souvent, le petit singe lui tendait la patte et il en mettait dessus qu'il feignait de prendre. Ce prélat me dit que le Roi d'Espagne attendait avec une extrême impatience la réponse du marquis de Los Balbazes, sur les ordres qu'il lui avait donnés de demander, de sa part, Mademoiselle au Roi Très-Chrétien. S'il ne l'obtenait pas, ajouta-t-il, je ne sais ce qui en arriverait, car il est sensiblement touché de son mérite; mais toutes les apparences veulent que, si l'on considère bien la grandeur du Roi Très-Catholique, on souhaitera ce mariage. Quand le soleil se couche sur une partie de ses royaumes, il se lève sur l'autre; et ce monarque ne jouit pas seul de sa grandeur, il a le plaisir de la partager avec ses sujets; il est en état de les récompenser, de les rendre heureux, de les mettre dans des postes élevés où toute ambition est remplie, où ils reçoivent les mêmes honneurs que des souverains; et n'est-ce pas aussi ce que doit souhaiter un Roi, d'être en état de récompenser magnifiquement les services qu'on lui rend, de prévenir par ses bienfaits, et de forcer un ingrat à devenir reconnaissant? C'est une chose surprenante que le nombre d'emplois dans l'épée, de dignités dans l'Église et de charges de judicature que Sa Majesté donne tous les jours[63].
M. l'archevêque se retira en me priant de permettre qu'il m'envoyât son oille, parce qu'elle était toute prête et que je n'aurais rien de meilleur à mon souper. Je l'en remerciai et je lui dis que la même raison m'engageait à la refuser, puisque, sans elle, il ferait aussi mauvaise chère que nous.
Cependant Don Frédéric de Cardone l'était déjà allé quérir, et il revint chargé d'une grande marmite d'argent; mais il fut bien attrapé de la trouver fermée avec une serrure; c'est la coutume en Espagne. Il voulut avoir la clef du cuisinier qui, trouvant mauvais que son maître ne mangeât pas son oille, répondit qu'il en avait malheureusement perdu la clef dans les neiges et qu'il ne savait plus où la prendre. Don Frédéric, fâché, voulut, malgré moi, l'aller dire à l'archevêque qui ordonna à son majordome de la faire trouver; il menaça le cuisinier, et la scène se passait si près de ma chambre, que je l'entendais tout entière. Mais, ce que j'y trouvai de meilleur, c'était les réponses du cuisinier qui disait: No puedo padecer la riñà, sendo Cristiano viejo, hidalgo como el Rey, y proco mas, ce qui veut dire: Je ne puis souffrir qu'on me querelle, étant de race de vieux chrétiens, nobles comme le Roi, et même un peu plus[64].
C'est ordinairement de cette manière que les Espagnols se prisent. Celui-ci n'était pas seulement glorieux, il était opiniâtre, et, quoi que l'on pût faire et dire, il ne voulut point donner la clef de la marmite, de sorte que l'oille y demeura sans que nous y eussions goûté. Nous nous couchâmes assez tard; et, comme je n'ai pas été matinale, tout ce que j'ai pu faire avant de partir a été de finir cette lettre, et, dès demain, j'en recommencerai une autre, où vous serez informée de la suite de mon voyage. Continuez, ma chère cousine, d'y prendre un peu d'intérêt; c'est le moyen de me le rendre heureux et agréable.
A Buitrago, ce 13 mars 1679.
SEPTIÈME LETTRE.
Il est bien aisé de s'apercevoir que nous ne sommes pas loin de Madrid; le temps est beau malgré la saison, et nous n'avons plus besoin de feu. Mais une chose assez surprenante, c'est que, dans les hôtelleries qui sont les plus proches de cette grande ville, on y est traité bien plus mal que dans celles qui en sont éloignées de cent lieues. L'on croirait bien plutôt arriver dans des déserts que d'approcher d'une ville où demeure un puissant roi, et je vous assure, ma chère cousine, que, dans toute notre route, je n'ai pas vu une maison qui plaise ni un beau château. J'en suis étonnée, car je croyais qu'en ce pays-ci, comme au nôtre, je trouverais de belles promenades et des petits palais enchantés; mais l'on y voit à peine quelques arbres qui croissent en dépit du terrain; et à l'heure qu'il est, bien que je ne sois qu'à dix lieues de Madrid, ma chambre est de plain-pied avec l'écurie; c'est un trou où il faut apporter de la lumière, à midi. Mais, bon Dieu! quelle lumière! il vaudrait mieux n'en point avoir du tout; car c'est une lampe qui ôte la joie, par sa triste lueur, et la santé, par sa fumée puante. L'on est allé partout, et même chez le curé, pour avoir une chandelle; il ne s'en est point trouvé, et je doute qu'il y ait des cierges dans son église. Il règne ici un fort grand air de pauvreté[65]. Don Fernand de Tolède, qui s'aperçoit de ma surprise, m'assure que je verrai de très-belles choses à Madrid; mais je ne puis m'empêcher de lui dire que je n'en suis guère persuadée. Il est vrai que les Espagnols soutiennent leur indigence par un air de gravité qui impose. Il n'est pas jusqu'aux paysans qui ne marchent à pas comptés. Ils sont, avec cela, si curieux de nouvelles, qu'il semble que tout leur bonheur en dépend. Ils sont entrés sans cérémonie dans ma chambre, la plupart sans souliers, et n'ayant sous les pieds qu'un méchant feutre rattaché par des cordes. Ils m'ont priée de leur apprendre ce que je savais de la cour de France. Après que je leur en eus parlé, ils ont examiné ce que je venais de dire, et puis ils ont fait leurs réflexions entre eux, laissant paraître un fonds d'esprit et de vivacité surprenant. Constamment cette nation a quelque chose de supérieur à bien d'autres. Il est venu parmi les autres femmes une manière de bourgeoise assez jolie: elle portait son enfant sur ses bras; il est d'une maigreur affreuse, et avait plus de cent petites mains, les unes de jais, les autres de terre ciselée, attachées à son col et sur lui de tous les côtés[66]. J'ai demandé à la mère ce que cela signifiait; elle m'a répondu que cela servait contre le mal des yeux. Comment, lui ai-je dit, est-ce que ces petites mains empêchent d'y avoir mal? Assurément, Madame, a-t-elle répliqué, mais ce n'est pas comme vous l'entendez; car vous saurez, si cela vous plaît, qu'il y a des gens en ce pays qui ont un tel poison dans les yeux, qu'en regardant fixement une personne, et particulièrement un jeune enfant, ils le font mourir en langueur. J'ai vu un homme qui avait un œil malin, c'est le nom qu'on lui donne, et comme il faisait du mal lorsqu'il regardait de cet œil, on l'obligea de le couvrir d'une grande emplâtre. Pour son autre œil, il n'avait aucune malignité, mais il arrivait quelquefois qu'étant avec ses amis, lorsqu'il voyait beaucoup de poules ensemble, il disait: Choisissez celle que vous voulez que je tue: on lui en montrait une, il ôtait son emplâtre, il regardait fixement la poule, et peu après, elle tournait plusieurs tours, étourdie, et tombait morte. Elle prétend aussi qu'il y a des magiciens, qui, regardant quelqu'un avec une mauvaise intention, leur donnent une langueur qui les fait devenir maigres comme des squelettes; et son enfant, m'a-t-elle dit, en est frappé. Le remède à cela, ce sont ces petites menottes, qui viennent d'ordinaire du Portugal. Elle m'a dit encore que c'est la coutume, lorsqu'on voit qu'une personne nous regarde attentivement, et qu'elle a assez méchante mine pour craindre qu'elle donne le mal d'ojos (on l'appelle ainsi, parce qu'il se fait par les yeux), de leur présenter une de ces petites mains de jais, ou la sienne même fermée, et de lui dire: toma la mano, ce qui veut dire, prends cette main. A quoi il faut que celui qu'on soupçonne réponde: Dios te bendiga, Dieu te bénisse; et s'il ne le dit pas, l'on juge qu'il est malintentionné, et là-dessus on peut le dénoncer à l'Inquisition, ou, si l'on est plus fort, on le bat jusqu'à ce qu'il ait dit Dios te bendiga.
Je ne vous assure pas, comme une chose certaine, que le conte de la poule soit positivement vrai; mais ce qui est de vrai, c'est qu'ici l'on est fortement persuadé qu'il y a des gens qui vous font du mal en vous regardant, et même il y a des églises où l'on va en pèlerinage pour en être guéri. J'ai demandé à cette jeune femme s'il ne paraissait rien d'extraordinaire dans ce qu'ils appellent les yeux malins. Elle m'a dit que non, si ce n'est qu'ils sont remplis d'une vivacité et d'un tel brillant, qu'il semble qu'ils soient tout de feu, et qu'on dirait qu'ils vont vous pénétrer comme un dard. Elle m'a dit encore que, depuis peu, l'Inquisition avait fait arrêter une vieille femme que l'on accusait d'être sorcière, et qu'elle croyait que c'était elle qui avait mis son enfant dans le pitoyable état où je le voyais. Je lui ai demandé ce que l'on ferait de cette femme. Elle m'a dit que, s'il y avait des preuves assez fortes, on la brûlerait infailliblement, ou qu'on la laisserait dans l'Inquisition, et que le meilleur parti pour elle, c'était d'en sortir avec le fouet dans les rues; qu'on attache ces sorcières à la queue d'un âne, ou qu'on les monte dessus, coiffées d'une mitre de papier peint de toutes les couleurs, avec des écriteaux qui apprennent les crimes qu'elles ont commis; qu'en ce bel équipage on les promène par la ville, où chacun a la liberté de les frapper ou de leur jeter de la boue. Mais, lui ai-je dit, par où trouvez-vous que si elle restait en prison, leur condition serait pire? Oh! Madame, m'a-t-elle dit, je vois bien que vous n'êtes pas encore informée de ce que c'est que l'Inquisition. Tout ce que l'on en peut dire n'approche point des rigueurs que l'on y exerce. L'on vous arrête et l'on vous jette dans un cachot, vous y passez deux ou trois mois, quelquefois plus ou moins, sans que l'on vous parle de rien. Au bout de ce temps, on vous mène devant les juges, qui, d'un air sévère, vous demandent pourquoi vous êtes là; il est assez naturel de répondre que vous n'en savez rien. Ils ne vous en disent pas davantage, et vous renvoient dans cet affreux cachot, où l'on souffre tous les jours des peines mille fois plus cruelles que la mort même. L'on n'en meurt pourtant point et l'on est quelquefois un an en cet état. Au bout de ce temps, on vous ramène devant les mêmes juges, ou devant d'autres, car ils changent et vont en différents pays. Ceux-là vous demandent encore pourquoi vous êtes détenu; vous répondez que l'on vous a fait prendre et que vous en ignorez le sujet. On vous renvoie dans le cachot, sans parler davantage. Enfin l'on y passe quelquefois sa vie. Et comme je lui ai demandé si c'était la coutume qu'on s'accusât soi-même, elle me dit que pour certaines gens, c'était assurément le meilleur et le plus court; mais que les juges ne tenaient cette conduite que contre ceux contre lesquels il n'y avait pas de peines assez fortes, car, d'ordinaire, lorsque quelqu'un accuse une personne de crimes capitaux, il faut que le dénonciateur reste en prison avec le criminel, et cela est cause que l'on y est un peu plus modéré. Elle m'a conté des particularités, des supplices de toutes les manières, dont je ne veux point remplir cette lettre; rien n'est plus effroyable. Elle m'a dit encore qu'elle a connu un Juif, nommé Ismaël, qui fut mis dans la prison de l'Inquisition de Séville, avec son père, qui était un rabbin de leur loi. Il y avait quatre ans qu'ils y étaient, lorsqu'Ismaël, ayant fait un trou, grimpa jusqu'au plus haut d'une tour, et se servant des cordes qu'il avait préparées, il se laissa couler le long du mur avec beaucoup de péril. Mais, lorsqu'il fut descendu, il se reprocha qu'il venait d'abandonner son père, et, sans considérer le risque qu'il courait de plus d'une manière, puisque son père et lui étaient jugés et devaient être conduits dans peu de jours à Madrid avec plusieurs autres, pour y souffrir le dernier supplice, il ne laissa pas de se déterminer; il remonta généreusement sur la tour, descendit dans son cachot, en tira son père, le fit sauver avant lui et se sauva ensuite[67]. J'ai trouvé cette action fort belle, et digne d'être donnée pour exemple aux chrétiens, dans un siècle où le cœur se révolte aisément contre les devoirs les plus indispensables de la nature.
«Je continuais d'entretenir avec plaisir cette bonne Espagnole, lorsque Constance, celle de mes femmes que vous connaissez, m'est venue dire, avec beaucoup d'empressement, qu'elle venait de voir M. Daucourt, et que, si je voulais, elle l'irait appeler. C'est un gentilhomme qui est riche et que j'ai connu à Paris. Il est honnête garçon, homme d'esprit et bien fait de sa personne. Je sais qu'il a à Madrid son frère, lequel est auprès de Don Juan d'Autriche. Ayant témoigné que je serais bien aise de lui parler, Constance l'est allée chercher et me l'a amené. Après les premières honnêtetés, et m'être informée des nouvelles de ma parente, que je croyais bien qu'il connaissait, je lui ai demandé de ses nouvelles particulières et s'il était bien content de son voyage. Ah! Madame, ne me parlez pas de mon voyage, s'est-il écrié, il n'en a jamais été un plus malheureux, et si vous étiez venue quelques jours plus tôt, vous m'auriez vu pendre. Comment, lui ai-je dit, qu'entendez-vous par là? J'entends, m'a-t-il dit; que tout au moins j'en ai eu la peur entière, et que voici bien le pays du monde le plus déplaisant pour les étrangers. Mais, Madame, si vous avez assez de loisir, et que vous en vouliez savoir davantage, je vous conterai mon aventure. Elle est singulière, et vous prouvera bien ce que j'ai l'honneur de vous dire. Vous me ferez beaucoup de plaisir, lui ai-je dit, nous sommes ici dans un lieu où quelque nouvelle, agréablement contée, nous sera d'un grand secours. Il la commença aussitôt de cette manière:
»Quelques affaires qui me regardent et l'envie de revoir un frère dont j'étais éloigné depuis plusieurs années, m'obligèrent, Madame, de faire le voyage de Madrid. Je ne savais guère les coutumes de cette ville-là; je croyais que l'on allait chez les femmes sans façon, que l'on jouait, que l'on mangeait avec elles; mais je fus étonné d'apprendre que chacune d'elles est plus retirée dans sa maison qu'un chartreux ne l'est dans sa cellule, et qu'il y avait des gens qui s'aimaient depuis deux ou trois ans, qui ne s'étaient encore jamais parlé. Des manières si singulières me firent rire; je dis là-dessus toutes les bonnes et les mauvaises plaisanteries qui me vinrent en l'esprit; mais je traitai la chose plus sérieusement, lorsque j'appris que ces femmes, si bien enfermées, étaient plus aimables que toutes les autres femmes ensemble; qu'elles avaient une délicatesse, une vivacité et des manières que l'on ne trouvait que chez elles; que l'amour y paraissait toujours nouveau, et que l'on ne changeait jamais une Espagnole que pour une autre Espagnole. J'étais au désespoir des difficultés qu'il y avait pour les aborder; un de mes amis, appelé Belleville, qui avait fait le voyage avec moi, et qui est un joli garçon, n'enrageait guère moins de son côté que je faisais du mien. Mon frère, qui craignait qu'il ne nous arrivât quelque fâcheux accident, nous disait sans cesse que les maris en ce pays-ci étaient très-jaloux, grands tueurs de gens, et qui ne faisaient pas plus de difficulté de se défaire d'un homme que d'une mouche. Cela n'accommodait guère deux hommes qui n'étaient pas encore las de vivre.
»Nous allions dans tous les endroits où nous croyions voir des dames; nous en voyions en effet, mais ce n'était pas contentement; toutes les révérences que nous leur faisions ne nous produisaient rien, chacun de nous revenait tous les soirs fort las et fort dégoûté de nos inutiles promenades.
»Une nuit que Belleville et moi fûmes veiller au Prado (c'est une promenade plantée de grands arbres, ornée de plusieurs fontaines jaillissantes, dont l'eau, qui tombe à gros bouillons dans des bassins, coule, quand on le veut, dans le cours pour l'arroser et le rendre plus frais et plus agréable), cette nuit-là, dis-je, était la plus belle que l'on pouvait souhaiter. Après avoir mis pied à terre et renvoyé notre carrosse, nous nous promenâmes doucement. Or, nous avions déjà fait quelques tours d'allées, lorsque nous nous assîmes sur le bord d'une fontaine; nous commençâmes là de faire nos plaintes ordinaires. Mon cher Belleville, dis-je à mon ami, ne serons-nous jamais assez heureux pour trouver une Espagnole qui soit de ces spirituelles et engageantes tant vantées? Hélas! dit-il, je le désire trop pour l'espérer; nous n'avons trouvé jusqu'ici que ces laides créatures qui courent après les gens pour les faire désespérer, et qui sont, sous leurs mantilles blanches, plus jaunes et plus dégoûtantes que des bohémiennes; je vous avoue que celles-là ne me plaisent point, et que, malgré leur vivacité, je ne puis me résoudre à lier une conversation avec elles.
»Dans le moment qu'il achevait ces mots, nous vîmes sortir d'une porte voisine deux femmes; elles avaient quitté leurs jupes de dessus, qui sont toujours fort unies; et, quand elles entr'ouvraient leurs mantes, le clair de la lune nous les faisait voir toutes brillantes d'or et de pierreries. Vrai Dieu! s'écria Belleville, voici tout au moins deux fées. Parlez mieux, lui dis-je, ce sont tout au moins deux anges. En les voyant approcher, nous nous levâmes et leur fîmes la plus profonde révérence que nous eussions jamais faite. Elles passèrent doucement et nous regardèrent, tantôt d'un œil et tantôt de l'autre, avec les petites minauderies qui siéent si bien aux Espagnoles. Elles s'éloignèrent un peu; nous étions en doute si elles reviendraient sur leurs pas, ou si nous devions les suivre; et pendant que nous délibérions ensemble, nous les vîmes approcher; elles s'arrêtèrent quand elles furent proche de nous; une d'elles prit la parole et nous demanda si nous savions l'espagnol. Je vois à vos habits, continua-t-elle, que vous êtes étrangers; mais dites-moi, je vous prie, de quel pays vous êtes? Nous lui répondîmes que nous étions Français, que nous savions assez mal l'espagnol, mais que nous avions grande envie de le bien apprendre; que nous étions persuadés que, pour y réussir, il fallait aimer une Espagnole, et qu'il ne tiendrait pas à nous, si nous en trouvions quelqu'une qui voulût être aimée. L'affaire est délicate, reprit l'autre dame qui n'avait point encore parlé, et je plaindrais celle qui s'y embarquerait; car l'on m'a dit que les Français ne sont pas fidèles. Ha! Madame, s'écria Belleville, on a eu dessein de leur rendre un mauvais office auprès de vous, mais c'est une médisance qu'il est aisé de détruire; et bien que je donnasse mon cœur à une jolie femme, je sens bien que je ne pourrais pas le reprendre de même. Eh quoi! interrompit celle qui m'avait déjà parlé, êtes-vous capable de vous engager sans réflexion et à une première vue? j'en aurais un peu moins bonne opinion de vous. Ha! pourquoi, s'écria-t-il, Madame, perdre un temps qui doit être si précieux. S'il est bon d'aimer, il est bon de commencer tout le plus tôt que l'on peut; les cœurs qui sont nés pour l'amour s'usent et se gâtent quand ils n'en ont point. Vos maximes sont galantes, dit-elle, mais elles me paraissent dangereuses; il ne faut pas seulement éviter de les suivre, je tiens qu'il faut éviter de les entendre. Et, en effet, elles voulaient se retirer, lorsque nous les priâmes, avec beaucoup d'instance, de rester encore quelques moments au Prado, et nous leur dîmes tout ce qui pouvait les obliger de se faire connaître et de nous donner la satisfaction de les voir sans leurs mantes. La conversation était assez vive et assez agréable; elles avaient infiniment d'esprit; et comme elles savaient ménager leurs avantages, elles nous montraient leurs mains en raccommodant sans affectation leurs coiffures; et ces mains étaient plus blanches que la neige: malgré le soin apparent qu'elles prenaient de se cacher, nous les voyions assez pour remarquer qu'elles avaient le teint fort beau, les yeux vifs et les traits assez réguliers. Nous les quittâmes le plus tard que nous pûmes, et nous les conjurâmes de revenir à la promenade, ou de nous accorder la permission d'aller chez elles. Elles ne convinrent de rien; et, en effet, nous fûmes plusieurs fois de suite au Prado, et toujours proche de la fontaine où nous les avions vues la première fois, sans que nous pussions les apercevoir. Voilà bien du temps perdu, disions-nous; quel moyen de passer sa vie dans cette grande oisiveté! il faut renoncer à des dames d'un accès si difficile. C'était bien aussi notre dessein, mais il ne dura guère; car, à peine l'avions-nous formé, que nous vîmes sortir de la même porte les deux inconnues. Nous les abordâmes respectueusement, et nos manières honnêtes ne leur déplurent pas. Belleville donna la main à la plus petite et moi à la plus grande. Je lui fis des reproches auxquels elle ne me parut point indifférente, et, devenant plus hardi, je lui parlai des sentiments qu'elle m'avait inspirés, et je l'assurai qu'il ne tiendrait qu'à elle de m'engager pour le reste de ma vie; elle me parut fort réservée sur la plus petite marque de bonté. Dans la suite de notre conversation, elle me dit qu'elle était héritière d'un assez grand bien, qu'elle s'appelait Inès, que son père avait été chevalier de Saint-Jacques et qu'il était d'une qualité distinguée; que celle qui l'accompagnait se nommait Isabelle, et qu'elles étaient cousines. Toutes ces particularités me firent plaisir, parce que je trouvais en elle une personne de naissance, et que cela flattait ma vanité. Je la priai, en la quittant, de m'accorder la permission de l'aller voir. Ce que vous désirez est en usage dans votre pays, me dit-elle, et si j'en étais, je me ferais un plaisir d'en suivre les coutumes; mais les nôtres sont différentes, et, bien que je ne comprenne aucun crime en ce que vous me demandez, je suis obligée de garder des mesures de bienséance auxquelles je ne veux point manquer. Je chercherai quelque moyen de vous voir sans cela, reposez-vous-en sur moi, et ne me sachez pas mauvais gré de vous refuser une chose dont je ne suis pas absolument la maîtresse. Adieu, continua-t-elle, je penserai à ce que vous souhaitez, et je vous informerai de ce que je puis. Je lui baisai la main, et me retirai fort touché de ses manières, de son esprit et de sa conduite.
»Aussitôt que je me trouvai seul avec Belleville, je lui demandai s'il était content de la conversation qu'il venait d'avoir. Il me dit qu'il avait sujet de l'être, et qu'Isabelle lui paraissait douce et aimable. Vous êtes bien heureux, lui dis-je de lui avoir déjà trouvé de la douceur. Inès ne m'a pas donné lieu de croire qu'elle en a, son caractère est enjoué, elle tourne tout ce que je lui dis en raillerie, et je désespère de lier une affaire sérieuse avec elle. Nous demeurâmes quelques jours sans les voir, ni personne de leur part; mais un matin que j'entendais la messe, une vieille femme, cachée sous sa mante, s'approcha de moi, et me présenta un billet, où je lus ces mots:
»Vous me paraissez trop aimable pour vous voir souvent, et je vous avoue que je me défie un peu de mon cœur; si le vôtre est véritablement touché pour moi, il faut songer à l'hymen. Je vous ai dit que je suis riche et je vous ai dit vrai. Le parti que je vous offre n'est point mauvais à prendre. Pensez-y, je me trouverai ce soir aux bords du Mançanarez, où vous me pourrez dire vos sentiments.
»Comme je n'étais pas en lieu où j'eusse de quoi lui faire réponse, je me contentai de lui écrire sur mes tablettes:
»Vous êtes en état de me faire faire le voyage que vous voudrez. Je sens bien que je vous aime trop pour mon repos, et que je devrais me défier beaucoup plus de ma faiblesse que vous n'avez sujet de vous défier de la vôtre. Cependant je me trouverai au Mançanarez, résolu de vous obéir, quoi que vous vouliez de moi.
»Je donnai mes tablettes à cette honnête messagère, qui avait la mine d'en voler les plaques et les fermoirs avant que de les rendre. Je priai Belleville de me laisser aller seul à mon rendez-vous. Il me dit qu'il en avait de la joie, parce qu'Isabelle l'avait fait avertir qu'elle lui voulait parler en particulier à la Floride. Nous attendîmes avec impatience l'heure marquée, et nous nous séparâmes tous deux, après nous être souhaité une heureuse aventure.
»Dès que je fus arrivé au bord de l'eau, je regardai avec soin tous les carrosses qui passèrent; mais il m'aurait été difficile d'y rien connaître, parce qu'ils étaient fermés avec des doubles rideaux. Enfin, il en vint un qui s'arrêta, et j'aperçus des femmes qui me faisaient signe de m'approcher. Je le fis promptement; c'était Inès, qui était encore plus cachée qu'à son ordinaire, et que je ne pouvais discerner d'avec les autres qu'au son de sa voix. Que vous êtes mystérieuse, lui dis-je; pensez-vous, Madame, qu'il n'y ait pas de quoi me faire mourir de chagrin de ne vous voir jamais et d'en avoir toujours tant d'envie? Si vous voulez venir avec moi, me dit-elle, vous me verrez, mais je veux dès ici vous bander les yeux. En vérité, lui dis-je, vous m'avez paru fort aimable jusqu'à présent; mais ces airs mystérieux, qui ne mènent à rien et qui font souffrir, ne me conviennent guère. Si je suis assez malheureux pour que vous me croyiez un malhonnête homme, vous ne devez jamais vous fier en moi; mais, au contraire, si vous m'avez donné votre estime, vous me la devez témoigner par un procédé plus franc. Vous devez être persuadé, interrompit-elle, que j'ai de puissantes raisons d'en user comme je fais, puisque, malgré ce que vous venez de me dire, je ne change point de résolution: la chose cependant dépend de vous; mais à mon égard, je ne souffrirai point que vous montiez dans mon carrosse qu'à cette condition. Comme les Espagnoles sont naturellement opiniâtres, je choisis plutôt de me laisser bander les yeux que de rompre avec elle. J'avoue que j'avais quelque sorte de vanité de ces apparences de bonne fortune, et je m'imaginais être avec quelque princesse qui ne voulait pas que je la connusse en ce moment, mais que je trouverais dans la suite une des plus parfaites et des plus riches de l'Espagne. Cette vision m'empêcha de m'opposer plus longtemps à ce qu'elle voulait. Je lui dis qu'elle était la maîtresse de me bander les yeux, et même de me les crever, si elle y trouvait quelque plaisir. Elle m'attacha un mouchoir autour de la tête, si serré, qu'elle me fit d'abord une douleur effroyable: je me mis ensuite auprès d'elle; il était déjà nuit, je ne savais point où nous allions, et je m'abandonnai absolument à sa conduite.
»Inès avait avec elle deux autres filles; le carrosse fit tant de tours, que nous courûmes la plus grande partie des rues de Madrid. Inès m'entretenait avec trop d'esprit pour que je m'aperçusse de la longueur du chemin; et j'étais charmé de l'entendre, lorsque notre malheureux carrosse, qui était assez mal attelé, fut accroché par un autre, et renversé tout d'un coup. Ainsi nous nous trouvâmes dans ce que l'on appelle la marée, c'est-à-dire dans un des plus grands et des plus vilains ruisseaux de la ville. Je n'ai jamais été si chagrin que je le fus; les trois señoras étaient tombées sur moi, elles m'étouffaient par leur pesanteur et me rendaient sourd par leurs cris. Mes yeux étaient toujours bandés, et mon visage se trouvait tourné d'une certaine manière que je ne pouvais crier à mon tour, sans avaler de cette eau puante. C'est là que je fis quelques réflexions sur les contre-temps de la vie, et quoique j'aimasse beaucoup Inès, je sentais que je m'aimais encore davantage, et que j'aurais souhaité de ne l'avoir jamais vue. Sans que j'aie positivement su ce qui se passa, je me sentis délivré du fardeau qui m'accablait, et lorsque je me fus relevé à l'aide de quelques gens qui me tirèrent de là, je ne trouvai plus Inès ni ses compagnes. Ceux qui étaient autour de moi riaient comme des fous de me voir les yeux bandés, et si mouillé de cette eau noire, qu'il semblait que l'on m'eût trempé dans de l'encre. Je demandai au cocher où était sa maîtresse. Il me dit que la dame avec qui j'étais n'était point sa maîtresse, et qu'elle s'en était allée en me maudissant; qu'elle était fort crottée, qu'il ne la connaissait point, et qu'elle lui avait seulement dit en partant que c'était moi qui le payerais. Et où l'as-tu donc prise, lui dis-je? A la porte de las Delcalças Reales, me dit-il; une vieille m'est venue quérir et m'a mené prendre celle-là. Je l'obligeai pour mon argent de me conduire chez moi. J'attendis Belleville avec une impatience mêlée de chagrin; il revint fort tard et fort content d'Isabelle, à laquelle il trouvait assez de bonté et bien de l'esprit.
»Je lui racontai mon aventure, il ne put s'empêcher d'en rire de tout son cœur; et comme il avait un fonds de joie extraordinaire, il me fit cent plaisanteries qui achevèrent de me mettre de très-mauvaise humeur. Nous ne nous couchâmes qu'au jour, et je me levai seulement pour aller faire un tour au Prado avec lui. Comme nous passions sous des fenêtres assez basses, j'entendis Inès qui me dit: Cavalier, n'allez pas si vite, il est bien juste de vous demander comment vous vous trouvez de la chute d'hier au soir. Mais vous-même, belle Inès, lui dis-je en approchant de la fenêtre, que devîntes-vous? Et n'étais-je pas déjà assez à plaindre sans avoir le malheur de vous perdre? Vous ne m'auriez pas perdue, continua-t-elle, sans qu'une dame de mes parentes qui passa dans ce moment, reconnût le son de ma voix; je fus obligée, malgré moi, de monter avec elle dans son carrosse, car je ne voulais pas qu'elle vît que nous étions ensemble. Bien que le cocher m'en eût parlé d'une autre manière, je n'osais entrer dans un plus grand éclaircissement, crainte de lui faire quelque peine, et je lui demandai, avec beaucoup de tendresse, quand je pourrais lui dire sans obstacles jusqu'où allaient ma passion et mon respect pour elle. Ce sera bientôt, me dit-elle, car je commence à croire que vous-m'aimez, mais il faut que le temps confirme cette opinion. Ah! cruelle, lui dis-je, vous ne m'aimez guère, de différer toujours ce que je vous demande avec tant d'instance. Avouez la vérité, continua-t-elle, et dites-moi si vous me voulez épouser. Je veux vous épouser si vous le voulez, lui dis-je; cependant je ne vous ai encore jamais bien vue, et je n'ai point l'avantage de vous connaître. Je suis riche, ajouta-t-elle, j'ai de la naissance, et l'on me flatte d'avoir quelque mérite personnel. Vous avez tout ce qu'il faut avoir, lui dis-je, pour me plaire plus que personne du monde: votre esprit m'a enchanté, mais vous me mettez au désespoir, et j'aimerais mieux mourir tout d'un coup que de tant souffrir. Elle se prit à rire, et depuis ce soir-là, il ne s'en passa point que je ne l'entretinsse au Prado, au Mançanarez, ou dans des maisons qui m'étaient inconnues, et où elle prenait soin de me faire conduire. A la vérité, je n'entrais point dans la chambre avec elle, et je lui parlais seulement au travers des jalousies, où je faisais, pendant quatre heures durant, le plus impertinent personnage du monde. J'avoue qu'il faut être en Espagne pour s'accommoder de ces manières, mais effectivement j'aimais Inès, je lui trouvais quelque chose de vif et d'engageant qui m'avait surpris et touché.
»Je l'avais été trouver dans un jardin où elle m'avait mandé de venir, et où elle m'avait fait plus d'amitiés qu'à son ordinaire. Comme elle vit qu'il était tard, elle m'ordonna de me retirer. Je lui obéis avec peine, et je passais dans une rue fort étroite, lorsque j'aperçus trois hommes qui, l'épée à la main, en attaquaient un tout seul et qui se défendait vaillamment. Je ne pus souffrir une partie si inégale; je courus pour le seconder; mais, dans le moment que je l'abordais, on lui porta un coup qui le fit tomber sur moi comme un homme mort. Ces assassins prirent la fuite avec une grande diligence; et le bruit ayant attiré beaucoup de gens qui me virent encore l'épée à la main, on ne douta point que je ne fusse du nombre des coupables. Ils se disposaient à me prendre, mais, m'étant aperçu de leurs mauvaises intentions, je cherchai plutôt mon salut dans ma fuite que dans mon innocence. J'étais poursuivi de près, et, de quelque côté que je pusse aller, l'on me coupait chemin. Dans cette extrémité, j'entrevis une porte entr'ouverte, je me glissai dedans sans que l'on m'eût vu entrer, et, tout à tâtons, je montai jusque dans une salle fort obscure; j'aperçus de la lumière au travers d'une porte, j'étais bien en peine si je devais l'ouvrir, et, au cas qu'il y eût du monde, ce que j'avais à dire. J'ai l'air effrayé, disais-je en moi-même, et l'on me prendra peut-être pour un homme qui vient de faire un mauvais coup et qui cherche les moyens d'en faire encore un autre. Je consultai longtemps; j'écoutai avec grande attention si l'on ne parlait point, et, n'ayant rien entendu, enfin je me hasardai. J'ouvris doucement la porte, je ne vis personne; je regardai promptement où je pourrais me cacher, il me sembla que la tapisserie avançait en quelques endroits, et, en effet, je me mis derrière dans un petit coin. Il y avait peu que j'y étais, lorsque je vis entrer Inès et Isabelle. Je ne puis vous représenter, Madame, combien je fus agréablement surpris de connaître que j'étais dans la maison de ma maîtresse; je ne doutai point que la fortune ne se fût mise dans mes intérêts, je n'appréhendais plus rien de ceux qui pouvaient encore me chercher, et j'étais prêt à m'aller jeter à ses pieds lorsque j'entendis Isabelle commencer la conversation.—Qu'as-tu fait aujourd'hui, dit-elle, ma chère Inès? As-tu vu Daucourt?—Oui, dit Inès, je l'ai vu et j'ai lieu de croire qu'il m'aime éperdument, ou toutes mes règles seraient bien fausses; il parle très-sérieusement de m'épouser. Ce qui m'embarrasse, c'est qu'il veut me voir et me connaître.—Et comment pourras-tu te défendre de l'un et de l'autre? poursuivit Isabelle.—Je ne prétends pas aussi m'en défendre, reprit Inès; mais je ménagerai mes avantages autant que je le pourrai. Je n'irai pas m'aviser de me mettre au grand jour avec tous les rideaux ouverts, je prétends qu'ils soient bien fermés et que les fenêtres ne laissent passer que de faibles rayons du soleil qui servent à embellir. A l'égard de ma naissance, j'ai fait dresser une généalogie authentique; il n'en coûte qu'un peu de parchemin demi-usé et rongé des souris, et, pour l'argent comptant, tu sais que mon amant, le fidèle Don Diego, m'en doit prêter. Lorsque Daucourt l'aura compté et reçu, il ne s'avisera pas de soupçonner que des voleurs doivent lui enlever la même nuit de notre mariage. J'ai loué aujourd'hui un bel appartement tout meublé; ainsi tu conviendras que je n'ai rien négligé de tout ce qui peut faire réussir une affaire qui m'est si avantageuse et que je souhaite tant.—Ces précautions paraissent justes, dit Isabelle; néanmoins je crains le dénoûment de la pièce.—Mais toi-même, ma chère, interrompit Inès, que fais-tu?—Bien moins de progrès du côté de l'hymen, dit Isabelle; mais, à la vérité, ce n'est point mon but. Je trouve que Belleville est un honnête homme, je sens que je l'aime; je ne souhaite que la possession de son cœur, et je crois que je serais fâchée qu'il voulût m'épouser.—Ton goût est bizarre, dit Inès, tu l'aimes, ta fortune n'est pas des meilleures, tu serais heureuse avec lui; et, cependant, tu ne serais pas bien aise d'être sa femme.—Et qui t'a dit que je serais heureuse avec lui? interrompit Isabelle. L'amour est si capricieux, qu'à peine les premiers moments de l'hymen en sont agréables; l'amour, dis-je, veut quelque chose qui le réveille et qui le pique. Il se fait un ragoût de la nouveauté, et quel moyen qu'une femme soit toujours nouvelle?—Et quel moyen aussi, s'écria Inès, qu'une maîtresse le soit toujours? Va, mon Isabelle, tes maximes à la mode ne sont pas raisonnables.—Ce que tu prétends, reprit Isabelle, l'est bien moins à mon gré, et, si tu m'en veux croire, tu feras de sérieuses réflexions sur ton âge; car, pour te parler naturellement, tu es vieille et fort vieille; est-il permis, à soixante ans, de vouloir tromper un homme de trente? Il sera enragé contre toi, il te quittera très-assurément, ou bien il te rouera de coups; il arrivera même qu'il ne te laissera qu'après t'avoir assommée. Inès était vive et prompte, elle prit pour un reproche sanglant ce qu'Isabelle lui disait sur son âge, et elle lui donna le plus furieux soufflet qui s'était peut-être jamais donné. L'autre, peu patiente de son naturel, lui en rendit deux. Inès riposta d'une douzaine de coups de poing qui ne lui furent pas dus longtemps. Ainsi nos deux championnes entrèrent dans le champ de bataille; elles commencèrent un si plaisant combat entre elles, que j'en étouffais de rire dans mon coin et que j'avais beaucoup de peine à m'empêcher d'éclater, car je n'y prenais plus d'intérêt, comme vous le pouvez bien penser, Madame, après ce que j'avais entendu de la pièce que l'on me préparait avec tant de malice, et il m'était bien naturel de ne regarder plus Inès que comme une insigne friponne. Isabelle, qui savait les endroits faibles de son ennemie, s'en prévalut si à propos, qu'étant plus jeune et plus forte, elle lui arracha sa coiffure et la laissa toute pelée. Je n'ai, de ma vie, été plus surpris que de voir tomber ainsi des cheveux qui m'avaient paru si beaux et que je croyais à elle; mais ce ne fut qu'un prélude, car, d'un coup de poing, elle lui fit sauter quelques dents de la bouche et deux petites boules de liége qui aidaient à soutenir ses joues creuses. La noise finit là, parce que leurs femmes de chambre, qui avaient entendu ce vacarme, accoururent et les séparèrent avec beaucoup de peine; elles se dirent les dernières duretés, jusqu'à se menacer de révéler à l'Inquisition des crimes affreux qu'elles se reprochaient.
Inès, se trouvant seule avec celle qui la servait, se regarda longtemps dans un grand miroir, et elle protesta qu'il n'y avait point d'outrages qu'elle ne fît à Isabelle pour se venger de ceux qu'elle venait d'en recevoir. Ensuite elle s'assit et prit un peu de repos; on apporta une petite table devant elle sur laquelle elle mit un œil d'émail qui remplissait la place de celui qui lui manquait; elle s'ôta aussitôt tant de blanc et tant de rouge que, sans exagération, on en eût bien fait un masque. Il serait difficile, Madame, de vous exprimer la laideur extraordinaire de cette femme qui m'avait semblé fort belle jusqu'à ce moment. Je me frottais les yeux; je faisais comme un homme qui croit rêver et faire un mauvais songe. Enfin elle se déshabilla et se mit presque nue; c'est ici que je ne vous représenterai rien de cette affreuse carcasse; mais, assurément, il n'a jamais été un pareil remède d'amour: elle avait des concavités partout où les autres ont des élévations. Il semblait que c'était un squelette qui courait dans la chambre par le moyen de quelque ressort. Elle était en jupe avec une mantille blanche sur les épaules, la tête chauve, et ses petits bras maigres tout découverts. Elle se souvint que, pendant le combat, ses bracelets de perles s'étaient défilés, elle voulut les ramasser et elle eut beaucoup de peine à les retrouver, sa femme de chambre lui aidait à les chercher; elles les comptaient ensemble et elles les avaient toutes, à la réserve de deux qui furent bien maudites pour moi. Inès jura par saint Jacques, patron d'Espagne, qu'elle ne se coucherait point avant qu'elle ne les eût retrouvées. Sa femme de chambre et elle regardèrent partout, tirant les tables, renversant les chaises, et jetant, deçà et delà, tout ce qu'elles rencontraient sous leurs mains, car Inès était de fort mauvaise humeur. Comme je la vis venir devers mon coin, la crainte d'être trouvé par une telle furie m'obligea de me reculer tout le plus loin que je pus; mais, par malheur, en reculant, je fis tomber plusieurs bouteilles qui étaient là sur des planches et qui firent beaucoup de bruit. Inès, qui crut que son chat venait de faire ce désordre, cria de toute sa force gato, gato; et, levant aussitôt la tapisserie pour punir le chat, elle m'aperçut, avec un étonnement et une rage qui faillirent à la faire mourir sur-le-champ. Elle se jeta à mes cheveux et me les arracha, elle me dit mille injures; elle était comme forcenée, les veines de son col étaient tellement enflées et ses rides étaient si affreuses, qu'il me semblait voir la tête de Méduse, et, dans ma juste frayeur, je méditais ma retraite, lorsqu'un grand bruit que j'entendis dans l'escalier me causa une nouvelle alarme. Inès me laissa et courut pour savoir ce qui se passait; en même temps toute la maison fut remplie de cris et de pleurs. La justice, qui avait trouvé ce jeune homme dont je vous ai parlé, Madame, étendu sur le carreau, et qui avait été cause que l'on m'avait poursuivi avec tant de chaleur, sut, après quelque perquisition, que c'était le fils d'une dame qui demeurait dans ce même lieu; on le lui rapportait percé de coups et tout sanglant; elle se désespérait à cette triste vue; et, comme j'avais dit quelque chose de mon aventure à Inès, pour lui rendre raison de ce qui m'avait fait venir dans sa chambre, cette mégère ne voulut pas me garder le secret, et, pour se venger et me punir de ce que j'avais découvert ses artifices, elle s'avisa de me dénoncer.—J'ai le meurtrier en mon pouvoir, s'écria-t-elle, venez, venez avec moi, je vais le remettre entre vos mains. Aussitôt elle ouvre la porte de sa chambre, et, suivie d'une troupe d'alguazils, ce sont ceux qui servent de sergents en ce pays-ci, elle me livra avec tous les témoignages nécessaires pour me faire faire diligemment mon procès. J'ai vu ce misérable, disait-elle, qui tenait encore son épée nue toute sanglante du coup qu'il venait de faire; il est entré dans ma chambre pour se sauver et il m'a menacée de la mort si je le décelais. Tout ce que je pus dire pour ma justification ne servit à rien, l'on ne voulut pas m'entendre; on me lia les mains avec des cordes et l'on me traînait en prison comme un malheureux criminel pendant que la charitable Inès, avec la mère et la sœur du blessé, me chargeaient de malédictions et de coups. Elles me firent mettre dans un cachot où je demeurai plusieurs jours sans avoir la liberté d'avertir mon frère et mes amis de ce qui se passait; ils étaient, de leur côté, dans une peine inconcevable, ne doutant plus que l'on ne m'eût assassiné dans quelque coin de rue ou à quelques-uns de mes rendez-vous nocturnes.
»Enfin Belleville, qui continuait de voir Isabelle, lui fit part de son déplaisir, et la pria de lui aider à découvrir tout au moins ce que l'on aurait fait de mon corps; elle fut si soigneuse de s'en informer, que la femme de chambre d'Inès, qui avait reçu d'assez mauvais traitements de sa maîtresse, lui apprit le secret de l'histoire, bien que cette bonne dame le lui eût fort défendu. A cette nouvelle, mon frère alla supplier le Roi d'avoir pitié de moi et d'ordonner que l'on me retirât de ce cachot qui ressemblait plutôt à l'enfer qu'à une prison. Je m'évanouis aussitôt que j'aperçus le jour, j'étais si faible et si exténué que je faisais peur; cependant je ne pus sortir de prison de quelque temps à cause des formalités, et je vous laisse à penser, Madame, ce que je méditais contre la perfide Inès; mais j'ignorais encore si je serais en état d'exécuter tous les projets de ma juste vengeance, à cause que le gentilhomme que l'on avait blessé était toujours fort mal, et que l'on désespérait de sa vie; la mienne en dépendait à un tel point que je faisais des vœux ardents pour lui, et je passais bien des mauvais quarts d'heure dans une si fâcheuse incertitude; mais mon frère, qui était persuadé de mon innocence, n'omettait rien pour découvrir ceux qui avaient fait cet assassinat.
»Il apprit enfin que ce jeune cavalier blessé avait un rival, et il suivit la chose avec tant de soin qu'il sut, de certitude, que c'était de cette part que le coup avait été fait; il fut assez heureux pour le faire prendre, et cet homme avoua son crime, ce qui me tira d'affaire. Je sortis donc et j'en eus une si grande joie, qu'elle me rendit malade pendant plusieurs jours, ou, pour mieux dire, ce fut l'effet du méchant air que j'avais pris dans la prison.
»La méchante Inès, qui n'était pas, de son côté, trop en repos sur ce qui pouvait lui arriver d'un tour aussi gaillard que celui qu'elle m'avait fait, ayant appris que j'étais en liberté et en état de lui faire perdre la sienne, plia bagage et partit une nuit sans que l'on sût quel chemin elle avait pris, de sorte que lorsqu'il fut question de la trouver pour en faire, tout au moins, un exemple parmi les friponnes, cela me fut impossible. Je m'en consolai parce que, naturellement, je n'aime point à faire du mal aux femmes; mais la crainte qu'elles ne m'en fissent davantage m'a fait partir de Madrid, afin d'éviter, tout au moins, celles d'Espagne. Je retourne en France, Madame, continua-t-il, où je porterai vos ordres si vous me faites l'honneur de m'en charger.
»Bien que j'aie eu du chagrin de ce qui est arrivé à ce gentilhomme, je n'ai pu m'empêcher de rire des circonstances de son aventure, et j'ai cru, ma chère cousine, que vous ne seriez point fâchée que je vous en fisse part. Je ne vous écrirai plus que je ne sois arrivée à Madrid; j'espère y voir des choses plus dignes de votre curiosité que celles que je vous ai mandées jusqu'ici.»
De Saint-Augustin, ce 15 mars 1679.
HUITIÈME LETTRE.
Ne grondez point, s'il vous plaît, ma chère cousine, de n'avoir pas eu de mes nouvelles aussitôt que j'ai été arrivée à Madrid. J'ai cru qu'il valait mieux attendre que je fusse en état de vous dire des choses plus particulières. Je savais que ma parente devait venir au-devant de moi jusqu'à Alcovendas, qui n'est éloigné de Madrid que de six lieues. Comme elle n'y était pas encore, je voulus l'attendre, et Don Frédéric de Cardone me proposa d'aller dîner dans une fort jolie maison, dont il connaissait particulièrement le maître. Ainsi, au lieu de descendre dans la petite ville, nous la traversâmes, et par une assez belle avenue, je me rendis chez Don Augustin Pacheco. Ce gentilhomme est vieux. Il a épousé depuis peu en troisièmes noces Doña Teresa de Figueroa, qui n'a que dix-sept ans, si agréable et si spirituelle que nous demeurâmes charmés de son esprit et de sa personne. Il n'était que dix heures quand nous arrivâmes. Les Espagnoles sont naturellement paresseuses; elles aiment à se lever tard, et celle-ci était encore au lit. Son mari nous reçut avec tant de franchise et de civilité, qu'il marquait assez le plaisir que nous lui avions fait d'aller chez lui. Il se promenait dans ses jardins, dont la propreté ne cède en rien aux nôtres. J'y entrai d'abord, car le temps était fort beau, et les arbres sont aussi avancés en ce pays au mois de mars qu'ils le sont en France à la fin de juin. C'est même la saison la plus charmante pour jouir de ce qu'ils appellent la Primavera, c'est-à-dire le commencement du printemps, car lorsque le soleil devient plus fort et plus chaud, il brûle et sèche les feuilles, comme si le feu y passait. Les jardins dont je parle étaient ornés de boulingrins, de fontaines et de statues; Don Augustin ne négligea pas de nous en faire voir toutes les beautés. Il s'y attache beaucoup, et il y fait aisément de la dépense, parce qu'il est fort riche. Il nous fit entrer dans une galerie où il y avait des tablettes de bois de cèdre pleines de livres. Il me conduisit d'abord près de la plus grande, et nous dit qu'elle contenait des trésors d'un prix inestimable, et qu'il y avait ramassé toutes les comédies des meilleurs auteurs. Autrefois, continua-t-il, les personnes vertueuses ne se pouvaient résoudre d'aller à la comédie; on n'y voyait que des actions opposées à la modestie, on y entendait des discours qui blessaient la liberté, les acteurs faisaient honte aux gens de bien, on y flattait le vice, on y condamnait la vertu; les combats ensanglantaient la scène, le plus faible était toujours opprimé par le plus fort, et l'usage autorisait le crime. Mais depuis que Lope de Vega a travaillé avec succès à réformer le théâtre espagnol, il ne s'y passa plus rien de contraire aux bonnes mœurs, et le confident, le valet, ou le villageois, gardant leur simplicité naturelle et la rendant agréable par un enjouement naïf, trouvent le secret de guérir nos princes, et même nos rois, de la maladie de ne point entendre les vérités où leurs défauts peuvent avoir part. C'est lui qui prescrivit les règles à ses élèves et leur enseigna de faire des comédies en trois jornadas, qui veut dire en trois actes. Nous avons vu depuis briller les Montalvanes, Mendozas, Rojas Alarcones, Velez, Mira de Mescuas, Coellos, Villaizanes; mais, enfin, Don Pedro Calderon excella dans le sérieux et dans le comique, et il passa tous ceux qui l'avaient précédé. Je ne pus m'empêcher de lui dire que j'avais vu à Vittoria une comédie qui m'avait semblé assez mauvaise, et que s'il m'était permis de dire mon sentiment, je ne voudrais point que l'on mêlât dans des tragédies saintes qui demandent du respect, et qui par rapport au sujet doivent être traitées dignement, des plaisanteries fades et inutiles. Il répliqua qu'il connaissait, à ce que je lui disais, le génie de mon pays, qu'il n'avait guère vu de Français approuver ce que les Espagnols faisaient; et comme cette pensée le fit passer à des réflexions chagrinantes, je l'assurai que naturellement nous n'avions pas d'antipathie pour aucune nation, que nous nous piquions même de rendre justice à nos ennemis; et qu'à l'égard de la comédie, que je n'avais point trouvée à mon gré, ce n'était point une conséquence pour les autres qui pouvaient être beaucoup meilleures. La manière dont je lui parlai le remit un peu, de sorte qu'il me pria de passer dans l'appartement de sa femme au bout de la galerie.
Don Fernand de Tolède et les trois chevaliers demeurèrent là, parce que ce n'est pas la coutume en Espagne d'entrer dans la chambre des dames pendant qu'elles sont au lit. Un frère n'a ce privilége que lorsque sa sœur est malade. Doña Teresa me reçut avec un accueil aussi obligeant que si nous avions été amies depuis longtemps. Mais il faut dire, à la louange des Espagnoles, qu'il n'entre point dans leurs caresses un certain air de familiarité qui vient du manque d'éducation, car, avec beaucoup de civilité et même d'empressement, elles savent fort bien observer ce qu'elles doivent aux autres et ce qu'elles se doivent à elles-mêmes. Elle était couchée sans bonnet et sans cornette, ses cheveux séparés sur le milieu de la tête, noués par derrière d'un ruban, et mis dans du taffetas incarnat qui les enveloppait. Sa chemise était fort fine, et d'une si grande largeur, qu'il semblait d'un surplis. Les manches en étaient aussi larges que celles des hommes, boutonnées au poignet avec des boutons de diamants. Au lieu d'arrière-points de fil au col et aux manches, il y en avait de soie bleue et couleur de chair, travaillés en fleurs. Elle avait des manchettes de taffetas blanc découpé, et plusieurs petits oreillers lacés de rubans et garnis de dentelle haute et fine. Un couvre-pied à fleurs de point d'Espagne d'or et de soie, qui me sembla fort beau. Son lit était tout de cuivre doré avec des pommettes d'ivoire et d'ébène; le chevet garni de quatre rangs de petites balustres de cuivre très-bien travaillées.
Elle me demanda permission de se lever; mais quand il fut question de se chausser, elle fit ôter la clef de sa chambre et tirer les verrous. Je m'informai de quoi il s'agissait pour se barricader ainsi; elle me dit qu'elle savait qu'il y avait des gentilshommes espagnols avec moi, et qu'elle aimerait mieux avoir perdu la vie qu'ils eussent vu ses pieds. Je m'éclatai de rire, et je la priai de me les montrer, puisque j'étais sans conséquence. Il est vrai que c'est quelque chose de rare pour la petitesse, et j'ai bien vu des enfants de six ans qui les avaient aussi grands. Dès qu'elle fut levée, elle prit une tasse pleine de rouge avec un gros pinceau, et elle s'en mit non-seulement aux joues, au menton, sous le nez, au-dessus des sourcils et au bout des oreilles, mais elle s'en barbouilla aussi le dedans des mains, les doigts et les épaules. Elle me dit que l'on en mettait tous les soirs en se couchant, et le matin en se levant; qu'elle ne se fardait point et qu'elle aurait assez voulu laisser l'usage du rouge, mais qu'il était si commun, que l'on ne pouvait se dispenser d'en avoir, et que quelques belles couleurs que l'on eût, on paraissait toujours pâle et malade auprès des autres quand on ne mettait point du rouge. Une de ses femmes la parfuma depuis la tête jusqu'aux pieds, avec d'excellentes pastilles, dont elle faisait aller la fumée sur elle; une autre la roussia[68], c'est le terme, et cela veut dire qu'elle prit de l'eau de fleur d'orange dans sa bouche, et qu'en serrant les dents, elle la jetait sur elle, comme une pluie; elle me dit que rien au monde ne gâtait tant les dents que cette-manière d'arroser, mais que l'eau en sentait bien meilleur: c'est de quoi je doute, et je trouverais bien désagréable qu'une vieille telle qu'était celle que je vis là vînt me jeter au nez l'eau qu'elle aurait dans la bouche.
Don Augustin ayant su par une des criadas de sa femme qu'elle était habillée, voulut bien passer par-dessus la coutume, et il amena Don Fernand de Tolède et les chevaliers dans sa chambre. La conversation ne fut pas longtemps générale, chacun se cantonna; pour moi, j'entretins Doña Teresa. Elle m'apprit qu'elle était née à Madrid, mais qu'elle avait été élevée à Lisbonne près de sa grand'mère, qui était sœur de Don Augustin Pacheco, de sorte qu'elle était petite-nièce de son mari, et ces alliances se font souvent en Espagne. Elle me parla fort de la jeune Infante de Portugal dont elle vanta l'esprit; elle ajouta que si je voulais entrer dans son cabinet, je jugerais de sa beauté, parce qu'elle avait son portrait. J'y passai aussitôt; et je demeurai surprise des charmes que je remarquai à cette Princesse. Elle avait ses cheveux coupés et frisés comme une perruque d'abbé, et un guard-infant si grand, qu'il y avait dessus deux corbeilles avec des fleurs, et des petits vases de terre sigillée, dont on mange beaucoup en Portugal et en Espagne, bien que ce soit une terre qui n'a que très-peu de goût. Doña Teresa me montra la peau d'un serpent que son mari, me dit-elle, avait tué dans les Indes, et tout mort qu'il était il ne laissait pas de me faire peur. Ceux de cette espèce sont extrêmement dangereux; mais il semble que la Providence a voulu en garantir les hommes, car ces serpents ont à la tête une espèce de clochette qui sonne quand ils marchent, et c'est un avertissement qui fait retirer les voyageurs.
Cette jeune dame qui aime fort le Portugal, m'en parla très-avantageusement. Elle me dit que la mer qui remonte dans le Tage rend cette rivière capable de porter les plus gros galions et les plus beaux vaisseaux de l'Océan, que la ville de Lisbonne est sur le penchant d'une colline, et qu'elle descend imperceptiblement jusqu'au bord du Tage; qu'ainsi les maisons étant élevées les unes au-dessus des autres, on les voit toutes du premier coup d'œil, et que c'est un objet très-agréable. Les anciens murs dont les Maures l'avaient entourée subsistent encore. Il y en a quatre enceintes, faites en divers temps; la dernière peut avoir six lieues de tour. Le château, qui est sur une montagne, a ses beautés particulières. L'on y trouve des palais, des églises, des fortifications, des jardins, des places d'armes et des rues, il y a toujours bonne garnison avec un gouverneur; cette forteresse commande à la ville, et de ce lieu on pourrait la foudroyer, si elle ne demeurait pas dans le devoir. Le palais où demeure le Roi est plus considérable, si ce n'est pas dans sa force, c'est dans la régularité de ses bâtiments. Tout y est grand et magnifique, les vues qui donnent sur la mer ajoutent beaucoup aux soins que l'on a pris de l'embellir. Elle me parla ensuite des places publiques qui sont ornées d'arcades, avec de grandes maisons autour du couvent des Dominicains, où est l'Inquisition, et devant le portail il y a une fontaine où l'on voit des figures de marbre blanc qui jettent l'eau de tous les côtés. Elle ajouta que la foire du Roucio se tient les mardis de chaque semaine sur une place que l'on pourrait prendre pour un amphithéâtre, parce qu'elle est environnée de petites montagnes sur lesquelles on a bâti plusieurs grands palais. Il y a un autre endroit au bord du Tage, où l'on tient le marché, et l'on y trouve tout ce que le goût saurait désirer de plus exquis, tant en gibier et en poisson qu'en fruits et en légumes. La douane est un peu plus haut, où sont des richesses et des raretés infinies; on a fait quelques fortifications pour les garder. L'église métropolitaine n'est recommandable que par son ancienneté, elle est dédiée à saint Vincent. On prétend qu'après lui avoir fait souffrir le martyre, on lui dénia la sépulture, et que les corbeaux le gardèrent jusqu'à ce que quelques personnes pieuses l'enlevassent et le portassent à Valence, en Espagne, pour le faire révérer; de sorte que l'on nourrit des corbeaux dans cette église, et qu'il y a un tronc pour eux, où l'on met des aumônes pour leur avoir de la mangeaille.
Bien que Lisbonne soit un beau séjour, continua-t-elle, nous demeurions à Alcantara; ce bourg n'est éloigné de la ville que d'un quart de lieue; il y a une maison royale, moins belle par ses bâtiments que par sa situation. La rivière lui sert de canal, on y voit des jardins admirables tout remplis de grottes, de cascades et de jets d'eau. Belem en est proche: c'est le lieu destiné à la sépulture des rois de Portugal dans l'église des Hiéronymites. Elle est tout incrustée de marbre blanc, les colonnes et les figures en sont aussi. Les tombeaux se trouvent rangés dans trois chapelles différentes, entre lesquelles il y en a de fort bien travaillées. Belem, Feriera, Sacavin, et quelques autres endroits autour de la ville, sont remarquables par le grand nombre d'orangers et de citronniers dont ils sont remplis; l'air qu'on y respire est tout parfumé, l'on est à peine assis au pied des arbres, que l'on se trouve couvert de leurs fleurs. L'on voit couler près de soi mille petits ruisseaux, et l'on peut dire que rien n'est plus agréable pendant la nuit que d'entendre les concerts qui s'y font très-souvent. Il y a de grands magasins à Belem remplis d'oranges douces et aigres, de citrons, de poncirs et de limes. On les charge dans des barques pour les transporter dans la plus grande partie de l'Europe.
Elle me parla des chevaliers del habito del Cristo, dont la quantité rendait l'ordre moins considérable, et des comtes du royaume, qui ont les mêmes priviléges que les grands d'Espagne. Ils possèdent las Comarcas, ce sont des terres qui appartiennent à la couronne, et divisées en comtés d'un revenu considérable. Elle me dit que, lorsque le Roi devait sortir du palais pour aller en quelque lieu, le peuple en était averti par une trompette qui sonnait dès le matin dans tous les endroits où Sa Majesté devait passer. Pour la Reine, c'étaient un fifre et un tambour, et pour l'Infante, un hautbois. Quand ils sortaient, tous ensemble, la trompette, le fifre, le tambour et le hautbois marchaient de compagnie, et, par ce moyen, si quelqu'un ne pouvait entrer au palais pour présenter son placet, il n'avait qu'à attendre le Roi sur son passage. L'on trouve, à huit lieues de Coïmbre, une fontaine dans un lieu appelé Cedima, laquelle attire et engloutit tout ce qui touche son eau. On en fait souvent l'expérience sur de gros troncs d'arbres et, quelquefois, sur des chevaux qu'on en fait approcher et que l'on n'en retire qu'avec beaucoup de difficulté.
Mais ce qui cause plus d'étonnement, ajouta-t-elle, c'est le lac de la montagne de Strella, où l'on trouve quelquefois des débris de navires, de mâts rompus, d'ancres et de voiles, bien que la mer en soit à plus de douze lieues et qu'il soit sur le sommet d'une haute montagne. On ne comprend pas par où ces choses peuvent y entrer. J'écoutais avec un grand plaisir Doña Teresa, lorsque son mari et le reste de la compagnie vinrent nous interrompre. Don Augustin avait de l'esprit, et, malgré sa vieillesse, il l'avait fort agréable. Si ma curiosité n'est pas indiscrète, me dit-il, apprenez-moi, Madame, de quoi cette enfant vous a entretenue. Mi tio, reprit-elle (tio veut dire oncle), vous pouvez bien croire que c'est du Portugal. Oh! je m'en doutais déjà, s'écria-t-il, c'est toujours là qu'elle prend son champ de bataille. Mon Dieu! dit-elle, nous avons chacun le nôtre; et quand vous êtes une fois à votre Mexique, l'on ne saurait vous en arracher. Vous avez été aux Indes, repris-je, Doña Teresa m'a montré un serpent qu'elle m'a dit que vous y avez tué. Il est vrai, Madame, continua-t-il, et je vous entretiendrais avec plaisir de ce que j'y ai vu, s'il n'était temps de vous faire dîner. Mais, ajouta-t-il, je dois aller à Madrid, et, si vous le permettez, je vous mènerai Doña Teresa. C'est là, en effet, que je prendrai mon champ de bataille, et que je vous apprendrai des choses que vous ne serez pas fâchée de savoir. Je l'assurai qu'il me ferait un sensible plaisir de me donner un témoignage, de son souvenir si obligeant, que je serais ravie de voir la belle Doña Teresa, et de l'entendre parler des Indes, lui qui parlait si bien de toutes choses. Il me prit par la main, et me fit descendre dans un salon pavé de marbre, où il n'y avait que des tableaux au lieu de tapisseries et des carreaux rangés autour. Le couvert était mis sur une table pour les hommes, et il y avait à terre, sur le tapis, une nappe étendue avec trois couverts, pour Doña Teresa, moi et ma fille.
Je demeurai surprise de cette mode, car je ne suis pas accoutumée à dîner ainsi. Cependant, je n'en témoignai rien, et je voulus y essayer, mais je n'ai jamais été plus incommodée; les jambes me faisaient un mal horrible; tantôt je m'appuyais sur le coude, tantôt sur la main; enfin, je renonçais à dîner, et mon hôtesse ne s'en apercevait point, parce qu'elle croyait que les dames mangent par terre en France comme en Espagne. Mais Don Fernand de Tolède, qui remarqua ma peine, se leva avec Don Frédéric de Cardone, et ils me dirent l'un et l'autre qu'absolument je me mettrais à table. Je le voulais assez, pourvu que Doña Teresa s'y mît; elle ne l'osait à cause qu'il y avait des hommes, et elle ne levait les yeux sur eux qu'à la dérobée. Don Augustin lui dit de venir sans façon, et qu'il fallait me témoigner qu'ils étaient bien aises de me voir chez eux: mais ce fut quelque chose de plaisant quand cette petite dame fut assise sur un siége, elle n'y était pas moins embarrassée que je l'avais été sur le tapis; elle nous avoua, avec une ingénuité très-agréable, qu'elle ne s'était jamais assise dans une chaise, et que la pensée ne lui en était même pas venue[69]. Le dîner se passa fort gaiement, et je trouvai qu'il ne se pouvait rien ajouter à la manière obligeante dont j'avais été reçue dans cette maison. Je donnai à Doña Teresa des rubans, des épingles et un éventail. Elle était ravie, et elle fit plus de remercîments qu'elle n'aurait dû m'en faire pour un gros présent. Ses remercîments n'étaient pas communs, et l'on n'y remarquait rien de bas ni d'intéressé. En vérité, l'on a bien de l'esprit en ce pays; il paraît jusque dans les moindres bagatelles.
Il n'y avait pas une heure que j'étais partie de cette maison, lorsque je vis venir deux carrosses attelés chacun de six mules, qui allaient au grand galop, et plus vite que les meilleurs chevaux ne pourraient faire. J'aurais eu peine à croire que des mules eussent couru de cette force; mais, ce qui me surprit davantage, c'était la manière dont elles étaient attelées. Ces deux carrosses et leur attirail tenaient presque un quart de lieue de pays. Il y en avait un avec six glaces assez grandes, et fait comme les nôtres, excepté que l'impériale était fort basse, et, par conséquent, incommode. Il y a dedans une corniche de bois doré, si grosse, qu'il semble que ce soit celle d'une chambre. Il était doré par le dehors, ce qui n'est permis qu'aux ambassadeurs et aux étrangers. Leurs rideaux sont de damas et de drap cousus ensemble. Le cocher est monté sur une des mules de devant. Ils ne se mettent point sur le siége, quoiqu'il y en ait un, et, comme j'en demandai la raison à Don Frédéric de Cardone, il me répondit qu'on lui avait assuré que cette coutume était venue depuis que le cocher du comte-duc d'Olivares, menant son maître, entendit un secret important qu'il disait à un de ses amis; que ce cocher le révéla, et que la chose ayant fait grand bruit à la cour, parce que le comte accusait son ami d'indiscrétion, bien qu'il fût innocent, l'on a toujours pris la précaution de faire monter les cochers sur la première mule. Leurs traits sont de soie ou de corde, si extraordinairement longs, que, d'une mule à l'autre, il y a plus de trois aunes. Je ne comprends pas comment tout ne se rompt point en courant comme ils font. Il est vrai que, s'ils vont bien vite par la campagne, ils vont bien doucement par la ville: c'est la chose du monde la plus ennuyeuse, que d'aller ainsi à pas comptés. Quoique l'on n'ait que quatre mules dans Madrid, l'on se sert toujours d'un postillon. Ma parente était dans ce premier carrosse avec trois dames espagnoles. Les écuyers et les pages étaient dans l'autre qui n'était pas fait de même. Il avait des portières comme à nos anciens carrosses; elles se défont, et le cuir en est ouvert par en bas; de telle sorte que, quand les dames veulent descendre (elles qui ne veulent pas montrer leurs pieds), on baisse cette portière jusqu'à terre pour cacher le soulier. Il y avait des glaces deux fois grandes comme la main, attachées aux mantelets, avec une autre devant, et une autre derrière, pour appeler par là les laquais. Rien ne ressemble mieux à nos petites lucarnes de grenier. L'impériale du carrosse est couverte d'une housse de bouracan gris, avec de grands rideaux de même qui pendent en dehors sur le cuir, tirés tout autour fort longs et rattachés par de gros boutons à houppes; cela fait un très-vilain effet, et l'on est enfermé là dedans comme dans un coffre.
Ma parente était habillée, moitié à la française, moitié à l'espagnole; elle parut ravie de me voir, et ma joie ne cédait en rien à la sienne. Je ne la trouvai point changée quant à sa personne; mais je ne pus m'empêcher de rire de sa manière de parler; elle ne sait plus guère le français, quoiqu'elle le parle toujours, et qu'elle l'aime tant, qu'il lui a été impossible d'apprendre parfaitement aucune autre langue; de sorte qu'elle mêle l'italien, l'anglais et l'espagnol avec la sienne naturelle, et cela fait un langage qui surprend ceux qui savent comme moi qu'elle a possédé la langue française dans toute sa pureté, et qu'elle pouvait en faire des leçons aux plus habiles. Elle ne veut pas qu'on lui dise qu'elle l'a oubliée, et, en effet, elle ne peut le croire, parce qu'elle n'a pas discontinué de la parler chez elle avec quelques-unes de ses femmes, ou avec les ambassadeurs et les étrangers qui la savent presque tous. Cependant elle parle fort mal; car, si l'on n'est pas à la source, l'on ne saurait guère bien parler une langue qui change tous les jours, et dans laquelle il se fait sans cesse de nouveaux progrès.
Je trouvai les dames qui étaient avec elle extrêmement jolies; je vous assure qu'il y en a ici de fort belles et de fort aimables. Nous nous embrassâmes beaucoup, et nous revînmes à Madrid. Avant d'y arriver, nous passâmes par une plaine sablonneuse d'environ quatre lieues, si peu unie que l'on se trouve à tous moments dans de grands creux qui font cahoter le carrosse, et qui l'empêchent de pouvoir aller vite. Ce chemin inégal continue jusqu'à un petit village nommé Mandis, qui n'est éloigné de Madrid que d'une demi-lieue. Tout le pays est sec et fort découvert, vous voyez à peine un arbre de quelque côté que la vue puisse s'étendre. La ville est située au milieu de l'Espagne dans la Nouvelle-Castille. Il y a plus d'un siècle que les Rois d'Espagne la choisirent pour y établir leur cour, à cause de la pureté de l'air et de la bonté des eaux, qui, en effet, sont si bonnes et si légères, que le Cardinal-Infant, étant en Flandre, n'en voulait point boire d'autre, et il en faisait apporter par mer dans des cruches de grès bien bouchées. Les Espagnols prétendent que le fondateur de Madrid était un prince nommé Ogno Biano, fils de Tibérino, roi des Latins, et de Menta, qui était une Reine plus célèbre par la science de l'astrologie, qu'elle possédait merveilleusement, que par son rang. L'on remarque que Madrid doit être au cœur de l'Europe, parce que la petite ville de Pinto, qui n'en est éloignée que de trois lieues, s'appelait en latin Punctum, et qu'elle est au centre de l'Europe.
La première chose que je remarquai, c'est que la ville n'est pas entourée de murailles ni de fossés; les portes, pour ainsi dire, se ferment au loquet. J'en ai déjà vu plusieurs toutes rompues. Il n'y a aucun endroit qui parle de défense, ni château, ni rien enfin que l'on ne puisse forcer à coups d'oranges et de citrons. Mais aussi, il serait assez inutile de fortifier cette ville; les montagnes qui l'environnent lui servent de défense, et j'ai traversé, dans les montagnes, des endroits que l'on peut fermer avec un quartier de roche et en défendre avec cent hommes le passage à toute une armée. Les rues sont longues et droites, d'une fort belle largeur, mais il ne se peut rien de plus mal pavé; quelque doucement que l'on aille, l'on est roué de cahots, et il y a des ruisseaux et des boues plus qu'en ville du monde. Les chevaux en ont toujours jusqu'aux sangles; les carrosses vont au milieu, de sorte qu'il en rejaillit partout sur vous, et l'on en est perdu, à moins de hausser les glaces ou de tirer ces grands rideaux dont je vous ai parlé. L'eau entre bien souvent dans les carrosses par le bas des portières qui ne sont pas fermées.
Il n'y a aucune porte cochère, du moins sont-elles bien rares, et les maisons où il y en a ne laissent pas d'être sans cour. Les portes sont assez grandes, et, pour ce qui est des maisons, elles sont fort belles, spacieuses et commodes, quoiqu'elles ne soient bâties que de terre et de briques. Je les trouve pour le moins aussi chères qu'à Paris. Le premier étage que l'on élève appartient au Roi, et il peut le louer ou le vendre, à moins que le propriétaire de la maison ne l'achète, ce qu'il fait presque toujours, et c'est un revenu considérable pour le Roi.
L'on a ordinairement dans toutes les maisons dix ou douze grandes pièces de plain pied. Il y en a, dans quelques-unes, jusqu'à vingt et même davantage. L'on a son appartement d'été et d'hiver, et souvent celui de l'automne et du printemps. De sorte qu'ayant une prodigieuse quantité de domestiques, il faut nécessairement qu'on les loge dans des maisons voisines qu'on loue exprès pour eux.
Il ne faut pas que vous soyez surprise, ma chère cousine, qu'il y ait un si grand nombre de domestiques. Deux raisons y contribuent. La première est que, pour la nourriture et les gages, les Espagnols ne leur donnent que deux réaux par jour, qui ne valent pas plus de sept sols et demi les deux. Je dis que ce sont les Espagnols, car les étrangers les payent sur le pied de quatre réaux, qui font quinze sous de notre monnaie, et les Espagnols ne donnent à leurs gentilshommes que quinze écus par mois, sur quoi il faut qu'ils s'entretiennent et s'habillent de velours en hiver, et de taffetas en été. Aussi ne vivent-ils que d'oignons, de pois et d'autres viles denrées, ce qui rend les pages plus larrons que des chouettes. Mais je ne dois pas parler des pages plutôt que des autres domestiques; car, là-dessus, ils ont tous la même inclination, quelques gages qu'on leur donne. La chose va si loin, qu'en apportant les plats sur la table, ils mangent la moitié de ce qui est dedans; ils avalent les morceaux si brûlants qu'ils ont les dents toutes gâtées. Je conseillai à ma parente de faire faire une marmite d'argent, fermée à cadenas, comme celle que j'avais vue à l'archevêque de Burgos, et elle n'y manqua pas; de manière qu'après que le cuisinier l'a remplie, il regarde par une petite grille si la soupe se fait bien. Les pages, à présent, n'ont plus que la fumée. Avant cet expédient, il arrivait cent fois que lorsqu'on voulait tremper le potage, l'on ne trouvait ni viande ni bouillon; car il faut que vous sachiez que si les Espagnols sont sobres quand ils font leurs dépenses, ils ne le sont point quand ils vivent chez autrui. J'ai vu des personnes de première qualité manger avec nous comme des loups, tant ils étaient affamés; ils y faisaient réflexion eux-mêmes et nous priaient de n'en être point surprises, que cela venait de ce qu'ils trouvaient les ragoûts, à la mode de France, excellents.
Il y a des cuisines publiques presqu'à tous les coins de rues. Ce sont de grands chaudrons qui bouillent sur des trépieds. L'on y va acheter toutes sortes de méchantes choses, des fèves, de l'ail, de la ciboule et un peu de bouillon dans lequel ils trempent leur pain. Les gentilshommes d'une maison et les demoiselles y vont comme les autres, car on ne fait point d'ordinaire que pour le maître, la maîtresse et les enfants. Ils sont d'une retenue surprenante sur le vin. Les femmes n'en boivent jamais, et les hommes en usent si peu, que la moitié d'un demi-setier leur suffit pour un jour. L'on ne saurait leur faire un plus sensible outrage que de les accuser d'être ivres. En voilà beaucoup pour une des raisons qui engage d'avoir tant de domestiques. Voici l'autre:
Lorsqu'un grand seigneur meurt, s'il a cent domestiques, son fils les garde sans diminuer le nombre de ceux qu'il avait déjà dans sa maison. Si la mère vient à mourir, ses femmes, tout de même, entrent au service de sa fille ou de sa bru, et cela s'étend jusqu'à la quatrième génération; car on ne les renvoie jamais. On les met dans ces maisons voisines dont je vous ai parlé et on leur paye ration. Ils viennent de temps en temps se montrer, plutôt pour faire voir qu'ils ne sont pas morts que pour rendre aucun service[70]. J'ai été chez la duchesse d'Ossone (c'est une très-grande dame). Je demeurai surprise de la quantité de filles et de dueñas, dont toutes les salles et les chambres étaient pleines. Je lui demandai combien elle en avait. Je n'en ai plus que trois cents, me dit-elle, mais il y a peu que j'en avais encore cinq cents. Si les particulières ont la coutume de garder ainsi tant de monde, le Roi, qui en use de même, doit en avoir infiniment davantage. Cela lui coûte extrêmement et même incommode fort les affaires. L'on m'a dit que, dans Madrid seulement, il donnait ration à plus de dix mille personnes, en comptant les pensions qu'il paye.
Il y a chez le Roi des dépenses où l'on va querir chaque jour une certaine provision qui est réglée selon la qualité des personnes. L'on distribue là de la viande, de la volaille, du gibier, du poisson, du chocolat, des fruits, de la glace, du charbon, de la bougie, de l'huile, du pain; en un mot, de tout ce qui est nécessaire pour la vie.
Les ambassadeurs ont des dépenses, et quelques grands d'Espagne aussi. Ils ont certaines personnes qui vendent, chez eux, tout ce que je viens de nommer, sans payer aucun droit. Cela leur rapporte un revenu considérable, car les droits d'entrée sont excessifs.
Il n'y a que les ambassadeurs et les étrangers qui puissent avoir un grand nombre de pages et de laquais à leur suite; car, par la Pragmatique (c'est ainsi qu'ils appellent les édits de réformation), il est défendu de mener plus de deux laquais. Ainsi ils nourrissent quatre et cinq cents personnes chez eux pour n'être accompagnés que de trois. La troisième est un palefrenier qui va à pied, et qui se tient auprès des chevaux pour empêcher qu'ils ne s'embarrassent les pieds dans leurs longs traits. Il ne porte point d'épée comme les laquais, mais il faut avouer que ces trois hommes-là sont assez vieux pour se rendre au moins recommandables par leur âge. J'ai vu des laquais de cinquante ans, et je n'en ai pas vu qui en eussent moins de trente. Ils sont désagréables, la couleur jaune, l'air malpropre. Ils se coupent les cheveux sur le haut de la tête et n'en gardent qu'un petit tour, un peu longs, bien gras et rarement peignés. Les cheveux qu'ils coupent leur font une espèce de hure de sanglier sur le haut de la tête. Ils portent de grandes épées avec des baudriers et un manteau par-dessus. Ils sont tous vêtus de bleu ou de vert, et souvent leurs manteaux de drap vert sont doublés de velours bleu ciselé; leurs manches sont de velours, de satin ou de damas. Il semble que cela devrait faire de beaux habits; et, cependant, rien n'est plus mal entendu, et leur mauvaise mine déshonore la livrée qu'ils portent. Ils mettent des rabats sans collet de pourpoint, ce qui est ridicule. Ils ne portent, sur leurs habits, ni galons, ni boutonnières houppées; ils n'ont aucune chamarrure.
Les gentilshommes et les pages vont toujours dans le carrosse de suite, et sont habillés de noir en toutes saisons. Ils ont, en hiver, du velours avec des manteaux de drap assez longs, mais qui traînent à terre quand ils sont en deuil. Ils ne portent point d'épée tant qu'ils sont pages; la plupart ont un petit poignard caché sous leurs vestes. Ils sont vêtus de damas ou de taffetas pour l'été, avec des manteaux d'une étoffe de laine fort légère.
Il n'y a que les grands seigneurs et les titulados qui puissent aller dans la ville avec quatre mules attelées de ces longs traits de soie ou de corde. Si une personne qui n'est pas distinguée voulait aller de même, quelque riche qu'elle fût, on lui ferait l'insulte, en pleine rue, de lui couper ses traits et de lui faire payer une grosse amende. Il ne suffit pas ici d'être riche, il faut aussi être de qualité. Le Roi seul peut avoir six mules à son carrosse et six à ses carrosses de suite[71]. Ils ne sont pas semblables aux autres, et on les distingue parce qu'ils sont couverts d'une toile cirée verte, et ronds par-dessus comme nos grands coches de voiture, excepté qu'ils ne sont pas d'osier; mais la sculpture en est grossière et mal faite; ils ont des portières qui s'abaissent, et cela est extrêmement laid. Je ne sais comment un si grand Roi peut s'en servir. On m'a dit que cette manière de faire des carrosses était en usage, en Espagne, avant Charles-Quint; que les siens étaient pareils, et qu'à l'imitation d'un si grand empereur, tous les Rois qui ont régné depuis n'en veulent pas avoir d'autres. Il faut bien qu'il y ait quelques raisons très-fortes; car il ne laisse pas d'avoir les carrosses les plus beaux du monde, les uns faits en France, les autres en Italie et ailleurs. Les grands seigneurs en ont aussi de magnifiques; mais, à l'exemple du Roi, ils ne les font pas sortir quatre fois l'année. Tous les carrosses se mettent dans de grandes cours où il y a des remises fermées. L'on en voit ainsi jusqu'à deux cents dans un seul endroit. Il y a plusieurs de ces cours en chaque quartier. Ce qui fait que l'on envoie les carrosses hors de chez soi, c'est qu'il n'y a pas où les mettre et que les maisons comme je viens de vous le dire, n'ont ni cours, ni portes cochères. Le mode est venue, depuis quelque temps, de se servir de chevaux au lieu de mules. On peut dire qu'ils sont d'une beauté admirable. Rien ne leur manque, et il semble que les meilleurs peintres n'en sauraient peindre de plus parfaits. C'est un meurtre de les atteler à ces grands carrosses qui sont lourds comme des maisons, et le pavé est si méchant qu'ils s'usent les pieds en moins de deux ans. Ils coûtent très-cher et ne sont pas assez forts pour le carrosse; mais j'en ai vu à de petites calèches très-jolies, toutes peintes et dorées, et à des soufflets comme on les fait en Hollande. Rien n'est plus agréable à voir, on dirait des cerfs, tant ils vont vite et portent bien leur tête. Dès que l'on est sorti de la ville, on peut mettre six chevaux à son carrosse. Leurs harnais sont fort propres, et l'on attache leurs crins, qui traînent à terre, avec des rubans de différentes couleurs, et quelquefois on leur fait tomber du col plusieurs bouillons de gaze d'argent, ce qui fait un très-bon effet. Pour les harnais de mules, ce sont des bandes de cuir toutes plates, fort larges, et dont elles sont presque couvertes.
Il y a deux jours que j'allai, avec ma parente, me promener hors la porte Sainte-Bernardine, c'est où l'on va l'hiver. Don Antoine de Tolède, fils du duc d'Albe, y était avec le duc d'Uzeda et le comte d'Altamire. Il avait un attelage isabelle qui me parut si beau, que je ne pus m'empêcher de lui en parler lorsque son carrosse approcha du nôtre. Il me dit, selon la coutume, qu'il les mettait à mes pieds; et, le soir, quand nous fûmes revenues, l'on vint me dire qu'un gentilhomme me demandait de sa part. Il me fit un compliment, et me dit que les six chevaux de son maître étaient dans mon écurie. Ma parente se prit à rire, et lui répondit, pour moi, que j'étais si nouvelle débarquée à Madrid, que je ne savais pas encore qu'il ne fallait rien louer de ce qui était à un cavalier aussi galant que Don Antoine; mais que ce n'était pas la mode de recevoir des présents de cette conséquence, et qu'elle le priait de les ramener. C'est ce qu'il ne voulut point faire; on les renvoya sur-le-champ, il les renvoya encore. Enfin je vis l'heure que l'on passerait la nuit en allées et en venues. Après tout cela, il fallut lui écrire et même se fâcher, pour lui faire trouver bon qu'on ne les acceptât point[72].
L'on m'a dit que lorsque le Roi s'est servi d'un cheval, personne par respect ne le monte jamais. Il arriva que le duc de Medina-de-las-Torres avait acheté un cheval de vingt-cinq mille écus, qui était le plus beau et le plus noble que l'on eût jamais vu. Il le fit peindre; le Roi Philippe IV vit le tableau, et voulut voir le cheval. Le duc le supplia de l'agréer; mais le Roi refusa, parce qu'il l'exercerait peu, dit-il, et que, comme personne ne s'en servirait après lui, ce cheval perdrait toute sa vigueur.
L'on met des jeunes filles de bonne maison et fort jolies auprès des dames. Elles s'occupent d'ordinaire à faire de la broderie d'or et d'argent, ou de soie de différentes couleurs au bord du col et des manches de leurs chemises. Mais si on leur laisse suivre leur inclination naturelle, elles travaillent fort peu et parlent beaucoup. L'on a aussi des nains et des naines qui sont très-désagréables. Les naines particulièrement sont d'une laideur affreuse; leur tête est plus grosse que tout leur corps; elles ont toujours leurs cheveux épars qui tombent jusqu'à terre. On ne sait d'abord ce que l'on voit, quand ces petites figures se présentent aux yeux. Elles portent des habits magnifiques; elles sont les confidentes de leurs maîtresses, et, par cette raison, elles en obtiennent tout ce qu'elles veulent[73].
Dans chaque maison, à certaines heures marquées, toutes les femmes se rendent avec la dame du logis dans la chapelle, pour y réciter le rosaire tout haut. Elles ne se servent point de livres pour prier Dieu, ou si elles en ont, cela est fort rare. Le comte de Charny[74], qui est Français, bien fait, homme de mérite et général de la cavalerie en Catalogne pour le Roi d'Espagne, m'a conté qu'étant l'autre jour à la messe, il lisait dans ses Heures, lorsqu'une vieille Espagnole les lui arracha, et les jetant à terre avec beaucoup d'indignation: Laissez cela, lui dit-elle, et prenez votre chapelet. C'est une chose à voir que l'usage continuel qu'elles font de ce chapelet. Toutes les dames en ont un attaché à leur ceinture, si long, qu'il ne s'en faut guère qu'il ne traîne à terre. Elles le disent sans fin, dans les rues, en jouant à l'hombre, en parlant, et même en faisant l'amour, des mensonges ou des médisances, car elles marmottent toujours sur ce chapelet, et quand elles sont en grande compagnie cela n'empêche qu'il n'aille son train. Je vous laisse à penser comme il est dévotement dit; mais l'habitude a beaucoup de force en ce pays[75].
Les femmes portaient, il y a quelques années, des guard-infants d'une grandeur prodigieuse; cela les incommodait et incommodait les autres. Il n'y avait point de portes assez grandes par où elles pussent passer. Elles les ont quittés, et ne les portent plus que lorsqu'elles vont chez la Reine ou chez le Roi, mais ordinairement, dans la ville, elles mettent des sacristains, qui sont, à proprement parler, les enfants des vertugadins. Ils sont faits de gros fils d'archal, qui forment un rond autour de la ceinture; il y a des rubans qui y tiennent, et qui attachent un autre rond de même, qui touche plus bas et qui est plus large. L'on a ainsi cinq ou six cerceaux qui descendent jusqu'à terre et qui soutiennent les jupes. L'on en porte une quantité surprenante, et l'on aurait peine à croire que des créatures aussi petites que sont les Espagnoles, pussent être si chargées. La jupe de dessus est toujours de gros taffetas noir, ou de poil de chèvre gris tout uni, avec un grand troussis, un peu plus haut que le genou, autour de la jupe; et quand on leur demande à quoi cela sert, elles disent que c'est pour la rallonger à mesure qu'elle s'use. La Reine mère en a comme les autres à toutes ses jupes, et les carmélites mêmes en portent aussi bien en France qu'en Espagne. Mais, à l'égard des dames, c'est plutôt une mode qu'elles suivent qu'une épargne qu'elles veulent faire, car elles ne sont ni avares ni ménagères, et elles en font faire deux ou trois fois la semaine de neuves. Ces jupes sont si longues par devant et par les côtés, qu'elles traînent beaucoup, et elles ne traînent jamais par derrière. Elles les portent à fleur de terre; mais elles veulent marcher dessus, afin qu'on ne puisse voir leurs pieds, qui sont la partie de leur corps qu'elles cachent le plus soigneusement[76]. J'ai entendu dire qu'après qu'une dame a eu toutes les complaisances possibles pour un cavalier, c'est en lui montrant son pied qu'elle lui confirme sa tendresse, et c'est ce qu'on appelle ici la dernière faveur. Il faut convenir aussi que rien n'est plus joli en son espèce. Je vous l'ai déjà dit, elles ont les pieds si petits que leurs souliers sont comme ceux de nos poupées. Elles les portent en maroquin noir, découpé sur du taffetas de couleur, sans talons et aussi justes qu'un gant. Quand elles marchent, il semble qu'elles volent. En cent ans nous n'apprendrions pas cette manière d'aller. Elles serrent leurs coudes contre leurs corps, et vont sans lever les pieds comme lorsqu'on glisse. Mais pour revenir à leur habillement, sous cette jupe unie elles en ont une douzaine plus belles les unes que les autres, d'étoffes fort riches, et chamarrées de galons, de dentelles d'or et d'argent jusqu'à la ceinture. Quand je vous dis une douzaine, ne croyez pas au moins que j'exagère; pendant les excessives chaleurs de l'été, elles n'en mettent que sept ou huit, parmi lesquelles il y en a de velours et de gros satin. Elles ont en tout temps une jupe blanche sous toutes les autres, qu'elles nomment sabenagua; elle est de ces belles dentelles d'Angleterre, ou de mousseline brodée d'or passé, et si amples qu'elles ont quatre aunes de tour. J'en ai vu de cinq ou six cents écus. Elles ne portent point de sacristain chez elles, ni de chapins. Ce sont des espèces de petites sandales de brocart ou de velours, garnies d'une plaque d'or qui les hausse d'un demi-pied. Quand elles les ont, elles marchent fort mal et sont toujours prêtes à tomber. Il n'y a guère de baleines dans leurs corps, les plus larges sont d'un tiers. On ne voit point ailleurs de femmes si menues. Le corps est assez haut par devant, mais par derrière on leur voit jusqu'à la moitié du dos, tant il est découvert, et ce n'est pas une chose trop charmante, car elles sont toutes d'une maigreur effroyable, et elles seraient bien fâchées d'être grasses; c'est un défaut essentiel parmi elles. Avec cela elles sont fort brunes, de sorte que cette petite peau noire, collée sur des os, déplaît naturellement à ceux qui n'y sont pas accoutumés. Elles mettent du rouge à leurs épaules comme à leurs joues qui en sont toutes couvertes. Le blanc n'y manque pas, et, quoiqu'il soit fort beau, il y en a peu qui le sachent bien mettre. On le découvre du premier coup d'œil. J'en ai vu quelques-unes dont le teint est très-vif et très-naturel. Elles ont presque toutes les traits délicats et réguliers; leur air et leurs manières ont une petite affectation de coquetterie que leur humeur ne dément point. C'est une beauté parmi elles, de n'avoir point de gorge, et elles prennent des précautions de bonne heure pour l'empêcher de venir. Lorsque le sein commence à paraître, elles mettent dessus de petites plaques de plomb et se bandent comme les enfants qu'on emmaillotte. Il est vrai qu'il s'en faut peu qu'elles n'aient la gorge aussi unie qu'une feuille de papier, à la réserve des trous que la maigreur y creuse, et ils sont toujours en grand nombre. Leurs mains n'ont point de défaut, elles sont petites, blanches et bien faites. Leurs grandes manches, qu'elles attachent juste au poignet, contribuent encore à les faire paraître plus petites. Ces manches sont de taffetas de toutes couleurs, comme celles des Égyptiennes, avec des manchettes d'une dentelle fort haute. Le corps est d'ordinaire d'étoffe d'or et d'argent, mêlée de couleurs vives; les manches en sont étroites, et celles de taffetas paraissent au lieu de la chemise. Les personnes de qualité ont cependant de fort beau linge, mais toutes les autres n'en ont presque point. Il est cher et rare; avec cela les Espagnols ont la sotte gloire de le vouloir fin, et tel qui pourrait avoir six chemises un peu grosses, aime mieux n'en acheter qu'une fort-belle, et rester au lit pendant qu'on la blanchit, ou s'habiller quelquefois à cru, ce qui arrive assez souvent. Ce linge fin est bien maltraité, quand on le blanchit. Les femmes le mettent sur des pierres pointues et le battent à grands coups de bâton, de sorte que les pierres le coupent en cent morceaux. Il n'y a pas de choix à faire entre la plus habile blanchisseuse et celle qui l'est le moins; toutes sont également maladroites.
Je reviens à l'habillement des dames, que j'ai quitté plusieurs fois, pour faire des digressions sur diverses choses dont je me suis souvenue. Je vous dirai qu'elles ont autour de la gorge une dentelle de fil rebrodée de soie rouge ou verte, d'or ou d'argent. Elles portent des ceintures entières de médailles et de reliquaires. Il y a bien des églises où il n'y en a pas tant. Elles ont aussi le cordon de quelque ordre, soit de saint François, des Carmélites ou d'autres. C'est un petit cordon de laine noire, blanche ou brune, qui est par-dessus leurs corps, et tombe devant jusqu'au bord de la jupe. Il y a plusieurs nœuds, et d'ordinaire ces nœuds sont marqués par des boutons de pierreries. Ce sont des vœux qu'elles font aux saints de porter leur cordon, mais bien souvent quel est le sujet de ces vœux?
Elles ont beaucoup de pierreries, des plus belles que l'on puisse voir. Ce n'est pas pour une garniture, comme en ont la plupart de nos dames de France. Celles-ci vont jusqu'à huit ou dix; les unes de diamants, les autres de rubis, d'émeraudes, de perles, de turquoises, enfin de toutes les manières. On les met très-mal en œuvre: on couvre presque tous les diamants, l'on n'en voit qu'une petite partie. Je leur en ai demandé la raison, et elles m'ont dit que l'or leur semblait aussi beau que les pierreries. Mais, pour moi, je pense que c'est que leurs lapidaires ne les savent pas mieux mettre en œuvre. J'en excepte Verbec, qui le ferait fort bien s'il voulait s'en donner la peine.
Les dames portent de grandes enseignes de pierreries au haut de leurs corps, d'où il tombe une chaîne de perles, ou dix ou douze nœuds de diamants qui se rattachent sur un des côtés du corps. Elles ne mettent jamais de collier, mais elles portent des bracelets, des bagues et des pendants d'oreilles qui sont bien plus longs que la main, et si pesants, que je ne comprends pas comment elles peuvent les porter sans s'arracher le bout de l'oreille. Elles y attachent tout ce qui leur semble de joli. J'en ai vu qui y mettaient des montres assez grandes; d'autres, des cadenas de pierres précieuses, et jusqu'à des clefs d'Angleterre fort bien travaillées, ou des sonnettes. Elles mettent des agnus et des petites images sur leurs manches, sur leurs épaules et partout. Elles ont la tête toute chargée de poinçons, les uns faits en petites mouches de diamants, et les autres en papillons dont les pierreries marquent les couleurs. Elles se coiffent de différentes manières, mais c'est toujours la tête nue. Elles séparent leurs cheveux sur le côté de la tête, et les couchent de travers sur le front; ils sont si luisants que, sans exagération, l'on s'y pourrait mirer. D'autres fois, elles mettent une tresse de faux cheveux, la plus mal faite que l'on saurait voir; ils tombent épars sur leurs épaules, et c'est de peur de mêler les leurs qui sont admirablement beaux. Elles se font d'ordinaire cinq nattes auxquelles elles attachent des nœuds de ruban, ou qu'elles cordonnent de perles. Elles les nouent toutes ensemble à la ceinture, et l'été, lorsqu'elles sont chez elles, elles les enveloppent dans un morceau de taffetas de couleur, garni de dentelle de fil. Elles ne portent point de bonnet, ni le jour, ni la nuit. J'en ai vu qui avaient des plumes couchées sur la tête comme les petits enfants. Ces plumes sont fort fines et mouchetées de différentes couleurs, ce qui les rend beaucoup plus belles. Je ne sais pourquoi l'on n'en fait pas de même en France.
Les jeunes filles ou les nouvelles mariées ont des habits très-magnifiques, et leurs jupes de dessus sont de couleur, brodées d'or. J'ai été voir la princesse de Monteleon. C'est une petite personne qui n'a pas treize ans; on vient de la marier à son cousin germain nommé Don Nicolo Pignatelli. Sa mère est fille de la duchesse de Terranova, nommée pour être la camareria-major de la nouvelle Reine. Elles demeurent toutes ensemble, c'est-à-dire les duchesses de Terranova, d'Hijar et de Monteleon, avec la jeune princesse de ce nom et ses petites sœurs[77]. La duchesse de Terranova peut avoir soixante ans; ma parente est fort de ses amies, et elle nous reçut avec une honnêteté qui ne lui est pas ordinaire, car elle est la plus fière personne du monde, et elle en a bien l'air. Le son de sa voix est rude; elle parle peu, elle affecte quelque bonté. Mais si ce que l'on dit est vrai, elle n'en a point du tout dans le cœur. On ne peut avoir plus d'esprit et plus de pénétration qu'elle en a. Elle nous parla fort de la charge qu'elle allait remplir dans la maison de la Reine. Je n'oublierai rien, disait-elle, pour lui être agréable, j'entrerai dans tout ce qui pourra lui faire quelque plaisir. Je sais qu'une jeune princesse, qui est née Française, doit avoir un peu plus de liberté que n'en aurait une infante d'Espagne élevée à Madrid. Ainsi il ne tiendra pas à moi qu'elle ne trouve aucune différence entre son pays et celui-ci. Elle me donna un chapelet de Palo d'Aguila; c'est un bois rare qui vient des Indes. En vérité, quand je le tiens, il tombe jusqu'à terre. Il y a deux touffes de petits rubans de taffetas vert, et à chacune environ trois cents aunes. Elle me donna aussi des bucaros de Portugal, ce sont des vases de terre sigillée, garnis de filigrane, et elle me régala encore de plusieurs petits bijoux fort jolis.
Il serait difficile de rien voir de plus somptueux que leur maison. Elles occupent des appartements hauts qui sont tendus de tapisseries toutes relevées d'or. On voit, dans une grande chambre plus longue que large, des portes vitrées qui entrent dans des cabinets ou cellules. Il y a d'abord celle de la duchesse de Terranova, tapissée de gris avec un lit de même et le reste fort uni. A côté, était couchée sa fille, la duchesse de Monteleon, laquelle est veuve, et meublée comme la mère. Ensuite, on trouve la chambre de la princesse de Monteleon, qui n'est pas plus grande que les autres, mais dont le lit est de damas or et vert, doublé de brocart d'argent avec du point d'Espagne. Il y avait, autour des draps, un passement d'Angleterre d'une demi-aune de hauteur. Vis-à-vis étaient les chambres des petites de Monteleon et d'Hijar, toutes meublées de damas blanc. Elles sont nommées pour être menines de la Reine. Ensuite était la petite chambre de la duchesse d'Hijar, meublée de velours cramoisi à fond d'or. Elles n'étaient toutes séparées les unes des autres que par des cloisons de bois de senteur, et elles me dirent que six de leurs femmes couchaient dans la chambre sur des lits qu'elles y mettaient le soir.
Les dames étaient dans une grande galerie couverte de tapis de pied très-riches. Il y a, tout autour, des carreaux de velours cramoisi en broderie d'or; ils sont tous plus longs que larges. On voit encore de grands cabinets de pièces de rapport enrichis de pierreries, lesquels ne sont pas faits en Espagne; des tables d'argent entre-deux et des miroirs admirables, tant par leur grandeur que par leurs riches bordures, dont les moins belles sont d'argent. Ce que j'ai trouvé de plus beau, ce sont des escaparates. C'est une espèce de petit cabinet fermé d'une grande glace et rempli de tout ce qu'on peut se figurer de plus rare, soit en ambre gris, porcelaines, cristal de roche, pierre de bézoard, branches de corail, nacre de perle, filigrane d'or, et mille autres choses de prix. J'y vis la tête d'un poisson sur laquelle il y avait un petit arbre; il n'est ni de bois, ni de mousse. Il tient au crâne du poisson qui est assez petit; cela me parut fort curieux.
Nous étions plus de soixante dames dans cette galerie, et pas un pauvre chapeau. Elles étaient toutes assises par terre, les jambes en croix sous elles. C'est une ancienne habitude qu'elles ont gardée des Maures. Il n'y avait qu'un fauteuil de maroquin piqué de soie et fort mal fait. Je demandai à qui il était destiné. On me dit que c'était pour le prince de Monteleon, qui n'entrait qu'après que toutes les dames étaient retirées. Je ne pouvais demeurer assise à leur mode, et je me mis sur les carreaux. Elles étaient cinq ou six ensemble, ayant au milieu d'elles un petit brasier d'argent plein de noyaux d'olives pour ne pas entêter. Quand il arrivait quelque dame, la naine ou le nain le venait dire, mettant un genou en terre. Aussitôt elles se levaient toutes, et la petite princesse allait la première, jusqu'à la porte, recevoir celle qui venait la voir sur son mariage[78]. Elles ne se baisent point en se saluant. Je crois que c'est pour ne pas emporter le plâtre qu'elles ont sur le visage; mais elles se présentent la main dégantée; et, en se parlant, elles se disent tu et toi, et elles ne s'appellent ni madame, ni mademoiselle, ni Altesse, ni Excellence, mais seulement, Doña Maria, Doña Clara, Doña Teresa. Je me suis informée d'où vient qu'elles en usent si familièrement, et j'ai appris que c'est pour n'avoir aucun sujet de se fâcher entre elles; et que, comme il y a beaucoup de manières de se parler qui marquent, quand elles veulent, une entière différence de qualité et de rang, et que toutes ces différences ne sont pas aisées à faire sans se chagriner quelquefois, pour l'éviter, elles ont pris le parti de se parler sans cérémonie[79]. Il faut ajouter à cela qu'elles ne se mésallient point, et qu'ainsi ce sont toujours des personnes de condition. Les femmes de la robe ne vont pas même chez les femmes de la cour, et un homme de naissance épouse toujours une fille de naissance. On ne voit pas là de roture entée sur la noblesse comme en France; ainsi elles ne risquent guère quand elles se familiarisent ensemble. S'il vient cent dames de suite, on se lève autant de fois, et l'on marche comme à une procession pour les aller recevoir jusque dans l'antichambre. J'en fus si fatiguée ce jour-là, que j'en étais d'assez méchante humeur.
Elles étaient toutes fort parées; et, comme je vous l'ai déjà dit, elles ont des habits magnifiques et des pierreries d'une grande beauté. Il y avait deux tables d'hombre où l'on jouait gros jeu sans bruit. Je ne connais rien à leurs cartes; elles sont aussi minces que du papier, et peintes tout autrement que les nôtres. Il semble que l'on ne tient qu'une lettre pliée quand on a un jeu dans la main. Il serait bien aisé à un filou d'escamoter plusieurs cartes, ou un jeu tout entier.
L'on parlait de toutes les nouvelles de la cour et de la ville. Leur conversation est libre et agréable. Il faut convenir qu'elles ont une vivacité dont nous ne pouvons approcher. Elles sont caressantes, elles aiment à louer, elles louent d'une manière noble, pleine d'esprit et de discernement. Je suis surprise qu'elles aient tant de mémoire avec un si grand feu d'esprit. Leur cœur est tendre de même, et, beaucoup plus qu'il ne le faudrait. Elles lisent peu, elles n'écrivent guère; cependant le peu qu'elles lisent leur profite, et le peu qu'elles écrivent est juste et concis.
Leurs traits sont fort réguliers et délicats, mais leur grande maigreur choque ceux qui n'y sont point accoutumés. Elles sont brunes, leur teint est fort uni. Il faut que la petite vérole ne les gâte pas tant ici qu'elle gâte ailleurs, car je n'en ai guère vu qui soient marquées.
Leurs cheveux sont plus noirs que l'ébène et fort lustrés, bien qu'il y ait quelque apparence qu'elles se peignent longtemps avec le même peigne. En effet, je vis l'autre jour chez la marquise d'Alcañizas[80] (c'est la sœur du connétable de Castille qui avait épousé en premières noces le comte duc d'Olivares), sa toilette mise, et, bien que cette dame soit une des plus propres et des plus riches, cette toilette était sur une petite table d'argent, et consistant en un monceau de toile des Indes, un miroir de la grandeur de la main, deux peignes avec une pelote, et dans une tasse de porcelaine, du blanc d'œuf battu avec du sucre candi. Je demandai à une de ses femmes ce qu'elle en faisait. Elle me dit que c'était pour se décrasser et se rendre le visage luisant. J'en ai vu qui avaient le front si lustré que cela surprenait. L'on dirait qu'elles ont un vernis passé sur le visage, et, la peau en est tendue et tirée d'une telle manière, que je ne doute pas qu'elle ne leur fasse mal. La plupart des femmes se font les sourcils, elles n'en laissent qu'un filet. Rien n'est plus vilain, à mon gré, mais ce qui l'est bien davantage, c'est qu'elles se peignent le milieu du front afin que leurs sourcils paraissent joints, c'est, à leur gré, une beauté incomparable.
Il y en a beaucoup cependant qui n'ont pas cette inclination, et j'ai trouvé des Espagnoles plus régulièrement belles que nos Françaises, malgré leur coiffure de travers et le peu d'accompagnement qu'elles donnent à leur visage. L'on peut dire qu'il est comme hors-d'œuvre, sans aucuns cheveux dessus, ni cornettes ni rubans, mais aussi en quel pays y a-t-il des yeux semblables aux leurs? Ils sont si vifs, si spirituels; ils parlent un langage si tendre et si intelligible, que, quand elles n'auraient que cette seule beauté, elles pourraient passer pour belles et dérober les cœurs. Leurs dents sont bien rangées et seraient assez blanches si elles en prenaient soin; mais elles les négligent, outre que le sucre et le chocolat les leur gâtent. Elles ont la mauvaise habitude, et les hommes aussi, de les nettoyer avec un cure-dents, en quelque compagnie qu'ils soient. C'est une de leurs contenances ordinaires. On ne sait ce que c'est ici que de les faire accommoder par des gens du métier; il n'y en a point, et, quand il en faut arracher, les chirurgiens le font comme ils peuvent.
Je demeurai surprise, en entrant chez la princesse de Monteleon, de voir plusieurs dames fort jeunes avec une grande paire de lunettes sur le nez, attachées aux oreilles, et, ce qui m'étonnait encore davantage, c'est qu'elles ne faisaient rien où des lunettes leur soient nécessaires. Elles causaient et ne les ôtaient point. L'inquiétude m'en prit, et j'en demandai la raison à la marquise de la Rosa, avec qui j'ai lié une grande amitié. C'est une jolie personne, qui sait vivre et dont l'esprit est bien tourné; elle est Napolitaine. Elle se prit à rire de ma question, et elle me dit que c'était pour la gravité, et qu'on ne les mettait pas par besoin, mais seulement pour s'attirer du respect. «Voyez-vous cette dame», me dit-elle, en m'en montrant une qui était assez proche de nous, «je ne crois pas que depuis dix ans elle ne les ait quittées que pour se coucher. Sans exagération, elles mangent avec, et vous rencontrerez, dans les rues et dans les compagnies, beaucoup de femmes et d'hommes qui ont toujours leurs lunettes[81]». Il faut à ce propos, continua-t-elle, que je vous dise qu'il y a quelque temps que les Jacobins avaient un procès de la dernière conséquence; ils en craignaient assez l'événement pour n'y rien négliger. Un jeune Père de leur couvent avait des parents de la première qualité, qui, à sa prière, sollicitèrent très-fortement. Le prieur l'avait assuré qu'il n'y avait rien qu'il ne dût se promettre de sa reconnaissance, si, par son crédit, le procès se gagnait. Enfin, le procès se gagna. Le jeune Père, transporté de joie, courut lui en dire la nouvelle, et se préparait en même temps à lui demander une grâce qu'il avait envie d'obtenir; mais le prieur, après l'avoir embrassé, lui dit d'un ton grave: Hermano, ponga las ojalas; cela veut dire: mon Frère, mettez des lunettes. Cette permission combla le jeune moine d'honneur et de joie. Il se trouva trop bien payé de ses soins et il ne demanda rien davantage. Le marquis d'Astorga, ajouta-t-elle, étant Vice-Roi de Naples, fit tirer son buste en marbre, et il ne manqua pas d'y faire mettre ses belles lunettes. Il est si commun d'en porter, que j'ai entendu dire qu'il y a des différences dans les lunettes comme dans les rangs; à proportion que l'on élève sa fortune, l'on fait grandir le verre de sa lunette et on la hausse sur son nez. Les grands d'Espagne en portent de larges comme la main, que l'on appelle ojalas, pour les distinguer. Ils se les font attacher derrière les oreilles, et les quittent aussi peu que leur golille. Ils en faisaient autrefois venir les verres de Venise; mais, depuis que le marquis de la Cueva[82] fit cette entreprise qui fut nommée le triumvirat, parce qu'ils étaient trois qui voulaient mettre le feu dans l'arsenal de Venise avec des miroirs ardents, afin de rendre, par ce moyen, le Roi d'Espagne maître de cette ville; les Vénitiens, à leur tour, firent faire un grand nombre d'ojalas qu'ils envoyèrent à leur ambassadeur à Madrid. Il en régala toute la cour, et tous ceux qui les mirent pensèrent devenir aveugles. C'étaient des miroirs ardents très-bien travaillés et enchâssés dans une matière si combustible, que les moindres rayons de soleil mettaient tout en feu. Il arriva qu'un jour de conseil, on avait laissé une fenêtre ouverte dans le lieu où ils étaient assemblés, de manière que le soleil, tombant d'aplomb sur les lunettes, il se fit tout à coup une espèce de feu d'artifice fort dangereux pour les sourcils et les cheveux. Tout fut brûlé, et on ne peut s'imaginer jusqu'où alla l'épouvante de ces vénérables vieillards. Je voudrais bien, dis-je à la marquise, pouvoir croire à cette aventure, car elle me paraît fort plaisante. Comme je ne l'ai pas vue, reprit-elle en souriant, je ne veux pas vous assurer positivement qu'elle soit vraie, mais ce que j'ai d'original, c'est l'affaire des Jacobins que je vous ai racontée. J'ai remarqué depuis des personnes de qualité dans leurs carrosses, quelquefois seules, quelquefois plusieurs ensemble, le nez chargé de ces lunettes qui font peur à mon gré.
Nous fîmes collation chez la princesse; les femmes vinrent, au nombre de dix-huit, tenant chacune de grands bassins d'argent remplis de confitures sèches, tout enveloppées de papier coupé exprès et doré. Il y a une prune dans l'un, une cerise ou un abricot dans l'autre, et ainsi du reste. Cela me parut fort propre, car au moins on peut en prendre et en emporter sans salir ses mains ni sa poche. Il y a de vieilles dames qui, après s'être crevées d'en manger, ont cinq ou six mouchoirs qu'elles apportent exprès, et elles les remplissent de confitures. Bien qu'on les voie, on n'en fait pas semblant. On a l'honnêteté de leur en laisser prendre tant qu'elles veulent, et même d'en aller encore querir. Elles attachent ces mouchoirs avec des cordons tout autour de leur sacristain. Cela ressemble au crochet d'un garde-manger où l'on pend du gibier. L'on présenta ensuite le chocolat, chaque tasse de porcelaine sur une petite soucoupe d'agate garnie d'or, avec du sucre dans une boîte de même. Il y avait du chocolat à la glace, d'autre chaud, et d'autre avec du lait et des œufs. On le prend avec du biscuit, ou du petit pain aussi sec que s'il était rôti et que l'on fait exprès. Il y a des femmes qui en prennent jusqu'à six tasses de suite, et c'est souvent deux et trois fois par jour. Il ne faut pas s'étonner si elles sont si sèches, puisque rien n'est plus chaud. Outre cela, elles mangent tout si poivré et si épicé, qu'il est impossible qu'elles n'en soient point brûlées. Il y en avait plusieurs qui mangeaient des morceaux de terre sigillée. Je vous ai dit qu'elles ont une grande passion pour cette terre, qui leur cause ordinairement une opilation; l'estomac et le ventre leur enflent et deviennent durs comme une pierre, et elles sont jaunes comme des coings. J'ai voulu tâter de ce ragoût, tant estimé et si peu estimable; j'aimerais mieux manger du grès. Si on veut leur plaire, il faut leur donner de ces bucaros qu'elles nomment barros; et souvent leurs confesseurs ne leur imposent pas d'autre pénitence que d'être un jour sans en manger. On dit qu'elle a beaucoup de propriétés. Elle ne souffre point le poison, et elle guérit de plusieurs maladies. J'en ai une grande tasse qui tient une pinte, le vin n'y vaut rien, l'eau y est excellente. Il semble qu'elle bouille quand elle est dedans, au moins on la voit agitée et qui frissonne (je ne sais si cela se peut dire), mais quand on l'y laisse un peu de temps, la tasse se vide toute, tant cette terre est poreuse; elle sent fort bon[83]. On nous donna des eaux très-bien faites. L'on peut dire qu'il n'y a point de lieux où l'on boive plus frais. Ils ne se servent que de la neige, et tiennent qu'elle rafraîchit bien mieux que la glace. C'est la coutume ici, avant de prendre du chocolat, de boire de l'eau fort fraîche; on tient qu'il est malsain autrement.
Après que la collation fut finie, on apporta des flambeaux. Il entra un petit bonhomme tout blanc, qui était le gouverneur des pages. Il avait une grande chaîne d'or au col avec une médaille. C'était le présent qu'il eut aux noces du prince de Monteleon. Il mit un genou en terre au milieu de la galerie, et dit tout haut: Loué soit le Très-Saint Sacrement; à quoi tout le monde répondit: A jamais. On a cette coutume quand on apporte de la lumière. Ensuite vingt-quatre pages entrèrent deux à deux, et vinrent, les uns après les autres, mettre de même un genou en terre; ils portaient chacun deux grands flambeaux ou un belon, et quand ils les eurent posés sur les tables et sur les escaparates, ils se retirèrent avec la même cérémonie. Alors, toutes les dames se firent les unes aux autres une grande révérence, l'accompagnant d'un souhait, comme quand on éternue. Il faut vous dire que ces belons sont des lampes élevées sur une colonne d'argent, qui a son pied fort large. Il y a huit ou douze canaux à la lampe, quelquefois moins, par lesquels la mèche passe, de sorte que cela fait une clarté surprenante. Pour qu'elle soit encore plus grande, on y attache une plaque d'argent sur laquelle elle réfléchit. On n'est point incommodé de la fumée, et l'huile qu'on y brûle vaut l'huile de Provence que l'on mange en salade. J'ai trouvé cette mode fort jolie[84]. Lorsque tous les flambeaux eurent été posés dans la galerie où ils devaient être, la jeune princesse de Monteleon dit à ses femmes d'apporter ses habits de noces pour que je les visse. Elles allèrent querir trente corbeilles d'argent, aussi grandes et aussi profondes que celles que nous appelons des mannes, dans lesquelles on porte le couvert. Elles étaient si lourdes, qu'elles se mirent quatre à chacune. Il y avait dedans tout ce qui se peut voir de plus beau et de plus riche, selon la mode du pays. Entre autres, six justaucorps de brocart d'or et d'argent, faits en petites vestes pour s'habiller le matin, avec des boutons, les uns de diamants, les autres d'émeraudes, et ainsi chacun en avait six douzaines. Le linge et les dentelles n'étaient pas moins propres que tout le reste. Elle me montra ses pierreries, qui sont admirables, mais si mal mises en œuvre, que les plus gros diamants ne paraissaient pas tant qu'un de trente louis que l'on aurait mis en œuvre à Paris.
Je ne vous écrirai pas souvent, parce que je veux avoir toujours une provision de nouvelles à vous mander. C'est une récolte qu'on ne fait pas ici tout d'un coup. Pardonnez-moi la longueur de cette lettre, et le peu d'ordre que j'y ai gardé. Je vous dis les choses à mesure qu'elles me viennent dans l'esprit, et je les dis toutes fort mal; mais comme vous m'aimez, ma chère cousine, cela me rassure contre mes fautes.
De Madrid, ce 29 mars 1679.
NEUVIÈME LETTRE.
J'appréhende que vous ne soyez fâchée de ce que j'ai laissé passer un ordinaire sans vous écrire; mais, ma chère cousine, je voulais être informée de plusieurs choses dont je vais vous rendre compte.
Je vous parlerai d'abord des églises de Madrid. Je les trouve fort belles et très-propres. Les femmes de qualité n'y vont guère, parce qu'elles ont toutes des chapelles dans leurs maisons; mais il y a certains jours de l'année où elles ne manquent pas d'y aller. Ceux de la semaine sainte en sont; elles y font leurs stations et quelquefois elles vont s'y confesser.
L'église de Notre-Dame d'Atocha, c'est-à-dire Notre-Dame du Buisson, est fort belle. Elle est dans l'enceinte d'un vaste couvent, où il y a un grand nombre de religieux qui ne sortent presque jamais; c'est une de leurs observances. Leur vie est fort austère. L'on y vient en dévotion de toutes parts. Lorsque les rois d'Espagne ont quelque heureux événement, c'est le lieu où ils font chanter le Te Deum. Il y a une Vierge qui tient le petit Jésus. On la dit miraculeuse. Elle est noire; on l'habille souvent en veuve, mais aux grandes fêtes, elle est richement vêtue et si couverte de pierreries, qu'il ne se peut rien voir de plus magnifique. Elle a particulièrement un soleil autour de la tête, dont les rayons jettent un éclat admirable. Elle a toujours un grand chapelet dans sa main ou à sa ceinture. Cette chapelle est à côté de la nef de l'église, dans un lieu qui semblerait fort sombre, s'il n'y avait plus de cent grosses lampes d'or et d'argent toujours allumées. Le Roi y a son balcon avec une jalousie devant. L'on se sert dans toutes les églises de certains ronds de jonc fort propres, que l'on met sous ses genoux, et lorsqu'il arrive une personne de qualité ou une dame étrangère, le sacristain apporte un grand tapis devant elle, sur lequel il met un prie-Dieu et des carreaux, ou bien, il la fait entrer dans de petits cabinets tout peints et dorés, avec des vitres autour, où l'on est fort commodément. Il n'est pas de dimanche que l'autel ne soit éclairé de plus de cent cierges. Il est paré d'une prodigieuse quantité d'argenterie, et cela est ainsi dans toutes les églises de Madrid. L'on y fait des parterres de gazon ornés de fleurs; on les embellit de fontaines dont l'eau retombe dans des bassins, les uns d'argent, les autres de marbre ou de porphyre. L'on met autour un grand nombre de gros orangers aussi hauts que des hommes et qui sont dans de fort belles caisses. On y laisse aller des petits oiseaux qui font des manières de petits concerts. Cela est presque toute l'année, comme je viens de vous le représenter, et les églises ne sont jamais sans orangers et sans jasmins, qui les parfument bien plus agréablement que l'encens[85].
On voit dans la chapelle de Nuestra Señora de Alucinada, une Vierge que l'on dit que saint Jacques apporta de Jérusalem et qu'il cacha dans une tour, laquelle était dans l'enceinte de Madrid. Les Maures ayant assiégé la ville, les habitants se trouvèrent réduits à une grande famine: de sorte qu'ils délibéraient pour se rendre, lorsqu'on trouva cette tour pleine de blé. Une telle abondance ne pouvait qu'être l'effet d'un miracle; le peuple ravi prit courage, et se défendit si bien, que les Maures, fatigués de la longueur du siége, se retirèrent. On trouva ensuite l'image de la Vierge, et en reconnaissance on lui bâtit une chapelle où l'on peignit cette histoire à fresque sur les tours. L'autel, le balustre et toutes les lampes sont d'argent massif.
Les Minimes ont une église proche de là dans laquelle est la chapelle de Nuestra Señora de la Soledad, où l'on dit le salut tous les soirs. C'est un lieu de grande dévotion, j'entends pour les véritables dévots, car il y a bien des personnes qui s'y donnent rendez-vous.
La chapelle de Saint-Isidore passe toutes les autres en beauté. C'est le patron de Madrid, qui n'était qu'un pauvre laboureur. Les murailles de la chapelle sont tout incrustées de marbre de plusieurs couleurs, avec des colonnes de même, et des figures de quelques saints. Son tombeau est au milieu et quatre colonnes de porphyre soutiennent au-dessus une couronne de marbre qui représente des fleurs avec les couleurs qui leur sont naturelles. Rien ne peut être mieux travaillé, et l'on peut dire que l'art a surpassé la nature. Les figures des douze apôtres ornent au dehors le dôme de la chapelle.
J'ai vu à Saint-Sébastien (qui est à présent une paroisse) une chaise que la Reine mère a fait faire, pour porter le Saint-Sacrement aux malades quand il fait mauvais temps. Elle est de velours cramoisi en broderie d'or, couverte de chagrin et garnie de clous d'or. Le tour est orné de grandes glaces, et du milieu de son impériale il s'élève une manière de petit clocher rempli de plusieurs clochettes d'or. Quatre prêtres la portent, lorsque quelque personne de qualité est malade et demande à recevoir Notre-Seigneur. Il est suivi de tous les gens de la Cour. Plus de mille flambeaux de cire blanche éclairent, avec divers instruments, et l'on s'arrête dans les grandes places qui sont sur le chemin, pendant que le peuple, à genoux, reçoit la bénédiction et que les musiciens chantent et jouent de la harpe et de la guitare. C'est ordinairement le soir qu'on le porte ainsi avec beaucoup de cérémonie et de respect.
Lorsqu'on doit célébrer quelque fête dans une église, dès la veille l'on fiche de grandes perches en terre au haut desquelles sont des espèces de réchauds assez profonds, que l'on emplit de copeaux de bois avec du soufre et de l'huile. Cela brûle très-longtemps et rend une fort grande clarté. On forme des allées avec ces perches; c'est une sorte d'illumination très-agréable. L'on s'en sert aussi dans toutes les réjouissances publiques.
Les femmes qui vont à la messe, hors de chez elles, en entendent une douzaine et marquent tant de distractions, que l'on voit bien qu'elles sont occupées d'autre chose que de leurs prières. Elles portent des manchons qui ont plus d'une grande demi-aune de long. Ils sont de la plus belle martre zibeline que l'on puisse voir et valent jusqu'à quatre et cinq cents écus. Il faut qu'elles étendent leurs bras autant qu'elles peuvent pour mettre seulement le bout de leurs doigts à l'entrée de leurs manchons. Il me semble que je vous ai déjà dit qu'elles sont extrêmement petites, et ces manchons ne sont guère moins grands qu'elles. Elles portent toujours un éventail, et, soit l'hiver ou l'été, tant que la messe dure, elles s'éventent sans cesse. Elles sont assises, dans l'église, sur leurs jambes et prennent du tabac à tous moments, sans se barbouiller comme on fait d'ordinaire, car elles ont pour cela, aussi bien qu'en toute autre chose, des petites manières propres et adroites. Lorsqu'on lève Notre-Seigneur, les femmes et les hommes se donnent chacun une vingtaine de coups de poing dans la poitrine, ce qui fait un tel bruit que la première fois que je l'entendis, j'eus une grande frayeur, et je crus que l'on se battait.
Quant aux cavaliers (je veux parler de ceux qui sont galants de profession et qui portent un crêpe autour de leur chapeau), lorsque la messe était finie, ils allaient se ranger autour du bénitier; toutes les dames s'y rendaient, ils leur présentaient de l'eau bénite et leur disaient en même temps des douceurs. Elles y répondaient fort juste en peu de mots, car il faut convenir qu'elles disent précisément ce qu'il faut, et elles n'ont pas la peine de le chercher, leur esprit y fournit sur-le-champ. Mais M. le nonce a défendu, sous peine d'excommunication, que les hommes présentent de l'eau bénite aux femmes. On dit que cette défense est intervenue à la prière de quelques maris jaloux. Quoi qu'il en soit, on l'observe, et même elle porte que les cavaliers ne se donneront point d'eau bénite entre eux[86].
De quelque qualité que soient les Espagnoles, elles n'ont jamais de carreau dans l'église, et l'on ne leur porte point la robe. Pour nous, quand nous y entrons avec nos habits à la française, tout le monde s'assemble et nous environne; mais ce qui m'incommode fort, ce sont les femmes grosses qui sont beaucoup plus curieuses que les autres, et pour lesquelles on a ici les dernières complaisances, parce que l'on prétend que lorsqu'elles veulent quelque chose et qu'on leur refuse, il leur prend aussitôt un certain mal qui les fait accoucher d'un enfant mort. De sorte qu'elles sont en droit de tirailler, de déganter et de faire tourner les gens comme il leur plaît.
Les premiers jours que cela m'arriva, je n'y entendais point raillerie, et je leur parlai si sèchement qu'il y en eut qui se mirent à pleurer et qui n'osèrent y revenir. Mais il y en avait d'autres qui ne se rebutaient point; elles voulaient voir mes souliers, mes jarretières, ce que j'avais dans mes poches; et, sur ce que je ne le souffrais point, ma parente me dit que si le peuple voyait cela, il vous jetterait des pierres, et qu'il fallait que je les laissasse faire. Les filles qui me servent en sont encore plus tourmentées que moi. Je n'oserais vous dire jusqu'où va la curiosité de ces femmes grosses.
L'on m'a conté qu'un jeune homme de la Cour étant éperdument amoureux d'une fort belle dame que son mari gardait à vue, et ne pouvant trouver moyen de lui parler, se déguisa en femme grosse et fut chez elle. Il s'adressa au jaloux et lui dit qu'il avait l'antojo (c'est le terme) d'entretenir sa femme en particulier. Le mari, déçu par la figure, ne mit point en doute que ce ne fût une jeune femme grosse, et aussitôt il lui fit donner par son épouse une longue et très-agréable audience.
Quand il prend envie à ces femmes grosses de voir le Roi, elles le lui font dire, et il a la bonté de venir sur un grand balcon qui donne sur la cour du palais, et s'y tient autant qu'elles le veulent.
Il y a quelque temps qu'une Espagnole, nouvellement arrivée de Naples, fit prier le Roi qu'elle pût le voir, et quand elle l'eut assez regardé, transportée de son zèle, elle lui dit en joignant les mains: Je prie Dieu, Sire, qu'il vous fasse la grâce de devenir un jour Vice-Roi de Naples. L'on prétend que l'on fit jouer cette pièce pour informer le Roi que la magnificence du Vice-Roi d'alors, qui n'était pas aimé, passait de beaucoup la sienne. Il vient très-souvent des dames au logis que nous ne connaissons point, et auxquelles ma parente fait beaucoup d'honnêtetés, parce qu'elles sont grosses et qu'il ne faut pas les fâcher.
Grâces au ciel, le carême est passé, et bien que je n'aie fait maigre que la semaine sainte, ce temps-là m'a paru plus long que tout le carême n'aurait fait à Paris, parce qu'il n'y a point de beurre ici. Celui que l'on y trouve vient de plus de trente lieues, enveloppé comme des petites saucisses dans des vessies de cochon. Il est plein de vers et plus cher que celui de Vanvre. On peut se retrancher sur l'huile, car elle est excellente; mais tout le monde ne l'aime pas, et moi, par exemple; je n'en mange point sans m'en trouver fort mal.
Ajoutez à cela que le poisson est très-rare; il est impossible d'en avoir de frais qui vienne de la mer, car elle est éloignée de Madrid de plus de quatre-vingts lieues. Quelquefois on apporte des saumons dont on fait des pâtés qui se mangent à la faveur de l'épice et du safran. Il y a peu de poisson d'eau douce, et, l'on ne s'embarrasse guère de tout cela, puisque personne ne fait carême, ni maîtres, ni valets, à cause de la difficulté qu'il y a de trouver de quoi le faire. On prend la bulle chez M. le nonce; elle coûte quinze sous de notre monnaie[87]. Elle permet de manger du beurre et du fromage pendant le carême, et les issues les samedis de toute l'année. Je trouve assez singulier que l'on mange, ce jour-là, les pieds, la tête, les gésiers, et que l'on n'ose pas manger autre chose du même animal.
La boucherie est ouverte le carême comme le carnaval. C'est quelque chose de bien incommode que la manière dont on y vend la viande. Elle est enfermée chez le boucher, à qui on parle au travers d'une petite fenêtre; on lui demande la moitié d'un veau, et le reste à proportion; il ne daigne ni vous répondre, ni vous donner quoi que ce soit; vous vous retranchez à une longe de veau; il vous fait payer d'avance et puis vous donne, par sa lucarne, un gigot de mouton; vous le lui rendez, en disant que ce n'est point cela que vous voulez; il le reprend et vous donne à la place un aloyau de bœuf. On crie encore plus fort pour avoir la longe, il ne s'en émeut pas davantage, jette votre argent et vous ferme la fenêtre au nez. On s'impatiente, on va chez un autre qui en fait tout autant et quelquefois pis. De sorte que le meilleur est de leur demander la quantité de viande que l'on veut et de les laisser faire à leur tête. Cette viande fait mal au cœur, tant elle est maigre, sèche et noire; mais, telle qu'elle est, il en faut moins qu'en France pour faire une bonne soupe. Tout est si nourrissant ici, qu'un œuf vous profite plus qu'un pigeon ailleurs. Je crois que c'est un effet du climat.
Quant au vin, il ne me semble point bon. Ce n'est pas de ce pays-ci que l'on boit l'excellent vin d'Espagne. Il vient de l'Andalousie et des îles Canaries, encore faut-il qu'il passe la mer pour prendre cette force et cette douceur qui le rendent bon. A Madrid, il est assez fort et même un peu trop, mais il n'a point le goût agréable. Ajoutez à cela qu'on le met dans des peaux de bouc qui sont apprêtées, et il sent toujours la poix ou le brûlé. Je ne suis pas surprise que les hommes fassent si peu de débauche avec une telle liqueur. On en vend pour si peu d'argent que l'on en veut, pour un double ou pour deux; mais celui qui se débite ainsi aux pauvres gens devient encore plus mauvais, parce qu'on le laisse dans de grandes terrines de terre, tout le jour à l'air, et l'on en prend là pour ceux qui en veulent. Il s'aigrit et sent si fort, qu'en passant devant ces sortes de cabarets, l'odeur en fait mal à la tête.
Le carême ne change rien aux plaisirs; ils sont toujours si modérés, ou, du moins, ceux que l'on prend font si peu de bruit, qu'ils sont de toutes les saisons.
Personne ne se dispense, pendant la semaine sainte, d'aller en station; particulièrement depuis le mercredi jusqu'au vendredi. Il se passe, ces trois jours-là, des choses bien différentes entre les véritables pénitents, les amants et les hypocrites. Il y a des dames qui ne manquent point d'aller, sous prétexte de dévotion, en de certaines églises où elles savent, depuis un an entier, que celui qu'elles aiment se trouvera; et, bien qu'elles soient accompagnées d'un grand nombre de dueñas, comme la presse est toujours grande, l'amour leur donne tant d'adresse, qu'elles se dérobent en dépit des argus et vont dans une maison prochaine, qu'elles connaissent à quelque enseigne et qui est louée exprès sans servir à personne que dans ce seul moment. Elles retournent ensuite à la même église où elles trouvent leurs femmes occupées à les chercher. Elles les querellent de leur peu de soin pour les suivre; et le mari, qui a gardé pendant toute l'année sa chère épouse, la perd dans le temps où elle lui devrait être la plus fidèle. La grande contrainte où elles vivent leur inspire le désir de s'affranchir, et leur esprit, soutenu de beaucoup de tendresse, leur donne le moyen de l'exécuter[88].
C'est une chose bien désagréable de voir les disciplinants. Le premier que je rencontrai pensa me faire évanouir. Je ne m'attendais point à ce beau spectacle, qui n'est capable que d'effrayer; car, enfin, figurez-vous un homme qui s'approche si près qu'il vous couvre toute de son sang: c'est là un de leurs tours de galanterie. Il y a des règles pour se donner la discipline de bonne grâce, et les maîtres en enseignent l'art comme on montre à danser et à faire des armes. Ils ont une espèce de jupe de toile de batiste fort fine qui descend jusque sur le soulier; elle est plissée à petits plis et si prodigieusement ample qu'ils y emploient jusqu'à cinquante aunes de toile. Ils portent sur la tête un bonnet trois fois plus haut qu'un pain de sucre et fait de même; il est couvert de toile de Hollande; il tombe de ce bonnet un grand morceau de toile qui couvre tout le visage et le devant du corps; il y a deux petits trous par lesquels ils voient; ils ont derrière leur camisole deux grands trous sur leurs épaules; ils portent des gants et des souliers blancs, et beaucoup de rubans qui attachent les manches de la camisole et qui pendent sans être noués. Ils en mettent aussi un à leur discipline; c'est d'ordinaire leur maîtresse qui les honore de cette faveur. Il faut, pour s'attirer l'admiration publique, ne point gesticuler des bras, mais seulement que ce soit du poignet et de la main; que les coups se donnent sans précipitation, et le sang qui en sort ne doit point gâter leurs habits. Ils se font des écorchures effroyables sur les épaules, d'où coulent deux ruisseaux de sang; ils marchent à pas comptés dans les rues; ils vont devant les fenêtres de leurs maîtresses où ils se fustigent avec une merveilleuse patience. La dame regarde cette jolie scène au travers des jalousies de sa chambre, et, par quelque signe, elle l'encourage à s'écorcher tout vif, et elle lui fait comprendre le gré qu'elle lui sait de cette sotte galanterie. Quand ils rencontrent une femme bien faite, ils se frappent d'une certaine manière qui fait ruisseler le sang sur elle. C'est là une fort grande honnêteté, et la dame reconnaissante les en remercie. Quand ils ont commencé de se donner la discipline, ils sont obligés, pour la conservation de leur santé, de la prendre tous les ans, et, s'ils y manquent, ils tombent malades. Ils ont aussi de petites aiguilles dans des éponges, et ils s'en piquent les épaules et les côtés avec autant d'acharnement que s'ils ne se faisaient point de mal[89]. Mais voici bien autre chose: c'est que le soir, les personnes de la Cour vont aussi faire cette promenade. Ce sont, d'ordinaire, de jeunes fous qui font avertir tous leurs amis du dessein qu'ils ont. Aussitôt on va les trouver, fort bien armés. Le marquis de Villahermosa[90] en a été cette année, et le duc de Vejar a été l'autre. Ce duc sortit de la maison sur les neuf heures du soir; il avait cent flambeaux de cire blanche que l'on portait deux à deux devant lui. Il était précédé de soixante de ses amis, et suivi de cent autres qui avaient tous leurs pages et leurs laquais. Cela faisait une fort belle procession. On sait quand il doit y avoir des gens de cette qualité. Toutes les dames sont aux fenêtres avec des tapis sur des balcons et des flambeaux attachés aux côtés, pour mieux voir et pour être mieux vues. Le chevalier de la discipline passe avec son escorte et salue la bonne compagnie; mais, ce qui fait souvent le fracas, c'est que l'autre disciplinant qui se pique de bravoure et de bon air, passe par la même rue avec grand monde. Cela est arrivé de cette manière à ceux que je viens de vous nommer. Chacun d'eux voulut avoir le haut du pavé, et aucun ne le voulut céder. Les valets qui tenaient les flambeaux se les portèrent au visage et se grillèrent la barbe et les cheveux. Les amis de l'un tirèrent l'épée contre les amis de l'autre. Nos deux héros qui n'avaient point d'autres armes que cet instrument de pénitence, se cherchèrent; et s'étant trouvés, ils commencèrent entre eux un combat singulier. Après avoir usé leurs disciplines sur les oreilles l'un de l'autre, et couvert la terre de petits bouts de corde dont elles étaient faites, ils s'entre-donnèrent des coups de poing comme auraient pu faire deux crocheteurs. Cependant il n'y a pas toujours de quoi rire à cette momerie-là, car l'on s'y bat fort bien, l'on s'y blesse, l'on s'y tue, et les anciennes inimitiés trouvent lieu de se renouveler et de se satisfaire. Enfin le duc de Vejar céda au marquis de Villahermosa. On ramassa les disciplines rompues que l'on raccommoda comme on put; le bonnet qui était tombé dans le ruisseau fut décrotté et remis sur la tête du pénitent; on emporta les blessés chez eux. La procession commença de marcher plus gravement que jamais et parcourut la moitié de la ville.
Le duc avait bien envie le lendemain de reprendre sa revanche, mais le Roi lui envoya défendre, ainsi qu'au marquis, de sortir de leurs maisons. Pour revenir à ce que l'on fait dans ces occasions, vous saurez que lorsque ces grands serviteurs de Dieu sont de retour chez eux, il y a un repas magnifique préparé avec toutes sortes de viandes; vous remarquerez que c'est un des derniers jours de la semaine sainte. Mais après une si bonne œuvre, ils croient qu'il leur est permis de faire un peu de mal. D'abord, le pénitent se fait frotter fort longtemps les épaules avec des éponges trempées dans du sel et du vinaigre, de peur qu'il n'y reste du sang meurtri; ensuite il se met à table avec ses amis et reçoit d'eux les louanges et les applaudissements qu'il croit avoir bien mérités. Chacun lui dit, à son tour, que de mémoire d'homme on n'a vu prendre la discipline de si bonne grâce. On exagère toutes les actions qu'il a faites; et surtout le bonheur de la dame pour laquelle il a fait cette galanterie. La nuit entière s'écoule en ces sortes de contes, et quelquefois celui qui s'est si bien étrillé en est tellement malade, que le jour de Pâques il ne peut pas aller à la messe. Ne croyez pas, au moins, que je m'avise d'embellir l'histoire pour vous réjouir. Tout cela est vrai à la lettre et je ne vous mande rien que vous ne puissiez vérifier par toutes les personnes qui ont été à Madrid.
Mais il y a de véritables pénitents qui font une extrême peine à voir. Ils sont vêtus tout de même que ceux qui se disciplinent, excepté qu'ils sont nus depuis les épaules jusqu'à la ceinture et qu'une natte étroite les emmaillotte et les serre à tel point, que ce qu'on voit de leur peau est tout bleu et tout meurtri, leurs bras sont entortillés dans la même natte et tout étendus. Ils portent jusqu'à sept épées passées dans leur dos et dans leurs bras[91]. Ces épées leur font des blessures dès qu'ils se remuent trop fort ou qu'ils viennent à tomber, ce qui leur arrive souvent, car ils vont nu-pieds, et le pavé est si pointu que l'on ne peut se soutenir dessus sans se couper les pieds. Il y en a d'autres qui, au lieu de ces épées, portent des croix si pesantes qu'ils en sont accablés. Ne pensez pas que ce soit des personnes du commun, il y en a de la première qualité. Ils, sont obligés de se faire accompagner par plusieurs de leurs domestiques qui sont déguisés et dont le visage est couvert, de peur qu'on ne les reconnaisse. Ces gens portent du vin, du vinaigre et d'autres choses pour en donner, de temps en temps, à leur maître, qui tombe bien souvent comme mort de la peine et de la fatigue qu'il souffre. Ce sont, d'ordinaire, les confesseurs qui enjoignent ces pénitences, et l'on tient qu'elles sont si rudes que celui qui les fait ne passe point l'année. M. le nonce m'a dit qu'il avait fait défense à tous les confesseurs de les ordonner. Cependant j'en ai vu plusieurs; apparemment cela venait de leur propre dévotion.
Depuis les premiers jours de la semaine sainte jusqu'à la Quasimodo, on ne peut sortir sans trouver un nombre infini de pénitents de toutes les sortes, et le vendredi saint, ils se rendent tous à la procession. Il n'y en a qu'une générale dans la ville, composée de toutes les paroisses et de tous les religieux. Ce jour-là, les dames sont plus parées qu'à celui de leurs noces. Elles se mettent sur leurs balcons, qui sont ornés de riches tapis et de beaux carreaux; elles sont quelquefois cent dans une seule maison. La procession se fait sur les quatre heures du soir, et à huit, elle n'est pas finie, car je ne vous puis dire la quantité innombrable de monde que j'y ai vu, à compter depuis le Roi, Don Juan, les cardinaux, les ambassadeurs, les grands, les courtisans et toutes les personnes de la Cour et de la ville. Chacun tient un cierge, et chacun a ses domestiques en très-grand nombre, qui portent des torches ou des flambeaux. On voit à cette procession toutes les bannières et les croix couvertes de crêpe. Il y a un très-grand nombre de tambours qui en sont couverts de même et qui battent comme à la mort d'un général. Les trompettes sonnent des airs tristes. La garde du Roi, composée de quatre compagnies de différentes nations, savoir: de Bourguignons, d'Espagnols, d'Allemands et de la Lancilla, porte ses armes couvertes de deuil, et les traîne par terre. Il y a de certaines machines qui sont élevées sur des théâtres, et qui représentent les mystères de la vie et de la mort de Notre-Seigneur. Les figures sont de grandeur naturelle, très-mal faites et très-mal habillées. Il y en a de si pesantes, qu'il faut cent hommes pour les porter, et il en passe un nombre surprenant, car chaque paroisse a les siennes. Je remarquai la Sainte Vierge qui fuyait en Égypte. Elle était montée sur un âne très-bien caparaçonné. La housse était toute brodée de belles perles; la machine était grande et fort lourde[92].
L'on appréhende ici qu'on ne manque quelquefois à faire ses dévotions à Pâques; c'est pourquoi un prêtre de chaque paroisse va dans les maisons savoir du maître combien il y a de communiants chez lui. Lorsqu'il en est informé, il l'écrit sur son registre. Quand on a communié, l'on vous donne un billet qui en fait foi. A la Quasimodo, on va dans toutes les maisons querir les billets que l'on doit avoir, suivant le premier mémoire, et si l'on ne peut les fournir, on fait une exacte perquisition de celui ou de celle qui n'a pas communié. En ce temps-là, les pauvres qui sont malades mettent un tapis à leurs portes et on leur apporte la communion avec une procession fort belle et fort dévote.
Depuis que je suis à Madrid, je n'ai guère vu d'enterrements magnifiques, excepté celui d'une fille du duc de Medina-Celi. Son cercueil était d'un bois rare des Indes, mis dans un sac de velours bleu, croisé de bandes d'argent, et les glands de même attachaient le sac par les deux bouts, comme une valise faite d'étoffe. Le cercueil était dans un chariot couvert de velours blanc, avec des festons et des couronnes de fleurs artificielles tout autour. On la portait ainsi à Medina-Celi, ville capitale du duché de ce nom.
Ordinairement, on habille les morts des habits de quelque ordre religieux, et on les porte le visage découvert jusque dans l'église où ils doivent être inhumés. Si ce sont des femmes, on leur met l'habit de carmélite. Cet ordre est en grande vénération ici; les princesses du sang s'y retirent. Les Reines même, lorsqu'elles deviennent veuves, sont obligées d'y passer le reste de leur vie, à moins que le Roi en ait ordonné autrement avant sa mort, comme fit Philippe IV en faveur de la Reine Marie-Anne d'Autriche, sa femme. Et à l'égard d'une Reine répudiée, il faut aussi qu'elle se mette en religion, car, répudiées ou non, elles n'ont pas la liberté de se remarier.
Les Rois d'Espagne se tiennent si fort au-dessus des autres rois, qu'ils ne veulent pas qu'une princesse qui a été leur épouse le devienne jamais d'un autre, en eût-elle la plus grande passion du monde.
Don Juan a une fille naturelle, religieuse carmélite de Madrid. Elle est d'une beauté admirable, et l'on dit qu'elle n'avait aucune envie de prendre le voile; mais c'était sa destinée, et c'est celle de bien d'autres de sa qualité qui n'en sont guère plus contentes qu'elle.
On les nomme les Descalzas Reales, ce qui veut dire les demoiselles royales. Cela s'étend même jusqu'aux maîtresses du Roi, soit qu'elles soient filles ou veuves. Quand il cesse de les aimer, il faut qu'elles se fassent religieuses.
J'ai vu quelques-unes des œuvres de sainte Thérèse, écrites de sa propre main; son caractère est lisible, grand et médiocrement beau. Doña Béatrix Carillo, qui est sa petite-nièce, les garde fort précieusement. C'est elle qui me les a montrées. Ce sont des lettres dont on a fait un recueil; je ne crois pas qu'on les ait jamais imprimées. Elles sont parfaitement belles, et on voit dans toutes un certain air de gaieté et de douceur qui marque beaucoup le caractère de cette grande sainte.