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La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle: Relation du voyage d'Espagne par la comtesse d'Aulnoy

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Pendant le Carême et même dans les autres temps, on trouve des prédicateurs à chaque coin de rue, qui font là des sermons fort mal étudiés et qui font aussi fort peu de fruit; mais, du moins, ils contentent et leur zèle et leur désir de prêcher. Leurs plus fidèles auditeurs sont les aveugles, qui tiennent lieu ici de nos chanteurs du Pont-Neuf. Chacun d'eux, conduit par un petit chien, qui les mène fort bien, va chantant des romances et des jacara (ce sont de vieilles histoires, ou des événements modernes que le peuple est bien aise de savoir); ils ont un petit tambour et une flûte dont ils jouent. Ils disent souvent la chanson du Roi François Ier: Quand le Roi partit de France, à malheur il en partit..... Vous la savez assurément, ma chère cousine, car qui ne la sait pas? Cette chanson est chantée en fort mauvais français par des gens qui n'en entendent pas un seul mot; tout ce qu'ils en savent, c'est que le Roi fut pris par les Espagnols, et, comme cette prise est fort à leur gloire, ils en veulent faire passer le souvenir à leurs enfants.

Il y a une fleur de lis toute dorée sur le haut de la chambre où ce Roi était prisonnier, et je ne dois pas oublier de vous dire que la prison est un des plus beaux bâtiments de Madrid; les fenêtres en sont aussi larges que celles des autres maisons. A la vérité, il y a des barreaux de fer, mais ils sont tous dorés et d'une distance assez éloignée pour ne pas faire soupçonner qu'on les a mis là pour empêcher qu'on ne se sauve[93]. Je demeurai surprise de la propreté apparente d'un lieu si désagréable en effet, et je pensai que l'on voulait démentir en Espagne le proverbe français qui dit: «Qu'il n'y a pas de belles prisons, ni de laides amours.» Pardonnez-moi ce proverbe, je ne les aime pas assez pour vous en étourdir souvent.

Tous les meubles que l'on voit ici sont extrêmement beaux, mais ils ne sont pas faits si proprement que les nôtres, et il s'en faut du tout qu'ils ne soient si bien entendus. Ils consistent en tapisseries, cabinets, peintures, miroirs et argenteries. Les vice-rois de Naples et les gouverneurs de Milan ont rapporté d'Italie de très-excellents tableaux; les gouverneurs des Pays-Bas ont eu des tapisseries admirables; les vice-rois de Sicile et de Sardaigne des broderies et des statues; ceux des Indes des pierreries et de la vaisselle d'or et d'argent. Ainsi, chacun revenant de temps en temps chargé des richesses d'un royaume, ils ne peuvent pas manquer d'avoir enrichi cette ville de quantité de choses précieuses.

On change de meubles plusieurs fois l'année. Les lits d'hiver sont de velours chamarrés de gros galons d'or; mais ils sont si bas et les pentes si hautes, que l'on est comme enseveli dedans. On n'a l'été ni rideau, ni quoi que ce soit autour de son lit; cela est de fort méchante grâce. L'on y met quelquefois de la gaze de couleur pour garantir des moucherons.

On passe l'hiver dans les appartements hauts, et l'on monte quelquefois jusqu'au quatrième étage, selon le froid qu'il fait, pour s'en garantir. On occupe à présent les appartements d'été qui sont bas et fort incommodes. Toutes les maisons ont beaucoup de plain-pied, on traverse douze ou quinze salles ou chambres tout de suite. Ceux qui sont les moins bien logés en ont six ou sept. Les pièces sont d'ordinaire plus longues que larges; les plafonds ne sont ni peints ni dorés, ils sont de plâtre et tout unis, mais d'une blancheur à éblouir, car tous les ans on les gratte et on les reblanchit aussi bien que les murailles, qui semblent être de marbre, tant elles sont polies. Le carreau des appartements d'été est fait d'une certaine matière qui, après que l'on a jeté dessus dix seaux d'eau, sèche au bout d'une demi-heure et laisse une fraîcheur agréable, de sorte que le matin on arrose tout, et peu après on étend des tapis d'un jonc fort fin, mêlé de différentes couleurs, qui couvrent le pavé. L'appartement est tapissé de ce même jonc, de la hauteur d'une aune, pour empêcher que la fraîcheur des murailles n'incommode ceux qui s'y appuient. Il y a au-dessus de ce jonc des tableaux et des miroirs. Les carreaux de brocart d'or et d'argent sont placés sur les tapis avec des tables et des cabinets très-beaux, et d'espace en espace, des caisses d'argent remplies d'orangers et de jasmins. L'on met des paillassons aux fenêtres, qui garantissent du soleil, et l'on se promène sur le soir dans les jardins. Il y a plusieurs maisons qui en ont de fort beaux où l'on trouve des grottes et des fontaines en grande quantité, car les eaux sont ici en abondance et fort bonnes. On compte dans le nombre de ces belles maisons celles du duc d'Ossone, de l'amirante de Castille, de la comtesse d'Oñate et du connétable de Castille. Mais j'ai tort de vouloir vous les spécifier, car il est constant qu'il y en a une quantité considérable[94].

Au reste, il me semble qu'après toutes les précautions que je vois prendre, la chaleur, quelque excessive qu'elle soit, ne peut incommoder, nous le verrons. Ne pensez pas, s'il vous plaît, qu'il n'y ait que les grands seigneurs qui occupent des appartements bas, chacun veut avoir le sien, à la vérité selon son pouvoir; mais ne fût-ce qu'une petite cave, ils y demeurent de bon cœur.

Il y a peu de menu peuple dans Madrid, et l'on n'y voit guère que des personnes de qualité. Si l'on en excepte sept ou huit rues pleines de marchands, vous ne trouvez aucune boutique dans cette ville, si ce ne sont celles où se vendent les confitures et les liqueurs, les eaux glacées et la pâtisserie.

Je ne veux pas omettre de vous dire que mille gens ont des dais ici; car, sans compter les princes et les ducs, les titrés (qui sont en grand nombre) en ont aussi. Les titrés sont ce qu'on appelle les grands d'Espagne: les vrais marquis, les vrais comtes. S'il y a trente chambres de plain-pied chez eux, vous y trouverez trente dais. Ma parente en a vingt chez elle. Le Roi l'a faite marquise de Castille. Vous ne sauriez croire, comme je tiens bien ma gravité sous un dais, particulièrement quand on m'apporte mon chocolat; car trois ou quatre pages vêtus de noir, comme de vrais notaires, me servent à genoux. C'est une coutume à laquelle j'ai peine à m'accoutumer, parce qu'il me semble que ce respect ne devrait être rendu qu'à Dieu. Mais cela est tellement d'usage ici, que si un apprenti savetier présentait une savate à son maître, il mettrait un genou en terre. Cette qualité de titulos donne beaucoup de priviléges, dont je vous ai déjà parlé, et particulièrement celui d'avoir un dais. On ne met point de balustres autour du lit.

Je vous l'ai déjà dit, ma chère cousine, il s'en faut beaucoup que nous ne soyons si bien meublés en France que les personnes de qualité le sont ici, principalement en vaisselle d'argent. C'est une différence si notable, qu'on ne la croirait pas si on ne la voyait. L'on ne se sert point de vaisselle d'étain, celle d'argent ou de terre sont les seules qui soient en usage; et vous saurez que les assiettes ici ne sont guère moins pesantes que les plats en France; car tout est d'une pesanteur surprenante.

Le duc d'Albuquerque est mort il y a déjà quelque temps. On m'a dit qu'on avait employé six semaines à écrire sa vaisselle d'or et d'argent et à la peser; pendant ce temps, on y passait chaque jour deux heures entières; cela ne se faisait qu'à gros frais. Il y avait, entre autres choses, quatorze cents douzaines d'assiettes, cinquante grands plats et sept cents petits. Tout le reste à proportion, et quarante échelles d'argent pour monter jusqu'au haut de son buffet, qui était par gradins comme un autel, placé dans une grande salle. Quand on me dit cette opulence d'un particulier, je crus qu'on se moquait de moi; j'en demandai la confirmation à Don Antoine de Tolède, fils du duc d'Albe, qui était au logis. Il m'assura que c'était la vérité, et que son frère, qui ne s'estimait pas riche en vaisselle d'argent, avait six cents douzaines d'assiettes d'argent et huit cents plats. C'est une chose qui ne leur est guère nécessaire pour les grands repas qu'ils font, à moins que l'on ne soit aux mariages où tout est fort magnifique. Mais ce qui cause cette abondance de vaisselle, c'est qu'on l'apporte toute faite des Indes, et qu'elle ne paye point de droits au Roi. Il est vrai qu'elle n'est guère mieux faite que les pièces de quatre pistoles, que l'on frappe dans les galions, en revenant de ce pays-là[95].

C'est une chose digne de compassion que le mauvais ménage des grands seigneurs. Il y en a beaucoup qui ne veulent point aller dans leurs États (c'est ainsi qu'ils nomment leurs terres, leurs villes et leurs châteaux). Ils passent leur vie à Madrid, et se rapportent de tout à un intendant qui leur fait croire ce qu'il juge le plus à propos pour son profit. Ils ne daignent pas seulement s'informer s'il dit vrai ou s'il ment; cela serait trop exact et, par conséquent, au-dessous d'eux. Voilà déjà une faute bien considérable; cette profusion de vaisselle pour mettre deux œufs et un pigeon en est une autre.

Mais ce n'est pas seulement sur ces choses-là qu'ils manquent, c'est aussi sur la dépense journalière de leur maison. On ne sait ce que c'est que de faire des provisions de quoi que ce puisse être. On va querir chaque jour ce qu'il faut, et le tout à crédit, chez le boulanger, le rôtisseur, le boucher, et ainsi des autres. On ignore même ce qu'ils écrivent sur leurs livres; et ce qu'ils donnent, ils le mettent au prix qu'ils veulent; cela n'est ni examiné, ni contrarié. Il y a souvent cinquante chevaux dans une écurie qui n'ont ni paille, ni avoine; ils périssent de faim. Et lorsque le maître est couché, s'il se trouvait mal la nuit, on y serait bien empêché, car il ne reste chez lui ni vin, ni eau, ni pain, ni viande, ni charbon, ni bougie; en un mot, rien du tout, parce que encore on ne prend les choses si justes qu'il n'en demeure. Les domestiques ont la coutume d'emporter ces choses chez eux, et le lendemain on recommence la même provision.

On ne tient pas une meilleure conduite avec les marchands. Un homme ou une femme de qualité aimerait mieux mourir que de marchander une étoffe, des dentelles ou des bijoux, ni de reprendre le reste d'une pièce d'or; ils le donnent encore au marchand pour la peine de leur avoir vendu dix pistoles ce qui n'en vaut pas cinq. S'ils ont un prix raisonnable, c'est que celui qui leur vend a la conscience assez bonne pour ne se prévaloir pas de leur facilité à donner tout ce qu'on leur demande, et comme ils ont crédit des dix années de suite, sans penser à payer, ils se trouvent à la fin accablés de leurs dettes.

Il est fort rare qu'ils s'embarquent dans de longs procès, et qu'ils laissent décréter leurs biens; ils s'exécutent eux-mêmes. Ils assemblent leurs créanciers, et ils leur donnent une certaine quantité de terres, dont ils jouissent pendant un temps. Quelquefois ils cèdent tout, et gardent une pension viagère, qui ne peut être arrêtée par les créanciers qui pourraient dans la suite leur prêter quelque chose. Mais afin qu'ils n'y soient pas trompés, on affiche les conventions du seigneur et de ses créanciers.

Tout le papier de chicane est marqué et coûte plus que le commun. Il y a un certain temps où l'on fait la distribution des procès. On les instruit à Madrid, et l'on n'y en juge guère. On met toutes les pièces d'une partie dans un sac; celles de l'autre dans un autre; l'instruction dans un troisième. Et quand le temps de distribuer un procès est venu, on les envoie aux parlements éloignés, de manière qu'on est bien souvent jugé sans en savoir rien. On écrit sur un registre où le procès a été envoyé, et on le tient fort secret. Quand l'arrêt est prononcé, on le renvoie à Madrid, et on le signifie aux parties. Cela épargne bien des peines et des sollicitations, qui devraient être toujours défendues. Quant aux affaires que l'on a ici, elles sont d'une longueur mortelle, soit à la cour, soit à la ville, et ruinent en peu de temps. Les praticiens espagnols sont grands fripons de leur métier.

Il y a plusieurs conseils différents, tous composés de personnes de qualité, et la plupart sont conseillers d'épée. Le premier est le conseil d'État, les autres s'appellent conseil suprême de guerre, conseil royal de Castille, alcaldes de cour, conseil de la Sainte-Inquisition, conseil des ordres, conseil sacré suprême et royal d'Aragon, conseil royal des Indes, conseil de la chambre de Castille, conseil d'Italie, conseil des Finances, conseil de la Croisade, conseil de Flandre, chambres pour le droit des maisons, chambres pour les bois de Sa Majesté, chambre des millions.

On a si peu d'économie ici, que lorsqu'un père meurt et qu'il laisse de l'argent comptant et des pupilles, l'on enferme l'argent dans un bon coffre sans le faire profiter. Par exemple, le duc de Frias, dont la veuve est remariée au connétable de Castille[96], a laissé trois filles, et six cent mille écus comptants. On les a mis dans trois coffres, avec le nom de chacune des petites filles. L'aînée n'avait pas sept ans; elle est mariée à présent, en Flandre, au comte de Ligne. Les tuteurs ont toujours gardé les clefs de ces coffres, et n'ont ouvert celui de l'aînée que pour en compter l'argent à son mari. Voyez quelle perte d'intérêts; mais ils disent que ce serait bien pis s'ils venaient à perdre le principal; qu'on croit quelquefois l'avoir bien placé, et qu'il l'est fort mal; qu'une banqueroute fait tout perdre, et qu'ainsi il vaut mieux ne rien gagner que de hasarder le bien des pupilles.

Il est temps que je finisse, ma chère cousine, je craindrais de vous fatiguer par une plus longue lettre. Je vous supplie de faire rendre toutes celles que je vous envoie et de me pardonner la liberté que je prends. Adieu, je vous embrasse et je vous aime toujours de tout mon cœur.

A Madrid, ce 17 avril 1679.

DIXIÈME LETTRE.


Vous m'avez fait un grand plaisir de m'apprendre que vous recevez toutes mes lettres, car j'étais en peine des deux dernières. Et puisque vous le voulez, ma chère cousine, je continuerai de vous informer de tout ce qui se passe ici et de tout ce que j'y vois.

Le palais royal est situé sur une éminence dont la pente va jusqu'aux bords de la rivière nommée Mançanarez. Ses vues s'étendent sur la campagne qui, en ce lieu-là, est assez agréable. L'on y va par la Calle Mayor, c'est-à-dire par la Grand'Rue. En effet, elle est fort longue et fort large. Plusieurs maisons considérables en augmentent la beauté. Une place spacieuse est devant le palais. Les personnes, de quelque qualité qu'elles soient, n'entrent point en carrosse dans la cour. On arrête sous la grande voûte de la porte, à moins qu'on y fasse des feux de joie ou quelque course de masques, car alors les carrosses y entrent. Un fort petit nombre de hallebardiers se tiennent à la porte. Lorsque je demandai pourquoi un si grand Roi avait si peu de monde à le garder: Comment, Madame, me dit un Espagnol, ne sommes-nous pas tous ses gardes? Il règne trop bien dans le cœur de ses sujets pour en devoir rien craindre, et pour s'en défier. Le palais est à l'extrémité de la ville, vers le midi. Il est bâti de pierres fort blanches. Deux pavillons de briques terminent la façade; le reste n'est point régulier. Il y a derrière deux cours carrées, bâties chacune des quatre côtés. La première est ornée de deux grandes terrasses qui règnent tout du long. Elles sont élevées sur de hautes arcades; des balustres de marbre bordent ces terrasses, et des bustes de la même matière ornent la balustrade. Ce que j'y ai trouvé d'assez singulier, c'est que les statues des femmes ont du rouge aux joues et aux épaules. On entre par de beaux portiques qui conduisent au degré, lequel est extrêmement large. On trouve des appartements remplis d'excellents tableaux, de tapisseries admirables, de statues très-rares, de meubles magnifiques, en un mot de toutes les choses qui conviennent à un palais royal[97]. Mais il y a plusieurs chambres qui sont obscures. J'en ai vu qui ne reçoivent de jour que par la porte, et auxquelles l'on n'a pas fait de fenêtres. Celles qui en ont ne sont guère plus claires, parce que les ouvertures sont fort petites. Ils disent que les chaleurs sont si grandes, qu'il faut éviter, tant que l'on peut, de laisser entrer le soleil. Il est encore vrai que le verre est rare et fort cher, de sorte qu'à l'égard des autres maisons, il y a beaucoup de fenêtres sans vitres, et lorsqu'on vient à parler d'une maison où il ne manque rien, l'on dit: En un mot, elle est vitrée. Ce défaut de vitre ne paraît point au dehors à cause des jalousies. Le palais est orné de plusieurs balcons dorés qui font un très-bel effet. Tous les conseils s'y tiennent, et lorsque le Roi y veut aller, il passe par des galeries et des corridors sans être aperçu[98]. Il y a bien du monde persuadé que le château de Madrid, que François Ier fit bâtir proche du bois de Boulogne, a été pris sur le modèle du palais du Roi d'Espagne; mais c'est une erreur, rien n'est moins ressemblant. Les jardins ne répondent pas à la dignité de ce lieu. Ils ne sont ni aussi étendus ni aussi bien cultivés qu'ils devraient être. Le terrain, comme je l'ai marqué, s'étend jusqu'au bord du Mançanarez. Tout est enclos de murailles, et si ces jardins ont quelque beauté, elle vient toute de la nature. On travaille avec application à mettre l'appartement de la jeune Reine en état de la recevoir. Tous ses officiers ont été nommés, et le Roi l'attend avec la dernière impatience.

Le Buen-Retiro est une maison royale à l'une des portes de la ville. Le comte-duc y fit faire d'abord une petite maison qu'il nomma Galinera, pour mettre des poules fort rares qu'on lui avait données, et comme il allait les voir assez souvent, la situation de ce lieu, qui est sur le penchant d'une colline et dont la vue est très-agréable, l'engagea d'entreprendre un bâtiment considérable. Quatre gros corps de logis et quatre gros pavillons font un carré parfait. On trouve au milieu un parterre rempli de fleurs et une fontaine dont la statue, qui jette beaucoup d'eau, arrose, quand on veut, les fleurs et les contre-allées par lesquelles on passe d'un corps de logis à l'autre. Ce bâtiment a le défaut d'être trop bas. Les appartements en sont vastes, magnifiques et embellis de bonne peinture. Tout y brille d'or et de couleurs vives dont les plafonds et les lambris sont ornés[99]. Je remarquai dans une grande galerie l'entrée de la Reine Élisabeth, mère de la feue Reine. Elle est à cheval, vêtue de blanc, avec une fraise au cou et un guard-infant. Elle a un petit chapeau garni de pierreries avec des plumes et une aigrette. Elle était grasse, blanche et très-agréable; les yeux beaux, l'air doux et spirituel. La salle pour les comédies est d'un beau dessin, fort grande, tout ornée de sculpture et de dorure. L'on peut être quinze dans chaque loge sans s'incommoder. Elles ont toutes des jalousies, et celle où se met le Roi est fort dorée. Il n'y a ni orchestre ni amphithéâtre; on s'assoit dans le parterre sur des bancs. On voit, au bord de la terrasse, la statue de Philippe II, sur un cheval de bronze. Cette pièce est d'un prix considérable. Les curieux se font un plaisir de dessiner le cheval. Le parc a plus d'une grande lieue de tour. On y trouve plusieurs pavillons détachés fort jolis et dans lesquels il y a assez de logement. Ce n'a pas été sans beaucoup de frais, que l'on a fait venir des sources d'eau vive dans un canal et dans un carré d'eau sur lequel le Roi a de petites gondoles peintes et dorées. Il y va pendant les grandes chaleurs de l'été, parce que les fontaines, les arbres et les prairies rendent cet endroit plus frais et plus agréable que les autres. Il y a des grottes, des cascades, des étangs, du couvert, et même quelque chose de champêtre en certains endroits, qui conserve la simplicité de la campagne et qui plaît infiniment.

La Casa del Campo sert de ménagerie. Elle n'est pas grande, mais sa situation est belle, étant au bord du Mançanarez. Les arbres y sont fort hauts, et fournissent de l'ombre en tout temps. Je parle des arbres de ce pays-ci, parce que l'on n'y en trouve que très-peu. Il y a de l'eau en divers endroits, particulièrement un étang qui est entouré de grands chênes. La statue de Philippe IV est dans le jardin. Ce lieu est un peu négligé. J'y ai vu des lions, des ours, des tigres et d'autres animaux féroces, lesquels vivent longtemps en Espagne, parce que le climat n'est guère différent de celui d'où ils viennent. Bien des gens y vont rêver, et les dames choisissent ordinairement cet endroit pour s'y promener, parce qu'il est moins fréquenté que les autres. Mais j'en reviens au Mançanarez. C'est une rivière qui n'entre point dans la ville. En de certains temps, ce n'est ni une rivière ni un ruisseau, quoiqu'elle devienne quelquefois si grosse et si rapide, qu'elle entraîne tout ce qu'elle trouve sur son passage. Pendant l'été, on s'y promène en carrosse. Les eaux en sont tellement basses dans cette saison, qu'à peine pourrait-on s'y mouiller le pied, et cependant en hiver elle inonde tout d'un coup les campagnes voisines[100]. Cela tient de ce que les neiges qui couvrent les montagnes, venant à se fondre, les torrents d'eau entrent avec abondance dans le Mançanarez. Philippe II fit bâtir un pont dessus, que l'on nomme le pont de Ségovie. Il est superbe, et pour le moins aussi beau que le Pont-Neuf, qui traverse la Seine à Paris. Quand les étrangers le voient, ils s'éclatent de rire. Ils trouvent qu'il est ridicule d'avoir fait un tel pont dans un lieu où il n'y a point d'eau. Il y en eut un qui dit plaisamment là-dessus, qu'il conseillerait de vendre le pont pour acheter de l'eau.

La Floride est une maison très-agréable et dont les jardins plaisent infiniment. Des statues d'Italie, et de la main des meilleurs maîtres, y sont en grand nombre. Les eaux y font un doux murmure qui charme avec l'odeur des fleurs, dont on a pris soin de rassembler les plus rares et les plus odoriférantes. On descend de là au Prado Nuevo, où il y a des fontaines jaillissantes, et les arbres y sont extrêmement hauts. C'est une promenade qui, pour n'être pas unie, n'en est guère moins agréable, sa pente étant si douce que l'on ne s'aperçoit guère de l'inégalité de ce lieu.

Il y a encore la Carzuela, qui n'a que des beautés champêtres, et quelques salles assez fraîches, où le Roi passe et se repose au retour de la chasse. Mais la vue en fait le plaisir, et l'on aurait pu y ménager de grandes beautés.

Pour vous parler d'autre chose que des maisons du Roi, je vous dirai, ma chère cousine, que le premier jour de mai, l'on fait le cours hors la porte de Tolède. Cela se nomme el sotillo, et personne ne se dispense d'y aller. J'y ai donc été, bien plus pour y voir que pour être vue, quoique mes habits à la française me rendent assez remarquable et m'attirent bien des regards. Les femmes de grande qualité ne se vont promener en toute leur vie que la première année de leur mariage, j'entends aux promenades publiques, et encore c'est tête-à-tête, avec leur époux, la dame au fond, le mari au-devant, les rideaux tout ouverts, et elle est fort parée. Mais c'est une sotte chose à voir que ces deux figures droites comme des cierges, qui se regardent sans se dire en une heure un seul mot. Il y a de certains jours destinés à la promenade; tout Madrid y va, le Roi s'y trouve rarement[101]; mais excepté Sa Majesté et un petit nombre de gens qui font leur cour, tout le reste du monde n'y manque jamais. Ce qui incommode fort, ce sont ces longs traits qui tiennent un si grand espace de pays, que tous les chevaux s'y embarrassent. Il y a beaucoup de dames qui ne sont pas de celles du premier rang, qui vont à ces promenades, leurs rideaux tout fermés. Elles ne voient que par de petites vitres qui sont attachées aux mantelets du carrosse. Le soir, il y vient aussi de grandes dames incognito. Elles se font même un plaisir d'aller au Prado à pied quand la nuit est venue. Elles mettent des mantilles blanches sur leur tête. Ce sont des espèces de capes d'une étoffe de laine, qui les couvrent. Elles les bordent de soie noire. Il n'y a que les femmes du commun et celles qui cherchent des aventures qui en portent; mais quelquefois, comme je vous le dis, il y a des dames de la cour qui vont en cet équipage. Les cavaliers, de leur côté, mettent pied à terre et leur disent des mots nouveaux; mais à bien attaqué, bien défendu.

Le comte de Berka, envoyé d'Allemagne, m'a conté que, comme il soupait l'autre jour, ses fenêtres fermées à cause du froid, l'on frappa assez fort contre les jalousies de la salle. Il envoya voir qui c'était: on trouva trois femmes en mantilles blanches qui prièrent qu'on leur ouvrît les fenêtres afin qu'elles pussent le voir. Il leur manda qu'elles seraient plus commodément dans la salle. Elles entrèrent toutes cachées et se mirent dans un coin, se tenant debout tant qu'il fut à table. Il les pria inutilement de s'asseoir et de manger des confitures, elles ne voulurent faire ni l'un ni l'autre, et, après lui avoir dit beaucoup de plaisanteries où la vivacité de leur esprit parut tout entière, elles sortirent. Il avait reconnu que c'étaient les duchesses de Medina-Celi, d'Ossone et d'Uzeda (il les avait vues chez elles, car les ambassadeurs ont la liberté d'aller quelquefois chez les grandes dames en visite d'audience); mais il en voulut avoir une plus forte certitude et il les fit suivre. On les vit rentrer chez elles par une fausse porte où quelques-unes de leurs femmes les attendaient. Ces petits déguisements ne se passent pas toujours avec autant d'innocence.

Pour les hommes, lorsqu'il est nuit, ils se promènent à pied dans le Prado. Ils abordent les carrosses où ils voient des dames, s'appuyant sur la portière, et jetant des fleurs et des eaux parfumées sur elles. Quand on le leur permet, ils entrent dans le carrosse avec elles.

A l'égard de la promenade du premier de mai; c'est un vrai plaisir de voir les bourgeois et le peuple assis, les uns dans les blés, les autres sur le bord du Mançanarez; quelques-uns à l'ombre, quelques autres au soleil, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs amis ou leurs maîtresses. Les uns mangent une salade d'ail et d'oignons; les autres, des œufs durs; quelques-uns du jambon et même des Galinas de leche (ce sont des poulardes excellentes). Tous buvant de l'eau comme des canes, et jouant de la guitare ou de la harpe[102]. Le Roi y vint avec Don Juan, le duc de Medina-Celi, le connétable de Castille et le duc de Pastrane. Je vis seulement son carrosse de toile cirée verte, tiré par six chevaux pies, les plus beaux de l'univers, tout chargés de petites papillotes d'or et de nœuds de ruban couleur de rose. Les rideaux du carrosse étaient de damas vert avec une frange d'or; mais si bien fermés que l'on ne pouvait rien remarquer que par les petites glaces des mantelets. C'est la coutume que lorsque le Roi passe on s'arrête, et, par respect, on tire les rideaux; mais nous en usâmes à la mode française, et nous laissâmes les nôtres ouverts, nous contentant de faire une profonde révérence. Le Roi remarqua que j'avais sur moi une épagneule que la marquise d'Alhuye, qui est une fort aimable dame, m'avait priée de porter à la connétable Colonne, et, comme je l'aimais fort, elle me l'envoyait de temps en temps. Le Roi me la fit demander par le comte de Los Arcos, capitaine de la garde espagnole, lequel marchait à cheval à côté de la portière. Je la donnai aussitôt, et elle eut l'honneur d'être caressée par Sa Majesté, qui trouva les petites sonnettes qu'elle avait au cou et les boucles de ses oreilles fort à son gré. Il a une chienne qu'il aime fort, et il envoya savoir si je voulais bien qu'il les prît pour Daraxa; c'est ainsi qu'elle s'appelle.

Vous jugez bien, ma chère cousine, ce que je répondis. Il me renvoya l'épagneule sans collier et sans boucles, et il chargea le comte de Los Arcos de me donner une boîte d'or tout unie, pleine de pastilles qu'il avait sur lui, souhaitant que je la gardasse. Elle est d'un prix fort médiocre, mais je l'estime infiniment venant d'une telle main.

Ce fut Don Juan, qui est un des amis de ma parente, qui m'attira cette marque de la bonté du Roi; car il savait que j'étais à Madrid, bien que je n'eusse pas encore eu l'honneur de le voir.

Deux jours après, comme j'étais seule dans mon appartement, occupée à peindre un petit ouvrage, je vis entrer un homme que je ne connaissais point, mais qui me parut d'assez bonne mine, pour juger à sa physionomie qu'il était de qualité. Il me dit que, n'ayant pas trouvé ma parente, il avait résolu de l'attendre, parce qu'il avait une lettre à lui donner. Après quelques moments de conversation, il la fit tomber sur Don Juan, et il me dit qu'il ne doutait point que je ne le visse souvent. Je répliquai qu'il était bien vrai que depuis que j'étais arrivée, ce prince était venu voir ma parente, mais qu'il ne m'avait pas demandée. C'est, peut-être, ajouta-t-il, que vous étiez malade ce jour-là. Je n'ai point été malade, répliquai-je, et j'aurais été bien aise de le voir et de l'entendre, parce qu'on m'en a dit du bien et du mal, et que je voudrais démêler si on lui fait tort ou justice. Ma parente, à qui je l'ai témoigné, m'a dit qu'il n'y avait pas moyen, et qu'il est si dévot qu'il ne veut parler à aucune dame. Serait-il possible, dit-il en souriant, que la dévotion lui eût si fort renversé l'esprit? Pour moi, je me persuade qu'il vous a demandée, et qu'on lui a assuré que vous aviez la fièvre. La fièvre, repris-je, voilà qui me paraît bien positif. Hé! de grâce, comment le savez vous? Ma parente arriva dans ce moment. Elle demeura fort surprise de trouver Don Juan avec moi, et je ne le fus pas moins qu'elle, car je ne savais point que ce fût lui. Il lui dit plusieurs fois qu'il ne lui pouvait pardonner l'idée qu'elle m'avait donnée de lui; qu'il n'était point un bigot, et qu'il était persuadé que la dévotion ne rendait personne sauvage.

Je le trouvai fort bien fait, l'air galant, les manières polies et civiles, extrêmement d'esprit et de vivacité. Comme ma parente en a beaucoup, elle se défendit fort bien du reproche qu'il lui faisait; mais lorsqu'il fut parti, elle me pensa manger de lui avoir dit que je n'avais point la fièvre. Je voulus m'excuser sur ce que j'ignorais qu'elle lui eût dit elle-même, et que je ne savais point deviner. Elle me répliqua qu'il fallait deviner à la cour, et que, à moins de cela, l'on y faisait le personnage d'une bête.

Elle demanda au prince s'il était vrai que la Reine-mère eût écrit au Roi pour le prier qu'elle pût le voir et qu'il l'eût refusé. Il en convint, et que c'était aussi la seule raison qui empêchait Sa Majesté d'aller à Aranjuez, de peur qu'elle vînt l'y trouver malgré la défense qui lui était faite de sortir de Tolède. Quoi! seigneur, m'écriai-je, le Roi ne veut pas voir la Reine sa mère? Dites plutôt, reprit-il, que c'est la politique de l'État qui défend aux souverains de suivre leurs inclinations quand elles ne s'accordent pas avec le bien public. Nous avons pour maxime, dans le conseil d'État, de consulter toujours l'esprit du grand Charles-Quint dans toutes les affaires difficiles; nous examinons ce qu'il aurait fait dans telle ou telle rencontre, et nous tâchons de le faire à notre tour. Pour moi, j'ai trouvé, avec bien d'autres, qu'il n'aurait pas vu sa mère, après avoir eu lieu de l'exiler; et, le Roi en est si persuadé, qu'il lui a répondu que cela ne se pouvait. Il ne me fut pas malaisé de connaître que Don Juan accommodait le génie de Charles-Quint au sien propre.

Le Roi est allé au Buen-Retiro, où j'ai eu l'honneur de le voir pour la première fois à la comédie, car il ouvrit les jalousies de sa loge pour nous regarder dans la nôtre, parce que nous étions vêtues à la française. L'ambassadrice de Danemark y était habillée de même, et si belle, qu'il dit au prince de Monteleon que nous étions toutes à son gré, mais que c'était dommage que nous ne fussions coiffées et mises à l'espagnole; que plus il regardait l'habit des dames françaises, plus il lui semblait choquant; que celui des hommes ne l'était pas tant. On jouait devant lui l'opéra d'Alcine; j'y eus peu d'attention, parce que je regardais toujours le Roi pour vous le dépeindre. Je vous dirai qu'il a le teint délicat et blanc, le front grand, les yeux beaux et doux, le visage fort long et étroit, les lèvres très-grosses comme tous ceux de la maison d'Autriche, et la bouche grande, le nez extrêmement aquilin, le menton pointu et relevé, les cheveux blonds en quantité, tout plats et passés derrière les oreilles; la taille assez haute, droite et déliée, les jambes menues et presque tout unies[103]. Il a naturellement beaucoup de bonté, il est enclin à la clémence, et, de plusieurs conseils qu'on lui donne, il prend celui qu'il croit le plus utile pour ses peuples; car il les aime fort. Il n'est point vindicatif; il est sobre, il aime à donner, il est pieux; ses inclinations sont portées au bien, son humeur égale et d'un accès facile. Il n'a pas eu toute l'éducation qui sert à former l'esprit. Il n'en manque pourtant point. Je vais vous en marquer quelques traits que l'on m'a racontés, et encore qu'ils ne soient pas importants, cela fait toujours plaisir à savoir.

Il n'y a pas longtemps que madame la connétable Colonne, qui était en religion à San-Domingo, étant sortie de cette abbaye où elle était rentrée et sortie plusieurs fois, les religieuses, fatiguées de son procédé, résolurent de ne la plus recevoir; et, en effet, la dernière fois qu'elle y voulut rentrer, elles lui dirent nettement qu'elle pouvait rester dans le monde, ou choisir une autre retraite que leur maison. Elle se sentit fort offensée de ce refus, qui ne convenait point à une personne de sa qualité et de son mérite. Elle fit agir ses amis auprès du Roi, et il envoya dire à l'abbesse qu'elle eût à ouvrir sa porte à la connétable. L'abbesse et toutes les religieuses, s'obstinant dans leur refus, dirent qu'elles voulaient représenter leurs raisons à Sa Majesté, et qu'elles l'iraient trouver. Lorsqu'on rapporta au Roi la réponse de ces religieuses, il s'éclata de rire et dit: J'aurai bien du plaisir de voir cette procession de nonnes, qui viendront en chantant: Libera nos, Domine, de la condestabile.

Elles n'y allèrent pourtant pas, et elles prirent le parti de l'obéissance, qui est toujours le meilleur[104].

Il pleuvait, il y a quelques jours, le tonnerre était effroyable; le Roi, qui se divertit quelquefois à faire des petites malices à ses courtisans, commanda au marquis d'Astorga d'aller l'attendre sur la terrasse du palais. Le bon vieillard lui dit en riant: Sire, serez-vous longtemps à venir? Pourquoi, dit le Roi? C'est, répliqua-t-il, que Votre Majesté n'aura qu'à faire apporter un cercueil pour me mettre dedans, car il n'y a pas d'apparence que je résiste à un temps comme celui-ci. Allez, allez, marquis, dit le Roi, j'irai vous trouver. Le marquis sortit, et, sans balancer, il monta dans son carrosse et s'en alla chez lui. Au bout de deux heures, le Roi dit: Assurément, le bonhomme est pénétré jusqu'aux os; qu'on le fasse descendre, je veux le voir en cet état. On dit au Roi qu'il ne s'y était pas exposé; sur quoi il dit, qu'il n'était pas seulement vieux, mais qu'il était fort sage.

On prit, il y a peu, une des plus belles courtisanes de Madrid, déguisée en homme auprès du palais; elle avait attaqué son amant, dont elle croyait avoir sujet de se plaindre. Celui-ci, l'ayant reconnue au son de sa voix et à la manière dont elle se servait de son épée, ne voulut point employer la sienne pour se défendre; bien loin de là, il ouvrit son jubon, qui est une veste, et lui laissa l'entière liberté de le frapper. Il croyait peut-être qu'elle n'aurait pas assez de colère ou de courage pour le faire; mais il se trompa, et elle lui porta un coup de toute sa force qui le fit tomber très-blessé. A peine eut-elle vu couler son sang, qu'elle se jeta par terre et fit des cris effroyables; elle se déchira le visage avec ses ongles et s'arracha les cheveux. Le peuple, s'étant amassé autour d'elle, vit bien, à son air et à ses longs cheveux, que c'était une femme. Ainsi la justice l'arrêta, et quelques seigneurs qui passaient dans ce même moment, l'ayant vue, contèrent au Roi ce qui venait d'arriver. Il voulut lui parler, on l'amena devant lui. Est-ce toi, lui dit-il, qui a blessé un homme près du palais? Oui, Sire, répondit-elle, j'ai voulu me venger d'un ingrat. Il m'avait promis de me garder son cœur, j'ai su qu'il l'a donné à une autre. Et pourquoi donc, reprit-il, es-tu si affligée puisque tu t'es vengée? Ah! Sire, continua-t-elle, je me suis punie en cherchant à me venger. Je suis au désespoir, je supplie Votre Majesté d'ordonner qu'on me fasse mourir, car je mérite le dernier châtiment. Le Roi en eut compassion, et se tournant vers ceux qui l'environnaient: En vérité, dit-il, j'ai peine à croire qu'il y ait au monde un état plus malheureux que celui d'aimer sans être aimé. Va, continua-t-il, tu as trop d'amour pour avoir de la raison. Tâche d'être plus sage que tu ne l'as été et n'abuse point de la liberté que je te fais rendre. Elle se retira, sans être menée, dans le lieu où l'on enferme les misérables qui ont une mauvaise conduite[105].

Tout ce que je vous ai dit du Roi m'a éloignée de l'opéra d'Alcine. Je le vis le premier jour avec tant de distraction que lorsque j'y retournai il me parut tout nouveau. Il n'a jamais été de si pitoyables machines. On faisait descendre les dieux à cheval sur une poutre qui tenait d'un bout du théâtre à l'autre. Le soleil était brillant par le moyen d'une douzaine de lanternes de papier huilé, dans chacune desquelles il y avait une lampe. Lorsque Alcine faisait des enchantements et qu'elle invoquait les démons, ils sortaient commodément des enfers avec des échelles; le gracioso, c'est-à-dire le bouffon, dit cent impertinences. Les musiciens ont la voix assez belle, mais ils chantent trop de la gorge. On avait autrefois l'indulgence de laisser entrer beaucoup de gens dans la salle, quoique le Roi y fût. Cette coutume est changée, il n'y entre plus que de grands seigneurs, et, tout au moins, des titrés ou des chevaliers des trois ordres militaires. Cette salle est assurément fort belle, elle est toute peinte et dorée; les loges, ainsi que je vous l'ai marqué, sont toujours grillées de jalousies comme celles que nous avons à l'Opéra; mais elles tiennent depuis le haut jusqu'en bas, et il semble que ce soient des chambres. Le côté où le Roi se met est magnifique. Au reste, la plus belle comédie du monde, j'entends de celles que l'on joue dans la ville, est bien souvent approuvée ou blâmée selon le caprice de quelque misérable. Il y a, entre autres, un cordonnier qui en décide, et qui s'est acquis un pouvoir si absolu de le faire, que lorsque les auteurs les ont achevées, ils vont chez lui pour briguer son suffrage. Ils lui lisent leurs pièces; le cordonnier prend son air grave, dit cent impertinences qu'il faut pourtant essuyer. Au bout de tout cela, quand il se trouve à la première représentation, tout le monde a les yeux attachés sur le geste et les actions de ce faquin. Les jeunes gens, de quelque qualité qu'ils soient, l'imitent. S'il bâille, ils bâillent; s'il rit, ils rient. Enfin l'impatience le prend quelquefois, il a un petit sifflet, il se met à siffler. En même temps, cent autres sifflets font retentir la salle d'un ton si aigu, qu'il rompt la tête aux spectateurs. Voilà mon pauvre auteur au désespoir, et toutes ses veilles et ses peines à la merci de la bonne ou de la méchante humeur d'un maraud[106].

Il y a, dans la salle de ces comédiens, un certain endroit que l'on nomme la casuela (c'est comme l'amphithéâtre); toutes les dames d'une médiocre vertu s'y mettent, et tous les grands seigneurs y vont pour causer avec elles. Il s'y fait quelquefois tant de bruit, que l'on n'entendrait point le tonnerre, et elles disent des choses si plaisantes, qu'elles font mourir de rire, car leur vivacité n'est arrêtée par aucune bienséance. Elles savent, de plus, les aventures de tout le monde; et, s'il y avait un bon mot à dire sur Leurs Majestés, elles aimeraient mieux être pendues un quart d'heure après que d'avoir manqué à le dire.

On peut dire que les comédiennes sont adorées dans cette cour. Il n'y en a aucune qui ne soit la maîtresse d'un fort grand seigneur, et pour laquelle il ne se soit fait plusieurs combats, où il y a eu bien des gens tués. Je ne sais pas ce qu'elles disent de si joli; mais, en vérité, ce sont les plus vilaines carcasses du monde. Elles font une dépense effroyable, et on laisserait plutôt périr toute sa maison de faim et de soif que de souffrir qu'une gueuse de comédienne manquât des choses les plus superflues[107].

Nous sommes dans une saison assez incommode, parce que c'est l'usage de faire prendre le vert aux mules, et presque tout le monde est à pied. On ne voit, dans ce temps, que de l'herbe qu'on porte de tous les côtés, et les plus grands seigneurs gardent à peine deux mules pour les mener; ils prennent, à cause de cela, le parti d'aller souvent à cheval.

Les chevaux qui ont paru aux courses de taureaux, et qui sont adroits pour ces sortes de fêtes, augmentent beaucoup de prix, et sont fort recherchés. Le Roi, se voulant divertir, en ordonna une pour le 22 de ce mois. J'en eus de la joie, parce qu'encore que j'en eusse entendu parler, je n'en avais point vu jusqu'à présent, et le jeune comte de Koenigsmarck, qui est Suédois, voulut tauriser pour une fille de mes amies, de sorte que je fus encore plus empressée à me rendre à la Plaza Major, où ma parente, en qualité de titulada de Castille, avait son balcon marqué et paré d'un dais, avec des tapis et des carreaux du garde-meuble de la couronne. Pour vous informer bien de tout ce qui se passe à ces sortes de fêtes, je dois vous dire que lorsque le Roi ordonne que l'on en fasse, l'on mène dans les montagnes et dans les forêts de l'Andalousie, des vaches que l'on nomme des mandarines. On sait que les plus furieux taureaux sont dans ces endroits-là. Et comme elles sont faites au badinage (s'il m'est permis de parler ainsi), elles s'enfoncent dans la montagne, les taureaux les voient et s'empressent de leur faire la cour. Elles fuient, ils les suivent; et elles les engagent dans certaines palissades que l'on met exprès le long des chemins, qui sont quelquefois de trente à quarante lieues. Plusieurs hommes armés de demi-piques et bien montés, chassent ces taureaux et les empêchent de retourner sur leurs pas; mais quelquefois ils sont obligés de les combattre dans ces barrières, et souvent l'on y est tué ou blessé.

Des gens qui sont postés exprès sur les chemins, viennent donner avis du jour que les taureaux arrivent à Madrid; et l'on met de même des palissades dans la ville, afin qu'ils ne puissent faire du mal à personne. Les mandarines, qui sont de vraies traîtresses, marchent toujours devant, et ces pauvres taureaux les suivent bonnement jusqu'à la place destinée pour la course, où l'on dresse exprès une grande écurie avec des ais propres à les enfermer. Il y en a quelquefois trente, quarante et jusqu'à cinquante. Cette écurie a deux portes, les mandarines entrent par l'une et se sauvent par l'autre, et quand les taureaux veulent continuer de les suivre, l'on baisse une trappe, et ils se trouvent pris.

Après qu'ils se sont reposés quelques heures, on les fait sortir de l'écurie, les uns après les autres, dans la grande place, où il vient quantité de jeunes paysans, forts et robustes, dont les uns prennent le taureau par les cornes, les autres l'arrêtent par la queue; parce qu'ils le marquent à la cuisse d'un fer chaud, et qu'ils lui fendent les oreilles, on les nomme herradores. Ceci ne se passe pas si paisiblement qu'il n'y ait quelquefois plusieurs personnes tuées, et c'est un prélude de la fête qui fait toujours beaucoup de plaisir au peuple, soit qu'il aime à voir répandre du sang, ou qu'il aime seulement les choses extraordinaires, qui le surprennent d'abord et qui lui donnent lieu de faire ensuite de longues réflexions. Mais s'il en fait sur ce qui arrive de fâcheux dans cette fête, il ne paraît pas qu'il en profite, car il est toujours prêt à s'exposer dans toutes les courses que l'on fait.

On donne à manger aux taureaux; on choisit les meilleurs pour la course, et même on les connaît pour les fils ou les frères de ceux qui ont bien fait du carnage aux fêtes précédentes. On attache à leurs cornes un long ruban; à la couleur du ruban tout le monde les reconnaît et cite l'histoire de leurs ancêtres: que l'aïeul ou le trisaïeul de ces taureaux tuèrent courageusement tels et tels, et l'on ne se promet pas moins de ceux qui paraissent.

Quand ils sont suffisamment reposés, on sable la Plaza Major, et l'on met tout autour des barrières de la hauteur d'un homme, qui sont peintes des armes du Roi et de celles de ses royaumes. Cette place est, ce me semble, plus grande que la place Royale. Elle est plus longue que large, avec des portiques, sur lesquels les maisons sont bâties, et sont toutes semblables, faites en manière de pavillons, à cinq étages, et à chacun un rang de balcon sur lequel on entre par de grandes portes vitrées. Celui du Roi est plus avancé que celui des autres, plus spacieux et tout doré. Il est au milieu d'un des côtés avec un dais au-dessus. Vis-à-vis, sont les balcons des ambassadeurs qui ont séance quand il tient chapelle, c'est-à-dire M. le nonce, l'ambassadeur de l'Empereur, l'ambassadeur de France, et ceux de Pologne, de Venise et de Savoie: ceux d'Angleterre, de Hollande, de Suède, de Danemark, et des autres princes protestants, ne tiennent pas de rang là. Les conseils de Castille, d'Aragon, de l'Inquisition, d'Italie, de Flandre, des Indes, des Ordres, de Guerre, de la Croisade et des Finances, sont à la droite du Roi.

On les reconnaît aux armes qui sont sur leurs tapis de velours cramoisi tout brodés d'or. Ensuite le corps de ville, les juges, les grands et les titulados, sont placés chacun son rang, et aux dépens du Roi ou de la ville, qui louent les balcons de divers particuliers qui demeurent là.

On donne de la part du Roi, à tous ceux que je viens de marquer, une collation dans des corbeilles fort propres, et l'on apporte aux dames avec cette collation, qui consiste en fruits, confitures sèches et des eaux glacées, des gants, des rubans, des éventails, des pastilles, des bas de soie et des jarretières. De sorte que ces fêtes-là coûtent toujours plus de cent mille écus. Cette dépense se prend sur les amendes qui sont adjugées au Roi ou à la ville. C'est un fonds auquel on ne toucherait pas pour tirer le royaume du plus grand péril, et, si on le faisait, il en pourrait arriver une sédition, tant le peuple est enchanté de cette sorte de plaisir.

Depuis le niveau du pavé jusqu'au premier balcon, l'on fait des échafauds, pour placer tout le monde. On loue un balcon jusqu'à quinze et vingt pistoles, et il n'y en a aucun qui ne soit occupé et paré de riches tapis et de beaux dais. Le peuple ne se met point sous le balcon du Roi, cet endroit est rempli par ses gardes. Il y a seulement trois portes ouvertes, par lesquelles les personnes de qualité viennent dans leurs plus beaux carrosses, particulièrement les ambassadeurs; et l'on y fait plusieurs tours quelque temps avant que le Roi arrive. Les cavaliers saluent les dames qui sont sur les balcons, sans être couvertes de leurs mantes. Elles sont parées de toutes leurs pierreries et de ce qu'elles ont de plus beau. On ne voit que des étoffes magnifiques, des tapisseries, des carreaux et des tapis tout relevés d'or. Je n'ai jamais rien vu de plus éblouissant. Le balcon du Roi est entouré de rideaux vert et or, qu'il tire quand il ne veut pas qu'on le voie.

Le Roi vint sur les quatre heures, et aussitôt tous les carrosses sortirent de la place. C'est ordinairement l'ambassadeur de France qu'on y remarque le plus, parce que lui et tout son train sont habillés à la française, et c'est le seul ambassadeur qui ait ici ce privilége, car les autres se mettent à l'espagnole. Mais le marquis de Villars n'est pas encore arrivé. Le carrosse du Roi est précédé de cinq ou six autres où sont les officiers, les menins et les pages de la chambre, et le carrosse de respect, où il n'y a personne dedans, marche immédiatement devant celui de Sa Majesté, dont le cocher et le postillon vont toujours tête nue, et un valet de pied porte leur chapeau. Le carrosse est entouré de gardes à pied. Ceux que l'on nomme gardes du corps ont des pertuisanes et marchent fort près du carrosse. Aux portières sont en grand nombre les pages du Roi, habillés de noir, et sans épée, qui est la seule marque qui les fasse connaître pour être des pages. Comme les dames destinées à être près de la jeune Reine ont déjà été nommées, elles venaient toutes sous la conduite de la duchesse de Terranova, dans les carrosses du Roi; et des hommes de la première qualité marchaient à la portière, les uns à pied pour en être plus proche, et les autres montés sur les plus beaux chevaux du monde, qui sont dressés exprès, et que l'on appelle chevaux de mouvement. Pour faire cette galanterie, il faut en avoir obtenu permission de sa maîtresse; autrement on s'en attirerait de grands reproches, et même une affaire avec les parents de la dame, qui prendraient cette liberté au point d'honneur. Lorsqu'elle le trouve bon, on peut faire toutes les galanteries dont ces sortes de fêtes fournissent l'occasion. Mais bien qu'ils n'aient rien à craindre de la part des dames qu'ils servent, ni de leurs familles, toutes les difficultés ne sont pas levées pour cela: car les dueñas de honor, dont il y a une provision incommode dans chaque carrosse, et les guardadamas qui vont à cheval, sont de fâcheux surveillants. A peine a-t-on commencé un peu de conversation, que les vieilles tirent le rideau, et les guardadamas vous disent que l'amour le plus respectueux est le plus discret. Ainsi, il faut bien souvent se contenter de se parler avec les yeux et de faire des soupirs si hauts qu'ils s'entendent de fort loin.

Toutes les choses étant ainsi disposées, les capitaines des gardes et les autres officiers entrent dans la place, montés sur de très-beaux chevaux et suivis des gardes espagnole, allemande et bourguignonne. Ils sont vêtus de velours ou de satin jaune, qui sont les livrées du Roi, avec des galons veloutés cramoisi, or et argent. Les archers de la garde, que je nomme gardes du corps, ont seulement un petit manteau de la même livrée sur des habits noirs. Les Espagnols ont des chausses retroussées à l'antique, les Allemands, appelés Tudesques, en ont comme les Suisses. Ils se rangent l'un auprès de l'autre, du côté du balcon du Roi, pendant que les deux capitaines et les deux lieutenants, ayant chacun un bâton de commandement à la main, et suivis d'une nombreuse livrée, marchent tous quatre de front à la tête des gardes, et font plusieurs tours dans la place pour donner les ordres nécessaires, et pour saluer les dames de leur connaissance. Leurs chevaux font cent courbettes et cent bonds. Ils sont couverts de nœuds de ruban et de housses en broderie. On les nomme picadores pour les distinguer. Chacun de ces seigneurs affecte de porter ces jours-là les couleurs que sa maîtresse aime davantage.

Après que le peuple est sorti des barrières et s'est rangé sur les échafauds, on arrose la place avec quarante ou cinquante tonneaux d'eau qui sont tirés chacun par une charrette. Les capitaines des gardes reviennent alors prendre leurs postes sous le balcon du Roi, où tous les gardes se mettent aussi, et font une espèce de haie, se tenant fort serrés; et quoique les taureaux soient quelquefois prêts à les tuer, il ne leur est pas permis de reculer ni de sortir de leur place. Ils leur présentent seulement la pointe de leurs hallebardes, et se défendent avec beaucoup de péril de leur part. Lorsqu'ils en tuent un, il est à eux.

Je vous assure que cette foule innombrable de peuple (car tout en est plein, et les toits des maisons comme tout le reste), ces balcons si bien parés, avec tant de belles dames, cette grande cour, ces gardes et enfin toute cette place, donnent un des plus beaux spectacles que j'aie jamais vus.

Aussitôt que les gardes occupent le quartier du Roi, il entre dans la place six alguazils ou huissiers de ville, tenant chacun une grande baguette blanche. Leurs chevaux sont excellents, harnachés à la morisque, chargés de petites sonnettes. L'habit des alguazils est noir. Ils ont des plumes et tiennent la meilleure contenance qu'ils peuvent dans l'extrême crainte dont ils sont saisis, à cause qu'il ne leur est pas permis de sortir de la lice; et ce sont eux qui vont querir les cavaliers qui doivent combattre.

Je dois vous dire, avant de continuer cette petite description, qu'il y a des lois établies pour cette sorte de course, que l'on nomme Duelo, c'est-à-dire duel, parce qu'un cavalier attaque le taureau et le combat en combat singulier. Voici quelques-unes des choses que l'on y observe. Il faut être né gentilhomme et connu pour tel pour combattre à cheval[108]. Il n'est pas permis de tirer l'épée contre le taureau, qu'il ne vous ait fait insulte. On appelle insulte, quand il vous arrache de la main le garrochon, c'est-à-dire la lance, ou qu'il a fait tomber votre chapeau, ou votre manteau; ou qu'il vous a blessé vous ou votre cheval, ou quelqu'un de ceux qui vous accompagnent. En ce cas, le cavalier est obligé de pousser son cheval droit au taureau, car c'est un empeño, cela veut dire un affront qui engage à le venger ou à mourir; et il faut lui donner una cuchillada, c'est-à-dire un coup du revers de son épée à la tête ou au cou. Mais si le cheval sur lequel le cavalier est monté résiste à avancer, l'on met aussitôt pied à terre, et l'on marche courageusement contre ce fier animal. On est armé d'un épieu fort court et large de trois doigts. Il faut que les autres cavaliers qui sont là pour combattre descendent aussi de cheval, et accompagnent celui qui est dans l'empeño: mais ils ne le secondent point pour lui procurer aucun avantage contre son ennemi. Lorsqu'ils vont tous de cette manière vers le taureau, s'il s'enfuit à l'autre bout de la place, au lieu de les attendre ou de venir à eux; après l'avoir poursuivi quelque temps, ils ont satisfait aux lois du duel.

Lorsqu'il y a dans la ville des chevaux qui ont servi à tauriser, et qui sont adroits, bien que l'on ne connaisse point celui à qui ils sont, on les lui emprunte, soit qu'il ne souhaite pas les vendre, soit qu'on ne soit pas en état de les acheter; et l'on n'en est jamais refusé. Si par malheur le cheval est tué, et qu'on le veuille payer, on ne le souffre pas, et ce serait manquer à la générosité espagnole que de recevoir de l'argent en telle rencontre. Il est, cependant, assez désagréable d'avoir un cheval que l'on a bien pris de la peine à dresser, et que le premier inconnu vous fait tuer sans qu'il en soit autre chose. Cette sorte de combat est jugée si périlleuse, qu'il y a des indulgences ouvertes en beaucoup d'églises pour ces jours-là, à cause du massacre qui s'y fait. Plusieurs Papes ont voulu abolir tout à fait des spectacles si barbares, mais les Espagnols ont fait de si grandes instances envers la cour de Rome, pour qu'on les laissât, qu'elle s'est accommodée à leur humeur, et jusqu'ici elle les a tolérés.

Le premier jour que j'y fus, les alguazils vinrent à la porte qui est au bout de la lice, querir les six chevaliers, dont le comte de Koenigsmarck était un, qui se présentaient pour combattre. Leurs chevaux étaient admirablement beaux et magnifiquement harnachés. Sans compter ceux qu'ils montaient, ils en avaient chacun douze, que les palefreniers menaient en main, et chacun six mulets chargés de rejones ou garrochons[109], qui sont, comme je vous l'ai déjà dit, des lances de bois de sapin fort sec, longues de quatre ou cinq pieds, toutes peintes et dorées avec le fer très-poli, et par-dessus, les mulets avaient des couvertures de velours, aux couleurs de ceux qui devaient combattre. Leurs armes y étaient en broderies d'or. Cela ne se pratique pas à toutes les fêtes. Quand c'est la ville qui les donne, il y a bien moins de magnificence; mais comme c'était le Roi qui avait ordonné celle-ci, et qu'elle se faisait à cause de son mariage, rien n'y était oublié.

Les cavaliers étaient vêtus de noir brodé d'or et d'argent, de soie ou de jais. Ils avaient des plumes blanches mouchetées de différentes couleurs, qui s'élevaient toutes sur le côté du chapeau, avec une riche enseigne de diamants et un cordon de même. Ils portaient des écharpes, les unes blanches, les autres cramoisies, bleues et jaunes brodées d'or passé: quelques-uns les avaient autour d'eux, d'autres, mises comme un baudrier, et d'autres au bras. Celles-ci étaient étroites et courtes. C'étaient sans doute des présents de leurs maîtresses; car, d'ordinaire, ils courent pour leur plaire et pour leur témoigner qu'il n'y a point de péril auquel ils ne s'exposassent pour contribuer à leur divertissement. Ils avaient par-dessus un manteau noir qui les enveloppait, dont les bouts étant jetés par derrière, les bras n'en étaient point embarrassés. Ils portaient de petites bottines blanches avec de longs éperons dorés, qui n'ont qu'une pointe, à la mode des Maures. Ils sont aussi à cheval comme eux, les jambes raccourcies, ce qui s'appelle cavalgar à la gineta.

Ces cavaliers étaient fort bien à cheval, et mis de bon air pour le pays. Leur naissance était illustre. Chacun d'eux avait quarante laquais, les uns vêtus de moire d'or, garnie de dentelle; les autres de brocart incarnat rayé d'or et d'argent; et les autres d'une autre façon. Chacun était habillé à l'étrangère, soit en Turc, Hongrois, Maure, Indien ou sauvage. Plusieurs laquais portaient des faisceaux de ces garrochons dont je vous ai parlé, et cela avait beaucoup de grâce autour d'eux. Ils traversèrent la Plaza Mayor, avec tout leur cortége, conduits par les six alguazils, et aux fanfares des trompettes. Ils vinrent devant le balcon du Roi, auquel ils firent une profonde révérence, et lui demandèrent la permission de combattre les taureaux; ce qu'il leur accorda en leur souhaitant la victoire. En même temps, les trompettes recommencèrent à sonner de toutes parts, c'est comme le défi que l'on fait aux taureaux. Il s'éleva de grands cris de tout le peuple qui répétait: Viva, viva los bravos cavalleros! Ils se séparèrent ensuite et furent saluer les dames de leur connaissance. Les laquais sortent de la lice, et il n'en resta que deux à chacun, chargés de rejones. Ils se tenaient aux côtés de leurs maîtres et ne quittèrent guère la croupe de leurs chevaux.

Il entre dans la place beaucoup de jeunes hommes, qui viennent exprès de bien loin pour combattre ces jours-là. Ceux dont je vous parle sont à pied; et comme ils ne sont pas nobles, on ne leur fait aucune cérémonie. Pendant qu'un cavalier combat, les autres se retirent sans cependant sortir des barrières; et ils n'attaquent point le taureau qu'un autre a commencé à combattre, à moins qu'il ne vienne à eux. Le premier auquel il s'adresse, quand ils sont tous ensemble, c'est celui qui le combat. Lorsqu'il a blessé le cavalier, on crie: Fulano es empeño, comme qui dirait c'est un engagement à un tel de venger l'insulte qu'il a reçue du taureau. En effet, il est engagé d'honneur d'aller à cheval, ou de mettre pied à terre pour attaquer le taureau et lui donner un coup d'épée, comme je viens de dire, à la tête ou à la gorge, sans le frapper ailleurs. Il peut ensuite le combattre de telle manière qu'il veut; et le frapper où il peut, mais c'est une chose qui ne se fait pas sans hasarder mille fois de perdre la vie. Lorsque ce premier coup est donné, si les cavaliers sont à pied, ils peuvent remonter à cheval.

Quand le Roi jugea qu'il était temps de commencer la fête, deux alguazils vinrent sous son balcon, et il donna à Don Juan la clef de l'écurie où les taureaux sont enfermés; car le Roi la garde, et quand il faut la jeter, il la remet entre les mains du privado, ou premier ministre, comme une faveur. Aussitôt les trompettes sonnèrent, les timbales et les tambours, les fifres et les hautbois, les flûtes et les musettes, se firent entendre tour à tour; et les alguazils, qui sont naturellement de grands poltrons, allèrent tout tremblants ouvrir la porte où les taureaux étaient enfermés. Il y avait un homme qui était caché derrière, qui la referma vite, et grimpa par une échelle sur l'écurie: car c'est l'ordinaire que le taureau en sortant cherche derrière la porte, et commence son expédition par tuer, s'il peut, l'homme qui est là. Ensuite, il se met à courir de toute sa force après les alguazils, qui pressent leurs chevaux pour se sauver, parce qu'il ne leur est point permis de se mettre en défense, et toute leur ressource est dans la fuite. Ces hommes, qui sont à pied, lui lancent des flèches et de petits dards plus pointus que les alênes, et tout garnis de papier découpé. Ces dards s'attachent sur lui de telle sorte, que la douleur l'obligeant de s'agiter, le fer entre encore plus avant, et le papier, qui fait du bruit lorsqu'il court, et auquel on met le feu, l'irrite extrêmement. Son haleine forme un brouillard épais autour de lui, le feu lui sort par les yeux et par les narines; il court plus vite qu'un cheval léger à la course, et il se tient même beaucoup plus ferme. En vérité, cela donne de la terreur. Le cavalier qui le doit combattre s'approche, prend un rejon, le tient comme un poignard; le taureau vient à lui, il gauchit, et lui appuie le fer du garrochon; il le repousse ainsi, et le bois, qui est faible, se casse. Aussitôt les laquais qui en tiennent dix ou douze douzaines, en présentent un autre, et le cavalier le lui lance encore dans le corps; de sorte que le taureau mugit, s'anime, court, bondit, et malheur à celui qui se trouvera sur son passage. Lorsqu'il est sur le point de joindre un homme, on lui jette un chapeau ou un manteau, ce qui l'arrête; ou bien on se couche par terre, et le taureau, en courant, passe sur lui. L'on a des bilboquets (ce sont des figures assez grandes faites de carton) avec quoi on l'amuse pour avoir le temps de se sauver. Ce qui garantit encore, c'est que le taureau ferme toujours les yeux avant de frapper de ses cornes, et dans cet instant les combattants ont l'adresse d'esquiver le coup; mais ce n'est pas une chose si sûre qu'il n'y en périsse plusieurs.

Je vis un Maure qui, tenant un poignard fort court, alla droit au taureau dans le temps qu'il était au plus fort de sa furie, et lui enfonça son poignard entre les deux cornes, dans la suture des os, en un endroit très-délicat, aisé à percer, mais moins grand qu'une pièce de quinze sols. Ce fut le coup le plus téméraire et le plus adroit que l'on puisse imaginer. Le taureau tomba mort sur-le-champ. Aussitôt les trompettes sonnèrent, et plusieurs Espagnols accoururent l'épée à la main, pour mettre en pièce la bête qui ne pouvait plus leur faire de mal. Quand un taureau est tué, quatre alguazils sortent et vont querir quatre mules que des palefreniers, vêtus de satin jaune mêlé d'incarnat, conduisent. Elles sont couvertes de plumes et de sonnettes d'argent; elles ont des traits de soie, avec quoi l'on attache le taureau qu'elles entraînent. Dans ce moment-là, les trompettes et le peuple font un grand bruit. L'on en courut vingt le premier jour; il en sortit un furieux qui blessa très-dangereusement à la jambe le comte de Koenigsmarck; encore ne reçut-il pas tout le coup, son cheval en fut crevé. Il sauta promptement à terre, et bien qu'il ne soit pas Espagnol, il ne voulut pas se dispenser d'aucune des lois. C'était un spectacle digne de pitié de voir le plus beau cheval du monde en cet état. Il courait de toute sa force autour de la lice, faisant feu avec ses pieds, et il tua un homme en le frappant de la tête et du poitrail. On lui ouvrit la grande barrière et il sortit. Pour le comte, aussitôt qu'il fut blessé, une fort belle dame espagnole, qui croyait qu'il combattait pour elle, s'avança sur son balcon et lui fit signe plusieurs fois avec son mouchoir, apparemment pour lui donner du courage; mais il ne parut pas avoir besoin de ce secours-là. Il s'avança fièrement l'épée à la main, quoiqu'il perdît un ruisseau de sang et qu'il fût obligé de s'appuyer sur un de ses laquais qui le soutenait, il ne laissa pas de faire une grande blessure à la tête du taureau; et aussitôt s'étant tourné du côté où était cette belle fille pour laquelle il combattait, il se laissa aller sur ses gens qui l'emportèrent demi-mort.

Mais il ne faut pas penser que ces sortes d'accidents interrompent la fête; il est dit qu'elle ne cessera que par l'ordre du Roi, de manière que lorsqu'il y a un des cavaliers blessé, les autres l'accompagnent jusqu'à la barrière, et sur-le-champ ils reviennent combattre. Il y eut un Biscayen si hardi, qu'il se jeta à cheval sur le dos d'un taureau, le prit par les cornes, et, quelques efforts que pût faire l'animal pour le renverser par terre, le Biscayen y resta plus d'un quart d'heure, et rompit une des cornes du taureau[110]. Quand ils se défendent trop longtemps, et que le Roi en veut faire sortir d'autres (car les nouveaux sont agréables, parce que chacun a sa manière particulière de combattre), l'on amène les dogues d'Angleterre. Ils ne sont pas si grands que ceux que l'on voit d'ordinaire; c'est une race semblable à ceux que les Espagnols menaient aux Indes, lorsqu'ils en firent la conquête. Ils sont petits et bassets, mais si forts que, quand une fois ils tiennent une goulée, ils ne lâchent point, et ils se laisseraient plutôt couper par morceaux. Il y en a toujours quelques-uns de tués. Le taureau les met sur ses cornes, et les fait sauter en l'air comme si c'étaient des ballons. Quelquefois on lui coupe les jarrets avec de certains fers faits en croissants; on les met au bout d'une grande perche, et cela s'appelle des jaretar el toro.

Un autre cavalier fut empeño, parce qu'en combattant son chapeau tomba. Il ne mit pas pied à terre, il tira son épieu, et poussant son cheval droit au taureau qui l'attendait, il lui donna un coup dans le cou, dont il ne demeura que légèrement blessé, de manière que la douleur ne servait qu'à l'animer davantage. Il grattait la terre de ses pieds, il mugissait, il sautait comme un cerf. Je ne saurais vous bien décrire ce combat, non plus que les acclamations de tout le monde, les battements de mains, la quantité de mouchoirs que l'on élevait en l'air, et que l'on montrait en signe d'admiration, les uns criant: Victor, Victor! et les autres, ha toro, ha toro! pour exciter ensuite sa furie. Je ne saurais non plus vous dire mes alarmes particulières, et comme le cœur me palpitait, lorsque que je voyais ces terribles animaux prêts à tuer ces braves cavaliers: tout cela m'est également impossible.

Un Tolédan, jeune et bien fait, ne put éviter le coup de corne d'un taureau; il fut élevé bien haut et mourut sur-le-champ. Il y en eut deux autres mortellement blessés, et quatre chevaux tués ou blessés à mort. Cependant ils disaient tous que la course n'avait pas été fort belle, parce qu'il n'y avait guère eu de sang répandu; que, pour une telle fête, il y aurait dû avoir au moins dix hommes tués sur la place. L'on ne peut bien exprimer l'adresse des cavaliers à combattre, et celle des chevaux pour éviter le coup. Ils tournent quelquefois une heure autour du taureau sans en être plus loin que d'un pied, et sans qu'il puisse les approcher; mais lorsqu'il les touche, il les blesse cruellement. Le Roi jeta quinze pistoles au Maure qui avait tué le taureau avec son poignard; il en donna autant à celui qui en avait dompté un autre, et dit qu'il se souviendrait des cavaliers qui avaient combattu. Je remarquai un Castillan qui, ne sachant comment se garantir, sauta par-dessus le taureau aussi légèrement qu'aurait fait un oiseau.

Ces fêtes sont belles, grandes et magnifiques; c'est un spectacle fort noble et qui coûte beaucoup. L'on ne peut en faire une peinture juste; il faut les voir pour se les bien représenter. Mais je vous avoue que tout cela ne me plaît point, quand je pense qu'un homme, dont la conservation vous est chère, a la témérité de s'aller exposer contre un taureau furieux, et que, pour l'amour de vous (car c'en est d'ordinaire le motif), vous le voyez revenir tout sanglant et demi-mort. Peut-on seulement approuver aucune de ces coutumes? Et supposé même qu'on n'y eût pas un intérêt particulier, peut-on souhaiter de se trouver à des fêtes qui, presque toujours, coûtent la vie à plusieurs personnes? Pour moi, je suis surprise que, dans un royaume où les Rois portent le nom de catholiques, l'on souffre un divertissement si barbare. Je sais bien qu'il est fort ancien, puisqu'il vient des Maures; mais il me semble qu'il devrait être tout à fait aboli, aussi bien que plusieurs autres coutumes qu'ils tiennent de ces infidèles.

Don Fernand de Tolède, me voyant fort émue et fort inquiète pendant la course, et remarquant que je devenais quelquefois aussi pâle qu'un mort, tant je craignais de voir tuer quelques-uns de ceux qui combattaient, me dit en souriant: Qu'auriez-vous fait, Madame, si vous aviez vu ce qui se passa ici il y a quelques années? Un cavalier de mérite aimait passionnément une jeune fille qui n'était que la fille d'un lapidaire; mais elle était parfaitement belle, et devait avoir de fort grands biens. Ce cavalier ayant appris que les plus fiers taureaux des montagnes avaient été pris, et croyant qu'il y aurait beaucoup de gloire de les vaincre, résolut de tauriser, et il en demanda la permission à sa maîtresse. Elle fut si saisie de la simple proposition qu'il lui en fit, qu'elle s'en évanouit, et elle lui défendit, par tout le pouvoir qu'il lui avait donné sur son esprit, d'y penser de sa vie. Mais, malgré cette défense, il crut ne pouvoir lui donner une plus grande preuve de son amour, et il fit travailler secrètement à toutes les choses qui lui étaient nécessaires. Quelque soin qu'il apportât à cacher son dessein à sa maîtresse, elle en fut avertie, et elle n'omit rien pour le détourner. Enfin, le jour de cette fête étant venu, il la conjura de s'y trouver, et il lui dit que sa présence suffirait pour le faire vaincre et pour lui acquérir une gloire qui le rendrait encore plus digne d'elle. Votre amour, lui dit-elle, est plus ambitieux qu'il n'est tendre, et le mien est plus tendre qu'ambitieux. Allez où la gloire vous appelle, vous voulez que j'y sois, vous voulez combattre devant moi; oui, j'y serai, je vous le promets, et peut-être que ma présence vous troublera plus qu'elle ne vous donnera d'émulation. Il la quitta enfin et fut sur la Plaza mayor, où tout le monde était déjà assemblé. Mais à peine commençait-il de se défendre contre un fier taureau qui l'avait attaqué, qu'un jeune villageois jette un dard à ce redoutable animal qui le perce et lui fait sentir beaucoup de douleur. Il quitte aussitôt le cavalier qui le combattait, et en mugissant il prend sa course vers celui qui venait de le frapper. Ce jeune homme, interdit, voulut se sauver: alors le bonnet dont sa tête était couverte vint à tomber, et en même temps les plus beaux cheveux du monde, et les plus longs, se déployèrent sur ses épaules et firent reconnaître que c'était une fille de quinze à seize ans. La peur lui avait causé un tel tremblement, qu'elle ne pouvait plus ni courir ni éviter le taureau. Il lui avait porté un coup effroyable dans le côté, au même moment que son amant, qui était le toréador, et qui l'avait reconnue, avait couru vers elle pour la secourir. O Dieu! quelle douleur fut la sienne, lorsqu'il vit sa chère maîtresse dans ce funeste état! Il devint transporté, il ne ménagea plus sa vie, et, plus furieux que le taureau, il fit des choses incroyables. Il fut mortellement blessé en plusieurs endroits. Ce fut bien ce jour-là qu'on trouva la fête belle. On porta les deux infortunés amants chez le malheureux père de la fille. Ils voulurent être en même chambre, et demandèrent en grâce que, pour le peu d'heures qui leur restaient à vivre, on les mariât, et que, puisqu'ils ne pouvaient vivre ensemble, ils n'eussent au moins qu'un même tombeau après leur mort. Cette histoire a beaucoup ajouté à l'aversion que j'avais pour ces sortes de fêtes. Je le dis à Don Fernand, après l'avoir remercié de la peine qu'il avait prise de me la raconter.

Je ne vous ai rien dit jusqu'ici de la langue espagnole, dans laquelle je tâche de faire quelques progrès. Je la trouve tout à fait à mon gré, elle est expressive, noble et grave. L'amour ne laisse pas d'y trouver son langage et d'y badiner agréablement. Les personnes de la cour parlent plus concis que les autres. Elles ont de certaines comparaisons et des métaphores si abstraites, qu'à moins d'être accoutumé à les entendre, l'on perd la moitié de leurs conceptions. J'ai appris plusieurs langues, du moins j'en ai eu les premiers principes; mais, de toutes, il n'y a que la nôtre qui me paraisse plus belle que l'espagnole.

Je viens de voir arriver dix galères, cela est assez surprenant dans une ville qui est à quatre-vingts lieues de la mer; mais ce sont des galères de terre; car, s'il y a bien des chevaux et des chiens marins, pourquoi n'y aurait-il pas des galères terrestres? Elles ont la forme d'un chariot, elles sont quatre fois plus longues; chacune a six roues, trois de chaque côté; cela ne va guère plus doucement qu'une charrette. Le dessous en est rond et assez semblable à celui des galères. On les couvre de toile. On y peut tenir quarante personnes. On s'y couche, on y fait sa cuisine; enfin, c'est une maison roulante. L'on met dix-huit ou vingt chevaux pour la traîner. La machine est si longue, qu'elle ne peut tourner que dans un grand champ. Elles viennent de Galice et de la Manche, pays du brave Don Quichotte. Il en part huit, dix ou douze ensemble, pour s'entre-secourir au besoin; car, lorsqu'une galère verse, c'est un grand fracas, et le mieux qu'il puisse vous arriver c'est de vous rompre un bras ou une jambe. Il faut être plus de cent à la relever. L'on porte là-dedans toutes sortes de provisions, parce que le pays par lequel on passe est si ingrat que sur des montagnes de quatre-vingts lieues de long, le plus grand arbre que l'on trouve est un peu de serpolet et de thym sauvage. Il n'y a là ni hôte, ni hôtellerie; l'on couche dans la galère, et c'est un misérable pays pour les voyageurs.

M. Mellini, nonce apostolique, sacra le patriarche des Indes le jour de la Trinité, et le Roi y vint. Je le vis entrer. Il était habillé de noir avec une broderie de soie aurore et de petites perles autour des fleurs. Son chapeau était si grand, que les bords, qu'on ne relève jamais ici, tombaient des deux côtés et ne faisaient pas un bon effet. Je remarquai, pendant la cérémonie, qu'il mangeait quelque chose qu'on lui tenait sur un papier; je demandai ce que c'était. On me dit que ce devait être de l'ail ou des petites échalotes, parce qu'il en mange assez souvent. J'étais trop éloignée pour le bien voir. Il ne retourna point au Buen-Retiro, à cause de la fête du Saint-Sacrement, à laquelle il voulait assister. Lorsque je sortis de l'église, je reconnus un gentilhomme français nommé Du Juncas, qui est de Bordeaux et que j'y avais vu. Je lui demandai depuis quand il était en cette ville. Il me dit qu'il y avait peu, et que son premier soin aurait été de me venir voir, sans qu'il s'était engagé à Bayonne de ne perdre pas un moment à la recherche d'un scélérat que l'on croyait caché à Madrid; que ce n'était pas la curiosité de voir sacrer le patriarche des Indes qui l'avait obligé de venir aux Jéronimites (autrement les filles de la Conception); mais, qu'ayant demandé à parler à une religieuse, on lui avait répondu qu'on ne pouvait la voir que le Roi ne fût sorti. C'est, ajouta-t-il, une des plus belles filles du monde, et elle a causé un grand malheur, à Bayonne, dans la famille de M. de la Lande. Je me souvins de l'avoir vue en passant, et je le priai de m'apprendre ce que c'était. C'est une trop longue et funeste aventure, me dit-il, pour vous la raconter en un moment; mais, si vous voulez voir la jeune religieuse dont je vous parle, je suis persuadé qu'elle ne vous déplairait pas. Je pris volontiers le parti qu'il me proposait, parce que j'ai toujours entendu dire qu'elles ont encore plus d'esprit dans les monastères que dans le monde. Nous montâmes au parloir, dont trois affreuses grilles, les unes sur les autres, tout hérissées de pointes de fer me surprirent. Comment! dis-je, on m'avait assurée que les religieuses étaient, en ce pays, fort galantes; mais je suis persuadée que l'amour n'est pas assez hardi pour hasarder d'entrer au travers de ces longues pointes et de ces petits trous, où il périrait indubitablement. Vous êtes la dupe des apparences, Madame, s'écria Du Juncas, et, si la dame qui va venir pouvait m'en laisser le temps, vous sauriez, dès aujourd'hui, ce que j'appris d'un Espagnol de mes amis, au premier voyage que je fis ici. Doña Isidore entra en ce moment au parloir. Je la trouvai encore plus belle que je ne me l'étais figuré. M. Du Juncas lui dit que j'étais une dame française qui avait eu envie de la connaître sur le récit qu'il m'avait fait de son mérite. Elle me remercia avec beaucoup de modestie, et elle nous dit ensuite qu'il était bien vrai que ce misérable dont on voulait savoir des nouvelles avait été à Madrid depuis peu; mais, qu'elle était certaine qu'il n'y était plus, et qu'il avait même eu la hardiesse de lui écrire par un homme chez lequel il logeait; qu'on lui avait apporté la lettre après son départ et qu'elle n'avait pas voulu la recevoir. Il me semble, dis-je en l'interrompant, que l'on ne pourrait pas le prendre, supposé qu'il fût encore ici. On en obtient quelquefois la permission du Roi, dit Doña Isidore; il est de certains crimes qui ne doivent point trouver d'asile, et celui-là en est un. Elle se prit à pleurer, quelque violence qu'elle se fît pour retenir ses larmes; et elle ajouta que, grâce au ciel, elle n'avait rien à se reprocher sur ce qui s'était passé; mais que cela n'empêchait pas qu'elle ne s'affligeât extrêmement d'en avoir été la cause. Nous parlâmes encore quelque temps ensemble; je demeurai aussi charmée de son esprit que de sa beauté, et je me retirai ensuite[111].

Je suis absolument à vous, ma très-chère cousine, soyez-en bien persuadée.

A Madrid, ce 29 de mai 1679.

ONZIÈME LETTRE.


Il faut vous aimer autant que je vous aime, ma chère cousine, pour me pouvoir résoudre à vous écrire dans un temps où la chaleur est excessive. Tout ce que l'on m'en avait dit, et tout ce que je m'en étais pu imaginer, n'est rien en comparaison de ce que je trouve. Pour m'en garantir, je laisse mes fenêtres ouvertes tant que la nuit dure, sans appréhender le vent de Galice qui estropie. Je couche nu-tête, je mets mes mains et mes pieds dans de la neige; une autre en mourrait, mais je tiens qu'il vaudrait autant mourir que d'étouffer comme on fait ici. Minuit sonne sans que l'on ait senti le plus petit air du zéphire. Pour moi, je pense qu'il ne fait pas plus chaud sous la ligne.

Quand on va à la promenade, l'on est assez embarrassé, car, si l'on baisse les glaces du carrosse, l'on est suffoqué de la poudre dont les rues sont si remplies qu'à peine s'y peut-on voir; et bien que les fenêtres des maisons soient fermées, elle passe au travers et gâte tous les meubles; de sorte que les méchantes odeurs de l'hiver et la poudre de l'été noircissent l'argenterie et toutes choses, à tel point que rien ne peut se conserver longtemps beau. Quelque soin que l'on prenne à présent, l'on a toujours le visage couvert de sueur et de poudre, semblables à ces athlètes que l'on représente dans la lice.

Je dois vous dire que j'ai vu la fête du Saint-Sacrement, qui est fort solennelle ici. L'on y fait une procession générale, composée de toutes les paroisses et de tous les religieux, qui sont en très-grand nombre. L'on tapisse les rues, par où elle doit passer, des plus belles tapisseries de l'univers; car je ne vous parle pas seulement de celles de la couronne que l'on y voit. Il y a mille particuliers, et même davantage, qui en ont d'admirables. Tous les balcons sont sans jalousies, couverts de tapis remplis de riches carreaux, avec des dais. Il y a du coutil tendu qui passe d'un côté de la rue à l'autre et empêche que le soleil incommode. On jette de l'eau sur ce coutil afin qu'il soit plus frais; les rues sont toutes sablées, fort arrosées et remplies d'une si grande quantité de fleurs, que l'on ne saurait marcher sur autre chose. Les reposoirs sont extraordinairement grands, et parés de la dernière magnificence.

Il ne va point de femmes à la procession. Le Roi y était avec un habit de taffetas noir lustré, une broderie de soie bleue et blanche marquait les tailles. Les manches étaient de taffetas blanc, bordées de soie bleue et de jais; elles étaient fort longues et ouvertes par devant. Il avait de petites manches pendantes qui tombaient jusqu'à la ceinture; son manteau autour de son bras; son grand collier d'or et de pierreries, d'où pendait un petit mouton de diamant. Il avait aussi des boucles de diamant à ses souliers et à ses jarretières; un gros cordon à son chapeau, qui brillait presque autant que le soleil, avec une enseigne qui retroussait son chapeau, et au bas de cette enseigne une perle que l'on nomme la peregrine; elle est aussi grosse qu'une poire de rousselet et de la même forme[112]. L'on prétend que c'est la plus belle qui soit en Europe, et que l'eau et la qualité en sont parfaites. Toute la cour, sans exception, était à la suite du Saint-Sacrement. Les conseils y marchaient sans ordre de préséance comme ils se trouvaient, tenant des cierges de cire blanche. Le Roi en portait un, et allait le premier après le tabernacle où était le Corpus. C'est, assurément, une des plus belles cérémonies que l'on puisse voir. J'y remarquai que tous les gentilshommes de la Chambre avaient chacun une grande clef d'or à leur côté. C'est celle de la chambre du Roi, où ils peuvent entrer quand ils veulent. Elle est aussi grande que la clef d'une cave. J'y vis plusieurs chevaliers de Malte, qui portent tous une croix de Malte de toile de Hollande, brodée sur leur manteau. Il était près de deux heures après minuit que la procession n'était pas encore rentrée. Lorsqu'elle passa devant le palais l'on tira des boîtes et beaucoup de fusées.

Le Roi était allé trouver la procession à Santa-Maria; c'est une église qui est proche du palais[113]. Toutes les dames prennent ce jour-là leurs habits d'été. Elles sont très-parées sur leurs balcons; elles y trouvent des corbeilles pleines de fleurs, ou des bouteilles remplies d'eau de senteur, et elles en jettent lorsque la procession passe. Pour l'ordinaire, les trois compagnies qui gardent le Roi sont vêtues de neuf. Quand le Saint-Sacrement est rentré dans l'église, chacun va manger chez soi pour se trouver aux autos. Ce sont des tragédies dont les sujets sont pieux et l'exécution assez bizarre. On les représente dans la cour ou dans la rue du président de chaque conseil à qui cela est dû. Le Roi y vient, et toutes les personnes de qualité reçoivent des billets dès la veille pour s'y trouver. Ainsi nous y fûmes conviées, et je demeurai surprise qu'on allumât un nombre extraordinaire de flambeaux pendant que le soleil donnait à plomb sur les comédiens, et qu'il faisait fondre les bougies comme du beurre. Ils jouèrent la plus impertinente pièce que j'aie vue de mes jours. En voici le sujet.

Les chevaliers de Saint-Jacques sont assemblés, et Notre-Seigneur les vient prier de le recevoir dans leur ordre. Il y en a plusieurs qui le veulent bien, mais les anciens représentent aux autres le tort qu'ils se feraient d'admettre parmi eux une personne née dans la roture; que saint Joseph, son père, est un pauvre menuisier, et que la Sainte Vierge travaille en couture. Notre-Seigneur attend avec beaucoup d'inquiétude la résolution que l'on prendra. L'on détermine, avec quelque peine, de le refuser. Mais là-dessus on ouvre un avis qui est d'instituer exprès pour lui l'ordre del Cristo, et par cet expédient tout le monde est satisfait[114]. Cet ordre est celui du Portugal. Cependant ils ne font pas ces choses dans un esprit de malice, et ils aimeraient mieux mourir que de manquer au respect qu'ils doivent à la religion.

Les autos durent un mois. Je suis si lasse d'y aller que je m'en dispense tout autant que je le puis. On y sert beaucoup de confitures et d'eau glacée, dont on a bien besoin, car l'on y meurt de chaud et l'on y étouffe de la poudre. Je fus ravie de trouver à l'hôtel du président de la Hazienda, Don Augustin Pacheco et sa femme, dont je vous ai déjà parlé. Ils s'y étaient rendus, parce qu'ils sont alliés au président. Nous étions placés proche les uns des autres, et après que la fête fut finie, nous allâmes nous promener au Prado à la française, c'est-à-dire des hommes et des femmes dans un même carrosse. Don Frédéric de Cordone en était: nos rideaux demeurèrent fermés tant qu'il y eut grand monde, à cause de la belle petite Espagnole. Mais comme nous restâmes plus tard que les autres, M. le nonce et Frédéric Cornano, ambassadeur de Venise, ayant fait approcher leur carrosse du nôtre, causaient avec nous, lorsque nous vîmes tout à coup une grande illumination le long de l'allée, et en même temps il parut soixante cardinaux montés sur des mules, avec leurs habits et leurs chapeaux rouges. Le pape vint ensuite, on le portait sur une machine entourée de grands tapis de pied; il était sous un dais assis dans un fauteuil, la tiare et les clefs de saint Pierre sur un carreau, avec un bénitier plein d'eau de fleur d'orange qu'il jetait à tout le monde. La cavalcade marchait gravement. Quand ils furent arrivés au bout du Prado, MM. les cardinaux commencèrent à faire mille tours de souplesse pour réjouir Sa Sainteté: les uns jetaient leurs chapeaux par-dessus les arbres, et chacun se trouvait assez juste dessous pour que son chapeau lui retombât sur la tête. Les autres se mettaient debout sur la selle de leurs mules et les faisaient courir tant qu'elles pouvaient. Il y avait un grand concours de peuple qui faisait le cortége. Nous demandâmes à M. le nonce ce que cela voulait dire, et il nous assura qu'il ne savait point, et qu'il ne trouvait rien de bon dans cette plaisanterie. Il envoya s'informer d'où venait ainsi le Sacré Collége. Nous apprîmes que c'était la fête des boulangers, et que, tous les ans, ils avaient accoutumé de faire cette belle cérémonie[115]. Le nonce avait grande envie de la troubler par une salve de coups de bâton. Il avait déjà commandé à ses estafiers de commencer la noise; mais nous intercédâmes pour ces pauvres gens qui n'avaient d'autre intention que de fêter leur saint. Cependant quelqu'un qui avait entendu donner les ordres perturbateurs du repos public en avertit le pape et les cardinaux. Il n'en fallut pas davantage pour mettre la fête en désordre. Chacun se sauva comme il put, et leur crainte fut cause que notre plaisir finit bientôt. L'on ne souffrirait point en France de telles mascarades; mais il y a bien des choses qui sont innocentes dans un pays, qui ne le seraient peut-être pas dans un autre.

Ma parente sachant la manière honnête dont j'avais été reçue par Don Augustin Pacheco, le convia à souper chez elle. Je le priai de se souvenir qu'il m'avait promis un entretien sur ce qu'il savait des Indes. Je vais, me dit-il aussitôt, vous parler de celles que l'on distingue par Indes occidentales, dans lesquelles une partie de l'Amérique est comprise.

Sous le règne de Ferdinand, roi de Castille et d'Aragon, Christophe Colomb, Génois, découvrit cette partie du monde en 1492. Comme les Espagnols furent les premiers qui trouvèrent cette heureuse terre inconnue aux Européens, le roi Ferdinand et la reine Isabelle en eurent la propriété par une bulle d'Alexandre VI. Il établit eux et leurs successeurs, vicaires perpétuels du Saint-Siége dans tout le vaste pays. De sorte que les rois d'Espagne en sont seigneurs spirituels et temporels; qu'ils nomment aux évêchés et autres bénéfices; et qu'ils reçoivent les dîmes. Leur pouvoir est plus étendu là qu'en Espagne; car il faut remarquer que l'Amérique seule forme une des quatre parties du monde, et que nous y possédons beaucoup plus de pays que toutes les autres nations ensemble. Le conseil des Indes, qui est établi à Madrid, est un des plus considérables du royaume, et, dans la nécessité où l'on est d'entretenir une correspondance très-fréquente entre l'Espagne et les Indes, d'envoyer des ordres et de maintenir toute l'autorité du côté de la cour, l'on a été obligé d'établir une Chambre particulière, composée de quatre des plus anciens conseillers du conseil des Indes, lesquels prennent connaissance des affaires de finance, et font faire les expéditions par les secrétaires du conseil.

Outre cette Chambre qui est à Madrid, il y en a une à Séville, appelée la maison de contratacion. Elle est composée d'un président et de plusieurs conseillers de robe et d'épée, avec les autres officiers nécessaires. Les conseillers d'épée prennent connaissance des choses qui concernent la flotte et les galions. Les autres conseillers rendent la justice. Les appellations de ce tribunal vont au conseil des Indes de Madrid. On tient des registres dans la maison de contratacion de Séville, où l'on écrit toutes les marchandises que l'on envoie aux Indes, et toutes celles qu'on en rapporte, pour empêcher que le Roi ne soit fraudé de ses droits; mais cela sert de peu; les marchands sont si adroits et ceux qui leur font rendre compte prennent si volontiers le parti de partager avec eux, que le Roi n'en est assurément pas mieux servi; et son droit, qui n'est qu'un cinquième, est si mal payé, qu'il ne reçoit pas la quatrième partie de ce qui lui appartient[116].

C'est le conseil de Madrid qui propose au Roi des sujets pour remplir les vice-royautés de la Nouvelle-Espagne et du Pérou[117]. Il faut remarquer que tous les emplois s'y donnent de trois ans en trois ans, ou de cinq ans en cinq ans, afin qu'un seul homme ne puisse pas s'enrichir pendant qu'il y en a tant d'autres qui ont besoin d'une part aux bienfaits du prince.

Dans les endroits des Indes où il n'y a pas de vice-roi, celui qui est président est aussi gouverneur. Lorsqu'un vice-roi meurt, le président en charge dans la vice-royauté prend le gouvernement en main, jusqu'à ce qu'on ait envoyé d'Espagne un autre vice-roi. C'est Sa Majesté Catholique qui donne ces grands postes-là, et les gouvernements les plus considérables. Les vice-rois pourvoient aux petits gouvernements, et ces vice-rois rapportent sans peine, en cinq ans, cinq et six cent mille écus. On n'y va point sans s'y enrichir; et cela est si vrai, que jusqu'aux religieux qu'on y envoie pour prêcher la foi et convertir les Indiens, rapportent chacun de leur mission trente ou quarante mille écus. Le Roi dispose de plusieurs pensions qui sont sur les villages des Indes. On en tire depuis deux jusqu'à six mille écus de rente, et c'est encore un moyen de gratifier ses sujets.

Les îles Philippines, qui sont proches du royaume de la Chine, dépendent du Roi d'Espagne. Le commerce qui s'y fait consiste en soie. Elles lui coûtent plus à garder qu'elles ne lui rapportent.

Les Castillans ont eu leurs raisons pour ne vouloir pas qu'il y eût aucune sorte de manufacture aux Indes, ni que l'on y fît des étoffes, ni pas une des autres choses qui sont indispensablement nécessaires. Cette politique est cause que tout vient d'Europe, et que les Indiens, qui aiment passionnément leurs commodités et ce qui les pare, sacrifient volontiers leur argent à leur satisfaction. De cette manière, on les met hors d'état de rien amasser, parce qu'ils sont obligés d'acheter bien cher les moindres bagatelles qu'on leur porte, et dont on les amuse[118].

La flotte consiste en plusieurs vaisseaux chargés de marchandises que l'on envoie aux Indes, et il y a d'autres grands navires de guerre qu'ils appellent galions, par lesquels le Roi les fait escorter. Ces navires ne devraient porter aucune marchandise, mais l'avidité du gain l'emporte sur les défenses expresses du Roi, et ils sont quelquefois si chargés, que si l'on venait à les attaquer, ils ne pourraient se défendre. Lorsque les navires partent, l'expédition que les marchands obtiennent au conseil des Indes de Madrid, afin de les envoyer, coûte pour chacun depuis trois jusqu'à six mille écus, selon que les vaisseaux sont grands. Il est aisé de juger, que puisque l'on donne tout, l'on est assuré de gagner bien davantage.

Les galions ne vont que jusqu'à Porto-Velo, où l'on apporte tout l'argent du Pérou. La flotte les quitte en cet endroit, et continue le voyage jusqu'à la Nouvelle-Espagne. Pour les galions, ils vont de San Lucar à Carthagène des Indes, en six semaines ou deux mois au plus. Ils y demeurent peu, et en cinq ou six jours ils se rendent à Porto-Velo. C'est un bourg situé sur la côte de l'Amérique. L'air en est très-malsain, et il y fait des chaleurs excessives. De l'autre côté de l'isthme, à dix-huit lieues seulement de distance, on trouve la ville de Panama où l'on apporte du Pérou une grande quantité d'argent en barre, et des marchandises que l'on voiture toutes par terre jusqu'à Porto-Velo où sont les galions, et où il se tient une des plus grandes foires de l'univers; car en moins de quarante ou cinquante jours, il s'y débite au moins pour vingt millions d'écus de toutes sortes de marchandises d'Europe, que l'on paye comptant. Après que la foire est finie, les galions retournent à Carthagène, où il se fait un assez gros commerce de marchandises des Indes et de celles du royaume de Sainte-Foy, aussi bien que de la Morigenta. Ensuite il vont à la Havane prendre les choses nécessaires pour leur voyage, et de ce lieu à Cadix, ils reviennent d'ordinaire en deux mois.

Mais à l'égard de la flotte, elle s'arrête à Porto-Rico, pour se rafraîchir. Elle se rend à la Vera-Cruz en cinq semaines. Elle y décharge ses marchandises que l'on porte par terre à quatre-vingts lieues de là, dans la grande ville de Mexico. La vente en est bientôt faite, et la flotte part ensuite pour venir à la Havane. Mais il faut que ce passage ne se fasse que dans les mois d'avril ou de septembre, à cause des vents du nord. Le voyage des galions au Pérou est ordinairement de neuf mois, celui de la flotte est de treize ou de quatorze; quelques particuliers y vont aussi à leurs frais, après en avoir obtenu une permission du Roi, et s'être fait enregistrer à la contratacion de Séville. Ceux-là vont aux côtes de San-Domingo, Honduras, Caracas et Buenos-Ayres[119].

Il faut toujours que l'argent qui vient des Indes, directement pour le Roi, soit apporté par un galion. On donne cet argent à un maître de la monnaie, lequel paye au Roi six mille écus toutes les fois qu'il fait le voyage, et il retient un pour cent de l'argent qui lui passe par les mains, ce qui va fort loin. A l'égard de l'argent des particuliers, il vient dans les vaisseaux qu'ils veulent choisir. C'est le capitaine qui doit en rendre compte.

Il y a un certain droit appelé avarie, c'est-à-dire qu'on le prend sur les marchandises enregistrées et sur l'argent que l'on rapporte des Indes. Ce droit est si considérable, qu'il fournit à ce qu'il faut pour mettre les galions et la flotte en état de faire le voyage, bien que la dépense monte à neuf cent mille écus. Celle de la flotte n'est pas si grande.

Celui que le Roi choisit pour être général des galions lui avance quatre-vingts ou cent mille écus, qu'on lui rend aux Indes avec un gros intérêt. Chaque capitaine avance aussi de l'argent au Roi, à proportion de la grandeur du vaisseau qu'il commande. Il y a, de plus, une patache qui va avec les galions et s'en sépare au golfe de Las Jeguas. Elle va aux îles de la Marguerite prendre les perles que l'on paye au Roi pour le droit du cinquième, c'est-à-dire le cinquième de tout ce que l'on pêche de perles, et ensuite elle se rend à Carthagène.

L'on a découvert, il y a peu d'années, à soixante-dix lieues de Lerma, des mines qui sont d'un grand revenu. Celles du Pérou et de tout le reste des Indes occidentales rendent le cinquième au Roi, tant de l'or que de l'argent et des émeraudes. Il y a, au Potosi, des mines plus abondantes que partout ailleurs. On porte tout l'argent que l'on tire au port d'Arica, on l'envoie de là à Callao. C'est un des ports de Lima où les galions viennent le recevoir. Le royaume du Pérou rend, chaque année, en or et en argent, la valeur de onze millions d'écus[120]. On tire de la nouvelle Espagne cinq millions d'écus et des marchandises qui sont ordinairement des émeraudes, de l'or, de l'argent, de la cochenille, du tabac, des laines de vigogne, du bois de Campêche, du bejouar et des cuirs.

On a été longtemps, dans la nouvelle Espagne, sans y vouloir souffrir des ouvriers qui travaillassent en soie et en laine. Il y en a présentement, et cela pourra faire tort aux étoffes que l'on apporte d'Europe. On ne permet pas d'y planter des oliviers ni des vignes, afin que le vin et l'huile qu'on y apporte se vendent aisément. Le Roi a dans les Indes, aussi bien qu'en Espagne, le droit de vendre la bulle de la Cruzada, pour manger de la viande tous les samedis, et pour jouir du bénéfice des indulgences.

Les Indiens idolâtres ne sont point soumis à l'Inquisition des Indes; elle n'est établie que contre les hérétiques et les Juifs. On ne souffre point que les étrangers aillent aux Indes; et, s'il y en va quelqu'un, il faut qu'il ait une permission expresse, que l'on n'accorde que très-rarement.

Comment vous exprimerai-je, continua Don Augustin, les beautés de la ville de Mexique, les églises, les palais, les places publiques, les richesses, la profusion, la magnificence et les délices; une ville si heureusement située, qu'elle jouit, dans toutes les saisons, d'un printemps continuel, où les chaleurs n'ont rien d'excessif, et où l'on ne ressent jamais la rigueur de l'hiver! La campagne n'est pas moins charmante; les fleurs et les fruits en toute saison chargent également les arbres. La récolte se renouvelle plus d'une fois pendant le cours de l'année; les lacs sont pleins de poisson, les prairies chargées de bétail; les forêts, d'excellent gibier et de bêtes fauves. La terre ne semble s'ouvrir que pour donner l'or qu'elle renferme. L'on y découvre des mines de pierreries, et l'on y pêche les perles. Ah! m'écriai-je, allons vivre dans ce pays-là, et quittons celui-ci. Une telle description m'enchante; mais comme le voyage est long, il faut, s'il vous plaît, Madame, dis-je à Doña Tereza en riant, que vous soupiez avant de partir. Je la pris aussitôt par la main, et nous entrâmes dans la salle où j'avais pris soin de faire venir les meilleurs musiciens, qui sont assez mauvais, et qui, à mon avis, ne se peuvent rendre recommandables que par leur cherté. Mon cuisinier nous fit quelques ragoûts à la française, que Doña Tereza trouva si excellents, qu'elle me pria qu'on lui fît un mémoire de la manière dont on les apprêtait, et Don Augustin me pria aussi de lui faire donner des lardoires. En effet, on chercherait par toute l'Espagne sans en trouver une seule. Nous demeurâmes fort tard ensemble; car, en cette saison, on veille jusqu'à quatre ou cinq heures du matin à cause des chaleurs, et que le meilleur temps est celui de la nuit.

Il y a de certains jours dans l'année où tout le monde se promène sur les ponts traversant le Mançanarès; mais, à présent, les carrosses entrent dans son lit; le gravier et quelques petits ruisseaux contribuent à le rendre fort frais. Les chevaux souffrent beaucoup de ces promenades-là; rien ne leur use davantage les pieds que les cailloux sur lesquels ils marchent toujours. On s'arrête en quelques endroits dans cette rivière, et l'on y demeure jusqu'à deux et trois heures après minuit. Il y a souvent plus de mille carrosses. Quelques particuliers y portent à manger, les autres y chantent et jouent des instruments. Tout cela est fort agréable pendant une belle nuit. Il y a des personnes qui s'y baignent; mais, en vérité, c'est d'une manière bien désagréable. L'ambassadrice de Danemark le fait depuis quelques jours. Ses gens vont un peu avant qu'elle arrive creuser un grand trou dans le gravier, qui s'emplit d'eau. L'ambassadrice se vient fourrer dedans. Voilà un bain, comme vous le pouvez juger, fort plaisant; cependant c'est le seul dont on puisse user dans la rivière.

Vous ne serez peut-être pas fâchée de savoir qu'il faut, en faisant ici ses preuves de noblesse, prouver que l'on descend, du côté de père et de mère, de viejos cristianos, c'est-à-dire d'anciens chrétiens. La tache que l'on doit craindre, est qu'il soit entré dans une famille des Juifs ou des Maures[121].

Comme les peuples de Biscaye et de Navarre ont été défendus de l'invasion des barbares par la hauteur et l'âpreté de leurs montagnes, ils s'estiment tous cavaliers, jusqu'aux porteurs d'eau. En Espagne, les enfants prennent quelquefois le nom de leur mère, lorsqu'il est plus illustre que celui du père. Il est certain qu'il y a peu de familles qui n'aient été interrompues, et dont le nom et la noblesse n'aient été portés par une fille unique dans une autre famille. Celle de Velasco n'est pas comprise dans ce rang, car ils comptent dans leur maison dix connétables de Castille, de père en fils[122]. Une chose assez singulière, et qui, je pense, n'est établie en aucun autre pays, c'est que les enfants trouvés sont nobles, et jouissent du titre d'hidalgos et de tous les priviléges attachés à la noblesse. Mais il faut, pour cela, qu'ils prouvent qu'on les a trouvés, et qu'ils ont été nourris et élevés dans l'hôpital où l'on met ces sortes d'enfants.

Il se trouve de grandes maisons en Espagne, lesquelles possèdent presque tout leur bien à titre de Mayorasgo, et lorsqu'il arrive que tous ceux du nom sont morts et aussi les plus proches parents mâles, s'il y a des fils naturels, ils héritent; s'il n'y en a point, c'est le plus ancien domestique qui prend le nom et les armes de son maître, et qui devient héritier de ses biens[123]: C'est ce qui fait que des cadets d'autres maisons, aussi nobles et aussi illustres, ne dédaignent point de servir dans celles-là, et leurs espérances sont assez bien fondées, car il arrive souvent que les familles s'éteignent à cause que les Espagnoles ont moins d'enfants que les femmes d'aucun autre pays.

Il est arrivé depuis peu une aventure bien funeste à une fille de qualité, nommée Doña Clara. Son cœur n'avait pu se défendre contre le mérite du comte de Castrillo[124], homme de la cour très-spirituel et très-bien fait. Ce cavalier avait su lui plaire sans en former le dessein; il ignorait les dispositions qu'elle avait pour lui, et ne cultivait point son bonheur. Bien que le père de cette aimable fille fût absent, elle n'en avait pas une plus grande liberté, parce que son frère, Don Henriquez, à qui son père l'avait recommandée, veillait incessamment sur sa conduite. Elle ne pouvait parler à ce qu'elle aimait, et c'était pour elle un nouveau martyre de souffrir sans se plaindre et sans partager au moins sa peine avec celui qui la causait. Elle résolut enfin de lui écrire et de chercher quelque moyen de lui faire rendre sa lettre. Mais comme cette affaire lui était de la dernière conséquence, elle hésitait à faire le choix d'une confidente, et elle resta ainsi quelque temps, jusqu'à ce qu'ayant jeté les yeux sur une de ses amies, qui lui avait toujours témoigné beaucoup de tendresse, sans balancer davantage, elle écrivit une lettre fort touchante au comte de Castrillo, et elle allait chez son amie pour la prier de la faire rendre à ce cavalier, lorsqu'elle le vit passer proche de sa chaise. Cette vue augmenta le désir qu'elle avait de l'informer de ses sentiments, et, prenant tout d'un coup parti, elle lui jeta le billet qu'elle tenait, feignant dans ce moment que c'en était un qu'il venait lui-même de lui donner en passant. Apprenez, Seigneur, dit-elle tout haut et d'un air plein de colère, que ce n'est point à moi, qu'il se faut adresser pour des desseins tels que sont les vôtres. Voilà votre billet que je ne veux seulement pas ouvrir. Le comte avait trop d'esprit pour ne pas comprendre l'intention favorable de cette belle personne, et, ramassant ce papier avec soin: Vous ne vous plaindrez point, Madame, lui dit-il, que je n'aie pas profité de vos avis. Il se retira aussitôt pour lire une lettre qui ne pouvait lui donner que beaucoup de plaisir. Il fut informé, par ce moyen, des intentions de Doña Clara et de ce qu'il fallait faire pour la voir. Il ne manqua à rien, il en devint éperdument amoureux, et il se crut, avec raison, un des cavaliers d'Espagne qui avait la meilleure fortune. Ils attendaient avec impatience le retour du père de Doña Clara, pour lui proposer le mariage, qui apparemment ne pouvait que lui être fort agréable. Mais quelques précautions que ces jeunes amants eussent prises pour bien établir et pour faire durer un commerce qui faisait la félicité de leur vie, le soupçonneux et trop vigilant Henriquez découvrit leur intrigue. Il la crut criminelle, et dans l'excès de sa rage, sans en rien témoigner ni faire aucun éclat, il entra une nuit dans la chambre de l'infortunée Doña Clara, et comme elle dormait profondément, il l'étrangla avec toute la barbarie imaginable.

Cependant, bien que l'on connût qu'il était l'auteur de cette méchante action, elle ne fut point poursuivie par la justice, parce que Don Henriquez avait trop de crédit, et que cette pauvre fille n'ayant point de parents qui ne fussent ceux de son frère, sa famille ne voulut pas augmenter des malheurs qui étaient déjà assez grands. Après ce mauvais coup, Henriquez feignit de se mettre dans une grande dévotion. Il ne paraissait plus en public; il entendait la messe chez lui et voyait très-peu de monde. C'est qu'il appréhendait que le comte de Castrillo, qui n'avait point caché son désespoir, et qui l'avait laissé paraître dans toute sa force, ne vengeât enfin sa maîtresse. Il en cherchait aussi les occasions avec les derniers soins; mais après avoir tenté inutilement tous les moyens qu'il pût s'imaginer, il en trouva un qui lui réussit.

Il se déguisa en aguador, c'est-à-dire en porteur d'eau. Ces sortes de gens chargent un âne de plusieurs grandes cruches, et les portent par la ville. Ils sont vêtus d'une grosse bure; leurs jambes sont nues avec des souliers découpés, ou bien ils ont de simples semelles attachées avec des cordes. Notre amant ainsi déguisé se tenait tout le long du jour appuyé sur le bord d'une fontaine, dont il grossissait les eaux par l'abondance de ses larmes; car cette fontaine était devant la maison où il avait vu si souvent sa chère et belle Clara, et c'était là que demeurait l'inhumain Henriquez. Comme le comte avait les yeux attachés sur cette maison, il en aperçut une des fenêtres entr'ouverte, et il vit en même temps que son ennemi s'en approchait. Il tenait un miroir dans sa main et s'y regardait. Aussitôt le fin aguador lui jeta des noyaux de cerises, comme en riant, et quelques-uns l'ayant frappé au visage, Don Henriquez, offensé de l'insolence d'un homme qui ne lui paraissait qu'un misérable aguador, emporté du premier mouvement de sa colère, descendit seul pour le châtier. Mais à peine fut-il dans la rue, que le comte, se faisant connaître et tirant une épée qu'il tenait cachée pour ce dessein: Traître, lui cria-t-il, songe à défendre ta vie. La surprise et l'effroi surprirent à tel point Don Henriquez, qu'il ne se trouva en état que de lui demander quartier; mais il ne put en obtenir de cet amant irrité, qui vengea la mort de sa maîtresse sur celui qui l'avait si cruellement fait périr. Le comte aurait eu bien de la peine à se sauver, venant de faire un tel coup devant la maison d'un homme de nom, et qui avait un grand nombre de domestiques. Mais dans les moments que tous les gens de Don Henriquez sortaient sur le comte, il fut si heureux que le duc d'Uzeda passa avec trois de ses amis. Ils sortirent aussitôt de leur carrosse et le secoururent si à propos, qu'il s'est sauvé sans que nous sachions encore où il est. Je m'y intéresse parce que je le connais, et que c'est un très-honnête homme.

Il est assez ordinaire, en ce pays-ci, d'assassiner pour plusieurs sujets qui sont même autorisés par la coutume, et l'on n'en a point d'affaire fâcheuse. Par exemple, lorsqu'on prouve qu'un homme a donné un soufflet à un autre, ou un coup de chapeau dans le visage, ou du mouchoir, ou du gant, ou qu'il l'a injurié, soit en l'appelant ivrogne, ou en certains termes qui intéressent la vertu de son épouse; ces choses-là ne se vengent que par l'assassinat. Ils disent pour raison, qu'après de telles insultes, il n'y aurait pas de justice de hasarder sa vie dans un combat singulier avec des armes égales, où l'offensé pourrait périr de la main de l'agresseur. Ils vous garderont vingt ans une vengeance, s'ils ne peuvent trouver, avant ce temps-là, l'occasion de l'exécuter. S'ils viennent à mourir avant de s'être vengés, il laissent leurs enfants héritiers de leur ressentiment comme de leurs biens; et le plus court, pour un homme qui a fait affront à un autre, c'est de quitter le pays pour le reste de sa vie. L'on m'a raconté, il y a peu, qu'un homme de condition, après avoir été vingt-cinq ans aux Indes, pour éviter le mauvais tour qu'un autre qu'il avait offensé, lui voulait faire, ayant appris sa mort, et même celle de son fils, crut être en sûreté. Il revint à Madrid, après avoir pris la précaution de changer son nom, pour n'être pas reconnu; mais tout cela ne le put garantir; et le petit-fils de celui qu'il avait maltraité le fit assassiner peu après son retour, bien qu'il n'eût encore que douze ans.

Pour faire ces mauvaises actions, l'on fait d'ordinaire venir des hommes de Valence. C'est une ville d'Espagne, dont le peuple est de la dernière méchanceté. Il n'y a pas de crimes dans lesquels ils ne s'engagent déterminément pour de l'argent. Ils portent des stylets et des armes qui tirent sans faire aucun bruit. Il y a deux sortes de stylets. Les uns de la longueur d'un petit poignard, qui sont moins gros qu'une grosse aiguille, et d'un acier très-fin, carré et tranchant par les quarts. Avec cela ils font des blessures mortelles, parce qu'allant fort avant, et ne faisant qu'une ouverture aussi petite que le pourrait faire une piqûre d'aiguille, il ne sort point de sang; à peine peut-on voir l'endroit où vous avez été frappé. Il est impossible de se faire panser, et l'on en meurt presque toujours. Les autres stylets sont plus longs, et de la grosseur du petit doigt, si fermes que j'en ai vu du premier coup percer une grosse table de noyer. Il est défendu de porter de ces sortes d'armes en Espagne, comme il l'est en France de porter des baïonnettes. Il n'est pas permis non plus d'avoir de ces petits pistolets qui tirent sans bruit. Mais, malgré la défense, beaucoup de personnes s'en servent.

On m'a dit qu'un homme de qualité, croyant avoir sujet de faire périr un de ses ennemis, s'adressa à un bandolero de Valence; il lui donna de l'argent pour l'assassiner. Mais ensuite il s'accommoda avec son ennemi, et voulant en user avec bonne foi, le premier de ses soins fut d'avertir le bandolero de ce qui se passait, afin qu'il se gardât bien de tuer cet homme. Le bandolero voyant que l'on n'avait plus besoin de lui, offrit de rendre la somme qu'il avait reçue, et celui qui la lui avait donnée le pria de la garder. Eh bien! dit-il, j'ai de l'honneur, je garderai l'argent et je tuerai votre homme. L'autre le pria instamment de n'en rien faire, attendu leur réconciliation. Tout ce que je puis faire, lui dit-il, c'est de vous donner le choix, que ce soit ou vous, ou lui; car il faut nécessairement que pour gagner en conscience l'argent que vous m'avez donné, je tue quelqu'un. Quelques prières que l'autre lui pût faire, il persista dans son dessein et l'exécuta. On aurait bien pu le faire prendre, mais il y a trop de danger; car ils sont tant de bandoleros ensemble, que la mort de celui qu'on exécuterait serait bientôt vengée. Ces misérables ont toujours une liste de meurtres et de méchantes actions qu'ils ont commis, dont ils se font honneur; et lorsqu'on les emploie, ils vous la montrent et demandent si l'on veut qu'ils portent des coups qui fassent languir, ou qu'ils tuent tout d'un coup. Ce sont les plus pernicieuses gens de l'univers. En vérité, si je voulais vous dire tous les événements tragiques que j'apprends chaque jour, vous conviendriez que ce pays-ci est le théâtre des plus terribles scènes du monde[125]. L'amour en donne souvent le sujet. Pour le satisfaire ou pour le punir, il n'y a rien que les Espagnols ne puissent entreprendre; rien n'est au-dessus de leur courage et de leur tendresse.

On dit que la jalousie est leur passion dominante; on prétend qu'il y entre moins d'amour que de ressentiment et de gloire; qu'ils ne peuvent supporter de voir donner la préférence à un autre, et que tout ce qui va à leur faire un affront les désespère: quoi qu'il en soit, et de quelques sentiments qu'ils soient animés, il est constant que c'est une nation furieuse et barbare sur ce chapitre. Les femmes ne voient point d'hommes. Il est vrai qu'elles savent fort bien écrire pour les rendez-vous qu'elles veulent donner, quoique le péril soit grand pour elles, pour leurs amants et pour le messager. Mais malgré le péril, par leur esprit et par leur argent, elles viennent à bout de tromper les plus fins Argus.

Il est difficile de comprendre que des hommes qui mettent tout en usage pour satisfaire leur vengeance, et qui commettent les plus mauvaise actions, soient superstitieux jusqu'à la faiblesse, dans le temps qu'ils vont poignarder leur ennemi. Ils font faire des neuvaines aux âmes du Purgatoire, et portent sur eux des reliques qu'ils baisent souvent, et auxquelles ils se recommandent pour ne pas succomber dans leur entreprise[126]. Je ne prétends pas attribuer ce caractère à toute la nation. On peut dire qu'il y a d'aussi honnêtes gens qu'en lieu du monde, et qu'ils ont beaucoup de grandeur d'âme. Je vais vous en citer quelques exemples que vous regarderez peut-être comme des folies, car chaque chose a un bon et un mauvais côté.

Le connétable de Castille est, en vérité, un des plus riches seigneurs de la cour en fonds de terre; mais comme il a la même négligence que tous ses semblables, qui est de ne prendre connaissances d'aucuns de ses intérêts, cela est cause qu'il ne l'est pas en argent comptant. Les pensions que le Roi lui fait, pour être doyen du conseil d'État, connétable de Castille et grand fauconnier, sont si considérables, qu'elles pourraient suppléer à ce qui lui manque; mais il est si fier qu'il ne veut rien recevoir. Il dit pour ses raisons que, lorsqu'un sujet a suffisamment de quoi vivre, il ne doit pas être à charge à son Prince; qu'il doit le servir et s'en estimer heureux; que de se faire payer comme un mercenaire, c'est devenir esclave.

Le duc d'Arcos, autrement d'Aveïro, a bien une autre opiniâtreté. Il prétend que le Roi de Portugal a usurpé la couronne sur ceux de sa maison, et par cette raison, lorsqu'il en parle, il ne le nomme que le duc de Bragance[127]. Il a cependant quarante mille écus de rentes au Portugal, dont il ne jouit pas, parce qu'il ne veut pas se soumettre à baiser la main de ce Roi, ni lui faire hommage. Le Roi de Portugal lui a fait dire qu'il le dispensait d'y venir lui-même, pourvu qu'il envoyât à sa place un de ses fils, soit l'aîné ou le cadet, à son choix; qu'il lui laisserait recevoir son revenu et lui en payerait les arrérages qui montent à des sommes immenses. Le duc d'Aveïro n'en veut pas seulement entendre parler. Il dit qu'après avoir perdu la couronne, il serait honteux de se soumettre à l'usurpateur pour quarante mille écus de rente; que les grands maux empêchent de ressentir les petits, et que le Roi tirerait plus de gloire de son hommage qu'il ne tire de profit de son revenu; qu'il aurait à se reprocher de lui avoir fait un honneur qu'il ne lui doit pas.

Celui que je vous garde pour le dernier, c'est le prince de Stigliano. Il a des charges et des commissions à donner à la Contratacion de Séville, pour quatre-vingt mille livres de rente. Il aime mieux les perdre que de signer de sa main les expéditions nécessaires, disant qu'il n'est pas de la générosité d'un cavalier comme lui de se donner la peine de signer son nom pour si peu de chose, car ces quatre-vingt mille livres de rente ne sont pas en un seul article; il y en a plus de trente; et lorsque son secrétaire lui présente une expédition de charge à signer de quatre ou cinq mille livres, il le refuse, et allègue sa qualité, disant toujours: esto es una niñeria: c'est une bagatelle. Le Roi n'est pas là-dessus si difficile, car c'est lui qui y pourvoit à la place du prince et qui en tire le profit. Vous m'allez dire que les Espagnols sont fous avec leur chimérique grandeur. Peut-être que vous direz vrai; mais pour moi qui crois les connaître assez, je n'en juge pas de cette manière. Je demeure d'accord, néanmoins, que la différence que l'on peut mettre entre les Espagnols et les Français, est tout à notre avantage. Il semble que je ne devrais pas me mêler de décider là-dessus, et que j'y suis trop intéressée pour en parler sans passion. Mais je suis persuadée qu'il n'y a guère de personnes raisonnables qui n'en jugent ainsi.

Les étrangers viennent moins à Madrid qu'en lieu du monde, et ils ont raison; car s'ils ne trouvent quelqu'un qui leur procure un appartement chez des particuliers, ils courent risque d'être fort mal logés, et les Espagnols ne se pressent pas trop d'offrir leurs maisons à personne à cause de leurs femmes, dont ils sont extrêmement jaloux. Je ne sais dans toute cette ville que deux auberges, dont il y en a une où l'on mange à la française; mais dès qu'elles sont pleines (et elles le sont bientôt, car elles sont fort petites), l'on ne sait que devenir. Ajoutez à cela qu'on ne trouve point de voitures commodément. Les carrosses de louage y sont assez rares; pour les chaises, on en a autant que l'on veut, mais ce n'est guère la coutume ici que les hommes se fassent porter en chaise, à moins qu'ils ne soient fort vieux ou fort incommodés. Enfin pourquoi les étrangers viendraient-ils à Madrid? ce qui est de plus beau et de plus aimable est toujours caché. Je veux parler des dames. Ils ne sauraient avoir de commerce avec elles, et celles que l'on peut voir sont des femmes si dangereuses pour la santé, qu'il faut avoir une grande curiosité pour se résoudre de la satisfaire avec de pareils risques. Malgré cela, le seul plaisir et l'unique occupation des Espagnols, c'est d'avoir un attachement. De jeunes enfants de qualité qui ont de l'argent, commencent dès l'âge de douze à treize ans à prendre une amancebade, c'est-à-dire une maîtresse concubine pour laquelle ils négligent leurs études, et prennent dans la maison paternelle tout ce qu'ils peuvent attraper. Ils ne voient pas longtemps ces créatures sans se trouver en état de se repentir de leur mauvaise conduite.

Ce qui est effroyable, c'est qu'il y a peu de personnes en ce pays, soit de l'un ou l'autre sexe, et même des plus distinguées, qui soient exemptes de cette maligne influence. Les enfants apportent le mal du ventre de leur mère, ou le prennent en tetant leur nourrice. Une vierge en est peut-être soupçonnée, et à peine veulent-ils se faire guérir, tant ils ont de certitude de retomber dans les mêmes accidents. Mais il faut qu'ils ne soient pas si dangereux en Espagne qu'ailleurs, car ils y conservent de fort beaux cheveux et de fort belles dents. On s'entretient de cette maladie chez le Roi et parmi les femmes de la première qualité, comme de la fièvre ou de la migraine, et tous prennent leur mal en patience, sans s'en embarrasser un moment. Dans le doute où l'on est que la femme la plus vertueuse ou le petit enfant n'en aient leur part, l'on ne saigne jamais au bras, c'est toujours au pied. Un enfant de trois semaines sera saigné au pied, et c'est même une coutume si bien établie, que les chirurgiens, qui ne sont pas fort habiles, ne savent point saigner au bras. J'ai été incommodée; il a fallu me servir du valet de chambre de M. l'ambassadeur de France pour me saigner au bras. Il est aisé de juger par tout ce que je vous ai dit que c'est le présent de noces qu'un Espagnol fait à sa femme; et bien que l'on se marie, l'on ne quitte point sa maîtresse, quelque dangereuse qu'elle puisse être. Toutes les fois que ces maîtresses se font saigner, leur amant est obligé de leur donner un habit neuf complet, et il faut remarquer qu'elles portent jusqu'à neuf et dix jupes à la fois; de manière que ce n'est pas une médiocre dépense. Le marquis de Liche[128], ayant su que sa maîtresse venait d'être saignée et ne pouvant attendre que le tailleur eût fait l'habit qu'il voulait lui donner, lui en envoya un qu'on venait d'apporter à la marquise de Liche, qui est extrêmement belle. Il dit ordinairement que pour être le plus heureux de tous les hommes, il ne souhaiterait qu'une maîtresse aussi aimable qu'est sa femme.

Les grands seigneurs, qui reviennent fort riches de leurs gouvernements où ils vont la plupart fort pauvres et où ils pillent le plus qu'ils peuvent, parce qu'ils n'y demeurent au plus que cinq ans, n'emploient pas à leur retour leur argent à acheter des terres. Ils le gardent dans leurs coffres, et tant qu'il dure, ils font belle dépense, car ils tiennent au-dessous d'eux de faire profiter cet argent. Il est difficile, de cette manière, que les plus grands trésors ne s'épuisent; mais l'avenir ne les inquiète pas trop, car chacun d'eux espère quelque vice-royauté ou quelque autre poste qui rétablit tout d'un coup les affaires les plus négligées. On doit convenir que le Roi d'Espagne est bien en état de satisfaire l'ambition de ses sujets et de récompenser leurs services. Beaucoup de ses sujets, en effet, remplissent la place de plusieurs souverains qui ont été les premiers hommes de leur siècle.

La différence est notable entre ces souverains des temps jadis et les Espagnols du temps présent. Elle est moindre du côté de la naissance que de celui du mérite; car les maisons des grands seigneurs sont très-illustres. On en voit beaucoup qui descendent des rois de Castille, de Navarre, d'Aragon et de Portugal. Cela n'empêche pas que plusieurs (car j'y mets une exception) ne démentent la vertu de leurs ancêtres. Mais aussi, de quelle manière les élève-t-on? Ils n'étudient point; on néglige de leur donner d'habiles précepteurs. Dès qu'on les destine à l'épée, on ne se soucie plus qu'ils apprennent le latin ni l'histoire. On devrait au moins leur enseigner ce qui est de leur métier: les mathématiques, à faire des armes et à monter à cheval. Ils n'y pensent seulement pas. Il n'y a point ici d'académie ni de maîtres qui montrent ces sortes de choses. Les jeunes hommes passent le temps qu'ils devraient employer à s'instruire dans une oisiveté pitoyable, soit à la promenade ou à faire leur cour aux dames. Et malgré tout cela, ils sont persuadés qu'il n'y a pas de gens au monde plus dignes qu'eux de l'admiration publique. Ils croient que Madrid est le centre de la gloire, des sciences et des plaisirs; ils souhaitent en mourant à leurs enfants le paradis et puis Madrid. Et par là, ils mettent cette ville au-dessus même du paradis, tant ils y vivent satisfaits. C'est ce qui les empêche aussi d'aller chercher dans les autres cours une politesse qu'ils n'ont pas parmi eux et qu'ils ne connaissent point. C'est ce qui les oblige encore de presser leur retour à Madrid, en quelque lieu que le Roi les envoie, quelque rang qu'ils y tiennent, quelques honneurs qu'ils y reçoivent, quelques richesses qu'ils y amassent; l'amour de la patrie et la prévention pour elle a un tel empire sur eux, qu'ils renoncent à tout, et ils aiment mieux mener une vie fort commune et que personne ne remarque, sans train, sans faste et sans distinction, pourvu que ce soit à Madrid.

Il est très-rare qu'un père fasse voyager son fils; il le garde auprès de lui et lui laisse prendre les habitudes qu'il veut. Vous pouvez croire que ce ne sont pas d'ordinaire les meilleures, car il y a un certain âge où l'on n'a pas d'autre but que de goûter les plaisirs. Ils s'y entraînent les uns les autres, et ce qui devrait être sévèrement repris est toléré par l'exemple de ceux de qui ils dépendent. Ajoutez à tout cela qu'on les marie, pour ainsi dire, au sortir du berceau. L'on établit à seize ou dix-sept ans un petit homme dans son ménage, avec une petite femme qui n'est qu'un enfant. Cela fait que ce jeune homme apprend encore moins ce qu'il devrait savoir, et qu'il devient plus débauché, parce qu'il est le maître de sa conduite. De sorte qu'il passe sa vie au coin de son feu, comme un vieillard dans sa caducité, et parce que ce noble fainéant est d'une illustre maison, il sera choisi pour aller gouverner des peuples qui pâtissent de son ignorance. Ce qui est encore plus pitoyable, c'est qu'un tel homme se croit un grand personnage, et ne se gouverne que par sa propre suffisance et sans prendre conseil de personne; aussi fait-il tout de travers. Sa femme n'aura guère plus de génie et d'habileté; une gloire insupportable, dont elle s'applaudit, fera son plus grand mérite, et souvent des gens d'une capacité consommée seront soumis à ces deux animaux qu'on leur donne pour supérieurs[129].

Mais, d'un autre côté, rendons à César ce qui appartient à César. Il faut convenir que quand un Espagnol a été assez favorablement regardé du ciel pour avoir une bonne éducation, qu'il voyage et qu'il voit le monde, il en profite mieux que personne. La nature leur a été moins avare qu'ils ne le sont à eux-mêmes. Ils sont niais avec plus d'esprit que les autres; ils ont une grande vivacité avec un grand flegme; ils parlent et s'énoncent facilement; ils ont beaucoup de mémoire, écrivent d'une manière nette et concise; ils comprennent fort vite. Il leur est aisé d'apprendre tout ce qu'ils veulent; ils entendent parfaitement la politique; ils sont sobres et laborieux lorsqu'il le faut. On peut sans doute trouver de grandes qualités parmi eux, de la générosité, du secret, de l'amitié, de la bravoure, en un mot, ces beaux sentiments de l'âme qui font le parfait honnête homme. Il me semble que voici un endroit assez propre pour finir ma lettre, et pour vous inspirer de l'estime pour eux. Je ne serais pas fâchée de leur procurer cet avantage, car je ne m'accommode point si mal de leurs manières, que beaucoup d'autres qui crient contre eux, et qui les condamnent d'abord sans les examiner et sans les connaître à fond. Pour moi, je dis qu'il y a du bon et du mauvais ici, comme dans tous les autres endroits du monde.

De Madrid, ce 27 juin 1679.

DOUZIÈME LETTRE.


Tout est ici dans la joie depuis l'arrivée du secrétaire du marquis de Los Balbazès, qui apporta, le 13 de ce mois, les assurances que le Roi Très-Chrétien a accordé Mademoiselle au Roi d'Espagne. Il attendait cette nouvelle si impatiemment, qu'il demandait à toute heure si l'on ne voyait point arriver le courrier, et aussitôt qu'il l'eut reçue, il alla entendre le Te Deum à Notre-Dame d'Atocha. Comme les dames ne vont point là, elles se contentent de se parer beaucoup et de se mettre aux fenêtres. J'avais pris ce parti, et je pensai étouffer et perdre les yeux, tant la poudre était grande. Je vis le Roi dans son carrosse de toile cirée verte à portières, comme nous en avions autrefois en France. Il y avait peu de suite; une vingtaine de hallebardiers vêtus de jaune avec des chausses retroussées, semblables à celles des pages, marchaient devant et derrière. Les carrosses de suite étaient en tel nombre, à cause des personnes de la cour qui l'accompagnaient, que l'on ne pouvait les compter.

Le peuple, épars de tous les côtés, jusque sur les toits des maisons, criait: Viva el Rey, Dios le bendiga, et plusieurs ajoutèrent: Viva al Reina, nuestra señora. Il n'y avait point de maisons particulières ni de rues, où il n'y eût des tables pour manger; chacun avait un oignon, de l'ail et des ciboules à la main, dont l'air qu'on respirait était tout parfumé, et l'on faisait débauche d'eau pour boire à la santé de Leurs Majestés. Car, je vous l'ai déjà mandé, ma chère cousine, et il me semble que je puis encore vous le répéter, il n'y a jamais eu de gens si sobres que ceux-ci, particulièrement sur le vin, et ils ont une si grande horreur pour ceux qui rompent cette tempérance, qu'il est porté par les lois, que lorsqu'on produit en justice un homme pour rendre témoignage, il est récusé pour témoin si l'on prouve qu'il se soit enivré seulement une fois, et il est renvoyé après avoir été réprimandé en pleine chambre. Quand il arrive aussi que l'on appelle un homme borracho, cette injure se venge par l'assassinat.

Le même soir que le Roi fut à Atocha, nous éclairâmes toutes nos maisons avec de gros flambeaux de cire blanche que l'on nomme hachas. Ils sont plus longs que ceux dont on se sert à Paris pour éclairer le soir devant les carrosses, mais ils sont aussi bien plus chers, parce qu'on apporte la cire à grands frais de hors du royaume, et que l'on en fait une consommation prodigieuse en Espagne. On ne se contente pas, lorsqu'on fait des illuminations, de mettre quatre ou six flambeaux, on en attache deux à chaque balcon, et deux à chaque fenêtre, jusqu'aux étages les plus élevés. Il y a telles maisons auxquelles il en faut quatre ou cinq cents. On fit des feux partout, et nous allâmes au palais pour voir la mascarade de cent cinquante seigneurs qui devaient y venir. Je ne sais pourquoi on nomme ainsi ces divertissements, car ils ne sont point masqués. On choisit d'ordinaire la nuit la plus obscure. Tous les hommes de la cour montent sur leurs plus beaux chevaux. Ces chevaux étaient tout couverts de gaze d'argent et de housses en broderies d'or et de perles. Les cavaliers étaient vêtus de noir, avec des manches de satin de couleur, brodées de soie et de jais. Ils avaient des petits chapeaux noirs retroussés avec des diamants, des plumes sur le côté du chapeau, des écharpes magnifiques et beaucoup de pierreries; avec cela pourtant le manteau noir et la laide golille qui les défigure toujours. Ils vont à cheval comme les Turcs et les Maures, c'est-à-dire à la gineta. Les étriers sont si courts, que leurs jambes sont levées et appuyées sur les épaules de leurs chevaux. Je ne saurais accoutumer mes yeux à cette mode. Ils disent que, quand ils sont ainsi, ils en ont plus de force pour donner un coup, et qu'ils peuvent s'élever et s'avancer contre celui qu'ils attaquent. Mais pour revenir à la mascarade, ils s'assemblèrent tous dans un lieu marqué (c'est ordinairement à quelqu'une des portes de la ville). Les rues par où ils devaient passer étaient sablées, et des deux côtés, il y avait des perches avec des réchauds, qui faisaient des illuminations, sans compter les flambeaux de cire blanche. On mit des lanternes transparentes et toutes peintes aux fenêtres des maisons, ce qui faisait un très-bon effet. Chaque cavalier avait un grand nombre de laquais, qui étaient vêtus de toile d'or et d'argent. Ils marchaient à côté de leurs maîtres avec des flambeaux. Les maîtres allaient quatre à quatre au petit pas, tenant aussi chacun un flambeau. Ils traversèrent toute la ville avec des trompettes, des timbales, des musettes et des fifres. Quand ils furent arrivés au palais, qui était tout illuminé, et dont la cour était sablée, ils firent plusieurs tours, coururent les uns contre les autres, et s'entre-poussèrent pour tâcher de se faire choir[130].

Le prince Alexandre de Parme, qui est prodigieusement gros, tomba de cette manière. Il fit autant de bruit qu'une petite montagne qui tomberait d'un lieu élevé. L'on eut beaucoup de peine à l'emporter, car il était tout froissé de sa chute. Il y en avait plusieurs avec leurs grandes lunettes, mais particulièrement le marquis d'Astorga, qui ne les porte pas seulement pour la gravité; il est vieux et il en a besoin; malgré cela, il est toujours galant. Il sera Mayordomo mayor de la jeune Reine. Il est grand d'Espagne.

A propos de grand d'Espagne, Don Fernand de Tolède me disait l'autre jour une chose assez plaisante. Son beau père, qui se nomme le marquis de Palacios, fait des dépenses effroyables; car il est un des galants de profession des dames du palais; et pour y parvenir, il faut avoir de l'esprit et beaucoup de magnificence. Je dis une certaine sorte d'esprit toute particulière; une délicatesse, des termes choisis, des modes singulières. Il faut savoir écrire en prose et en vers, et le savoir mieux qu'un autre. Enfin, l'on parle et l'on agit dans cette galanterie du palais autrement qu'à la ville. Pour en revenir au marquis de Palacios, il y avait une fête ordonnée dont le Roi l'avait mis; il n'avait pas le sou pour y paraître. Il a plusieurs villes à lui; il s'avisa d'y aller en poste, et dès qu'il fut arrivé dans la première, il fit afficher que tous ceux qui voudraient être faits grands vinssent le trouver. Il n'y eut ni juges, ni bourgeois, ni marchands qui ne se sentissent pressés d'un désir d'ambition pour le grandat. La maison se trouva remplie de toutes sortes de gens; il fit marché avec chacun en particulier; il en tira le plus qu'il put, et ensuite, il les fit tous couvrir devant lui, comme fait le Roi quand il accorde le grandat, et leur en donna des patentes en forme. Cela lui réussit trop bien dans la première ville pour manquer de faire la même tentative dans les autres. Il y trouva de semblables dispositions pour lui donner de l'argent et pour obtenir, par son moyen, le grandat. Il amassa ainsi une somme considérable, et vint faire une grosse dépense à la cour. Mais comme l'on a toujours des ennemis, il y eut quelques personnes qui voulurent lui faire une affaire, auprès du Roi, de cette plaisanterie. Il en fut averti, et il se justifia aisément, en disant que tous ceux à qui il avait accordé la permission de se couvrir devant lui, étant nés ses vassaux, lui devaient trop de respect pour prendre cette liberté sans son consentement; qu'ainsi il les avait faits grands à son égard. Après cela on tourna la chose en raillerie.

Ce marquis vient souvent nous voir, et comme il était de la vieille cour, il me disait hier qu'un fameux astrologue étant un jour avec le feu Roi sur la terrasse du palais, le Roi lui demanda la hauteur de cet endroit. Il regarda le ciel et dit une hauteur fixe. Le Roi donna ordre secrètement que l'on haussât le pavé de la terrasse de trois ou quatre doigts, et l'on y travailla toute la nuit. Le lendemain matin, il fit appeler l'astrologue, et, l'ayant mené sur la terrasse, il lui dit: Je parlais, hier au soir, de ce que vous m'avez dit sur la hauteur de ce lieu, mais l'on m'a soutenu que vous vous trompez. Sire, dit-il, j'ose croire que je ne me suis point trompé. Considérez, dit le Roi, et puis nous en ferons la honte à ceux qui se vantent d'être plus habiles que vous. Il recommença aussitôt de faire ses spéculations. Le Roi le voyait changer de couleur, et il paraissait fort embarrassé. Enfin il s'approcha et lui dit: Ce que j'avançai hier à Votre Majesté était véritable, mais je trouve aujourd'hui que la terrasse est un peu haussée ou que le ciel est un peu baissé. Le Roi sourit et lui dit la pièce qu'il lui avait faite.

Pour vous parler d'autre chose, je vous dirai que le Roi a trois personnes dans sa maison, que l'on nomme particulièrement les grands officiers. C'est le Mayordomo major, le Sumiller du corps et le Grand Écuyer. Ces trois charges sont distinguées en ce que le mayordomo commande dans le palais, que le sumiller du corps a le pas dans la chambre du Roi, et que le grand écuyer ordonne lorsque le Roi est ailleurs qu'au palais.

Les charges de gentilshommes de la chambre du Roi sont après celles-là. Ils portent, pour marque de leur dignité, une clef dorée pendue à leur ceinture. Il y a trois sortes de ces clefs. La première donne l'exercice de gentilhomme de la chambre; la seconde, l'entrée sans l'exercice; et la troisième est appelée la llave capona, qui ne donne l'entrée que dans l'antichambre[131]. Le nombre de ces gentilshommes est grand. Il y en a quarante d'exercice, qui servent tour à tour chacun un jour, et ils sont, pour la plupart, des grands d'Espagne. Les mayordomos, qui veulent dire maîtres d'hôtel ordinaire, ont les mêmes entrées que les gentilshommes de la chambre. Les personnes de la première qualité remplissent ces charges. Ce sont, pour la plupart, les seconds fils des grands. Ils servent par semaine, et, lorsque le grand maître est absent, ils sont revêtus de son pouvoir. Ils servent aussi d'introducteurs aux ministres étrangers quand ils vont à l'audience. Il y en a huit. Quelquefois le nombre en augmente, mais il ne diminue pas.

Le Roi a trois compagnies sous sa garde, qui n'ont rien de commun les unes avec les autres. Le marquis de Falces commande la garde flamande ou bourguignonne. Elle est de cent hallebardiers; et, quoiqu'on les nomme ici archers de la garde, on peut les appeler gardes du corps. La garde allemande est de pareil nombre. Don Pedro d'Aragon en est capitaine. La garde espagnole est aussi de cent hallebardiers, sous le commandement du comte de Los Arcos. Il est encore capitaine d'une autre compagnie de cent Espagnols appelés les gardes de la Lancilla, et celle-là ne paraît qu'aux grandes cérémonies et aux enterrements des Rois[132].

Les affaires de l'État sont gouvernées par un premier ministre que l'on nomme Privado. Il a sous lui un secrétaire d'État, dont le bureau est dans le palais. Les affaires qui viennent au Roi et au ministre doivent d'abord passer par ses mains; et, comme il expédie aussi tout ce que le Roi a ordonné, on l'appelle Secretario del Despacho universal.

Le conseil d'État et plusieurs autres conseils examinent les affaires, et le Roi ou le premier ministre en décident ensuite. Il y a un grand nombre de conseils. Voici le nom de ceux qui entrent à présent dans le conseil d'État:

  • Le connétable de Castille, de la maison de Velasco, en est le doyen.
  • Le duc d'Albe.
  • Le duc de Medinaceli.
  • Don Pedro d'Aragon.
  • L'amirante de Castille.
  • Le marquis d'Astorga.
  • Le prince de Stigliano.
  • Le duc d'Ossone.
  • Le comte de Chinchon.
  • Don Vincente Gonzaga, prince de Guastalla.
  • Don Louis Portocarrero, cardinal-archevêque de Tolède.
  • Le marquis de Liche.
  • Le marquis de Los Balbazes.
  • Don Diego Sarmiento.
  • Don Melchior Navarro.
  • Le marquis de Los Velez.
  • Le marquis de Mansera.
  • Le duc d'Albuquerque.

Outre ce conseil, qui est le principal, il y a ceux de l'Inquisition, de la Guerre, des ordres d'Aragon, des Indes, d'Italie, de la Hazienda, de la Croisade et de Flandre. Il y a aussi la chambre de Castille, des Alcaldes de Corte, de la Contaduria, del Aposento, de Los Bosques Reales, de Los Milliones et de Competencias. Mais ne pensez pas, ma chère parente, que les appointements et les profits soient médiocres. Par exemple, les conseillers du conseil des Indes retirent dix-huit à vingt mille écus de rente de leur charge. A propos de charges, on croit qu'elles ne se vendent point ici, et cela est au moins en apparence. Il semble que l'on accorde tout au mérite ou à la naissance; cependant on fait sous mains des présents si considérables, que, pour avoir de certaines vice-royautés, l'on donne jusqu'à cinq mille pistoles et quelquefois davantage. Ce qui s'appelle acheter ailleurs, s'appelle à Madrid faire un regalo, c'est-à-dire un présent, et l'un vaut l'autre, avec cette différence qu'une charge qu'on achète, ou un gouvernement est à vous tant que vous vivez, et passe quelquefois en héritage à vos enfants, par le droit naturel ou par commission du prince. Mais en Espagne on ne jouit que trois ans, cinq ans au plus, d'un poste que l'on a payé bien cher. Il est aisé de juger que ceux qui font de telles avances savent bien où se rembourser de l'intérêt et du principal. Le peuple en souffre horriblement; il se voit toujours sur les bras un nouveau vice-roi ou un nouveau gouverneur, qui vient de s'épuiser pour donner à la cour tout ce qu'il avait d'argent comptant et quelquefois celui de ses amis. Il arrive affamé; il faut l'enrichir en peu de temps; et ce pauvre peuple est pillé à toutes mains, sans que des plaintes aient lieu. C'est bien autre chose dans les Indes, où l'or est si commun, et où l'on est encore plus éloigné du Roi et des ministres. Il est certain qu'on en rapporte des sommes immenses, comme je vous l'ai déjà mandé. Il n'est pas jusqu'aux religieux qui vont y prêcher qui n'en reviennent avec quarante et cinquante mille écus qu'ils amassent en trois ou quatre ans; de sorte que, malgré leur vœu de pauvreté, ils trouvent le secret de s'enrichir; et pendant leur vie on les laisse jouir du fruit de leur mission.

Les couvents ont encore une autre adresse qui leur réussit ordinairement, c'est que, lorsqu'un religieux devient fils unique, si son père a du bien, on lui persuade de le laisser au monastère où son fils a pris l'habit, à condition qu'il en touchera le revenu pendant sa vie, et qu'après sa mort le couvent en héritera et priera Dieu pour le père et pour le fils. De sorte qu'il y a de simples religieux qui ont trente mille livres de rente à leur disposition. Cette abondance, dans un pays où la raison n'a guère d'empire sur le cœur, ne sert pas toujours à les sanctifier; et s'il y en a quelques-uns qui en font un bon usage, il y en a beaucoup qui en abusent.

On remarque qu'il vient des Indes, tous les deux ans, plus de cent millions de livres, sans que le quart entre dans les coffres du roi d'Espagne. Ces trésors se répandent dans toute l'Europe; les Français, les Anglais, les Hollandais et les Génois en tirent la meilleure partie. Il semble qu'il n'est pas d'une politique aussi raffinée que celle des Espagnols de consommer leurs propres sujets à tirer l'or des mines, pour en laisser profiter des nations avec lesquelles ils sont bien souvent en guerre. Mais la paresse naturelle, qui les empêche de travailler et d'avoir chez eux des manufactures, les oblige d'avoir recours à ceux qui peuvent fournir des marchandises pour ce pays-là.

Comme les étrangers n'osent hasarder d'y aller, parce qu'il n'y va pas de moins que d'être pendu, ils mettent leurs effets sous le nom des marchands espagnols, avec lesquels on trouve beaucoup de fidélité; et quand le Roi le voudrait, il ne pourrait empêcher que les étrangers ne reçussent leurs lots, car les Espagnols, dans cette rencontre, aimeraient mieux perdre le leur, que de voir faire tort aux autres. Une chose singulière, c'est que, lorsque la flotte vient mouiller à Cadix, il se trouve là des gens qui font profession publique d'aider à frauder les droits du Roi sur les entrées de l'argent et des marchandises. C'est leur négoce, comme à un banquier de tenir sa banque. On les nomme metadors, et, quelque fripons qu'ils soient à l'égard du Roi, il faut convenir qu'ils ne le sont pas avec les particuliers qui font un traité avec eux, par lequel, moyenant une certaine remise, ils leur garantissent tout leur argent dans la ville où ils veulent. C'est un commerce si sûr, qu'on n'en voit point qui manquent de parole. On pourrait punir ces gens-là des friponneries qu'ils font au Roi, mais il en naîtrait des inconvénients pour le commerce, qui nuiraient peut-être plus que cette punition n'apporterait de profit. De manière que le gouvernement et les juges n'entrent point en connaissance de ce qui se passe. Il y aurait un remède assez aisé pour empêcher que le Roi perdît tout en cette occasion; ce serait de diminuer une partie des droits, qui sont fort hauts, et ce qui se donne à ces metadors se payerait à la contratacion, et même davantage, parce que naturellement les marchands n'aiment pas la fraude, et qu'ils craignent toujours de payer tout d'un coup, ce qu'ils évitent en dix voyages. Mais les Espagnols veulent tout ou rien, et bien souvent ils n'ont rien. Quant à Madrid, il n'y faut pas chercher de plus grands voleurs que les gens de justice. Ce sont eux qui s'approprient impunément les droits du Roi, et qui le pillent d'une telle manière qu'il ne faut pas s'étonner s'il manque si souvent d'argent. Ils ne se contentent pas de faire tort à leur souverain, ils n'épargnent pas le peuple; et bien que les lois du pays soient très-bonnes et même très-équitables, personne ne s'en ressent. Ceux qui les ont en main, et qui sont préposés pour les exécuter, sont les premiers qui les corrompent. En donnant quelque argent à un alcalde ou à un alguazil, on fera arrêter la personne du monde la plus innocente; on la fera jeter dans un cachot et périr de faim, sans nulle procédure, sans ordre, sans décret; et quand on sort de prison, il ne faut pas seulement penser à prendre à partie cet indigne officier de la justice. Les gens de cette espèce sont ordinairement fort intéressés partout; mais ici, c'est une chose outrée, et les bons juges sont plus rares en ce pays qu'ailleurs.

Les voleurs, les assassins, les empoisonneurs, et les personnes capables des plus grands crimes, demeurent tranquillement à Madrid, pourvu qu'ils n'aient pas du bien, car, s'ils en ont, on les inquiète pour le tirer[133].

On ne fait justice que deux ou trois fois l'année. Ils ont la dernière peine de se résoudre à faire mourir un criminel qui est, disent-ils, un homme comme eux, leur compatriote et sujet du Roi. Ils les envoient presque tous aux mines ou aux galères, et quand ils font pendre quelque misérable, on le mène sur un âne, la tête tournée vers la queue. Il est habillé de noir; on lui tend un échafaud où il monte pour haranguer le peuple, qui est à genoux tout en larmes, et qui se donne de grands coups dans la poitrine. Après avoir employé le temps qu'il veut à parler, on l'expédie gravement; et comme ces exemples de justice sont rares, ils font beaucoup d'impression sur ceux qui les voient.

Quelques richesses qu'aient les grands seigneurs, quelque grande que soit leur fierté ou leur présomption, ils obéissent aux moindres ordres du Roi avec une exactitude et un respect que l'on ne peut assez louer. Sur le premier ordre ils partent, ils reviennent, ils vont en prison ou en exil, sans se plaindre. Il ne se peut trouver une soumission et une obéissance plus parfaites, ni un amour plus sincère que celui des Espagnols pour leur Roi. Ce nom leur est sacré, et pour réduire le peuple à tout ce que l'on souhaite, il suffit de dire, le Roi le veut. C'est sous son nom que l'on accable ces pauvres gens d'impôts dans les deux Castilles. A l'égard des autres royaumes ou provinces, ils n'en ont pas tant; ils se vantent, la plupart, d'être libres et de ne payer que ce qu'ils veulent.

Je vous ai déjà marqué, ma chère cousine, que l'on suit exactement en toutes choses la politique de Charles-Quint; sans se souvenir que la succession des temps change beaucoup aux événements, quoiqu'ils paraissent semblables et dans les mêmes circonstances, et que ce qu'on pouvait entreprendre il y a six-vingts ans, sans témérité, sous un règne florissant, serait une imprudence sous un règne qui l'est beaucoup moins. Cependant leur vanité naturelle les empêche d'examiner que la Providence permet quelquefois que les empires, comme les maisons particulières, aient à proportion leurs révolutions. Pour les Espagnols, ils se croient toujours les mêmes; mais, sans avoir connu leurs aïeux, j'ose dire qu'ils se trompent.

Pour quitter des réflexions peut-être trop sérieuses et trop élevées pour moi, je vais vous dire que c'est une réjouissance générale à Madrid, dans le temps que la flotte des Indes arrive. Comme on n'y est pas d'humeur à thésauriser, cette abondance d'argent, qui vient tout d'un coup, se répand sur tout le monde. Il semble que ces sommes immenses ne coûtent rien, et que c'est un argent que le hasard leur envoie. De sorte que les grands seigneurs assignent là-dessus leurs créanciers, et qu'ils les payent avec une profusion qui, sans contredit, a quelque chose de noble et de généreux; car on trouve en peu de pays une libéralité aussi naturelle qu'en celui-ci; et je dois y ajouter qu'ils ont une patience digne d'admiration. On les a vus soutenir des sièges très-longs et très-pénibles, où, malgré les fatigues de la guerre, ils ne se nourrissaient que de pain fait avec du blé gâté, et ne buvaient que de l'eau corrompue, bien qu'il n'y ait pas d'hommes au monde plus délicats qu'eux sur la bonne eau. On les a vus, dis-je, exposés à l'injure des temps, demi-nus, couchés sur la dure, et malgré cela plus braves et plus fiers que dans l'opulence et la prospérité. Il est vrai que la tempérance qui leur est naturelle leur est d'un grand secours pour endurer la faim quand ils y sont réduits. Ils mangent fort peu, et à peine veulent-ils boire du vin. La coutume qu'ils ont d'être toujours seuls à table contribue à les entretenir dans leur frugalité. En effet, leurs femmes ni leurs filles ne mangent pas avec eux. Le maître a sa table, et la maîtresse est par terre sur un tapis avec ses enfants, à la mode des Turcs et des Maures. Ils ne convient presque jamais leurs amis pour se régaler ensemble; de sorte qu'ils ne font aucun excès. Aussi disent-ils qu'ils ne mangent que pour vivre, au lieu qu'il y a des peuples qui ne vivent que pour manger. Néanmoins, bien des personnes raisonnables trouvent cette affectation trop grande, et, comme il n'entre aucune familiarité dans leur commerce, ils sont toujours en cérémonie les uns avec les autres, sans jouir de cette liberté qui fait la véritable union et qui produit l'ouverture du cœur.

Cette grande retraite les livre à mille visions, qu'ils appellent philosophie; ils sont particuliers, sombres, rêveurs, chagrins, jaloux, au lieu que s'ils tenaient une autre conduite, ils se rendraient capables de tout, puisqu'ils ont une vivacité d'esprit admirable, de la mémoire, du bon goût, du jugement et de la patience. Il n'en faut pas davantage pour se rendre savant, pour se perfectionner, pour être agréable dans la conversation, et pour se distinguer parmi les nations les plus polies. Mais bien loin de vouloir être ce qu'ils seraient naturellement, pour peu qu'ils le voulussent, ils affectent une indolence qu'ils nomment grandeur d'âme; ils négligent leurs affaires les plus sérieuses et l'avancement de leur fortune. Le soin de l'avenir ne leur donne aucune inquiétude. Le seul point où ils ne sont pas indifférents, c'est sur la jalousie, ils la portent jusqu'où elle peut aller. Le simple soupçon suffit pour poignarder sa femme ou sa maîtresse. Leur amour est toujours un amour furieux, et cependant les femmes y trouvent des agréments. Elles disent qu'au hasard de tout ce qui leur peut arriver de plus fâcheux, elles ne voudraient pas les voir moins sensibles à une infidélité; que leur désespoir est une preuve certaine de leur passion; et elles ne sont pas plus modérées qu'eux quand elles aiment. Elles mettent tout en usage pour se venger de leurs amants, s'ils les quittent sans sujet. De sorte que les grands attachements finissent d'ordinaire par quelque catastrophe funeste. Par exemple, il y a peu qu'une femme de qualité, ayant lieu de se plaindre de son amant, trouva le moment de le faire venir dans une maison dont elle était la maîtresse, et après lui avoir fait de grands reproches, dont il se défendit faiblement, parce qu'il les méritait, elle lui présenta un poignard et une tasse de chocolat empoisonné, lui laissant seulement la liberté de choisir le genre de mort. Il n'employa pas un moment pour la toucher de pitié. Il vit bien qu'elle était la plus forte en ce lieu, de sorte qu'il prit froidement le chocolat, et n'en laissa pas une goutte. Après l'avoir bu, il lui dit: Il aurait été meilleur si vous y aviez mis plus de sucre, car le poison le rend fort amer; souvenez-vous-en pour le premier que vous accommoderez. Les convulsions le prirent presque aussitôt. C'était un poison très-violent, et il ne demeura pas une heure à mourir. Cette dame, qui l'aimait encore passionnément, eut la barbarie de ne le point quitter qu'il ne fût mort.

L'ambassadeur de Venise, qui est fort poli, était chez lui ces jours passés; on vint lui dire qu'une dame couverte d'une mante voulait lui parler, et qu'elle se cachait si bien qu'on n'avait pu la voir. Elle avait deux écuyers et assez de train. Il la fit entrer dans sa chambre d'audience; elle le pria de faire sortir tout le monde. Quand elle fut seule, elle se dévoila et elle lui parut parfaitement belle. Je suis d'une illustre maison, lui dit-elle, je me nomme Doña Blanca de Gusman. J'ai passé par-dessus tout ce que la bienséance me prescrit, en faveur de la passion que j'ai pour vous; je viens vous le déclarer, seigneur, et vous dire que je veux rester ici cette nuit. A des paroles si impudentes, l'ambassadeur ne put douter que ce ne fût quelque friponne qui avait emprunté un nom de qualité, pour le faire donner dans le panneau. Il lui dit cependant avec honnêteté, qu'il ne s'était jamais cru malheureux de servir la République, que dans ce moment il aurait souhaité n'être point ambassadeur, pour profiter de la grâce qu'elle voulait lui faire, mais que l'étant, il n'y avait point d'apparence qu'il fît demeurer chez lui une personne si distinguée; que cela lui attirerait des affaires, et qu'il la priait de vouloir bien se retirer. Cette femme aussitôt devint comme une furieuse, et, après l'avoir chargé d'injures et de reproches, elle tira un stylet et elle se jeta sur lui pour le frapper. Il l'en empêcha sans peine, et ayant appelé un de ses gentilshommes, il lui dit de donner cinq ou six pistoles à cette femme. Elle méritait si peu cette générosité et elle en fut tellement apaisée, qu'elle lui avoua de bonne foi qu'elle était une créature telle qu'il l'avait soupçonnée, et que ce qui l'avait fait entrer dans un si grand désespoir, c'est que les écuyers qui l'attendaient en bas étaient ses amants, qui l'auraient assommée de coups si elle n'avait rien rapporté de sa quête; qu'il aurait fallu encore qu'elle payât à ses dépens l'équipage qui était loué pour cette unique cérémonie, et qu'elle aurait autant aimé mourir que d'essuyer tous ces chagrins. L'ambassadeur trouva qu'elle se confessait si plaisamment qu'il lui fit donner encore dix pistoles; car, lui dit-il, puisque vous avez à partager avec tant d'honnêtes gens, votre part serait trop petite. Elle réussit si bien en ce lieu-là, que, du même pas, elle fut chez l'ambassadeur de France; mais on ne l'y reçut point avec une pareille courtoisie. Peu s'en fallut qu'au premier emportement qu'elle marqua, on ne la régalât des étrivières, elle et son cortége. Il ne lui donna pas un sol, trop heureuse d'en sortir comme elle y était entrée, parce que tout lui était contraire.

Nous étions arrêtées ce matin dans la Plaza Mayor, pour attendre la réponse d'un gentilhomme que ma parente avait envoyé proche de là. C'est en ce lieu que l'on vend du poisson, et il y avait une femme qui vendait quelques petits morceaux de saumon qu'elle disait être frais. Elle faisait un bruit désespéré avec son saumon; elle appelait tous les passants pour que l'on vînt le lui acheter. Enfin il est venu un cordonnier, que j'ai connu tel, parce qu'elle l'a nommé Senor Capatero. Il lui a demandé une livre de saumon. (Vous remarquerez qu'ici l'on achète tout à la livre jusqu'au bois et au charbon.) Vous n'hésitez point sur le marché, lui a-t-elle dit, parce que vous croyez qu'il est à bon prix, mais vous vous trompez, il vaut un écu la livre. Le cordonnier, indigné du doute où elle était, lui a dit d'un ton de colère: S'il avait été à bon marché, il ne m'en aurait fallu qu'une livre; puisqu'il est cher, j'en veux trois. Aussitôt il lui donna trois écus, et enfonçant son petit chapeau (car les gens de métier les portent aussi petits que les gens de qualité les portent grands), après avoir relevé sa moustache par rodomontade, il a levé aussi la pointe de sa formidable épée jusqu'à son épaule, et nous a regardées fièrement, voyant bien que nous écoutions son colloque et que nous étions étrangères. La beauté de la chose, c'est que peut-être cet homme si glorieux n'a rien au monde que ces trois écus-là, que c'est le gain de toute sa semaine, et que demain, lui, sa femme et ses petits enfants jeûneront plus rigoureusement qu'au pain et à l'eau; mais telle est l'humeur de ces gens-ci; il y en a même plusieurs qui prennent les pieds d'un chapon, et les font pendre par-dessous leur manteau, comme s'ils avaient effectivement un chapon; cependant ils n'en ont que les pieds.

On ne voit pas un menuisier, un sellier, ou quelque autre homme de boutique, qui ne soit habillé de velours et de satin, comme le roi, ayant sa grande épée, le poignard et la guitare attachée dans sa boutique. Ils ne travaillent que le moins qu'ils peuvent, et je vous ai déjà dit plus d'une fois qu'ils sont naturellement paresseux. En effet, il n'y a que l'extrême nécessité qui les oblige de faire quelque chose; alors ils travaillent les dimanches et les fêtes, sans façon, tout comme les autres jours, et puis ils vont porter leur marchandise. Si c'est un cordonnier et qu'il ait deux apprentis, il les mène tous deux avec lui, et donne à chacun un soulier à porter; s'il en a trois, il les mène tous trois, et ce n'est qu'avec peine qu'il se rabaisse à vous essayer sa besogne. Quand elle est livrée, il va s'asseoir au soleil (que l'on nomme le feu des Espagnols) avec une troupe de fainéants comme lui, et là, d'une autorité souveraine, ils décident des affaires d'État et règlent les intérêts des princes. Souvent ils se querellent là-dessus. Quelque grand politique, qui se croit plus habile que les autres, veut que l'on cède à son avis, et quelques autres, aussi opiniâtres que lui, n'en veulent rien faire. De sorte qu'ils se battent sans quartier. J'étais, il y a deux jours, chez l'ambassadrice du Danemark, lorsqu'on y apporta un malheureux qui venait d'être blessé dans la rue. C'était un fruitier; il avait soutenu que le Grand Seigneur serait un malhabile homme s'il ne faisait point étrangler son frère. Un autre, à qui ce jeune prince n'était pas si désagréable, voulut prendre son parti; et là-dessus ils s'étaient battus. Mais il faut remarquer que tous ces gens-là parlent des affaires de la politique avec assez de connaissance pour appuyer ce qu'ils disent de bonnes raisons.

Il y a dans la ville plusieurs maisons qui sont comme des académies, où chacun s'assemble: les uns pour jouer et les autres pour la conversation. L'on y joue fort fidèlement, et quelque somme que l'on perde sur sa parole, les vingt-quatre heures ne passent jamais que l'on ne paye. Si l'on y manquait, on serait perdu d'honneur et de réputation. Il n'y a aucune raison qui puisse surmonter cette nécessité de payer dans les vingt-quatre heures. L'on y joue fort grand jeu et très-honnêtement, sans bruit et sans faire paraître aucun chagrin. Quand on gagne, c'est la coutume de donner le barato. Il me semble que cela se pratique aussi en Italie. C'est-à-dire que vous donnez de l'argent à quelques-uns de ceux qui sont présents, aux uns plus, aux autres moins; soit que vous les connaissiez ou non. Celui à qui l'on a présenté le barato ne doit jamais le refuser, fût-il cent fois plus riche et plus de qualité que celui qui le lui donne. L'on peut aussi le demander à un joueur qui gagne, et il ne manque pas de le donner. Il y a des gens qui ne subsistent que par ce moyen-là. Cependant cette coutume est désagréable, parce que celui qui gagne n'emporte quelquefois rien de son gain, et s'il recommence à jouer, il perd bien souvent le sien.

Au reste, si l'on connaissait qu'un homme eût filouté, il pourrait de bonne heure renoncer à la société civile, car il n'y aurait pas d'honnêtes gens qui voulussent avoir commerce avec lui, et si on le surprenait en filoutant, il serait heureux d'en être quitte pour des cuchillades, c'est-à-dire des coups du tranchant de l'épée, et non pas de la pointe.

A l'égard des conversations que l'on fait dans ces académies, il y en a de fort spirituelles, et il s'y trouve bien des personnes savantes. Car, enfin, il y en a ici tout comme ailleurs, et l'on y écrit de fort jolies choses. Ce qu'ils appellent des nouvelles me semble d'un caractère charmant. Ils y gardent toujours la vraisemblance, et leur sujet est si bien conduit, leur narration si concise et si simple, sans être ni basse ni rampante, que l'on doit convenir qu'ils ont un génie supérieur pour ces sortes d'ouvrages. Je tâcherai d'en recouvrer quelqu'un de ce genre, je le traduirai et je vous l'enverrai, pour que vous jugiez par vous-même. Comme je ne suis pas capable de parler des choses qui traitent de matières plus relevées, je ne vous en dirai rien, jusqu'à ce que je sache là-dessus le sentiment des connaisseurs, et que, tout au plus, je puisse leur servir d'écho. Il est vrai, cependant, que je les trouve outrés dans leurs louanges et qu'ils n'y gardent pas assez de vraisemblance. Leur imagination, qui est fort vive, fait quelquefois trop de chemin. Je lisais l'autre jour dans un livre, qu'en parlant de Philippe IV, l'auteur disait que ses vertus et ses grandes qualités étaient si étendues, que, pour les écrire, il n'y avait pas suffisamment de papier dans l'univers, et qu'une plume ordinaire n'était pas digne de tracer des choses si divines; qu'ainsi il fallait que le soleil les écrivît avec ses rayons sur la surface des cieux[134]. Vous m'avouerez que c'est se perdre dans les nues, et qu'à force de vouloir élever le héros, le pauvre auteur tombe et se casse le cou. Leurs livres sont très-mal imprimés, le papier en est gris; ils sont fort mal reliés, couverts pour la plupart d'un méchant parchemin ou de basane[135].

Je ne veux pas omettre de vous dire comme une chose essentielle, que la politique des Espagnols les oblige de hasarder la récompense d'un cent de faux avis, plutôt que de négliger l'occasion d'en recevoir un bon. Ni le pays d'où l'on est, ni les gens qui agissent ne leur sont point suspects; ils veulent tout savoir et payent libéralement ceux qui les servent. Ils n'attendent pas même que le service soit reçu pour avancer la récompense. Vous ne sauriez croire combien cette maxime leur a valu. Ils ont été quelquefois pris pour dupes, cela ne les a point rebutés, et dans la suite ils y trouvent toujours leur compte. Il est encore vrai que pour peu de prétexte que l'on ait de demander une grâce au Roi, pourvu que l'on ne se rebute point et que l'on suive son premier dessein avec persévérance, tôt ou tard vous obtenez une partie de ce que vous souhaitez. Les ministres sont persuadés qu'il ne serait pas de la grandeur d'un si puissant monarque de refuser peu de chose, et bien qu'il n'y ait pas de justice à prétendre une faveur que l'on n'a point méritée par ses services, cependant on l'obtient quand on la demande sans relâche. J'en avais des exemples tous les jours.

Je ne vous ai pas encore dit, ma chère cousine, que lorsque j'arrivai ici, toutes les dames me firent l'honneur de me venir voir les premières. C'est l'usage de prévenir les étrangères, quand on est informé de leur qualité et de leur conduite. Elles regardent fort à l'une et à l'autre. Quand je fus leur rendre visite, chacune me fit un petit présent, et dans une seule maison j'en recevais quelquefois une douzaine; car jusqu'aux enfants de quatre ans veulent vous régaler. On m'a donné de grandes corbeilles de vermeil doré, enrichies de corail, qui forme des fleurs très-délicatement travaillées. Cela se fait à Naples et à Milan. J'ai eu des boîtes d'ambre garnies d'or émaillé, pleines de pastilles. Plusieurs m'ont donné des gants, des bas de soie et des jarretières en quantité. Mais ces gants ont cela de particulier, qu'ils sont aussi courts que ceux des hommes, parce que les femmes attachent leurs manches au poignet. Il n'y a que les doigts qui sont d'une longueur ridicule. Pour les bas, ils les font de pelo, c'est de la soie écrue. On les fait si courts et si petits par le pied, que j'ai vu bien des poupées à qui ils ne pourraient être propres. Les jarretières sont d'un ruban large, fort léger et travaillé très-clair, semblable à celui dont les paysans se servent à leurs noces. Ces jarretières sont garnies aux deux bouts de dentelle d'Angleterre de fil. On m'a aussi donné de fort belles coupes de terre sigillée et mille autre choses de cette manière. Si jamais je pars d'ici et que j'y fasse un second voyage, ce sera à moi de leur faire des présents. Mais tout les contente; des aiguilles, des épingles, quelques rubans et surtout des pierreries du Temple les ravissent. Elles, qui en ont tant de fines et qui sont si belles, ne laissent pas d'en porter d'effroyables. Ce sont proprement des morceaux de verre que l'on a mis en œuvre, tout semblables à ceux que nos ramoneurs vendent à nos provinciales qui n'ont jamais vu que leur curé et leurs brebis. Les plus grandes dames sont chargées de ces verrines, qu'elles achètent fort cher. Lorsque je leur ai demandé pourquoi elles aiment tant les diamants faux, elles m'ont dit que c'est à cause que l'on en trouve d'aussi gros que l'on en veut. En effet, elles en portent à leurs pendants d'oreilles de la grosseur d'un œuf, et tout cela leur vient de France ou d'Italie; car, comme je vous l'ai dit, on ne fait guère de choses à Madrid; on y est trop paresseux.

Il n'y a point de bons peintres dans cette ville, la plupart de ceux qui y travaillent ne sont pas du pays; ce sont des Flamands, des Italiens ou des Français qui viennent s'y établir et qui n'y font pourtant pas grande fortune, car l'argent ne roule pas et n'entre point dans le commerce. Pour moi, je vous avoue que je n'en ai jamais moins vu. Ma parente reçoit d'assez grosses sommes tout en quartos, c'est de la monnaie de cuivre, aussi sale que des doubles, et toute vilaine qu'elle est, elle sort du trésor royal. On les donne au poids (car quel moyen de compter cette gueuserie-là). Des hommes les apportent dans de grandes corbeilles de natte qu'ils attachent sur leur dos; et quand ces payements arrivent, toute la maison passe huit jours à compter les quartos. Sur dix mille francs, il n'y a pas cent pistoles en or ou en argent[136].

On a ici un grand nombre d'esclaves qui s'achètent et se vendent fort cher. Ce sont des Maures et des Turcs. Il y en a qui valent jusqu'à quatre et cinq cents écus. Autrefois, on avait droit de vie et de mort sur eux. Un patron pouvait tuer son esclave comme il aurait pu tuer un chien; mais on a trouvé que cette barbarie ne s'accordait pas avec les maximes de la religion chrétienne, et c'est à présent une chose défendue. Cependant ils les battent jusqu'à leur casser quelquefois les os, sans en être recherchés. Il est vrai qu'il n'y a guère de maîtres qui se portent à ces sortes d'extrémités; et lorsqu'un homme aime son esclave et qu'elle consent à ce qu'il veut, elle devient aussitôt libre. A l'égard des autres domestiques, il serait dangereux de les maltraiter; ils prétendent, la plupart, d'être d'aussi bonne maison que le maître qu'ils servent, et s'ils en étaient outragés, ils seraient capables, pour se venger, de le tuer en trahison ou de l'empoisonner. On en a vu plusieurs exemples. Ils disent qu'il ne faut pas insulter à leur mauvaise fortune; que pour être réduits à servir, ils ne renoncent pas à l'honneur, et qu'ils le perdraient s'ils souffraient des coups de qui que ce pût être.

Les pauvres même ont de la gloire, et quand ils demandent l'aumône, c'est d'un air impérieux et dominant. Si on les refuse, il faut que ce soit avec civilité, en leur disant: Cavallero perdone usted, no tenga moneda; cela veut dire: Cavalier, pardonnez-moi, je n'ai point de monnaie. Si on les rebute, ils se fondent en raisons, et veulent vous prouver que vous ne méritez pas la grâce que Dieu vous fait de vous donner du bien, et ils ne vous laissent pas un moment en repos. Mais aussitôt qu'on leur parle avec honnêteté, ils semblent satisfaits et se retirent.

Les Espagnols sont naturellement assez doux, ils marient leurs esclaves, et quand c'est avec une autre esclave, les enfants qu'ils ont ne sont pas libres, et sont soumis au patron comme leurs parents; mais si ces enfants se marient, leurs enfants ne sont plus esclaves. Il en est de même si une femme esclave épouse un homme libre, ses enfants suivent la condition de leur père. L'on est fort bien servi de ces malheureux; ils ont une assiduité et une soumission que les autres n'ont pas. Il y en a peu qui veulent changer de religion. J'en ai une qui n'a que neuf ans, elle est plus noire que l'ébène, et ce devait être un miracle de beauté dans son pays, car son nez est tout plat, ses lèvres prodigieusement grosses, l'émail de ses yeux blanc, mêlé de couleur de feu, et ses dents admirables, aussi bien en Europe qu'en Afrique. Elle ne sait un mot d'autre langue que la sienne. Elle se nomme Zayde. Nous l'avons fait baptiser. Cette petite chrétienne avait été si bien accoutumée, lorsqu'on la voulait vendre, de quitter son manteau blanc et de se dépouiller toute nue, que j'ai eu beaucoup de peine à l'empêcher de le faire; et l'autre jour que nous avions grande compagnie, mademoiselle Zayde, que j'envoyai querir, prit la peine de paraître tout d'un coup avec son petit corps noir aussi nu que lorsqu'elle vint au monde. J'ai résolu de la faire fouetter pour lui faire comprendre que cette sorte d'habitude ne me plaît point. Je ne puis le lui faire entendre que par ce moyen. Ceux qui me l'ont vendue disent qu'elle est fille de condition; et la pauvre enfant, bien souvent, vient se mettre à genoux devant moi, joint les mains, pleure et me montre le côté de son pays. Je l'y renverrais volontiers et m'en ferais même un grand plaisir, si elle y pouvait être chrétienne. Mais cette impossibilité m'oblige de la garder. Je voudrais bien l'entendre, car je crois qu'elle a de l'esprit, et toutes ses actions en marquent. Elle danse à sa mode, et c'est d'une manière si plaisante, qu'elle nous réjouit beaucoup. Je lui mets des mouches de taffetas blanc qui l'enchantent. Elle a un habit comme on les porte au Maroc. C'est une jupe courte et presque sans plis, de grandes manches de chemise de toile très-fine, rayée de différentes couleurs, semblables à celles de nos bohémiennes; un corps qui n'est qu'une bande de velours cramoisi à fond d'or, rattaché au côté par des boucles d'argent avec des boutons de même; et un manteau blanc d'étoffe de laine très-fine, fort ample et fort long, dont elle s'enveloppe et dont elle se couvre la tête d'un des bouts. Cet habit est assez beau. Ses petits cheveux, qui ressemblent à de la laine, sont coupés en plusieurs endroits; ils forment des croissants aux côtés, un rond au milieu et comme un cœur au devant. Elle m'a coûté vingt pistoles. Ma fille lui a donné son sagouin à gouverner; c'est ce petit singe dont M. l'archevêque de Burgos lui fit présent. Je vous assure que Zayde et le sagouin sont faits l'un pour l'autre, et qu'ils s'entendent fort bien.

Pour vous parler d'autre chose, il est arrivé ici un homme que l'on est allé chercher jusqu'au fond de la Galice. C'est un saint qui, à ce que l'on prétend, a fait des miracles. La marquise de Los Velez, autrefois gouvernante du Roi, a pensé mourir, et elle l'envoya querir promptement; mais l'on a été si longtemps à faire ce voyage, qu'elle a recouvré la santé sans lui. L'on savait le jour qu'il devait arriver, et elle l'attendait, lorsque Don Fernand de Tolède, qui est son neveu, et qui n'avait pu la voir depuis son retour de Flandre, à cause de la maladie qu'elle avait eue, sachant qu'elle était beaucoup mieux, se rendit chez elle, à l'heure à peu près que le saint de Galice y devait venir. Les gens de la marquise le voyant et ne le connaissant point (car il était absent depuis plusieurs années), sans examiner qu'il n'y a guère d'hommes de son âge et de son air assez heureux pour faire des miracles, crurent, dès qu'il parut, que c'était le saint; ils ouvrirent la grande porte, sonnèrent une cloche pour servir de signal, comme la marquise le leur avait ordonné. Toutes les dueñas et les filles vinrent le recevoir avec chacune un cierge à la main; il y en avait plusieurs qui se jetaient à genoux, et ne voulaient pas le laisser passer qu'il ne leur eût donné sa bénédiction. Il pensa devenir fou d'une telle réception. Il ne savait s'il dormait ou s'il était enchanté, et, quoi qu'il pût s'imaginer, il n'était point au fait; il avait beau parler, on ne l'écoutait pas, tant le bruit et la presse étaient grands. On lui faisait toucher des chapelets, et celles qui étaient éloignées les lui jetaient à la tête avec des centaines de médailles. Les plus zélées commencèrent à lui couper son manteau et son habit. Ce fut alors qu'il eut la peur entière que pour multiplier ses reliques on le taillât par morceaux. La marquise de Los Velez, que l'on portait à quatre dans un grand fauteuil, vint au-devant du saint homme. Il est vrai que lorsqu'elle aperçut la méprise, et qu'elle vit son neveu, elle fit de si grands et de si longs éclats de rire, qu'ils passaient de beaucoup les forces qu'on lui croyait. En sortant de chez elle, il vint nous voir encore tout déchiré par ces dévotes personnes.

Je dois vous dire, ma chère cousine, que tout est fort retiré dans cette cour; et voici comme l'on vit chez les particuliers. Le matin, en se levant, on prend de l'eau glacée, et incontinent après le chocolat. Quand l'heure du dîner est venue, le maître se met à table; sa femme et ses enfants, comme je vous l'ai marqué, mangent par terre, auprès de la table; ce n'est pas respect, c'est parce que la maîtresse ne saurait être assise sur une chaise, elle n'y est point accoutumée, et il y a de vieilles Espagnoles qui ne s'y sont peut-être jamais mises. Le repas est léger, car on mange peu de viande. Ce qu'ils ont de meilleur, ce sont des pigeons, des gelinottes, et leur oille qui est excellente. Mais on ne servira au plus grand seigneur que deux pigeons et quelque ragoût très-méchant, plein d'ail et de poivre, ensuite du fenouil et un peu de fruit. Quand ce petit dîner est fait, chacun se déshabille dans la maison et se jette sur son lit, où l'on étend des peaux de maroquin bien passées pour avoir plus frais. A cette heure, vous ne trouverez pas une âme dans les rues. Les boutiques sont fermées, le commerce est cessé, et il semble que tout est mort. A deux heures l'hiver, à quatre l'été, on commence à se rhabiller, l'on mange des confitures, l'on prend du chocolat ou des eaux glacées, et chacun va où il juge à propos. Enfin l'on se retire à onze heures ou minuit. Je vous parle au moins des gens réglés. Alors le mari et la femme se couchent, l'on apporte une grande nappe qui couvre tout le lit, et chacun se l'attache au col. Les nains et les naines servent le souper, qui est aussi frugal que le dîner; car c'est une gelinotte en ragoût ou quelque pâtisserie qui brûle la bouche, tant elle est poivrée. Madame boit de l'eau tout son soûl, monsieur ne boit guère de vin; et le souper fini, chacun dort comme il peut[137].

Ceux qui ne sont pas mariés, ou qui ne gardent guère de mesure avec leurs femmes, après qu'ils ont été à la promenade du Prado, où ils sont l'été à demi déshabillés dans leurs carrosses (j'entends lorsqu'il est fort tard), font un bon repas, montent à cheval, et prennent un laquais en trousse derrière eux. Ils en usent ainsi pour ne le pas perdre; car allant par la plus obscure nuit dans les rues et marchant vite, quel moyen qu'un laquais puisse toujours démêler et suivre son maître? Il y en peut avoir quelques-uns qui le feraient, mais la plupart prendraient la fuite en pareil cas, car ils ne sont pas braves. Cette cavalcade nocturne se fait en l'honneur des dames. C'est pour les aller voir, et ils ne manqueraient pas cette heure-là pour un empire; ils leur parlent au travers de la jalousie; ils entrent quelquefois dans le jardin, et montent, quand ils le peuvent, à la chambre. Leur passion est si forte, qu'il n'y a point de périls qu'ils n'affrontent; ils vont jusque dans le lieu où l'époux dort; et j'ai ouï dire qu'ils se voient des années de suite, sans oser prononcer une parole, de peur d'être entendus. On n'a jamais su aimer en France comme on prétend que ces gens-ci aiment; et sans compter les soins, les empressements, la délicatesse, le dévouement même à la mort (car le mari et les parents ne font point de quartier), ce que je trouve de charmant, c'est la fidélité et le secret. On ne verra jamais un cavalier se vanter d'avoir reçu des faveurs d'une dame. Ils parlent de leurs maîtresses avec tant de respect et de considération, qu'il semble que ce soit leurs souveraines. Aussi ces dames n'ont point envie de vouloir plaire à d'autres qu'à leurs amants. Elles en sont tout occupées et, bien qu'elles ne le voient pas le jour, elles trouvent le moyen d'employer plusieurs heures à son intention, soit en lui écrivant, ou en parlant de lui avec une amie qui est du secret, ou demeurant une journée entière à regarder au travers d'une jalousie pour le voir passer. En un mot, sur toutes les choses que l'on m'a dites, je croirais aisément que l'amour est né en Espagne.

Pendant que les cavaliers sont avec leurs maîtresses, les laquais gardent leurs chevaux à quelque distance de la maison. Mais il leur arrive très-souvent une aventure fort désagréable. C'est que les maisons n'ayant pas de certains endroits commodes, on jette toute la nuit, par les fenêtres, ce que je n'ose vous nommer. De sorte que l'amoureux espagnol, qui passe à petit bruit dans la rue, est quelquefois inondé depuis la tête jusqu'aux pieds, et bien qu'il se soit parfumé avant de sortir de chez lui, il est contraint d'y retourner au plus vite pour changer d'habits. C'est une des plus grandes incommodités de la ville, et qui la rend si puante et si sale, que l'on n'y peut marcher le matin. Je dis le matin, parce que l'air est si vif et a tant de force, que toute cette vilenie est consumée avant midi.

Quand il meurt un cheval, ou quelque autre animal, on le laisse dans la rue où il est, fût-ce devant la porte du palais, et le lendemain il est en poudre. L'on est persuadé que si l'on ne jetait pas ainsi ces ordures dans les rues, la peste ne serait pas longtemps sans être à Madrid, et elle n'y est jamais[138].

Sans compter que les amants voient leurs maîtresses par les moyens que je vous ai dits, ils en ont encore d'autres; car les dames se visitent fort, et rien ne leur est plus aisé que de prendre une mante, d'entrer dans une chaise par la porte de derrière et de se faire porter où elles veulent. Cela est d'autant plus facile que toutes les femmes se gardent un secret inviolable; quelques querelles qui pussent arriver entre elles, et quelque colère qu'elles aient les unes contre les autres, elles n'ouvrent jamais la bouche pour se déceler. Leur discrétion ne saurait être assez louée. Il est vrai que les conséquences en seraient bien plus dangereuses qu'ailleurs, puisque l'on assassine ici sur de simples soupçons.

Voici comme se passent les visites que les dames se rendent les unes aux autres. On ne va point chez son amie quand on en a envie, il faut attendre qu'elle vous envoie prier d'y venir; et la dame qui veut recevoir compagnie chez elle écrit un billet le matin, par lequel elle vous invite. Vous sortez dans votre chaise; on les fait extrêmement grandes et larges, et, pour qu'elles soient moins lourdes, elles ne sont que de simple étoffe tendue sur un châssis de bois. Ces étoffes sont toujours mêlées d'or et d'argent et fort magnifiques. Il y a trois grandes glaces, et le dessus est d'un cuir très-mince, couvert comme le reste; il se lève pour que la dame entre et sorte plus commodément. L'on a quatre porteurs qui se relayent; un laquais porte le chapeau du porteur de devant, car, quelque mauvais temps qu'il fasse, il ne faut pas qu'il soit couvert devant sa maîtresse. La dame est enchâssée dans sa chaise comme un diamant dans son chaton. Elle n'a point de mante, ou, si elle en porte, c'est avec une grande dentelle noire d'Angleterre, de la hauteur d'une demi-aune, faite à dents comme les réseaux du temps passé, fort riche et fort chère. Cela sied bien.

Il y a un carrosse à quatre mules, avec ses longs traits, dont je vous ai parlé, qui suit la chaise au petit pas. Il est, d'ordinaire, rempli de deux vieux écuyers et de cinq ou six pages; car elles en ont toutes, et la femme de mon banquier en a deux. Les dames ne mènent jamais aucune de leurs femmes et, bien qu'elles se trouvent plusieurs ensemble qui vont au même endroit, elles montent chacune dans leur chaise, sans se mettre les unes avec les autres dans leur carrosse. Je me trouvai l'autre jour dans un embarras et je vis passer cinquante chaises et cinquante carrosses à la file. On sortait de chez la duchesse de Frias, et l'on allait chez la duchesse d'Uzeda. Je vous dirai pourquoi elles y allaient, quand je vous aurai dit que, la dame étant arrivée chez celle qu'elle va voir, ses porteurs la portent jusque dans l'antichambre. Les degrés sont faits exprès fort larges et fort bas pour qu'on les puisse monter avec plus de facilité. Aussitôt qu'elles sont entrées, elles renvoient tous leurs gens et leurs carrosses. Elles marquent l'heure où on viendra les querir; c'est, d'ordinaire, entre dix et onze heures du soir, car leurs visites sont d'une longueur à faire perdre patience.

Il n'entre jamais d'hommes où elles sont. Un mari jaloux aurait beau venir chercher sa femme, l'on s'en moquerait et l'on ne se donnerait pas même la peine de lui répondre: elle y est ou elle n'y est pas. Elles sont fines, les bonnes dames, et cette liberté ne les sert pas mal; car vous observerez qu'il n'y a pas une maison qui n'ait sa porte de derrière par où elles peuvent sortir sans être vues. Ajoutez à cela qu'un frère demeure chez sa sœur, un fils chez sa mère, un neveu chez sa tante, et c'est encore un moyen de se voir. L'amour est ingénieux en ce pays-ci. L'on n'épargne rien pour satisfaire sa passion, et l'on est fidèle à sa maîtresse. Il y a des intrigues qui durent aussi longtemps que la vie, bien que l'on n'ait pas perdu une heure pour les conclure. L'on met tous les moments à profit; et, dès qu'on se voit et qu'on se plaît, il n'en faut pas davantage.

J'étais, il y a peu de jours, chez la marquise d'Alcañizas, c'est une des plus grandes et des vertueuses dames de cette cour; elle nous disait à toutes en parlant de cela: Je vous l'avoue, si un cavalier avait été tête à tête avec moi une demi-heure, sans me demander tout ce que l'on peut demander, j'en aurais un ressentiment si vif que je le poignarderais si je pouvais. Et lui accorderiez-vous toutes les faveurs qu'il pourrait vous demander? interrompit la marquise de Liche, qui est jeune et belle. Ce n'est pas une conséquence, dit madame d'Alcañizas, j'ai même lieu de croire que je ne lui accorderais rien du tout; mais, au moins, je n'aurais aucun reproche à lui faire; au lieu que, s'il me laissait si fort en paix, je le prendrais pour un témoignage de son mépris. Il n'y en a guère qui n'aient de pareils sentiments là-dessus[139].

Une chose que je trouve fort singulière et qui ne convient point, ce me semble, dans un royaume catholique, c'est la tolérance que l'on a pour les hommes qui ont des maîtresses si déclarées, que c'est absolument une chose sans mystère. Il est bien vrai que les lois le défendent: mais ils négligent les lois et ne suivent que leur inclination; personne ne se mêle de les reprendre de leur faute. Ces maîtresses se nomment amancebadas. Bien que l'on soit marié, l'on ne laisse pas d'en avoir de cette manière; et souvent les enfants naturels sont élevés avec les légitimes, au vu et au su d'une pauvre femme qui souffre tout cela et qui n'en dit pas le mot. Il est même très-rare de voir des brouilleries entre le mari et la femme, et beaucoup plus rare qu'ils se séparent comme on fait en France. D'un nombre infini de personnes que je connais ici, je n'ai vu que la princesse Della Rocca qui n'est pas avec son mari et qui vit dans un couvent. La justice n'est point étourdie des démêlés domestiques.

Il me paraît extraordinaire qu'une dame, dont un cavalier est amoureux et aimé, ne soit point jalouse de son amancebada. Elle la regarde comme une seconde femme, elle croit que cela ne peut entrer en comparaison avec elle. De sorte qu'un homme a sa femme, son amancebada et sa maîtresse. Cette dernière est presque toujours une personne de qualité; c'est elle que l'on va trouver la nuit et pour qui l'on hasarde sa vie.

Il arrive quelquefois qu'une dame couverte de sa grande mante unie, ne montrant, de tout son visage, que la moitié d'un œil, vêtue fort simplement pour n'être pas connue, et ne voulant point se servir d'une chaise, va à pied au lieu du rendez-vous. Le peu d'habitude qu'elle a de marcher, ou bien souvent son air, la fait distinguer. Un cavalier se met à la suivre et à lui parler; incommodée d'une telle escorte dont il ne lui est pas aisé de se défaire, elle s'adresse à quelque autre qui passe, et, sans se faire autrement connaître: Je vous conjure, lui dit-elle, empêchez que cet importun ne me suive davantage; sa curiosité pourrait nuire à mes affaires. Cette prière tient lieu d'un commandement au galant espagnol; il demande à celui dont on se plaint, pourquoi il veut fatiguer une dame malgré elle; il lui conseille de la laisser en repos; et, s'il trouve un opiniâtre, il faut tirer l'épée, et quelquefois on s'entre-tue sans savoir pour qui l'on s'est exposé. Cependant la belle gagne au pied, les laisse aux mains, et va où elle est attendue. Mais le meilleur, c'est que bien souvent c'est le mari ou le frère qui prend ainsi l'affirmative, qui défend la dame des poursuites du curieux, et qui lui donne lieu de se rendre entre les bras de son amant.

Il y a quelques jours qu'une jeune dame qui aimait chèrement son mari, étant informée qu'il était assez déréglé dans sa conduite, se déguisa, prit sa mante, et s'étant arrêtée dans une rue où il passait souvent, elle lui donna lieu de lui parler. Après qu'il l'eut abordée, elle le tutoya, et c'est d'ordinaire par cette manière familière que les femmes, en ce pays, font connaître leurs sentiments. Il lui proposa un parti qu'elle accepta sous les conditions qu'il n'aurait pas la curiosité de la voir ni de la connaître. Il lui en donna sa parole, et il la mena chez un de ses amis. Lorsqu'ils se séparèrent, il l'assura qu'il s'estimait le plus heureux de tous les hommes et qu'il n'avait jamais eu une si bonne fortune. Il lui donna une fort belle bague, et il la pria de la garder pour se souvenir de lui. Je la garderai chèrement, et je reviendrai ici quand tu voudras, lui dit-elle, car il vaut autant que j'aie tes pierreries qu'une autre. En achevant ces paroles, elle ouvrit sa mante, et le mari, voyant sa femme, resta dans la dernière confusion de son aventure. Mais il pensa que, puisqu'elle avait bien trouvé le moyen de sortir de chez elle pour l'attendre, elle trouverait aisément celui de lui jouer quelque autre tour moins agréable, et pour s'en garantir, il mit deux dueñas auprès d'elle qui ne la quitèrent plus.

Il arrive aussi quelquefois qu'un homme qui n'a pas sa maison proche du quartier où le hasard lui fait rencontrer sa maîtresse, entre sans façon dans celle d'un autre. Soit qu'il le connaisse on non, il le prie civilement de vouloir bien sortir de sa chambre, parce qu'il trouve l'occasion d'entretenir une dame, et que s'il la perd, il ne la reverra de longtemps. Cela suffit pour que le maître de la maison la laisse au pouvoir de l'amant et de sa maîtresse, et quelquefois je vous assure que c'est la femme du sot qui s'en va si bonnement. Enfin l'on est d'une témérité surprenante, pour avoir le moyen de se voir seulement un quart d'heure.

Il me souvient d'une dame française qui, parlant d'un homme à une de ses amies, disait: Rends-le amoureux, je te le rends ruiné. Cette maxime est établie ici plus qu'en lieu du monde. Un amant n'a rien à lui, il n'est pas nécessaire de lui faire entrevoir, non pas de vrais besoins, mais seulement de légères envies d'avoir quelque chose. Ils n'omettent jamais rien là-dessus; et la manière dont ils s'en acquittent relève beaucoup le prix de leurs libéralités. Je les trouve bien moins aimables que nos Français, mais on dit qu'ils savent mieux aimer. Leur procédé est aussi mille fois plus respectueux. Cela va même si loin, que lorsqu'un homme, de quelque qualité qu'il soit, présente un bijou ou une lettre à une dame, il met un genou en terre, et il en fait de même quand il reçoit quelque chose de sa main.

Je vous ai dit que je vous apprendrais pourquoi tant de dames allaient chez la duchesse d'Uzeda. Elle est fort aimable, et fille du duc d'Ossone. Son mari a eu querelle avec le prince Stigliano, pour une dame qu'ils aimaient. Ils ont tiré l'épée, c'est une assez grande affaire. Le Roi les a mis en arrêt; ce n'est pas à dire qu'on les ait mis prisonniers, mais il leur est défendu de sortir de leur maison, si ce n'est la nuit, qu'ils en sortent secrètement pour aller à leurs galanteries ordinaires. Et, ce qu'il y a de rare, c'est que la pauvre épouse ne met pas les pieds dehors tant que son mari est en arrêt, quoique ce soit toujours pour quelque infidélité qu'il lui a faite. Il en est de même lorsqu'ils sont exilés ou relégués dans quelques-unes de leurs terres, ce qui arrive fort souvent. Dans le temps de leur absence, leurs femmes restent chez elles, sans sortir une seule fois. On m'a dit que la duchesse d'Ossone a été plus de deux ans prisonnière de cette sorte; c'est la coutume, et cette coutume est cause qu'elles s'ennuient fort.

Ce ne sont pas seulement les dames espagnoles qui s'ennuient ici, les Françaises s'y divertissent assez mal. Nous devons aller dans peu de jours à Aranjuez et à Tolède baiser la main de la Reine mère. Je vous écrirai, ma chère cousine, le détail de mon petit voyage, et je voudrais être en état de vous donner des marques plus essentielles de ma tendresse.

De Madrid, ce 25 juillet 1679.

TREIZIÈME LETTRE.


Je vous mandai par ma dernière lettre, ma chère cousine, que nous irions saluer la Reine mère; j'ai eu cet honneur. Mais, avant de vous conduire chez elle, il vous faut parler d'autres choses. Je ne voulais pas sortir de Madrid que je n'eusse vu l'entrée du marquis de Villars. Il la fit à cheval, c'est la coutume en ce pays-ci, et quand un homme est bien fait, cela lui est avantageux. Lorsque l'ambassadeur de Venise fit la sienne, il fut heureux de n'être pas dans son carrosse. Il en avait un qui valait 12,000 écus, qui versa en sortant de chez lui; mais comme c'était l'hiver, la marée (c'est cette vilaine boue noire qui fait des ruisseaux dans les rues, où un cheval entre jusqu'aux sangles), la marée, dis-je, gâta si fort le velours à fond d'or, la belle broderie dont il était relevé, qu'il n'a jamais pu servir depuis. Je demeurai surprise que, pour une chose aussi commune que ces sortes d'entrées, toutes les dames fussent sur leurs balcons, avec des habits magnifiques, et le même empressement qu'elles auraient pour le plus grand roi du monde. Mais elles ont si peu de liberté, qu'elles profitent avec joie de toutes les occasions de se montrer. Et comme leurs amants ne leur parlent presque jamais, ils ne manquent pas de se mettre dans leurs carrosses, proche du balcon de leurs maîtresses, où elles les entretiennent des yeux et des doigts. C'est un usage d'un grand secours pour se faire entendre plus promptement que s'ils se servaient de leurs voix. Ce langage muet me paraît assez difficile, à moins que d'y avoir beaucoup d'habitude. Mais ils l'ont aussi, et il n'y a que deux jours que je voyais une petite fille de six ans et un petit garçon à peu près du même âge, qui savaient déjà se dire mille jolies choses de cette manière. Don Frédéric de Cardone, qui les voyait comme moi, et qui les entendait bien mieux, m'expliquait tout; et, s'il n'a rien ajouté du sien à la conversation de ces deux enfants, il faut avouer qu'ils sont nés ici pour la galanterie[140].

La marquise de Palacios, mère de Don Fernand de Tolède, est une des meilleures amies de ma parente. Elle a une belle maison appelée Igariça, aux bords du Xarama. Et, bien que cette dame soit déjà vieille, elle n'y avait jamais été, quoique ce ne soit qu'à huit lieues de Madrid. Elles croient, en ce pays-ci, que ce n'est pas de la grandeur de se donner la peine d'aller dans leurs terres, à moins que ce ne soient des principautés ou des villes, et pour lors elles les nomment leurs états. Je fis un peu la guerre à cette dame de sa paresse, et ma parente l'engagea d'être du voyage avec sa fille Doña Mariquita, qui est une petite personne blanche, grasse et blonde. Ces trois qualités sont également rares ici, et elle y est admirée de tous ceux qui la voient. La jeune marquise de la Rosa voulut être de la partie. Son époux y vint à cheval avec Don Fernand de Tolède, Don Sanche Sarmiento et Don Estève de Carvajal. Don Frédéric de Cardone n'y aurait pas manqué, mais l'archevêque de Burgos lui avait écrit de venir le trouver en diligence. Lorsqu'il me le dit, je le priai d'aller voir la belle marquise de Los Rios à las Huelgas. Je lui donnai une lettre pour elle, par laquelle je lui reprochais son silence et je lui demandais de ses nouvelles un peu particulièrement. Nous partîmes dans deux carrosses le 16 août, sur les dix heures du soir, par le plus beau temps du monde. Les chaleurs étaient si excessives, qu'à moins que d'exposer sa vie, il serait impossible de marcher le jour; mais les nuits sont fraîches, et les carrosses sont, l'été, tout ouverts, les mantelets levés autour, avec de grands rideaux de toile de Hollande fort fine, garnie de belle dentelle d'Angleterre, avec des nœuds de ruban de couleur. Comme on les fait changer souvent, cela est fort propre. Nous allions si vite, que je mourrais de peur qu'il se rompît quelque chose à notre carrosse, car il est constant que nous aurions été mille fois tuées, avant que le cocher eût pu s'en apercevoir. Je crois que l'on ne court ainsi que pour s'indemniser de la lenteur avec laquelle on va dans Madrid. Car, au petit pas des mules, c'est encore trop à cause du mauvais pavé, des trous, des boues en hiver et de la poudre en été, dont les rues sont pleines. La marquise de Palacios avait un petit chapeau sur sa tête, garni de plumes, selon la coutume des dames espagnoles, quand elles vont à la campagne; et la marquise de la Rosa était fort jolie avec son justaucorps court, ses manches étroites, et le reste de son ajustement, sur lequel nous nous écriâmes que nous la trouvions muy bizarra et muy de gala, c'est-à-dire fort galante et fort magnifique.

Je trouvai assez plaisant que ces dames nous obligeassent de descendre en trois endroits sur le chemin, pour entendre jouer de la guitare par deux gentilshommes du marquis de la Rosa qu'il avait amenés exprès, et qui galopaient, leurs guitares attachées d'un cordon et passées derrière le dos. Cette petite musique, mal concertée, ne laissa pas de ravir la compagnie qui se récriait fort sur les agréments de la campagne pendant une belle nuit. Je n'ai jamais vu de femmes si satisfaites. Nous arrivâmes à Aranjuez à cinq heures du matin; je demeurai surprise de sa merveilleuse situation. Nous passâmes, à une demi-lieue en deçà du Tage, sur un pont de bois qui ferme, et nous entrâmes ensuite dans des avenues d'ormes et de tilleuls si hauts, si verts et si frais, que le soleil ne les pénètre point. C'est une chose bien extraordinaire que l'on trouve si proche de Madrid des arbres si parfaits en leur qualité, car le terrain est ingrat et il n'y en vient point. Cependant l'on n'a pas lieu de s'apercevoir à Aranjuez de ce que je dis, parce que l'on a fait le long des allées et proche des arbres, un petit fossé dans lequel l'eau du Tage coule et humecte leurs racines. Ces avenues sont si longues que, lorsqu'on est au milieu, l'on n'en peut voir le bout. Plusieurs allées se joignent à celle-ci et forment des étoiles de tous côtés. On se promène au bord du Tage et du Xarama. Ce sont deux fameuses rivières qui entourent l'île dans laquelle Aranjuez est bâti, et qui lui fournissent des eaux qui contribuent fort à son embellissement. En effet, je n'ai pas vu de lieu plus agréable. Il est vrai que les jardins sont trop serrés, et que l'on y trouve plusieurs allées étroites; mais les promenades y sont ravissantes, et lorsque nous y arrivâmes, je croyais être dans quelque palais enchanté. La matinée était fraîche, les oiseaux chantaient de tous côtés, les eaux faisaient un doux murmure, les espaliers chargés de fruits excellents, les parterres de fleurs odoriférantes, et je me trouvais en fort bonne compagnie. Nous avions un ordre de Don Juan pour être logés dans le château, de manière que l'alcayde nous reçut avec beaucoup de civilité, et nous fit voir soigneusement tout ce qu'il y avait de plus remarquable. Les fontaines sont de ce nombre. On en trouve une si grande quantité, qu'il est impossible de passer dans une allée, dans un cabinet, dans un parterre, ou sur une terrasse, sans en rencontrer partout cinq ou six avec des statues de bronze et des bassins de marbre. Les jets d'eau s'élèvent très-haut, ils ne sont pas d'eau vive, ils viennent tous du Tage. Je vous parlerai entre autres de la fontaine de Diane. Elle est sur une éminence qui la fait découvrir d'assez loin. La déesse est au milieu, entourée de cerfs, de biches et de chiens qui jettent tous de l'eau. On a ménagé un peu plus bas, un rond de myrtes que l'on a taillés de plusieurs manières différentes, et de petits Amours sont à moitié cachés dedans, qui jettent de l'eau contre les animaux dont la fontaine est bordée. Le mont Parnasse s'élève au milieu d'un grand étang avec Apollon, les Muses, le cheval Pégase et une chute d'eau qui tombe et représente le fleuve Hélicon. Il sort de ce rocher mille jets d'eau différents, dont les uns s'élancent, les autres serpentent sur la surface de l'étang; les autres coulent sans efforts, les autres forment des fleurs en l'air, ou une pluie. La fontaine de Ganymède a ses beautés. Ce bel enfant, assis sur l'aigle de Jupiter, semble alarmé de son vol; l'oiseau est en haut d'une colonne, les ailes déployées; il jette l'eau par le bec et par les serres. La fontaine de Marsen est tout proche. Celle des Harpies est belle: elles sont sur des colonnes de marbre fort hautes; aux quatre coins, elles jettent l'eau de tous côtés, et il semble qu'elles ont envie d'inonder un bel adolescent qui est assis au milieu de la fontaine et qui cherche une épine dans son pied. Mais la fontaine d'Amour est la plus agréable. Ce petit dieu y paraît élevé avec son carquois plein de flèches, et de chacune il sort un jet d'eau. Les trois Grâces sont assises aux pieds de l'Amour; et ce qui est de plus singulier, c'est ce qu'il tombe du haut de quatre grands arbres des fontaines, dont le bruit plaît beaucoup et surprend, car il n'est point naturel que l'eau vienne de là[141].

Je craindrais de vous ennuyer, si j'entreprenais de vous dire le nombre de cascades, de chutes d'eau et de fontaines que je vis. Je puis vous assurer, en général, que c'est un lieu digne de la curiosité et de l'attention de tout le monde. Le soleil commençait d'être trop fort à huit heures; nous entrâmes dans la maison, mais il s'en faut bien qu'elle soit aussi belle qu'elle devrait l'être, pour répondre dignement à tout le reste. Lorsque le Roi y va, ceux qui l'accompagnent sont si mal logés, qu'il faut se contenter d'y aller à toute bride faire un peu sa cour, ou de passer jusqu'à Tolède, car il n'y a que deux méchantes hôtelleries et quelques maisons de particuliers en fort petit nombre. Si nous n'avions pas eu la précaution de porter jusqu'à du pain, je suis bien certaine que nous n'en aurions point eu, à moins que l'alcayde ne nous eût donné le sien. Je vous marquerai en passant de ne pas confondre alcayde avec alcalde. Le premier signifie gouverneur d'un château ou d'une place, et l'autre, un sergent. Bien que les tableaux les plus exquis soient à l'Escurial, je ne laissai pas d'en trouver de très-bons à Aranjuez, dans l'appartement du Roi. Il est meublé selon la saison où nous sommes, c'est-à-dire avec les murailles toutes blanches, et une tapisserie de jonc très-fin, de la hauteur de trois pieds. Il y a au-dessus des miroirs ou des peintures. On trouve dans ce bâtiment plusieurs petites cours qui en diminuent la beauté. Nous déjeunâmes tous ensemble, et l'on voulut me persuader de manger d'un certain fruit nommé pimento, qui est long comme le doigt, et si violemment poivré, que si peu qu'on en mette dans la bouche elle est tout en feu. On laisse tremper longtemps le piment dans du sel et du vinaigre pour en ôter la force. Ce fruit vient en Espagne sur une plante, et je n'en ai point vu dans les autres pays où j'ai été. Nous avions une oille, des ragoûts de perdrix froides avec de l'huile, et du vin de Canarie; des poulardes, des pigeons qui sont excellents ici, et des fruits d'une beauté extraordinaire. Ce repas, qui valait un fort bon dîner, étant fini, nous nous couchâmes et nous n'allâmes à la promenade que sur les sept heures du soir. Les beautés de ce lieu me parurent aussi nouvelles que si je ne les avais pas vues le matin, particulièrement cette situation toute charmante que j'admirais toujours de quelque côté que je tournasse les yeux. Le Roi y est en sûreté avec une demi-douzaine de gardes, parce que l'on ne saurait y arriver que par des ponts qui ferment tous; et le Harama, qui grossit en cet endroit les eaux du Tage, fortifie Aranjuez. Après nous être promenés jusqu'à dix heures du soir, nous revînmes dans un grand salon pavé de marbre et soutenu par des colonnes semblables. Nous le trouvâmes éclairé de plusieurs lustres, et Don Estève de Carvajal y avait fait venir, sans nous en rien dire, des musiciens qui nous surprirent agréablement; du moins les dames espagnoles et ma parente en demeurèrent très-satisfaites. Pour moi, je trouvai qu'ils chantaient trop de la gorge, et que leurs passages étaient si longs, qu'ils en devenaient ennuyeux. Ce n'est pas qu'ils n'eussent la voix belle, mais leur manière de chanter n'est pas bonne, et communément tout le monde ne chante pas en Espagne comme l'on fait en France et en Italie. Le souper étant fini, nous allâmes au grand canal où il y avait un petit galion peint et doré. Nous entrâmes dedans et nous y demeurâmes jusqu'à deux heures après minuit, que nous en sortîmes pour prendre le chemin de Tolède.

Je remarquai qu'en sortant d'Aranjuez nous ne trouvâmes que des bruyères. L'air ne laisse pas d'être parfumé du thym et du serpolet dont ces plaines sont couvertes. On me dit qu'il y avait là une grande quantité de lapins, de cerfs, de biches et de daims, mais ce n'était pas l'heure de les voir. La conversation ayant été quelque temps générale, j'étais déjà à deux lieues d'Aranjuez, que je n'avais pas encore parlé à Don Fernand qui était auprès de moi. Mais voulant profiter du temps pour m'instruire à fond des particularités de cette redoutable Inquisition dont il m'avait promis de m'entretenir, je le priai de m'en dire quelque chose.

L'Inquisition, me dit-il, n'a été connue dans l'Europe qu'au commencement du treizième siècle. Avant ce temps-là, les évêques et les magistrats séculiers faisaient la recherche des hérétiques qu'ils condamnaient au bannissement, à la perte de leurs biens ou à d'autres peines qui n'allaient presque jamais à la mort. Mais le grand nombre d'hérésies qui s'élevèrent vers la fin du douzième siècle, furent la cause de l'établissement de ce tribunal. Les papes envoyèrent des religieux vers les princes catholiques et vers les évêques, pour les exhorter de travailler avec un soin extraordinaire à l'extirpation des hérésies et à faire punir les hérétiques opiniâtres, ce qui continua, de cette manière, jusqu'à l'année 1250.

En l'année 1251, Innocent IV donna pouvoir aux Dominicains de connaître de ces sortes de crimes avec l'assistance des évêques. Clément IV confirma ces tribunaux en 1265. Il y en eut ensuite plusieurs qui furent érigés dans l'Italie et dans les royaumes dépendant de la couronne d'Aragon, jusqu'au règne de Ferdinand et d'Isabelle, que l'Inquisition fut établie dans les royaumes de Castille, et puis en Portugal par le roi Jean III, en l'année 1536.

Les inquisiteurs avaient eu, jusqu'alors, une puissance bornée et souvent contestée par les évêques, à qui la connaissance des crimes d'hérésie appartenait. Selon les canons, il était contre les règles de l'Église que les prêtres condamnassent les criminels à mort, et même pour des crimes que souvent les lois civiles punissaient par des peines moins rigoureuses. Mais le droit ancien cédant au droit nouveau, les religieux de Saint-Dominique s'étaient mis, depuis deux siècles, en possession de cette justice extraordinaire par les bulles des papes; et, les évêques ayant été entièrement exclus, il ne manquait aux inquisiteurs que l'autorité du prince pour l'exécution de leurs jugements. Avant qu'Isabelle de Castille parvînt à la couronne, le Dominicain Jean Torquemada, son confesseur et qui, depuis, fut cardinal, lui avait fait promettre de persécuter les infidèles et les hérétiques lorsqu'elle serait en pouvoir de le faire. Elle obligea Ferdinand, son mari, d'obtenir, en 1483, des bulles du pape Sixte IV, pour l'établissement d'une charge d'inquisiteur général dans les royaumes d'Aragon et de Valence; car ces deux royaumes étaient à lui de son chef, et il est à remarquer que Ferdinand donnait les charges dans ses États, et Isabelle dans les siens. Mais la Reine procura cette charge à Torquemada. Les papes étendirent ensuite sa juridiction sur tous les États catholiques, et Ferdinand et Isabelle établirent un conseil suprême de l'Inquisition dont ils le firent président. Il est composé de l'inquisiteur général, qui est nommé par le Roi d'Espagne et confirmé par le Pape; de cinq conseillers, dont l'un doit être dominicain, par un privilége de Philippe III accordé à cet ordre en 1616; d'un procureur fiscal, d'un secrétaire de la Chambre du Roi, de deux secrétaires du conseil, d'un alguazil mayor, d'un receveur, de deux rapporteurs et de deux qualificateurs et consulteurs[142]. Le nombre des Familiares et des menus officiers de l'Inquisition, n'étant justiciables que de ce tribunal, se mettent, par ce moyen, à couvert de la justice ordinaire.

Le conseil supérieur a une entière autorité sur les autres inquisitions, qui ne peuvent faire d'auto ou exécution, sans la permission du grand inquisiteur. Les inquisitions particulières sont celles de Séville, de Tolède, de Grenade, de Cordoue, de Cuença, de Valladolid, de Murcie, de Llerena, de Logroño, de Saint-Jacques, de Saragosse, de Valence, de Barcelone, de Majorque, de Sardaigne, de Palerme, des Canaries, de Mexico, de Carthagène et de Lima.

Chacune de ces inquisitions est composée de trois inquisiteurs, de trois secrétaires, d'un alguazil mayor et de trois receveurs, qualificateurs et consulteurs.

Tous ceux qui entrent dans ces charges sont obligés de faire preuve de casa limpia, c'est-à-dire de n'avoir dans leur famille aucune tache de judaïsme ni d'hérésie, et d'être catholique d'origine.

Les procédures de ce tribunal sont fort extraordinaires. Un homme étant arrêté demeure dans les prisons sans savoir le crime dont on l'accuse, ni les témoins qui déposent contre lui. Il ne peut en sortir qu'en avouant une faute, dont souvent il n'est pas coupable, et que le désir de la liberté lui fait avouer, parce qu'on ne fait pas mourir l'accusé la première fois, quoique la famille soit taxée d'infamie, et que ce premier jugement rende les personnes incapables de toutes charges.

Il n'y a aucune confrontation de témoins, ni aucun moyen de se défendre, parce que ce tribunal affecte sur toutes choses un secret inviolable. Il procède contre les hérétiques, et particulièrement contre les chrétiens judaïsants et les Maranes ou Mahométans secrets, dont l'expulsion des Juifs et des Maures, par Ferdinand et Isabelle, a rempli l'Espagne.

La rigueur de cette justice fut telle, que l'inquisiteur Torquemada fit le procès à plus de cent mille personnes, dont six mille furent condamnées au feu, dans l'espace de quatorze ans[143].

Le spectacle de plusieurs criminels condamnés au dernier supplice, sans avoir égard à leur sexe, ni à leur qualité, confirme, à ce que l'on prétend, les peuples dans la religion catholique, et l'Inquisition seule a empêché les dernières hérésies de se répandre en Espagne dans le temps qu'elles ont infesté toute l'Europe. C'est pourquoi les Rois ont donné une autorité excessive à ce tribunal, que l'on appelle le tribunal du Saint-Office.

Les actes généraux de l'Inquisition en Espagne, qui sont considérés dans la plus grande partie de l'Europe comme une simple exécution de criminels, passent parmi les Espagnols pour une cérémonie religieuse, dans laquelle le Roi-Catholique donne des preuves publiques de son zèle pour la religion. C'est pourquoi on les appelle auto-da-fe, ou actes de foi. Ils les font ordinairement à l'avénement des Rois à la couronne, ou à leur majorité, afin qu'ils soient plus authentiques. Le dernier se fit en 1632, et l'on en prépare un pour le mariage du Roi. Comme il ne s'en est pas fait depuis longtemps, on fait de grands préparatifs pour rendre celui-ci fort solennel et aussi magnifique que peuvent être ces sortes de cérémonies[144]. Un des conseillers de l'Inquisition en a déjà fait un projet qu'il m'a montré. Voici ce qu'il porte:

On dressera dans la grande place de Madrid un théâtre de cinquante pieds de long. Il sera élevé à la hauteur du balcon destiné pour le Roi, sous lequel il finira.

A l'extrémité et sur toute la longueur de ce théâtre, il s'élèvera, à la droite du balcon du Roi, un amphithéâtre de vingt-cinq ou trente degrés, destiné pour le conseil de l'Inquisition et pour les autres conseils d'Espagne, au-dessous desquels sera, sous un dais, la chaire du grand inquisiteur, beaucoup plus élevée que le balcon du Roi. A la gauche du théâtre et du balcon, on verra un second amphithéâtre de même grandeur que le premier, et où les criminels seront placés.

Au milieu du grand théâtre, il y en aura un autre fort petit, qui soutiendra deux cages où l'on mettra les criminels pendant la lecture de leur sentence.

On verra encore sur le grand théâtre trois chaires préparées pour les lecteurs des jugements et pour le prédicateur, devant lequel il y aura un autel dressé.

Les places de Leurs Majestés Catholiques seront disposées de sorte que la Reine sera à la gauche du Roi et à la droite de la Reine mère. Toutes les dames des Reines occuperont le reste de la longueur du même balcon de part et d'autre. Il y aura d'autres balcons préparés pour les ambassadeurs et pour les seigneurs et les dames de la cour, et des échafauds pour le peuple.

La cérémonie commencera par une procession qui partira de l'église de Sainte-Marie. Cent charbonniers armés de piques et de mousquets marcheront les premiers, parce qu'ils fournissent le bois qui sert au supplice de ceux qui sont condamnés au feu. Ensuite viendront les Dominicains, précédés d'une croix blanche. Le duc de Medinaceli portera l'étendard de l'Inquisition, selon le privilége héréditaire de sa famille. Cet étendard est de damas rouge. Sur l'un des côtés est représentée une épée nue dans une couronne de laurier, et sur l'autre les armes d'Espagne.

Ensuite on portera une croix verte entourée d'un crêpe noir. Plusieurs grands et d'autres personnes de qualité de l'Inquisition marcheront après, couverts de manteaux ornés de croix blanches et noires bordées de fils d'or. La marche sera fermée par cinquante hallebardiers ou gardes de l'Inquisition, vêtus de noir et de blanc, commandés par le marquis de Pobar, protecteur héréditaire du royaume de Tolède.

La procession, après avoir passé en cet ordre devant le palais, se rendra à la place. L'étendard et la croix verte seront plantés sur l'autel, et les Dominicains seuls resteront sur le théâtre et passeront une partie de la nuit à psalmodier, et dès la pointe du jour, ils célébreront sur l'autel plusieurs messes.

Le Roi, la Reine, la Reine mère et toutes les dames paraîtront sur les balcons vers les sept heures du matin; à huit, la marche de la procession commencera comme le jour précédent, par la compagnie des charbonniers, qui se placeront à la gauche du balcon du Roi; la droite sera occupée par ses gardes. Plusieurs hommes porteront ensuite des effigies de carton grandes comme nature. Les unes représenteront ceux qui sont morts dans la prison, dont les os seront aussi portés dans des coffres avec des flammes peintes à l'entour, et les autres figures représenteront ceux qui se sont échappés et qui auront été jugés par contumace. On placera ces figures dans une des extrémités du théâtre. On lira ensuite leur sentence, et ils seront exécutés. Mais je dois vous dire, ajouta-t-il, que le conseil suprême de l'Inquisition est plus absolu que tous les autres. On est persuadé que le Roi même n'aurait pas le pouvoir d'en retirer ceux qui seraient dénoncés, parce que ce tribunal ne reconnaît que le Pape au-dessus de lui, et qu'il y a eu des temps et des occasions où la puissance du Roi s'est trouvée plus faible que celle de l'Inquisition. Don Diégo Sarmiento est inquisiteur général. C'est un grand homme de bien; il peut avoir soixante ans. Le Roi nomme le président de l'Inquisition et Sa Sainteté le confirme; mais à l'égard des inquisiteurs, le président les propose au Roi, et après avoir eu son approbation, il les pourvoit de leur charge.

Le tribunal connaît tout ce qui regarde la foi, et il est absolument revêtu de l'autorité du Pape et de celle du Roi. Ses arrêts sont sans appel, et les vingt-deux tribunaux de l'Inquisition qui sont dans tous les États d'Espagne, et qui dépendent de celui de Madrid, lui rendent compte tous les mois de leurs finances, et tous les ans des causes et des criminels. Mais ceux des Indes et des autres lieux éloignés ne rendent compte qu'à la fin de chaque année. A l'égard des charges de ces tribunaux inférieurs, elles sont remplies par l'inquisiteur général, avec l'approbation des conseillers. Il serait assez difficile de pouvoir dire précisément le nombre d'officiers qui dépendent de l'Inquisition, car dans l'Espagne seule il y a plus de vingt-deux mille familiares du Saint-Office. On les nomme ainsi, parce que ce sont comme des espions répandus partout, qui donnent sans cesse à l'Inquisition des avis vrais ou faux, sur lesquels on prend ceux qu'ils accusent[145].

Dans le temps que j'écoutais Don Fernand avec le plus d'attention, la marquise de Palacios nous interrompit, pour nous dire que nous étions proche de Tolède, et que les restes antiques d'un vieux château que nous voyions à gauche, sur une petite montagne, étaient ceux d'un palais enchanté. Nous voici encore, dis-je tout bas à Don Fernand, aux châteaux de Guebare et de Nios. Nous en sommes à tout ce qu'il vous plaira, dit-il, mais il est certain que c'est une tradition très-ancienne dans ce pays-ci. On prétend qu'il y avait une cave fermée, et une prophétie menaçait l'Espagne des derniers malheurs lorsqu'on ouvrirait cette cave; chacun, effrayé de ces menaces, ne voulait point en attirer les effets sur soi. Ce lieu demeura donc fermé pendant des siècles. Mais le Roi Don Rodrigue, moins crédule, ou plus curieux, fit ouvrir la cave, et ce ne fut pas sans entendre des bruits épouvantables. Il semblait que tous les éléments allaient se confondre, et que la tempête ne pouvait être plus grande. Cela ne l'empêcha pas d'y descendre, et il vit, à la clarté de plusieurs flambeaux, des figures d'hommes dont l'habillement et les armes étaient extraordinaires. Il y en avait un qui tenait une lame de cuivre, sur laquelle on trouva écrit en arabe, que le temps approchait de la désolation de l'Espagne, et que ceux dont les statues étaient en ce lieu ne seraient pas longtemps sans arriver. Je n'ai jamais été en aucun endroit, dis-je en riant, où l'on fasse plus de cas des contes fabuleux qu'en Espagne. Dites plutôt, reprit-il, qu'il n'y a jamais eu de dame moins crédule que vous, et je n'ai pas entrepris de vous faire changer de sentiment en vous disant cette histoire. Mais autant qu'on peut assurer des choses sur la foi des auteurs, celle-ci doit être recevable.

Le jour était assez grand pour bien remarquer tous les charmes de la campagne. Nous passâmes le Tage sur un beau et grand pont, dont on m'avait parlé, et ensuite je découvris Tolède tout environnée de montagnes et de rochers qui la commandent. On trouve là des maisons très-belles, que l'on a bâties dans les montagnes pour jouir d'une agréable solitude. L'archevêque de Tolède y en a une où il va souvent. La ville est élevée sur le roc, dont l'inégalité en plusieurs endroits contribue à la rendre haute et basse. Les rues sont étroites, mal pavées et difficiles; ce qui fait que toutes les personnes de qualité y vont en chaise ou en litière. Et comme nous étions en carrosse, nous allâmes demeurer proche de la Plaza Mayor, parce que c'est le seul quartier où l'on puisse passer en voiture. Nous descendîmes, en arrivant, à l'hôpital de Foira, qui est dans le faubourg et dont le bâtiment entoure de trois côtés une très-grande cour carrée. L'église contient le quatrième; nous y entendîmes la messe. Cet hôpital a été bâti par un archevêque de Tolède, dont le tombeau et la statue en marbre sont au milieu de la nef. Les murailles de la ville ont été rebâties par les Maures; elles sont bordées d'une grande quantité de petites tours qui servaient autrefois à les défendre, et la place serait bonne, étant presque tout entourée du Tage, et ayant des fossés extrêmement profonds, si les montagnes voisines ne la commandaient pas; car on peut aisément la battre de ces lieux-là. Il n'était pas huit heures quand nous arrivâmes. Nous voulûmes employer le reste de la matinée à voir l'église, qui est, à ce que l'on dit, une des plus belles de l'Europe. Les Espagnols l'appellent Sainte, soit à cause des reliques que l'on y voit, ou par quelque autre raison que l'on ne m'a pas expliquée. Si elle était aussi longue et aussi haute qu'elle est large, elle n'en serait que mieux. Elle est ornée de plusieurs chapelles aussi grandes que des églises. Elles sont tout éclatantes d'or et de peintures. Les principales sont celles de la Vierge, de saint Jacques, de saint Martin, du cardinal de Sandoval, et du connétable de Luna. Je vis une niche dans le chœur, d'où l'on prétend qu'il sortit une source d'eau plusieurs jours de suite, et qui servit à désaltérer les soldats et les citoyens, dans le temps qu'ils soutenaient le siége contre les Maures, et qu'ils étaient demi-morts de soif. Car, sans m'éloigner de mon discours, je dois dire qu'il n'y a pas une fontaine dans la ville, et qu'il faut descendre jusqu'au Tage pour en apporter l'eau; ce qui est une chose si incommode, que je ne puis comprendre comment Tolède est aussi peuplé. On trouve, proche de l'entrée de l'église, un pilier de marbre que l'on y révère, parce que la Sainte Vierge apparut dessus à saint Alphonse. Il est enfermé dans une grille de fer, et on le baise par une petite fenêtre, au-dessus de laquelle il est écrit: Adorabimus in loco ubi steterunt pedes ejus. Entre chaque siége des chanoines, il y a une colonne de marbre, et la sculpture de toute l'église est fort délicate et bien travaillée. Je vis le trésor avec admiration. Il faut trente hommes pour porter le tabernacle le jour de la Fête-Dieu. Il est de vermeil doré, il finit en plusieurs pointes de clocher, d'un travail exquis, couvert d'anges et de chérubins. Il y en a encore un autre au dedans, lequel est d'or massif, avec une quantité de pierreries si considérable, que l'on n'en peut dire la juste valeur. Les patènes, les calices et les ciboires ne sont pas moins beaux. Tout y brille de gros diamants et de perles orientales. Le soleil où l'on met le Saint-Sacrement, les couronnes de la Vierge et ses robes sont les choses les plus magnifiques que j'aie vues de mes jours. Mais, en vérité, cet archevêché est si riche, qu'il est bien juste que tout y réponde. Je vous ai mandé, ma chère cousine, que l'archevêque de Burgos me dit que celui de Tolède avait trois cent cinquante mille écus de rente. Ajoutez à cela que la fabrique en a cent.

Quarante chanoines, chacun mille. Le grand archidiacre, quarante mille. Trois archidiaconés, dont le premier vaut quinze mille écus; le second, douze mille; le troisième, dix mille. Le doyenné, dix mille.

Il y a, de plus, un nombre infini de chapelains, de clercs de chapelle et de personnes qui reçoivent la distribution des rations.

Il y a le chapelain mayor de la chapelle de los Reis, qui jouit de douze mille écus de revenu, et six autres sous lui, qui ont chacun mille écus.

Après avoir passé beaucoup de temps à considérer les beautés dont cette cathédrale est remplie, dans le moment que nous allions en sortir pour retourner dans l'hôtellerie où nous avions laissé notre carrosse, nous trouvâmes un aumônier et un gentilhomme du cardinal Porto-Carrero, qui vinrent de sa part nous faire un compliment, et nous assurer qu'il ne souffrirait pas que nous fussions demeurer ailleurs qu'à l'archevêché. Ils s'adressèrent particulièrement à la marquise de Palacios, qui est sa proche parente et qui nous pressa fort d'y aller. Nous nous en défendîmes sur le désordre où nous étions, ayant passé la nuit sans dormir, et n'étant qu'en déshabillé. Elle dit à son fils d'aller trouver M. le cardinal et de le prier d'agréer nos excuses. Don Fernand revint au bout d'un moment, suivi d'un grand nombre de pages, dont quelques-uns portaient des parasols de brocart d'or et d'argent. Il nous dit que Son Éminence souhaitait fort que nous allassions chez lui, et qu'il lui avait témoigné tant de chagrin du refus que nous en faisions, qu'il lui avait promis de nous y mener; que là-dessus il avait commandé que l'on prît des parasols pour nous garantir du soleil, et que l'on arrosât la place que nous avions à traverser pour aller de l'église à l'archevêché. Nous aperçûmes aussitôt deux mules qui traînaient une petite charrette, sur laquelle il y avait un poinçon plein d'eau. On nous dit que c'était la coutume, toutes les fois que le cardinal devait venir à l'église, d'arroser ainsi le chemin.

Le palais archiépiscopal est fort ancien et fort grand, très-bien meublé, et digne de celui qui l'occupe. On nous conduisit dans un bel appartement, où l'on nous apporta d'abord du chocolat, et ensuite toutes sortes de fruits, de vins, d'eaux glacées et de liqueurs. Nous étions si endormis, qu'après avoir un peu mangé, nous priâmes la marquise de Palacios de voir M. le cardinal, et de nous excuser auprès de lui si nous différions à nous donner cet honneur, mais que nous ne pouvions plus nous passer de dormir. En effet, la jeune marquise de la Rosa, ma parente, nos enfants et moi, nous prîmes le parti de nous coucher, et, sur le soir, nous nous habillâmes pour aller chez la Reine mère. La marquise de Palacios, qui lui avait toujours été fort dévouée, était allée à l'Alcazar (c'est ainsi que l'on nomme le château), et elle l'avait vue pendant que nous dormions. De manière qu'elle lui dit qu'elle nous donnerait audience sur les huit heures du soir; et pour la première fois je me mis à l'espagnole. Je ne comprends guère d'habit plus gênant. Il faut avoir les épaules si serrées, qu'elles en font mal, on ne saurait lever le bras, et à peine peut-il entrer dans les manches du corps. On me mit un guard-infant d'une grandeur effroyable (car il faut en avoir chez la Reine). Je ne savais que devenir avec cette étrange machine. On ne peut s'asseoir, et je crois que je le porterais toute ma vie sans m'y pouvoir accoutumer. On me coiffa à la Melene, c'est-à-dire les cheveux tout épars sur le cou, et noués par le bout d'une nonpareille. Cela échauffe bien plus qu'une palatine. De sorte qu'il est aisé de juger comme je passais mon temps au mois d'août en Espagne. Mais c'est une coiffure de cérémonie, et il ne fallait manquer à rien en telle occasion. Enfin je mis des chapins, plutôt pour me casser le cou que pour marcher avec. Quand nous fûmes toutes en état de paraître, car ma parente et ma fille allaient aussi à l'espagnole, on nous fit entrer dans une chambre de parade, où M. le cardinal nous vint voir. Il se nomme Don Luis Porto-Carrero, il peut avoir quarante-deux ans; il est fort civil, son esprit est doux et complaisant. Il a pris assez les manières polies de la cour de Rome. Il demeura une heure avec nous; on nous servit ensuite le plus grand repas qui se pouvait faire, mais tout était si ambré, que je n'ai jamais goûté à des sauces plus extraordinaires et moins bonnes[146]. J'étais à cette table comme un Tantale mourant de faim, sans pouvoir manger. Il n'y avait point de milieu entre des viandes toutes parfumées ou toutes pleines de safran, d'ail, d'oignon, de poivre et d'épices. A force de chercher, je trouvai de la gelée et du blanc-manger admirable, avec quoi je me dédommageai. On y servit aussi un jambon qui venait de la frontière du Portugal, et qui était meilleur que ceux de mouton que l'on vante si fort à Bayonne, et que ceux de Mayence. Mais il était couvert d'une certaine dragée que nous nommons en France de la nonpareille, et dont le sucre se fondit dans la graisse. Il était tout lardé d'écorce de citron, ce qui diminuait bien de sa bonté[147]. Pour le fruit, c'était la meilleure et même la plus divertissante chose que l'on pût voir, car on avait glacé dans le sucre, à la mode d'Italie, des petits arbres tout entiers: vous jugez bien au moins que les arbres étaient fort petits. Il y avait des orangers confits de cette manière, avec des petits oiseaux contrefaits attachés dessus. Des cerisiers, des framboisiers, des groseilliers, et d'autres encore, chacun dans une petite caisse d'argent.

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