La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle: Relation du voyage d'Espagne par la comtesse d'Aulnoy
Nous sortîmes promptement de table, parce que l'heure d'aller chez la Reine approchait. Nous y fûmes en chaise, quoiqu'il y ait loin et particulièrement beaucoup à monter, car l'Alcazar est bâti sur un rocher d'une prodigieuse hauteur, et la vue en est merveilleuse. Il y a devant la porte une très-grande place; l'on entre ensuite dans une cour de cent soixante pieds de long et de cent trente de large, ornée de deux rangs de portiques, et dans la longueur de dix rangs de colonnes, chacune d'une seule pierre. Il y en a huit rangs dans la largeur, et cela fait un bel effet. Mais ce qui plaît beaucoup davantage, c'est l'escalier qui est au fond de la cour, et qui contient les cent trente pieds qu'elle a de largeur. Après que l'on a monté quelques marches, il se sépare en deux, et l'on doit dire en vérité que c'est un des plus beaux de l'Europe. Nous traversâmes une grande galerie et des appartements si vastes, et dans lesquels il y avait si peu de monde, qu'il ne paraissait pas que l'on y dût trouver la Reine mère d'Espagne. Elle était dans un salon, dont toutes les fenêtres étaient ouvertes et donnaient sur la plaine et la rivière. La tapisserie, les carreaux, les tapis et le dais étaient de drap gris. La Reine était debout, appuyée sur un balcon, tenant dans sa main un grand chapelet. Lorsqu'elle nous vit, elle se tourna vers nous, et nous reçut d'un air assez riant. Nous eûmes l'honneur de lui baiser la main, qu'elle a petite, maigre et blanche. Elle est fort pâle, le teint fin, le visage un peu long et plat, les yeux doux, la physionomie agréable, et la taille d'une médiocre grandeur. Elle était vêtue comme toutes les veuves le sont en Espagne, c'est-à-dire en religieuse, sans qu'il paraisse un seul cheveu, et il y en a beaucoup (mais elle n'est pas du nombre) qui se les font couper lorsqu'elles perdent leur mari, pour témoigner davantage leur douleur. Je remarquai qu'il y avait des troussis autour de sa jupe pour la rallonger quand elle est usée. Je ne dis pas pour cela qu'on la rallonge, mais c'est la mode en ce pays-ci. Elle me demanda combien il y avait que j'étais partie de France, je lui en rendis compte. Elle s'informa si en ce temps-là on parlait du mariage du Roi son fils avec Mademoiselle d'Orléans; je lui dis que non. Elle ajouta qu'elle voulait me faire voir son portrait, que l'on avait tiré sur celui que le Roi son fils avait, et elle dit à une de ses dames, qui était une vieille dueña bien laide, de l'apporter. Il était peint en miniature de la grandeur de la main, dans une boîte de satin noir dessus et de velours vert dedans. Trouvez-vous, dit-elle, qu'elle lui ressemble? Je l'assurai que je n'y reconnaissais aucun de ses traits. En effet, elle paraissait louche, le visage de côté, et rien ne pouvait être moins ressemblant à une princesse aussi parfaite que l'est Mademoiselle. Elle me demanda si elle était plus ou moins belle que ce portrait. Je lui dis qu'elle était sans comparaison plus belle. Le Roi mon fils sera donc agréablement trompé, reprit-elle, car il croit que ce portrait est tout comme elle, et l'on ne peut en être plus content qu'il est. A mon égard, ses yeux de travers me faisaient de la peine, mais pour me consoler, je pensais qu'elle avait de l'esprit et bien d'autres bonnes qualités. Ne vous souvenez-vous pas, ajouta-t-elle en parlant à la marquise de Palacios, d'avoir vu mon portrait dans la chambre du feu Roi? Oui, Madame, reprit la marquise, et je me souviens aussi qu'en voyant Votre Majesté nous demeurâmes fort étonnées que la peinture lui eût fait tant de tort. C'est ce que je voulais vous dire, reprit-elle; et lorsque je fus arrivée, et que je jetai les yeux sur ce portrait que l'on me dit être le mien, j'essayai inutilement de le croire, je ne pus y réussir. Une petite naine grosse comme un tonneau, et plus courte qu'un potiron, toute vêtue de brocart or et argent, avec de longs cheveux qui lui descendaient presque jusqu'aux pieds, entra et se vint mettre à genoux devant la Reine, pour lui demander s'il lui plaisait de souper. Nous voulûmes nous retirer; elle nous dit que nous pouvions la suivre, et elle passa dans une salle toute de marbre, où il y avait plusieurs belons sur des escaparates. Elle se mit seule à table, et nous étions toutes debout autour d'elle. Ses filles d'honneur vinrent la servir, avec la camarera mayor, qui avait l'air bien chagrin. Je vis quelques-unes de ces filles qui me semblèrent fort jolies. Elles parlèrent à la marquise de Palacios, et elles lui dirent qu'elles s'ennuyaient horriblement, et qu'elles étaient à Tolède comme on est dans un désert. Celles-ci se nomment Damas de palacio, et elles mettent des chapins; mais, pour les petites menines, elles ont leurs souliers tout plats. Les menins sont des enfants de la première qualité qui ne portent ni manteau ni épée.
On servit plusieurs plats devant la Reine: les premiers furent des melons à la glace, des salades et du lait, dont elle mangea beaucoup avant de manger de la viande, qui avait assez mauvaise grâce. Elle ne manque pas d'appétit, et elle but un peu de vin pur, disant que c'était pour cuire le fruit. Lorsqu'elle demandait à boire, le premier menin apportait sa coupe sur une soucoupe couverte; il se mettait à genoux en la présentant à la camarera, qui s'y mettait aussi lorsque la Reine la prenait de ses mains. De l'autre côté, une dame du palais présentait à genoux la serviette à la Reine pour s'essuyer la bouche. Elle donna des confitures sèches à Doña Mariquita de Palacios et à ma fille, en leur disant qu'il n'en fallait guère manger, que cela gâtait les dents aux petites filles. Elle me demanda plusieurs fois comment se portait la Reine Très-Chrétienne, et à quoi elle se divertissait. Elle dit qu'elle lui avait envoyé depuis peu des boîtes de pastilles d'ambre, des gants et du chocolat. Elle demeura plus d'une heure et demie à table, parlant peu, mais paraissant assez gaie. Nous lui demandâmes ses ordres pour Madrid; elle nous fit une honnêteté là-dessus, et ensuite nous prîmes congé d'elle. On ne peut pas disconvenir que cette Reine n'ait bien de l'esprit, et beaucoup de courage et de vertu, de prendre, comme elle fait, un exil si désagréable.
Je ne veux pas oublier de vous dire que le premier des menins porte les chapins de la Reine, et les lui met. C'est un si grand honneur en ce pays, qu'il ne le changerait pas avec les plus belles charges de la couronne. Quand les dames du palais se marient, et que c'est avec l'agrément de la Reine, elle augmente leur dot de cinquante mille écus, et d'ordinaire on donne un gouvernement ou une vice-royauté à ceux qui les épousent.
Lorsque nous fûmes de retour chez M. le cardinal, nous trouvâmes un théâtre dressé dans une grande et vaste salle, où il y avait beaucoup de dames d'un côté et de cavaliers de l'autre. Ce qui me parut singulier, c'est qu'il y avait un rideau de damas qui contenait toute la longueur de la salle jusqu'au théâtre et qui empêchait que les hommes et les femmes se pussent voir. On n'attendait plus que nous pour commencer la comédie de Pyrame et Thisbée! Cette pièce était nouvelle et plus mauvaise qu'aucune que j'eusse encore vue en Espagne. Les comédiens dansèrent ensuite fort bien, et le divertissement n'était pas fini à deux heures après minuit.
On servit un repas magnifique dans un salon où il y avait plusieurs tables, et M. le cardinal nous y ayant fait prendre place, alla retrouver les cavaliers, qui, de leur côté, étaient servis comme nous. Il y eut une musique italienne excellente; car Son Éminence avait amené des musiciens de Rome, auxquels il donnait de grosses pensions. Nous ne pûmes nous retirer dans notre appartement qu'à six heures du matin; et comme nous avions encore bien des choses à voir, au lieu de nous coucher, nous allâmes à la Plaza Mayor, que l'on appelle Socodebet. Les maisons dont elle est entourée sont de briques, et toutes semblables, avec des balcons. Sa forme est ronde; il y a des portiques sous lesquels on se promène, et cette place est fort belle. Nous retournâmes au château pour le voir mieux, avec plus de loisir. Le bâtiment en est gothique et très-ancien; mais il y a quelque chose de si grand, que je ne suis pas surprise de ce que Charles-Quint aimait mieux y demeurer qu'en aucune ville de son obéissance. Il consiste en un carré de quatre gros corps de logis, avec des ailes et des pavillons. Il y a de quoi loger commodément toute la cour d'un grand roi. On nous montra une machine qui était merveilleuse avant qu'elle fût rompue; elle servait à puiser de l'eau dans le Tage, et la faisait monter jusque dans le haut de l'Alcazar. Le bâtiment en est encore tout entier, bien qu'il y ait plusieurs siècles qu'il soit fait. On descend plus de cinq cents degrés jusqu'à l'a rivière. Lorsque l'eau était entrée dans le réservoir, elle coulait par des canaux dans tous les endroits de la ville où il y avait des fontaines. Cela était d'une extrême commodité, car il faut à présent descendre environ trente toises pour aller querir de l'eau.
Nous vînmes entendre la messe dans l'église de Los Reys. Elle est belle et grande, et toute pleine d'orangers, de grenadiers, de jasmins et de myrtes fort hauts, qui forment des allées dans des caisses jusqu'au grand autel, dont les ornements sont extraordinairement riches. De sorte qu'au travers de toutes ces branches vertes, et de toutes ces fleurs de différentes couleurs, voyant briller l'or, l'argent, la broderie et les cierges allumés dont l'autel est paré, il semble que ce soient les rayons du soleil qui vous frappent les yeux. Il y a aussi des cages peintes et dorées remplies de rossignols, de serins et d'autres oiseaux, qui font un concert charmant. Je voudrais bien que l'on prît, en France, la coutume d'orner nos églises comme elles le sont en Espagne. Les murailles de celles-ci sont toutes couvertes en dehors de chaînes et de fers des captifs que l'on va racheter en Barbarie. Je remarquai en ce quartier-là que, sur la porte de la plupart des maisons, il y a un carreau de fayence sur lequel est la salutation angélique avec ces mots: Maria sue concebida sin pecado original. On me dit que ces maisons appartenaient à l'archevêque, et qu'il n'y demeure que des ouvriers en soie, qui sont nombreux à Tolède.
Les deux ponts de pierre qui traversent la rivière sont fort hauts, fort larges et fort longs. Si l'on voulait un peu travailler dans le Tage, les bateaux viendraient jusqu'à la ville, ce serait une commodité considérable; mais on est naturellement trop paresseux pour considérer l'utilité du travail préférablement à la peine de l'entreprendre. Nous vîmes encore l'hôpital de Los Niños, c'est-à-dire des Enfants trouvés, et la maison de ville, qui est proche de la cathédrale. Enfin, notre curiosité étant satisfaite, nous revînmes au palais archiépiscopal, et nous nous mîmes au lit jusqu'au soir, que nous fîmes encore un festin aussi splendide que ceux qui l'avaient précédé. Son Éminence mangea avec nous, et après l'avoir remerciée autant que nous le devions, nous partîmes pour nous rendre au château d'Igariça. Le marquis de Los Palacios nous y attendait avec le reste de sa famille, de manière que nous y fûmes reçues si obligeamment, qu'il ne se peut rien ajouter à la bonne chère et aux plaisirs que l'on nous procura pendant six jours, soit à la pêche sur la rivière du Xarama, soit à la chasse, à la promenade ou dans les conversations générales. Chacun faisait paraître sa bonne humeur à l'envi l'un de l'autre, et l'on peut dire que lorsque les Espagnols font tant que de quitter leur gravité, qu'ils vous connaissent et qu'ils vous aiment, on trouve de grandes ressources avec eux du côté de l'esprit. Ils deviennent sociables, obligeants, empressés pour vous plaire et de la meilleure compagnie du monde. C'est ce que j'ai éprouvé dans la partie que nous venons de faire et dont je ne vous aurais pas rendu un compte si exact si je n'étais persuadée, ma chère cousine, que vous le voulez ainsi, et que vous me tenez quelque compte de ma complaisance.
A Madrid, ce 30 août 1679.
QUATORZIÈME LETTRE.
La cérémonie se fit ici le dernier du mois d'août, de jurer la paix conclue à Nimègue entre les couronnes de France et d'Espagne. J'avais beaucoup d'envie de voir ce qui s'y passerait, et comme les femmes n'y vont point, le connétable de Castille nous promit de nous faire entrer dans la chambre du Roi, aussitôt qu'il serait entré dans le salon. Madame Gueux, ambassadrice de Danemark, et madame de Chais, femme de l'envoyé de Hollande, y vinrent aussi. Nous passâmes par un degré dérobé où un gentilhomme du connétable nous attendait, et nous demeurâmes quelque temps dans un fort beau cabinet rempli de livres espagnols bien reliés et très-divertissants. J'y trouvai, entre autres, l'histoire de Don Quichotte, ce fameux chevalier de la Manche, dans laquelle la naïveté et la finesse des expressions, la force des proverbes et ce que les Espagnols appellent el pico, c'est-à-dire la pointe et la délicatesse de la langue, paraissent tout autrement que les traductions que nous en voyons en notre langue. Je prenais tant de plaisir à le lire, que je ne pensais presque plus à voir la cérémonie. Elle commença aussitôt que le marquis de Villars fut arrivé, et l'on ouvrit une fenêtre fermée d'une jalousie par laquelle nous regardions ce qui se passait. Le Roi se plaça au bout du grand salon doré, qui est un des plus magnifiques qui soient dans le palais. L'estrade était couverte d'un tapis merveilleux. Le trône et le dais étaient brodés de perles, de diamants, de rubis, d'émeraudes et d'autres pierreries précieuses. Le cardinal Porto Carrero était assis dans un fauteuil au bas de l'estrade, à la droite du trône; le connétable de Castille était sur un tabouret. L'ambassadeur de France s'assit à la gauche du trône, sur un banc couvert de velours, et les grands étaient proche du cardinal. Lorsque chacun se fut placé selon son rang, le Roi entra, et quand il fut assis dans son trône, le cardinal, l'ambassadeur et les grands s'assirent et se couvrirent. Un secrétaire d'État lut tout haut le pouvoir que le Roi Très-Chrétien avait envoyé à son ambassadeur. On apporta ensuite une petite table devant le Roi, avec un Crucifix et le livre des Évangiles, et pendant qu'il tenait la main dessus, le cardinal lut le serment par lequel il jurait de garder la paix avec la France. Il se passa encore quelques cérémonies, auxquelles je ne fis pas assez attention pour pouvoir vous en rendre compte. Le Roi rentra peu après dans son appartement, et nous en sortîmes auparavant. Nous restâmes dans le même cabinet où nous nous étions arrêtées d'abord. Il était si près de la chambre, que nous entendions le Roi qui disait qu'il n'avait jamais eu si chaud et qu'il allait quitter sa golille. Il est vrai que le soleil est bien ardent en ce pays. Les premiers jours que j'y ai été, j'étais accablée d'une migraine extraordinaire dont je ne pouvais trouver la raison; mais ma parente me dit que c'était de me couvrir trop la tête, et que si je n'y prenais garde, j'en pourrais perdre les yeux. Je ne tardai pas à quitter mon bonnet et mes cornettes, et, depuis ce temps-là, je n'ai point eu de mal de tête. Pour moi, je ne saurais croire qu'en aucun lieu du monde, il y ait un plus beau ciel qu'ici. Il est si pur, qu'on n'y aperçoit pas un seul nuage, et l'on m'assure que les jours d'hiver sont semblables aux plus beaux jours qu'on voit ailleurs. Ce qu'il y a de dangereux, c'est un certain vent de Gallego, qui vient du côté des montagnes de Galice; il n'est point violent, mais il pénètre jusqu'aux os, et quelquefois il estropie d'un bras, d'une jambe ou de la moitié du corps pour toute la vie. Il est plus fréquent en été qu'en hiver. Les étrangers le prennent pour le zéphyr et sont ravis de le sentir; mais à l'épreuve, ils connaissent sa malignité. Les saisons sont bien plus commodes en Espagne qu'en France, en Angleterre, en Hollande et en Allemagne; car, sans compter cette pureté du ciel, que l'on ne peut s'imaginer aussi beau qu'il est, depuis le mois de septembre jusqu'au mois de juin, il ne fait pas de froid que l'on ne puisse souffrir sans feu. C'est ce qui fait qu'il n'y a point de cheminée dans aucun appartement, et que l'on ne se sert que de brasiers. Mais c'est quelque chose d'heureux que, manquant de bois comme on fait dans ce pays, on n'en ait pas besoin. Il ne gèle jamais plus de l'épaisseur de deux écus et il tombe fort peu de neige. Les montagnes voisines en fournissent à Madrid pendant toute l'année. Pour les mois de juin, juillet et août, ils sont d'une chaleur excessive.
J'étais, il y a quelques jours, dans une compagnie où toutes les dames étaient bien effrayées. Il y en avait une qui disait qu'on lui avait écrit de Barcelone qu'une certaine cloche dont on ne se sert que dans les calamités publiques, ou pour les affaires de la dernière importance, avait sonné toute seule plusieurs coups. Cette dame est de Barcelone, et elle me fit entendre que lorsqu'il doit arriver quelque grand malheur à l'Espagne, ou que quelqu'un de la maison d'Autriche est près de mourir, cette cloche s'ébranle; que, pendant un quart d'heure, le battant tourne dans la cloche d'une vitesse surprenante et frappe des coups en tournant. Je ne voulais pas le croire et je ne le crois pas trop encore; mais toutes les autres confirmèrent ce qu'elle disait. Si c'est un mensonge, elles sont plus de vingt qui l'ont aidée à le faire. Elles songeaient sur quoi ou sur qui pourrait tomber le malheur dont ce signal avertissait, et comme elles sont assez superstitieuses, la belle marquise de Liche augmenta leur frayeur en venant leur apprendre que Don Juan était fort malade.
Dans leur grand deuil, ils sont faits comme des fous, particulièrement les premiers jours, que les laquais aussi bien que leurs maîtres ont de longs manteaux traînants, et qu'ils mettent, au lieu de chapeau, un certain bonnet de carton fort haut, couvert de crêpe. Leurs chevaux sont tout caparaçonnés de noir, avec des housses qui leur couvrent la tête et le reste du corps. Rien n'est plus laid. Leurs carrosses sont si mal drapés, que le drap qui couvre l'impériale descend jusque sur la portière. Il n'y a personne qui, en voyant ce lugubre équipage, ne croie que c'est un corps mort qu'on porte en terre. Les gens de qualité ont des manteaux d'une frise noire, fort claire et fort méchante; la moindre chose la met en pièces, et c'est le bon air, pendant le deuil, d'être tout en guenilles. J'ai vu des cavaliers qui déchiraient exprès leurs habits, et je vous assure qu'il y en a à qui l'on voit même la peau, peau médiocrement belle à voir; car encore que les petits enfants soient ici plus blancs que l'albâtre et si parfaitement beaux, qu'il semble que ce soient des anges, il faut convenir qu'ils changent en grandissant d'une manière surprenante. Les ardeurs du soleil les rôtissent, l'air les jaunit, et il est aisé de reconnaître un Espagnol parmi bien d'autres nations. Leurs traits sont pourtants réguliers, mais enfin ce n'est pas notre air ni notre carnation.
Tous les écoliers portent de longues robes avec un petit bord de toile au cou. Ils sont vêtus à peu près comme les Jésuites. Il y en a qui ont trente ans et davantage; on reconnaît à leurs habits qu'ils sont encore dans les études.
Je trouve que cette ville-ci a l'air d'une grande cage où l'on engraisse des poulets. Car enfin, depuis le niveau de la rue jusqu'au quatrième étage, l'on ne voit partout que des jalousies dont les trous sont fort petits, et aux balcons même, il y en a aussi. On aperçoit toujours derrière de pauvres femmes qui regardent les passants, et, quand elles l'osent, elles ouvrent les jalousies et se montrent avec beaucoup de plaisir. Il ne se passe pas de nuit qu'il n'y ait quatre ou cinq cents concerts que l'on donne dans tous les quartiers de la ville. Il est vrai qu'ils sont à juste prix, et qu'il suffit qu'un amant soit avec sa guitare ou sa harpe, et quelquefois avec toutes les deux ensemble, accompagnées d'une voix bien enrouée, pour réveiller la plus belle endormie et pour lui donner un plaisir de reine. Quand on ne connaît pas ce qui est de plus excellent, ou qu'on ne peut l'avoir, on se contente de ce qu'on a. Je n'ai vu ni téorbes ni clavecins.
A chaque bout de rue, à chaque coin de maison, il y a des Notre-Dame habillées à la mode du pays, qui ont toutes un chapelet à la main et un petit cierge ou une lampe devant elles. J'en ai vu jusqu'à trois ou quatre dans l'écurie de ma parente, avec d'autres petits tableaux de dévotion; car un palefrenier a son oratoire aussi bien que son maître, mais ni l'un ni l'autre n'y prient guère. Lorsqu'une dame va en visite chez une autre, et que c'est le soir, quatre pages viennent la recevoir avec de grands flambeaux de cire blanche, et la reconduisent de même; pendant qu'elle entre dans sa chaise, ils mettent d'ordinaire un genou en terre. Cela a quelque chose de plus magnifique que les bougies que l'on porte en France dans des flambeaux.
Il y a des maisons destinées pour mettre les femmes qui ont une mauvaise conduite, comme sont à Paris les Madelonnettes. On les traite avec beaucoup de rigueur, et il n'y a point de jour qu'elles n'aient le fouet plusieurs fois. Elles en sortent, au bout d'un certain temps, pires qu'elles n'y sont entrées, et ce qu'on leur fait souffrir ne les corrige pas. Elles vivent presque toutes dans un certain quartier de la ville, où les dames vertueuses ne vont jamais. Lorsque, par hasard, quelqu'une y passe, elles se mettent après elle et lui courent sus comme à leur ennemie, et s'il arrive qu'elles soient les plus fortes, elles la maltraitent cruellement. A l'égard des cavaliers, quand ils y passent, ils courent risque d'être mis en pièces. C'est à qui les aura. L'une les tire par le bras, une autre par les pieds, une autre par la tête; et lorsque le cavalier se fâche, elles se mettent toutes ensemble contre lui, elles le volent et lui prennent jusqu'à ses habits. Ma parente a un page italien qui ne savait rien de la coutume de ces misérables filles, il passa bonnement par leur quartier; en vérité, elles le dépouillèrent comme des voleurs auraient pu faire dans un bois; et il faut en demeurer là; car, à qui s'adresser pour la restitution?
La cloche de Barcelone n'a été que trop véritable dans son dernier pronostic. Don Juan se trouva si accablé de son mal le premier de ce mois, que les médecins en désespérèrent, et on lui fit entendre qu'il fallait se préparer à la mort. Il reçut cette nouvelle avec une tranquillité et une résignation qui aida bien à persuader ce qu'on croyait déjà, qu'il avait quelques secrets déplaisirs qui le mettaient en état de souhaiter plutôt de mourir que de vivre. Le Roi entrait à tous moments dans sa chambre et passait plusieurs heures au chevet de son lit, quelque prière qu'il pût lui faire de ne se pas exposer à gagner la fièvre. Il reçut le saint viatique, fit son testament, et écrivit une lettre de quelques lignes à une dame dont je n'ai pas su le nom. Il chargea Don Antoine Ortis, son premier secrétaire, de la porter avec une petite cassette fermée que je vis. Elle était de bois de chêne, assez légère pour croire qu'il n'y avait dedans que des lettres, et peut-être quelques pierreries. Comme il était dangereusement malade, il arriva un courrier qui apporta la nouvelle du mariage du Roi avec Mademoiselle. La joie ne s'en répandit pas seulement dans le palais, toute la ville la partagea, de sorte qu'il y eut des feux d'artifice et des illuminations pendant trois jours dans tous les quartiers de Madrid. Le Roi, qui ne se contenait pas, courut dans la chambre de Don Juan; et, quoiqu'il fût un peu assoupi et qu'il eût grand besoin de repos, il l'éveilla pour lui apprendre que la Reine viendrait dans peu, et le pria de ne plus songer qu'à sa guérison, afin de lui aider à la bien recevoir. Ah! Sire, lui répondit le prince, je n'aurai jamais cette consolation; je mourrais content si j'avais eu l'honneur de la voir. Le Roi se prit à pleurer, et lui dit qu'il n'y avait au monde que l'état où il le voyait qui pût troubler son contentement. On devait faire une course de taureaux, mais la maladie du Prince la fit différer, et le Roi n'aurait pas permis que l'on eût fait des feux d'artifice dans la cour du palais sans que Don Juan l'en priât, bien qu'il souffrît d'un mal de tête horrible. Enfin, il mourut le 17 de ce mois, beaucoup regretté des uns, et peu des autres. C'est la destinée des princes et des favoris, aussi bien que celle des personnes ordinaires. Et comme son crédit était déjà diminué, et que les courtisans ne pensaient qu'au retour de la Reine mère et à l'arrivée de la nouvelle Reine, c'est une chose surprenante que l'indifférence avec laquelle on vit la maladie de Don Juan et sa mort. On n'en parlait pas même le lendemain; il semblait qu'il n'eut jamais été au monde. Hé! mon Dieu, ma chère cousine, cela ne mérite-t-il pas un peu de réflexion? Il gouvernait tous les royaumes du Roi d'Espagne. On tremblait à son nom. Il avait fait éloigner la Reine mère; il avait chassé le père Nitard et Valenzuela, qui étaient tous deux favoris. On lui faisait plus régulièrement la cour qu'au Roi. Je vis, vingt-quatre heures après, plus de cinquante personnes de la première qualité en différents endroits, qui ne disaient pas un mot de ce pauvre prince, et il y en avait plusieurs qui lui avaient beaucoup d'obligation. Il est vrai, de plus, qu'il avait de grandes qualités personnelles. Il était d'une taille médiocre, bien fait de sa personne. Il avait tous les traits réguliers, les yeux noirs et vifs, les cheveux noirs, en grande quantité et fort longs. Il était poli, plein d'esprit et généreux, très-brave, bienfaisant et capable de grandes affaires. Il n'ignorait rien des choses convenables à sa naissance, ni de toutes les sciences et de tous les arts. Il écrivait et parlait fort bien en cinq sortes de langues, et il en entendait encore davantage. Il savait parfaitement bien l'histoire. Il n'y avait pas d'instrument qu'il ne fît et qu'il ne touchât comme les meilleurs maîtres. Il travaillait au tour; il forgeait des armes; il peignait bien; il prenait un fort grand plaisir aux mathématiques; mais, ayant pris en main le gouvernement, il fut obligé de se détacher de toutes ces occupations. Les choses changèrent de face en un moment. Il avait à peine les yeux fermés, que le Roi, n'écoutant plus que sa tendresse pour la Reine sa mère, courut à Tolède pour la voir et pour la prier de revenir. Elle y consentit avec autant de joie qu'elle en eut de revoir le Roi. Ils pleurèrent assez longtemps en s'embrassant, et nous les vîmes revenir ensemble. Toutes les personnes de qualité allèrent au-devant de Leurs Majestés, et le peuple témoignait beaucoup de joie. Je m'étendrais davantage sur ce retour si je n'en parlais dans les mémoires particuliers que j'écris.
Don Juan demeura trois jours sur son lit de parade, avec les mêmes habits qu'il avait fait faire pour aller au-devant de la jeune Reine. On le porta ensuite à l'Escurial. Le convoi funèbre n'avait rien de magnifique. Les officiers de sa maison l'accompagnèrent et quelques amis en petit nombre. On le mit dans le caveau qui est proche du Panthéon, lequel est destiné pour les princes et les princesses de la maison royale. Car il faut remarquer que l'on n'enterre que les Rois dans le Panthéon, et les Reines qui ont eu des enfants. Celles qui n'en ont point eu sont dans ce caveau particulier.
Nous devons aller dans peu de jours à l'Escurial, c'est le temps que le Roi y va. Mais il est si occupé de la jeune Reine, qu'il ne songe qu'à s'avancer vers la frontière pour aller au-devant d'elle. Dans tous les endroits où je vais, l'on me fait sonner bien haut qu'elle va être Reine de vingt-deux royaumes. Apparemment qu'il y en a onze dans les Indes, car je ne connais que la vieille et la nouvelle Castille, l'Aragon, Valence, Navarre, Murcie, Grenade, Andalousie, Galice, Léon et les îles Majorques. Il y a dans ces lieux des endroits admirables, où il semble que le ciel veuille répandre ses influences les plus favorables. Il y en a d'autres si stériles que l'on ne voit ni blé, ni herbe, ni vignes, ni fruits, ni prés, ni fontaines; et l'on peut dire qu'il y en a plus de ceux-là que des autres. Mais, généralement parlant, l'air y est bon et sain; les chaleurs excessives en certains endroits; le froid et les vents insupportables en d'autres, quoique ce soit dans la même saison. On y trouve plusieurs rivières; mais ce qui est plus singulier, c'est que les plus grosses ne sont pas navigables, particulièrement celles du Tage, du Guadiana, du Minho, du Douro, du Guadalquivir et de l'Èbre; soit les rochers, les chutes d'eau, les gouffres ou les détours, les bateaux ne peuvent aller dessus, et c'est une des plus grandes difficultés du commerce, et qui empêche davantage que l'on ne trouve les choses dont on a besoin dans les villes; car, si elles pouvaient se communiquer les unes aux autres les denrées et les marchandises qui abondent en de certains endroits, et dont on manque dans d'autres, chacun se fournirait de tout ce dont il a besoin à bon prix, au lieu que le port et les voitures par terre sont d'un si grand coût, qu'il faut se passer de tout ce dont on n'est pas en état de payer trois fois plus qu'il ne vaut.
Entre plusieurs villes qui dépendent du Roi d'Espagne, ou compte, pour la beauté ou pour la richesse: Madrid, Séville, Grenade, Valence, Saragosse, Tolède, Valladolid, Cordoue, Salamanque, Cadix, Naples, Milan, Messine, Palerme, Cagliari, Bruxelles, Anvers, Gand et Mons. Il y en a quantité d'autres qui ne laissent pas d'être fort considérables, et la plupart des bourgs sont aussi gros que de petites villes. Mais on n'y voit point cette multitude de peuple qui fait la force des Rois; plusieurs raisons en sont cause[148]. Premièrement, lorsque le Roi Don Ferdinand chassa les Maures de l'Espagne et qu'il établit l'Inquisition, tant par le châtiment que l'on a exercé sur les Juifs que par l'exil, il est mort ou sorti de ce royaume, en peu de temps, plus de neuf cent mille personnes. Outre cela, les Indes en attirent beaucoup; les malheureux vont s'y enrichir, et quand ils sont riches, ils y demeurent pour jouir de leurs biens et de la beauté du pays. Ou lève des soldats espagnols que l'on envoie en garnison dans les autres villes de l'obéissance du Roi. Ces soldats se marient et s'établissent dans les lieux où ils se trouvent, sans retourner dans celui où on les a pris. Ajoutez à cela que les Espagnoles ont peu d'enfants. Quand elles en ont trois, c'est beaucoup. Les étrangers ne s'y viennent point établir comme ailleurs, parce qu'on ne les aime pas et que les Espagnols se tiennent naturellement recatados, c'est-à-dire particuliers et resserrés entre eux, sans se vouloir communiquer avec les autres nations pour lesquelles ils ont de l'envie ou du mépris. De manière qu'ayant examiné toutes les choses qui contribuent à dépeupler les États du Roi Catholique, il y a encore lieu d'être surpris de trouver autant de monde qu'il y en a.
Il croît peu de blé dans la Castille; on en fait venir de Sicile, de France et de Flandre. Et comment en pousserait-il, à moins que la terre n'en voulût produire d'elle-même, comme dans le pays de promission? Les Espagnols sont trop paresseux pour se donner la peine de la cultiver; et, comme le moindre paysan est persuadé qu'il est hidalgo[149], c'est-à-dire gentilhomme, que dans la moindre maisonnette il y a une histoire apocryphe, composée depuis cent ans, qui se laisse pour tout héritage aux enfants et aux neveux du villageois, et que, dans cette histoire fabuleuse, ils font tous entrer de l'ancienne chevalerie et du merveilleux, disant que leurs trisaïeux, Don Pedro et Don Juan, ont rendu tels et tels services à la couronne, ils ne veulent pas déroger à la gravedad ni à la descendencia. Voilà comme ils parlent, et ils souffrent plus aisément la faim et les autres nécessités de la vie, que de travailler, disent-ils, comme des mercenaires, ce qui n'appartient qu'à des esclaves. De sorte que l'orgueil, secondé par la paresse, les empêche, la plupart, d'ensemencer leurs terres, à moins qu'il ne vienne des étrangers la cultiver, ce qui arrive toujours par une conduite particulière de la Providence et par le gain que ces étrangers, plus laborieux et plus intéressés, y trouvent. De sorte qu'un paysan est assis dans sa chaise lisant un vieux roman, pendant que les autres travaillent pour lui et tirent tout son argent[150].
On n'y voit point d'avoine, le foin y est rare. Les chevaux et les mules mangent de l'orge avec de la paille hachée. Les montagnes sont, dans les royaumes dont je vous ai parlé, d'une hauteur et d'une longueur si prodigieuses, que je ne pense pas qu'il y ait aucun lieu du monde où il y en ait de pareilles. On en trouve de cent lieues de long, qui s'entretiennent comme une chaîne, et qui, sans exagération; sont plus élevées que les nues. On les nomme Sierras, et l'on compte, entre celles-là, les montagnes des Pyrénées, de Grenade, des Asturies, d'Alcantara, la Sierra Morena, celle de Tolède, de Doua, de Molina et d'Albanera. Ces montagnes rendent les chemins si difficiles, que l'on n'y peut mener de charrette, et l'on porte tout sur des mulets dont la jambe est si sûre, qu'en deux cents lieues de chemin dans des rochers et dans des cailloux continuels, ils ne bronchent pas une seule fois.
On m'a montré des patentes expédiées au nom du Roi d'Espagne. Je n'ai jamais lu tant de titres; les voici: Il prend la qualité de Roi d'Espagne, de Castille, de Léon, de Navarre, d'Aragon, de Grenade, de Tolède, de Valence, de Galice, de Séville, de Murcia, de Jaën, de Jérusalem, Naples, Sicile, Majorque, Minorque et Sardaigne, des Indes orientales et occidentales, des îles et terre ferme de la mer Océane, archiduc d'Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant, de Luxembourg, de Gueldre, de Milan, comte de Habsbourg, de Flandre, de Tyrol et de Barcelone, seigneur de Biscaye et de Molina, marquis du Saint-Empire, seigneur de Frise, de Saline, d'Utrecht, de Malines, Over-Yssel, Gronenghen; Grand Seigneur de l'Asie et de l'Afrique. On m'a conté que François Ier s'en moqua, lorsqu'ayant reçu une lettre de Charles-Quint remplie de tous ces titres fastueux, en lui faisant réponse, il n'en prit pas d'autres que Bourgeois de Paris et Seigneur de Gentilly.
On ne pousse pas les études bien loin ici, et pour peu que l'on sache, on tire parti de tout, parce que l'esprit, joint à un extérieur sérieux, les empêche de paraître embarrassés de leur propre ignorance. Lorsqu'ils parlent, il semble toujours qu'ils sachent plus qu'ils ne disent; et, lorsqu'ils se taisent, il semble qu'ils soient assez savants pour résoudre les questions les plus difficiles. Cependant il y a de fameuses universités en Espagne, entre autres, Saragosse, Barcelone, Salamanque, Alcala, Santiago, Grenade, Séville, Coïmbre, Tarragone, Evora, Lisbonne, Madrid, Murcie, Majorque, Tolède, Lérida, Valence et Occa. Il y a peu de grands prédicateurs. Il s'en trouve quelques-uns qui sont assez pathétiques; mais, soit que ces sermons soient bons ou mauvais, les Espagnols qui s'y trouvent se frappent la poitrine de temps en temps avec une ferveur extraordinaire, interrompant le prédicateur par des cris douloureux de componction. Je crois bien qu'il y en entre un peu, mais, assurément, beaucoup moins qu'ils n'en témoignent. Ils ne quittent point leurs épées ni pour se confesser ni pour communier. Ils disent qu'ils la portent pour défendre la religion; et le matin, avant de la mettre, ils la baisent et font le signe de la croix avec. Ils ont une dévotion et une confiance très-particulières à la sainte Vierge. Il n'y a presque point d'homme qui n'en porte le scapulaire ou quelque image en broderie qui aura touché quelques-unes de celles que l'on tient miraculeuses; et, quoiqu'ils ne mènent pas, d'ailleurs, une vie fort régulière, ils ne laissent pas de la prier comme celle qui les protège et les préserve des plus grands maux. Ils sont fort charitables, tant à cause du mérite que l'on s'acquiert par les aumônes, que par l'inclination naturelle qu'ils ont à donner, et la peine effective qu'ils souffrent lorsqu'ils sont obligés, soit par leur pauvreté, soit par quelque autre raison, de refuser ce qu'on leur demande. Ils ont la bonne qualité de ne point abandonner leurs amis pendant qu'ils sont malades. Leurs soins et leur empressement redoublent dans un temps où l'on a sans doute besoin de compagnie et de consolation. Des personnes qui ne se voient point quatre fois en un an, se voient tous les jours deux ou trois fois, dès qu'elles souffrent et qu'elles se deviennent nécessaires les unes aux autres. Mais lorsqu'on est guéri, on reprend la même forme de vie que l'on tenait avant d'être malade.
Don Frédéric de Cardone, dont je vous parle à présent, ma chère cousine, comme d'un homme de votre connaissance, est de retour. Il m'a apporté une lettre de la belle marquise de Los Rios, qui est toujours une des plus jolies femmes du monde, et qui ne s'ennuie pas dans la retraite. Il m'a dit aussi des nouvelles de Mgr l'archevêque de Burgos, dont le mérite est peu commun. Il ajouta qu'il était venu avec un gentilhomme espagnol qui lui avait conté des choses fort extraordinaires, entre autres, que tous les Espagnols qui sont nés le vendredi saint, lorsqu'ils passent devant un cimetière et que l'on y a enterré des personnes qui ont été tuées, ou bien que s'ils passent en quelque lieu où il se soit commis un meurtre, encore que celui qu'on a tué en ait été ôté, ils ne laissent pas de le voir tout sanglant, et de la même manière qu'il était lorsqu'il est mort, soit qu'ils l'aient connu ou non; ce qui est une chose assurément fort désagréable pour ceux à qui cela arrive; mais, en récompense, ils guérissent la peste de leur souffle, et ils ne la prennent point, quoiqu'ils soient avec des pestiférés. Bien des gens, disait-il, étaient surpris que Philippe Quatrième portât la tête si haute et les yeux levés vers le ciel; c'est qu'il était né le vendredi saint, et qu'étant encore jeune, il eut plusieurs fois l'apparition de ces personnes qui avaient été tuées, et qu'en ayant été effrayé, il avait pris l'habitude de baisser très-rarement la tête. Mais, dis-je à Don Frédéric, parlait-il sérieusement, et comme d'une chose que tout le monde sait sans la mettre en doute? Don Fernand de Tolède entra dans ma chambre, comme je disais qu'il fallait le demander à quelqu'un digne de foi; il le lui demanda, et Don Fernand m'assura qu'il en avait toujours entendu parler de cette manière, mais qu'il n'en voudrait pas être caution. On dit encore, continua-t-il, qu'il y a certaines gens qui tuent un chien enragé en soufflant sur lui, et que ceux-là ont la vertu de se mettre dans le feu sans brûler. Cependant je n'en ai point vu qui aient voulu s'y fier. Ils disent pour raison qu'ils le pourraient bien faire, mais qu'il y aurait trop de vanité à vouloir se distinguer des autres hommes par des faveurs du ciel si particulières. Pour moi, dis-je en riant, je crois que ces personnes-là ont plus de prudence que d'humilité; elles craignent, avec raison, la morsure du chien et la chaleur du brasier. Je n'en suis pas moins persuadé que vous, Madame, reprit Don Frédéric. Je n'ajoute guère de foi aux choses surnaturelles. Je ne prétends pas vous les faire croire, dit Don Fernand, quoique je ne trouve rien de plus extraordinaire en ceci qu'en mille prodiges que l'on voit tous les jours. Trouvez-vous, par exemple, qu'il y ait moins lieu de s'étonner de ce lac qui est proche de Guadalajara, en Andalousie, qui pronostique les tempêtes prochaines, par des mugissements horribles que l'on entend à plus de vingt mille pas? Que dites-vous de cet autre lac que l'on trouve sur le sommet de la montagne de Clavijo dans le comté de Roussillon, proche de Perpignan? Il est extrêmement profond. Il y a des poissons d'une grandeur et d'une forme monstrueuses, et lorsqu'on y jette une pierre, l'on en voit sortir, avec grand bruit, des vapeurs qui s'élèvent en l'air, qui se convertissent en nuées, qui produisent des tempêtes horribles, avec des éclairs, des tonnerres et de la grêle. N'est-il pas vrai encore, continua-t-il, en s'adressant à Don Frédéric, que proche le château de Garcimanos, dans une caverne que l'on nomme la Judée, joignant le pont de Talayredas, on voit une fontaine dont l'eau se gèle en tombant, et se durcit de manière qu'il s'est fait une pierre dure, que l'on ne casse qu'avec beaucoup de peine, et qui sert à bâtir les plus belles maisons de ce pays-là. Vous avez bien des exemples, dit Don Frédéric, et si vous voulez, je vais vous en fournir quelques autres qui vous serviront au besoin. Souvenez-vous de la Montagne de Monrayo en Aragon: si les brebis y paissent avant que le soleil soit levé, elles meurent; si elles sont malades et qu'elles y paissent après qu'il est levé, elles guérissent. N'oubliez pas non plus cette fontaine de l'île de Cadix qui sèche lorsque la mer est haute, et qui coule quand la mer est basse. Vous ne serez pas le seul, lui dis-je en l'interrompant, qui secondera Don Fernand dans son entreprise. Je veux bien lui dire que, dans cette même île de Cadix, il y a une plante qui se fane au moment où le soleil paraît, et qui reverdit lorsque la nuit vient[151]. Ah! la jolie plante! s'écria Don Fernand en riant, je ne veux qu'elle pour me venger de toutes les railleries que vous me faites depuis une heure. Je vous déclare une guerre ouverte sur cette plante, et si vous ne la faites venir de Cadix, je sais bien ce que j'en croirai. L'enjouement de ce cavalier nous fit passer une fort agréable soirée; mais nous fûmes interrompus par ma parente, qui revenait de la ville et qui avait passé une partie du jour chez son avocat qui était à l'extrémité. Il était fort vieux et très-habile homme dans sa profession. Elle nous conta que tous ses enfants étaient autour de son lit, et que la seule chose qu'il leur recommandât fut de garder la gravité, puis en les bénissant il leur dit: Quel plus grand bien puis-je vous souhaiter, mes chers enfants, sinon de passer votre vie à Madrid, et de ne quitter ce Paradis terrestre que pour aller au ciel? Cela peut faire voir, continua-t-elle, la prévention que les Espagnols ont pour Madrid, et sur la félicité dont on jouit dans cette Cour. Pour moi, dis-je en l'interrompant, je suis persuadée qu'il entre beaucoup de vanité dans le goût qu'ils ont pour leur patrie; et, dans le fond, ils ont trop d'esprit pour ne pas connaître qu'il est bien des pays plus agréables. N'est-il pas vrai, dis-je en m'adressant à Don Fernand, que si vous ne parlez pas comme moi, vous pensez de même? Ce que je pense, dit-il en riant, ne porte point de conséquence pour les autres; car depuis mon retour tout le monde me reproche que je ne suis plus Espagnol. Il est certain que l'on est si infatué des délices et des charmes de Madrid que, pour n'avoir pas lieu de le quitter en aucun temps de l'année, personne ne s'est avisé de faire bâtir de jolies maisons à la campagne, pour s'y retirer quelquefois, de manière que tous les environs de la ville, qui devraient être remplis de beaux jardins et de châteaux magnifiques, sont semblables à de petits déserts, et cela est cause aussi que, l'été comme l'hiver, la ville est toujours également peuplée. Ma parente dit là-dessus qu'elle voulait me mener à l'Escurial, et que la partie était faite avec les marquises de Palacios et de La Rosa, pour y aller dans deux jours. Madame votre mère vous en a mis, ajouta-t-elle, en parlant à Don Fernand, et moi j'en ai mis Don Frédéric. Ils lui dirent l'un et l'autre que ce serait avec beaucoup de joie qu'ils feraient ce petit voyage. En effet, nous allâmes chez la Reine mère lui baiser les mains, et lui demander ses ordres pour l'Escurial. C'est l'ordinaire, quand on sort de Madrid, de voir la Reine auparavant. Nous ne l'avions pas vue depuis son retour. Elle paraissait plus gaie qu'à Tolède. Elle nous dit qu'elle ne pensait pas revenir si tôt à Madrid, et qu'il lui semblait à présent qu'elle n'en n'était jamais sortie. On lui amena une géante qui venait des Indes. Dès qu'elle la vit, elle la fit retirer, parce qu'elle lui faisait peur. Ses dames voulurent faire danser ce colosse qui tenait sur chacune de ses mains, en dansant, deux naines qui jouaient des castagnettes et du tambour de basque. Tout cela était d'une laideur achevée. Ma parente remarqua dans l'appartement de la Reine mère beaucoup de choses qui venaient de Don Juan; entre autres une pendule admirable toute garnie de diamants. Il l'a faite en partie son héritière, apparemment pour lui témoigner son regret de l'avoir tant tourmentée.
La partie de l'Escurial s'est faite avec tous les agréments possibles. L'envie de vous en entretenir m'a empêchée de vous envoyer ma lettre que j'avais commencée avant d'y aller. Les mêmes dames qui vinrent à Aranjuez et à Tolède ont été bien aises de profiter de la belle saison pour se promener un peu, et nous fûmes d'abord au Pardo, qui est une maison royale. Le bâtiment en est assez beau, comme tous les autres d'Espagne, c'est-à-dire un carré de quatre corps de logis, séparés par de grandes galeries de communication, lesquelles sont soutenues par des colonnes. Les meubles n'y sont pas magnifiques, mais il y a de bons tableaux, entre autres, ceux de tous les Rois d'Espagne habillés d'une manière singulière.
On nous montra un petit cabinet que le feu Roi appelait son favori, parce qu'il y voyait quelquefois ses maîtresses; et ce prince si froid et si sérieux en apparence, que l'on ne voyait jamais rire, était en effet le plus galant et le plus tendre de tous les hommes. Il y a là un grand jardin assez bien entretenu, et un parc d'une étendue considérable, où le Roi va souvent à la chasse. Nous fûmes ensuite à un couvent de Capucins, qui est au sommet d'une montagne. C'est un lieu d'une grande dévotion, à cause d'un Crucifix détaché de sa croix qui fait souvent des miracles. Après y avoir fait nos prières, nous descendîmes de l'autre côté de la montagne, dans un ermitage, où il y avait un reclus qui ne voulut ni nous voir ni nous parler; mais il jeta un billet par sa petite grille, dans lequel nous trouvâmes écrit qu'il nous recommanderait à Dieu. Nous étions toutes extrêmement lasses, car il avait fallu monter la montagne à pied, et il faisait très-chaud. Nous aperçûmes dans le fond du vallon une petite maisonnette au bord d'un ruisseau qui coulait entre des saules. Nous tournâmes de ce côté-là, et nous étions encore assez loin, lorsque nous vîmes une femme et un homme fort propres, qui se levèrent brusquement du pied d'un arbre où ils étaient assis, et entrèrent dans cette maison, dont ils fermèrent la porte avec la même diligence que s'ils nous avaient pris pour des voleurs. Mais c'était sans doute la crainte d'être reconnus qui leur faisait prendre cette précaution. Nous vînmes dans le lieu qu'ils venaient de quitter, et, nous étant assis sur l'herbe, nous mangeâmes des fruits que nous avions fait apporter. C'était si proche de la petite maison que l'on pouvait nous voir des fenêtres. Il en sortit une paysanne fort jolie, qui vint à nous, tenant une corbeille de jonc marin; elle se mit à genoux devant nous et nous demanda des fruits de notre collation, pour une personne qui était grosse et qui mourrait si nous lui en refusions. Aussitôt nous lui envoyâmes les plus beaux. Un moment après, la jeune fille revint avec une tabatière d'or, et nous dit que la señora de la casilla, c'est-à-dire la dame de la petite maison, nous priait de prendre de son tabac, en reconnaissance de la grâce que nous lui avions faite. C'est la mode ici de présenter du tabac, quand on veut témoigner de l'amitié. Nous demeurâmes si longtemps au bord de l'eau, que nous fîmes résolution de n'aller pas plus loin que la Carçuela, qui est encore une maison du Roi, moins belle que le Pardo, et tellement négligée, que l'on n'y trouve rien de recommandable que les eaux. Nous y couchâmes assez mal, quoique ce fût dans les lits mêmes de Sa Majesté, et nous ne fîmes jamais mieux que d'y porter tout ce qu'il fallait pour notre souper. Nous entrâmes ensuite dans les jardins qui sont en mauvais ordre. Les fontaines jettent jour et nuit. Les eaux sont si belles et si abondantes que, pour peu qu'on le voulût, il n'y aurait pas de lieu au monde plus propre à faire un séjour agréable. Ce n'est pas la coutume de ce pays, depuis le Roi jusqu'aux particuliers, d'entretenir plusieurs maisons de campagne. Ils les laissent périr, faute d'y faire quelques petites réparations. Nos lits étaient si mauvais, que nous n'eûmes pas de peine à les quitter le lendemain de bonne heure, afin d'aller à l'Escurial. Nous passâmes par Monareco, où commencent les bois, et un peu plus loin, le parc du couvent de l'Escurial; car c'en est un, en effet, que Philippe II a bâti dans les montagnes pour y trouver plus aisément la pierre dont il avait besoin. Il en a fallu une quantité si prodigieuse, que l'on ne peut le comprendre sans le voir, et c'est un des grands bâtiments que nous ayons en Europe. Nous y arrivâmes par une très-longue allée d'ormes, plantée de quatre rangs d'arbres. Le portail est magnifique, orné de plusieurs colonnes de marbre, élevées les unes au-dessus des autres, jusqu'à une figure de saint Laurent qui est au haut. Les armes du Roi sont là gravées sur une pierre de foudre que l'on apporta d'Arabie, et il coûta soixante mille écus pour les faire graver dessus. Il est aisé de croire qu'ayant fait une dépense si considérable pour une chose si peu nécessaire, on n'a pas épargné celles qui pouvaient être utiles pour contribuer à la beauté de ce lien. C'est un grand bâtiment carré; mais par delà le carré on trouve une longueur qui sert aux bâtiments de l'entrée, et représente, en cette sorte, un gril qui servit au supplice de saint Laurent, patron du monastère. L'ordre est dorique et fort simple. Le carré se divise par le milieu, et une des divisions qui regardent l'Orient se partage de chaque côté en quatre autres moins carrées, qui sont quatre cloîtres bâtis selon l'ordre dorique; et qui en voit un, voit tous les autres. Le bâtiment n'a rien de surprenant, ni dans le dessin, ni dans l'architecture. Ce qu'il y a de beau, est la masse du bâtiment qui est de trois cent quatre-vingts pas d'un homme, en carré. Car outre ces quatre cloîtres, dont j'ai parlé, l'autre partie du carré, subdivisée en deux, forme deux autres bâtiments. L'un est le quartier du Roi, et l'autre est le collège, parce qu'il y a là-dedans quantité de pensionnaires auxquels le Roi donne pension pour étudier. Les religieux qui l'habitent sont Hiéronymites. Cet ordre est inconnu en France, et il a été aboli en Italie, parce qu'un Hiéronymite attenta à la vie de saint Charles Borromée, mais il ne le blessa point, encore qu'il eût tiré sur lui, et que les balles eussent percé ses habits pontificaux. Cet ordre ne laisse pas d'être ici en grand crédit. Il y a trois cents religieux dans le couvent de l'Escurial. Ils vivent à peu près comme les Chartreux. Ils parlent peu, prient beaucoup, et les femmes n'entrent point dans leur église. Outre cela, ils doivent étudier et prêcher.
Ce qui rend encore ce bâtiment considérable, c'est la nature de la pierre que l'on y a employée. On l'a tirée des carrières voisines. Sa couleur est grisâtre. Elle résiste à toutes les injures de l'air. Elle ne se salit pas, et conserve toujours la couleur qu'elle a apportée à sa naissance. Philippe II fut vingt ans à le bâtir; il en jouit treize et il y mourut. Cet édifice lui coûta six millions d'or. Philippe IV y ajouta le Panthéon, c'est-à-dire un mausolée à la façon du Panthéon de Rome, pratiqué sous le grand autel de l'église, tout de marbre, de jaspe et de porphyre, où sont enchâssés dans les murailles vingt-six tombeaux magnifiques. On descend par un degré de jaspe. Je me figurais entrer dans quelqu'un de ces lieux enchantés, dont parlent les romans et les livres de chevalerie. Le tabernacle, l'architecture de la table d'autel, les degrés par où on y monte, le ciboire fait d'une seule pièce d'agate, sont autant de miracles. Les richesses en pierreries et en or ne sont pas croyables. Une seule armoire de reliques (car il y en a quatre, dans quatre chapelles de l'église) surpasse de beaucoup le trésor de Saint-Marc de Venise. Les ornements de l'église sont brodées de perles et de pierreries. Les calices et les vases sont de pierres précieuses, les chandeliers et les lampes de pur or. Il y a quarante chapelles et autant d'autels où l'on met tous les jours quarante divers parements. Le devant du grand autel est composé de quatre ordres de colonnes de jaspe, et l'on monte à l'autel par dix-sept marches de porphyre. Le tabernacle est enrichi de plusieurs colonnes d'agate et de plusieurs belles figures de métal et de cristal de roche. On ne voit au tabernacle qu'or, lapis et pierreries si transparentes, que l'on voit au travers le Saint-Sacrement. Il est dans un vaisseau d'agate. On estime ce tabernacle un million d'écus. Il y a sept chœurs d'orgues. Les chaires du chœur sont de bois rare; il vient des Indes, admirablement bien travaillé, sur le modèle de Saint-Dominique de Bologne. Les cloîtres du monastère sont parfaitement beaux. Il y a au milieu un jardin de fleurs et une chapelle ouverte des quatre côtés, dont la voûte est soutenue de colonnes de porphyre, entre lesquelles il y a des niches où sont les quatre Évangélistes avec l'ange et les animaux de marbre blanc plus hauts que nature, qui jettent des torrents d'eau dans des bassins de marbre. La chapelle est voûtée, d'une fort belle architecture, pavée de marbre blanc et noir. Il y a plusieurs tableaux d'un prix inestimable, et dans le chapitre, qui est très-grand, outre des tableaux excellents, on y voit deux bas-reliefs d'agate, chacun d'un pied et demi, qui sont hors de prix. Pour l'église, elle n'a rien d'extraordinaire dans sa structure. Elle est plus grande, mais de la façon de celle des Jésuites de la rue Saint-Antoine, excepté qu'elle est, comme la maison, d'ordre dorique. Bramante, fameux architecte d'Italie, donna le dessin de l'Escurial. Les appartements du Roi et de la Reine n'ont rien de fort magnifique. Mais Philippe II regardait cette maison comme un lieu d'oraison et de retraite, et ce qu'il a voulu embellir davantage, c'est l'église et la bibliothèque. Le Titien, fameux peintre, et plusieurs autres encore ont épuisé leur art pour bien peindre les cinq galeries de la bibliothèque. Elles sont admirables tant par les peintures, que par cent mille volumes, sans compter les originaux manuscrits de plusieurs saints Pères et docteurs de l'Église, qui sont tous fort bien reliés et dorés. Vous jugerez aisément de la grandeur de l'Escurial quand je vous aurai dit qu'il y a dix-sept cloîtres, vingt-deux cours, onze mille fenêtres, plus de huit cents colonnes, et un nombre infini de salles et de chambres. Peu après la mort de Philippe III, on ôta aux religieux de l'Escurial une terre que le feu Roi leur avait donnée, nommée Campello, qui vaut dix-huit mille écus de rente, et cela en vertu de la clause de son testament, par laquelle il révoquait les dons immenses qu'il avait faits pendant sa vie.
Le duc de Bragance étant à la cour de Philippe II, le Roi voulut qu'on le menât à l'Escurial pour voir ce superbe édifice. Et comme celui qui avait charge de le montrer lui dit qu'il avait été bâti pour accomplir le vœu qu'avait fait Philippe II à la bataille de Saint-Quentin; le duc repartit fort spirituellement: «Celui qui faisait un si grand vœu devait avoir grand peur.» En vous parlant de Philippe II, je me souviens qu'on m'a dit que Charles-Quint lui recommanda de conserver les trois clefs d'Espagne. C'étaient la Goulette en Afrique, Flessingue en Zélande, et Cadix en Espagne. Les Turcs ont pris la Goulette; les Hollandais, Flessingue; les Anglais, Cadix. Mais le Roi d'Espagne n'a pas été longtemps sans recouvrer cette dernière place.
L'Escurial est bâti sur la pente de quelques rochers, dans un lieu désert, stérile, environné de montagnes. Le village est au bas, où il y a peu de maisons. Il y fait presque toujours froid. C'est une chose prodigieuse que l'étendue des jardins et du parc. On y trouve des bois, des plaines, une grande maison au milieu où logent les garde chasses. Tout y est rempli de bêtes fauves et de gibier. Après avoir vu un lieu si digne de notre admiration, nous en partîmes tous ensemble, et comme nous avions passé par les maisons royales du Pardo et de la Carçuela, nous revînmes par les montagnes, dont le chemin est plus court, mais plus difficile. Nous passâmes par Colmenar, et, côtoyant la petite rivière de Guadarama, nous nous rendîmes par Rozas et Aravaca à Madrid, où nous apprîmes que la maison de la Reine allait partir pour l'aller attendre sur la frontière. Nous fûmes aussitôt au palais pour dire adieu à la duchesse de Terranova et aux autres dames. Le Roi les avait fait monter toutes à cheval, pour voir de quelle manière elles seraient le jour de l'entrée. Les portes et les jardins étaient soigneusement gardés à cause de cela, et il ne fallait pas qu'aucun homme y entrât. Les jeunes dames du palais avaient assez bonne grâce; mais, bon Dieu! quelles figures que la duchesse de Terranova et Doña Maria d'Alarcon, gouvernante des filles de la Reine! Elles étaient chacune sur une mule toute frisée et ferrée d'argent, avec une grande housse de velours noir, semblable à celle que les médecins mettent sur leurs chevaux à Paris. Ces dames, vêtues en veuves, costume dont je vous ai fait la description, fort vieilles, très-laides, l'air sévère et impérieux, avaient un grand chapeau rattaché avec des cordons sous le menton, et vingt gentilshommes qui étaient à pied autour d'elles, les tenaient, de peur qu'elles ne se laissassent tomber. Elles n'eussent jamais souffert qu'ils les eussent touchées ainsi, sans qu'elles appréhendassent de se casser le cou. Car vous savez, ma chère cousine, qu'encore que les dames aient deux écuyers et qu'ils aillent avec elles partout où elles vont, ils ne leur donnent jamais la main. Ils marchent à leurs côtés et leur présentent les coudes enveloppés dans leurs manteaux, ce qui fait paraître leurs bras monstrueusement gros. Les dames n'en approchent point. Mais bien davantage, si la Reine en marchant venait à tomber et qu'elle n'eût pas ses dames autour d'elle pour la relever, quand il y aurait cent gentilshommes, elle prendrait la peine de se relever toute seule ou de rester par terre tout le jour, plutôt qu'on ôsât la relever[152].
Nous passâmes une partie de l'après-midi à voir ces dames. L'équipage qu'elles ont mené est fort magnifique, mais médiocrement bien entendu. La duchesse de Terranova seule a six litières de velours de différentes couleurs en broderies, et quarante mulets, dont les housses sont aussi riches que j'en ai jamais vu!
Vous n'aurez pas de mes nouvelles, ma chère cousine, que la Reine ne soit ici. Pendant que le Roi ira au-devant d'elle et que toute la Cour va s'absenter, ma parente veut aller en Andalousie, où elle a quelques affaires. Je pourrai vous envoyer une petite relation de notre voyage, si vous m'assurez que ce soit un plaisir pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Ce 30 septembre.
QUINZIÈME LETTRE.
Toute la cour est de retour, et vous verrez dans mes Mémoires, ma chère cousine, les particularités du voyage de la Reine. Je la vis arriver avec le Roi dans un même carrosse, dont les rideaux étaient tout ouverts. Elle était vêtue à l'espagnole, et je ne la trouvai pas moins bien dans cet habit que dans le sien à la française. Mais le Roi s'était habillé à la Schomberg; c'est l'habit de campagne des Espagnols, et c'est être vêtu presque à la française. J'ai entendu raconter la surprise de la Reine lorsqu'elle eut l'honneur de le voir la première fois. Il avait un justaucorps fort court et fort large de bouracan gris, des chausses de velours, des bas de pelo (c'est de la soie écrue que l'on travaille si lâche, que l'on voit la chaussette au travers). Cela est fin comme des cheveux, et le Roi veut les chausser tout d'un coup, bien qu'ils soient fort justes, de sorte qu'il en rompt quelquefois jusqu'à vingt paires. Il avait une fort belle cravate que la Reine lui avait envoyée; mais elle était attachée un peu trop lâche.
Ses cheveux étaient derrière ses oreilles, et il portait un chapeau gris blanc. Ils firent tout le voyage, qui était assez long, tête à tête dans un grand carrosse, ne pouvant guère se faire entendre que par quelques actions, car le Roi ne sait point du tout le français et la Reine parlait peu la langue espagnole. En arrivant à Madrid, ils allèrent entendre le Te Deum à Notre-Dame d'Atocha, suivis de toutes les personnes de qualité et de tout le peuple qui poussait de grands cris de joie. Ensuite, Leurs Majestés furent au Buen-Retiro, parce que les appartements du palais n'étaient point préparés et qu'il fallait que la Reine attendît le temps de son entrée pour y aller demeurer. Ce temps a dû lui paraître bien long, car elle ne voyait personne que la camarera mayor et ses dames. On lui fait mener une vie si contrainte, qu'il faut avoir tout l'esprit et toute la douceur qu'elle a pour la supporter. Elle n'a pas même la liberté de voir l'ambassadeur de France; enfin, c'est une gêne continuelle. Cependant toutes les dames espagnoles l'aiment chèrement et la plaignent entre elles.
J'étais, il y a quelque temps, chez la comtesse de Villambrosa avec une grande compagnie. La marquise de la Fuente y vint, et comme elles sont fort superstitieuses en ce pays-ci, elle leur dit, tout effrayée, qu'elle s'était trouvée chez la Reine qui, se regardant dans un grand miroir, avait appuyé sa main dessus, le touchant fort légèrement, et que la glace s'était fendue depuis le haut jusques en bas; que la Reine avait regardé cela sans s'émouvoir et qu'elle avait même ri de la consternation de toutes les dames qui étaient auprès d'elle, leur disant qu'il y avait de la faiblesse à s'arrêter sur les choses qui pouvaient avoir des causes naturelles. Elles raisonnèrent longtemps là-dessus, et dirent en soupirant que la Reine ne vivrait pas longtemps.
Elle nous dit aussi que la Reine avait été bien plus émue de l'incivilité de la camarera mayor qui, voyant quelques-uns de ses cheveux mal arrangés sur son front, avait craché dans ses mains pour les unir; sur quoi la Reine lui avait arrêté le bras, disant, d'un air de souveraine, que la meilleure essence n'y était pas trop bonne; et prenant son mouchoir, qu'elle s'était longtemps frotté les cheveux à l'endroit où cette vieille les avait si malproprement mouillés. Il n'est pas extraordinaire ici de se mouiller la tête pour se polir et s'unir les cheveux. La première fois que je me suis coiffée à l'espagnole, une des femmes de ma parente entreprit ce beau chef-d'œuvre; elle fut trois heures à me tirailler la tête, et voyant que mes cheveux étaient toujours naturellement frisés, sans m'en rien dire, elle trempa deux grosses éponges dans un bassin plein d'eau, et elle me baptisa si bien, que j'en fus enrhumée plus d'un mois.
Mais, pour en revenir à la Reine, c'est une chose digne de pitié que le procédé qu'a cette vieille camarera avec elle. Je sais qu'elle ne souffre pas qu'elle ait un seul cheveu frisé ni qu'elle approche des fenêtres de sa chambre, ni qu'elle parle à personne. Cependant le Roi aime la Reine de tout son cœur; il mange ordinairement avec elle et sans aucune cérémonie. De sorte que fort souvent, quand les filles d'honneur mettent le couvert, le Roi et la Reine leur aident pour se divertir. L'un apporte la nappe et l'autre les serviettes. La Reine se fait accommoder à manger à la manière de France, et le Roi à celle d'Espagne. C'est une cuisinière qui apprête tout ce qui est pour la bouche; la Reine tâche de l'accoutumer aux ragoûts qu'on lui sert, mais il n'en veut point. Ne croyez-pas, au reste, que Leurs Majestés soient environnées de personnes de la Cour quand elles dînent. Il y a tout au plus quelques dames du palais, des menins, quantité de naines et de nains.
La Reine fit son entrée le 13 de janvier. Après que toutes les avenues du grand chemin qui conduit au Buen-Retiro furent fermées et défense faite aux carrosses d'y entrer, on fit construire un arc de triomphe où était le portrait de la Reine. Cette porte était ornée de divers festons, de peintures et d'emblèmes. Elle avait été mise sur le chemin par où la Reine devait passer pour entrer à Madrid et pour y arriver. Il y avait des deux côtés une espèce de galerie avec des enfoncements dans lesquels étaient les armes des divers royaumes de la domination d'Espagne, attachées les unes aux autres par des colonnes qui soutenaient des statues dorées, lesquelles présentaient chacune des couronnes et des inscriptions qui se rapportaient à ces royaumes.
Cette galerie était continuée jusqu'à la porte triomphale du grand chemin, qui était très-riche, et ornée de diverses statues, et quatre belles jeunes filles vêtues en nymphes y attendaient la Reine, tenant des fleurs dans des corbeilles pour en faire une jonchée à son passage. A peine avait-on passé cette porte, que l'on découvrait la seconde, et ainsi on les voyait toutes de fort loin les unes après les autres. Celle-ci était ornée du conseil du Roi, de celui de l'Inquisition, des conseils des Indes, d'Aragon, d'État, d'Italie, de Flandre et d'autres lieux, sous la figure d'autant de statues dorées. Celle de la Justice était plus élevée que les autres. On trouvait un peu plus loin le Siècle d'or, accompagné de la Loi, de la Récompense, de la Protection et du Châtiment. Le temple de la Foi était représenté dans un tableau; l'Honneur et la Fidélité en ouvraient la porte, et la Joie en sortait pour aller recevoir la nouvelle Reine. On voyait encore un tableau qui représentait l'accueil que fit Salomon à la reine de Saba, et Débora dans un autre, qui donnait des lois à son peuple. Il y avait aussi les statues de Cérès, Astrée, l'Union, la Vertu, la Vie, la Sûreté, le Temps, la Terre, la Tranquillité, la Paix, la Grandeur, le Repos, Thémis et la Libéralité. Parmi diverses peintures, je remarquai Énée lorsqu'il voulut descendre aux Enfers; Cerbère, attaché par la Sibylle; les Champs Élysées, où Anchise fit voir à son fils ceux qui viendraient après lui de sa postérité. Le reste était rempli d'un nombre innombrable de hiéroglyphes. La Reine s'arrêta vers la troisième porte, à un fort beau parterre qui était dans son chemin, avec des cascades, des grottes, des fontaines et des statues de marbre blanc. Rien n'était plus agréable que ce jardin. C'étaient les religieux de Saint-François de Paule qui l'avaient fait. La quatrième porte était au milieu de la place appelée del Sol. Elle n'était pas moins brillante que les autres d'or et de peinture, de statues et de devises.
La rue des Pelletiers était remplie d'animaux, dont les peaux étaient si bien accommodées, qu'il n'y avait personne qui n'eût cru que c'était des tigres, des lions, des ours et des panthères en vie. La cinquième porte, qui était celle de la Guadalajara, avait des beautés particulières; et ensuite la Reine entra dans la rue des Orfèvres. Elle était bordée de grands anges d'argent pur. On y voyait plusieurs boucliers d'or, sur lesquels étaient les noms du Roi et de la Reine, avec leurs armes formées de perles, de rubis, de diamants, d'émeraudes et d'autres pierreries si belles et si riches, que les connaisseurs disent qu'il y en avait pour plus de douze millions. On voyait un amphithéâtre dans la Plaza Mayor, chargé de statues et orné de peintures. La dernière porte était proche de là. Au milieu de la première face du palais de la Reine mère, on voyait Apollon, toutes les Muses, le portrait du Roi et de la Reine à cheval et plusieurs autres choses que je n'ai pas assez bien remarquées pour vous en parler. La cour du palais était entourée de jeunes hommes et jeunes filles qui représentaient les fleuves et les rivières d'Espagne. Ils étaient couronnés de roseaux et de lis d'étang, avec des vases renversés, et le reste de leurs habits était convenable. Ils vinrent complimenter la Reine en latin et en espagnol. Deux châteaux de feux d'artifice étaient aussi élevés dans cette cour. Tout le palais était tendu des plus belles tapisseries de la couronne, et il n'y a guère de lieu au monde où l'on en voie de plus belles. Deux chars remplis de musiciens allaient devant Sa Majesté.
Les magistrats de la ville étaient sortis du lieu de leur assemblée en habits de cérémonie. C'étaient des robes de brocart brodées d'or, des petits chapeaux retroussés chargés de plumes, et ils étaient montés sur de très-beaux chevaux. Ils vinrent présenter les clefs de la ville à la Reine, et la recevoir sous un dais. Le Roi et la Reine mère allèrent dans un carrosse tout ouvert, afin que le peuple pût les voir, chez la comtesse d'Ognate où ils virent arriver la Reine.
Six trompettes en habits blancs et rouges, accompagnés des timbales de la ville, montés sur des beaux chevaux, dont les housses étaient de velours noir, marchaient devant l'alcalde de la Cour. Les chevaliers des trois ordres militaires, qui sont Saint-Jacques, Calatrava et Alcantara, suivaient avec des manteaux tout brodés d'or, et leurs chapeaux couverts de plumes. On voyait après eux les titulados de Castille et les officiers de la maison du Roi. Ils avaient des bottes blanches, et il n'y en avait guère qui ne fussent grands d'Espagne. Leurs chapeaux étaient garnis de diamants et de perles, et leur magnificence paraissait en tout. Leurs chevaux étaient admirables; chacun avait un grand nombre de livrées, et les habits des laquais étaient de brocart d'or et d'argent mêlé de couleurs, ce qui faisait un fort bel effet.
La Reine était montée sur un fort beau cheval d'Andalousie que le marquis de Villa-Meyna, son premier écuyer, conduisait par le frein. Son habit était si couvert de broderies, qu'on n'en voyait pas l'étoffe. Elle avait un chapeau garni de quelques plumes avec la perle appelée la Peregrina, qui est aussi grosse qu'une petite poire, et d'une valeur inestimable. Les cheveux étaient épars sur ses épaules et de travers sur son front; sa gorge un peu découverte et un petit vertugadin. Elle avait au doigt le grand diamant du Roi, que l'on prétend être un des plus beaux qui soient en Europe. Mais la bonne grâce de la Reine et ses charmes brillaient bien plus que toutes les pierreries dont elle était parée. Derrière elle et hors du dais, marchaient la duchesse de Terranova vêtue en dueña, et Dona Maria de Alarcon, gouvernante des filles de la Reine. Elles étaient chacune sur une mule. Immédiatement après elles, les filles de la Reine, au nombre de huit, toutes couvertes de diamants et de broderies, paraissaient montées sur de beaux chevaux, et à côté de chacune il y avait deux hommes de la Cour. Les carrosses de la Reine allaient ensuite, et la garde de la lancilla fermait la marche. Elle s'arrêta devant la maison de la comtesse d'Ognate pour saluer le Roi et la Reine mère. Elle vint descendre à Sainte-Marie, où le cardinal Porto-Carrero, archevêque de Tolède, l'attendait, et le Te Deum commença aussitôt. Dès qu'il fut fini, elle remonta à cheval pour aller au palais. Elle y fut reçue par le Roi et la Reine mère. Le Roi lui aida à descendre de cheval, et la Reine mère, la prenant par la main, la conduisit à son appartement, où toutes les dames l'attendaient, et se jetèrent à ses pieds pour lui baiser respectueusement la main.
Pendant que je suis sur le chapitre du palais, je dois vous dire, ma chère cousine, que j'ai appris qu'il y a certaines règles établies chez le Roi, que l'on suit depuis plus d'un siècle, sans s'en éloigner en aucune manière. On les appelle les étiquettes du palais. Elles portent que les reines d'Espagne se coucheront à dix heures l'été et à neuf l'hiver. Au commencement que la Reine fut arrivée, elle ne faisait point de réflexion à l'heure marquée, et il lui semblait que celle de son coucher devait être réglée par l'envie qu'elle aurait de dormir; mais aussi il arrivait souvent qu'elle soupait encore que, sans lui rien dire, ses femmes commençaient à la décoiffer, d'autres la déchaussaient par-dessous la table, et on la faisait coucher d'une vitesse qui la surprenait fort.
Les Rois d'Espagne couchent dans leur appartement et les Reines dans le leur. Mais celui-ci aime trop la Reine pour vouloir se séparer d'elle. Voici comment il est marqué dans l'étiquette que le Roi doit être lorsqu'il vient la nuit de sa chambre dans celle de la Reine: il a ses souliers mis en pantoufles (car on ne fait point ici de mules), son manteau noir sur ses épaules, au lieu d'une robe de chambre dont personne ne se sert à Madrid; son broquel passé dans son bras (c'est une espèce de bouclier dont je vous ai déjà parlé dans quelqu'une de mes lettres), la bouteille passée dans l'autre avec un cordon. Cette bouteille au moins n'est pas pour boire, elle sert à un usage tout opposé que vous devinerez. Avec tout cela, le Roi a encore sa grande épée dans l'une de ses mains et la lanterne sourde dans l'autre. Il faut qu'il aille ainsi tout seul dans la chambre de la Reine[153].
Il y a une autre étiquette, c'est qu'après que le Roi a eu une maîtresse, s'il vient à la quitter il faut qu'elle se fasse religieuse, comme je vous l'ai déjà écrit. L'on m'a conté que le feu Roi étant amoureux d'une dame du palais fut un soir frapper doucement à la porte de sa chambre. Comme elle comprit que c'était lui, elle ne voulut pas lui ouvrir et elle se contenta de lui dire au travers de la porte: Vaya, vaya, con Dios, non quiero per monja; c'est-à-dire: Allez, allez, Dieu vous conduise, je n'ai pas envie d'être religieuse.
Il est encore marqué que le Roi donnera quatre pistoles à sa maîtresse toutes les fois qu'il en recevra quelque faveur. Vous voyez que ce n'est pas pour ruiner l'État, et que la dépense qu'il fait pour ses plaisirs est fort modérée. Tout le monde sait à ce propos, que Philippe IV, père du Roi d'à présent, ayant entendu parler de la beauté d'une fameuse courtisane, fut la voir chez elle; mais, religieux observateur de l'étiquette, il ne lui donna que quatre pistoles. Elle resta fort en colère d'une récompense si peu proportionnée à ses mérites, et dissimulant son chagrin, elle fut voir le Roi vêtue en cavalier, et après s'être fait connaître, et avoir eu de lui une audience particulière, elle tira une bourse où il y avait quatre cents pistoles, et la mettant sur la table: C'est ainsi, dit-elle, que je paye mes maîtresses. Elle prétendait, dans ce moment, que le Roi était sa maîtresse, puisqu'elle faisait la démarche de l'aller trouver en habit d'homme.
On sait, par l'étiquette, le temps fixe que le Roi doit aller à ses maisons de plaisir, comme à l'Escurial, à Aranjuez et au Buen-Retiro, de manière que, sans attendre ses ordres, on fait partir tous les équipages, et on va, dès le matin, l'éveiller pour l'habiller de l'habit qui est décrit dans l'étiquette, selon la saison, et puis il monte dans son grand carrosse, et Sa Majesté va où il a été dit, il y a plusieurs siècles, qu'elle irait.
Quand le temps marqué de revenir est arrivé, quoique le Roi se plaise dans le lieu où il est, il ne laisse pas d'en partir pour ne point déroger à la coutume.
On sait aussi quand il doit se confesser et faire ses dévotions. Le confesseur se présente[154].
Il faut que tous les courtisans et même les ambassadeurs, quand ils entrent dans la chambre du Roi, aient de certaines petites manchettes de quintin qui s'attachent toutes plates sur la manche. Il y a des boutiques dans la salle des gardes où les seigneurs vont les louer et les rendre en sortant. Il faut, de même, que toutes les dames, quand elles sont chez la Reine, aient des chapins. Je me souviens de vous avoir déjà dit que ce sont des petites sandales dans lesquelles on passe le soulier; cela les hausse extrêmement. Si elles avaient paru devant la Reine sans chapins, elle le trouverait très-mauvais.
Les Reines d'Espagne n'ont auprès d'elles que des veuves ou des filles. Le palais en est si rempli, que l'on ne voit qu'elles au travers des jalousies ou sur les balcons. Et voici ce qui me paraît assez singulier, c'est qu'il est permis à un homme, quoique marié, de se déclarer amant d'une dame du palais et de faire pour elle toutes les folies et les dépenses qu'il peut, sans que l'on y trouve à redire. L'on voit ces galants-là dans la cour et toutes les dames aux fenêtres qui passent les jours à s'entretenir avec les doigts. Car vous saurez que leurs mains parlent un langage tout à fait intelligible; et, comme on le pourrait deviner s'il était pareil, et que les mêmes signes voulussent dire toujours les mêmes choses, ils conviennent, avec leurs maîtresses, de certains signes particuliers que les autres n'entendent point. Ces amours-là sont publiques. Il faut avoir beaucoup de galanterie et d'esprit pour les entreprendre, et pour qu'une dame veuille vous accepter, car elles sont fort délicates. Elles ne parlent point comme les autres. Il règne un certain génie au palais tout différent de celui de la ville, et si singulier, que, pour le savoir, il le faut apprendre comme on fait un métier. Quand la Reine sort, toutes les dames vont avec elle, ou, du moins, la plus grande partie. Alors les amants, qui sont toujours alertes, vont à pied auprès de la portière du carrosse pour les entretenir. Il y a du plaisir à voir comme ils se crottent, car les rues sont horribles; mais aussi le plus crotté est le plus galant. Quand la Reine revient tard, il faut porter, devant le carrosse où sont les dames, quarante ou cinquante flambeaux de cire blanche; et cela fait quelquefois une très-belle illumination, car il y a plusieurs carrosses, et dans chacun plusieurs dames. Ainsi l'on voit souvent plus de mille flambeaux sans ceux de la Reine.
Lorsque les dames du palais se font saigner, le chirurgien a grand soin d'avoir la bandelette ou quelque mouchoir où soit tombé du sang de la belle. Il ne manque pas d'en faire un présent au cavalier qui l'aime; et c'est en cette grande occasion qu'il faut se ruiner effectivement. Il y en a d'assez fous pour donner la plus grande partie de leur vaisselle d'argent au chirurgien; et ne croyez pas que ce soit seulement une cuiller, une fourchette et un couteau, comme nous connaissons certaines gens qui n'en ont guère davantage. Non, non, cela va à des dix et douze mille livres; et c'est une coutume si fort établie parmi eux, qu'un homme aimerait mieux ne manger toute l'année que des raves et des ciboules que de manquer à faire ce qu'il faut en ces sortes de rencontres.
Il ne sort guère de dame du palais sans être fort avantageusement mariée. Il y a aussi les menines de la Reine, qui sont si jeunes quand on les met auprès d'elle, qu'elle en a de six ou sept ans. Ce sont des enfants de la première qualité. J'en ai vu de plus belles que l'on ne peint l'Amour.
Aux jours de cérémonie où les dames du palais sortent, ou quand la Reine donne audience, chaque dame peut placer deux cavaliers à côté d'elle, et ils mettent leurs chapeaux devant Leurs Majestés, bien qu'ils ne soient pas grands d'Espagne. On les appelle embevicedos, c'est-à-dire enivrés d'amour, et si occupés de leur passion et du plaisir d'être auprès de leurs maîtresses, qu'ils sont incapables de songer à autre chose. Ainsi il leur est permis de se couvrir comme à un homme qui a perdu l'esprit, de manquer aux devoirs de la bienséance. Mais pour paraître ainsi, il faut que leurs dames le leur permettent, autrement ils n'oseraient le faire[155].
Il n'y a point d'autres plaisirs à la cour que les comédies; mais, pendant le carnaval, l'on vide des œufs par un petit trou et on les emplit d'eau de senteur, on les bouche avec de la cire, et, lorsque le Roi est à la comédie, il en jette à tout le monde. Chacun, à l'imitation de Sa Majesté, s'en jette. Cette pluie parfumée embaume l'air et ne laisse pas de bien mouiller. C'est là un de leurs plus grands divertissements. Il n'y a guère de personnes qui, dans cette saison, ne porte une centaine d'œufs avec de l'eau de Cordoue ou de naffe dedans; et, en passant en carrosse, on se les jette au visage. Le peuple, dans ce temps-là, se fait aussi des plaisirs à sa mode. Par exemple, on casse une bouteille dont on attache l'osier avec le verre dedans à la queue d'un chien ou d'un chat, et ils sont quelquefois plus de deux mille qui courent après.
Je n'ai jamais rien vu de si joli que le nain du Roi qui s'appelle Louisillo[156]. Il est né en Flandre et d'une petitesse merveilleuse, parfaitement bien proportionné. Il a le visage beau, la tête admirable et de l'esprit, plus qu'on ne peut se l'imaginer, mais un esprit sage et qui sait beaucoup. Quand il se va promener, il y a un palefrenier monté sur un cheval qui porte devant lui un cheval nain qui n'est pas moins bien fait, en son espèce, que son maître en la sienne. On porte ce petit cheval jusqu'au lieu où Louisillo le monte, car il serait trop fatigué s'il fallait qu'il y allât sur ses jambes, et c'est un plaisir de voir l'adresse de ce petit animal et celle de son maître, lorsqu'il lui fait faire le manége. Je vous assure que quand il est monté dessus, ils ne font pas plus de trois quartiers de hauteur. Il disait l'autre jour fort sérieusement qu'il voulait combattre les taureaux à la première fête, pour l'amour de sa maîtresse Doña Elvire. C'est une petite fille de sept à huit ans, d'une beauté admirable. La Reine lui a commandé d'être son galant. Cette enfant est tombée, par un grand bonheur, entre les mains de la Reine. En voici l'aventure:
Les Pères de la Merci allèrent racheter un certain nombre d'esclaves qu'ils ramenèrent à Madrid. Comme ils faisaient la procession de la ville, selon la coutume, la Reine vit une des captives qui tenait deux petites filles par la main; elles paraissaient être sœurs, mais il y avait cette différence que l'une était extrêmement belle et l'autre extrêmement laide. La Reine la fit approcher et lui demanda si elle était la mère de ces enfants. Elle dit qu'elle ne l'était que de la laide. Et par quel hasard avez-vous l'autre, lui dit la Reine? Madame, répondit-elle, nous étions dans un vaisseau où il y avait une grande dame qui était grosse et que nous ne connaissions point; mais à son train et à la magnificence de ses habits, il était aisé de juger de sa qualité. Nous fûmes pris après un rude combat, la plus grande partie de ses gens furent tués; elle eut tant de peur qu'elle accoucha et mourut aussitôt.
J'étais auprès d'elle, et voyant cette pauvre petite créature sans nourrice et prête à mourir, je résolus de la nourrir, s'il était possible, avec l'enfant que j'avais. Dès que les corsaires se furent rendus maîtres de notre bâtiment, ils partagèrent le butin entre eux; ils étaient dans deux vaisseaux, et chacun prit ce qui lui était échu. Ce qui restait des femmes et des autres gens de cette dame furent d'un côté et moi de l'autre, de sorte, Madame, que je n'ai pu savoir à qui appartenait celle que j'ai sauvée. Je la regarde à présent comme ma propre fille, et elle croit que je suis sa mère. Une œuvre si charitable, lui dit la Reine, ne sera pas sans récompense. J'aurai soin de vous et je garderai la petite inconnue. La Reine, en effet, l'aime si fort, qu'elle est toujours habillée magnifiquement. Elle la suit partout et lui parle avec tant de grâce et de liberté, que cela ne sent point sa misérable. Peut-être découvrira-t-on quelque jour qui elle est.
Il n'y a point ici de ces agréables fêtes que l'on voit à Versailles, où les dames ont l'honneur de manger avec Leurs Majestés. Tout est fort retiré dans cette cour, et il n'y a, selon moi, que l'habitude que l'on se fait à toutes choses qui puisse garantir de s'y ennuyer beaucoup. Les dames qui ne demeurent pas actuellement dans le palais, ne vont faire leur cour à la Reine que lorsqu'elle les mande, et il ne lui est pas permis de les mander souvent. Elle demeure d'ordinaire avec ses femmes, et jamais vie n'a été plus mélancolique que la sienne.
Quand elle va à la chasse (et vous observerez qu'elle est la première reine de toutes celles qui ont régné en Espagne, qui ait eu cette liberté), il faut qu'au lieu du rendez-vous pour monter à cheval, elle mette les pieds sur la portière de son carrosse, et qu'elle se jette sur son cheval. Il n'y a pas longtemps qu'elle en avait un assez ombrageux, qui se retira comme elle s'élançait dessus, et elle tomba fort rudement à terre. Quand le Roi s'y trouve, il lui aide, mais aucun autre n'ose s'approcher des Reines d'Espagne pour les toucher et les mettre à cheval. On aime mieux qu'elles exposent leur vie et qu'elles courent risque de se blesser.
Il y a quatorze matelas à son lit; on ne se sert ni de sommiers de crin, ni de lits de plume; et ces matelas, qui sont de la meilleure laine du monde en Espagne, n'ont pas plus de trois doigts d'épaisseur, de sorte que son lit n'est pas plus haut que les nôtres en France. On fait les matelas minces pour les pouvoir tourner et les remuer plus aisément. Il est vrai que j'ai remarqué qu'ils s'affaissent moins et ne durcissent pas plus.
C'est la coutume à Madrid que le maître ou la maîtresse du logis passent toujours devant ceux qui leur rendent visite. Ils prétendent que c'est une civilité d'en user ainsi, parce qu'ils laissent, disent-ils, tout ce qui est dans leur chambre au pouvoir de la personne qui y reste la dernière. Pour les dames, elles ne se baisent point en se saluant, elles se présentent seulement la main dégantée.
Il y a une autre coutume que je trouve assez singulière, c'est que lorsqu'une fille veut être mariée et qu'elle est majeure, si elle a déjà fait un choix, bien que son père et sa mère s'y opposent, elle n'a qu'à parler au curé de sa paroisse et lui déclarer son dessein. Aussitôt, il l'ôte de la maison de ses parents, et il la met dans une maison religieuse, ou chez quelque dame dévote, où elle passe un peu de temps; ensuite, si elle persévère dans sa résolution, on oblige le père et la mère à lui donner une dot proportionnée à leur qualité et à leur bien, et on la marie malgré eux. Cette raison est en partie cause du soin que l'on prend de ne laisser parler personne aux filles, et de les tenir si renfermées qu'il est difficile qu'elles puissent prendre des mesures pour conduire une intrigue. Du reste, pourvu que le cavalier soit gentilhomme, cela suffit, et il épouse sa maîtresse, quand bien elle serait fille d'un grand d'Espagne[157].
Depuis que je suis en ce pays, il me semble que je n'ai rien omis à vous dire. Je vais à présent achever d'écrire mes Mémoires de la cour d'Espagne, puisque les premiers que je vous ai envoyés vous ont plu. Je vous les enverrai à mesure qu'il se présentera des événements dignes de votre curiosité. Je vous promets aussi la relation que vous me demandez. Mais pour tant de petites choses, accordez-m'en une bien considérable, ma chère cousine, c'est la continuation de votre amitié, dont je fais tout le cas que je dois.
De Madrid, ce 28 septembre 1680.
FIN DU VOYAGE D'ESPAGNE.
APPENDICE.
NOTE A.
LA DÉVOTION A LA CROIX.
Eusebio et Julia naquirent dans une forêt, au pied d'une croix. Pendant les douleurs de l'enfantement, leur mère implora l'assistance de la croix, dont l'image sanglante s'imprima sur la poitrine des deux enfants, comme un signe visible de la grâce divine. Recueilli par un berger qui l'élève, Eusebio se lasse bientôt de la vie paisible qu'il mène chez son bienfaiteur. Il préfère à sa chaumière l'agitation d'une vie aventureuse. Grâce à la croix qui le protége, il échappe au naufrage, à l'incendie, aux poursuites des brigands. Mais il finit par se faire brigand lui-même, et devient incestueux et assassin. Toutefois, au milieu de ses forfaits, il conserve une ardente dévotion à la croix au pied de laquelle il est né, et dont l'image est gravée sur sa poitrine. Il habite les forêts et les montagnes les plus inaccessibles, et guette les voyageurs pour les dépouiller. Lorsqu'il tue un homme, il a soin de couvrir le cadavre d'un peu de terre et de planter une croix sur le lieu de la sépulture. Sa conscience est ainsi satisfaite, et il ne ressent plus aucun remords. Quelquefois, l'aspect subit du signe sacré l'arrête au moment où il va verser le sang. Lorsqu'il a déjà frappé sa victime, il lui permet d'aller se confesser avant de mourir. Lizardo, le fiancé de sa sœur, auquel il vient d'accorder cette grâce, lui promet d'intercéder auprès de Dieu pour lui obtenir plus tard la même faveur. Un jour, il surprend, avec sa bande, un saint évêque, nommé Alberto, qu'il épargne. Le prêtre, touché de sa générosité pieuse, prend l'engagement de venir l'assister dans ses derniers instants.
Sa sœur Julia est entrée dans un couvent après la mort de son fiancé. Eusebio vient l'en arracher; mais, en voyant l'image de la croix empreinte sur sa poitrine, il s'enfuit éperdu. Cependant Julia, déguisée en homme, s'échappe de son couvent et va rejoindre Eusebio, qui la repousse avec terreur. En ce moment, des cris de mort se font entendre. Les paysans armés fondent sur les brigands. A leur tête est Curcio, le père d'Eusebio et de Julia. Eusebio paraît sur un rocher. Les paysans l'entourent: ils vont l'atteindre. Désespérant de son salut, il se précipite en invoquant Lizardo et Alberto. Les paysans trouvent son corps brisé, et l'enterrent sous d'épais branchages, car il est mort sans confession, et ne mérite pas de reposer en terre sainte. Mais un cri sourd et plaintif a retenti dans la forêt: Alberto! En effet, le saint évêque est revenu de Rome pour remplir sa promesse. Il entend la voix qui l'appelle et se hâte d'écarter les branchages qui couvrent Eusebio. C'est un cadavre, déjà glacé par la mort. Il se dresse lentement et se confesse au milieu des assistants glacés de terreur. Le prêtre n'hésite pas à donner l'absolution à celui pour qui Dieu vient d'accomplir un miracle. Aussitôt le cadavre redevient muet et rentre dans sa tombe. Julia arrive en ce moment. Alberto lui apprend la mort d'Eusebio et le miracle dont il avait été témoin. Saisie d'épouvanté, elle embrasse la croix plantée sur la sépulture de son frère et fait vœu de retourner dans son couvent. Son père arrive pour la saisir, mais au même instant ses vêtements d'homme tombent, et on la voit agenouillée, en habit de religieuse, devant la croix qui s'élève avec elle dans les airs et l'emporte triomphante au ciel. Les nuages se partagent; Eusebio apparaît entouré d'une auréole radieuse, les bras étendus vers Julia. (Weiss, t. II, page 360.)
NOTE B.
LES PRIVILÉGES DU ROYAUME D'ARAGON.
Les libertés des Aragonais existaient de toute antiquité; cependant elles ne furent expressément définies qu'en 1283, époque où le roi Don Pedro III signa la charte connue en Aragon sous le nom de Privilége général. Cette charte formulait les droits des Cortès, des ordres, des personnes, suivant leur condition, et réglait, en conséquence, l'administration de la justice. Elle était considérée comme la base de toutes les institutions du pays. Les rois, à leur avénement, juraient d'en respecter les clauses. Ils ne pouvaient ni conférer des fonctions à des étrangers, ni garder des soldats étrangers à leur solde, ni décréter des lois, ni lever des contributions, ni entreprendre des guerres sans l'assentiment des Cortès.
Les Cortès se composaient des ricoshombres, des évêques et des élus des chapitres, des députés des caballeros, enfin des députés des villes. Ces ordres, les quatre bras de l'État, écoutaient réunis les demandes que le Roi leur adressait en personne; ils en délibéraient séparément, formulaient leurs griefs et, le plus souvent, ne concédaient rien au Roi avant qu'il ne leur eût donné satisfaction. Les moindres affaires entraînaient des discussions interminables, si fort orageuses d'ordinaire, que les partis en venaient aux mains. Il n'était pas facile, en effet, d'arriver à une solution dans de semblables assemblées. L'unanimité des votes était requise, et le Roi n'avait même pas la ressource de dissoudre les Cortès; il devait donc s'armer de patience et s'estimer heureux s'il obtenait, en définitive, les subsides qu'il réclamait. Enfin, les Cortès se séparaient, elles déléguaient alors leur autorité à une députation permanente qui, dans l'intervalle, souvent fort long des sessions, veillait au maintien des droits de chacun; et ce n'était pas chose facile, à une époque où la fraude, la corruption et la violence semblaient des moyens d'action parfaitement légitimes.
Les priviléges qui sauvegardaient la liberté des personnes et la sécurité des biens, étaient l'objet de contestations perpétuelles. Les Rois s'étaient emparés de la juridiction criminelle qui jadis appartenait aux ricoshombres et aux villes, et ils en usaient sans le moindre scrupule dans leur intérêt. S'agissait-il pour eux de se débarrasser d'un adversaire? ils l'impliquaient dans un procès criminel, et le faisaient condamner par des juges à leur dévotion. Les juges n'hésitaient jamais, mais leurs sentences ne s'exécutaient pas sans opposition. Les Aragonais invoquaient leurs priviléges et, en forme d'argument, recouraient volontiers aux armes. Enfin un accord s'était fait. Les Rois avaient conservé le droit de justice, mais les parties qui se trouvaient lésées pouvaient en appeler au tribunal du grand-justicier. Ce personnage était nommé par le Roi et par l'Assemblée des Cortès; il ne pouvait être révoqué que de leur consentement mutuel; en cas de violation de ses devoirs, il était jugé par les Cortès, et, pour cette raison, il était pris, non dans la classe des ricoshombres, que leurs priviléges mettaient à l'abri de la peine capitale, mais dans celle des simples caballeros. Assisté de ses lieutenants, le grand-justicier revisait les sentences rendues par les juridictions royales, et les cassait s'il ne les trouvait pas conformes aux lois du royaume. Il était lui-même surveillé par des inquisiteurs qui contrôlaient ses actes, et en rendaient compte à la députation permanente. Cette délégation des Cortès faisait exécuter les sentences du grand-justicier et, si elle le jugeait nécessaire, elle appelait le peuple aux armes pour la seconder.
Le droit d'appel au grand-justicier était cher aux Aragonais. Il était, disaient-ils, la manifestation de leurs libertés. Les Rois catholiques n'osèrent y porter atteinte, mais il essayèrent de l'annuler à l'aide des procédures de l'Inquisition. En raison de son caractère religieux, l'Inquisition semblait n'avoir rien à démêler avec la politique. Les Aragonais laissèrent donc sa juridiction s'étendre sur leur pays; à l'origine, ils furent même satisfaits de voir brûler des Juifs et des Maures, mais ils ne tardèrent pas à s'apercevoir que, sous prétexte d'atteintes à la religion, l'Inquisition évoquait des causes qui ne lui appartenaient pas, et contestait les priviléges que le grand-justicier était chargé de défendre. L'autorité civile et l'autorité religieuse entrèrent en lutte. Le grand-justicier mettait en liberté les prévenus que l'Inquisition avait fait arrêter; l'Inquisition excommuniait le grand-justicier, le grand-justicier en appelait à la cour de Rome, et les Cortès votaient les sommes les plus considérables pour assurer le triomphe de leur cause. Cette situation se prolongea jusque vers la fin du règne de Philippe II. Fatigué de l'indocilité des Aragonais, ce prince avait renoncé à réunir les Cortès. Il ne leur demandait plus de subsides, et abandonnait le pays à lui-même. Une circonstance imprévue le décida à mettre un terme à cette anarchie. Le secrétaire d'État Antonio Perez qu'il poursuivait de sa haine, s'étant réfugié à Saragosse, le Roi voulut le faire juger par le tribunal de l'Inquisition. Antonio Perez réclama ses priviléges d'Aragonais; un soulèvement s'ensuivit. Le Roi fit entrer ses troupes en Aragon et s'empara de Saragosse. Après avoir intimidé les mutins par le supplice du grand-justicier et d'un nombre considérable d'autres personnages, il réunit les Cortès, et se fit concéder le droit de révoquer le grand-justicier, de nommer aux fonctions sans distinction de nationalité, enfin de tenir garnison à Saragosse. L'organisation des Cortès ne fut pas essentiellement modifiée. Le Roi se réserva seulement de déléguer la présidence à un personnage de son choix, de ne point appeler, s'il le jugeait à propos, la classe turbulente des caballeros, enfin d'accorder le droit de représentation à des villes qui n'avaient point ce privilége. Il faut le reconnaître, Philippe II usa avec modération de l'ascendant que lui donnaient les circonstances. Les princes qui lui succédèrent eurent à le regretter. Libres d'accorder ou de refuser les impôts, de promulguer les lois, de gouverner en un mot le pays, les Cortès continuèrent à tenir les Rois d'Espagne en échec jusqu'au jour où l'Aragon prit parti contre Philippe V, succomba dans la lutte et se vit enlever ses priviléges.
NOTE C.
LES RICOSHOMBRES.
Les ricoshombres n'étaient autres, en termes généraux, que les grands barons de l'Espagne; mais si nous arrivons aux détails, il faut cette fois, comme toujours, distinguer entre le royaume de Castille et le royaume d'Aragon.
Le régime des États qui reconnaissaient pour souverains les Rois d'Aragon était essentiellement féodal. La population indigène était réduite à la condition du servage, si ce n'est dans les villes, qui avaient chacune leurs priviléges et les défendaient énergiquement. Les seigneurs d'origine franque en Catalogne, navarraise en Aragon, formaient la race dominante. Ils s'étaient partagé le sol d'après les règles de la hiérarchie féodale. Leurs fiefs relevaient à divers degrés de la couronne. Les caballeros étaient ainsi les vassaux des ricoshombres, et les ricoshombres reconnaissaient pour leur suzerain et souverain seigneur le Roi. Ces éléments se modifièrent sans doute par la suite des temps; les ricoshombres n'en demeurèrent pas moins les chefs d'une aristocratie puissante qui manifesta son ascendant jusqu'à la fin du dix-septième siècle.
Il en était autrement en Castille. Le sol avait été successivement reconquis et ensuite repeuplé par les Wisigoths espagnols, descendus des montagnes où ils s'étaient réfugiés. Libres et fiers d'être libres, les Espagnols s'étaient organisés, il est vrai, dans des conditions analogues à celles de la féodalité. Mais alors même ils avaient conservé cet esprit d'indépendance germanique que Tacite a caractérisé par une phrase célèbre: «Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt.» Ils devaient ainsi le service militaire à leur Roi; mais, à la différence du régime féodal, ils étaient libres de choisir leur chef. Ce chef était le plus souvent un aventurier brave et entreprenant. Sa demeure, entourée d'épaisses murailles, lui permettait de mettre à l'abri d'une incursion de l'ennemi les vivres et les armes qui formaient ses seules richesses. Les chaudières qu'il faisait porter devant lui, et que nous retrouvons dans les armoiries de sa famille, attestaient qu'il était en mesure de pourvoir à l'entretien de ses compagnons d'armes. Sa renommée de vaillance attirait sous son pennon les cavaliers du voisinage. Il partageait avec eux son butin, et, si la fortune le secondait, il s'emparait de quelque forte position, d'où il pouvait dominer la contrée. Il engageait alors ses compagnons d'armes à se grouper autour de sa nouvelle demeure. Les terres étaient divisées; les plus fertiles revenaient au poblador, elles formaient le solar de sa famille; les autres étaient cédées en pleine propriété aux diviseros; une charte l'attestait et réglait en même temps les rapports du seigneur et de ses vassaux. Le seigneur s'engageait à protéger ses vassaux et à respecter leurs droits. Les vassaux devaient au seigneur le service militaire, les aides dans les conditions définies; en reconnaissance de sa munificence, ils lui baisaient la main et témoignaient ainsi qu'ils se dévouaient à son service. Ils n'aliénaient pas néanmoins leur liberté, et conservaient le droit de se dégager en rendant leurs terres au seigneur. Ils étaient de vieux chrétiens, et se seraient révoltés à l'idée d'être enchaînés à la glèbe. Entouré de ses cavaliers toujours prêts à quitter la charrue pour courir aux armes, le señor de vassalos occupait déjà un rang considérable. Ses enfants héritaient-ils de sa valeur, de son heureuse chance, parvenaient-ils à accroître leurs domaines, leurs richesses, la voix publique les désignait comme des ricoshombres de tierra y solar conocido. Le Roi les appelait dès lors à siéger aux Cortès, à confirmer sa signature, à prendre ainsi part à tous les actes du gouvernement. Il leur reconnaissait le droit d'invoquer, le cas échéant, les priviléges qui garantissaient aux ricoshombres la sécurité de leurs personnes et de leurs biens. Mais ces biens, il fallait les défendre à la force du bras. Nul alors ne pouvait répondre du présent, encore moins de l'avenir. L'heure des revers arrivait; les familles déclinaient avec leurs richesses et leur puissance; elles perdaient leur rang, finissaient par se confondre parmi les simples infanzones. En Castille, disait Don Juan Manuel, les lignages montent et descendent selon que tourne la roue de fortune.
De simples hidalgos figuraient parfois au nombre des ricoshombres. Investis de fiefs détachés du domaine de la couronne, ils avaient reçu de la main du Roi le pennon et la chaudière, insignes de leur dignité; mais cette dignité leur était personnelle.
En définitive, ils étaient des vassaux, et n'avaient ainsi ni l'autorité ni l'indépendance des ricoshombres de naissance, qui ne devaient rien à la faveur royale. Le plus célèbre des ricoshombres, le Cid Campeador, l'entendait ainsi, lorsqu'il adressait au Roi Don Fernando ces altières paroles: J'aimerais mieux être attaché au clou à vous avoir pour seigneur, et à me dire votre vassal. De ce que mon père vous a baisé la main, je me tiens pour affronté.
La ricombria se maintint dans ces conditions pendant les guerres avec les Maures; elle en subissait les alternatives et passait de main en main, selon les chances de la fortune. Cette instabilité restreignait sa puissance. Mais il n'en fut pas toujours ainsi. Survinrent les guerres civiles. Les princes qui se disputaient la couronne en appelèrent aux ricoshombres; ils durent récompenser leurs services et aliéner entre leurs mains les domaines royaux. Don Enrique de Transtamare avait, entre autres, à satisfaire les aventuriers étrangers qui l'avaient suivi en Espagne. Il leur concéda les seigneuries qui leur revenaient pour leur part, selon les formes usitées en France et en Angleterre. Soria fut érigé en duché en faveur de Don Beltran Claquin; l'Anglais Don Hugo de Carbolay fut comte de Carrion; Don Bernal de Fox y Bearne épousa l'héritière de Medina-Celi, et les domaines de sa femme furent également érigés en comté. Les ricoshombres tinrent à s'égaler à ces étrangers. Ils se firent concéder des titres analogues; ils en arrivèrent enfin à une innovation qui devait changer la face de la société: la création des majorats. Ces majorats, à défaut d'hoirs mâles, se transmettant par les femmes, allèrent rapidement grossir l'avoir des grandes familles. Le marquis de Santillane, pour en citer un exemple, se trouva ainsi réunir soixante majorats et quatre-vingt mille vassaux. Les grands d'Espagne acquirent dès lors une puissance démesurée; la royauté se trouva complétement annulée. Mais cette même hérédité féminine allait avoir une conséquence à laquelle nul ne s'attendait. Doña Isabel, héritière de la couronne de Castille, épousa Don Fernando, héritier de la couronne d'Aragon. Grâce à la réunion de leurs couronnes, les Rois Catholiques recouvrèrent une autorité dont ils usèrent pour abaisser la grandesse. Les actes les plus importants de leur règne, tels que la confiscation de la grande maîtrise des ordres militaires, l'organisation des Cours de justice, de la Santa Hermandad, de l'Inquisition, furent dictés par cette politique. Les circonstances leur vinrent en aide. Il n'y avait plus à guerroyer contre les Maures; les grands perdirent ainsi l'usage des armes; ils se bornèrent à jouir de leurs immenses richesses, et s'isolèrent de leurs terres, d'où les rois catholiques se gardèrent bien de les tirer. Leur puissance s'évanouit; leurs priviléges, qui allaient jusqu'à leur donner le droit de s'armer contre le souverain, s'oblitérèrent insensiblement; mais leur orgueil n'en demeura pas moindre.
Les seigneurs castillans s'étaient toujours couverts devant le Roi. C'était là un ancien usage dont nul ne s'étonnait en Espagne; il n'en était pas de même à l'étranger. Les courtisans flamands de Philippe le Bon se découvraient devant leur prince, suivant l'étiquette de la cour de Bourgogne. Ils furent choqués du contraste qu'offrait leur attitude avec celle des Castillans. Ils en relevèrent l'inconvenance. Le duc de Najera et Don Juan Manuel, qui tenaient à plaire à Philippe, s'interposèrent. Ils décidèrent les Castillans à suivre l'exemple des Flamands; les Aragonais, au contraire, qui accompagnaient Ferdinand lors de sa rencontre avec son gendre, demeurèrent couverts. Il n'en fut rien de plus pour le moment. Les Castillans revinrent à leur ancien usage, mais l'incident se renouvela lorsque Charles-Quint arriva en Espagne. Cette fois, ce fut le duc d'Albe qui se mêla de l'affaire; il amena les Castillans à se découvrir devant le Roi. Charles, satisfait de cette concession, voulut en faire une de son côté, et il invita les seigneurs les plus qualifiés à se couvrir, en leur adressant ces mots qui devinrent sacramentels: Cubrios. En d'autres circonstances, Charles-Quint en usa de même. Ce n'était encore là, de sa part, qu'un acte de courtoisie. Philippe II, qui aimait la pompe, en fit une cérémonie. Ses successeurs constatèrent la cérémonie par des lettres patentes et transformèrent ainsi la grandesse en dignité.
NOTE D.
LISTE
DES ARCHEVÊCHÉS ET ÉVÊCHÉS, DONNÉE A MADAME D'AULNOY PAR L'ARCHEVÊQUE DE BURGOS [158].
Plusieurs personnes m'en ont parlé comme vous, Monseigneur, lui dis-je, mais j'espère m'en instruire parfaitement à Madrid. Je suis en état de vous éclaircir au moins d'une partie de ce que vous voulez savoir, reprit-il; quelques raisons m'ont obligé d'en faire un petit mémoire, et je pense même l'avoir sur moi. Il me le donna aussitôt, et, comme j'en ai gardé une copie, et qu'il me paraît curieux, je vais, ma chère cousine, vous le traduire ici.
VICE-ROYAUTÉS QUI DÉPENDENT DU ROI D'ESPAGNE.
Naples, Sicile, Aragon, Valence, Navarre, Sardaigne, Catalogne, et, dans la Nouvelle-Espagne, le Pérou.
GOUVERNEMENTS DE ROYAUMES ET DE PROVINCES.
Les États de Flandre, de Milan, Galice, Biscaye, les îles de Majorque et Minorque. Sept gouvernements dans les Indes occidentales, à savoir: les îles de Madère, le cap Vert, Mina, Saint-Thomas, Angola, Brésil et Algarves. En Afrique: Oran, Ceuta, Mazagran. En Orient: les Philippines.
ÉVÊCHÉS ET ARCHEVÊCHÉS DE LA NOMINATION DU ROI TRÈS-CATHOLIQUE DEPUIS QUE LE PAPE ADRIAN VI CÉDA LE DROIT QU'IL AVAIT D'Y NOMMER.
- Premièrement, dans les deux Castilles: l'archevêché de Tolède, dont l'archevêque est primat d'Espagne, grand chancelier de Castille et conseiller d'État. Il parle aux États et dans le Conseil, immédiatement après le Roi, et on le consulte ordinairement sur toutes les affaires importantes. Il a trois cent cinquante mille écus de revenu et son clergé quatre cent mille.
- L'archevêque de Braga, en Portugal, lequel est seigneur spirituel et temporel de cette ville, et qui, pour marque de son autorité, porte la crosse à la main et l'épée au côté, prétend la primatie de toute l'Espagne et la dispute à l'archevêque de Tolède, parce que cette primatie était autrefois à Séville, qu'on la mit à Tolède à cause de l'invasion des Maures, et que, Tolède étant tombée entre leurs mains, elle fut transférée à Braga. De sorte que l'archevêque posséda longtemps cette dignité; mais, après que les Espagnols eurent repris Tolède, l'archevêque redemanda sa primatie; celui de Braga ne voulut pas consentir à la rendre, et ce différend n'ayant jamais été terminé, ils en prennent l'un et l'autre le titre.
- L'archevêché de Séville vaut trois cent cinquante mille ducats, et son chapitre en a plus de cent mille. Il ne se peut rien voir de plus beau que cette cathédrale. Entre plusieurs choses remarquables, il y a une tour bâtie de briques, large de soixante brasses et haute de quarante. Une autre tour s'élève au-dessus, qui est si bien pratiquée par dedans que l'on y monte à cheval jusqu'au haut. Le dehors en est tout peint et doré.
- L'archevêché de Saint-Jacques de Compostelle vaut soixante mille ducats, et un ducat vaut trente francs monnaie de France; son chapitre en a cent mille.
- L'archevêché de Grenade vaut quarante mille ducats. Celui de Burgos, à peu près autant.
- L'archevêché de Saragosse, cinquante mille.
- L'évêché d'Avila, vingt mille ducats de rente.
- L'archevêché de Valence, quarante mille.
- L'évêché d'Astorga, douze mille.
- L'évêché de Cuença, plus de cinquante mille.
- L'évêché de Cordoue, environ quarante mille.
- L'évêché de Siguenza, de même.
- L'évêché de Ségovie, vingt-cinq mille.
- L'évêché de Calahorra, vingt mille.
- L'évêché de Salamanque, un peu plus.
- L'évêché de Plasencia, cinquante mille.
- L'évêché de Palencia, vingt-cinq mille.
- L'évêché de Jaca, plus de trente mille.
- L'évêché de Malaga, quarante mille.
- L'évêché d'Osma, vingt-deux mille.
- L'évêché de Zamora, vingt mille.
- L'évêché de Coria, vingt mille.
- L'évêché de Ciudad-Rodrigo, dix mille.
- L'évêché des îles Canaries, vingt-deux mille.
- L'évêché de Lugo, huit mille.
- L'évêché de Mondoñedo, dix mille.
- L'évêché d'Oviédo, vingt mille.
- L'évêché de Léon, vingt-deux mille.
- L'évêché de Pampelune, vingt-huit mille.
- L'évêché de Cadix, douze mille.
- L'évêché d'Orense, dix mille.
- L'évêché d'Onguela, dix mille.
- L'évêché d'Almeria, cinq mille.
- L'évêché de Cadix, neuf mille.
- L'évêché de Tuy, quatre mille.
- L'évêché de Badajoz, dix-huit mille.
- L'évêché de Valladolid, quinze mille.
- L'évêché de Huesca, douze mille.
- L'évêché de Tarazona, quatorze mille.
- L'évêché de Balbastro, sept mille.
- L'évêché d'Albarracin, six mille.
- L'évêché de Teruel, douze mille.
- L'évêché de Jaca, six mille.
Je ne dois pas omettre de marquer que la cathédrale de Cordoue est extraordinairement belle; elle fut bâtie par Abderhaman, qui régnait sur tous les Maures d'Espagne. Elle leur servait de mosquée en l'an 787; mais les chrétiens ayant pris Cordoue en 1236, ils firent une église de cette mosquée. Elle a vingt-quatre grandes portes toutes travaillées de sculptures et d'ornements d'acier; sa longueur est de six cents pieds sur cinquante de large; il y a vingt-neuf nefs dans la longueur et dix-neuf dans la largeur; elle est parfaitement bien proportionnée, et soutenue de huit cent-cinquante colonnes, dont la plus grande partie sont de jaspe et les autres de marbre noir d'un pied et demi de diamètre; la voûte est très-bien peinte, et l'on peut juger par là de l'humeur magnifique des Maures.
Il est difficile de croire, après ce que j'ai dit de la cathédrale de Cordoue, que celle de Léon soit plus considérable. Cependant rien n'est plus vrai, et c'est ce qui a donné lieu à ce que l'on dit communément, que l'église de Léon est la plus belle de toutes celles d'Espagne; l'église de Tolède la plus riche; celle de Séville la plus grande, et celle de Salamanque la plus forte.
La cathédrale de Malaga est merveilleusement bien parée et d'une juste grandeur; les chaises du chœur ont coûté cent cinq mille écus, et tout le reste répond à cette magnificence.
PRINCIPAUTÉ DE CATALOGNE.
- L'archevêché de Tarragone.
- L'évêché de Barcelone.
- L'évêché de Lérida.
- L'évêché d'Urgel.
- L'évêché de Girone.
- L'évêché de Vich.
- L'évêché de Salsona.
- L'évêché de Tortose.
- L'évêché d'Elm.
DANS L'ITALIE.
- L'archevêché de Brindes.
- L'archevêché de Lanciano.
- L'archevêché de Matera.
- L'archevêché d'Otrante.
- L'archevêché de Rocli.
- L'archevêché de Salerne.
- L'archevêché de Trani.
- L'archevêché de Tarente.
- L'évêché d'Ariano.
- L'évêché d'Acerra.
- L'évêché d'Aguila.
- L'évêché de Costan.
- L'évêché de Caslellamare.
AU ROYAUME DE NAPLES.
- L'évêché de Gaëte.
- L'évêché de Galipoli.
- L'évêché de Giovenazzo.
- L'évêché de Mosula.
- L'évêché de Monopoli.
- L'évêché de Puzol.
- L'évêché de Potenza.
- L'évêché de Trivento.
- L'évêché de Tropea.
- L'évêché d'Ugento.
ROYAUME DE SICILE.
- L'archevêché de Palerme.
- L'archevêché de Montréal.
- L'évêché de Girgenti.
- L'évêché de Mazzara.
- L'évêché de Messine.
- L'évêché de Parti.
- L'évêché de Cefalu.
- L'évêché de Catania.
- L'évêché de Zaragoza.
- L'évêché de Malte.
A MILAN.
- L'archevêché de Milan.
- L'évêché de Vigevano.
ROYAUME DE MAJORQUE.
- L'évêché de Majorque.
ROYAUME DE SARDAIGNE.
- L'archevêché de Cagliari.
- L'archevêché d'Oristan.
- L'archevêché de Sacer.
- L'évêché d'Alguerales.
- L'évêché de Boza.
- L'évêché d'Ampurias.
EN AFRIQUE.
- L'évêché de Tanger.
- L'évêché de Ceuta.
AUX INDES ORIENTALES.
- L'archevêché de Goa.
- L'évêché de Madère.
- L'évêché d'Angola, dans les Indes Terceres.
- L'évêché de Cabouerde.
- L'évêché de Saint-Thomas.
- L'évêché de Cochin.
- L'évêché de Malara.
- L'évêché de Maliopor.
- L'évêché de Macao.
De tous les archevêchés et évêchés, il ne revient rien au Pape de l'évêque qui meurt, ni pendant que le bénéfice est vacant. On aurait peine à rapporter le nombre d'abbayes et d'autres dignités auxquelles le Roi d'Espagne présente.
- Il faut parler à présent des six archevêchés et des trente-deux évêchés de la Nouvelle-Espagne, de ses îles et du Pérou.
- L'archevêché de la ville de los-Reyes, capitale de la province du Pérou, vaut trente mille écus de rente.
- L'évêché d'Arequipa, seize mille.
- L'évêché de Truxillo, quatorze mille.
- L'évêché de Saint-Francisco de Quito, dix-huit mille.
- L'évêché de la grande ville de Cuzco, vingt-quatre mille.
- L'évêché de San-Jean-de-la-Victoire, huit mille.
- L'évêché de Panama, six mille.
- L'évêché de Chilé, cinq mille.
- L'évêché de Notre-Dame de Chilé, quatre mille.
- L'archevêché de Bogota, du nouveau royaume de Grenade, quatorze mille.
- L'évêché de Popayan, cinq mille.
- L'évêché de Carthagène, six mille.
- L'évêché de Sainte-Marie, dix-huit mille.
- L'évêché de la Plata, de la province de los Charcas, soixante mille.
- L'archidiacre de cet évêché en a cinq mille; le maître des enfants de chœur, le chantre et le trésorier, chacun quatre mille; six chanoines, chacun trois mille.
Six autres dignités, qui valent chacune dix-huit cents écus, et l'on remarquera par la richesse du chapitre de la Plata, que les autres n'en ont guère moins.
L'ARCHEVÊCHÉ DE LA PLATA A POUR SUFFRAGANTS:
- L'évêché de Paz.
- L'évêché de Tucuman.
- L'évêché de Santa-Cruz de la Sierra.
- L'évêché de Paraguay de Buenos-Ayres.
- L'évêché del Rio de la Plata.
- L'évêché de Saint-Jacques, dans la province de Tucuman, vaut six mille écus.
- L'évêché de Saint-Laurent de las Barrancas, douze mille.
- L'évêché de Paraguay, seize mille.
- L'évêché de la Sainte-Trinité, quinze mille.
- L'archevêché de Mexico, érigé en 1518, vingt mille reales.
- L'évêché de los Angelos, cinquante mille reales.
- L'évêché de Valladolid, de la province de Mechoacan, quatorze mille écus.
- L'évêché d'Antequera, sept mille.
- L'évêché de Guadalaxara, province de là Nouvelle-Galice, sept mille.
- L'évêché de Durango, quatre mille.
- L'évêché de Merida, capitale de la province de Yucatan, huit mille.
- L'évêché de Gantiago, de la province de Guatemala, huit mille.
- L'évêché de Santiago de Léon, suffragant de l'archevêché de Lima, trois mille.
- L'évêché de Chiapa, cinq mille.
- L'archevêché de San Domingo, des îles espagnoles, primat des Indes, trois mille.
- L'évêché de San Juan de Porto-Rico, cinquante mille reales.
- L'évêché de l'île de Cuba, huit mille écus.
- L'évêché de Santa Anna de Coro, huit mille.
- L'évêché de Camayagua, capitale de la province de Honduras, trois mille.
L'archevêché métropolitain de Manille, capitale des îles Philippines, trois mille écus que le Roi s'est obligé de lui payer, par la bulle accordée en 1595. Le Roi paye de même tout le chapitre. Cet archevêché a trois suffragants: l'un dans l'île de Zebu, l'autre dans l'île de Luçon, le troisième à Comorin.
NOTE E.
LA CASA DE CONTRATACION.
La casa de contratacion formait le rouage principal d'une machine qui témoignait à la fois de l'ignorance et de la cupidité des Espagnols. Leur chimère était d'accumuler l'or entre leurs mains et d'en rester seuls possesseurs. Ils s'étaient réservé, en conséquence, le monopole de l'Amérique. La surveillance de ce monopole appartenait à la casa de contratacion; elle enregistrait les marchandises destinées à ce commerce, en constatait l'origine espagnole, et les expédiait ensuite par les galions et la flotte. Les gouverneurs du Mexique et du Pérou renvoyaient des lingots en échange. Ces lingots, une fois arrivés en Espagne, il s'agissait de les y conserver. Rien ne semblait plus simple; il suffisait d'ordonner que les payements à l'étranger se fissent exclusivement en monnaie de cuivre. Ce système parut d'abord fort avantageux. L'or afflua en Espagne; mais, en raison même de son abondance, il ne tarda pas à s'avilir. Le prix de toutes les denrées s'éleva à des taux exorbitants; les populations se plaignirent; les Cortès adressèrent des représentations au Roi. Nul ne soupçonnait la véritable cause de cette cherté. On l'attribua à la concurrence étrangère; on interdit en conséquence l'exportation des denrées du pays. La situation ne s'améliorant pas, on en revint à les taxer à des prix qui semblaient équitables, si on les comparait aux taux anciens, mais qui ne l'étaient plus en réalité. Les producteurs, ne faisant plus leurs frais, se découragèrent. Le malaise général fut encore aggravé par les exigences du fisc. Aux prises avec la Turquie, l'Angleterre, la France, les princes d'Allemagne, les Barbaresques, les Flandres révoltées, les Rois d'Espagne voyaient s'épuiser les ressources dont ils disposaient. Les trésors de l'Amérique ne faisaient plus que passer par leurs mains. Pour solder les dépenses de leurs armées, ils se trouvèrent dans la nécessité de recourir à des extorsions de tous genres, à des emprunts usuraires, à la banqueroute, enfin à l'altération des monnaies. Au milieu de ces secousses, l'industrie déclina rapidement. Les négociants espagnols, si intéressés qu'ils fussent au maintien de leur monopole, se virent dans la nécessité de recourir au commerce étranger. La fraude devint ainsi la base de toutes les relations avec l'Amérique. Il se forma à Cadix même une classe d'intermédiaires, les metadores, qui se chargèrent des intérêts de toutes les places de l'Europe. Ils expédiaient sous leur nom les marchandises qui leur étaient confiées, s'entendaient avec les agents de la casa de contratacion pour que l'origine n'en fût pas constatée, recevaient l'or en retour et rendaient compte de toutes leurs opérations avec une probité rigoureuse. Ils finirent par jouer ainsi un rôle immense dans le commerce de l'Europe, et contribuèrent à ruiner celui de l'Espagne, qui tomba aux mains des Français, des Anglais et surtout des Hollandais. Spectateur impuissant de cet état de choses, le gouvernement finit par renoncer lui-même à ses idées de monopole. Il n'en conserva pas moins la casa de contratacion, mais il s'en servit uniquement pour rançonner le commerce étranger. Conservant ainsi le droit de confisquer les marchandises qui n'étaient pas d'origine espagnole, il ne manquait pas de le rappeler à l'époque où la flotte de l'Inde allait mettre à la voile. De part et d'autre, on se comprenait. Les consuls de Cadix invitaient les négociants à offrir au Roi une somme qui dédommageât la couronne du tort que lui faisait la contrebande. Chacun se taxait en raison des intérêts qu'il avait engagés, versait la somme à la casa de contratacion qui fermait les yeux moyennant cette concession, connue sous le nom d'Indult.
NOTE F.
LISTE
DES GOUVERNEMENTS DÉPENDANT DE LA COURONNE D'ESPAGNE.
On les donne pour cinq ans, et tous les autres emplois aussi, dont les plus considérables sont ceux-ci:
- Gouverneur, capitaine général et président de la chancellerie royale de San-Domingo dans les îles espagnoles.
- Gouverneur et capitaine général de la ville de Saint-Christophe de la Havana.
- Gouverneur et capitaine de guerre de la ville de Saint-Jacques de Cuba.
- Gouverneur et capitaine général de la ville de Saint-Jean de Puerto-Rico.
- Gouverneur et capitaine général de la ville de Saint-Augustin, province de la Floride.
- Gouverneur de la ville de l'Ascension, de l'île de la Marguerite.
- Gouverneur et capitaine général de la ville de Cumana, capitale de la Nouvelle-Andalousie.
- Vice-roi, gouverneur et capitaine général de la Nouvelle-Espagne, un président de l'audience royale, qui réside dans la ville de Mexique.
- Gouverneur et capitaine général de la ville de Merida, capitale de la province de Yucatan.
- Président et gouverneur de l'audience et chancellerie royale qui réside dans la ville de Guadalaxara, capitale du royaume de la Nouvelle-Galice.
- Gouverneur et capitaine général de la ville de Guadiana, capitale du royaume de la Nouvelle-Biscaye.
- Gouverneur, capitaine général et président de la chancellerie qui réside dans la ville de Santiago, de la province de Guatemala.
- Gouverneur de la province de Locnusco, dans le détroit de Guatemala.
- Gouverneur et capitaine général de la ville de Cornagua, de la province de Honduras.
- Gouverneur de la ville Saint-Jacques de Leon, capitale de la province de la Nicaragua.
- Gouverneur et capitaine général de la ville de Carthagène, capitale de la province de Costa-Rica.
- Gouverneur, capitaine général et président de la chancellerie royale, qui réside dans la ville de Manille aux îles Philippines.
- Gouverneur et lieutenant des forteresses de Ternate et gouverneur et général de la milice du même pays.
- Vice-roi, gouverneur, capitaine général et président de l'audience de la ville de Lima.
- Plus huit conseillers, quatre alcaldes, deux accusateurs, un protecteur des Indiens, quatre rapporteurs, trois portiers et un chapelain dans la même ville.
- Gouverneur de Chucuito.
- Gouverneur de Zico.
- Gouverneur d'Ica.
- Gouverneur de los Collaguas.
- Gouverneur de Guamanga.
- Gouverneur de Santiago de Miraflores de Zana.
- Gouverneur de San-Marco.
- Gouverneur d'Arequipa.
- Gouverneur de Truxillo.
- Vice-roi de Castra.
- Vice-roi de Saint-Michel y Puerto de Plata.
- Mestre de camp dans le détroit de Puerto del Callao.
- Le président de la Plata a sous lui six conseillers, un accusateur, deux rapporteurs et deux portiers.
- Gouverneur de la province de Tucuman.
- Gouverneur de la province de Sainte-Croix.
- Gouverneur et capitaine général de la province de la Plata.
- Gouverneur de la province de Paraguay.
- Gouverneur de la citadelle de la ville de la Plata et de la ville impériale de Potosi.
- Gouverneur de Saint-Philippe d'Autriche et des Mines d'or.
- Gouverneur de la ville de la Paix.
- Gouverneur principal des mines du Potosi.
- Gouverneur, capitaine général et président de la ville de Sainte-Foy.
- Le gouverneur et capitaine général de la province de Carthagène a sous lui un lieutenant, un capitaine et un maréchal de camp.
- Gouverneur et lieutenant du château Saint-Mathias.
- Gouverneur et capitaine général de la province de Sainte-Marthe.
- Gouverneur de la citadelle de Sainte-Marthe.
- Gouverneur de la province de Antoja.
- Gouverneur de la province de Papayan.
- Gouverneur de los Musos y Colinos.
- Gouverneur de la province de Merida.
- Gouverneur de la ville de Tunja.
- Gouverneur de la ville de Toca Emalbague et des peuples de la Terre Brûlante.
- Gouverneur de Quixos Zumoco Ecanela.
- Gouverneur de la ville de Jean.
- Gouverneur de la ville de Luenca.
- Gouverneur de la ville de Santiago de Quayaquil.
- Gouverneur de la ville de Loja Zomora et des mines de Comura.
- Président, gouverneur et capitaine général de la ville de Panama.
- Gouverneur de Veragua, lequel a sous lui un capitaine général, un lieutenant général, un capitaine des compagnies d'infanterie et un capitaine d'artillerie.
- Gouverneur et capitaine du château de Saint-Philippe, dans la ville de Puerto-Velo.
- Gouverneur et capitaine général de la province de Sainte-Marthe et de la rivière de la Hacha.
- Gouverneur de la Grande-Taxamarca.
Je ne mets point ici les charges de judicature ni les bénéfices qui sont en très-grand nombre.
NOTE G.
LA SACCADE DU VICAIRE.
.....Il faut savoir une coutume d'Espagne, que l'usage à tournée en loi, et qui est également folle et terrible pour toutes les familles. Lorsqu'une fille, par caprice, ou par amour ou par quelque raison que ce soit, s'est mis en tête d'épouser un homme, quelque disproportionné qu'il soit d'elle, fût-ce le palefrenier de son père, elle et le galant le font savoir au vicaire de la paroisse de la fille, pourvu qu'elle ait seize ans accomplis. Le vicaire se rend chez elle, fait venir son père, et en sa présence et celle de la mère, demande à leur fille si elle persiste à vouloir épouser un tel. Si elle répond que oui, à l'instant il l'emmène chez lui, et il y fait venir le galant; là il réitère la question à la fille devant cet homme qu'elle veut épouser; et si elle persiste dans la même volonté, et que lui aussi déclare la vouloir épouser, le vicaire les marie sur-le-champ sans autre formalité, et de plus sans que la fille puisse être déshéritée. C'est là ce qui se peut traduire du terme espagnol, la saccade du vicaire, qui, pour dire la vérité, n'arrive comme jamais.
Monteleone avait sa fille, dame du palais de la Reine, qui voulait épouser le marquis de Mortare, homme d'une grande naissance, mais fort pauvre, à qui le duc de Monteleone ne la voulait point donner. Mortare l'enleva et en fut exilé. Là-dessus arriva la mort de Charles II. Cette aventure parut au cardinal de Portocarrero toute propre à satisfaire sa haine. Il se mit donc à presser Monteleone de faire le mariage de Mortare avec sa fille, ou de lui laisser souffrir la saccade du vicaire. Le duc tira de longue; mais enfin, serré de près avec une autorité aiguisée de vengeance, appuyée de la force de l'usage tourné en loi et du pouvoir tout-puissant du cardinal, il eut recours à Montriet, puis à Louville, à qui il exposa son embarras et sa douleur. Ce dernier n'y trouva de remède que de lui obtenir une permission tacite de faire enlever sa fille par d'Urse, gentilhomme des Pays-Bas, qui s'attachait fort à Louville et qui en eut depuis la compagnie des mousquetaires flamands, formée sur le modèle de nos deux compagnies de mousquetaires. Monteleone avait arrêté le mariage avec le marquis de Westerloo, riche seigneur flamand de la maison de Mérode et chevalier de la Toison d'or, qui s'était avancé à Bayonne, et qui, sur l'incident fait par le cardinal Portocarrero, n'avait osé aller plus loin. D'Urse y conduisit la fille de Monteleone, qui, en arrivant à Bayonne, y épousa le marquis de Westerloo, et s'en alla tout de suite avec lui à Bruxelles, et le comte d'Urse s'en revint à Madrid. Le cardinal, qui de plus en plus serrait la mesure, tant que la fuite fut arrêtée et exécutée, le sut quand le secret fut devenu inutile, et que Monteleone compta n'avoir plus rien à craindre depuis que sa fille était mariée en France, et avec son mari en chemin des Pays-Bas.
Mais il ignorait encore jusqu'à quel excès se peut porter la passion d'un prêtre tout-puissant qui se voit échapper d'entre les mains une proie qu'il s'était dès longtemps ménagée. Portocarrero en furie ne le ménagea plus, alla trouver le Roi, lui rendit compte de cette affaire, et lui demanda la permission de la poursuivre. Le Roi, tout jeune et arrivant presque, et tout neuf encore aux coutumes d'Espagne, ne pensa jamais que cette poursuite fût autre qu'ecclésiastique, comme diocésain de Madrid; et sans s'en informer, n'en put refuser le cardinal qui, à partir de là, sans perdre un instant, fit assembler le conseil de Castille, de concert avec Arias, gouverneur de ce conseil et son ami, et avec Monterey, qui s'y livra par je ne sais quel motif; et là, dans la même séance, en trois heures de temps, un arrêt par lequel Monteleone fut condamné à perdre 600,000 livres de rente en Sicile, applicables aux dépenses de la guerre; à être, lui, appréhendé au corps jusque dans le palais de la Reine à Tolède, mis et lié sur un cheval, conduit ainsi dans les prisons de l'Alhambra à Grenade, où il y avait plus de cent lieues, et par les plus grandes chaleurs; d'y demeurer prisonnier gardé à vue pendant le reste de sa vie, et de plus, de représenter sa fille et de la marier au marquis de Mortare; à faute de quoi à avoir la tête coupée et à perdre le reste de ses biens.
D'Urse fut le premier qui eut avis de cet arrêt épouvantable. La peur qu'il eut pour lui-même le fit courir à l'instant chez Louville. Lui, qui ne s'écartait jamais, s'était avisé ce jour-là d'aller à la promenade; et ce contre-temps pensa tout perdre, parce qu'on ne le trouva que fort tard. Louville, instruit de cet énorme arrêt, alla d'abord au Roi qui entendait une musique, et ce fut un autre contre-temps où les moments étaient chers. Dès qu'elle fut finie, il passa avec le Roi dans son cabinet, où, avec émotion, il lui demanda ce qu'il venait de faire. Le Roi répondit qu'il voyait bien ce qu'il voulait dire, mais qu'il ne voyait pas quel mal pouvait faire la permission qu'il avait donnée au cardinal. Là-dessus, Louville lui apprit tout ce de quoi cette permission venait d'être suivie, et lui représenta, avec la liberté d'un véritable serviteur, combien sa jeunesse avait été surprise, et combien cette affaire le déshonorait, après la permission qu'il avait donnée de l'enlèvement et du mariage de la fille; que sa bouche avait, sans savoir, soufflé le froid et le chaud, et qu'elle était cause du plus grand des malheurs, dont il lui fit aisément sentir toutes les suites. Le Roi, ému et touché, lui demanda quel remède à un si grand mal et qu'il avait si peu prévu, et Louville, ayant fait apporter une écritoire, dicta au Roi deux ordres bien précis: l'un à un officier de partir au moment même, de courir en diligence à Tolède pour empêcher l'enlèvement du duc de Monteleone, et, en cas qu'il fût déjà fait, de pousser après jusqu'à ce qu'il l'eût joint, le tirer des mains de ses satellites, et le ramener à Tolède chez lui; l'autre au cardinal, d'aller lui-même à l'instant au lieu où se tient le conseil de Castille, d'arracher de ses registres la feuille de cet arrêt et de la jeter au feu, en sorte que la mémoire en fût à jamais éteinte et abolie.
L'officier courut si bien qu'il arriva à la porte de Tolède au moment même que l'exécuteur de l'arrêt y entrait. Il lui montra l'ordre de la main du Roi, et le renvoya de la sorte, sans passer outre. Celui qui fut porter l'autre ordre du Roi au cardinal, le trouva couché, et quoique personne n'entrât jamais chez lui, dès qu'il était retiré, au nom du Roi toutes les portes tombèrent. Le cardinal lut l'ordre de la main du Roi, se leva et s'habilla, et fut tout de suite l'exécuter, sans jamais proférer une parole. Il n'y a au monde qu'un Espagnol capable de ce flegme apparent, dans l'extrême fureur où ce contre-coup le devait faire entrer. Avec la même gravité et la même tranquillité, il parut le lendemain matin à son ordinaire chez le Roi, qui, dès qu'il l'aperçut, lui demanda s'il avait exécuté son ordre. Si, Señor, répondit le cardinal; et ce monosyllabe fut le seul qu'on ait ouï sortir de sa bouche sur une affaire qui lui fut si mortellement piquante, et qui lui dérobait sa vengeance et la montre de son pouvoir. (Mémoires du duc de Saint-Simon.)
FIN DE L'APPENDICE.
OUVRAGES CITÉS.
| 1 | Nouvelle collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France. Édition Michaud. Paris, 1857. |
| 2 | Mémoires du duc de Saint-Simon. Édition Cheruel. Paris, 1858. |
| 3 | Négociations relatives à la succession d'Espagne, par Mignet. Paris, 1835-1844. |
| 4 | Mémoires secrets sur l'établissement de la Maison de Bourbon en Espagne, extraits de la correspondance du marquis de Louville. Paris, 1818. |
| 5 | Souvenirs de C. H. baron de Gleichen. Paris, 1868. |
| 6 | Mémoires de la Cour d'Espagne (attribués au marquis de Villars). Londres. |
| 7 | Lettres de la marquise de Villars. Édition Courtois. Paris, 1868. |
| 8 | La princesse des Ursins. Édition Combe. Paris, 1858. |
| 9 | L'Espagne sous le règne de Philippe II, par Weiss. Paris, 1844. |
| 10 | L'Espagne sous Charles-Quint, Philippe II et Philippe III, par Ranke. Paris, 1845. |
| 11 | Antonio Perez et Philippe II, par Mignet. |
| 12 | Voyage d'Espagne (attribué à Van Aarsen de Sommerdyck). Cologne, 1666. |
| 13 | Relation de l'État et Gouvernement d'Espagne (attribuée au sieur Bertault). Cologne, 1666. |
| 14 | Journal d'un voyage en Espagne (attribué au sieur Bertault). Paris, 1669. |
| 15 | État présent de l'Espagne (attribué à l'abbé de Vayrac). Paris, 1715. |
| 16 | Recherches généalogiques sur les grandeurs d'Espagne, par Imhof. Amsterdam, 1707. |
| 17 | Genealogiæ viginti illustrium in Hispania familiarum. Imhof. Leipzig, 1712. |
| 18 | Genealogiæ viginti illustrium in Italia familiarum, par Imhof. Amsterdam, 1710. |
| 19 | Historia Italiæ et Hispaniæ genealogica, par Imhof. Nuremberg, 1702. |
| Nobiliario genealogico de los Reyes títulos de Espania, par D. Alonzo Lopez de Haro. Madrid, 1622. | |
| 20 | Llorente. Provincias Vascongadas. Madrid, Imprenta Real, 1806-1807. |
| 21 | Mémoires du comte Miot de Melito. Paris, 1858. |
PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
NOTES:
[1] Ce nom n'est pas inconnu dans l'histoire. Un sieur de Saint-Pé était agent politique du cardinal de Richelieu en Portugal. (Flassan, Histoire de la diplomatie, t. III, p. 62.)
[2] Le paysan espagnol trouve inutile de graisser les moyeux des roues de sa charrette. Il en résulte des grincements qui s'entendent à des distances réellement extraordinaires. Les correspondances des armées, au temps de Napoléon, mentionnent cet inconvénient, qui n'était pas sans gravité lorsqu'il s'agissait de dérober une marche à l'ennemi.
[3] C'était là un privilége particulier à ces provinces, et il était fondé sur l'extrême pauvreté du pays. «Si le commerce avec la France, l'Angleterre, l'Aragon, la Navarre et le duché de Bretagne, n'était pas libre, nul n'y pourrait subsister, dit l'ordonnance de 1479.» (Llorente, Provincias vascongadas, p. 323, 332.)
[4] La langue basque, on le sait, est une langue primitive qui n'a d'analogie avec aucune autre langue connue. Elle était néanmoins infiniment plus usitée que le castillan dans cette partie de l'Espagne. Aussi, lors de la réunion des juntes, les affaires étaient-elles exposées en castillan et discutées en langue basque. (Weiss, t. 1er, p. 207.)
[5] Ce personnage se conformait aux usages de son temps, ainsi que nous le verrons par la suite. En pareille circonstance, les Espagnols vous adressent encore ce compliment: «A la disposition de Votre Seigneurie.» Mais il serait indiscret de les prendre au mot.
[6] Le conseiller Bertault, qui accompagna la maréchal de Gramont lorsqu'il alla demander pour le roi la main de l'infante Anne d'Autriche, fait également mention de ces jeunes et modestes batelières. Il est vrai de dire qu'un de ses contemporains, le Hollandais Van Aarsens de Sommerdyck, est loin d'être aussi édifié des façons des dames du pays. Il raconte, avec un juste sentiment de pudeur alarmée, que ces femmes s'abritent du soleil en relevant leurs jupes sur leurs têtes, sans se préoccuper le moins du monde des bienséances. (Voyage d'Espagne, p. 5.)
[7] Madame d'Aulnoy fait mention de patagons, de ducats, de piastres, de pièces de huit réaux. Ces pièces avaient la même valeur, seulement les patagons étaient monnayés en Flandre et en Franche-Comté à l'effigie de l'archiduc Albert et de l'archiduchesse Isabelle. Les ducats étaient monnayés dans le duché de Milan; les pièces de huit réaux, de même que les réaux d'argent et de cuivre, en Espagne. Les rapports des pièces de huit réaux avec les monnaies de France varièrent légèrement pendant le cours du dix-septième siècle. Elles se rapprochaient généralement de la valeur de l'écu d'or de Henri III, soit trois livres ou soixante sols. Les rapports de ces pièces d'argent avec les pièces de cuivre nommées réaux de vellon, au contraire, varièrent énormément, par la raison que la monnaie d'argent sortait de l'Espagne avec une rapidité telle, que les paiements dans l'intérieur du pays ne se faisaient qu'en monnaie de cuivre. Nous trouvons à cet égard un renseignement précieux dans le Journal du conseiller Bertault: «Un ducat, dit-il, est un peu moins qu'une pièce de cinquante-huit sols, qui vaut huit réaux de plata (argent), mais on n'en trouve pas. Tout se compte par quartos et ochavos qui sont de cuivre et qu'ils appellent de vellon. Ainsi, un réal de huit, qui est une pièce de cinquante-huit sols, vaut de douze et demi à treize réaux de vellon (au lieu de huit réaux d'argent). Un ducat n'est que de dix à onze (réaux de vellon), quarante à quarante-cinq sols de France.» Cette proportion se rapporte à l'année 1660. Il est bon d'observer aussi que les piastres frappées au Mexique étaient d'une valeur beaucoup plus considérable que les piastres d'Espagne, mais nous n'avons pas à nous en occuper.
[8] Le roi d'Espagne n'avait droit de tenir garnison que dans ces deux villes. Le désarroi des finances était tel, que des places comme Pampelune tombaient en ruine et étaient à peine gardées. Le Hollandais Van Aarsens en fit l'observation lorsqu'il alla visiter cette place: «Afin que nous ne la trouvassions pas si dépourvue de monde, dit-il, on y avait fait entrer bon nombre de paysans qu'on mêla parmi les soldats. Mais il nous fut aisé de les reconnaître, parce que, outre qu'ils n'avaient pas la mine de traîneurs d'épée, la plupart n'en portaient pas et faisaient la parade avec un simple mousquet ou quelque vieille pique.» (Voyage d'Espagne, p. 339.)
[9] Nous ne saurions dire si ce personnage est de fantaisie. Il n'était point assurément le neveu du duc d'Albe; mais le généalogiste Imhof, qui cite souvent madame d'Aulnoy, pense que Don Fernand de Toledo appartenait à une branche cadette éloignée des Toledo, ducs d'Albe. En effet, madame d'Aulnoy dit plus loin qu'il était beau-fils du marquis de Palacios. Or, Don Pedro Ruiz de Alarco Ledezma y Guzman, second marquis de Palacios, avait épousé Dona Blanca de Toledo, huitième dame de Las Higuarez. Imhof pense que cette Dona Blanca de Toledo avait pu avoir d'un premier mariage ce fils qui, suivant l'usage assez général des cadets en Espagne, aurait pris le nom de sa mère. En ce qui touche les trois autres cavaliers qui vinrent rejoindre madame d'Aulnoy, nous ne saurions rien affirmer. (Imhof, Généalogie de vingt familles illustres d'Espagne.)
[10] Il nous semble à propos de donner quelques explications à ce sujet. Lors de leur réunion à la couronne de Castille, les provinces basques, Alava, Viscaya et Guipuscoa, avaient expressément stipulé le maintien de leurs priviléges. Les Basques, n'ayant jamais subi le joug des Maures, étaient considérés comme hidalgos. En conséquence, ils ne payaient pas d'impôts au roi, ils ne pouvaient être jugés que par les tribunaux de leur pays, avaient seuls droit aux emplois et jouissaient d'une liberté de commerce illimitée avec leurs voisins. Chaque province était gouvernée par une junte, dont l'organisation était à peu près partout la même. La junte était élue par tous les habitants indistinctement, pourvu qu'ils fussent d'origine basque et chrétienne. Elle votait les lois, les règlements de police, fixait la quotité des impôts et du don gratuit qu'elle accordait au roi. Lorsqu'elle se séparait, elle déléguait les pouvoirs à une commission, qui se partageait les diverses attributions du gouvernement, nommait aux emplois, administrait les fonds provinciaux, rendait la justice, pourvoyait à la défense du pays, et veillait surtout à ce que le roi n'empiétât pas sur ses priviléges et n'amenât pas de troupes étrangères dans la province. Le roi, à son avénement, se rendait en Biscaye sous l'antique chêne de Guernica, jurait de respecter les fueros. Les délégués de la junte prêtaient le même serment en prononçant, la main étendue sur le machete vittoriano: «Je veux que ce couteau me coupe la gorge si je ne défends pas les fueros.» (Llhorente, Provincias Vascongadas, t. II; passim., Weiss, t. I, p. 210.)
[11] Les vivres, en effet, étaient si rares, que Gourville, se rendant à Madrid, se vit dans la nécessité de faire faire du biscuit pour son voyage. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXIX, p. 552.)
[12] Madame d'Aulnoy ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle était dans l'erreur.
[13] Les mystères du moyen âge, on le voit, s'étaient perpétués en Espagne. Ils étaient fort plats, parfois même grotesques, si nous devons en croire madame d'Aulnoy; mais nous n'acceptons pas son jugement d'une façon absolue. Pour apprécier avec équité ce genre de représentations, il faut lire les autos sacramentales du dix-septième siècle. La valeur littéraire en est incontestable. Nous n'essayerons pas de le démontrer. Nous nous bornerons à dire que les grands auteurs de cette époque se faisaient tous honneur d'écrire des autos. Calderon, entre autres, du jour où il entra dans les ordres, consacra sa plume à la scène religieuse, et l'éleva à la hauteur de son génie. Les autos qu'il nous a laissés peuvent être considérés comme les modèles du genre. Ils reflètent dans toute leur énergie les sentiments ardents et mystiques de la chevalerie espagnole, les qualités et les défauts de ses contemporains, leur emphase, leur morgue, leur foi et leur superstition. Le langage qu'il prête à ses héros est brillant à l'excès. Les situations qu'il imagine, sont souvent invraisemblables, mais toujours essentiellement dramatiques. Le lecteur en pourra juger par une esquisse du plus célèbre de ses autos: La Dévotion à la Croix; nous la donnerons plus loin, appendice A.
[14] Il s'agit ici des saynètes, intermèdes comiques fort connus maintenant en France par d'heureuses imitations dues à la plume de Prosper Mérimée.
[15] Il en était encore ainsi en 1823. Acteurs et spectateurs s'agenouillaient, s'il leur arrivait d'entendre la sonnette qui annonçait aux fidèles le passage du Saint-Sacrement. Les officiers de la garnison française de Barcelone s'égayèrent de cet usage, et, comme on jouait à cette époque le Barbier de Séville, ils se procurèrent la sonnette de l'église voisine et la firent tinter juste au moment où Figaro savonne le menton de son patron. Il en résulta une scène ridicule qui fit quelque scandale dans la ville.
[16] Arrivée à la frontière de la Castille, madame d'Aulnoy rencontra pour la première fois une ligne de douane. Ce n'est pas là une des moindres singularités de son voyage. Les marchandises qui venaient de France en Biscaye n'acquittaient pas de droits; mais celles qui s'échangeaient entre la Biscaye, la Castille et la Navarre, ne jouissaient pas de cette franchise. Les deux grands royaumes de Castille et d'Aragon se trouvaient enfermés dans leurs lignes de douanes respectives et s'efforçaient de protéger leur industrie à l'aide de tarifs, comme s'ils eussent été des pays rivaux. De plus, chaque ville avait ses péages et ses octrois. Les voyageurs, qui se trouvaient ainsi arrêtés à chaque pas, s'en étonnaient, mais à tort. L'Espagne, en effet, n'était qu'une agrégation de petites souverainetés, qui lors de leur réunion à la couronne, avaient toujours eu grand soin de stipuler leurs privilèges. Elles tenaient au maintien des droits qu'elles imposaient aux marchandises étrangères, non-seulement en raison de leurs vieilles rivalités, mais encore en raison de leurs intérêts matériels. Ces péages formaient une partie de leur revenu et étaient affermés. Les fermiers acceptaient naturellement de fort mauvaise grâce les passe-ports qui les frustraient de leurs bénéfices; ils ne cédaient qu'en présence d'une délibération du Conseil d'État, revêtue de la signature du Roi; encore cette délibération devait-elle être confiée à un alcade de la Cour, qui parfois recourait à la force. On en trouvera un exemple curieux, mais trop long à rapporter ici, dans le voyage du Hollandais Van Aarsen de Sommerdyck, pp. 256-292.
[17] La licence de la soldatesque fut la cause de ce soulèvement; mais elle ne saurait expliquer à elle seule l'hostilité persistante de la Catalogne, hostilité qu'atteste une longue suite de révoltes. Nous croyons devoir en signaler la cause réelle, car elle ajoute un trait à la physionomie de l'Espagne:
Les couronnes d'Aragon et de Castille se trouvèrent réunies par le mariage de Ferdinand et d'Isabelle, mais ce fut là un fait purement politique. Isolés par leurs âpres montagnes, les Aragonais, les Catalans surtout, demeurèrent complétement étrangers aux Castillans. Ils nourrissaient contre eux les mêmes sentiments d'animosité qui signalèrent longtemps les relations des Anglais et des Écossais après l'avènement du roi Jacques au trône d'Angleterre. Bien qu'ils se gouvernassent par eux-mêmes et qu'ils n'eussent ainsi guère à se plaindre de l'autorité royale, ils étaient toujours disposés à entrer en lutte avec elle. L'esprit qui les animait devait se révéler encore une dernière fois, lorsque Philippe V monta sur le trône. Ils ne manquèrent pas de prendre parti contre le souverain qu'ils considéraient comme le souverain des Castillans, et nous ne serions pas étonné qu'on trouvât encore chez eux des traces de cette haine.
[18] Nous avons eu la curiosité de vérifier ce fait, qui en lui-même n'avait pas d'importance, mais qui pouvait nous donner la mesure de la véracité de madame d'Aulnoy. Il s'est trouvé parfaitement exact. En effet, Don Luis d'Aragon Cordova y Cardona, sixième duc de Segorbe et septième duc de Cardona, avait eu de son premier mariage avec Dona Maria de Sandoval y Roxas, duchesse de Lerme, une fille unique, Dona Catarina Antonia, qui épousa le duc de Medina-Celi et lui apporta, par la suite, tous les biens de sa maison. Le duc de Cardona épousa en secondes noces Dona Maria Teresa de Benavides, fille du comte de San Estevan, dont il n'eut point d'enfant. Dona Maria Teresa, restée veuve, épousa Don Inigo Melchior de Velasco, duc de Frias, et engagea le procès dont il est question contre la duchesse de Medina-Celi.
[19] Le duché de Cardona comprend, en effet, le territoire de Solsona, où se trouvent de célèbres carrières de sel.
[20] Lors de sa fuite en Espagne, le cardinal de Retz passa par Saragosse, où il arriva accompagné de cinquante mousquetaires montés sur des ânes. Il visita l'église de Notre-Dame del Pilar. Il y vit un homme qui, au su de toute la ville, n'avait jamais eu qu'une jambe et s'en était trouvé deux, grâce à l'intercession de la Vierge et à des onctions répétées faites avec de l'huile des lampes qui brûlaient devant son image. On célébrait à cette occasion une fête qui attirait plus de vingt mille personnes. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXV, p. 450.)
[21] Il existe une Vie de Maria Calderona, imprimée à Genève en 1690. Il n'y est nullement fait mention de son aventure avec le duc de Medina-de-las-Torres. Le Roi s'en éprit du jour où elle débuta sur la scène. Elle n'avait point de beauté, mais infiniment de grâce, d'esprit et de charme dans la voix. Néanmoins, la version que donne madame d'Aulnoy était fort accréditée en Espagne.
[22] Cette fable était répandue par les partisans de Don Juan qui aspira, à ce qu'il semble, un instant à la couronne malgré sa bâtardise. Une lettre de Louis XIV au chevalier de Gremonville témoigne que l'opinion générale acceptait le récit dont parle madame d'Aulnoy. (Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. III, p. 390.)
[23] Les reines d'Espagne, à la mort de leurs époux, se retiraient dans le couvent de las Descalzas Reales et, par un usage bizarre, les maîtresses du Roi étaient obligées d'en faire autant lorsqu'il venait à se séparer d'elles.
[24] A l'âge de quatre ans, le roi Charles II pouvait à peine marcher et parler. Il était debout, dit l'archevêque d'Embrun, appuyé sur les genoux de la señora Miguel de Texada, menine qui le soutenait par les cordons de sa robe. Il porte sur sa tête un petit bonnet à l'anglaise qu'il n'a pas la force d'ôter, ainsi qu'il l'aurait fait autrement lorsque je m'approchai de lui avec M. le marquis de Bellefond. Nous n'en pûmes tirer aucune parole, sinon celle qu'il me dit: cubrios, et sa gouvernante, qui était à la droite de la menine, fit quelques réponses à nos compliments. Il est extrêmement faible, le visage blême et la bouche tout ouverte, ce qui marque quelque indisposition de l'estomac, ainsi que les médecins en demeurent d'accord; et quoique l'on dise qu'il marche sur ses pieds et que la menine le tient seulement par les cordons pour l'empêcher de faire un mauvais pas, j'en douterais fort, et je vis qu'il prit la main de sa gouvernante pour s'appuyer en se retirant. Quoiqu'il en soit, les médecins jugent mal de sa longue vie, et il semble que l'on prend ici ce fondement pour règle de toutes les délibérations. (Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. I.)
[25] Le maréchal de Gramont fait en ces termes le portrait de la nation espagnole: Nation, dit-il, fière, superbe et paresseuse. La valeur lui est assez naturelle, et j'ai souvent ouï dire au grand Condé qu'un Espagnol courageux avait encore une valeur plus fine que les autres hommes. La patience dans les travaux et la constance dans l'adversité sont des vertus que les Espagnols possèdent au dernier point. Les moindres soldats ne s'étonnent que rarement des mauvais événements.... Leur fidélité pour le Roi est extrême et louable au dernier point. Quant à l'esprit, ou voit peu d'Espagnols qui ne l'aient vif et agréable dans la conversation, et il s'en trouve dont les saillies (agudezas) sont merveilleuses. Leur vanité est au delà de toute imagination, et, pour dire toute la vérité, ils sont insupportables à la longue à toute autre nation, n'en estimant aucune dans le monde que la leur seule.... Leur paresse et l'ignorance, non-seulement des sciences et des arts, mais quasi-généralement de tout ce qui se passe de l'Espagne, vont presque de pair et sont inconcevables. (Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France, t. XXXI, p. 524.)
[26] L'incurie espagnole a perpétué jusqu'à nos jours un règlement du dix-septième siècle, qui avait pour but de faciliter les diverses professions. Ce règlement s'appliquait alors avec une telle rigueur, que l'aubergiste du Hollandais Van Aarsen de Sommerdyck fut traduit en justice pour avoir engraissé des volailles qu'il destinait à la table de ses hôtes. La police se mêlait, on le voit, des moindres détails.
[27] Chaque église avait ainsi sa légende. Le conseiller Bertault fut invité à faire ses oraisons devant une cage de poules merveilleuses que l'on conservait dans l'église de San Domingo de la Calzada, près de Najera. Au dire du sacristain, un homme qui avait été pendu et qui, pour le bon exemple, était depuis plusieurs années resté accroché à la potence, appela de toutes ses forces un passant et le pria d'aller chez le corrégidor pour obtenir qu'il fût décroché de sa potence, et qu'il pût aller expliquer par quelle suite d'erreurs il avait été condamné. Le passant trouva le corrégidor fort incrédule; c'était, à ce qu'il semble, un esprit fort frisant l'hérétique. Il répondit qu'il croirait à ce miracle si le poulet rôti qu'on venait de lui servir venait à ressusciter. A l'instant, le poulet se dressa sur ses pattes et se mit à chanter. Le corrégidor, touché cette fois, courut à la potence, délivra son homme dont l'innocence ne tarda pas à être établie. En souvenir de cette intervention de Dieu, le poulet fut précieusement recueilli, placé comme une relique dans l'église, et devint l'auteur de la vénérable famille que le conseiller Bertault avait sous les yeux. (Journal d'un Voyage en Espagne, p. 17.)
[28] Les Velasco, ducs de Frias.
[29] Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, dit un de nos contemporains, est un trait caractéristique de l'art espagnol: l'idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d'esthétique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui; il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d'habits véritables. Jamais, à son gré, l'illusion matérielle n'a été portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui a fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.
Le célèbre Christ si révéré de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'après avoir allumé des cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre. Ce n'est plus de la pierre, du bois enluminé: c'est une peau humaine (on le dit, du moins), rembourrée avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux; les yeux ont des cils, la couronne d'épines est en vraies ronces, aucun détail n'est oublié. Rien n'est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte; la peau, d'un ton rance et bistré, est rayée de longs filets de sang si bien imités, qu'on croirait qu'il ruisselle effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi à la légende, qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroulée et volante, le Christ de Burgos porte un jupon blanc brodé d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à voir Notre-Seigneur ainsi costumé. Au bas de la croix sont enchâssés trois œufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'échappe, à moins que ce ne soit une allusion à la Trinité, principe et germe de tout. (Théophile Gautier, Voyage en Espagne, p. 50.)
[30] Les historiens, entre autres Dunlope, attribuent la répression des troubles de Sicile, les uns au comte de San Estevan, les autres au marquis de Las-Navas. Il est facile de les mettre d'accord; ces deux titres appartenaient au même personnage, Don Francisco de Benavides de la Cueva Davila y Torella, neuvième comte de San Estevan del Puerto, marquis de Solera et de Las-Navas, comte de Concentaina et de Risco, capitaine général de Sardaigne, puis de Sicile et de Naples. Revenu en Espagne en 1696, il fut nommé conseiller d'État, cavallerizo mayor, puis mayordomo mayor; la même année, il se couvrit devant le Roi.
[31] Le Roi d'Espagne n'était représenté à Messine que par le Stradico, dont la nomination lui était réservée. Toutes les affaires passaient par les mains des sénateurs élus par la noblesse et le peuple et les jurats qui représentaient les vingt métiers de la bourgeoisie. La ville avait des priviléges considérables qu'elle prétendait remonter au temps d'Arcadius; entre autres, elle déterminait ses impôts et exerçait une juridiction sans appel sur tout le territoire environnant. Restée fidèle au Roi d'Espagne lors de l'insurrection de 1647, elle avait obtenu à cette époque le monopole des soies de Sicile. Ce monopole souleva de telles plaintes, que le Roi Charles II se vit dans la nécessité de l'abolir. La ville de Messine, à son tour, envoya des députés porter ses plaintes à Madrid et eut l'étrange idée de demander pour eux le traitement accordé aux ambassadeurs des têtes couronnées. Charles II repoussa cette prétention et, de plus, il maintint sa décision première. Il en était résulté à Messine un sentiment d'irritation qu'étaient venus aggraver des démêlés avec le Stradico, Don Luis de Hojo. Ce personnage, usant de la politique habituelle aux Espagnols, mit la faction populaire des Merli aux prises avec la faction aristocratique des Malvezzi. Les Malvezzi, poussés à bout, appelèrent à leur aide la flotte française, qui, après avoir occupé quelque temps la ville, dut s'éloigner et abandonna ainsi Messine à la vengeance du Roi d'Espagne.
[32] Madame d'Aulnoy exagère en cette circonstance les rigueurs de l'Espagne. L'amnistie accordée par le Roi fut respectée; mais, trois mois après l'entrée des troupes espagnoles à Messine, un complot ourdi dans le but de livrer la ville aux Turcs amena une répression infiniment plus violente que la première. Vingt habitants furent condamnés à mort, soixante aux galères, quarante au bannissement. Les biens des fugitifs furent confisqués et les priviléges de la ville modifiés, ainsi que le dit madame d'Aulnoy.
[33] La situation des Vice-Rois en Espagne, il faut le dire, n'était pas facile. En Sicile, de même que dans les autres contrées soumises à la couronne d'Espagne, ils avaient à tenir compte de priviléges qui les arrêtaient à chaque pas. Les provinces, les villes, les corporations, le clergé, la noblesse, avaient les leurs et les défendaient opiniâtrément; il était impossible de leur faire entendre raison. Pour se maintenir pendant quelques années, les Vice-Rois étaient obligés de s'appuyer tour à tour sur Palerme contre Messine, ou sur Messine contre Palerme; de gagner à tout prix les magistrats influents et d'ajourner la solution des questions les plus délicates. Les fonctionnaires révocables leur étaient dévoués; ceux qui étaient inamovibles leur faisaient subir une opposition tracassière, attribuant toutes les mesures utiles à leur influence personnelle, tandis qu'ils imputaient les décisions impopulaires au mépris que l'on faisait de leurs conseils. Les deux partis en appelaient fréquemment au Conseil d'Italie, et la lutte qui avait commencé en Sicile se continuait à Madrid. Toujours acharnés contre leur ennemi, les Siciliens appuyaient leurs plaintes par des présents et des menaces, et ils finissaient ordinairement par obtenir une enquête dont le résultat était le rappel du Vice-Roi. (Weiss, t. I, p. 216.)
[34] Cet usage est un vestige des mœurs arabes. Les pèlerins musulmans laissent de semblables témoignages de leur dévotion dans les lieux saints qu'ils visitent.
[35] Ainsi que nous l'avons dit, les Basques ne laissaient pas le Roi amener des troupes étrangères dans leur pays et se chargeaient de le défendre eux-mêmes.
[36] La marquise de Los-Rios est l'héroïne de l'histoire romanesque qu'on lira plus loin. Son nom est donc imaginaire; mais les détails que madame d'Aulnoy mentionne à l'occasion de sa rencontre avec cette dame sont parfaitement réels.
[37] Le duc de Saint-Simon, lorsqu'il alla visiter la Reine douairière d'Espagne, fut frappé de l'aspect lugubre du deuil que portait la duchesse de Liñares. «Son habit m'effraya, dit-il; il était tout fait de veuve et ressemblait en tout à celui d'une religieuse.» (Mémoires, t. XVIII, p. 258.)
[38] Ce monastère, le plus noble et le plus riche de l'Espagne, fut dévasté par l'armée française en 1811. Les tombeaux furent ouverts pour y chercher des trésors. Les squelettes et les linceuls jonchaient le pavé de l'église au moment du passage de Napoléon. (Mémoires du comte Miot de Melito, t. III, p. 22.)
[39] Les Dames de Saint-Jacques se consolaient fort de leur claustration, si nous en jugeons par une bonne fortune scandaleuse que s'attribue le conseiller Bertault lors de son séjour à Burgos.
[40] Madame d'Aulnoy entre par la suite dans beaucoup de détails sur ce mariage, et nous nous réservons de donner, à ce moment, les détails nécessaires sur ces familles.
[41] Les Omodeï étaient issus d'une famille de jurisconsultes italiens. A ce double point de vue, ils ne semblaient pas en Espagne dignes des honneurs de la grandesse. Néanmoins, le marquis se couvrit devant le Roi le 20 mars 1679.
[42] Les noms sont parfois tellement altérés dans le texte de madame d'Aulnoy, qu'ils en deviennent méconnaissables; nous les donnons alors tels quels.
[43] Tel était bien, d'après la tradition, le sens du fuero de Sobrarbe. L'existence de ce fuero ne saurait être contestée en elle-même, car on en retrouve des fragments dans divers documents; mais ces fragments, en réalité, ne disent rien de semblable; néanmoins, personne ne révoquait en doute une tradition qui s'accordait parfaitement avec les sentiments et les idées des Aragonais. Nous voyons le secrétaire d'État, Antonio Perez, lors de ses démêlés avec Philippe II, s'appuyer sur cette donnée pour soulever les passions populaires et citer fort au hasard, mais sans rencontrer de contradicteur, la formule que madame d'Aulnoy répète et que tant d'autres ont répétée après elle.
[44] Il nous faut ici relever une erreur.
De temps immémorial, les Ricoshombres possédaient des priviléges qui, selon l'expression de Don Alonzo III, les égalaient à des souverains. De là des luttes continuelles avec les Rois d'Aragon. Don Pedro II et Don Jayme-el-Conquistador, entre autres, s'efforcèrent de restreindre la puissance de leurs barons. Appuyés sur le clergé et les villes, ils l'emportèrent en diverses circonstances. Mais les barons prirent leur revanche et contraignirent le Roi Don Alonzo III à signer les deux chartes connues dans l'histoire d'Aragon sous le nom de Fueros de la Union. Ces chartes réduisaient à néant l'autorité royale, en donnant aux barons le droit de revendiquer leurs priviléges par la force des armes. Don Pedro IV, surnommé el Ceremonioso, el Cruel, et plus souvent encore el del Punyalete, renouvela la lutte et battit les barons à Epila en 1348. Il réunit ensuite les Cortès à Saragosse et déchira en leur présence les chartes de la Union avec son poignard. S'étant blessé à la main, il laissa couler son sang sur le parchemin, et prononça ces paroles restées célèbres: «Les chartes qui ont coûté tant de sang doivent être biffées avec le sang d'un Roi.» Cette particularité, bien qu'elle ne soit pas mentionnée dans les Mémoires du Roi, semble avérée, elle lui valut le surnom bizarre de el del Punyalete. Don Pedro IV ne modifia, du reste, en aucune façon la constitution du royaume d'Aragon.
[45] Ces détails ne donnent qu'une idée vague des priviléges des Aragonais. Nous ne saurions les compléter en quelques lignes et nous nous réservons d'en parler plus loin. (Appendice B.)
[46] L'Espagne entière était infestée de brigands organisés par bandes. Les environs de Madrid, entre autres, étaient parcourus par trois quadrilles de voleurs, qui arrêtaient souvent les courriers d'ambassade. Le désordre était tel qu'ils étaient aidés dans leur besogne par le régiment d'Aytona, qu'on fut obligé d'éloigner pour ce motif; le véritable repaire de ces brigands était la région montagneuse de la Catalogne et de l'Aragon. C'était là que se retiraient tous ceux qui avaient maille à partir avec la justice. Ils nommaient cet exil, dit l'historien Mello, Andar al Trabajo (aller au travail). Ils se divisaient en quadrilles ou escouades régulièrement organisés et commandés par des chefs déterminés. Ces chefs s'accoutumaient ainsi à la guerre de partisans, passaient ensuite dans les armées et y obtenaient souvent les grades les plus élevés. Leurs hommes portaient en bandouillère une courte arquebuse, point d'épée, point de chapeau, mais un bonnet dont la couleur indiquait l'escouade à laquelle ils appartenaient. Des espadrilles de corde à leurs pieds, une large cape de serge blanche sur leurs épaules, un pain et une gourde d'eau suspendus à leur ceinture complétaient leur équipement. Il y avait alors peu de Catalans qui, pour une cause ou pour une autre, n'eussent fait partie de ces escouades et n'eussent ainsi détroussé les voyageurs et les officiers du Roi. Nul n'y attachait la moindre honte; loin de là, au milieu des troubles qui agitaient la province, la sympathie des populations leur était acquise. Cette sympathie se retrouve dans la littérature du temps, et les héros du théâtre de Calderon sont, pour la plupart, des chefs de brigands.
[47] Ce château, dit le duc de Saint-Simon, est magnifique par toute sa structure, son architecture, par son étendue, la beauté et la suite de ses vastes appartements, la grandeur des pièces, le fer à cheval de son escalier. Il tient au bourg par une belle cour fort ornée et par une magnifique avant-cour, mais fort en pente, qu'il joint, quoiqu'il soit bien plus élevé que le haut de l'amphithéâtre du bourg; le derrière de ce château l'est encore davantage, tellement que le premier étage est de plain-pied à un terrain qui, dans un pays où l'on connaîtrait le prix des jardins, en ferait un très-beau, très-étendu, en aussi jolie vue que ce paysage en peut donner sur la campagne et sur le vallon, avec un bois tout joignant le château, au même plain-pied, dans lesquels on entrerait par les fenêtres ouvertes en portes. Ce bois est vaste, uni, mais clair et rabougri, presque tout de chênes verts, comme ils sont presque tous dans la Castille. (Mémoires, t. XVIII, p. 344).
On voit qu'en dépit du proverbe français: Il est des châteaux en Espagne, il en est même plusieurs et magnifiques aux environs de Madrid; seulement, ils sont, en général, bâtis au milieu d'une petite ville; d'autres sont de véritables forteresses, mais abandonnés.
[48] Il y a là quelque erreur. Les noms du comte de Lemos sont exacts, mais il n'y eut pas d'alliance entre les comtes de Lemos et les ducs de Najera. Les noms et titres de ces derniers sont aussi donnés de la manière la plus incorrecte. Madame d'Aulnoy parle un peu plus loin des deux filles du marquis del Carpio; or, le marquis del Carpio, comte-duc d'Olivarez, n'eut qu'une fille, Dona Catalina de Haro y Sotomayor Guzman de la Paz, qui épousa, en 1688, le duc d'Alva.
[49] Pimentel, qui est venu en France, dit le conseiller Bertault, et qui a beaucoup d'esprit, n'a pris ce nom qu'à cause que son père a été domestique de la maison des Pimentel, comtes de Benevente, et l'on n'en fait pas grand cas en Espagne, quoiqu'il soit plus habile que la plupart de ceux qui le méprisent. (Relation de l'État et gouvernement d'Espagne, p. 48).
On voit également, par la relation de Van Aarsens, que les esprits à Madrid étaient fort intrigués de l'hospitalité fastueuse que le Roi d'Espagne accordait à la Reine Christine et de la présence de Pimentel près de cette princesse. Les mémoires du temps donnent la clef de cette affaire, mais elle n'a pas directement trait à la situation intérieure de l'Espagne.
[50] Le maréchal de Bassompierre, qui se trouvait alors en Espagne, rapporte cet événement à peu près dans les mêmes termes.
[51] Don Juan de Tassis y Peralta, deuxième comte de Villamediana, correo-mayor. Son père, Don Juan de Tassis, avait été envoyé par Philippe II en ambassade près du Roi d'Angleterre, Jacques Ier. Il déploya en cette circonstance une si grande magnificence, qu'il y dépensa deux cent mille écus de son bien. En récompense, Philippe II lui accorda la grande maîtrise des postes pour trois générations. Nous le voyons mêlé par cette raison à l'histoire du malheureux Infant Don Carlos, qui lui fit demander des chevaux de poste pour fuir le Roi son père, et se décela ainsi.
Le comte de Villamediana, son fils, était un des plus brillants gentilshommes de son temps. Il avait de l'esprit, des lettres, et, ce qui ne laisse pas de surprendre en Espagne, s'intéressait aux efforts que faisait Don Luis de Gongora pour faire triompher une forme de style analogue à celle que prônaient en France Voiture et Benserade. Grâce à l'influence qu'exerçait le comte de Villamediana, la vieille école, représentée par Lope de Vega, se vit abandonnée, au grand détriment de la littérature espagnole.
Le comte de Villamediana fut tué, ainsi que le dit madame d'Aulnoy, et le titre de correo-mayor passa au fils de sa sœur, le comte d'Oñate.
[52] La passion romanesque du comte de Villamediana pour la Reine laissa de longs souvenirs à Madrid. Le Hollandais Van Aarsens rapporte les mêmes circonstances que madame d'Aulnoy et semble les considérer comme des faits que personne de son temps ne révoquait en doute.
[53] Doña Éléonor de Tolède, ainsi que Don Fernand de Tolède sont vraisemblablement des personnages de fantaisie.
[54] Ces assertions ne sont pas toutes parfaitement exactes. Nous consacrons à cette question une note spéciale qu'on trouvera plus loin. (Appendice C.)
[55] Depuis l'an 1538, les procuradores des villes siégeaient seuls aux Cortès de Castille. Les titulados en étaient donc réduits à quelques distinctions honorifiques; ils n'en tiraient pas autrement considération. Les Rois d'Espagne, en prodiguant les titres, les avaient fort avilis. «En Espagne comme en France, dit le duc de Saint-Simon, tout est plein de marquis et de comtes. Les uns de qualité grande ou moindre, les autres canailles, ou peu s'en faut, pour la plupart. Ceux d'ici de pure usurpation de titre, ceux d'Espagne, de concession de titre. Mais cette concession ne les mène pas loin; ces titres ne donnent aucun rang, et depuis qu'il n'y a plus d'étiquette et de distinction de pièces chez le Roi, pour y attendre, ces titulados ne jouissent d'aucune distinction. Les marquis et les comtes de qualité sont honorés et considérés de tout le monde, selon leur naissance, leur âge, leur mérite.... Ces autres marquis et comtes en détrempe sont méprisés autant et plus que s'ils ne l'étaient pas.» (Mémoires, t. XIX, p. 22.)
[56] Voici, en ce qui touche les grands d'Espagne, quelques autres détails d'étiquette. «Ils ont aux chapelles un banc couvert de tapis en suite du Roi, et y sont salués autant de fois que le Roi. Ils sont couverts aux audiences solennelles et publiques, et toutes les fois, partout où le Roi l'est sans qu'il le leur dise. Ils sont traités de cousins quand le Roi leur écrit.... Ils ont hors de Madrid, et dans les lieux où le Roi se trouve, un tapis à l'église et doubles carreaux pour les coudes et les genoux. Ils ont tous les honneurs civils et militaires, la première visite du vice-roi et sa main chez lui.... Pareillement à l'armée, une garde et la main chez le général.... Les femmes de grands ont chez la Reine des carreaux de velours en tout temps, et leurs belles filles aînées de damas ou de satin; de même à l'église pour se mettre à genoux, à la comédie pour s'asseoir et maintenant des tabourets au bal, distinction d'aller par la ville à deux et à quatre mules à traits très-longs.... Les grands ne cèdent à personne, excepté ce que j'ai dit, au président du gouverneur de Castille, du majordome-major du Roi, et rarement des cardinaux et des ambassadeurs.... Les grands sont traités d'égaux chez les Électeurs et les autres souverains, comme les souverains d'Italie; chez le Pape et dans Rome, comme les princes de Soglio.» (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. III, p. 288 à 302.)
[57] Le mot véritablement castillan est guapo.
[58] La golille était une sorte de collet d'un aspect étrange et qui caractérisait le costume espagnol. Elle avait été adoptée pour la première fois par le Roi Philippe IV. Ce prince avait été même si fort satisfait de cette heureuse idée, qu'il avait institué une fête destinée à en perpétuer le souvenir. Le Roi et la cour se rendaient processionnellement à la chapelle du pont de l'Ange Gardien, pour rendre grâce au Ciel.
[59] Les grands d'Espagne, lorsqu'ils saluaient le Roi, faisaient encore de notre temps une révérence semblable à celle des femmes.
[60] Tel est bien, en castillan, le sens du mot puerto, que les Français traduisent par celui de port. La ville de Saint-Jean-Pied-de-Port tire ainsi son nom du port des Pyrénées, à l'entrée duquel elle se trouve. Les Espagnols, de même que les Maures, avaient établi des péages et des douanes à ces passages de montagne. Aussi les lois fiscales font-elles mention des dîmes des ports secs, par rapport aux dîmes des ports de mer. En Andalousie, on avait conservé les lignes de douane des cinq royaumes arabes qui avaient été successivement conquis. Les relations de voyage et autres documents du temps parlent souvent des entraves qui en résultaient pour le commerce.
[61] Les contemporains de madame d'Aulnoy étaient persuadés que Don Carlos avait péri victime de la jalousie de Philippe II. Louville, au dire de Saint-Simon, assista à l'ouverture du cercueil de ce prince, et s'assura ainsi par ses yeux que l'infant avait été décapité. Néanmoins, toute cette histoire doit être reléguée au rang des fables. La vérité pure et simple est que Don Carlos avait hérité de la constitution maladive de son aïeule, Jeanne la Folle. Les accès de fureur auxquels il s'abandonna devinrent tels, que Philippe II se vit dans la nécessité de le faire enfermer. Mais ce fut dans le palais même et avec tous les égards dus à son rang. Le malheureux prince ne tarda pas à succomber. Les seigneurs de sa maison assistèrent à ses derniers moments et à ses obsèques; suivant l'usage du temps, le corps fut porté à visage découvert à l'Escurial.
Après avoir lu les savantes recherches de M. Gachard et de M. de Mouy, on est surpris de la crédulité des historiens qui, sans le moindre motif, ont propagé la fable dont parle madame d'Aulnoy.
[62] Il faut ajouter à ces trois ordres, l'ordre de Monteza, dans le royaume de Valence. Il était infiniment moins considérable que les autres et ne comprenait que treize commanderies, rapportant l'une dans l'autre 2,300 ducats.
[63] Madame d'Aulnoy place ici la très-longue liste des vice-royautés, gouvernements, archevêchés et évêchés, que nous renvoyons à l'appendice D.
[64] «En Espagne, dit Lope de Vega, tout le monde est si bien né, que la nécessité de servir distingue seule le pauvre du riche.» Le propos de ce cuisinier n'a donc rien qui doive nous surprendre; il pouvait être parfaitement un hidalgo. Le comte de Froberg, voyageant en Espagne et cherchant un domestique, vit entrer chez lui un homme des montagnes du Santander, auquel il dit d'aller chercher ses certificats. Cet homme, ne comprenant pas ce qu'on lui demandait, rapporta les titres les plus authentiques de noblesse depuis le roi Ordono II. (Weiss, t. II, p. 257.)
[65] On s'est persuadé d'âge en âge que l'Espagne avait été riche et prospère à une époque antérieure. En réalité, elle a eu toujours cet aspect misérable qu'on lui voit de nos jours. Nous en trouvons la preuve dans le voyage du Vénitien Navagero, qui écrivait en 1526, époque où le Pérou n'attirait pas encore les commerçants en Amérique, et où les effets si funestes de la domination des rois austro-bourguignons ne se faisaient pas encore sentir. Il nous montre la Catalogne dépeuplée et pauvre en produits agricoles, l'Aragon désert et peu cultivé partout où ce pays n'est pas vivifié par le cours des rivières. Les anciens canaux, si nécessaires à la prospérité publique, tombant en ruine dans les environs des villes peuplées, telles que Tolède; dans le reste de la Castille, plusieurs grandes étendues de déserts, dans lesquels on ne trouvait quelquefois qu'une venta ordinairement inhabitée, ressemblant plus à un caravansérail qu'à une auberge. (Ranke, l'Espagne p. 417.)
[66] Au dire du duc de Noailles, une des amulettes les plus curieuses de cette époque, était la clochette que les Espagnols portaient pour se garantir des atteintes de la foudre. Surpris en route par un orage, le Roi Philippe V vit les seigneurs qui l'accompagnaient tirer leurs clochettes et les faire tinter. Le fou rire que causa au Roi ce carillon, fut considéré par les Espagnols comme la preuve d'une force d'âme dont ils lui firent grand honneur (Collection des Mémoires, t. XXXIV, p. 92.)
[67] La religion des Espagnols était fort grossière, leur esprit nullement enclin aux controverses; aussi l'Inquisition avait-elle plus affaire à des Juifs qu'à des hérétiques proprement dits.
«Comme je passais à Logroño, dit le conseiller Bertault, on me dit qu'on y avait mis depuis peu à l'Inquisition un gentilhomme de qualité qui avait parlé et disputé un peu dessus la liberté et dessus la grâce. Mais il est vrai qu'ils n'y en mettent guère de cette nature, à cause que personne ne sait rien, et ainsi ils ne parlent guère de choses de religion. Ils n'y mettent guère souvent que ceux qui sont soupçonnés de morisme et de judaïsme, dont ils en prennent souvent qu'ils mènent par les rues, avec une coroca, qui est une espèce de bonnet pointu et fort haut de papier jaune et rouge, pour quoi on les appelle encorocados. Le conseil et les officiers de l'Inquisition marchent devant en mules, et les familiers après, et les encorocados sont au milieu. On les mène ainsi dans l'église des Dominicains, et on leur fait un grand sermon. Il y en a d'autres qu'on fouette quand ils sont relaps, d'autres à qui l'on ordonne el sanbenito. C'est une espèce d'étole qu'on les oblige de porter à leur col, et on les appelle sanbenitos. On écrit les noms de tous ceux qui ont été pris ainsi en l'année sur les murailles des églises, avec des croix de Saint-André, et la plupart des églises d'Espagne en sont pleines.» (Relation de l'État d'Espagne, p. 89.)
[68] En castillan, rociar.
[69] A un grand bal de la cour, donné par Philippe V, le duc de Saint-Simon vit encore les dames assises sur le vaste tapis qui couvrait le salon. (Mémoires, t. VIII, p. 310.)
[70] L'usage d'avoir tant de domestiques était une conséquence des majorats. «Il ne faut pas oublier que les héritiers de ces majorats héritent de tous les domestiques, femmes et enfants, de ceux dont ils héritent, de manière que, par eux-mêmes et par succession, ils s'en trouvent infiniment chargés. Outre le logement, ils leur donnent une ration par jour, et à tous ceux qui peuvent loger chez eux, deux tasses de chocolat. Du temps que j'étais en Espagne, le duc de Medina-Celi, qui, à force de successions accumulées dont il avait hérité, était onze fois grand, avait sept cents de ces rations à payer. C'est aussi ce qui les consume.» (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. III, p. 248.)
[71] C'est uniquement à la qualité de l'attelage que l'on reconnaît la qualité des personnes que l'on rencontre dans les rues, et cela s'aperçoit très-distinctement. Le Roi seul va à six chevaux; les grands et les titulados à quatre chevaux, avec un postillon; les personnes d'un rang inférieur, à quatre chevaux sans postillon; celles du commun, à deux chevaux. Rien n'est plus réglé que ces manières d'aller. Le grand nombre de personnes qui ont des postillons a peut-être été cause d'une autre sorte de distinction. C'est d'avoir des traits de corde, très-vilains, pour toutes conditions, mais qui sont courts, longs, très-longs, suivant le rang des personnes.... Les cochers sont d'une adresse qui me surprenait toujours à tourner court et dans les lieux les plus étroits, sans jamais empêtrer ni embarrasser les traits les plus longs. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. III, p. 276.)
[72] Le duc d'Havré racontait une aventure à peu près semblable qui lui était arrivée en émigration. Fort complimenteur, ainsi qu'il était d'usage à Versailles, il s'avisa de louer la chaîne d'or que portait une dame de la cour de Madrid. La dame s'empressa de l'ôter et de la lui remettre, en ajoutant le compliment usité en pareille circonstance: «Es a la disposicion de V. M.» Le duc d'Havré prend la chaîne, s'extasie de nouveau sur sa beauté et se dispose à la rendre. La dame se recule en faisant une révérence et lui répète ces mêmes paroles: «Es a la disposicion de V. M.» Le duc était fort embarrassé et ne savait que faire, lorsqu'un des assistants l'avertit qu'il ne pouvait plus s'en dédire, qu'il devait garder la chaîne, sauf à faire à la dame, quelque temps après, un présent de même valeur ou même plus considérable, s'il le voulait.
[73] Ces nains étaient considérés comme un des ornements indispensables à une grande maison. Aussi, n'en manquait-on pas à la cour. Ils y jouissaient de priviléges singuliers, entre autres celui de monter dans les carrosses du Roi avant les gentilshommes de la chambre, et se croyaient le droit de dire tout ce qui leur passait par l'esprit. Ils profitaient du peu d'attention qu'on leur prêtait pour observer ce qui se passait, et se faisaient fort bien payer leur espionnage. Ce ne fut pas pour Philippe V, dit le maréchal de Noailles, une petite affaire de se débarrasser de cette «vermine de cour». (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXXIV, p. 83.)
[74] Le comte de Charny était fils naturel de Gaston, duc d'Orléans. La grande Mademoiselle s'était intéressée à lui, ainsi qu'on peut le voir dans ses Mémoires.
[75] Le duc de Saint-Simon mentionne ainsi la camarera-mayor qui, à un bal de la cour, tenait un grand chapelet découvert, causant et devisant sur le bal et les danses, tout en marmottant ses patenôtres qu'elle laissait tomber à mesure. (Mémoires, t. XVIII, p. 310.)
[76] Il s'agit ici du tantillo. Cet ajustement eut l'honneur de figurer dans la correspondance de France avec Louis XIV. La Reine Louise de Savoie, première femme de Philippe V, avait désiré que les dames du palais fussent, comme elle, sans tantillo, parce qu'en le traînant, on soulevait beaucoup de poussière. C'était du moins la raison que donnait la princesse des Ursins. Cette innovation devint une affaire d'État. Quelques maris poussaient l'extravagance jusqu'à dire qu'ils aimeraient mieux voir leurs femmes mortes que de souffrir qu'on leur vît les pieds. L'ambassadeur Blécourt écrivait gravement qu'une descente des Anglais sur toutes les côtes d'Espagne causerait moins de trouble. Néanmoins, la Reine finit par l'emporter, et les dames se trouvèrent si bien de la mode nouvelle, qu'elles en arrivèrent par la suite à raccourcir outrageusement leurs jupes. (Mémoires du maréchal de Noailles, t. XXXIV, p. 118.)
[77] En cette circonstance, madame d'Aulnoy ne se méprend ni sur les familles, ni sur leurs alliances; ce qui ne lui arrive pas toujours.
La duchesse de Terranova, héritière des biens immenses de son bisaïeul Fernand Cortez, avait épousé Andrea Pignatelli, septième duc de Monteleone. Elle en avait eu une fille, mariée au duc d'Hijar, et un fils, le huitième duc de Monteleone. Ce dernier était mort du temps de madame d'Aulnoy et avait laissé, entre autres enfants, une fille qui allait épouser son grand-oncle Nicolo Pignatelli.
[78] La marquise de Villars, dans une de ses lettres, raconte à peu près dans les mêmes termes le cérémonial qu'elle dut observer lorsqu'elle reçut pour la première fois des visites. Ce fut la marquise d'Assera, veuve du duc de Lerme, qui fit les honneurs de sa maison. «Je ne vous dirai pas, dit la marquise, les pas comptés que l'on fait pour aller recevoir les dames, les unes à la première estrade, les autres à la seconde ou à la troisième; on les conduit dans une chambre couverte de tapis de pied, un grand brasier d'argent au milieu. Toutes ces femmes causent comme des pies dénichées, très-parées en beaux habits et pierreries, hormis celles qui ont leurs maris en voyage. Une des plus jolies, sans comparaison, était vêtue de gris pour cette raison. Pendant l'absence de leurs maris, elles se vouent à quelque saint et portent avec leurs habits gris ou blancs de petites ceintures de corde ou de cuir. Nous étions toutes assises sur nos jambes sur ces tapis; car, quoiqu'il y ait quantité d'almohadas ou carreaux, elles n'en veulent point. Dès qu'il y a cinq ou six dames, on apporte la collation, qui recommence une infinité de fois. (Lettres de madame de Villars, p. 95.)
[79] Cet usage, qui ne laisse pas que de surprendre une étrangère, s'explique par les alliances continuelles des grandes familles d'Espagne entre elles. Les Bourbons créèrent par la suite des grandesses en faveur de personnages qui n'appartenaient pas à cette ancienne noblesse; le duc de Losada, favori de Charles IV, était du nombre. Les grands d'Espagne ne le tutoyaient pas, à son grand désappointement.
[80] Madame d'Aulnoy cite ce nom fort mal à propos. L'héritière du marquisat d'Alcañizas était mariée au duc de Medina-de-Rioseco, amirante de Castille.
[81] Le conseiller Bertault fait également mention de cette étrange mode.
[82] Madame d'Aulnoy cite par erreur le nom du marquis de la Cueva. Ce fut le marquis de Bedmar, ambassadeur de Philippe III à Venise, le marquis de Villafranca, gouverneur de Milan, et le duc d'Osuna, Vice-Roi de Naples, qui ourdirent ce complot d'autant plus extraordinaire que le roi d'Espagne paraît n'en avoir pas été instruit, et que la république de Venise se borna à arrêter les agents du marquis de Bedmar et ne se plaignit pas à l'Europe de cet attentat. Cet événement appartient surtout à l'histoire d'Italie. Nous nous bornons donc à la rapporter en termes généraux et à faire remarquer la crédulité de madame d'Aulnoy en ce qui touche les verres ardents de ces lunettes.
[83] Les bucaros sont des espèces de pots de terre rouge d'Amérique, assez semblable à celle dont sont faites les cheminées des pipes turques; il y en a de toutes formes, de toutes grandeurs; quelques-uns sont relevés de filets, de dorure et semés de fleurs grossièrement peintes. Comme on n'en fabrique plus en Amérique, les bucaros commencent à devenir rares, et dans quelques années seront introuvables et fabuleux comme le vieux sèvres; alors tout le monde en aura.
Quand on veut se servir des bucaros, on en place sept ou huit sur le marbre des guéridons ou des encoignures, on les remplit d'eau et on va s'asseoir sur un canapé pour attendre qu'ils produisent leur effet et pour en savourer le plaisir avec le recueillement convenable. L'argile prend alors une teinte plus foncée, l'eau pénètre ses pores, et les bucaros ne tardent pas à entrer en sueur et à répandre un parfum qui ressemble à l'odeur du plâtre mouillé ou d'une cave humide qu'on n'aurait pas ouverte depuis longtemps. Cette transpiration des bucaros est tellement abondante, qu'au bout d'une heure, la moitié de l'eau s'est évaporée; celle qui reste dans le vase est froide comme la glace et a contracté un goût de puits et de citerne assez nauséabond, mais qui est trouvé délicieux par les aficionados. Une demi-douzaine de bucaros suffit pour imprégner l'air d'un boudoir d'une telle humidité, qu'elle vous saisit en entrant; c'est une espèce de bain de vapeur à froid. Non contentes d'en humer le parfum, d'en boire l'eau, quelques personnes mâchent de petits fragments de bucaros, les réduisent en poudre et finissent par les avaler. (T. Gautier, Voyage en Espagne.)
[84] Ces belons ne sont autres que des lampes romaines montées sur un pied plus ou moins élevé. On en retrouve encore dans les ventas.
[85] Le Roi, dit le duc de Saint-Simon, n'entreprend jamais de vrais voyages, et cela depuis un temps immémorial, qu'il n'aille en cérémonie faire ses prières devant cette image, ce qui ne s'appelle point autrement qu'aller prendre congé de Notre-Dame d'Atocha. Les richesses de cette image en or, en pierreries, en dentelles, en étoffes somptueuses, sont prodigieuses. C'est toujours une des plus grandes et des plus riches dames qui a le titre de sa dame d'atours, et c'est un honneur fort recherché, quoique très-cher, car il lui en coûte quarante mille et quelquefois cinquante mille francs, pour la fournir de dentelles et d'étoffes qui reviennent au couvent.
Je ne vis jamais moines si gros, si grands, si grossiers et si rogues. L'orgueil leur sortait par les yeux et toute leur contenance; la présence de Leurs Majestés ne l'affaiblissait point. Ce qui me surprit à n'en pas croire mes yeux, fut l'arrogance et l'effronterie avec lesquelles ces maîtres moines poussaient leurs coudes dans le nez des dames et dans celui de la camarera-mayor comme des autres, qui toutes à ce signal baisaient leurs manches, redoublaient après leurs révérences, sans que le moine branlât le moins du monde. (Mémoires du duc de Saint Simon, t. XIX, p. 90.)
[86] L'indévotion de quelques Espagnols et leur mascarade de religion est une chose qui ne se peut comprendre, dit le maréchal de Gramont. Rien n'est plus risible que de les voir à la messe, avec de grands chapelets pendus à leurs bras, dont ils marmottent les patenôtres en entretenant tout ce qui est autour d'eux, et songeant par conséquent médiocrement à Dieu et à son Saint-Sacrifice. Ils se mettent rarement à genoux à l'élévation; leur religion est toute des plus commodes, et ils sont exacts à observer tout ce qui ne leur donne point de peine. On punirait sévèrement un blasphémateur du nom de Dieu et une personne qui parlerait contre les saints et les mystères de la foi, parce qu'il faut être fou, disent-ils, pour commettre un crime qui ne donne point de plaisir; mais pour ne bouger des lieux les plus infâmes, manger de la viande tous les vendredis, entretenir publiquement une trentaine de courtisanes et les avoir jour et nuit à ses côtés, ce n'est pas seulement matière de scrupule pour eux. (Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXXI, p. 324.)
[87] Il s'agit ici de la bulle de la croisade. Cette bulle fut accordée par les Papes aux Espagnols, lors de leurs guerres contre les Arabes. Elle fut renouvelée à diverses époques, entre autres sous le pontificat de Pie II, en 1459. C'est même le premier titre que l'on en connaisse. Lorsque les Arabes furent expulsés d'Espagne, les Papes continuèrent à accorder les mêmes indulgences, notamment celle de manger le samedi les issues des animaux. On en trouve la raison dans l'extrême difficulté de se procurer du poisson. La dispense devait être achetée par une aumône calculée sur la richesse des trois classes: des Excellences, des Illustres et des personnages du commun. Le produit total de ces aumônes devait être employé à des usages pieux, entre autres à la guerre contre les infidèles. Les Rois d'Espagne étant toujours aux prises avec les Turcs, les papes leur concédèrent la moitié des fonds provenant de la bulle. Charles-Quint organisa même un conseil (Consejo de la Santa Cruzada) pour en surveiller le recouvrement.
[88] Toutes les femmes sont parées et courent d'église en église toute la nuit, hors celles qui ont trouvé dans la première où elles ont été ce qu'elles y cherchaient, car il y en a plusieurs qui, de toute l'année, ne parlent à leurs amants que ces trois jours-là. (Lettres de madame de Villars, p. 123.)
[89] Sous le règne de Ferdinand VII, les pénitents se donnaient la discipline dans une crypte obscure de l'église de San-Blas, à Madrid. Le comte de Laporterie, vieil émigré français, resté au service d'Espagne, eut la malencontreuse idée de se glisser dans cette crypte pour assister à ce spectacle. Il fut découvert et chassé après avoir reçu bon nombre de coups de discipline. Cette macération involontaire le rendit la fable de tout Madrid.
[90] Il existait un duc, et non pas un marquis de Villahermosa.
[91] Il n'y a là rien d'impossible. Les Turcs en faisaient autant par simple bravade. Le Baile vénitien, G. B. Donado, parle, dans la relation de son ambassade (1688), d'un cavalier de son escorte qui, nu jusqu'à la ceinture et couvert de sang, portait sa masse d'arme enfilée dans la peau de son dos. Rien, au dire des Turcs, n'égalait une telle galanterie.
[92] Après le dîner, dit le maréchal de Bassompierre, je fus en une maison de la Calle-mayor que l'on m'avait préparée pour voir passer la procession de las Cruces, qui est certes très-belle. Il y avait plus de cinq cents pénitents qui traînaient de grosses croix, pieds nus, à la ressemblance de celle de Notre-Seigneur, et de vingt croix en vingt croix, il y avait, sur des théâtres portatifs, des représentations diverses au naturel de la Passion.
Le jeudi saint, on fit, l'après-dîner, la grande procession des pénitents, où il y eut plus de deux mille hommes qui se fouettèrent. J'approuvai fort qu'avec les cloches qui cessent, les carrosses cessent d'aller par la ville; on ne va plus à cheval, ni les dames en chaises. On ne porte plus d'épée et aucun ne s'accompagne de sa livrée. Il se fait aussi cette nuit-là beaucoup de désordres que je n'approuvai pas. (Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XX, p. 156.)
[93] François Ier fut, en effet, enfermé dans une maison, au centre de Madrid. Mais soit qu'on ne l'y trouvât pas en sûreté, soit qu'on voulût ébranler sa constance en le resserrant plus étroitement, on le transféra au palais. Le duc de Saint-Simon parvint à voir sa prison. «La porte en était prise dans l'épaisseur de la muraille et si bien cachée, qu'il était impossible de l'apercevoir. Cette porte donnait accès sur une espèce d'échelle de pierre d'une soixantaine de marches fort hautes, au haut desquelles on trouvait un petit palier qui, du côté du Mançanares, avait une fort petite fenêtre bien grillée et vitrée; de l'autre côté, une petite porte à hauteur d'homme et une pièce assez petite, avec une cheminée, qui pouvait contenir quelque peu de coffres et de chaises, une table et un lit. Continuant tout droit, on trouvait au bout de ce palier quatre ou cinq autres marches, aussi de pierre, et une double porte très-forte, avec un passage étroit entre deux, long de l'épaisseur du mur d'une fort grosse tour. La seconde porte donnait dans la chambre de François Ier, qui n'avait point d'autre entrée et de sortie. Cette chambre n'était pas grande, mais accrue par un enfoncement sur la droite en entrant, vis-à-vis de la fenêtre assez grande pour donner du jour suffisamment, vitrée, qui pouvait s'ouvrir pour avoir de l'air, mais à double grille de fer, bien forte et bien ferme, scellée dans la muraille des quatre côtés. Elle était fort haute du côté de la chambre, donnait sur le Mançanares et sur la campagne au delà. A côté de la chambre, il y avait un recoin qui pouvait servir de garde-robe. De la fenêtre de cette chambre, au pied de la tour, il y a plus de cent pieds, et tant que François Ier y fut, deux bataillons furent nuit et jour de garde, sous les armes, au pied de la tour.» (Mémoires du duc de Saint-Simon t. XIX, p. 207.)
[94] Cette magnificence, dont il ne reste plus le moindre vestige, est attestée par les auteurs espagnols aussi bien que par les étrangers qui visitèrent l'Espagne à cette époque. «Il fallait aux grands, dit Navarrete, les meubles les plus somptueux, des lambris dorés, des cheminées en jaspe, des colonnes de porphyre, des cabinets remplis d'objets rares et coûteux, des tables d'ébène incrustées de pierres précieuses. Les pots de fleurs en argile furent remplacés par des vases d'argent. Ils ne voulurent plus des tapis qui naguère suffisaient à des princes, ils dédaignèrent les cuirs dorés et les taffetas d'Espagne qui étaient recherchés dans tous les pays d'Europe. Au lieu des tentures grossières dont se contentaient leurs ancêtres, ils faisaient venir à grands frais des tapisseries de Bruxelles. Ils faisaient peindre à fresque les murs de leurs appartements qui n'étaient pas ornés des tapisseries les plus précieuses. La plupart de leurs vêtements étaient tirés de l'étranger. Ils avaient apporté des manteaux anglais, des bonnets de Lombardie, des chaussures d'Allemagne. Ils achetaient des lins de Hollande, des toiles de Florence ou de Milan.» (Weiss, t. II, p. 128).
Il faut observer que Navarrette écrivait son livre de la Conservacion de la Monarquias, vers le commencement du seizième siècle. L'affluence des métaux précieux avait extraordinairement enrichi l'Espagne. Mais les trésors de l'Amérique ne tardèrent pas à s'épuiser. Les dépenses prodigieuses qu'entraînait la politique de Philippe II ruinèrent la monarchie à ce point, qu'au temps de madame d'Aulnoy, on en était réduit à falsifier les monnaies. Éblouie par ces restes de luxe qu'elle voyait dans les demeures de Madrid, cette personne, assez frivole, ne se doutait pas de la pauvreté réelle qui se cachait sous ses dehors. Meilleur observateur, le marquis de Villars écrivait à la même époque que les gens de qualité vendaient à bas prix leurs effets les plus précieux, ne trouvant personne qui voulût leur avancer de l'argent. A voir, ajoute-t-il, les riches meubles qui sortent de Madrid tous les ans pour être transportés en pays étranger, on eût dit une ville livrée au pillage.
[95] Il semble étrange qu'au milieu de leur détresse, les grands ne songeassent pas à fondre ces masses d'argenterie; mais le fait s'explique par cette circonstance, que les objets mobiliers tels que: argenterie, tableaux, tapisseries, et autres objets de grande valeur, étaient substitués et ne pouvaient pas plus être aliénés que les terres de majorats. Ces meubles étaient désignés en ce cas sous le nom de alhagas vincutadas. Madame d'Aulnoy, du reste, n'a pas exagéré ces masses d'argenterie, et son dire est confirmé par celui du duc de Saint-Simon. Il mentionne, entre autres, le palais du duc d'Albuquerque, l'un des plus beaux et des plus vastes de Madrid, magnifiquement meublé avec force argenterie, et jusqu'à beaucoup de bois de meubles qui, au lieu d'être en bois, étaient en argent. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XVIII, p. 369.)
[96] Il y a ici quelque méprise. Les ducs de Frias étaient connétables héréditaires de Castille.
[97] Il n'y a nul ornement dans les appartements, dit le duc de Gramont, excepté le salon où le Roi reçoit les ambassadeurs. Mais ce qui est admirable, ce sont les tableaux dont toutes les chambres sont pleines, et les tapisseries superbes et beaucoup plus belles que celles de la couronne de France, dont Sa Majesté Catholique a huit cents tentures dans son garde-meuble; ce qui m'obligea de dire une fois à Philippe V, lorsque depuis j'étais ambassadeur auprès de lui, qu'il en fallait vendre quatre cents pour payer ses troupes, et qu'il lui en resterait encore suffisamment de quoi meubler quatre palais comme les siens. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXXI, p. 317.)
Madame de Villars, dans une de ses lettres, nous décrit avec admiration une de ces tapisseries: Le fond en est de perles, dit-elle; ce ne sont point des personnages; on ne peut pas dire que l'or y soit massif, mais il est employé d'une manière et d'une abondance extraordinaires. Il y a quelques fleurs. Ce sont des bandes de compartiment; mais il faudrait être plus habile que je le suis pour vous faire comprendre la beauté que compose le corail employé dans cet ouvrage. Ce n'est point une matière assez précieuse pour en vanter la quantité, mais la couleur et l'or qui paraît dans cette broderie sont assurément ce qu'on aurait peine à vous décrire. (Lettres de madame de Villars, p. 116.)
[98] De la cour du palais, on voit des portes à rez-de-chaussée. On y descend plusieurs marches, au bas desquelles on entre en des lieux spacieux, bas, voûtés, dont la plupart n'ont pas de fenêtres. Ces lieux sont remplis de longues tables et d'autres petites, autour desquelles un grand nombre de commis écrivent et travaillent sans se dire un seul mot. Les petites sont pour les commis principaux, chacun travaille seul sur sa table. Ces tables ont des lumières d'espace en espace, assez pour éclairer dessus, mais qui laissent ces lieux fort obscurs. Au bout de ces espèces de caves est une manière de cabinet un peu orné, qui a des fenêtres sur le Mançanarez et sur la campagne, avec un bureau pour travailler, des armoiries, quelques tables et quelques sièges. C'est la cavachuela particulière du secrétaire d'État, où il se tient toute la journée et où on le trouve toujours.... Si on proposait de mener cette vie à nos secrétaires d'État, même à leurs commis, ils seraient bien étonnés, et je pense même indignés. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XIX, p. 96.)
Le conseil d'État, de même que les divers conseils de l'administration, réglaient les affaires de leur compétence et se tenaient également au palais, selon l'usage introduit par Philippe II; le Roi n'assistait, jamais aux délibérations. Il était en mesure d'entendre tout ce qui se disait, grâce à une fenêtre grillée où il pouvait se rendre de son appartement, «ce qui tient un peu les ministres la croupe dans la volte, dit le maréchal de Gramont, et les fait cheminer droit.» (Collection des Mémoires, t. XXXI, p. 321.)
[99] Les appartements, dit le maréchal de Gramont, sont passablement commodes, mais mal tournés et de mauvais goût, car les Espagnols n'en ont aucun pour tout ce qui s'appelle meubles, jardins et bâtiments. Il y avait trois ou quatre grandes salles pleines des plus beaux tableaux du Titien et de Raphaël, d'un prix inestimable; mais, depuis la mort de Philippe IV, la Reine, sa femme, prit en gré de les convertir en copies et de faire passer en Allemagne tous les originaux qu'elle vendit quasi pour rien. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. III, p. 317.)
[100] A la suite d'un de ces débordements du Mançanarez, la duchesse de la Mirandole, sœur du marquis de Los Balbazes, fut trouvée noyée dans son oratoire. Cette assertion du duc de Saint-Simon ne laisse pas que de surprendre, nous devons le dire, car la ville de Madrid est fort élevée au-dessus du lit du torrent.
[101] L'étiquette voulait, néanmoins, que le Roi se rendît parfois à cette promenade, et la rigueur de l'étiquette était telle, que Philippe IV s'y fit porter mourant. (Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. Ier, p. 367.)
[102] La galanterie de cette fête consiste principalement en l'ajustement des femmes qui s'étudient d'y paraître avec éclat. Aussi mettent-elles leurs plus beaux habits, et n'oublient ni leur vermillon ni leur céruse. On les voit en diverses façons dans les carrosses de leurs amants. Les unes ne s'y montrent qu'à demi et y sont, ou à moitié, ou à rideaux tirés, ou s'y montrent à découvert et font parade de leurs habits et de leur beauté. Celles qui ont des galants qui ne peuvent ou ne veulent pas leur donner des carrosses, se tiennent sur les avenues du cours.... C'est ici une partie de leur liberté, de demander indifféremment à ceux qu'il leur plaît qu'ils leur payent des limons, des oublies, des pastilles de bouche ou autres friandises. On voit de plus, dans cette fête, quantité de beaux chevaux qui font parade de leurs selles et des rubans dont ce jour-là on leur a paré le dos et le crin. (Voyage d'Espagne, de Van Aarsens, p. 84.)
[103] «Laid à faire peur et de mauvaise grâce», écrit le marquis de Villars à Louis XIV.
[104] Marie de Mancini était une de ces folles qui semblent plus encore à plaindre qu'à blâmer. Elle inspira, on le sait, un innocent et romanesque attachement au Roi Louis XIV, elle fut délaissée, s'éloigna tout en larmes; arrivée en Italie, se trouva consolée, épousa le connétable Colonne, jeune, aimable, magnifique, fait à peindre. Elle mena à Rome une vie enchantée. Bals, comédies, cavalcades, parties bruyantes, le connétable ne lui refusa rien, en dépit des usages sérieux de la société romaine. Mais les frasques de Marie de Mancini finirent par scandaliser; elle devint le point de mire des pasquinades; se brouilla avec son époux, échappa par fortune aux galères du connétable et aux corsaires turcs, arriva ainsi en France; fut invitée par le Roi à se retirer dans un couvent, en sortit pour aller en Savoie, puis aux Pays-Bas, où elle fut arrêtée, à la requête du connétable. Elle demanda alors à être ramenée à Madrid. Elle se rencontra ainsi avec madame d'Aulnoy et la marquise de Villars. Elle avait alors quarante ans, mais n'en était pas plus raisonnable. «Elle s'est avisée, dit la marquise de Villars, de prendre un amant qui est horrible, et il ne se soucie pas d'elle. Elle veut me faire avouer qu'il est agréable et qu'il a quelque chose de fin et de fripon dans les yeux.» Sur ces entrefaites, le connétable la fit enfermer au château de Ségovie. Elle s'en échappa, se réfugia chez sa belle-sœur, la marquise de Los Balbazes; puis, craignant d'être livrée à son mari, elle alla demander un asile à l'ambassade de France, fut chapitrée par la marquise de Villars et ramenée chez la marquise de Los Balbazes. Elle demanda alors à entrer dans un couvent; elle en sortit, puis y rentra pour en sortir de nouveau, et finit par lasser ainsi la patience de ses meilleurs amis. Elle disparut enfin et mourut en 1715, si fort ignorée, que le président de Brosses apprit avec surprise que cette «sempiternelle» avait encore vécu de son temps.
[105] Ces personnes étaient, à ce qu'il paraît, d'un caractère fort violent. Madame d'Aulnoy, suivant la pente de son caractère, les voit sous un jour romanesque. Le Hollandais Van Aarsens les juge tout autrement. «Elles contrefont, dit-il, et empruntent les transports d'un amour véritable.» Le comte de Fiesque, qui, à son arrivée à Madrid, donna fort sur le sexe, raconte comme une galanterie un trait que lui joua une de ces bonnes pièces qui, en plein cours, lui sauta au poil, se plaignant de son infidélité et le nommant traydor et picaro, parce qu'elle avait appris qu'il avait de nouvelles amours. M. de Mogeron, son ami, éprouva la même aventure. (Voyage d'Espagne, p. 141.)
[106] Il y a deux salles qui s'appellent corales à Madrid et qui sont toujours pleines de tous les marchands et artisans qui quittent leurs boutiques, s'en vont là avec la cape, l'épée et le poignard, et qui s'appellent tous cavalieros, jusqu'aux savetiers, et ce sont ceux-là qui décident si la comédie est bonne ou non, et, à cause qu'ils la sifflent ou qu'ils l'applaudissent, qu'ils sont d'un côté et d'un autre en rang, et que c'est comme une espèce de salve, on les appelle mosqueteros, et la bonne fortune des auteurs dépend d'eux. On m'a conté d'un qui alla trouver un de ces mosqueteros et lui offrit cent reales pour être favorable à sa pièce. Mais il répondit fièrement que l'on verrait si la pièce serait bonne ou non, et elle fut sifflée. (Relation de l'État d'Espagne, p. 60.)
[107] Tous ceux qui ont été à Madrid assurent que ce sont les femmes qui ruinent la plupart des maisons. Il n'y a personne qui n'entretienne sa dame et qui ne donne dans l'amour de quelques courtisanes, et comme il n'y en a point de plus spirituelles dans l'Europe et de plus effrontées, dès qu'il y a quelqu'un qui tombe dans leurs rêts, elles le plument d'une belle façon. Il leur faut des jupes de trente pistoles, qu'on nomme des garde-pieds, des habits de prix, des pierreries, des carrosses et des meubles. Et c'est un défaut de générosité, parmi cette nation, de rien épargner pour le sexe.... On a quatre fêtes ici, ou processions hors de la ville, qui sont comme autant de rendez-vous où elles essayent de paraître. Alors, il faut que tous leurs galants leur fassent des présents, et s'ils s'y oublient, tout est perdu et ils ne sont point gens d'honneur. (Voyage d'Espagne, Van Aarsens, p. 50.)
Les mémoires du temps font mention de l'incroyable dissolution des mœurs; de la dépense que les grands seigneurs faisaient pour les comédiennes; de l'influence de la richesse et de la liberté de propos de ces femmes. Elles se trouvaient en foule au palais lorsque le maréchal de Gramont vint demander la main de l'infante, et ne lui permettaient pas d'avancer. «Quant à moi, dit son fils, qui était fort beau, fort jeune et fort paré, et qui marchait à ses côtés, je fus enlevé comme un corps saint par les tapadas, lesquelles me prenaient à force après m'avoir pillé tous mes rubans; peu s'en fallut qu'elles me violassent publiquement.» (Collection des Mémoires, t. XXXI, p. 315.)
[108] Les combats de taureaux sont abandonnés maintenant à des gens qui font leur profession de ce genre d'exercice; mais alors les plus grands seigneurs se faisaient honneur de descendre dans l'arène. Madame de Villars assista quelque temps après à un combat de taureaux, où figurèrent six grands ou fils de grands d'Espagne. «C'est une terrible beauté que cette fête, dit-elle, la bravoure des toréadors est grande, aucuns taureaux épouvantables éprouvèrent bien celle des plus hardis et des meilleurs. Ils crevèrent de leurs cornes plusieurs beaux chevaux, et quand les chevaux sont tués, il faut que les seigneurs combattent à pied, l'épée à la main, contre ces bêtes furieuses.... Ces seigneurs ont chacun cent hommes vêtus de leurs livrées.» (Lettres de madame de Villars, p. 112.)
Le duc de Saint-Simon cite parmi les toréadors les plus renommés de son temps, le comte, puis duc de Los Arcos, grand écuyer de Philippe V.
[109] Les rejones n'étaient autres que les dscherids des Arabes, javelines qu'on lançait de cheval et qui étaient, à ce qu'il paraît, une arme redoutable. Les Espagnols les avaient empruntées aux Arabes et s'en servaient encore à la guerre, du temps de Charles-Quint.
[110] Il se passait à ces combats des scènes grotesques, résultant de la liberté qu'on laissait à tous les amateurs de se présenter dans l'arène. Le Hollandais Van Aarsens vit ainsi un paysan monté sur un âne, qui fut d'abord renversé par le taureau et finit cependant par le tuer. (Voyage d'Espagne, p. 115.)
[111] Madame d'Aulnoy ne dit rien de plus des aventures de cette intéressante personne. Elle se proposait sans doute de les narrer; et nous devons croire qu'ayant renoncé à son idée, elle a, par inadvertance, laissé subsister ce passage, qui dès lors n'a aucun sens.
[112] Cette perle, de la plus belle eau qu'on aît jamais vue, est précisément faite et évasée comme ces petites poires qui sont musquées, qu'on appelle des sept-en-gueule et qui paraissent dans leur maturité vers la fin des fraises. Leur nom marque leur grosseur, quoiqu'il n'y ait point de bouche qui en pût contenir quatre à la fois, sans péril de s'étouffer. La perle est grosse et longue comme les moins grosses de cette espèce, et sans comparaison plus qu'aucune autre perle que ce soit. Aussi est-elle unique. On la dit la pareille et l'autre pendant d'oreilles de celle qu'on prétend que la folie de magnificence et d'amour fit dissoudre par Marc-Antoine dans du vinaigre, qu'il fit avaler à Cléopâtre. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XIX, p. 197.)
[113] L'abbé de Vayrac cite cette église de Sainte-Marie qui le frappa par une étrange représentation de la Vierge et de saint Joseph. Saint Joseph était habillé en Arlequin, et la Vierge en mère Gigogne. (État présent de l'Espagne, p. 81.)
[114] Le baron de Gleichen assista à des autos semblables vers la fin du dix-huitième siècle.
La première de ces pièces, à laquelle je me suis trouvé, était une pièce allégorique qui représentait une foire. Jésus-Christ et la Sainte Vierge y tenaient boutique en rivalité avec la Mort et le Péché, et les âmes y venaient faire des emplettes. La boutique de Notre-Seigneur était sur le devant du théâtre, au milieu de celles de ses ennemis, et avait pour enseigne une hostie et un calice environnés de rayons transparents. Tout le jargon marchand était prodigué par la Mort et le Péché pour s'attirer des chalands, pour les séduire et les tromper, tandis que des morceaux de la plus belle éloquence étaient récités par Jésus-Christ et la Sainte Vierge, pour détourner et détromper ces âmes égarées. Mais malgré cela ils vendaient moins que les autres, ce qui produisit à la fin de la pièce le sujet d'un pas de quatre qui exprimait leur jalousie et qui se termina à l'avantage de Notre-Seigneur et de sa Mère, lesquels chassèrent la Mort et le Péché à grands coups d'étrivières.
Une autre pièce, assez plaisante et fort spirituelle, est la comédie du Pape Pie V. C'est une critique très-bien faite des mœurs espagnoles. Dans la dernière scène, on voit le Pape, qui est un saint, sur un trône au milieu de ses cardinaux, et deux avocats pour plaider devant ce consistoire pour et contre les belles qualités et les défauts des Espagnols; l'avocat contre finit par dénoncer le fandango comme une danse scandaleuse et licencieuse, et digne de la censure apostolique. Alors, l'avocat tire une guitare de dessous son manteau, et dit qu'il faut avant tout avoir entendu un fandango avant que de pouvoir en juger. Il le joue, et bientôt le plus jeune des cardinaux ne peut plus y tenir: il se trémousse, descend de son siége et remue les jambes; le second en fait autant; la même envie passe au troisième et les gagne l'un après l'autre, jusqu'au Saint-Père qui résiste longtemps, mais qui, enfin, se mêle parmi eux; et tous finissent par danser et rendre justice au fandango. (Souvenirs du baron de Gleichen, p. 15.)
[115] «Ces badineries de carême-prenant» s'accommodaient avec la dévotion des Espagnols. Le conseiller Bertault vit aussi les moines de Valladolid célébrer le plus sérieusement du monde la naissance du Christ par une mascarade. Ils avaient de faux nez et de fausses barbes, les accoutrements les plus étranges, et simulaient ainsi l'arrivée des Rois Mages. Ils s'avançaient en jouant du tambourin et exécutaient des danses grotesques dans l'église, tandis que l'orgue jouait une chacone.
[116] La Casa de contratacion exerça une influence désastreuse sur les finances de l'Espagne. Nous nous sommes efforcés d'en donner la raison dans la note que nous avons insérée plus loin. (Appendice E.)
[117] Nous renvoyons à l'appendice F. la très-longue et très-fastidieuse liste que donne madame d'Aulnoy des vice-royautés et gouvernements d'Amérique.
[118] Les choses ne se passaient pas aussi simplement que semble le dire madame d'Aulnoy. Ces ventes étaient devenues un des moyens d'extorsion que les Espagnols employaient pour arracher aux Indiens leurs dernières ressources. En effet, les marchandises espagnoles étaient remises aux corrégidors qui en faisaient la répartition (repartimento). Ces magistrats parcouraient aussitôt les districts auxquels ils étaient préposés et fixaient arbitrairement la qualité et le prix de la marchandise que chaque Indien devait recevoir. Ils donnaient des miroirs à un sauvage dont la cabane n'avait pas de plancher, des cadenas à un autre dont la chaumière était suffisamment gardée par une porte de jonc, des plumes et du papier à un malheureux qui ne savait pas écrire.... Cette première répartition, qui suivait régulièrement l'arrivée de la flotte et des galions, ne suffisait point à l'avidité des corrégidors. Le plus souvent, ils revenaient au bout de quelques jours offrir aux Indiens quelques marchandises qu'ils avaient tenues en réserve afin d'en assurer le débit; ils ne distribuaient la première fois que des objets inutiles à ces malheureux et gardaient soigneusement pour cette nouvelle répartition les objets de première nécessité. (Notizia secreta, citée par Ch. Weiss, t. II, p. 213.)
[119] Les galions fournissaient les marchés du Pérou et du Chili. C'étaient dix vaisseaux de guerre, dont huit portaient de quarante-quatre à cinquante-deux canons. Les deux autres étaient de simples pataches, dont la plus grande était armée de vingt-quatre canons et la plus petite de six ou huit. La flotte était destinée à faire le commerce avec la Nouvelle-Espagne. Elle se composait de deux vaisseaux de cinquante-deux à cinquante-cinq canons. Les deux escadres étaient accompagnées de vaisseaux marchands qui avaient chacun de trente à trente-quatre canons et cent vingt hommes d'équipage. Au temps de Philippe II, soixante-dix vaisseaux de huit cents tonneaux approvisionnaient la Nouvelle-Espagne, et quarante autres le Pérou. Toute cette flotte marchande se trouvait réduite, sous le règne de Charles II, à une vingtaine de vaisseaux. (Weiss, t. II, p. 209.)
[120] Les chiffres donnés par madame d'Aulnoy doivent se rapprocher de la vérité, car ils s'accordent avec les curieuses recherches faites par M. de Humbolt. S'appuyant sur des données positives et des conjectures, ce savant démontre que les importations de l'or d'Amérique en Espagne eurent lieu dans la progression suivante: deux cent cinquante mille piastres (un million trois cent mille francs), année moyenne, de 1492 à 1500; trois millions de piastres (quinze millions six cent mille francs), de 1500 à 1545; onze millions de piastres (cinquante-sept millions deux cent mille francs), de 1545 à 1600; seize millions (quatre-vingt-trois millions deux cent mille francs), de 1600 à 1700. (Weiss, t. II, p. 115.)
Il est fort probable, du reste, que le hasard ait seul servi madame d'Aulnoy, car, quelques pages plus loin, elle donne un chiffre tout différent.
[121] L'impureté du sang était un des griefs les plus sérieux qu'on pût alléguer; aussi, fallait-il prouver son origine chrétienne pour arriver aux plus modestes fonctions. Les Espagnols avaient une véritable horreur des Juifs et des Maures. Ce trait de caractère explique un grand nombre de faits de leur histoire, entre autres la popularité de l'Inquisition, la faveur avec laquelle les contemporains virent l'expulsion des maurisques; enfin, dans les relations journalières, le prix que l'on attachait à la pureté du sang. (La limpieza de la sangre, Ranke, p. 257.)
[122] La raison en était que, par une exception rare en Espagne, les titres, dignités et majorats des Velasco ne se transmettaient pas par les femmes.
[123] Cette dernière assertion est invraisemblable, les majorats se transmettant par les femmes.
[124] Le héros de cette aventure devait être le fils du comte de Castrillo, qui prit une part considérable au gouvernement sous le règne de Philippe IV et pendant la minorité de Charles II. La faveur dont il jouit tenait surtout, paraît-il, à ce que sa famille était une branche cadette de la maison de Haro, dont le chef était alors Don Luis de Haro, marquis del Carpio.
[125] La correspondance du marquis de Villars témoigne de l'incroyable désordre qui régnait à Madrid. L'ambassadeur de Portugal, dit-il, a trente laquais, les meilleurs soldats qu'il ait pu trouver à Lisbonne, armés de toutes sortes d'armes; et quand les Espagnols ont tué ou fait quelque insulte à sa famille, il envoie un parti de douze ou quinze valets, avec ordre de tuer cinq ou six Espagnols, suivant l'injure qu'on lui a faite.
Il est aussi familier d'assassiner ici que de se désaltérer lorsqu'on a soif, et il n'y a jamais de châtiment. (Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. IV, p. 168.)
[126] La Reine Louise de Savoie, femme de Philippe V, racontait au cardinal d'Estrée un exemple curieux de l'usage que les Espagnols faisaient des reliques. La duchesse d'Albe, alarmée de l'état de santé de son fils, fit demander à des moines de Madrid quelques reliques. Elle obtint un doigt de saint Isidore, le fit piler et le fit prendre à son fils, partie en potion, partie en clystère. (Mémoires de Louville, t. II, p. 107.)
Le duc de Saint-Simon cite de ces folies espagnoles un exemple non moins plaisant. Louville trouva, dit-il, le duc d'Albe assez malproprement entre deux draps, couché sur le côté droit, où il était sans avoir changé de place ni fait faire son lit depuis plusieurs mois. Il se disait hors d'état de remuer, et se portait pourtant très-bien. Le fait était qu'il entretenait une maîtresse qui, lasse de lui, avait pris la fuite. Il en fut au désespoir, la fit chercher par toute l'Espagne, fit dire des messes et autres dévotions pour la retrouver, et finalement fit le vœu de demeurer au lit et sans bouger de dessus le côté droit, jusqu'à ce qu'il l'eût retrouvée. Il contait cette folie à Louville comme une chose capable de lui rendre sa maîtresse et tout à fait raisonnable. Il recevait grand monde chez lui et la meilleure compagnie de la cour, et était même d'excellente conversation. Avec ce vœu, il ne fut de rien à la mort de Charles II, ni à l'avénement de Philippe V, qu'il ne vit jamais. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. IV, p. 251.)
[127] La prétention du duc d'Arcos s'explique par cette circonstance, qu'il avait épousé la duchesse d'Aveïro, héritière de Georges de Portugal, bâtard du roi Jean II. Or, la branche de Bragance n'était pas moins bâtarde que la branche des ducs d'Aveïro.
[128] Le nom castillan est Eliche.
[129] L'ignorance des Espagnols scandalisait les seigneurs de la cour de France. Le duc de Gramont en cite des traits vraiment fort étranges. Le duc d'Albe, dit-il, s'engagea par malheur à raconter une histoire de son aïeul, qui avait gouverné les Pays-Bas. Il ne put jamais se souvenir du nom du prince d'Orange, qui servait à son propos, et en sortit en l'appelant toujours El rebelde. Un autre demandait, à propos d'un combat naval livré par les Vénitiens aux Turcs, qui était vice-roi à Venise... On peut parler devant la plupart de ces messieurs-là allemand, italien, latin, français, sans qu'ils distinguent trop quelle langue c'est. Ils n'ont nulle curiosité de voir les pays étrangers et encore moins de s'enquérir de ce qui s'y passe... Le mépris que ces messieurs font des gens qui vont à la guerre ou qui y ont été, n'est quasi pas imaginable. J'ai vu Don Francisco de Mennesses qui avait si valeureusement défendu Valenciennes contre Monsieur de Turenne, et si bien, qu'on ne put lui prendre sa contrescarpe, n'être pas connu à Madrid et ne pouvoir saluer le Roi ni l'amirante de Castille. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXXI, p. 226.)
[130] Le duc de Saint-Simon, qui assista à une fête semblable, en fait la description en ces termes: Le duc de Medinaceli, le duc del Arco et le corrégidor de Madrid avaient chacun leur quadrille de deux cent cinquante bourgeois ou artisans de Madrid, toutes trois diversement masquées, c'est-à-dire magnifiquement parées en mascarades diverses, mais à visage découvert, tous montés sur les plus beaux chevaux d'Espagne, avec de superbes harnais. Les deux ducs, couverts des plus belles pierreries, ainsi que les harnais de leurs admirables chevaux, étaient, ainsi que le corrégidor, en habits ordinaires, mais extrêmement magnifiques. Les trois quadrilles, leurs chefs à la tête, suivies de force gentilshommes, pages et laquais, entrèrent l'une après l'autre dans la place, dont elles firent le tour, et toutes leurs comparses, dans un très-bel ordre et sans la moindre confusion, au bruit de leurs fanfares, celle de Medinaceli la première, celle del Arco après, puis celle de la ville. Les chefs, l'un après l'autre, se rendirent après les comparses sous le balcon de Leurs Majestés Catholiques, où étaient le prince et la princesse, les infants et leurs plus grands officiers, tandis que la brigade arrivait vis-à-vis, sous le balcon où j'étais. De cet endroit, ils partirent deux à la fois, prenant chacun à l'entrée de la lice un long et grand flambeau de cire blanche, bien allumé, qui leur était présenté de chaque côté en même temps, d'où prenant d'abord le petit galop quelques pas, ils poussaient leurs chevaux à toute bride tout du long de la lice, et les arrêtaient tout à coup sur cul sous le balcon du Roi. L'adresse de cet exercice, où pas un ne manqua, est de courir de front sans se dépasser d'une ligne ni rester d'une autre plus en arrière, tête contre tête et croupe contre croupe, tenant d'une main le flambeau droit et ferme, sans pencher d'aucun côté et parfaitement vis-à-vis l'un de l'autre et le corps ferme et droit. La quadrille del Arco suivit dans le même ordre, puis celle de la ville. Chaque couple de cavaliers n'entrait en lice qu'après que l'autre était arrivé, mais partait au même instant, et à mesure qu'ils arrivaient, ils prenaient leur rang en commençant sous le balcon du Roi, et quand chacune avait achevé de courir, force fanfares, en attendant que l'autre commençât. Les courses de toutes trois finies, les chefs en reprirent chacun la tête de la sienne et dans le même ordre, mais alors se suivant, toutes trois firent leurs comparses et le tour de la place au bruit de leurs fanfares, sortirent après de la place et se retirèrent comme elles étaient venues. L'exécution en fut également magnifique, galante et parfaite, et dans un silence qui en releva beaucoup la grâce, l'adresse et l'éclat. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XIX, p. 200.)
[131] Il faut remarquer que le sommelier et les gentilshommes de la chambre portent tous une grande clef qui sort par le manche de la couture de la patte de leur poche droite; le cercle de cette clef est ridiculement large et oblong. Il est doré, et encore rattaché à la boutonnière du coin de la poche, avec un ruban qui voltige, de couleur indifférente. Les valets intérieurs, qui sont en petit nombre, la portent de même, à la différence que ce qui paraît de leur clef n'est point doré. Cette clef ouvre toutes les portes des appartements du Roi, de tous ses palais en Espagne. Si un d'eux vient à perdre sa clef, il est obligé d'en avertir le sommelier qui, sur-le-champ, fait changer toutes les serrures et toutes les clefs aux dépens de celui qui a perdu la sienne, à qui il en coûte plus de dix mille écus. Cette clef se porte partout, comme je viens de l'expliquer, et tous les jours, même hors d'Espagne. Mais parmi les gentilshommes de la chambre, il y en a de deux sortes: de véritables clefs qui ouvrent et qui sont pour les gentilshommes de la chambre en exercice; et des clefs qui n'en ont que la figure, qui n'ouvrent rien et qui s'appellent des clefs caponnes, pour les gentilshommes sans exercice et qui n'ont que le titre et l'extérieur de cette distinction. (Mémoires de Saint-Simon, t. III, p. 117.)
[132] Les Rois d'Espagne, dit le marquis de Louville, n'avaient jamais eu de gardes que quelques méchants lanciers déguenillés qui ne le suivaient guère et en petit nombre, et qui demandaient l'aumône à tout ce qui entrait au palais, comme de vrais gueux qu'ils étaient.
[133] Cette absence de toute police ne tarda pas à entraîner ses conséquences vers la fin du règne de Charles II. Le renchérissement du pain entraîna des séditions qui firent trembler le Roi jusque dans son palais. Sur cent cinquante mille habitants de Madrid, on en comptait, dit le duc de Noailles, plus de soixante mille armés, presque tous domestiques ou gens sans aveu, vagabonds, mendiants, à peine cinq mille qui vivaient de leur travail. Sous le dernier règne, l'impunité avait enhardi la licence. Nul combat de taureaux, nulle fête qu'on ne mit l'épée à la main en présence du Roi. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXXIV, p. 82.)
[134] Voici un modèle du genre: «Après que, dans le céleste amphithéâtre, le cavalier du jour, monté sur Phlégéton, a vaillamment piqué le taureau lumineux, vibrant pour javelots des rayons d'or et ayant pour applaudir à ses attaques la charmante assemblée des étoiles, qui, pour jouir de sa taille élégante, s'appuient sur les balcons de l'Aurore; après que, par une singulière métamorphose, avec des talons de plume et une crête de feu, le blond Phébus, devenu coq, a présidé la multitude des astres brillants, poules des champs célestes, entre les poulets de l'œuf de Tyndare....» (Weiss, t. II, p. 344.)
[135] Les livres d'une valeur sérieuse s'imprimaient en France ou en Hollande. Ainsi, le conseiller Bertault ayant été visiter le célèbre Jésuite Escobar, apprit de lui qu'il s'était vu dans la nécessité de faire imprimer son ouvrage à Lyon; il était du reste fort modeste, avouait que personne ne se souciait de lui en Espagne; et fut même très-surpris du bruit que sa doctrine faisait à l'étranger.
[136] Le comble du désordre était le déréglement de la monnaie, qui avait passé si avant, que la pistole, qui ne peut valoir en Espagne que quarante-huit réaux de vellon, c'est-à-dire de monnaie de cuivre, était montée jusqu'à cent dix, et les piastres ou patagons, qui ne devaient valoir que douze réaux, se changeaient publiquement pour trente. (Mémoires de la cour d'Espagne, p. 95.)
Cette disette de monnaie d'or et d'argent remontait à une époque déjà fort ancienne, ainsi que l'attestent un grand nombre d'auteurs du dix-septième siècle. C'est là un des faits les plus curieux de cette époque. Les maîtres des mines du Mexique et du Pérou n'avaient que de la monnaie de cuivre. La raison, du reste, en est facile à comprendre; l'industrie espagnole étant entièrement ruinée, il fallait solder avec l'or de l'Amérique toutes les transactions à l'étranger.
[137] Voici en quels termes le duc de Saint-Simon décrivait la vie de Madrid: «Les Espagnols ne mangeaient point, paressaient chez eux et entre eux; peu de commerce, encore moins avec les étrangers; quelques conversations par espèce de sociétés de cinq ou six chez l'un d'eux, mais à porte ouverte s'il y venait de hasard quelque autre. J'en ai trouvé quelquefois en faisant des visites. Ils demeuraient là trois heures ensemble à causer, presque jamais à jouer. On leur apportait du chocolat, des biscuits, de la mousse de sucre, des eaux glacées, le tout à la main. Les dames espagnoles vivaient de même entre elles. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XIX, p. 193.)
[138] Ce fut Charles III qui s'avisa pour la première fois de purifier la ville de Madrid. «L'infection y était si épouvantable, qu'on la sentait six lieues à la ronde et qu'on la mâchait pendant six semaines avant de s'en être blasé. Il n'y a sorte d'oppositions et de difficultés qu'il n'éprouvât dans son projet. Il fallut faire venir et employer des Napolitains pour établir de force des latrines dans les maisons, et le corps des médecins composa un mémoire pour représenter que l'air de Madrid ayant été fort sain, il leur paraissait dangereux de vouloir le changer. Ceci me fait souvenir de l'histoire d'un Espagnol qui était tombé malade en France et dont les médecins ne pouvaient deviner la maladie. Son valet de chambre imaginant que l'air natal pourrait lui faire du bien, et le malade ne pouvant être transporté, il fourra sous son lit un bassin plein d'odeurs de Madrid. L'Espagnol, après des rêves délicieux, s'éveilla en disant: O Madrid de mi alma! et il guérit.» (Souvenirs du baron de Gleichen, p. 14.)
[139] Ce n'est pas que les dames ne soient de la meilleure volonté du monde, et que bien souvent elles n'aillent chercher les hommes sans faire connaître ce qu'elles sont, croyant toutes que c'est une chose dont on ne saurait se passer que de se divertir.... On est si bien persuadé de cela en Espagne, que ce n'est pas être homme que de ne pas accoster une femme que l'on rencontre, soit dans l'église, soit dans la rue, pourvu qu'elle n'ait point d'homme avec elle; car, en ce cas-là, cela est contre l'ordre.... Les femmes ne sortent point qu'emmantelées d'une mante noire, comme le deuil des dames de France. Elles ne se découvrent qu'un œil et vont cherchant et agaçant les hommes avec tant d'effronterie, qu'elles tiennent à affront quand on ne veut pas aller plus loin que la conversation. (Relation de l'État d'Espagne, p. 53.)
[140] Le marquis de Louville fait allusion à cet usage dans sa correspondance. Le duc d'Albe venait de refuser l'ambassade de France. Cet homme, dit-il, le plus triste et le plus sérieux que j'aie jamais vu, est devenu amoureux d'une dame du palais, sœur du duc d'Ossone, aussi laide que lui. Comme il n'y voit goutte, c'est son valet qui fait de loin les signes pour lui. (Mémoires du marquis de Louville, t. II, p. 108.)
[141] Le duc de Saint-Simon donne une idée beaucoup plus nette des jardins d'Aranjuez. «Le jardin, dit-il, est grand, avec un beau parterre et quelques belles allées. Le reste, découpé de bosquets et de berceaux bas et étroits et pleins de fontaines de belle eau, d'oiseaux, d'animaux, de quelques statues, qui inondent les curieux qui s'amusent à les considérer. Il en sort de l'eau de dessous leurs pieds; il leur en tombe de ces oiseaux factices perchés sur les arbres une pluie abondante et une autre qui se croise en sortant de la gueule des animaux et des statues, en sorte qu'on est noyé en un instant sans savoir où se sauver. Tout ce jardin est dans l'ancien goût flamand, fait par des Flamands que Charles-Quint fit venir exprès. Il ordonna que ce jardin serait toujours entretenu par des jardiniers flamands, sous un directeur de la même nation, qui aurait seul le droit d'en ordonner, et cela s'est toujours observé fidèlement depuis.» (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XIX, p. 309.)
[142] Les fonctions des autres personnages s'expliquent d'elles-mêmes; mais il nous semble à propos de donner quelques détails sur celles des qualificateurs et des consulteurs. C'étaient des théologiens chargés d'apprécier les points douteux des opinions religieuses émises par les prévenus. Les subtilités des questions qui leur étaient soumises leur permettaient de confondre les affaires politiques avec les affaires religieuses. Ainsi, dans le procès d'Antonio Perez, le qualificateur définit en ces termes son opinion sur un terme qui leur avait été rapporté. Antonio Perez avait dit ces propres paroles: Si Dieu le Père y voulait mettre obstacle, je lui couperais le nez. Cette proposition, dit le qualificateur, est une proposition blasphématoire, sentant l'hérésie des Vaudois, qui prétendent que Dieu est corporel et qu'il a des membres humains. (Antonio Perez et Philippe II, Mignet, p. 145.)
[143] Au dire de Llorente, treize mille personnes furent brûlées, et cent quatre-vingt-onze mille quatre cent treize furent condamnées à diverses peines, de l'année 1481 à l'année 1518. Llorente se base sur un passage de l'historien Mariana, qui parle de deux mille personnes condamnées à Séville en 1481; il multiplie ce chiffre par le nombre des tribunaux de l'Inquisition en Espagne, et arrive à se créer ainsi une moyenne. La statistique seule peut accepter de semblables évaluations.
Mariana, d'ailleurs, semble avoir parlé fort à la légère. Marineo, un contemporain, dit bien que deux mille personnes furent condamnées; mais, ajoute-t-il, dans un court espace de temps, ce qui change fort la thèse.
En réalité, nous en sommes réduits à des conjectures plus ou moins vagues.
[144] L'idée de célébrer avec pompe et magnificence l'effroyable cérémonie de l'auto-da-fe était parfaitement espagnole, et madame d'Aulnoy semble s'être identifiée avec le sentiment du pays, en laissant tomber ces mots de sa plume sans autre réflexion. Il est impossible, en effet, de le méconnaître, le tribunal du Saint-Office était considéré comme une institution nationale et religieuse. A ce double point de vue, il était entouré du respect et de la faveur populaires. Nous en trouvons la raison dans le passé de l'Espagne. Tous les souvenirs se rattachant à la lutte séculaire que les chrétiens avaient soutenue contre les musulmans. Or, les rigueurs de l'Inquisition s'exerçaient principalement contre les Maures et les Juifs. Il n'existait guère d'hérétiques en Espagne, ou, s'il en existait, l'opinion générale les confondait avec les Juifs. Les auto-da-fé étaient donc considérés comme des représailles envers les oppresseurs du nom chrétien. Ils donnaient satisfaction au fanatisme religieux, aux haines nationales, aux instincts féroces de la multitude; ils devenaient ainsi pour elle une fête émouvante, plus émouvante que le plus sanglant combat de taureaux. L'Inquisition avait encore d'autres auxiliaires. Elle était, en effet, secondée par la monarchie absolue, dont elle servait les intérêts. Primitivement appelée à réprimer les atteintes portées à la foi religieuse, elle n'avait pas tardé à subir la pression de l'autorité souveraine dont elle émanait et était devenue un des rouages du gouvernement. Son intervention dans le domaine politique avait puissamment aidé la royauté à se transformer en une sorte de théocratie. Nul mieux que Philippe II ne comprit le parti qu'il pouvait tirer d'un tribunal à sa dévotion. Aussi, s'efforça-t-il de l'établir dans tous les pays soumis à son autorité. Mais l'Inquisition n'avait sa raison d'être qu'en Espagne. Les haines nationales qu'elle flattait n'existaient pas ailleurs; l'entreprise échoua, ainsi que chacun le sait.
[145] Un gentilhomme, familier de l'Inquisition, peut après cela faire toutes les méchantes actions du monde, tuer, assassiner, violer, sans qu'il lui en arrive du mal; car dès qu'on le veut faire prendre, il se réclame tout aussitôt de l'Inquisition, où il a ses causes commises, et il faut que toute autre juridiction cède, car celle-ci a les mains plus longues que les autres. Les inquisiteurs entreprennent donc ce procès, et le familier ne manque point aussitôt de se faire écrouer prisonnier de l'Inquisition, et après cela, il ne laisse pas de se promener partout, pendant qu'on fait tirer le procès en longueur.... Quand je passai à Cordoue, je vis un Don Diego de Cabrera y Sotomayor, chevalier del habito de Calatrava, qui me fit voir la salle de l'Inquisition; tous les coins et les prisons et le lieu où se donne la gêne aux accusés, et il me dit qu'il y avait fort longtemps qu'il était prisonnier de l'Inquisition de cette nature. (Relation de l'État d'Espagne, p. 87.)
[146] Ainsi que nous l'avons vu, les Espagnols étaient fort sobres; mais lorsqu'il s'agissait de repas de cérémonie, ils se piquaient d'une magnificence extraordinaire. Le maréchal, dit le duc de Gramont, fut dîner chez l'amirante de Castille, qui lui fit un festin superbe et magnifique, à la manière espagnole, c'est-à-dire pernicieux et duquel personne ne put manger. J'y vis servir sept cents plats, tous aux armes de l'amirante. Tout ce qui était dedans était safrané et doré; puis je les vis reporter comme ils étaient venus, sans que personne de tout ce qui était à table y pût tâter, et le dîner dura plus de quatre heures. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XXXI, p. 317.)
[147] Il s'agit probablement de ces «petits jambons vermeils» sur lesquels le duc de Saint-Simon s'extasie, fort rares en Espagne même, qui ne se font que chez le duc d'Arcos et deux autres seigneurs, de cochons renfermés dans des espèces de petits parcs remplis de halliers, où tout fourmille de vipères dont ces cochons se nourrissent uniquement. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XIX, p. 131.)
[148] Les témoignages des contemporains sont trop unanimes, pour qu'il soit possible de douter de la dépopulation rapide de l'Espagne au dix-septième siècle. Il est difficile seulement de la formuler exactement. L'organisation sociale n'était pas encore assez avancée pour que les gouvernements eux-mêmes pussent s'en rendre compte autrement que d'une manière approximative. Nous nous bornerons donc à donner les chiffres suivants: Un recensement fait en 1594, époque où l'Amérique avait déjà enlevé à l'Espagne un grand nombre d'émigrants, donna un chiffre de 8,206,791 âmes. Au commencement du règne de Philippe IV, la totalité de la population n'excédait guère plus de 6,000,000. Sous le règne de Charles III, elle était de 5,700,000 âmes. Enfin, nous trouvons un terme de comparaison dans le chiffre de la population, sous la domination des Bourbons. En 1726, elle s'élevait à 6,025,000; en 1768, à 9,307,000; en 1797, à 10,541,000; et en 1825, à 14,000,000. (Weiss, t. II, p. 72, 75, 383.)
[149] Les gentilshommes ne demeurent pas à la campagne, comme en France et en Allemagne, de façon que demeurant tous dans les villes, et n'ayant aucun droit ni privilège de chasse par-dessus les bourgeois et n'ayant aucune justice à fief, ni vassaux, comme nos gentilshommes qui sont seigneurs de leurs paroisses, ils n'ont aucune prérogative par-dessus les bourgeois, si ce n'est les gentilshommes d'Aragon, dont je ne parle point, de façon que ce que l'on appelle hijosdalgos n'est guère différent des simples artisans qu'ils appellent officiales, que l'on appelle aussi caballeros, encore que ce soient des cordonniers et autres artisans, qui sont tous habillés de noir, avec des bas d'estame tirés et la golille et l'épée au côté, comme les plus grands seigneurs.
Ainsi, à bien parler, on ne sait ce que c'est que la simple noblesse qui est la plus considérable en France, et il n'y a de noblesse que ceux qui ont los habitos des ordres militaires et à ce que l'on appelle titulos, qui sont les comtes, marquis ou ducs. (État de l'Espagne, p. 96.)
[150] Je n'eus pas de peine à découvrir, dit Gourville, l'extrême paresse et en même temps la vanité de ces peuples. Il y a des ouvriers pour faire des couteaux, mais il n'y en aurait pas pour les aiguiser, si une infinité de Français, que nous appelons gagne-petit, ne se répandaient par toute l'Espagne. Il en est de même des savetiers et des porteurs d'eau de Madrid. La Guyenne et d'autres provinces de France fournissent un grand nombre d'hommes pour couper le blé et le battre. Les Espagnols appellent ces gens-là gavoches et les méprisent extrêmement. (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France.)
Il résulte également d'une dépêche du marquis de Villars, qu'il y avait de son temps en Espagne 67,000 Français, plus une foule considérable de marchands et d'ouvriers italiens, allemands et anglais. Leur concours fut jugé si nécessaire, que Philippe IV, pour les attirer, les exempta pour six ans de l'impôt. (Weiss, t. II, p. 146, 147, 149.)
[151] On ferait un volume de toutes les superstitions des Espagnols. Nous en citerons quelques traits perdus dans les mémoires des Français qui accompagnèrent Philippe V. Ainsi le chambellan, comte de Benevente, vint, les larmes aux yeux, avertir Louville de se défier d'une berline attelée qui devait être donnée au Roi et qui, disait-il, «devait, par un sortilége, devenir caisse d'oranger, pendant que le Roi deviendrait oranger en caisse. Une autre fois, il s'agissait de la perruque du Roi, affaire d'État, s'il en fut, pour le mayordomo-mayor. La prudence exigeait qu'il s'informât à qui avaient appartenu les cheveux de cette perruque, car ils pouvaient être ensorcelés. Le maréchal de Berwick s'avance pour assiéger Pampelune. A la vue de son armée, les habitants s'étonnent, ils n'en peuvent croire leurs yeux, ils croient à quelque maléfice, à quelque vision émanant du Diable. Le clergé se rend sur les remparts, exorcise les êtres fantastiques qui s'approchent, et il ne reconnaît la réalité que lorsque les balles viennent siffler à ses oreilles.
[152] Le duc de Saint-Simon en cite un exemple curieux. La Reine Louise de Savoie, chassant avec Philippe V, tomba le pied pris dans son étrier qui l'entraînait. Le premier écuyer, Don Alonzo Manrique, depuis duc del Arco, eut l'adresse et la légèreté de se jeter à bas de son cheval et de courir assez vite pour dégager le pied de la Reine. Aussitôt après, il remonta à cheval et s'enfuit à toutes jambes jusqu'au premier couvent qu'il put trouver. C'est qu'en Espagne, toucher aux pieds de la Reine est un crime digne de mort. (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XVIII, p. 370.)
[153] Madame de Maintenon, écrivait la princesse des Ursins, rirait bien si elle savait tous les détails de ma charge. Dites-lui, je vous supplie, que c'est moi qui ai l'honneur de prendre la robe de chambre du roi d'Espagne, lorsqu'il se met au lit et de la lui donner avec ses pantoufles quand il se lève. Jusque-là, je prendrais patience; mais que tous les soirs, quand le Roi entre chez la Reine pour se coucher, le comte de Benavente me charge de l'épée de Sa Majesté, d'un pot de chambre et d'une lampe que je renverse ordinairement sur mes habits, cela est trop grotesque. (La Princesse des Ursins, par Combes, p. 176.)—Paris, 1858.
[154] «C'est une belle chose que l'étiquette, écrivait le marquis de Louville. La Reine vient d'avoir l'agrément de ses quatorze ans accomplis. La fête, en pareille occasion, est grande en ce pays. On l'a célébrée, comme vous l'allez voir, avec un haut éclat. Il y eut baise-main général, et Vaset entra solennellement au milieu du cercle de la cour en disant à haute voix: La Reyna tiena sus reglas. Je crus qu'il était devenu fou, mais j'étais le seul à le croire.» (Mémoires de Louville, t. II, p. 107.)
[155] Il ne reste plus à la cour d'Espagne, dit le duc de Saint-Simon, trace aucune de cette tolérance de la vanité prétextée de la galanterie espagnole de l'ancien temps, de personnes qui s'y couvrent sans aucun droit que celui de son entretien avec la dame qu'il sert, dont l'amour le transporte au point de ne savoir ce qu'il fait, si le Roi ou la Reine sont présents, et s'il est couvert ou non. (Mémoires, t. III, p. 274.)
Il est également fait mention dans la Relation de l'État d'Espagne, des embevecidos, si éperdus ou si attentifs à considérer leur dame, qu'ils ne songent pas qu'ils sont devant la Reine.
[156] La marquise de Villars mentionne dans ses lettres ce nain qui, par son babil, entretenait la conversation avec le Roi.
[157] Le duc de Saint-Simon donne sur cette coutume, connue sous le nom de Saccade du Vicaire, de longs détails que nous reproduisons dans la note G de l'appendice.
[158] Nous donnons cette liste des évêchés, gouvernements, telle quelle; car, bien que généralement exacte, comme nous avons pris soin de nous en assurer, madame d'Aulnoy semble posséder des notions assez vagues et même fantasques sur la géographie. Nous déclinons donc toute responsabilité d'exactitude.