La dame de Monsoreau — Tome 2.
The Project Gutenberg eBook of La dame de Monsoreau — Tome 2.
Title: La dame de Monsoreau — Tome 2.
Author: Alexandre Dumas
Auguste Maquet
Release date: January 1, 2006 [eBook #9638]
Most recently updated: January 2, 2021
Language: French
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LA DAME DE MONSOREAU
PAR
ALEXANDRE DUMAS
ÉDITION ILLUSTRÉE PAR J.-A. BEAUCÉ
DEUXIÈME PARTIE
PARIS
1890
TABLE DES MATIÈRES DE LA DEUXIÈME PARTIE.
I.—Comment frère Gorenflot se réveilla, et de l'accueil qui lui fut fait à son couvent.
II.—Comment frère Gorenflot demeura convaincu qu'il était somnambule, et déplora amèrement cette infirmité.
III.—Comment frère Gorenflot voyagea sur un âne nommé Panurge, et apprit dans son voyage beaucoup de choses qu'il ne savait pas.
IV.—Comment frère Gorenflot troqua son âne contre une mule, et sa mule contre un cheval.
V.—Comment Chicot et son compagnon s'installèrent à l'hôtellerie du
Cygne de la Croix, et comment ils y furent reçus par l'hôte.
VI.—Comment le moine confessa l'avocat, et comment l'avocat confessa le moine.
VII.—Comment Chicot, après avoir fait un trou avec une vrille, en fit un avec son épée.
VIII.—Comment le duc d'Anjou apprit que Diane de Méridor n'était point morte.
IX.—Comment Chicot revint au Louvre et fut reçu par le roi Henri III.
X.—Ce qui s'était passé entre monseigneur le duc d'Anjou et le grand veneur.
XI.—Comment se tint le Conseil du roi.
XII.—Ce que venait faire M. de Guise au Louvre.
XIII.—Castor et Pollux.
XIV.—Comment il est prouvé qu'écouler est le meilleur moyen pour entendre.
XV.—La soirée de la Ligue.
XVI.—La rue de la Ferronnerie.
XVII.—Le prince et l'ami.
XVIII.—Étymologie de la rue de la Jussienne.
XIX.—Comment d'Épernon eut son pourpoint déchiré, et comment
Schomberg fut teint en bleu.
XX.—Chicot est de plus en plus roi de France.
XXI.—Comment Chicot fit une visite à Bussy, et de ce qui s'ensuivit.
XXII.—Les échecs de Chicot, le bilboquet de Quélus la sarbacane de
Schomberg.
XXIII.—Comment le roi nomma un chef à la Ligue, et comment ce ne fut ni Son Altesse le duc d'Anjou ni monseigneur le duc de Guise.
XXIV.—Comment le roi nomma un chef qui n'était ni Son Altesse le duc d'Anjou ni monseigneur le duc de Guise.
XXV.—Étéocle et Polynice.
XXVI.—Comment on ne perd pas toujours son temps en fouillant dans les armoires vides.
XXVII.—Ventre-saint-gris.
XXVIII.—Les amis.
XXIX.—Les amants.
XXX.—Comment Bussy trouva trois cents pistoles de son cheval et le donna pour rien.
XXXI.—Diplomatie de M. le duc d'Anjou.
XXXII.—Diplomatie de M. de Saint-Luc.
XXXIII.—Une volée d'Angevins.
XXXIV.—Roland.
IMAGES
Titre
Comment Frère Gorenflot se réveilla, et de l'accueil qui lui fut fait à son couvent.
Gorenflot regardait le prieur avec des yeux qui passaient par toutes les expressions de l'étonnement.
Voilà une tournure, dit Gorenflot, voilà une taille… on dirait que je connais cela.
Gorenflot se cramponnait des deux mains à la longe de son âne.
Le moine portant les deux selles sur la tête et les deux brides à ses mains.
Chicot prit une vrille et fit un trou dans la cloison.
Voilà le coup, dit Chicot.
Ah! monsieur, vous me rappelez tout ce que je dois à M. de Mayenne; vous voudriez donc que je devinsse votre débiteur comme je suis le sien.
Je te briserai comme je brise ce verre.
M. de Guise.
Henri posa son coude sur son genou et emporta son menton dans sa main.
Autour de moi? je ne vois que vous et Chicot, mon frère, qui soyez véritablement mes amis.
Qui aime bien châtie bien.
Croyez-vous que je pense que c'est par amitié que vous me venez voir?
Non, pardieu, car vous n'aimez personne.
Vous pouvez regarder cet entretien comme le dernier. Demain je pars pour Méridor.
A moi! au secours! à l'aide! mon frère veut me tuer.
Schomberg.
Monsieur, dit Chicot, je remarque que vous ne me faites pas l'honneur de m'inviter à m'asseoir.
François: te voilà tombé sous ma justice.
Le duc s'approcha de la lumière.
Puis il enjamba la balustrade et passa le pied sur le premier échelon.
N'est-ce pas que j'ai bien fait, madame, que vous m'approuvez?
Eh bien, vous en avez menti, monseigneur.
CHAPITRE PREMIER
COMMENT FRÈRE GORENFLOT SE RÉVEILLA, ET DE L'ACCUEIL QUI LUI FUT FAIT A SON COUVENT.
Nous avons laissé notre ami Chicot en extase devant le sommeil non interrompu et devant le ronflement splendide de frère Gorenflot; il fit signe à l'aubergiste de se retirer et d'emporter la lumière, après lui avoir recommandé sur toutes choses de ne pas dire un mot au digne frère de la sortie qu'il avait faite à dix heures du soir, et de la rentrée qu'il venait de faire a trois heures du matin.
Comme maître Bonhomet avait remarqué une chose, c'est que dans les relations qui existaient entre le fou et le moine, c'était toujours le fou qui payait, il tenait le fou en grande considération, tandis qu'il n'avait au contraire qu'une vénération fort médiocre pour le moine. Il promit en conséquence à Chicot de n'ouvrir en aucun cas la bouche sur les événements de la nuit, et se retira, laissant les deux amis dans l'obscurité, ainsi que la chose venait de lui être recommandée.
Bientôt Chicot s'aperçut d'une chose qui excita son admiration, c'est que frère Gorenflot ronflait et parlait en même temps. Ce qui indiquait, non pas, comme on pourrait le croire, une conscience bourrelée de remords, mais un estomac surchargé de nourriture.
Les paroles que prononçait Gorenflot dans son sommeil formaient, recousues les unes aux autres, un affreux mélange d'éloquence sacrée et de maximes bachiques.
Cependant Chicot s'aperçut que, s'il restait dans une obscurité complète, il aurait grand'peine à accomplir la restitution qui lui restait à faire pour que Gorenflot, à son réveil, ne se doutât de rien; en effet, il pouvait, dans les ténèbres, marcher imprudemment sur quelques-uns des quatre membres du moine, dont il ignorait les différentes directions, et, par la douleur, le tirer de sa léthargie.
Chicot souffla donc sur les charbons du brasier pour éclairer un peu la scène.
Au bruit de ce souffle, Gorenflot cessa de ronfler et murmura:
—Mes frères! voici un vent féroce: c'est le souffle du Seigneur, c'est son haleine qui m'inspire.
—Et il se remit à ronfler.
Chicot attendit un instant que le sommeil eût bien repris toute son influence, et commença de démailloter le moine.
—Brrrrou! fit Gorenflot. Quel froid! Cela empêchera le raisin de mûrir.
Chicot s'arrêta au milieu de son opération, qu'il reprit un instant après.
—Vous connaissez mon zèle, mes frères, continua le moine, tout pour l'Église et pour monseigneur le duc de Guise.
—Canaille! dit Chicot.
—Voilà mon opinion, reprit Gorenflot; mais il est certain…
—Qu'est-ce qui est certain? demanda Chicot en soulevant le moine pour lui passer sa robe.
—Il est certain que l'homme est plus fort que le vin; frère Gorenflot a combattu contre le vin, comme Jacob contre l'ange, et frère Gorenflot a dompté le vin.
Chicot haussa les épaules.
Ce mouvement intempestif fit ouvrir un oeil au moine, et, au-dessus de lui, il vit le sourire de Chicot, qui semblait livide et sinistré à cette douteuse lueur.
—Ah! pas de fantômes, voyons, pas de farfadets, dit le moine, comme s'il se plaignait à quelque démon familier, oublieux des conventions qu'il avait faites avec lui.
—Il est ivre mort, dit Chicot en achevant de rouler Gorenflot dans sa robe et en ramenant son capuchon sur sa tête.
—A la bonne heure, grommela le moine, le sacristain a fermé la porte du choeur, et le vent ne vient plus.
—Réveille-toi maintenant si tu veux, dit Chicot, cela m'est bien égal.
—Le Seigneur a entendu ma prière, murmura le moine, et l'aquilon qu'il avait envoyé pour geler les vignes s'est changé en doux zéphyr.
—Amen! dit Chicot.
Et, se faisant un oreiller des serviettes et un drap de la nappe, après avoir le plus vraisemblablement possible disposé les bouteilles vides et les assiettes salies, il s'endormit côte à côte avec son compagnon.
Le grand jour qui lui donnait sur les yeux, et la voix aigre de l'hôte grondant ses marmitons, qui retentissait dans la cuisine, réussirent à percer l'épaisse vapeur qui assoupissait les idées de Gorenflot.
Il se souleva, et parvint, à l'aide de ses deux mains, à s'établir sur la partie que la nature prévoyante a donnée à l'homme pour être son principal centre de gravité.
Cet effort accompli, non sans difficulté. Gorenflot se mit à considérer le pêle-mêle significatif de la vaisselle; puis Chicot, qui, disposé, grâce à la circonflexion gracieuse de l'un de ses bras, de manière à tout voir, ne perdait pas un seul mouvement du moine, Chicot faisait semblant de ronfler, et cela avec un naturel qui faisait honneur à ce fameux talent d'imitation dont nous avons déjà parlé.
—Grand jour! s'écria le moine; corbleu! grand jour! il paraît que j'ai passé la nuit ici.
Puis, rassemblant ses idées:
—Et l'abbaye! dit-il; oh! oh!
Il se mit à resserrer le cordon de sa robe, soin que Chicot n'avait pas cru devoir prendre.
—C'est égal, dit-il, j'ai fait un étrange rêve: il me semblait être mort et enveloppé dans un linceul taché de sang.
Gorenflot ne se trompait pas tout à fait; il avait pris, en se réveillant à moitié, la nappe qui l'enveloppait pour un linceul, et les taches de vin pour des gouttes de sang.
—Heureusement que c'était un rêve, dit Gorenflot en regardant de nouveau autour de lui.
Dans cet examen, ses yeux s'arrêtèrent sur Chicot, qui, sentant que le moine le regardait, ronfla de double force.
—Que c'est beau, un ivrogne! dit Gorenflot contemplant Chicot avec admiration.
—Est-il heureux, ajouta-t-il, de dormir ainsi! Ah! c'est qu'il n'est pas dans ma position, lui.
Et il poussa un soupir qui monta à l'unisson du ronflement de Chicot, de sorte que le soupir eût probablement réveillé le Gascon, si le Gascon eût dormi véritablement.
—Si je le réveillais pour lui demander avis? il est homme de bon conseil.
Chicot tripla la dose, et le ronflement, qui avait atteint le diapason de l'orgue, passa à l'imitation du tonnerre.
—Non, reprit Gorenflot, cela lui donnerait trop d'avantages sur moi.
Je trouverai bien un bon mensonge sans lui.
Mais, quel que soit ce mensonge, continua le moine, j'aurai bien de la peine à éviter le cachot. Ce n'est pas encore précisément le cachot, c'est le pain et l'eau qui en sont la conséquence. Si j'avais du moins quelque argent pour séduire le frère geôlier!
Ce qu'entendant Chicot, il tira subtilement de sa poche une bourse assez ronde qu'il cacha sous son ventre.
Ce n'était pas une précaution inutile; plus contrit que jamais,
Gorenflot s'approcha de son ami et murmura ces paroles mélancoliques:
—S'il était éveillé, il ne me refuserait pas un écu; mais son sommeil m'est sacré… et je vais le prendre.
A ces mots, frère Gorenflot, qui, après être demeuré un certain temps assis, venait de s'agenouiller, se pencha à son tour vers Chicot et fouilla délicatement dans la poche du dormeur.
Chicot ne jugea point à propos, malgré l'exemple donné par son compagnon, de faire appel à son démon familier, et le laissa fouiller à son aise dans l'une et l'autre poche de son pourpoint.
—C'est singulier, dit le moine, rien dans les poches. Ah! dans le chapeau peut-être.
Tandis que le moine se mettait en quête, Chicot vidait sa bourse dans sa main, et la remettait vide et plate dans la poche de son haut-de-chausses.
—Rien dans le chapeau, dit le moine, cela m'étonne. Mon ami Chicot, qui est un fou plein de raison, ne sort cependant jamais sans argent. Ah! vieux Gaulois, ajouta-t-il avec un sourire qui fendait sa bouche jusqu'aux oreilles, j'oubliais tes braies.
Et, glissant sa main dans les chausses de Chicot, il en retira la bourse vide.
—Jésus! murmura-t-il, et l'écot, qui le payera?
Cette pensée produisit sur le moine une profonde impression, car il se mit aussitôt sur ses jambes, et, d'un pas encore un peu aviné, mais cependant rapide, il se dirigea vers la porte, traversa la cuisine sans lier conversation avec l'hôte, malgré les avances que celui-ci lui faisait, et s'enfuit.
Alors Chicot remit son argent dans sa bourse, sa bourse dans sa poche, et, s'accoudant contre la fenêtre, que mordait déjà un rayon de soleil, il oublia Gorenflot dans une méditation profonde.
Cependant le frère quêteur, sa besace sur l'épaule, poursuivait son chemin avec une mine composée qui pouvait paraître aux passants du recueillement, et qui n'était que de la préoccupation, car Gorenflot cherchait un de ces magnifiques mensonges de moine en goguette ou de soldat attardé, mensonge dont le fond est toujours le même, tandis que la trame se brode capricieusement selon l'imagination du menteur.
Du plus loin que frère Gorenflot aperçut les portes du couvent, elles lui parurent plus sombres encore que de coutume, et il tira de fâcheux indices de la présence de plusieurs moines conversant sur le seuil et regardant tour à tour avec inquiétude vers les quatre points cardinaux.
Mais, à peine eut-il débouché de la rue Saint-Jacques, qu'un grand mouvement opéré par les frères au moment même où ils l'aperçurent lui donna une des plus horribles frayeurs qu'il eût éprouvées de sa vie.
—C'est de moi qu'ils parlent, dit-il; ils me désignent, ils m'attendent; on m'a cherché cette nuit; mon absence a fait scandale; je suis perdu!
Et la tête lui tourna; une folle idée de fuir lui vint à l'esprit; mais plusieurs religieux venaient déjà à sa rencontre; on le poursuivrait indubitablement. Frère Gorenflot se rendait justice, il n'était pas taillé pour la course; il serait rejoint, garrotté, traîné au couvent; il préféra la résignation.
Il s'avança donc, l'oreille basse, vers ses compagnons, qui semblaient hésiter à venir lui parler.
—Hélas! dit Gorenflot, ils font semblant de ne plus me connaître, je suis une pierre d'achoppement.
Enfin l'un d'eux se hasarda, et, allant à Gorenflot:
—Pauvre cher frère! dit-il.
Gorenflot poussa un soupir et leva les yeux au ciel.
—Vous savez que le prieur vous attend, dit un autre.
—Ah! mon Dieu!
—Oh! mon Dieu, oui, ajouta un troisième, il a dit qu'aussitôt rentré au couvent on vous conduisît près de lui.
—Voilà ce que je craignais, dit Gorenflot. Et, plus mort que vif, il entra dans le couvent, dont la porte se referma sur lui.
—Ah! c'est vous! s'écria le frère portier, venez vite, vite, le révérend prieur Joseph Foulon vous demande.
Et le frère portier, prenant Gorenflot par la main, le conduisit ou plutôt le traîna jusque dans la chambre du prieur.
Là aussi les portes se refermèrent.
Gorenflot baissa les yeux, craignant de rencontrer le regard courroucé de l'abbé; il se sentait seul, abandonné de tout le monde, en tête-tête avec un supérieur qui devait être irrité, et irrité justement.
—Ah! c'est vous enfin! dit l'abbé.
—Mon révérend… balbutia le moine.
—Que d'inquiétudes vous nous avez données! dit le prieur.
—C'est trop de bontés, mon père, reprit Gorenflot, qui ne comprenait rien à ce ton indulgent auquel il ne s'attendait pas.
—Vous avez craint de rentrer après la scène de cette nuit, n'est-ce pas?
—J'avoue que je n'ai point osé rentrer, dit le moine, dont le front distillait une sueur glacée.
—Ah! cher frère, cher frère, dit l'abbé, c'est bien jeune et bien imprudent ce que vous avez fait là.
—Laissez-moi vous expliquer, mon père….
—Et qu'avez-vous besoin de m'expliquer? Votre sortie….
—Je n'ai pas besoin de vous expliquer, dit Gorenflot, tant mieux, car j'étais embarrassé de le faire.
—Je le comprends à merveille. Un moment d'exaltation, l'enthousiasme vous a entraîné; l'exaltation est une vertu sainte; l'enthousiasme est un sentiment sacré; mais les vertus outrées deviennent presque vices, les sentiments les plus honorables, exagérés, sont répréhensibles.
—Pardon, mon père, dit Gorenflot; mais, si vous comprenez, je ne comprends pas bien, moi. De quelle sortie parlez-vous?
—De celle que vous avez faite cette nuit.
—Hors du couvent? demanda timidement le moine.
—Non pas, dans le couvent.
—J'ai fait une sortie dans le couvent, moi?
—Oui, vous.
Gorenflot se gratta le bout du nez. Il commençait à comprendre qu'il jouait aux propos interrompus.
—Je suis aussi bon catholique que vous; mais cependant votre audace m'a épouvanté.
—Mon audace! dit Gorenflot, j'ai donc été bien audacieux?
—Plus qu'audacieux, mon fils; vous avez été téméraire.
—Hélas! il faut pardonner aux écarts d'un tempérament encore mal assoupli; je me corrigerai, mon père.
—Oui, mais, en attendant, je ne puis m'empêcher de craindre pour vous et pour nous les conséquences de cet éclat. Si la chose s'était passée entre nous, ce ne serait rien.
—Comment! dit Gorenflot, la chose est sue dans le monde?
—Sans doute, vous saviez bien qu'il y avait là plus de cent laïques qui n'ont pas perdu un mot de votre discours.
—De mon discours? fit Gorenflot de plus en plus étonné.
—J'avoue qu'il était beau, j'avoue que les applaudissements ont dû vous enivrer, que l'assentiment unanime a pu vous monter la tête; mais, que cela en arrive au point de proposer une procession dans les rues de Paris, au point d'offrir de revêtir une cuirasse et de faire appel aux bons catholiques, le casque en tête et la pertuisane sur l'épaule, vous en conviendrez, c'est trop fort.
Gorenflot regardait le prieur avec des yeux qui passaient par toutes les expressions de l'étonnement.
—Maintenant, continua le prieur, il y a un moyen de tout concilier. Cette sève religieuse qui bout,dans votre coeur généreux vous ferait tort à Paris, où il y a tant d'yeux méchants qui vous épient. Je désire que vous alliez la dépenser….
—Où cela, mon père? demanda Gorenflot, convaincu qu'il allait faire un tour de cachot.
—En province.
—Un exil? s'écria Gorenflot.
—En restant ici, il pourrait vous arriver bien pis, très-cher frère.
—Et que peut-il donc m'arriver?
—Un procès criminel, qui amènerait, selon toute probabilité, la prison éternelle, sinon la mort.
Gorenflot pâlit affreusement; il ne pouvait comprendre comment il avait encouru la prison perpétuelle et même la peine de mort pour s'être grisé dans un cabaret et avoir passé une nuit hors de son couvent.
—Tandis qu'en vous soumettant à cet exil momentané, mon très-cher frère, non-seulement vous échappez au danger, mais encore vous plantez le drapeau de la foi en province; ce que vous avez fait et dit cette nuit, dangereux et même impossible sous les yeux du roi et de ses mignons maudits, devient en province plus facile à exécuter. Partez donc au plus vite, frère Gorenflot; peut-être même est-il déjà trop tard, et les archers ont-ils reçu l'ordre de vous arrêter.
—Ouais! mon révérend père, que dites-vous là? balbutia le moine en roulant des yeux épouvantés; car, à mesure que le prieur, dont il avait d'abord admiré la mansuétude, parlait, il s'étonnait des proportions que prenait un péché, à tout prendre, très-véniel.—Les archers, dites-vous, et qu'ai-je affaire aux archers, moi?
—Vous n'avez point affaire à eux; mais ils pourraient bien avoir affaire à vous.
—Mais on m'a donc dénoncé? dit frère Gorenflot.
—Je le parierais. Partez donc, partez.
—Partir! mon révérend, dit Gorenflot atterré. C'est bien aisé à dire; mais comment vivrai-je quand je serai parti?
—Eh! rien de plus facile. Vous êtes le frère quêteur du couvent; voilà vos moyens d'existence. De votre quête vous avez nourri les autres jusqu'à présent; de votre quête vous vous nourrirez. Et puis, soyez tranquille, mon Dieu! le système que vous avez développé vous fera assez de partisans en province pour que j'aie la certitude que vous ne manquerez de rien. Mais, allez, pour Dieu! allez, et surtout ne revenez pas que l'on ne vous prévienne.
Et le prieur, après avoir tendrement embrassé frère Gorenflot, le poussa doucement, mais avec une persistance qui fut couronnée de succès, à la porte de sa cellule.
Là, toute la communauté était réunie, attendant frère Gorenflot.
A peine parut-il, que chacun s'élança vers lui, et que chacun voulut lui toucher les mains, le cou, les habits. Il y en avait dont la vénération allait jusqu'à baiser le bas de sa robe.
—Adieu, disait l'un en le pressant sur son coeur; adieu, vous êtes un saint homme, ne m'oubliez point dans vos prières.
—Bah! se dit Gorenflot, un saint homme, moi? tiens!
—Adieu! dit un autre en lui serrant la main, brave champion de la foi, adieu! Godefroy de Bouillon était bien peu de chose auprès de vous.
—Adieu! martyr, lui dit un troisième en baisant le bout de son cordon; l'aveuglement habite encore parmi nous; mais l'heure de la lumière arrivera.
Et Gorenflot se trouva ainsi, de bras en bras, de baisers en baisers, et d'épithètes en épithètes, porté jusqu'à la porte de la rue, qui se referma derrière lui dès qu'il l'eut franchie.
Gorenflot regarda cette porte avec une expression que rien ne saurait rendre, et finit par sortir de Paris à reculons, comme si l'ange exterminateur lui eût montré la pointe de son épée flamboyante.
Le seul mot qui lui échappa en arrivant à la porte fut celui-ci:
—Le diable m'emporte! ils sont tous fous; ou, s'ils ne le sont pas; miséricorde, mon Dieu! c'est moi qui le suis.
CHAPITRE II
COMMENT FRÈRE GORENFLOT DEMEURA CONVAINCU QU'IL ÉTAIT SOMNAMBULE, ET DÉPLORA AMÈREMENT CETTE INFIRMITÉ.
Jusqu'au jour néfaste où nous sommes arrivés, jour où tombait sur le pauvre moine cette persécution inattendue, frère Gorenflot avait mené la vie contemplative, c'est-à-dire que, sortant de bon matin quand il voulait prendre le frais, tard quand il recherchait le soleil, confiant en Dieu et dans la cuisine de l'abbaye, il n'avait jamais pensé à se procurer que les extra fort mondains, et assez rares au reste, de la Corne d'Abondance; ces extra étaient soumis aux caprices des fidèles, et ne pouvaient se prélever que sur les aumônes en argent, auxquelles frère Gorenflot faisait faire, en passant rue Saint Jacques, une halte; après cette halte, ces aumônes rentraient au couvent, diminuées de la somme que frère Gorenflot avait laissée en route. Il y avait bien encore Chicot, son ami, lequel aimait les bons repas et les bons convives. Mais Chicot était très-fantasque dans sa vie. Le moine le voyait parfois trois ou quatre jours de suite, puis il était quinze jours, un mois, six semaines sans reparaître, soit qu'il restât enfermé avec le roi, soit qu'il l'accompagnât dans quelque pèlerinage, soit enfin qu'il exécutât pour son propre compte un voyage d'affaires ou de fantaisie. Gorenflot était donc un de ces moines pour qui, comme pour certains soldats enfants de troupe, le monde commençait au supérieur de la maison, c'est-à-dire au colonel du couvent, et finissait à la marmite vide. Aussi ce soldat de l'Église, cet enfant de froc, si l'on nous permet de lui appliquer l'expression pittoresque que nous employions tout à l'heure à l'égard des défenseurs de la patrie, ne s'était-il jamais figuré qu'un jour il lui fallût laborieusement se mettre en route et chercher les aventures.
Encore s'il eût eu de l'argent! mais la réponse du prieur à sa demande avait été simple et sans ornement apostolique, comme un fragment de saint Luc.
—Cherche, et tu trouveras.
Gorenflot, en songeant qu'il allait être obligé de chercher au loin, se sentait las avant de commencer.
Cependant le principal était de se soustraire d'abord au danger qui le menaçait, danger inconnu, mais pressant, d'après ce qui avait paru ressortir du moins des paroles du prieur. Le pauvre moine n'était pas de ceux qui peuvent déguiser leur physique et échapper aux investigations par quelque habile métamorphose; il résolut donc de gagner au large d'abord, et, dans cette résolution, franchit d'un pas assez rapide la porte Bordelle, dépassa prudemment, et en se faisant le plus mince possible, la guérite des veilleurs de nuit et le poste des Suisses, dans la crainte que ces archers, dont l'abbé de Sainte-Geneviève lui avait fait fête, ne fussent des réalités trop saisissantes.
Mais, une fois en plein air, une fois en rase campagne, lorsqu'il fut à cinq cents pas de la porte de la ville; lorsqu'il vit, sur le revers du fossé, disposée en manière de fauteuil, cette première herbe du printemps qui s'efforce de percer la terre déjà verdoyante; lorsqu'il vit le soleil joyeux à l'horizon, la solitude à droite et à gauche, la ville murmurante derrière lui, il s'assit sur le talus de la route, emboîta son double menton dans sa large et grasse main, se gratta de l'index le bout carré d'un nez de dogue, et commença une rêverie accompagnée de gémissements.
Sauf la cythare qui lui manquait, frère Gorenflot ne ressemblait pas mal à l'un de ces Hébreux qui, suspendant leur harpe au saule, fournissaient, au temps de la désolation de Jérusalem, le texte du fameux verset: Super flumina Babylonis, et le sujet d'une myriade de tableaux mélancoliques.
Gorenflot gémissait d'autant plus, que neuf heures approchaient, heure à laquelle on dînait au couvent, car les moines, en arrière de la civilisation, comme il convient à des gens détachés du monde, suivaient encore, en l'an de grâce 1578, les pratiques du bon roi Charles V, lequel dînait à huit heures du matin, après sa messe.
Autant vaudrait compter les grains de sable soulevés par le vent au bord de la mer pendant un jour de tempête que d'énumérer les idées contradictoires qui vinrent, l'une après l'autre, éclore dans le cerveau de Gorenflot à jeun.
La première idée, celle dont il eut le plus de peine à se débarrasser, nous devons le dire, fut de rentrer dans Paris, d'aller droit au couvent, de déclarer à l'abbé que bien décidément il préférait le cachot à l'exil, de consentir même, s'il le fallait, à subir la discipline, le fouet, le double fouet et l'in pace, pourvu que l'on jurât sur l'honneur de s'occuper de ses repas, qu'il consentirait même à réduire à cinq par jour.
A cette idée, si tenace, qu'elle laboura pendant plus d'un grand quart d'heure le cerveau du pauvre moine, en succéda une autre un peu plus raisonnable: c'était d'aller droit à la Corne d'Abondance, d'y mander Chicot, si toutefois il ne le retrouvait pas endormi encore, de lui exposer la situation déplorable dans laquelle il se trouvait à la suite de ses suggestions bachiques, suggestions auxquelles lui, Gorenflot, avait eu la faiblesse de céder, et d'obtenir de ce généreux ami une pension alimentaire.
Ce plan arrêta Gorenflot un autre quart d'heure, car c'était un esprit judicieux, et l'idée n'était pas sans mérite.
C'était enfin, autre idée qui ne manquait pas d'une certaine audace, de tourner autour des murs de la capitale, de rentrer par la porte Saint-Germain ou par la tour de Nesle, et de continuer clandestinement ses quêtes dans Paris. Il connaissait les bons endroits, les coins fertiles, les petites rues où certaines commères, élevant de succulentes volailles, avaient toujours quelque chapon mort de gras fondu à jeter dans le sac du quêteur, il voyait, dans le miroir reconnaissant de ses souvenirs, certaine maison à perron où l'été se fabriquaient des conserves de tous genres, et cela dans le but principal, du moins frère Gorenflot aimait à se l'imaginer ainsi, de jeter au sac du frère quêteur, en échange de sa fraternelle bénédiction, tantôt un quartier de gelée de coings séchés, tantôt une douzaine de noix confites, et tantôt une boîte de pommes tapées, dont l'odeur seule eût fait boire un moribond. Car, il faut le dire, les idées de frère Gorenflot étaient surtout tournées vers les plaisirs de la table et les douceurs du repos; de sorte qu'il pensait parfois, non sans une certaine inquiétude, à ces deux avocats du diable qui, au jour du jugement dernier, plaideraient contre lui, et qu'on appelait la Paresse et la Gourmandise. Mais, en attendant, nous devons le dire, le digne moine suivait, non sans remords peut-être, mais enfin suivait la pente fleurie qui mène à l'abîme au fond duquel hurlent incessamment, comme Charybde et Scylla, ces deux péchés mortels.
Aussi ce dernier plan lui souriait-il; aussi ce genre de vie lui paraissait-il celui auquel il était naturellement destiné; mais, pour accomplir ce plan, pour suivre ce genre de vie, il fallait rester dans Paris, et risquer de rencontrer à chaque pas les archers, les sergents, les autorités ecclésiastiques, troupeau dangereux pour un moine vagabond.
Et puis un autre inconvénient se présentait: le trésorier du couvent de Sainte-Geneviève était un administrateur trop soigneux pour laisser Paris sans frère quêteur; Gorenflot courait donc le risque de se trouver face à face avec un collègue qui aurait sur lui cette incontestable supériorité d'être dans l'exercice légitime de ses fonctions.
Cette idée fit frémir Gorenflot, et certes il y avait bien de quoi.
Il en était là de ses monologues et de ses appréhensions quand il vit poindre au loin sous la porte Bordelle un cavalier qui bientôt ébranla la voûte sous le galop de sa monture.
Cet homme mit pied à terre près d'une maison située à cent pas à peu près de l'endroit où était assis Gorenflot; il frappa: on lui ouvrit, et cheval et cavalier disparurent dans la maison.
Gorenflot remarqua cette circonstance, parce qu'il avait envié le bonheur de ce cavalier qui avait un cheval et qui par conséquent pouvait le vendre.
Mais, au bout d'un instant, le cavalier, Gorenflot le reconnut à son manteau, le cavalier, disons-nous, sortit de la maison, et, comme il y avait un massif d'arbres à quelque distance et devant le massif un gros tas de pierres, il alla se blottir entre les arbres et ce bastion d'une nouvelle espèce.
—Voilà bien certainement quelque guet-apens qui se prépare, murmura Gorenflot. Si j'étais moins suspect aux archers, j'irais les prévenir, ou, si j'étais plus brave, je m'y opposerais.
A ce moment, l'homme qui se tenait en embuscade et dont les yeux ne quittaient la porte de la ville que pour inspecter les environs avec une certaine inquiétude, aperçut, dans un des regards rapides qu'il jetait à droite et à gauche, Gorenflot, toujours assis et tenant toujours son menton. Cette vue le gêna; il feignit de se promener d'un air indifférent derrière les moellons.
—Voilà une tournure, dit Gorenflot, voilà une taille… on dirait que je connais cela…; mais non, c'est impossible.
En ce moment, l'inconnu, qui tournait le dos à Gorenflot, s'affaissa tout à coup comme si les muscles de ses jambes eussent manqué sous lui. Il venait d'entendre certain bruit de fers de chevaux qui venaient de la porte de la ville.
En effet, trois hommes, dont deux semblaient des laquais, trois bonnes mules et trois gros porte-manteaux venaient lentement de Paris par la porte Bordelle. Aussitôt qu'il les eut aperçus, l'homme aux moellons se fit plus petit encore, si c'était possible; et, rampant plutôt qu'il ne marchait, il gagna le groupe d'arbres, et, choisissant le plus gros, il se blottit derrière, dans la posture d'un chasseur à l'affût.
La cavalcade passa sans le voir, ou du moins sans le remarquer, tandis qu'au contraire l'homme embusqué semblait la dévorer des yeux.
—C'est moi qui ai empêché le crime de se commettre, se dit Gorenflot, et ma présence sur le chemin, juste en ce moment, est une de ces manifestations de la volonté divine, comme il m'en faudrait une autre à moi pour me faire déjeuner.
La cavalcade passée, le guetteur rentra dans la maison.
—Bon! dit Gorenflot, voilà une circonstance qui va me procurer, ou je me trompe fort, l'aubaine que je désirais. Homme qui guette n'aime pas être vu. C'est un secret que je possède, et, ne valût-il que six deniers, eh bien, je le mettrai à prix.
Et, sans tarder, Gorenflot se dirigea vers la maison; mais, à mesure qu'il approchait, il se remémorait la tournure martiale du cavalier, la longue rapière qui battait ses mollets, et l'oeil terrible avec lequel il avait regardé passer la cavalcade; puis il se disait:
—Je crois décidément que j'avais tort et qu'un pareil homme ne se laisserait point intimider.
A la porte, Gorenflot était tout à fait convaincu, et ce n'était plus le nez qu'il se grattait, mais l'oreille.
Tout à coup, sa figure s'illumina:
—Une idée, dit-il.
C'était un tel progrès que l'éveil d'une idée dans le cerveau endormi du moine, qu'il s'étonna lui-même que cette idée fût venue; mais, on le disait déjà en ce temps-là, nécessité est mère de l'industrie.
—Une idée, répéta-t-il, et une idée un peu ingénieuse! Je lui dirai: «Monsieur, tout homme a ses projets, ses désirs, ses espérances; je prierai pour vos projets, donnez-moi quelque chose.» Si ses projets sont mauvais, comme je n'en ai aucun doute, il aura un double besoin que l'on prie pour lui, et, dans ce but, il me fera quelque aumône. Et moi, je soumettrai le cas au premier docteur que je rencontrerai. C'est à savoir si l'on doit prier pour des projets qui vous sont inconnus, quand on a conçu un mauvais doute sur ces projets. Ce que me dira le docteur, je le ferai; par conséquent ce ne sera plus moi qui serai responsable, mais lui; et, si je ne rencontre pas de docteur, eh bien si je ne rencontre pas de docteur, comme il y a doute, je m'abstiendrai. En attendant, j'aurai déjeuné avec l'aumône de cet homme aux mauvaises intentions.
En conséquence de cette détermination, Gorenflot s'effaça contre les murs et attendit.
Cinq minutes après, la porte s'ouvrit, et le cheval et l'homme apparurent, l'un portant l'autre.
Gorenflot s'approcha.
—Monsieur, dit-il, si cinq Pater et cinq Ave pour la réussite de vos projets peuvent vous être agréables….
L'homme tourna la tête du côté de Gorenflot.
—Gorenflot! s'écria-t-il.
—Monsieur Chicot! fit le moine tout ébahi.
—Où diable vas-tu donc comme cela, compère? demanda Chicot.
—Je n'en sais rien, et vous?
—C'est différent, moi, je le sais, dit Chicot, je vais droit devant moi.
—Bien loin?
—Jusqu'à ce que je m'arrête. Mais toi, compère, puisque tu ne peux pas me dire dans quel but tu te trouves ici, je soupçonne une chose.
—Laquelle?
—C'est que tu m'espionnais.
—Jésus Dieu! moi vous espionner, le Seigneur m'en préserve! Je vous ai vu, voilà tout.
—Vu, quoi?
—Guetter le passage des mules.
—Tu es fou.
—Cependant, derrière ces pierres, avec vos yeux attentifs….
—Écoute, Gorenflot, je veux me faire bâtir une maison hors les murs; ces moellons sont à moi, et je m'assurais qu'ils étaient de bonne qualité.
—Alors c'est différent, dit le moine, qui ne crut pas un mot de ce que lui répondait Chicot, je me trompais.
—Mais enfin, toi-même, que fais-tu hors des barrières?
—Hélas! monsieur Chicot, je suis proscrit, répondit Gorenflot avec un énorme soupir.
—Hein? fit Chicot.
—Proscrit, vous dis-je.
Et Gorenflot, se drapant dans son froc, redressa sa courte taille et balança sa tête d'avant en arrière avec le regard impératif de l'homme à qui une grande catastrophe donne le droit de réclamer la pitié de ses semblables.—Mes frères me rejettent de leur sein, continua-t-il; je suis excommunié, anathématisé.
—Bah! et pourquoi cela?
—Écoutez, monsieur Chicot, dit le moine en mettant la main sur son coeur, vous me croirez si vous voulez, mais, foi de Gorenflot, je n'en sais rien.
—Ne serait-ce pas que vous auriez été rencontré cette nuit, courant le guilledou, compère?
—Affreuse plaisanterie, dit Gorenflot, vous savez parfaitement bien ce que j'ai fait depuis hier soir.
—C'est-à-dire, reprit Chicot, oui, depuis huit heures jusqu'à dix, mais non depuis dix jusqu'à trois.
—Comment, depuis dix heures jusqu'à trois?
—Sans doute, à dix heures vous êtes sorti.
—Moi! fit Gorenflot en regardant le Gascon avec des yeux dilatés par la surprise.
—Si bien sorti, que je vous ai demandé où vous alliez.
—Où j'allais; vous m'avez demandé cela?
—Oui!
—Et que vous ai-je répondu?
—Vous m'avez répondu que vous alliez prononcer un discours.
—Il y a du vrai dans tout ceci cependant, murmura Gorenflot ébranlé.
—Parbleu! c'est si vrai, que vous me l'avez dit en partie, votre discours; il était fort long.
—Il était en trois parties, c'est la coupe que recommande Aristote.
—Il y avait même de terribles choses contre le roi Henri III dans votre discours.
—Bah! dit Gorenflot.
—Si terribles, que je ne serais pas étonné qu'on vous poursuivît comme fauteur de troubles.
—Monsieur Chicot, vous m'ouvrez les yeux; avais-je l'air bien éveillé en vous parlant?
—Je dois vous dire, compère, que vous me paraissiez fort étrange; votre regard surtout était d'une fixité qui m'effrayait; on eût dit que vous étiez éveillé sans l'être, et que vous parliez tout en dormant.
—Cependant, dit Gorenflot, je suis sûr de m'être réveillé ce matin à la Corne d'Abondance, quand le diable y serait.
—Eh bien, qu'y a-t il d'étonnant à cela?
—Comment! ce qu'il y a d'étonnant, puisque vous dites que j'en suis sorti à dix heures, de la Corne d'Abondance!
—Oui; mais vous y êtes rentré à trois heures du matin, et, comme preuve, je vous dirai même que vous aviez laissé la porte ouverte, et que j'ai eu très-froid.
—Et moi aussi, dit Gorenflot, je me rappelle cela.
—Vous voyez bien! répliqua Chicot.
—Si ce que vous me dites est vrai….
—Comment! si ce que je vous dis est vrai? compère, c'est la vérité.
Demandez plutôt à maître Bonhomet.
—A maître Bonhomet?
—Sans doute; c'est lui qui vous a ouvert la porte. Je dois même dire que vous étiez gonflé d'orgueil à votre retour, et que je vous ai dit:
—«Fi donc! compère, l'orgueil ne sied point à l'homme, surtout quand cet homme est un moine.»
—Et de quoi étais-je orgueilleux?
—Du succès qu'avait eu votre discours, des compliments que vous avaient faits le duc de Guise, le cardinal et M. de Mayenne, que Dieu conserve, ajouta le Gascon en levant son chapeau.
—Alors tout m'est expliqué, dit Gorenflot.
—C'est bien heureux; vous convenez donc que vous avez été à cette assemblée? comment diable rappelez-vous? Attendez donc! l'assemblée de la Sainte-Union. C'est cela.
Gorenflot laissa tomber sa tête sur sa poitrine et poussa un gémissement.
—Je suis somnambule, dit-il; il y a longtemps que je m'en doutais.
—Somnambule, dit Chicot, qu'est-ce que cela signifie?
—Cela signifie, monsieur Chicot, dit le moine, que chez moi l'esprit domine la matière à tel point, que, tandis que la matière dort, l'esprit veille, et qu'alors l'esprit commande à la matière, qui, tout endormie qu'elle est, est forcée d'obéir.
—Eh! compère, dit Chicot, cela ressemble fort à quelque magie; si vous êtes possédé, dites-le-moi franchement; un homme qui marche en dormant, qui gesticule en dormant, qui fait des discours dans lesquels il attaque le roi, toujours en dormant, ventre de biche! ce n'est point naturel, cela; arrière, Belzébuth, vade retro, Satanas!
Et Chicot fit faire un écart à son cheval.
—Ainsi, dit Gorenflot, vous aussi vous m'abandonnez, monsieur Chicot. Tu quoque, Brute. Ah! ah! je n'aurais jamais cru cela de votre part.
Et le moine désespéré essaya de moduler un sanglot.
Chicot eut pitié de cet immense désespoir, qui n'en paraissait que plus terrible pour être concentré.
—Voyons, dit-il, que m'as-tu dit?
—Quand cela?
—Tout à l'heure.
—Hélas! je n'en sais rien, je suis prêt à devenir fou, j'ai la tête pleine et l'estomac vide; mettez-moi sur la voie, monsieur Chicot.
—Tu m'as parlé de voyager?
—C'est vrai, je vous ai dit que le révérend prieur m'avait invité à voyager.
—De quel côté? demanda Chicot.
—Du côté où je voudrai, répondit le moine.
—Et tu vas?
—Je n'en sais rien. Gorenflot leva ses deux mains au ciel.—A la grâce de Dieu! dit-il. Monsieur Chicot, prêtez-moi deux écus pour m'aider à faire mon voyage.
—Je fais mieux que cela, dit Chicot.
—Ah! voyons, que faites-vous?
—Moi aussi, je vous ai dit que je voyageais.
—C'est vrai, vous me l'avez dit.
—Eh bien, je vous emmène.
Gorenflot regarda le Gascon avec défiance et en homme qui n'ose pas croire à une pareille faveur.
—Mais à condition que vous serez bien sage, moyennant quoi je vous permets d'être très-impie. Acceptez-vous ma proposition?
—Si je l'accepte! dit le moine; si je l'accepte!… Mais avons-nous de l'argent pour voyager?
—Tenez, dit Chicot en tirant une longue bourse gracieusement arrondie à partir du col.
Gorenflot fit un bond de joie.
—Combien? demanda-t-il.
—Cent cinquante pistoles.
—Et où allons-nous?
—Tu le verras, compère.
—Quand déjeunons nous?
—Tout de suite.
—Mais sur quoi monterai-je? demanda Gorenflot avec inquiétude.
—Pas sur mon cheval, corboeuf! tu le tuerais.
—Alors, fit Gorenflot désappointé, comment faire?
—Rien de plus simple; tu as un ventre comme Silène, tu es ivrogne comme lui. Eh bien, pour que la ressemblance soit parfaite, je t'achèterai un âne.
—Vous êtes mon roi, monsieur Chicot; vous êtes mon soleil. Prenez l'âne un peu fort; vous êtes mon dieu. Maintenant, où déjeunons-nous?
—Ici, morbleu! ici même. Regarde au-dessus de cette porte, et lis, si tu sais lire.
En effet, on était arrivé devant une espèce d'auberge. Gorenflot suivit la direction indiquée par le doigt de Chicot et lut:
«Ici, jambons, oeufs, pâtés d'anguilles et vin blanc.»
Il serait difficile de dire la révolution qui se fit sur le visage de Gorenflot à cette vue: sa figure s'épanouit, ses yeux s'écarquillèrent, sa bouche se fendit pour montrer une double rangée de dents blanches et affamées. Enfin il leva ses deux bras en l'air en signe de joyeux remercîment, et, balançant son énorme corps avec une sorte de cadence, il chanta la chanson suivante, à laquelle son ravissement pouvait seul servir d'excuse:
Quand l'ânon est deslâché,
Quand le vin est débouché,
L'un redresse son oreille,
L'autre sort de la bouteille.
Mais rien n'est si éventé
Que le moine en pleine treille,
Mais rien n'est si desbasté
Que le moine en liberté.
—Bien dit, s'écria Chicot, et, pour ne pas perdre de temps, mettez-vous à table, mon cher frère; moi, je vais vous faire servir et chercher un âne.
CHAPITRE III
COMMENT FRÈRE GORENFLOT VOYAGEA SUR UN ÂNE NOMMÉ PANURGE, ET APPRIT DANS SON VOYAGE BEAUCOUP DE CHOSES QU'IL NE SAVAIT PAS.
Ce qui rendait Chicot si indifférent du soin de son propre estomac, pour lequel, tout fou qu'il était ou qu'il se vantait d'être, il avait d'ordinaire autant de condescendance que pouvait en avoir un moine, c'est qu'avant de quitter l'hôtel de la Corne d'Abondance il avait copieusement déjeuné.
Puis les grandes passions nourrissent, à ce qu'on dit, et Chicot, dans ce moment même, avait une grande passion.
Il installa donc frère Gorenflot à une table de la petite maison, et on lui passa par une sorte de tour du jambon, des oeufs et du vin, qu'il se mit à expédier avec sa célérité et sa continuité ordinaires.
Cependant Chicot était allé dans le voisinage s'enquérir de l'âne demandé par son compagnon; il trouva chez des paysans de Sceaux, entre un boeuf et un cheval, cet âne pacifique, objet des voeux de Gorenflot: il avait quatre ans, tirait sur le brun et soutenait un corps assez dodu sur quatre jambes effilées comme des fuseaux. En ce temps, un pareil âne coûtait vingt livres; Chicot en donna vingt-deux et fut béni pour sa magnificence.
Lorsque Chicot revint avec sa conquête, et qu'il entra avec elle dans la chambre même où dînait Gorenflot, Gorenflot, qui venait d'absorber la moitié d'un pâté d'anguilles et de vider sa troisième bouteille, Gorenflot, enthousiasmé de la vue de sa monture et d'ailleurs disposé par les fumées d'un vin généreux à tous les sentiments tendres, Gorenflot sauta au cou de son âne, et, après l'avoir embrassé sur l'une et l'autre mâchoire, il introduisit entre les deux une longue croûte de pain, qui fit braire d'aise celui-ci.
—Oh! oh! dit Gorenflot, voilà un animal qui a une belle voix, nous chanterons quelquefois ensemble. Merci, ami Chicot, merci.
Et il baptisa incontinent son âne du nom de Panurge.
Chicot jeta un coup d'oeil sur la table et vit que, sans tyrannie aucune, il pouvait exiger de son compagnon qu'il restât de son dîner où il en était.
Il se mit donc à dire de cette voix à laquelle Gorenflot ne savait point résister:
—Allons, en route, compère, en route. A Melun nous goûterons.
Le ton de voix de Chicot était si impératif, et Chicot, au milieu de ce commandement un peu dur, avait su glisser une si douce promesse, qu'au lieu de faire aucune observation Gorenflot répéta:
—A Melun! à Melun!
Et, sans plus tarder, Gorenflot, à l'aide d'une chaise, se hissa sur son âne vêtu d'un simple coussin de cuir, d'où pendaient deux lanières en guise d'étriers. Le moine passa ses sandales dans les deux lanières, prit la longe de l'âne dans sa main droite, appuya son poing gauche sur la hanche, et sortit de l'hôtel, majestueux comme le dieu auquel Chicot avait avec quelque raison prétendu qu'il ressemblait.
Quant à Chicot, il enfourcha son cheval avec l'aplomb d'un cavalier consommé, et les deux cavaliers prirent incontinent la route de Melun au petit trot de leurs montures.
On fit de la sorte quatre lieues tout d'une traite, puis on s'arrêta un instant. Le moine profita d'un beau soleil pour s'étendre sur l'herbe et dormir. Chicot, de son côté, fit un calcul d'étapes d'après lequel il reconnut que, pour faire cent vingt lieues, à dix lieues par jour, il mettrait douze jours.
Panurge brouta du bout des lèvres une touffe de chardons.
Dix lieues était raisonnablement tout ce qu'on pouvait exiger des forces combinées d'un âne et d'un moine.
Chicot secoua la tête.
—Ce n'est pas possible, murmura-t-il en regardant Gorenflot, qui dormait sur le revers de ce fossé ni plus ni moins que sur le plus doux édredon; ce n'est pas possible, il faut, s'il veut me suivre, que le frocard fasse au moins quinze lieues par jour.
Comme on le voit, frère Gorenflot était depuis quelque temps destiné aux cauchemars.
Chicot le poussa du coude afin de le réveiller, et, quand il serait réveillé, de lui communiquer son observation.
Gorenflot ouvrit les yeux.
—Est-ce que nous sommes à Melun? dit-il, j'ai faim.
—Non, compère, dit Chicot, pas encore, et voilà justement pourquoi je vous éveille; c'est qu'il est urgent d'y arriver. Nous allons trop doucement, ventre de biche! nous allons trop doucement.
—Eh! cela vous fâche-t-il, cher monsieur Chicot, de marcher doucement? la route de la vie va en montant, puisqu'elle aboutit au ciel, et c'est très-fatigant de monter; d'ailleurs, qui nous presse? Plus de temps nous mettrons à faire la route, plus de temps nous demeurerons ensemble. Est-ce que je ne voyage pas, moi, pour la propagation de la foi, et vous pour votre plaisir? Eh bien, moins vite nous irons, mieux la foi sera propagée; moins vite nous irons, mieux vous vous amuserez. Par exemple, mon avis serait de demeurer quelques jours à Melun; on y mange, à ce que l'on assure, d'excellents pâtés d'anguilles, et je voudrais faire une comparaison consciencieuse et raisonnée entre le pâté d'anguilles de Melun et celui des autres pays. Que dites-vous de cela, monsieur Chicot?
—Je dis, reprit le Gascon, que mon avis, au contraire, est d'aller le plus vite possible; de ne pas goûter à Melun, et de souper seulement à Montereau, pour regagner le temps perdu.
Gorenflot regarda son compagnon de voyage en homme qui ne comprend pas.
—Allons! en route, en route! dit Chicot.
Le moine, qui était couché tout de son long, les mains croisées sous sa tête, se contenta de s'asseoir sur son derrière en poussant un gémissement.
—Ensuite, continua Chicot, si vous voulez rester en arrière et voyager à votre guise, compère, vous en êtes le maître.
—Non pas, dit Gorenflot, effrayé de cet isolement auquel il venait d'échapper comme par miracle, non pas. Je vous suis, monsieur Chicot, je vous aime trop pour vous quitter.
—Alors, en selle, compère, en selle!
Gorenflot tira son âne contre une borne, et parvint à s'établir dessus, cette fois, non plus à califourchon, mais de côté, à la manière des femmes: il prétendait que cela lui était plus commode pour causer. Le fait est que le moine avait prévu un redoublement de vitesse dans la marche de sa monture, et que, disposé ainsi, il avait deux points d'appui: la crinière et la queue.
Chicot prit le grand trot: l'âne suivit en brayant.
Les premiers moments furent terribles pour Gorenflot; heureusement la partie sur laquelle il reposait avait une telle surface, qu'il lui était moins difficile qu'à un autre de maintenir son centre de gravité.
De temps en temps Chicot se haussait sur ses étriers, explorait la route, et, ne voyant pas à l'horizon ce qu'il cherchait, redoublait de vitesse.
Gorenflot laissa passer ces premiers signes d'investigation et d'impatience sans en demander la cause, préoccupé qu'il était de demeurer sur sa monture. Mais, quand peu à peu il se fut remis, quand il eut appris à respirer sa brassée, comme disent les nageurs, et quand il eut remarqué que Chicot continuait le même jeu:
—Eh! dit-il, que cherchez-vous donc? cher monsieur Chicot.
—Rien, répliqua celui-ci. Je regarde où nous allons.
—Mais nous allons à Melun, ce me semble; vous l'avez dit vous-même, vous aviez même ajouté d'abord….
—Nous n'allons pas, compère, nous n'allons pas, dit Chicot en piquant son cheval.
—Comment! nous n'allons pas! s'écria le moine; mais nous ne quittons pas le trot!
—Au galop! au galop! dit le Gascon en faisant prendre cette allure à son cheval.
Panurge, entraîné par l'exemple, prit le galop, mais avec une rage mal déguisée, qui ne promettait rien de bon à son cavalier.
Les suffocations de Gorenflot redoublèrent.
—Dites donc, dites donc, monsieur Chicot, s'écria-t-il aussitôt qu'il put parler, vous appelez cela un voyage d'agrément; mais je ne m'amuse pas du tout, moi.
—En avant! en avant! répondit Chicot.
—Mais la côte est dure.
—Les bons cavaliers ne galopent qu'en montant.
—Oui, mais moi, je n'ai pas la prétention d'être un bon cavalier.
—Alors, restez en arrière.
—Non pas, ventrebleu! s'écria Gorenflot, pour rien au monde.
—Eh bien, alors, comme je vous le disais, en avant! en avant!
Et Chicot imprima à son cheval un degré de rapidité de plus.
—Voilà Panurge qui râle, cria Gorenflot, voilà Panurge qui s'arrête.
—Alors, adieu, compère, fit Chicot.
Gorenflot eut un instant envie de répondre de la même façon; mais il se rappela que ce cheval qu'il maudissait au fond du coeur et qui portait un homme si fantasque portait aussi la bourse qui était dans la poche de cet homme. Il se résigna donc, et, battant avec ses sandales les flancs de l'âne en fureur, il le força de reprendre le galop.
—Je tuerai mon pauvre Panurge, s'écria lamentablement le moine pour porter un coup décisif à l'intérêt de Chicot, puisqu'il ne paraissait avoir aucune influence sur sa sensibilité. Je le tuerai, bien sûr.
—Eh bien, tuez-le, compère, tuez-le, répondit Chicot, sans que cette observation, si importante que la jugeait Gorenflot, lui fît en aucune façon ralentir sa marche; tuez-le, nous achèterons une mule.
Comme s'il eût compris ces paroles menaçantes, l'âne quitta le milieu de la route, et vola dans un petit chemin latéral bien sec, où Gorenflot ne se fût point hasardé à marcher à pied.
—A moi, criait le moine, à moi, je vais rouler dans la rivière.
—Il n'y a aucun danger, dit Chicot: si vous tombez dans la rivière, je vous garantis que vous nagerez tout seul.
—Oh! murmura Gorenflot, j'en mourrai, c'est sûr. Et quand on pense que tout cela m'arrive parce que je suis somnambule!
Et le moine leva au ciel un regard qui voulait dire:
—Seigneur! Seigneur! quel crime ai-je donc commis pour que vous m'affligiez de cette infirmité?
Tout à coup Chicot, arrivé au sommet de la montée, arrêta son cheval d'un temps si court et si saccadé, que l'animal, surpris, plia sur ses jarrets de derrière au point que sa croupe toucha presque le sol.
Gorenflot, moins bon cavalier que Chicot, et qui, d'ailleurs, au lieu de bride, n'avait qu'une longe, Gorenflot, disons-nous, continua son chemin.
—Arrête, corboeuf! arrête, cria Chicot.
Mais l'âne s'était fait à l'idée de galoper, et l'idée d'un âne est chose tenace.
—Arrêteras-tu? cria Chicot, ou, foi de gentilhomme, je t'envoie une balle de pistolet.
—Quel diable d'homme est-ce là! se dit Gorenflot, et par quel animal a-t-il été mordu?
Puis, comme la voix de Chicot retentissait de plus en plus terrible, et que le moine croyait déjà entendre siffler la balle dont il était menacé, il exécuta une manoeuvre pour laquelle la manière dont il était placé lui donnait la plus grande facilité, ce fut de se laisser glisser de sa monture à terre.
—Voilà! dit-il en se laissant bravement tomber sur son derrière et en se cramponnant des deux mains à la longe de son âne, qui lui fit faire quelques pas ainsi, mais qui finit enfin par s'arrêter.
Alors Gorenflot chercha Chicot pour recueillir sur son visage les marques de satisfaction qui ne pouvaient manquer de s'y peindre, à la vue d'une manoeuvre si habilement exécutée.
Chicot était caché derrière une roche, et continuait de là ses signaux et ses menaces.
Cette précaution fit comprendre au moine qu'il y avait quelque chose sous jeu. Il regarda en avant et aperçut à cinq cents pas sur la route trois hommes qui cheminaient tranquillement sur leurs mules. Au premier coup d'oeil, il reconnut les voyageurs qui étaient sortis le matin de Paris par la porte Bordelle, et que Chicot, à l'affût derrière son arbre, avait si ardemment suivis des yeux.
Chicot attendit dans la même posture que les trois voyageurs fussent hors de vue; puis, alors seulement, il rejoignit son compagnon, qui était resté assis à la même place où il était tombé, tenant toujours la longe de Panurge entre les mains.
—Ah çà! dit Gorenflot, qui commençait à perdre patience, expliquez-moi un peu, cher monsieur Chicot, le commerce que nous faisons: tout à l'heure il fallait courir ventre à terre, maintenant il faut demeurer court à l'endroit où nous sommes.
—Mon bon ami, dit Chicot, je voulais savoir si votre âne était de bonne race et si je n'avais pas été volé en le payant vingt-deux livres; maintenant l'expérience est faite, et je suis on ne peut plus satisfait.
Le moine ne fut pas dupe, comme on le comprend bien, d'une pareille réponse, et il se préparait à le faire voir à son compagnon, lorsque sa paresse naturelle l'emporta, lui soufflant à l'oreille de n'entrer dans aucune discussion.
Il se contenta donc de répondre, sans même cacher sa mauvaise humeur:
—N'importe, je suis fort las, et j'ai très-faim.
—Eh bien, qu'à cela ne tienne, reprit Chicot en frappant gaillardement sur l'épaule du frocard, moi aussi je suis las, moi aussi j'ai faim, et à la première hôtellerie que nous trouverons sur notre….
—Eh bien, demanda Gorenflot, qui avait peine à croire au retour qu'annonçaient les premières paroles du Gascon.
—Eh bien, dit celui-ci, nous commanderons une grillade de porc, un ou deux poulets fricassés et un broc du meilleur vin de la cave.
—Vraiment! reprit Gorenflot; est-ce bien sûr, cette fois? voyons.
—Je vous le promets, compère.
—Eh bien! alors, dit le moine en se relevant, mettons-nous sans retard à la recherche de cette bienheureuse hôtellerie. Viens, Panurge, tu auras du son.
L'âne se mit à braire de plaisir.
Chicot remonta sur son cheval, Gorenflot conduisit son âne par la longe.
L'auberge tant désirée apparut bientôt à la vue des voyageurs; elle s'élevait entre Corbeil et Melun; mais, à la grande surprise de Gorenflot, qui en admirait de loin l'aspect affriolant, Chicot ordonna au moine de remonter sur son âne, et commença d'exécuter un détour par la gauche pour passer derrière la maison; au reste, par un seul coup d'oeil, Gorenflot, dont la compréhension faisait de rapides progrès, se rendit compte de cette bizarrerie; les trois mules des voyageurs, dont Chicot paraissait suivre les traces, étaient arrêtées devant la porte.
—C'est donc au gré de ces voyageurs maudits, pensa Gorenflot, que vont se disposer les événements de notre voyage et se régler les heures de nos repas? C'est triste.
Et il poussa un profond soupir.
Panurge, qui, de son côté, vit qu'on l'écartait de la ligne droite, que tout le monde, même les ânes, sait être la plus courte, s'arrêta court, et se roidit sur les quatre pieds, comme s'il était décidé à prendre racine à l'endroit même où il se trouvait.
—Voyez, dit Gorenflot d'un ton lamentable, mon âne lui-même ne veut plus avancer.
—Ah! il ne veut plus avancer, dit Chicot, attends! attends!
Et il s'approcha d'une haie de cornouillers, où il tailla une baguette longue de cinq pieds, grosse comme le pouce, solide et flexible à la fois.
Panurge n'était pas un de ces quadrupèdes stupides qui ne se préoccupent point de ce qui se passe autour d'eux et qui ne pressentent les événements que lorsque ces événements leur tombent sur le dos. Il avait suivi la manoeuvre de Chicot, pour lequel il commençait sans doute à ressentir la considération qu'il méritait, et dès qu'il avait cru remarquer ses intentions, il avait déroidi ses jambes et était parti au pas relevé.
—Il va, il va! cria le moine à Chicot.
—N'importe, dit celui-ci, pour qui voyage en compagnie d'un âne et d'un moine, un bâton n'est jamais inutile.
Et le Gascon acheva de cueillir le sien.
CHAPITRE IV
COMMENT FRÈRE GORENFLOT TROQUA SON ÂNE CONTRE UNE MULE, ET SA MULE CONTRE UN CHEVAL.
Cependant les tribulations de Gorenflot touchaient à leur terme, pour cette journée du moins; après le détour fait, on reprit le grand chemin, et l'on s'arrêta à trois quarts de lieue plus loin, dans une auberge rivale. Chicot prit une chambre qui donnait sur la route et commanda le souper, qui lui fut servi dans la chambre; mais on voyait que la nutrition n'était que la préoccupation secondaire de Chicot. Il ne mangeait que de la moitié de ses dents, tandis qu'il regardait de tous ses yeux et écoutait de toutes ses oreilles. Cette préoccupation dura jusqu'à dix heures; cependant, comme à dix heures Chicot n'avait rien vu ni rien entendu, il leva le siége, ordonnant que son cheval et l'âne du moine, renforcés d'une double ration d'avoine et de son, fussent prêts au point du jour.
A cet ordre, Gorenflot, qui depuis une heure paraissait endormi et qui n'était qu'assoupi dans cette douce extase qui suit un bon repas arrosé d'une quantité suffisante de vin généreux, poussa un soupir.
—Au point du jour? dit-il.
—Eh! ventre de biche! reprit Chicot, tu dois avoir l'habitude de te lever à cette heure-là!
—Pourquoi donc? demanda Gorenflot.
—Et les matines?
—J'avais une exemption du supérieur, répondit le moine.
Chicot haussa les épaules, et le mot fainéants avec un s, lettre qui indiquait la pluralité, vint mourir sur ses lèvres.
—Mais oui, fainéants, dit Gorenflot; mais oui, pourquoi pas donc?
—L'homme est né pour le travail, dit sentencieusement le Gascon.
—Et le moine pour le repos, dit le frère; le moine est l'exception de l'homme.
Et, satisfait de cet argument, qui avait paru toucher Chicot lui-même,
Gorenflot fit une sortie pleine de dignité et gagna son lit, que
Chicot, de peur de quelque imprudence sans doute, avait fait dresser
dans la même chambre que le sien.
Le lendemain, en effet, à la pointe du jour, si frère Gorenflot n'eût point dormi du plus profond sommeil il eût pu voir Chicot se lever, s'approcher de la fenêtre et se mettre en observation derrière le rideau.
Bientôt, quoique protégé par la tenture, Chicot fit un pas rapide en arrière, et, si Gorenflot, au lieu de continuer de dormir, eût été éveillé, il eût entendu claqueter sur le pavé les fers des trois mules.
Chicot alla aussitôt à Gorenflot, qu'il secoua par le bras jusqu'à ce que celui-ci ouvrit les yeux.
—Mais n'aurai-je donc plus un instant de tranquillité? balbutia
Gorenflot, qui venait de dormir dix heures de suite.
—Alerte! alerte! dit Chicot, habillons-nous et parlons.
—Mais le déjeuner? fit le moine.
—Il est sur la route de Montereau.
—Qu'est-ce que c'est que cela, Montereau? demanda le moine, fort ignare en géographie.
—Montereau, dit le Gascon, est la ville où l'on déjeune; cela vous suffit-il?
—Oui, répondit laconiquement Gorenflot.
—Alors, compère, fit le Gascon, je descends pour payer notre dépense et celle de nos bêtes; dans cinq minutes, si vous n'êtes pas prêt, je pars sans vous.
Une toilette de moine n'est pas longue à faire; cependant Gorenflot mit six minutes. Aussi, en arrivant à la porte, vit-il Chicot qui, exact comme un Suisse, avait déjà pris les devants.
Le moine enfourcha Panurge, qui, excité par la double ration de foin et d'avoine que venait de lui faire administrer Chicot, prit le galop de lui-même, et eut bientôt conduit son cavalier côte à côte du Gascon.
Le Gascon était droit sur les étriers, et de la tête aux pieds ne faisait pas un pli.
Gorenflot se dressa sur les siens, et vit à l'horizon les trois mules et les trois cavaliers qui descendaient derrière un monticule.
Le moine poussa un soupir en songeant combien il était triste qu'une influence étrangère agît ainsi sur sa destinée.
Cette fois Chicot lui tint parole, et l'on déjeuna à Montereau.
La journée eut de grandes ressemblances avec celle de la veille; et celle du lendemain présenta à peu près la même série d'événements. Nous passerons donc rapidement sur les détails; et Gorenflot commençait à se faire tant bien que mal à cette existence accidentée, quand, vers le soir, il vit Chicot perdre graduellement toute sa gaieté; depuis midi, il n'avait pas aperçu l'ombre des trois voyageurs qu'il suivait; aussi soupa-t-il de mauvaise humeur et dormit-il mal.
Gorenflot mangea et but pour deux, essaya ses meilleures chansons.
Chicot demeura dans son impassibilité.
Le jour naissait à peine, qu'il était sur pied, secouant son compagnon; le moine s'habilla, et, dès le départ, on prit un trot qui se changea bientôt en galop frénétique.
Mais on eut beau courir, pas de mules à l'horizon.
Vers midi, âne et cheval étaient sur les dents.
Chicot alla droit à un bureau de péage établi sur le pont de
Villeneuve-le-Roi pour les bêtes à pied fourchu.
—Avez-vous vu, demanda-t-il, trois voyageurs montés sur des mules, qui ont dû passer ce matin?
—Ce matin, mon gentilhomme? répondit le péager; non; hier, à la bonne heure.
—Hier?
—Oui, hier soir, à sept heures.
—Les avez-vous remarqués?
—Dame! comme on remarque des voyageurs.
—Je vous demande si vous vous souvenez de la condition de ces hommes.
—Il m'a paru qu'il y avait un maître et deux laquais.
—C'est bien cela, dit Chicot.
Et il donna un écu au péager.
Puis, se parlant à lui-même:
—Hier soir, à sept heures, murmura-t-il; ventre de biche! ils ont douze heures d'avance sur moi. Allons, du courage!
—Écoutez, monsieur Chicot, dit le moine, du courage, j'en ai encore pour moi; mais je n'en ai plus pour Panurge.
En effet, le pauvre animal, surmené depuis deux jours, tremblait sur ses quatre jambes et communiquait à Gorenflot l'agitation de son pauvre corps.
—Et votre cheval lui-même, continua Gorenflot, voyez dans quel état il est.
En effet, le noble animal, si ardent qu'il fût et à cause même de son ardeur, était ruisselant d'écume, et une chaude fumée sortait par ses naseaux, tandis que le sang paraissait prêt à jaillir de ses yeux.
Chicot examina rapidement les deux bêtes, et parut se ranger à l'avis de son compagnon.
Gorenflot respirait, quant tout à coup:
—Là! frère quêteur, dit Chicot: il s'agit ici de prendre une grande résolution.
—Mais nous ne prenons que cela depuis quelques jours! s'écria Gorenflot, dont le visage se décomposa d'avance sans même qu'il sût ce qui allait lui être proposé.
—Il s'agit de nous quitter, dit Chicot, prenant du premier coup, comme on dit, le taureau par les cornes.
—Bah! fit Gorenflot; toujours la même plaisanterie! Nous quitter, et pourquoi?
—Vous allez trop doucement, compère.
—Vertudieu! dit Gorenflot; mais je vais comme le vent; mais nous avons galopé ce matin cinq heures de suite!
—Ce n'est point encore assez.
—Alors repartons; plus nous irons vite, plus nous arriverons tôt; car enfin je présume que nous arriverons.
—Mon cheval ne veut pas aller, et votre âne refuse le service.
—Alors comment faire?
—Nous allons les laisser ici, et nous les reprendrons en passant.
—Mais nous? Comptez-vous donc continuer la route à pied?
—Nous monterons sur des mules.
—Et en avoir?
—Nous en achèterons.
—Allons, dit Gorenflot en soupirant, encore ce sacrifice,
—Ainsi?
—Ainsi, va pour la mule.
—Bravo! compère, vous commencez à vous former; recommandez Bayard et Panurge aux soins de l'aubergiste; moi, je vais faire nos acquisitions.
Gorenflot s'acquitta en conscience du soin dont il était chargé; pendant les quatre jours de relations qu'il avait eues avec Panurge, il avait apprécié, nous ne dirons pas ses qualités, mais ses défauts, et il avait remarqué que ces trois défauts éminents étaient ceux auxquels lui-même était enclin, la paresse, la luxure et la gourmandise. Cette remarque l'avait touché, et ce n'était qu'avec regret que Gorenflot se séparait de son âne; mais Gorenflot était non-seulement paresseux, luxurieux et gourmant, il était de plus égoïste, et il préférait encore se séparer de Panurge que se séparer de Chicot, attendu, nous l'avons dit, que Chicot portait la bourse.
Chicot revint avec deux mules, sur lesquelles on fit vingt lieues ce jour-là: de sorte que le soir, à la porte d'un maréchal, Chicot eut la joie d'apercevoir les trois mules.
—Ah! fit-il, respirant pour la première fois.
—Ah! soupira à son tour le moine.
Mais l'oeil exercé du Gascon ne reconnut ni les harnais des mules, ni leur maître, ni ses valets; les mules en étaient réduites à leur ornement naturel, c'est-à-dire qu'elles étaient complètement dépouillées; quant au maître et aux laquais, ils étaient disparus.
Bien plus, autour de ces animaux étaient des gens inconnus qui les examinaient et semblaient en faire l'expertise: c'était un maquignon d'abord, et puis le maréchal avec deux franciscains; ils faisaient tourner et retourner les mules, puis ils regardaient les dents, les pieds et les oreilles; en un mot, ils les essayaient.
Un frisson parcourut tout le corps de Chicot.
—Va devant, dit-il à Gorenflot, approche-toi des franciscains; tire-les à part, interroge-les; de moines à moines, vous n'aurez pas de secrets, j'espère; informe-toi adroitement de qui viennent ces mules, le prix qu'on veut les vendre et ce que sont devenus leurs propriétaires; puis reviens me dire tout cela.
Gorenflot, inquiet de l'inquiétude de son ami, partit au grand trot de sa mule, et revint l'instant d'après.
Voilà l'histoire, dit-il. D'abord, savez-vous où nous sommes?
—Eh! morbleu! nous sommes sur la route de Lyon, dit Chicot, c'est la seule chose qu'il m'importe de savoir.
—Si fait, il vous importe encore de savoir, à ce que vous m'avez dit du moins, ce que sont devenus les propriétaires de ces mules.
—Oui, va.
—Celui qui semble un gentilhomme….
—Bon.
—Celui qui semble un gentilhomme a pris ici la route d'Avignon, une route qui raccourcit le chemin, à ce qu'il paraît, et qui passe par Château-Chinon et Privas.
—Seul?
—Comment, seul?
—Je demande s'il a pris cette route seul.
—Avec un laquais.
—Et l'autre laquais?
—L'autre laquais à continué son chemin.
—Vers Lyon?
—Vers Lyon.
—A merveille. Et pourquoi le gentilhomme va-t-il à Avignon? Je croyais qu'il allait à Rome. Mais, reprit Chicot, comme se parlant à lui-même, je te demande là des choses que tu ne peux savoir.
—Si fait… je le sais, répondit Gorenflot. Ah! voilà qui vous étonne!
—Comment, tu le sais?
—Oui, il va à Avignon, parce que S.S. le pape Grégoire XIII a envoyé à Avignon un légat chargé de ses pleins pouvoirs.
—Bon, dit Chicot, je comprends… et les mules?
—Les mules étaient fatiguées; ils les ont vendues à un maquignon, qui veut les revendre à des franciscains.
—Combien?
—Quinze pistoles la pièce.
—Comment donc ont-ils continué leur route?
—Sur des chevaux qu'ils ont achetés.
—A qui?
—A un capitaine de reîtres qui se trouve ici en remonte.
—Ventre de biche! compère, s'écria Chicot; tu es un homme précieux, et c'est d'aujourd'hui seulement que je t'apprécie.
Gorenflot fit la roue.
—Maintenant, continua Chicot, achève ce que tu as si bien commencé.
—Que faut-il faire?
Chicot mit pied à terre, et, jetant la bride au bras du moine:
—Prends les deux mules et va les offrir pour vingt pistoles aux franciscains; ils te doivent la préférence.
—Et ils me la donneront, dit Gorenflot, ou je les dénonce à leur supérieur.
—Bravo, compère, tu te formes.
—Ah! mais, demanda Gorenflot, comment continuerons-nous notre route?
—A cheval, morbleu, à cheval!
—Diable! fit le moine en se grattant l'oreille.
—Allons donc, dit Chicot, un écuyer comme toi!
—Bah! dit Gorenflot, au petit bonheur! Mais où vous retrouverai-je?
—Sur la place de la ville.
—Allez m'y attendre.
Et le moine s'avança d'un pas résolu vers les franciscains, tandis que Chicot, par une rue de traverse, gagnait la place principale du petit bourg.
Là il trouva, dans l'auberge du Coq-Hardi, le capitaine de reîtres qui buvait d'un jolit petit vin d'Auxerre que les amateurs de second ordre confondaient avec les crus de Bourgogne; il prit de lui de nouveaux renseignements, qui confirmèrent en tous points ceux que lui avait donnés Gorenflot.
En un instant, Chicot eut traité avec le remonteur de deux chevaux que celui-ci porta à l'instant même comme morts en route, et que, grâce à cet accident, il put donner pour trente-cinq pistoles les deux.
Il ne s'agissait plus que de faire prix pour les selles et les brides, quand Chicot vit, par une petite rue latérale, déboucher le moine portant les deux selles sur sa tête et les deux brides à ses mains.
—Oh! oh! fit-il, qu'est-ce que cela, compère?
—Eh bien, dit Gorenflot, ce sont les selles et les brides de nos mules.
—Tu les as donc retenues, frocard? dit Chicot avec son large sourire.
—Oui-da! fit le moine.
—Et tu as vendu les mules?
—Dix pistoles chacune.
—Qu'on t'a payées?
—Voici l'argent.
Et Gorenflot fit sonner sa poche pleine de monnaies de toute espèce.
—Ventre de biche! s'écria Chicot, tu es un grand homme, compère.
—Voilà comme je suis, dit Gorenflot avec une modeste fatuité.
—A l'oeuvre! dit Chicot.
—Ah! mais j'ai soif, dit le moine.
—Eh bien, bois pendant que je vais aller seller nos bêtes; mais pas trop.
—Une bouteille.
—Va pour une bouteille.
Gorenflot en but deux, et vint rendre le reste de l'argent à Chicot.
Chicot eut un instant l'idée de laisser au moine les vingt pistoles diminuées du prix des deux bouteilles; mais il réfléchit que, du jour où Gorenflot posséderait deux écus, il n'en serait plus le maître. Il prit donc l'argent sans que le moine s'aperçut même du moment d'hésitation qu'il venait d'éprouver, et se mit en selle.
Le moine en fit autant, avec l'aide de l'officier des reîtres, qui était un homme craignant Dieu, et qui tint le pied de Gorenflot, service en échange duquel, aussitôt qu'il fut juché sur son cheval, Gorenflot lui donna sa bénédiction.
—A la bonne heure, dit Chicot en mettant sa monture au galop, voilà un gaillard bien béni!
Gorenflot, voyant courir son souper devant lui, lança son cheval sur ses traces; d'ailleurs, il faisait des progrès en équitation; au lieu d'empoigner la crinière d'une main et la queue de l'autre, comme il faisait autrefois, il saisit à deux mains le pommeau de selle, et, avec ce seul point d'appui, il courut tant que Chicot le voulut bien.
Il finit par y mettre plus d'activité que son patron, car toutes les fois que Chicot changeait d'allure et modérait son cheval, le moine, qui préférait le galop au trot, continuait son chemin en criant hurrah à sa monture.
De si nobles efforts méritaient d'être récompensés; le lendemain soir, un peu en avant de Châlons, Chicot avait retrouvé maître Nicolas David, toujours déguisé en laquais, qu'il ne perdit plus de vue jusqu'à Lyon, dont tous trois franchirent les portes vers le soir du huitième jour après leur départ de Paris.
C'était à peu près le moment où, suivant une route opposée, Bussy, Saint-Luc et sa femme arrivaient, comme nous l'avons dit, au château de Méridor.
CHAPITRE V
COMMENT CHICOT ET SON COMPAGNON S'INSTALLÈRENT A L'HÔTELLERIE DU CYGNE DE LA CROIX, ET COMMENT ILS Y FURENT REÇUS PAR L'HÔTE.
Maître Nicolas David, toujours déguisé en laquais, se dirigea vers la place des Terreaux et choisit la principale hôtellerie de la place, qui était celle du Cygne de la Croix.
Chicot l'y vit entrer et demeura un instant en observation pour s'assurer qu'il y avait trouvé de la place et que, par conséquent, il n'en sortirait pas.
—As-tu quelque objection contre l'auberge du Cygne de la Croix? dit le Gascon à son compagnon de voyage.
—Pas la moindre, répondit celui-ci.
—Tu vas donc entrer là, tu feras prix pour une chambre retirée: tu diras que tu attends ton frère, et, en effet, tu m'attendras sur le seuil de la porte; moi, je vais me promener et je ne rentrerai qu'à la nuit close; à la nuit close je reviendrai, je te trouverai à ton poste, et, comme tu auras fait sentinelle, que tu connaîtras le plan de la maison, tu me conduiras à la chambre sans que je me heurte aux gens que je ne veux pas voir. Comprends-tu?
—Parfaitement, dit Gorenflot.
—Choisis la chambre spacieuse, gaie, abordable, contiguë, s'il est possible, à celle du voyageur qui vient d'arriver; fais en sorte qu'elle ait des fenêtres sur la rue, afin que je voie qui entre et qui sort, ne prononce mon nom sous aucun prétexte, et promets des monts d'or au cuisinier.
En effet, Gorenflot s'acquitta merveilleusement de la commission. La chambre choisie, la nuit vint, et, la nuit venue, il alla prendre Chicot par la main et le conduisit à la chambre en question. Le moine, rusé comme l'est toujours un homme d'Église, si sot d'ailleurs que la nature l'ait créé, fit observer à Chicot que leur chambre, située sur un autre palier que celle de Nicolas David, était contiguë à cette chambre, et qu'elle n'en était séparée que par une cloison de bois et de chaux, facile à percer, si on le voulait.
Chicot écouta le moine avec la plus grande attention, et quelqu'un qui eût écouté l'orateur et vu l'auditeur aurait pu suivre à l'épanouissement de l'un les paroles de l'autre.
Puis, lorsque le moine eut fini:
—Tout ce que tu viens de me dire mérite récompense, répondit Chicot, tu auras ce soir du vin de Xérès à souper, Gorenflot; oui, tu en auras, morbleu! ou je ne suis pas ton compère.
—Je ne connais pas l'ivresse de ce vin, dit Gorenflot; elle doit être agréable.
—Ventre de biche! répliqua Chicot en prenant possession de la chambre, tu la connaîtras dans deux heures, c'est moi qui te le dis.
Chicot fit demander l'hôte.
On trouvera peut-être que le narrateur de cette histoire promène, à la suite de ses personnages, son récit dans un bien grand nombre d'hôtelleries: à ceci il répondra que ce n'est point sa faute si ses personnages, les uns pour servir les désirs de leur maîtresse, les autres pour fuir la colère du roi, vont, les uns au nord et les autres au midi. Or, placé qu'il est entre l'antiquité, qui se passait d'auberge grâce à l'hospitalité fraternelle, et la vie moderne, où l'auberge s'est transformée en table d'hôte, force lui est de s'arrêter dans les hôtelleries où doivent se passer les scènes importantes de son livre; d'ailleurs, les caravansérais de notre Occident se présentaient à cette époque sous une triple forme qui n'était pas à dédaigner, et qui de nos jours a perdu beaucoup de son caractère: cette triple forme était l'auberge, l'hôtellerie et le cabaret. Notez que nous ne parlons point ici de ces agréables maisons de baigneurs qui n'ont point leur équivalent de nos jours, et qui, léguées par la Rome des empereurs au Paris de nos rois, empruntaient à l'antiquité le multiple agrément de ses profanes tolérances.
Mais ces établissements étaient encore renfermés, sous le règne du roi Henri III, dans les murs de la capitale: la province n'avait encore que l'hôtellerie, l'auberge et le cabaret.
Or nous sommes dans une hôtellerie.
C'est ce que fit très-bien sentir l'hôte, lorsqu'il répondit à Chicot, qui l'avait fait demander, comme nous l'avons dit, qu'il eût à prendre patience, attendu qu'il causait avec un voyageur qui, arrivé avant lui, avait le droit de priorité.
Chicot devina que ce voyageur était son avocat.
—Que peuvent-ils se dire? demanda Chicot.
—Vous croyez donc que l'hôte et votre homme en sont aux secrets?
—Dame! vous le voyez bien, puisque cette figure rogue que nous avons aperçue, et qui, je le présume, est celle de l'hôte….
—Elle-même, dit le moine.
—Consent à causer avec un homme habillé en laquais.
—Ah! dit Gorenflot, il a changé d'habit; je l'ai aperçu: il est maintenant vêtu tout de noir.
—Raison de plus, dit Chicot. L'hôte est sans doute de l'intrigue.
—Voulez-vous que je tâche de confesser sa femme? dit Gorenflot.
—Non, dit Chicot, j'aime mieux que tu ailles faire un tour par la ville.
—Bah! et le souper? dit Gorenflot.
—Je le ferai préparer en ton absence, tiens, voilà un écu pour te mettre en train.
Gorenflot prit l'écu avec reconnaissance.
Le moine, dans le courant du voyage, s'était déjà plus d'une fois livré à ces excursions demi-nocturnes qu'il adorait, et que, grâce à son titre de frère quêteur, il risquait de temps en temps à Paris. Mais, depuis sa sortie du couvent, ces excursions lui étaient encore plus chères. Gorenflot maintenant aspirait la liberté par tous les pores, et il en était arrivé à ce que son couvent ne se présentât déjà plus à son souvenir que sous l'aspect d'une prison.
Il sortit donc avec la robe retroussée sur le côté et son écu dans sa poche.
A peine Gorenflot fut-il hors de la chambre, que Chicot, sans perdre un instant, prit une vrille et fit un trou dans la cloison à la hauteur de l'oeil. Cette ouverture, grande comme celle d'une sarbacane, ne lui permettait pas, à cause de l'épaisseur des planches, de voir distinctement les différentes parties de la chambre; mais, en collant son oreille à ce trou, il entendait assez distinctement les voix.
Cependant, grâce à la disposition des personnages et à la place qu'ils occupaient dans l'appartement, le hasard voulut que Chicot pût voir distinctement l'hôte, qui causait avec Nicolas David.
Quelques mots échappaient, comme nous l'avons dit, à Chicot; mais ce qu'il saisit de la conversation cependant suffit à lui prouver que David faisait grand étalage de sa fidélité envers le roi, parlant même d'une mission qui lui était confiée par M. de Morvilliers.
Tandis qu'il parlait ainsi, l'hôte écoutait respectueusement sans doute, mais avec un sentiment qui était au moins de l'indifférence, car il répondait peu. Chicot crut même remarquer, soit dans ses regards, soit dans l'intonation de sa voix, une ironie assez marquée chaque fois qu'il prononçait le nom du roi.
—Eh! eh! dit Chicot, notre hôte serait-il ligueur, par hasard? mordieu, je le verrai bien!
Et, comme il ne se disait rien de bien important dans la chambre de maître Nicolas David, Chicot attendit que l'hôte lui vînt rendre visite à son tour.
Enfin la porte s'ouvrit.
L'hôte tenait son bonnet à la main, mais il avait absolument la même physionomie goguenarde qui venait de frapper Chicot lorsqu'il l'avait vu causant avec l'avocat.
—Asseyez-vous là, mon cher monsieur, lui dit Chicot, et, avant que nous fassions un arrangement définitif, écoutez, s'il vous plaît, mon histoire.
L'hôte parut écouter défavorablement cet exorde, et fit même signe de la tête qu'il désirait rester debout.
—A votre aise, mon cher monsieur, reprit Chicot.
L'hôte fit un signe qui voulait dire que, pour prendre ses aises, il n'avait besoin de la permission de personne.
—Vous m'avez vu ce matin avec un moine, continua Chicot.
—Oui, monsieur, dit l'hôte.
—Silence! il n'en faut rien dire… ce moine est proscrit.
—Bah! fit l'hôte, serait-ce donc quelque huguenot déguisé?
Chicot prit un air de dignité offensée.
—Huguenot! dit-il avec dégoût, qui donc a dit huguenot? Sachez que ce moine est mon parent, et que je n'ai point de parents huguenots. Allons donc! brave homme, vous devriez rougir de dire de pareilles énormités.
—Ah! monsieur, reprit l'hôte, cela s'est vu.
—Jamais dans ma famille, seigneur hôtelier! Ce moine, au contraire, est l'ennemi le plus acharné qui se soit jamais déchaîné contre les huguenots, de sorte qu'il est tombé dans la disgrâce de S.M. Henri III, qui les protège, comme vous savez.
L'hôte paraissait commencer à prendre un vif intérêt à la persécution de Gorenflot.
—Silence! dit-il en approchant un doigt de ses lèvres.
—Comment, silence! demanda Chicot, est-ce que vous auriez ici des gens du roi, par hasard?
—J'en ai peur, dit l'hôte avec un signe de tête; là, à côté, il y a un voyageur.
—C'est qu'alors, reprit Chicot, nous nous sauverions tout de suite, mon parent et moi; car, proscrit, menacé…
—Et où iriez-vous?
—Nous avons deux ou trois adresses que nous a données un aubergiste de nos amis, maître la Hurière.
—La Hurière, vous connaissez la Hurière?
—Chut! il ne faut pas le dire; mais nous avons fait connaissance le soir de la Saint-Barthélemy.
—Allons, dit l'hôte, je vois que vous êtes tous deux, votre parent et vous, de saintes gens; moi aussi je connais la Hurière. J'avais même envie, quand j'achetai cette hôtellerie, de prendre en témoignage d'amitié la même enseigne que lui: A la Belle-Étoile; mais l'hôtellerie était connue sous la dénomination de l'hôtellerie du Cygne de la Croix; j'ai eu peur que ce changement ne me fit tort; ainsi vous dites donc, monsieur, que votre parent…
—A eu l'imprudence de prêcher contre les huguenots; qu'il a eu un succès énorme, et que Sa Majesté Très-Chrétienne, furieuse de ce succès, qui lui dévoilait la disposition des esprits, le cherchait pour le faire emprisonner.
—Et alors? demanda l'hôte avec un accent d'intérêt auquel il n'y avait point à se tromper.
—Ma foi, je l'ai enlevé, dit Chicot.
—Et vous avez bien fait, pauvre cher homme.
—M. de Guise m'avait bien offert de le protéger.
—Comment, le grand Henri de Guise? Henri le Balafré?
—Henri le saint.
—Oui, vous l'avez dit, Henri le saint.
—Mais j'ai craint la guerre civile.
—Alors, dit l'hôte, si vous êtes des amis de M. de Guise, vous connaissez ceci?
Et l'hôte fit de la main à Chicot un espèce de signe maçonique à l'aide duquel les ligueurs se reconnaissaient.
Chicot, dans la fameuse nuit qu'il avait passée au couvent Sainte-Geneviève, avait remarqué, non-seulement ce signe, qui avait été vingt fois répété devant lui, mais encore le signe qui y répondait.
—Parbleu, dit-il, et vous ceci?
Et Chicot à son tour fit le second signe.
—Alors, dit l'aubergiste avec le plus complet abandon, vous êtes ici chez vous: ma maison est la vôtre; regardez-moi comme un ami, je vous regarde comme un frère, et, si vous n'avez pas d'argent…
Chicot, pour toute réponse, tira de sa poche une bourse qui, quoique déjà un peu entamée, présentait encore une corpulence assez honorable.
La vue d'une bourse bien rondelette est toujours agréable, même à l'homme généreux qui vous offre de l'argent, et qui apprend ainsi que vous n'en avez pas besoin; de sorte qu'il conserve le mérite de son offre sans avoir eu besoin de la mettre à exécution.
—Bien, dit l'hôte.
—Je vous dirai, ajouta Chicot, pour vous tranquilliser davantage encore, que nous voyageons pour la propagation de la foi, et que notre voyage nous est payé par le trésorier de la Sainte-Union. Indiquez-nous donc une hôtellerie où nous n'ayons rien à craindre.
—Morbleu, dit l'hôte, vous ne serez nulle part plus en sûreté qu'ici, messieurs: c'est moi qui vous le dis.
—Mais vous parliez tout à l'heure d'un homme qui logeait là, à côté.
—Oui; mais qu'il se tienne bien, car, au premier espionnage que je lui vois faire, foi de Bernouillet, il déménagera.
—Vous vous nommez Bernouillet? demanda Chicot.
—C'est mon propre nom, monsieur, et il est connu parmi les fidèles, peut-être pas de la capitale, mais de la province. Je m'en vante aussi. Dites un mot, un seul, et je le mets à la porte.
—Pourquoi cela? dit Chicot; laissez-le, au contraire; mieux vaut avoir ses ennemis près de soi; on les surveille au moins.
—Vous avez raison, dit Bernouillet avec admiration.
—Mais qui vous fait croire que cet homme est notre ennemi? je dis notre ennemi, continua le Gascon avec un tendre sourire, parce que je vois bien que nous sommes frères.
—Oh! oui, bien certainement, dit l'hôte; ce qui me le fait croire….
—Je vous le demande.
—C'est qu'il est arrivé ici déguisé on laquais, puis, qu'il a passé une espèce d'habit d'avocat; or il n'est pas plus avocat que laquais, attendu que, sous un manteau jeté sur une chaise, j'ai vu passer la pointe d'une longue rapière. Puis il m'a parlé du roi comme personne n'en parle; puis enfin il m'a avoué qu'il avait une mission de M. de Morvilliers, qui est, comme vous savez, un ministre du Nabuchodonosor.
—De l'Hérode, comme je l'appelle.
—Du Sardanapale!
—Bravo!
—Ah! je vois que nous nous entendons, dit l'hôte.
—Pardieu, fit Chicot, ainsi je reste.
—Je le crois bien.
—Mais pas un mot de mon parent.
—Pardieu.
—Ni de moi?
—Pour qui me prenez-vous? Mais, silence, voici quelqu'un.
Gorenflot parut sur le seuil.
—Oh! c'est lui, le digne homme! s'écria l'hôte.
Et il alla au moine, et lui fit le signe des ligueurs.
Ce signe frappa Gorenflot d'étonnement et d'effroi.
—Répondez, répondez donc, mon frère, dit Chicot. Notre hôte sait tout, il en est.
—Il en est, dit Gorenflot, de quoi est-il?
—De la Sainte-Union, dit Bernouillet à demi-voix.
—Vous voyez bien que vous pouvez répondre; répondez donc.
Gorenflot répondit, ce qui combla de joie l'aubergiste.
—Mais, dit Gorenflot, qui avait hâte de changer la conversation, on m'a promis du xérès.
—Du vin de Xérès, du vin de Malaga, du vin d'Alicante, tous les vins de ma cave sont à votre disposition, mon frère.
Gorenflot promena son regard de l'hôte à Chicot et de Chicot au ciel. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, et il était évident que, dans son humilité toute monacale, il reconnaissait que son bonheur dépassait de beaucoup ses mérites.
Trois jours de suite Gorenflot s'enivra: le premier jour avec du xérès, le second jour avec du malaga, le troisième jour avec de l'alicante; mais, de toutes ces ivresses, Gorenflot avoua que c'était encore celle du bourgogne qui lui semblait la plus agréable, et il en revint au chambertin.
Pendant ces quatre jours où Gorenflot avait fait ses expériences oenophiles, Chicot n'était pas sorti de sa chambre, et avait guetté du soir au matin l'avocat Nicolas David.
L'hôte, qui attribuait cette réclusion de Chicot à la peur qu'il avait du prétendu royaliste, s'évertuait à l'aire mille tours à celui-ci.
Mais rien n'y faisait, du moins en apparence. Nicolas David, qui avait donné rendez-vous à Pierre de Gondy à l'hôtellerie du Cygne de la Croix, ne voulait point quitter son domicile provisoire, de peur que le messager de messieurs de Guise ne le retrouvât point, de sorte qu'en présence de l'hôte il paraissait insensible à tout. Il est vrai que, la porte fermée derrière maître Bernouillet, Nicolas David donnait à Chicot, qui ne quittait pas son trou, le spectacle divertissant de ses fureurs solitaires.
Dès le lendemain de son installation dans l'auberge, s'apercevant déjà des mauvaises intentions de son hôte, il lui était échappé de dire, en lui montrant le poing, on plutôt en montrant le poing à la porte par laquelle il était sorti:
—Encore cinq ou six jours, drôle, et tu me le payeras.
Chicot en savait assez, il était sûr que Nicolas David ne quitterait pas l'hôtellerie qu'il n'eût la réponse du légat.
Mais, à l'approche de ce sixième jour, qui était le septième de l'arrivée dans l'auberge, Nicolas David, à qui l'hôte, malgré les instances de Chicot, avait signifié le prochain besoin qu'il aurait de sa chambre, Nicolas David, disons-nous, tomba malade.
L'hôte insista pour qu'il quittât son logement tandis qu'il pouvait marcher encore; l'avocat demanda jusqu'au lendemain, prétendant que le lendemain il serait mieux certainement; le lendemain il était plus mal.
Ce fut l'hôte qui vint annoncer cette nouvelle à son ami le ligueur.
—Eh bien, dit-il en se frottant les mains, notre royaliste, noire ami d'Hérode, il va passer la revue de l'amiral, ran tan plan plan plan plan plan.
On appelait, parmi les ligueurs, passer la revue de l'amiral, enjamber de ce monde dans l'autre.
—Bah! fit Chicot, vous croyez qu'il va mourir?
—Fièvre abominable, mon cher frère, fièvre tierce, fièvre quartaine, avec des redoublements qui le font bondir dans son lit; il a une faim de démon, il a voulu m'étrangler et bat mes valets; les médecins n'y comprennent rien.
Chicot réfléchit.
—L'avez-vous vu? demanda-t-il.
—Certainement, puisque je vous dis qu'il a voulu m'étrangler!
—Comment était-il?
—Pâle, agité, défait, criant comme un possédé.
—Que criait-il?
—Prenez garde au roi. On veut du mal au roi.
—Le misérable!
—Le gueux! Puis de temps en temps il dit qu'il attend un homme qui vient d'Avignon, et qu'il veut voir cet homme avant de mourir.
—Voyez-vous cela! dit Chicot. Ah! il parle d'Avignon!
—A chaque minute.
—Ventre de biche! dit Chicot, laissant échapper son juron favori.
—Dites donc, reprit l'hôte; ce serait drôle s'il allait mourir.
—Très-drôle, dit Chicot; mais je voudrais qu'il ne mourût pas avant l'arrivée de l'homme d'Avignon.
—Pourquoi cela? plus tôt mourra-t-il, plus tôt en serons-nous débarrassés.
—Oui; mais je ne pousse pas la haine jusqu'à vouloir perdre l'âme et le corps; et, puisque cet homme vient d'Avignon pour le confesser….
—Eh! vous voyez bien que c'est quelque fantaisie de sa fièvre, quelque imagination que la maladie lui a mise en tête, et il n'attend personne.
—Bah! qui sait? dit Chicot.
—Ah! vous êtes d'une bonne pâte de chrétien, vous! répliqua l'hôte.
—Rends le bien pour le mal, dit la loi divine.
L'hôte se retira émerveillé.
Quant à Gorenflot, demeuré parfaitement en dehors de toutes ces préoccupations, il engraissait à vue d'oeil: au bout de huit jours, l'escalier qui conduisait à sa chambre criait sous son poids et commençait de l'enserrer entre la rampe et le mur, si bien que Gorenflot annonça un soir, avec terreur, à Chicot que l'escalier maigrissait. Au reste, David, ni la Ligue, ni l'état déplorable où était tombée la religion, ne l'occupait: il n'avait d'autre soin que de varier les menus et d'harmoniser les différents crus de Bourgogne avec les différents mets qu'il se faisait servir, tandis que l'hôte ébahi répétait, chaque fois qu'il le voyait rentrer ou sortir:
—Et dire que c'est un torrent d'éloquence que ce gros père!
CHAPITRE VI
COMMENT LE MOINE CONFESSA L'AVOCAT, ET COMMENT L'AVOCAT CONFESSA LE MOINE.
Enfin, le jour qui devait débarrasser l'hôtellerie de son hôte arriva ou parut arriver. Maître Bernouillet se précipita dans la chambre de Chicot avec des éclats de rire tellement immodérés, que celui-ci dut attendre quelque temps avant d'en connaître la cause.
—Il se meurt, s'écriait le charitable aubergiste, il expire, il crève enfin!
—Et cela vous fait rire à ce point? demanda Chicot.
—Je crois bien; c'est que le tour est merveilleux.
—Quel tour?
—Non. Avouez que c'est vous qui le lui avez joué, mon gentilhomme.
—Moi, un tour au malade?
—Oui!
—De quoi s'agit-il? que lui est-il arrivé?
—Ce qui lui est arrivé! Vous savez qu'il criait toujours après son homme d'Avignon!
—Eh bien, cet homme serait-il venu enfin?
—Il est venu.
—L'avez-vous vu?
—Parbleu! est-ce qu'il entre ici une seule personne sans que je la voie?
—Et comment était-il?
—L'homme d'Avignon? petit, mince et rose.
—C'est cela! laissa échapper Chicot.
—Là, vous voyez bien que c'est vous qui le lui avez envoyé, puisque vous le reconnaissez.
—Le messager est arrivé! s'écria Chicot en se levant et en frisant sa moustache, ventre de biche! contez-moi donc cela, compère Bernouillet.
—Rien de plus simple, d'autant plus que, si ce n'est pas vous qui avez fait le tour, vous me direz qui cela peut être. Il y a une heure donc, je suspendais un lapin au volet, quand un grand cheval et un petit homme s'arrêtèrent devant la porte.
—Maître Nicolas est-il ici? demanda le petit homme. Vous savez que c'est sous ce nom que cet infâme royaliste s'est fait inscrire.
—Oui, monsieur, répondis-je.
—Dites-lui alors que la personne qu'il attend d'Avignon est arrivée.
—Volontiers, monsieur, mais je dois vous prévenir d'une chose.
—De laquelle?
—Que maître Nicolas, comme vous l'appelez, se meurt.
—Raison de plus pour que vous fassiez ma commission sans retard.
—Mais vous ne savez peut-être pas qu'il se meurt d'une fièvre maligne.
—Vraiment! fit l'homme, alors je ne saurais vous recommander trop de diligence.
—Comment? vous persistez?
—Je persiste.
—Malgré le danger?
—Malgré tout, je vous dis qu'il faut que je le voie.
Le petit homme se fâchait et parlait avec un ton impératif qui n'admettait pas de réplique; en conséquence, je le conduisis à la chambre du moribond.
—De sorte qu'il est là? dit Chicot en étendant la main dans la direction de cette chambre.
—Il y est; n'est-ce pas que c'est drôle?
—Excessivement drôle, dit Chicot.
—Quel malheur de ne pas pouvoir entendre!
—Oui, c'est un malheur.
—La scène doit être bouffonne.
—Au dernier degré; mais qui donc vous empêche d'entrer?
—Il m'a renvoyé.
—Sous quel prétexte?
—Sous prétexte qu'il allait se confesser.
—Qui vous empêche d'écouter à la porte?
—Eh! vous avez raison, dit l'hôte en s'élançant hors de la chambre.
Chicot, de son côté, courut à son trou.
Pierre de Gondy était assis au chevet du lit du malade: mais ils parlaient si bas tous deux, que Chicot ne put entendre un seul mot de leur conversation.
D'ailleurs, l'eût-il entendue, cette conversation, tirant à sa fin, lui eût appris peu de chose; car, après cinq minutes, M. de Gondy se leva, prit congé du mourant et sortit.
Chicot courut à la fenêtre.
Un laquais, monté sur un courtaud, tenait en bride le grand cheval dont avait parlé l'hôte: un instant après l'ambassadeur de MM. de Guise parut, se mit en selle et tourna l'angle de la rue qui conduisait à la grande rue de Paris.
—Mordieu! dit Chicot, pourvu qu'il n'emporte pas la généalogie; en tout cas, je le rejoindrai toujours, dussé-je crever dix chevaux pour le rejoindre.
Mais non, dit-il, ces avocats sont de fins renards, le nôtre surtout, et je soupçonne… Je vous demande un peu, continua Chicot frappant du pied avec impatience, et rattachant sans doute dans son esprit son idée à une autre, je vous demande un peu où est ce drôle de Gorenflot.
En ce moment l'hôte rentra.
—Eh bien? demanda Chicot.
—Il est parti, dit l'hôte.
—Le confesseur?
—Qui n'est pas plus un confesseur que moi.
—Et le malade?
—Il s'est évanoui après la conférence.
—Vous êtes sûr qu'il est toujours dans sa chambre?
—Parbleu! il n'en sortira probablement que pour se faire conduire au cimetière.
—C'est bon; allez, et envoyez-moi mon frère aussitôt qu'il reparaîtra.
—Même s'il est ivre?
—En quelque état qu'il soit.
—C'est donc urgent?
—C'est pour le bien de la chose.
Bernouillet sortit précipitamment: c'était un homme plein de zèle.
C'était au tour de Chicot d'avoir la fièvre; il ne savait s'il devait courir après Gondy ou pénétrer chez David; si l'avocat était aussi malade que le prétendait l'aubergiste, il était probable qu'il avait chargé M. de Gondy de ses dépêches. Chicot arpentait donc sa chambre comme un fou, se frappant le front et cherchant une idée parmi les millions de globules bouillonnant dans son cerveau.
On n'entendait plus rien dans la chambre de son observatoire, Chicot ne pouvait apercevoir que l'angle du lit enveloppé dans ses rideaux.
Tout à coup une voix retentit dans l'escalier. Chicot tressaillit: c'était celle du moine.
Gorenflot, poussé par l'hôte, qui voulait inutilement le faire taire, montait une à une les marches de l'escalier, en chantant d'une voix avinée:
Le vin
Et le chagrin
Se battent dans ma tête;
Ils y font un tel train
Que c'est une tempête.
Mais l'un est le plus fort:
C'est le vin!
Si bien que le chagrin
En sort
Grand train.
Chicot courut à la porte.
—Silence donc, ivrogne! cria-t-il.
—Ivrogne, dit Gorenflot, parce qu'on a bu!
—Voyons! viens ici, et vous, Bernouillet, vous savez….
—Oui, dit l'aubergiste en faisant un signe d'intelligence et en descendant les escaliers quatre à quatre.
—Viens ici, te dis-je, continua Chicot en tirant le moine dans sa chambre, et causons sérieusement, si tu peux.
—Parbleu! dit Gorenflot, vous raillez, compère. Je suis sérieux comme un âne qui boit.
—Ou qui a bu, dit Chicot en levant les épaules.
Puis il le conduisit à un siège sur lequel Gorenflot se laissa aller en poussant un ah! plein de jubilation.
Chicot alla fermer la porte et revint à Gorenflot avec un visage si sérieux, que celui-ci comprit qu'il s'agissait d'écouter.
—Voyons, qu'y a-t-il encore? dit le moine, comme si ce mot résumait toutes les persécutions que Chicot lui faisait endurer.
—Il y a, répondit Chicot fort rudement, que tu ne songes pas assez aux devoirs de ta profession; tu te vautres dans la débauche, tu pourris dans l'ivrognerie, et, pendant ce temps, la religion devient ce qu'elle peut, corboeuf!
Gorenflot leva ses deux gros yeux étonnés sur son interlocuteur.
—Moi? dit-il.
—Oui, toi; regarde, tu es ignoble à voir. Ta robe est déchirée, tu t'es battu en chemin, tu as l'oeil gauche cerclé de noir.
—Moi! reprit Gorenflot, de plus en plus étonné des reproches auxquels
Chicot ne l'avait point habitué.
—Sans doute; tu as de la boue par-dessus les genoux, et quelle boue! de la boue blanche, ce qui prouve que tu as été t'enivrer dans les faubourgs.
—C'est ma foi vrai, dit Gorenflot.
—Malheureux! un moine génovéfain! si tu étais cordelier encore!
—Chicot, mon ami, je suis donc bien coupable? dit Gorenflot attendri.
—C'est-à-dire que tu mérites que le feu du ciel te consume jusqu'aux sandales; prends garde, si cela continue, je t'abandonne.
—Chicot, mon ami, dit le moine, tu ne ferais pas cela.
—Il y a aussi des archers à Lyon.
—Oh! grâce, mon cher protecteur! balbutia le moine, qui se mit non pas à pleurer, mais à beugler comme un taureau.
—Fi! la laide brute! continua Chicot, et dans quel moment, je le le demande, te livres-tu à de pareils déportements? quand nous avons un voisin qui se meurt.
—C'est vrai, dit Gorenflot d'un air profondément contrit.
—Voyons, es-tu chrétien, oui ou non?
—Si je suis chrétien! s'écria Gorenflot en se levant, si je suis chrétien! tripes du pape! je le suis; je le proclamerais sur le gril de saint Laurent.
Et, le bras étendu comme pour jurer, il se mit à chanter, de façon à briser les vitres:
Je suis chrétien,
C'est mon seul bien.
—Assez, dit Chicot en le bâillonnant avec la main, si tu es chrétien, ne laisse pas mourir ton frère sans confession.
—C'est juste, où est mon frère? que je le confesse, dit Gorenflot, c'est-à-dire quand j'aurai bu, car je meurs de soif.
Et Chicot passa au moine un pot plein d'eau, que celui-ci vida presque entièrement.
—Ah! mon fils, dit-il en reposant le pot sur la table, je commence à voir clair.
—C'est bien heureux, répondit Chicot, décidé à profiter de ce moment de lucidité.
—Maintenant, mon tendre ami, continua le moine, qui faut-il que je confesse?
—Notre malheureux voisin qui se meurt.
—Qu'on lui donne une pinte de vin au miel, dit Gorenflot.
—Je ne dis pas non; mais il a plus besoin des secours spirituels que des secours temporels. Tu vas l'aller trouver.
—Croyez-vous que je sois suffisamment préparé, monsieur Chicot? demanda timidement le moine.
—Toi! je ne t'ai jamais vu si plein d'onction qu'en ce moment. Tu le ramèneras au bien s'il est égaré, tu l'enverras droit au paradis s'il en cherche la route.
—J'y cours.
—Attends donc, il faut que je t'indique la marche à suivre.
—Pourquoi faire? on sait son état peut-être, depuis vingt ans qu'on est moine.
—Oui, mais ce n'est pas seulement ton état qu'il faut que tu fasses aujourd'hui, c'est aussi ma volonté.
—Votre volonté?
—Et si tu l'exécutes ponctuellement, entends-tu bien? je te place cent pistoles à la Corne d'Abondance, à boire ou à manger, à ton choix.
—A boire et à manger, j'aime mieux cela.
—Eh bien, soit, cent pistoles, tu entends? si tu confesses ce digne moribond.
—Je le confesserai, ou la peste m'étouffe. Comment faut-il que je le confesse?
—Écoute: ta robe te donne une grande autorité, tu parles au nom de Dieu et au nom du roi; il faut, par ton éloquence, contraindre cet homme à te remettre les papiers qu'on vient de lui apporter d'Avignon.
—Pourquoi faire le contraindre à me remettre ces papiers?
Chicot regarda en pitié le moine.
—Pour avoir mille livres, double brute, lui dit-il.
—C'est juste, fit Gorenflot; j'y vais.
—Attends donc, il te dira qu'il vient de se confesser.
—Alors, s'il vient de se confesser?
—Tu lui répondras qu'il en a menti; que celui qui sort de sa chambre n'est point un confesseur, mais un intrigant comme lui.
—Mais il se fâchera.
—Que t'importe, puisqu'il se meurt?
—C'est juste.
—Alors, tu comprends, tu parleras de Dieu, tu parleras du diable, tu parleras de ce que tu voudras; mais, d'une façon ou de l'autre, tu lui tireras des mains des papiers qui viennent d'Avignon.
—Et s'il refuse?
—Tu lui refuseras l'absolution, tu le maudiras, tu l'anathématiseras.
—Ou je les lui prendrai de force.
—Eh bien, encore, soit; mais, voyons, es-tu suffisamment dégrisé pour exécuter ponctuellement mes instructions?
—Ponctuellement, vous allez voir.
Et Gorenflot, passant une main sur son large visage, sembla en effacer les traces superficielles de l'ivresse; ses yeux devinrent calmes, bien qu on eût pu, avec de l'attention, les trouver hébétés; sa bouche n'articula plus que des paroles scandées avec modération, son geste devint sobre, tout en demeurant un peu tremblant.
Puis il se dirigea vers la porte avec solennité.
—Un moment, dit Chicot; quand il t'aura donné les papiers, serre-les bien dans une main et frappe de l'autre à la muraille.
—Et s'il me les refuse?
—Frappe encore.
—Alors, dans l'un et l'autre cas, je dois frapper?
—Oui.
—C'est bien.
Et Gorenflot sortit de la chambre, tandis que Chicot, en proie à une émotion indéfinissable, collait son oreille à la muraille, afin de percevoir jusqu'au moindre bruit.
Dix minutes après, le craquement du plancher lui annonça que Gorenflot entrait chez son voisin, et bientôt il le vit apparaître dans le cercle que son rayon visuel pouvait embrasser.
L'avocat se souleva dans son lit, et regarda s'approcher l'étrange apparition.
—Eh! bonjour, mon frère, dit Gorenflot s'arrêtant au milieu de la chambre et équilibrant ses larges épaules.
—Que venez-vous faire ici, mon père? murmura le malade d'une voix affaiblie.
—Mon fils, je suis un religieux indigne, j'apprends que vous êtes en danger, et je viens vous parler des intérêts de votre âme.
—Merci, dit le moribond; mais je crois votre soin inutile. Je vais un peu mieux.
Gorenflot secoua la tête.
—Vous le croyez? dit-il.
—J'en suis sûr.
—Ruse de Satan, qui voudrait vous voir mourir sans confession.
—Satan serait attrapé, dit le malade; je viens de me confesser à l'instant même.
—A qui?
—A un digne prêtre qui vient d'Avignon.
Gorenflot secoua la tête.
—Comment! ce n'est pas un prêtre?
—Non.
—Comment le savez-vous?
—Je le connais.
—Celui qui sort d'ici?
—Oui, dit Gorenflot avec un accent plein d'une telle conviction, que, si difficiles à démonter que soient en général les avocats, celui-ci se troubla.
—Or, comme vous n'allez pas mieux, dit Gorenflot, et comme cet homme n'était pas un prêtre, il faut vous confesser.
—Je ne demande pas mieux, dit l'avocat d'une voix un peu plus forte; mais je veux me confesser à qui me plaît.
—Vous n'avez pas le temps d'en envoyer chercher un autre, mon fils, et puisque me voilà….
—Comment! je n'aurai pas le temps! s'écria le malade avec une voix qui se développa de plus en plus; quand je vous dis que je vais mieux! quand je vous affirme que je suis sûr d'en réchapper!
Gorenflot secoua une troisième fois la tête.
—Et moi, dit-il avec le même flegme, je vous affirme à mon tour, mon fils, que je ne compte sur rien de bon à votre égard; vous êtes condamné par les médecins et aussi par la divine Providence; c'est cruel à vous dire, je le sais bien; mais enfin nous en arrivons tous là, soit un peu plus tôt, soit un peu plus tard; il y a la balance, la balance de la justice; et puis c'est consolant de mourir en cette vie, puisque l'on ressuscite dans l'autre. Pythagoras lui-même le disait, mon fils, et ce n'était qu'un païen. Allons, confessez-vous, mon cher enfant.
—Mais je vous assure, mon père, que je me sens déjà plus fort, et c'est probablement un effet de votre sainte présence.
—Erreur, mon fils, erreur, insista Gorenflot; il y a au dernier moment une recrudescence vitale: c'est la lampe qui se ranime pour jeter un dernier éclat. Voyons, continua le moine en s'asseyant près du lit, dites-moi vos intrigues, vos complots, vos machinations.
—Mes intrigues, mes complots, mes machinations! répéta Nicolas David en se reculant devant le singulier moine qu'il ne connaissait pas et qui paraissait le connaître si bien.
—Oui, dit Gorenflot en disposant tranquillement ses larges oreilles à entendre et en joignant ses deux pouces au-dessus de ses mains entrelacées; puis, quand vous m'aurez dit tout cela, vous me donnerez les papiers, et peut-être Dieu permettra-t-il que je vous absolve.
—Et quels papiers? s'écria le malade d'une voix aussi forte et aussi vigoureusement accentuée que s'il eût été en pleine santé.
—Les papiers que ce prétendu prêtre vient de vous apporter d'Avignon.
—Et qui vous a dit que ce prétendu prêtre m'avait apporté des papiers? demanda l'avocat en sortant une jambe de la couverture et avec un accent si brusque que Gorenflot en fut troublé dans le commencement de béatitude qui l'assoupissait sur son fauteuil.
Gorenflot pensa que le moment était venu de montrer de la vigueur.
—Celui qui l'a dit sait ce qu'il dit, reprit-il; allons, les papiers, les papiers, ou pas d'absolution.
—Eh! je me moque bien de ton absolution, bélître, s'écria David en bondissant hors du lit et en sautant à la gorge de Gorenflot.
—Eh! mais, s'écria celui-ci, vous avez donc la fièvre chaude? vous ne voulez donc pas vous confesser, vous?
Le pouce de l'avocat, adroitement et vigoureusement appliqué sur la gorge du moine, interrompit sa phrase, qui fut continuée par un sifflement qui ressemblait fort à un râle.
—Je ne veux confesser que toi, frocard de Belzébuth, s'écria l'avocat David, et quant à la fièvre chaude, tu vas voir si elle me serre au point de m'empêcher de t'étrangler.
Frère Gorenflot était robuste, mais il en était malheureusement à ce moment de réaction où l'ivresse agit sur le système nerveux et le paralyse, ce qui arrive d'ordinaire en même temps que, par une réaction opposée, les facultés commencent à reprendre de la vigueur.
Il ne put donc, en réunissant toutes ses forces, que se soulever sur son siège, empoigner la chemise de l'avocat à deux mains, et le repousser violemment loin de lui.
Il est juste de dire que, tout paralysé qu'il était, frère Gorenflot repoussa si violemment Nicolas David, que celui-ci alla rouler au milieu de la chambre.
Mais il se releva furieux, et sautant sur cette longue épée qu'avait remarquée maître Bernouillet, laquelle était suspendue à la muraille derrière ses habits, il la tira du fourreau et en vint présenter la pointe au col du moine, qui, épuisé par cet effort suprême, était retombé sur son fauteuil.
—C'est à ton tour de te confesser, lui dit-il d'une voix sourde, ou tu vas mourir!
Gorenflot, complètement dégrisé par la désagréable pression de cette pointe froide sur sa chair, comprit la gravité de la situation.
—Oh! dit-il, vous n'étiez donc pas malade, c'était donc une comédie que cette prétendue agonie?
—Tu oublies que ce n'est point à toi d'interroger, dit l'avocat, mais de répondre.
—Répondre à quoi?
—A ce que je te vais demander.
—Faites.
—Qui es-tu?
—Vous le voyez bien, dit le moine.
—Ce n'est pas répondre, fit l'avocat en appuyant l'épée un degré plus fort.
—Et que diable! faites donc attention! si vous me tuez avant que je vous réponde, vous ne saurez rien du tout.
—Tu as raison, ton nom?
—Frère Gorenflot.
—Tu es donc un vrai moine?
—Comment, un vrai moine? je le crois bien.
—Pourquoi te trouves-tu à Lyon?
—Parce que je suis exilé.
—Qui t'a conduit dans cet hôtel?
—Le hasard.
—Depuis combien de jours y es-tu?
—Depuis seize jours.
—Pourquoi m'espionnais-tu?
—Je ne vous espionnais pas.
—Comment savais-tu que j'avais reçu des papiers?
—Parce qu'on me l'avait dit.
—Qui te l'avait dit?
—Celui qui m'a envoyé vers vous.
—Qui t'a envoyé vers moi?
—Voilà ce que je ne puis dire.
—Et ce que tu me diras cependant.
—Oh là! s'écria le moine. Vertudieu! j'appelle, je crie.
—Et moi je tue.
Le moine jeta un cri; une goutte de sang parut à la pointe de l'épée de l'avocat.
—Son nom? dit celui-ci.
—Ah! ma foi, tant pis, dit le moine; j'ai tenu tant que j'ai pu.
—Oui, va, et ton honneur est à couvert. Celui qui t'a envoyé vers moi?…
—C'est….
Gorenflot hésita encore, il lui en coûtait de trahir l'amitié.
—Achève donc, dit l'avocat en frappant du pied.
—Ma foi, tant pis! c'est Chicot.
—Le fou du roi?
—Lui-même!
—Et où est-il?
—Me voilà! dit une voix.
Et Chicot, à son tour, parut sur la porte, pâle, grave, et l'épée nue à la main.
CHAPITRE VII
COMMENT CHICOT, APRÈS AVOIR FAIT UN TROU AVEC UNE VRILLE, EN FIT UN AVEC SON ÉPÉE.
Maître Nicolas David, en reconnaissant celui qu'il savait être son ennemi mortel, ne put retenir un mouvement de terreur.
Gorenflot profita de ce mouvement pour se jeter de côté, et rompre ainsi la rectitude de la ligne qui se trouvait entre son cou et l'épée de l'avocat.
—A moi, tendre ami, cria-t-il, à moi, à l'aide, au secours, à la rescousse, on m'égorge.
—Ah! ah! cher monsieur David, dit Chicot, c'est donc vous?
—Oui, balbutia David, oui, sans doute, c'est moi.
—Enchanté de vous rencontrer, reprit le Gascon.
Puis, se retournant vers le moine:
—Mon bon Gorenflot, lui dit-il, ta présence comme moine était fort nécessaire ici tout à l'heure, quand on croyait monsieur mourant; mais à présent que monsieur se porte à merveille, ce n'est plus un confesseur qu'il lui faut; aussi il va avoir affaire à un gentilhomme.
David essaya de ricaner avec mépris.
—Oui, à un gentilhomme, dit Chicot, et qui va vous faire voir qu'il est de bonne race. Mon cher Gorenflot, continua-t-il en s'adressant au moine, faites moi le plaisir d'aller vous mettre en sentinelle sur le palier, et d'empêcher qui que ce soit au monde de venir me déranger dans la petite conversation que je vais avoir avec monsieur.
Gorenflot ne demandait pas mieux que de se trouver à distance de Nicolas David; aussi accomplit-il le cercle qu'il lui fallait parcourir en serrant les murs le plus près possible; puis, arrivé à la porte, il s'élança dehors, plus léger de cent livres qu'il ne l'était en entrant.
Chicot ferma la porte derrière lui, et, toujours avec le même flegme, poussa le verrou.
David avait d'abord considéré ce préambule avec un saisissement qui résultait de l'imprévu de la situation; mais, bientôt, se reposant sur sa force bien connue dans les armes, et sur ce qu'au bout du compte il était seul à seul avec Chicot, il s'était remis, et, quand le Gascon se retourna, après avoir fermé la porte, il le trouva appuyé au pied du lit, son épée à la main et le sourire sur les lèvres.
—Habillez-vous, monsieur, dit Chicot, je vous en donnerai le temps et la facilité, car je ne veux avoir aucun avantage sur vous. Je sais que vous êtes un vaillant escrimeur, et que vous maniez l'épée comme Leclerc en personne; mais cela m'est parfaitement égal.
David se mit à rire.
—La plaisanterie est bonne, dit-il.
—Oui, répondit Chicot; elle me paraît telle, du moins, puisque c'est moi qui la fais, et elle vous paraîtra bien meilleure tout à l'heure à vous qui êtes homme de goût. Savez-vous ce que je viens chercher en cette chambre, maître Nicolas?
—Le reste des coups de lanière que je vous redevais au nom du duc de
Mayenne, le jour où vous avez si lestement sauté par une fenêtre.
—Non, monsieur; j'en sais le compte, et je les rendrai à celui qui me les a fait donner, soyez tranquille. Ce que je viens chercher, c'est certaine généalogie que M. Pierre de Gondy, sans savoir ce qu'il portait, a portée à Avignon, et, sans savoir ce qu'il rapportait, vous a remise tout à l'heure.
David pâlit.
—Quelle généalogie? dit-il.
—Celle de MM. de Guise, qui descendent, comme vous savez, de
Charlemagne en droite ligne.
—Ah! ah! dit David, vous êtes donc espion, monsieur; je vous croyais seulement bouffon, moi?
—Cher monsieur David, je serai, si vous le voulez bien, l'un et l'autre dans cette occasion: espion pour vous faire pendre, et bouffon pour en rire.
—Me faire pendre!
—Haut et court, monsieur. Vous n'avez pas la prétention d'être décapité, j'espère; c'est bon pour les gentilshommes.
—Et comment vous y prendrez-vous pour cela?
—Oh! ce sera bien simple; je raconterai la vérité, voilà tout. Il faut vous dire, cher monsieur David, que j'ai assisté le mois passé à ce petit conciliabule tenu dans le couvent de Sainte-Geneviève, entre LL. AA. SS. MM. de Guise et madame de Montpensier.
—Vous?
—Oui, j'étais logé dans le confessionnal en face du vôtre; on y est fort mal, n'est-ce pas? d'autant plus mal, pour mon compte du moins, que j'ai été obligé, pour en sortir, d'attendre que tout fût fini, et que la chose a été fort longue à se terminer. J'ai donc assisté aux discours de M. de Monsoreau, de la Hurière et d'un certain moine dont j'ai oublié le nom, mais qui m'a paru fort éloquent. Je connais l'affaire du couronnement de M. d'Anjou, qui a été moins amusante; mais en échange la petite pièce a été drôle; on jouait la généalogie de MM. de Lorraine, revue, augmentée et corrigée par maître Nicolas David. C'était une fort drôle de pièce, à laquelle il ne manquait plus que le visa de Sa Sainteté.
—Ah! vous connaissez la généalogie? dit David se contenant à peine et mordant ses lèvres avec colère.
—Oui, dit Chicot, et je l'ai trouvée infiniment ingénieuse, surtout à l'endroit de la loi salique. Seulement, c'est un grand malheur d'avoir tant d'esprit que cela: on se fait pendre; aussi, me sentant ému d'un tendre intérêt pour un homme si ingénieux, Comment? me suis-je dit, je laisserais pendre ce brave monsieur David, un maître d'armes très-agréable, un avocat de première force, un de mes bons amis, enfin, et cela quand je puis au contraire non-seulement lui sauver la corde, mais encore faire sa fortune, à ce brave avocat, ce bon maître, cet excellent ami, le premier qui m'ait donné la mesure de mon coeur en prenant la mesure de mon dos; non, cela ne sera pas. Alors, vous ayant entendu parler de voyage, j'ai pris la résolution, rien ne me retenant, de voyager avec vous, c'est-à-dire derrière vous. Vous êtes sorti par la porte Bordelle, n'est-ce pas? je vous guettais, vous ne m'avez pas vu, cela ne m'étonne point, j'étais bien caché; de ce moment-là, je vous ai suivi, vous perdant, vous rattrapant, prenant beaucoup de peine, je vous assure; enfin, nous sommes arrivés à Lyon; je dis nous sommes, parce que, une heure après vous, j'étais installé dans le même hôtel que vous, non-seulement dans le même hôtel, mais encore dans la chambre à côté; dans celle-ci, tenez, qui n'est séparée de la vôtre que par une simple cloison; vous pensez bien que je n'étais pas venu de Paris à Lyon, ne vous quittant pas des yeux, pour vous perdre de vue ici. Non, j'ai percé un petit trou à l'aide duquel j'avais l'avantage de vous examiner tant que je voulais, et, je l'avoue, je me donnais ce plaisir plusieurs fois le jour. Enfin vous êtes tombé malade; l'hôte voulait vous mettre à la porte; vous aviez donné rendez-vous à M. de Gondy au Cygne-de-la-Croix; vous aviez peur qu'il ne vous trouvât point autre part, ou du moins qu'il ne vous retrouvât point assez vite. C'était un moyen, je n'en ai été dupe qu'à moitié; cependant, comme à tout prendre vous pouviez être malade réellement, comme nous sommes tous mortels, vérité dont je tâcherai de vous convaincre tout à l'heure, je vous ai envoyé un brave moine, mon ami, mon compagnon, pour vous exciter au repentir, vous ramener à la résipiscence; mais point, pécheur endurci que vous êtes, vous avez voulu lui perforer la gorge avec votre rapière, oubliant cette maxime de l'Évangile: «Qui frappe de l'épée périra par l'épée.» C'est alors, cher monsieur David, que je suis venu et que je vous ai dit: Voyons, nous sommes de vieilles connaissances, de vieux amis; arrangeons la chose ensemble; voyons, dites, à cette heure que vous êtes au courant, voulez-vous l'arranger, la chose?
—Et de quelle façon?
—De la façon dont elle se fût arrangée si vous eussiez été véritablement malade, que mon ami Gorenflot vous eût confessé et que vous lui eussiez remis les papiers qu'il vous demandait. Alors je vous eusse pardonné et j'eusse même dit de grand coeur un in manus pour vous. Eh bien, je ne serai pas plus exigeant pour le vivant que pour le mort; et ce qui me reste à vous dire, le voici: Monsieur David, vous êtes un homme accompli: l'escrime, le cheval, la chicane, l'art de mettre de grosses bourses dans de larges poches, vous possédez tout. Il serait fâcheux qu'un homme comme vous disparût tout à coup du monde, où il est destiné à faire une si belle fortune. Eh bien, cher monsieur David, ne faites plus de conspirations, fiez-vous à moi, rompez avec les Guises, donnez-moi vos papiers, et, foi de gentilhomme! je ferai votre paix avec le roi.
—Tandis qu'au contraire, si je ne vous les donne pas? demanda Nicolas
David.
—Ah! si vous ne me les donnez pas, c'est autre chose. Foi de gentilhomme, je vous tuerai! Est-ce toujours drôle, cher monsieur David?
—De plus en plus, répondit l'avocat en caressant son épée.
—Mais si vous me les donnez, continua Chicot, tout sera oublié; vous ne me croyez pas peut-être, cher monsieur David, car vous êtes d'une nature mauvaise, et vous vous figurez que mon ressentiment est incrusté dans mon coeur comme la rouille dans le fer. Non, je vous hais, c'est vrai, mais je hais M. de Mayenne plus que vous; donnez-moi de quoi perdre M. de Mayenne, et je vous sauve; et puis, voulez-vous que j'ajoute encore quelques paroles, que vous ne croirez pas, vous qui n'aimez rien que vous-même? Eh bien, c'est que j'aime le roi, moi, tout niais, tout corrompu, tout abâtardi qu'il est; le roi qui m'a donné un refuge, une protection contre votre boucher de Mayenne, qui assassine de nuit, à la tête de quinze bandits, un seul gentilhomme, sur la place du Louvre; vous savez de qui je veux parler, c'est de ce pauvre Saint-Mégrin; n'en étiez-vous pas de ses bourreaux, vous? Non, tant mieux, je le croyais tout à l'heure, et je le crois bien plus encore maintenant. Eh bien, je veux qu'il règne tranquillement, mon pauvre roi Henri, ce qui est impossible avec les Mayenne et les généalogies de Nicolas David. Livrez-moi donc la généalogie, et, foi de gentilhomme, je tais votre nom et fais votre fortune.
Pendant cette longue exposition de ses idées, qu'il n'avait même faite si longue que dans ce but, Chicot avait observé David en homme intelligent et ferme. Pendant cet examen, il ne vit pas se détendre une seule fois la fibre d'acier qui dilatait l'oeil fauve de l'avocat; pas une bonne pensée n'éclaira ses traits assombris; pas un retour de coeur n'amollit sa main crispée sur l'épée.
—Allons, dit Chicot, je vois que tout ce que je vous dis est de l'éloquence perdue, et que vous ne me croyez pas; il me reste donc un moyen de vous punir d'abord de vos torts anciens envers moi, puis de débarrasser la terre d'un homme qui ne croit plus à la probité ni à l'humanité. Je vais vous faire pendre. Adieu, monsieur David.
Et Chicot fit à reculons un pas vers la porte sans perdre de vue l'avocat.
Celui-ci fit un bond en avant.
—Et vous croyez que je vous laisserai sortir? s'écria l'avocat; non pas, mon bel espion; non pas, Chicot, mon ami: quand on sait des secrets comme ceux de la généalogie, on meurt! Quand on menace Nicolas David, on meurt! Quand on entre ici comme tu y es entré, on meurt!
—Vous me mettez parfaitement à mon aise, répondit Chicot avec le même calme; je n'hésitais que parce que je suis sûr de vous tuer. Crillon, en faisant des armes avec moi, m'a appris, il y a deux mois, une botte particulière, une seule; mais elle suffira, parole d'honneur. Allons, remettez-moi les papiers, ajouta-t-il d'une voix terrible, ou je vous tue! et je vais vous dire comment: je vous percerai la gorge où vous vouliez saigner mon ami Gorenflot.
Chicot n'avait point achevé ces paroles, que David, avec un sauvage éclat de rire, s'élança sur lui; Chicot le reçut l'épée au poing.
Les deux adversaires étaient à peu près de la même taille; mais les vêtements de Chicot dissimulaient sa maigreur, tandis que rien ne dissimulait la nature longue, mince et flexible de l'avocat. Il semblait un long serpent, tant son bras prolongeait sa tête, tant son épée agile s'agitait comme un triple dard; mais, comme le lui avait annoncé Chicot, il avait affaire à un rude adversaire; Chicot, faisant des armes presque tous les jours avec le roi, était devenu un des plus forts tireurs du royaume; c'est ce dont Nicolas David put s'apercevoir, en trouvant toujours le fer de son adversaire, de quelque façon qu'il cherchât à l'attaquer.
Il fit un pas de retraite.
—Ah! ah! dit Chicot, vous commencez à comprendre, n'est-ce pas? Eh bien, encore une fois, les papiers.
David, pour toute réponse, se jeta de nouveau sur le Gascon, et un second combat s'engagea plus long et plus acharné que le premier, quoique Chicot se contentât de parer et n'eût pas encore porté un coup. Cette seconde lutte se termina, comme la première, par un pas de retraite de l'avocat.
—Ah! ah! dit Chicot, à mon tour maintenant.
Et il fit un pas en avant.
Pendant qu'il marchait, Nicolas David dégagea pour l'arrêter. Chicot para prime, lia l'épée de son adversaire tierce sur tierce, et l'atteignit à l'endroit qu'il avait indiqué d'avance; il lui enfonça la moitié de sa rapière dans la gorge.
—Voilà le coup, dit Chicot.
David ne répondit pas; il tomba du coup aux pieds de Chicot en crachant une gorgée de sang.
Chicot à son tour fit un pas de retraite. Tout blessé à mort qu'il est, le serpent peut encore se redresser et mordre.
Mais David, par un mouvement naturel, essaya de se traîner vers son lit comme pour défendre encore son secret.
—Ah! dit Chicot, je te croyais retors, et tu es sot, au contraire, comme un reître. Je ne savais pas l'endroit où tu avais caché tes papiers, et voilà que tu me l'apprends.
Et, tandis que David se tordait dans les convulsions de l'agonie, Chicot courut au lit, souleva le matelas et trouva, sous le chevet, un petit rouleau de parchemin, que David, dans l'ignorance de la catastrophe qui le menaçait, n'avait pas songé à cacher mieux.
Au moment même où il le déroulait pour s'assurer que c'était bien le papier qu'il cherchait, David se soulevait avec rage; puis, retombant aussitôt, rendait le dernier soupir.
Chicot parcourut d'abord d'un oeil étincelant de joie et d'orgueil le parchemin rapporté d'Avignon par Pierre de Gondy.
Le légat du pape, fidèle à la politique du souverain pontife depuis son avènement au trône, avait écrit au bas:
Fiat ut voluit Deus: Deus jura hominum fecit.
—Voilà, dit Chicot, un pape qui traite assez mal le roi très-chrétien.
Et il plia soigneusement le parchemin, qu'il introduisit dans la poche la plus sûre de son justaucorps, c'est-à-dire dans celle qui s'appuyait sur sa poitrine.
Puis il prit le corps de l'avocat, qui était mort sans presque répandre de sang, la nature de la plaie ayant concentré l'hémorragie au dedans, le replaça dans le lit, la face tournée contre la ruelle, et, rouvrant la porte, appela Gorenflot.
Gorenflot entra.
—Comme vous êtes pâle! dit le moine.
—Oui, dit Chicot; les derniers moments de ce pauvre homme m'ont causé quelque émotion.
—Il est donc mort? demanda Gorenflot.
—Il y a tout lieu de le croire, répondit Chicot.
—Il se portait si bien tout à l'heure!
—Trop bien. Il a voulu manger des choses difficiles à digérer, et, comme Anacréon, il est mort pour avoir avalé de travers.
—Oh! oh! dit Gorenflot, le coquin qui voulait m'étrangler, moi, un homme d'Église; voilà ce qui lui aura porté malheur.
—Pardonnez-lui, compère, vous êtes chrétien.
—Je lui pardonne, dit Gorenflot, quoiqu'il m'ait fait grand'peur.
—Ce n'est pas le tout, dit Chicot; il conviendrait que vous allumiez les cires, et que vous marmottiez quelques prières près de son corps.
—Pourquoi faire?
C'était le mot de Gorenflot, on se le rappelle.
—Comment! pourquoi faire? Pour n'être point pris et conduit dans les prisons de la ville comme meurtrier.
—Moi! meurtrier de cet homme! Allons donc; c'est lui qui voulait m'étrangler.
—Mon Dieu, oui! Et, comme il n'a pu y réussir, la colère lui a mis le sang en mouvement; un vaisseau se sera brisé dans sa poitrine, et bonsoir. Vous voyez bien qu'en somme, Gorenflot, c'est vous qui êtes la cause de sa mort. Cause innocente, c'est vrai; mais n'importe! En attendant, que votre innocence soit reconnue, on pourrait vous faire un mauvais parti.
—Je crois que vous avez raison, monsieur Chicot, dit le moine.
—D'autant plus raison, qu'il y a dans cette bonne ville, à Lyon, un official un peu coriace.
—Jésus! murmura le moine.
—Faites donc ce que je vous dis, compère.
—Que faut-il que je fasse?
—Installez-vous ici, récitez avec onction toutes les prières que vous savez, et même celles que vous ne savez pas, et quand le soir sera venu et que vous serez seul, sortez de l'hôtellerie, sans lenteur et sans précipitation; vous connaissez le travail du maréchal ferrant qui fait le coin de la rue?
—Certainement, c'est à lui que je me suis donné ce coup hier soir, dit Gorenflot montrant son oeil cerclé de noir.
—Touchant souvenir. Eh bien, j'aurai soin que vous retrouviez là votre cheval, entendez-vous? Vous monterez dessus sans donner d'explication à personne; ensuite, pour peu que le coeur vous en dise, vous connaissez la route de Paris; à Villeneuve-le-Roi vous vendrez votre cheval; et vous reprendrez Panurge.
—Ah! ce bon Panurge; vous avez raison, je serai heureux de le revoir, je l'aime. Mais d'ici là, ajouta le moine d'un ton piteux, comment vivrai-je?
—Quand je donne, je donne, dit Chicot, et ne laisse pas mendier mes amis, comme on fait au couvent de Sainte-Geneviève; tenez.
Et Chicot tira de sa poche une poignée d'écus qu'il mit dans la large main du moine.
—Homme généreux! dit Gorenflot attendri jusqu'aux larmes, laissez-moi rester avec vous à Lyon. J'aime assez Lyon; c'est la seconde capitale du royaume, puis la ville est hospitalière.
—Mais comprends donc une chose, triple brute! c'est que je ne reste pas, c'est que je pars, et cela si rapidement, que je ne t'engage point à me suivre.
—Que votre volonté soit faite, monsieur Chicot, dit Gorenflot résigné.
—A la bonne heure! dit Chicot, te voilà comme je t'aime, compère.
Et il installa le moine près du lit, descendit chez l'hôte, et, le prenant à part:
—Maître Bernouillet, dit-il, sans que vous vous en doutiez, un grand événement s'est passé dans votre maison.
—Bah! répondit l'hôte avec des yeux effarés, qu'y a-t il donc?
—Cet enragé royaliste, ce contempteur de la religion, cet abominable hanteur de huguenots…
—Eh bien?
—Eh bien, il a reçu la visite ce matin d'un messager de Rome.
—Je le sais bien, puisque c'est moi qui vous l'ai dit.
—Eh bien! notre saint-père le pape, à qui toute justice temporelle est dévolue en ce monde, notre saint-père le pape l'envoyait directement au conspirateur: seulement, selon toute probabilité, le conspirateur ne se doutait pas dans quel but.
—Et dans quel but l'envoyait-il?
—Montez dans la chambre de votre hôte, maître Bernouillet, levez un peu sa couverture, regardez-lui aux environs du cou, et vous le saurez.
—Holà! vous m'effrayez.
—Je ne vous en dis pas davantage. Cette justice s'est accomplie chez vous, maître Bernouillet. C'est un bien grand honneur que vous fait le pape.
Puis Chicot glissa dix écus d'or dans la main de son hôte et gagna l'écurie, d'où il fit sortir les deux chevaux.
Cependant l'hôte avait grimpé ses escaliers plus leste que l'oiseau, et était entré dans la chambre de Nicolas David.
Il y trouva Gorenflot en prières.
Alors il s'approcha du lit, et, selon les instructions qu'il avait reçues, releva les couvertures.
La blessure était bien à la place indiquée, encore vermeille; mais le corps était déjà froid.
—Ainsi meurent tous les ennemis de la sainte religion! dit-il en faisant un signe d'intelligence à Gorenflot.
—Amen! répondit le moine.
Ces événements se passaient à peu près vers le même temps où Bussy remettait Diane de Méridor entre les bras du vieux baron, qui la croyait morte.
CHAPITRE VIII
COMMENT LE DUC D'ANJOU APPRIT QUE DIANE DE MÉRIDOR N'ÉTAIT POINT MORTE.
Pendant ce temps, les derniers jours d'avril étaient arrivés.
La grande cathédrale de Chartres était tendue de blanc, et sur les piliers, des gerbes de feuillage (car on a vu par l'époque où nous sommes arrivés que le feuillage était encore une rareté), et sur les piliers, disons-nous, des gerbes de feuillage remplaçaient les fleurs absentes.
Le roi, pieds nus, comme il était venu depuis la porte de Chartres, se tenait debout au milieu de la nef, regardant de temps en temps si tous ses courtisans et tous ses amis s'étaient trouvés fidèlement au rendez-vous. Mais les uns, écorchés par le pavé de la rue, avaient repris leurs souliers; les autres, affamés ou fatigués, se reposaient ou mangeaient dans quelque hôtellerie de la route, où ils s'étaient glissés en contrebande, et un petit nombre seulement avait eu le courage de demeurer dans l'église sur la dalle humide, avec les jambes nues sous leurs longues robes de pénitents.
La cérémonie religieuse qui avait pour but de donner un héritier à la couronne de France s'accomplissait; les deux chemises de Notre-Dame, dont, vu la grande quantité de miracles qu'elles avaient faits, la vertu prolifique ne pouvait être mise en doute, avaient été tirées de leurs châsses d'or, et le peuple, accouru en foule à cette solennité, s'inclinait sous le feu des rayons qui jaillirent du tabernacle quand les deux tuniques en sortirent.
Henri III, en ce moment, au milieu du silence général, entendit un bruit étrange, un bruit qui ressemblait à un éclat de rire étouffé, et il chercha par habitude si Chicot n'était pas là, car il lui sembla qu'il n'y avait que Chicot qui dût avoir l'audace de rire en un pareil moment.
Ce n'était pas Chicot cependant qui avait ri à l'aspect des deux saintes tuniques; car Chicot, hélas! était absent, ce qui attristait fort le roi, qui, on se le rappelle, l'avait perdu de vue tout à coup sur la route de Fontainebleau et n'en avait pas entendu reparler depuis. C'était un cavalier que son cheval encore fumant venait d'amener à la porte de l'église, et qui s'était fait un chemin, avec ses habits et ses bottes tout souillés de boue, au milieu des courtisans affublés de leurs robes de pénitents ou coiffés de sacs, mais, dans l'un et l'autre cas, pieds nus.
Voyant le roi se retourner, il resta bravement debout dans le choeur avec l'apparence du respect; car ce cavalier était homme de cour; cela se voyait dans son attitude encore plus que dans l'élégance des habits dont il était couvert.
Henri, mécontent de voir ce cavalier arrivé si tard faire tant de bruit, et différer si insolemment par ses habits de ce costume monacal qui était d'ordonnance ce jour-là, lui adressa un coup d'oeil plein de reproche et de dépit.
Le nouveau venu ne fit pas semblant de s'en apercevoir, et franchissant quelques dalles où étaient sculptées des effigies d'évêques en faisant crier ses souliers pont-levis (c'était la mode alors), il alla s'agenouiller près de la chaise de velours de M. le duc d'Anjou, lequel, absorbé dans ses pensées bien plutôt que dans ses prières, ne prêtait pas la moindre attention à ce qui se passait autour de lui.
Cependant, lorsqu'il sentit le contact de ce nouveau personnage, il se retourna vivement, et à demi-voix s'écria: Bussy!
—Bonjour, monseigneur, répondit le gentilhomme, comme s'il eût quitté le duc depuis la veille seulement et qu'il ne se fût rien passé d'important depuis qu'il l'avait quitté.
—Mais, lui dit le prince, tu es donc enragé?
—Pourquoi cela, monseigneur?
—Pour quitter n'importe quel lieu où tu étais, et pour venir voir à
Chartres les chemises de Notre-Dame.
—Monseigneur, dit Bussy, c'est que j'ai à vous parler tout de suite.
—Pourquoi n'es-tu pas venu plus tôt?
—Probablement parce que la chose était impossible.
—Mais que s'est-il passé depuis tantôt trois semaines que tu as disparu?
—C'est justement de cela que j'ai à vous parler.
—Bah! tu attendras bien que nous soyons sortis de l'église?
—Hélas! il le faut bien, et c'est justement ce qui me fâche.
—Chut! voici la fin; prends patience, et nous retournerons ensemble à mon logis.
—J'y compte bien, monseigneur.
En effet, le roi venait de passer sur sa chemise de fine toile la chemise assez grossière de Notre-Dame, et la reine, avec l'aide de ses femmes, était occupée à en faire autant.
Alors le roi se mit à genoux, la reine l'imita; chacun d'eux demeura un moment sous un vaste poêle, priant de tout son coeur, tandis que les assistants, pour faire leur cour au roi, frappaient du front la terre.
Après quoi, le roi se releva, ôta sa tunique sainte, salua l'archevêque, salua la reine et se dirigea vers la porte de la cathédrale.
Mais, sur la route, il s'arrêta: il venait d'apercevoir Bussy.
—Ah! monsieur, dit-il, il paraît que nos dévotions ne sont point de votre goût, car vous ne pouvez vous décider à quitter l'or et la soie, tandis que votre roi prend la bure et la serge?
—Sire, répondit Bussy avec dignité, mais en pâlissant d'impatience sous l'apostrophe, nul ne prend à coeur comme moi le service de Votre Majesté, même parmi ceux dont le froc est le plus humble et dont les pieds sont le plus déchirés; mais j'arrive d'un voyage long et fatigant, et je n'ai su que ce matin le départ de Votre Majesté pour Chartres, j'ai donc fait vingt-deux lieues en cinq heures, sire, pour venir joindre Votre Majesté: voilà pourquoi je n'ai pas eu le temps de changer d'habit, ce dont Votre Majesté ne se serait point aperçue au reste si, au lieu de venir pour joindre humblement mes prières aux siennes, j'étais resté à Paris.
Le roi parut assez satisfait de cette raison; mais, comme il avait regardé ses amis, dont quelques-uns avaient haussé les épaules aux paroles de Bussy, il craignit de les désobliger en faisant bonne mine au gentilhomme de son frère, et il passa outre.
Bussy laissa passer le roi sans sourciller.
—Eh quoi! dit le duc, tu ne vois donc pas?
—Quoi?
—Que Schomberg, que Quélus et que Maugiron ont haussé les épaules à ton excuse?
—Si fait, monseigneur, je l'ai parfaitement vu, dit Bussy très-calme.
—Eh bien?
—Eh bien, croyez-vous que je vais égorger mes semblables ou à peu près dans une église? Je suis trop bon chrétien pour cela.
—Ah! fort bien, dit le duc d'Anjou étonné, je croyais que tu n'avais pas vu, ou que tu n'avais pas voulu voir.
Bussy haussa les épaules à son tour, et, à la sortie de l'église, prenant le prince à part.
—Chez vous, n'est-ce pas, monseigneur? dit-il.
—Tout de suite, car tu dois avoir bien des choses à m'apprendre.
—Oui, en effet, monseigneur, et des choses dont vous ne vous doutez pas, j'en suis sûr.
Le duc regarda Bussy avec étonnement.
—C'est comme cela, dit Bussy.
—Eh bien, laisse-moi seulement saluer le roi, et je suis à toi.
Le duc alla prendre congé de son frère, qui, par une grâce toute particulière de Notre-Dame, disposé sans doute à l'indulgence, donna au duc d'Anjou la permission de retourner à Paris quand bon lui semblerait.
Alors, revenant en toute hâte vers Bussy, et s'enfermant avec lui dans une des chambres de l'hôtel qui lui était assigné pour logement:
—Voyons, compagnon, dit-il, assieds-toi là et raconte-moi ton aventure; sais-tu que je t'ai cru mort?
—Je le crois bien, monseigneur.
—Sais-tu que toute la cour a pris les habits blancs en réjouissance de ta disparition, et que beaucoup de poitrines ont respiré librement pour la première fois depuis que tu sais tenir une épée? Mais il ne s'agit pas de cela; voyons, tu m'as quitté pour te mettre à la poursuite d'une belle inconnue! Quelle était cette femme et que dois-je attendre?
—Vous devez récolter ce que vous avez semé, monseigneur, c'est-à-dire beaucoup de honte!
—Plaît-il? fit le duc, plus étonné encore de ces étranges paroles que du ton irrévérencieux de Bussy.
—Monseigneur a entendu, dit froidement Bussy; il est donc inutile que je répète.
—Expliquez-vous, monsieur, et laissez à Chicot les énigmes et les anagrammes.
—Oh! rien de plus facile, monseigneur, et je me contenterai d'en appeler à votre souvenir.
—Mais qui est cette femme?
—Je croyais que monseigneur l'avait reconnue.
—C'était donc elle? s'écria le duc.
—Oui, monseigneur.
—Tu l'as vue?
—Oui.
—T'a-t-elle parlé?
—Sans doute; il n'y a que les spectres qui ne parlent pas. Après cela, peut-être monseigneur avait-il le droit de la croire morte, et l'espérance qu'elle l'était?
Le duc pâlit, et demeura comme écrasé par la rudesse des paroles de celui qui eût dû être son courtisan.
—Eh bien, oui, monseigneur, continua Bussy, quoique vous ayez poussé au martyre une jeune fille de race noble, cette jeune fille a échappé au martyre; mais ne respirez pas encore, et ne vous croyez pas encore absous, car, en conservant la vie, elle a trouvé un malheur plus grand que la mort.
—Qu'est-ce donc, et que lui est-il arrivé? demanda le duc tout tremblant.
—Monseigneur, il lui est arrivé qu'un homme lui a conservé l'honneur, qu'un homme lui a sauvé la vie; mais cet homme s'est fait payer son service si cher, que c'est à regretter qu'il l'ait rendu.
—Achève, voyons.
—Eh bien, monseigneur, la demoiselle de Méridor, pour échapper aux bras déjà étendus de M. le duc d'Anjou, dont elle ne voulait pas être la maîtresse, la demoiselle de Méridor s'est jetée aux bras d'un homme qu'elle exècre.
—Que dis-tu?
—Je dis que Diane de Méridor s'appelle aujourd'hui madame de
Monsoreau.
A ces mots, au lieu de la pâleur qui couvrait ordinairement les joues de François, le sang reflua si violemment à son visage, qu'on eût cru qu'il allait lui jaillir par les yeux.
—Sang du Christ! s'écria le prince furieux; cela est-il bien vrai?
—Pardieu! puisque je le dis, répliqua Bussy avec son air hautain.
—Ce n'est point ce que je voulais dire, répéta le prince, et je ne suspectais point votre loyauté, Bussy; je me demandais seulement s'il était possible qu'un de mes gentilshommes, un Monsoreau, eût eu l'audace de protéger contre mon amour une femme que j'honorais de mon amour.
—Et pourquoi pas? dit Bussy.
—Tu eusses donc fait ce qu'il a fait, toi?
—J'eusse fait mieux, monseigneur, je vous eusse averti que votre honneur se fourvoyait.
—Un moment, Bussy, dit le duc redevenu calme, écoutez, s'il vous plaît; vous comprenez, mon cher, que je ne me justifie pas.
—Et vous avez tort, mon prince, car vous n'êtes qu'un gentilhomme toutes les fois qu'il s'agit de prud'homme.
—Eh bien c'est pour cela que je vous prie d'être le juge de M. de
Monsoreau.
—Moi?
—Oui, vous, et de me dire s'il n'est point un traître, traître envers moi?
—Envers vous?
—Envers moi, dont il connaissait les intentions.
—Et les intentions de Votre Altesse étaient?…
—De me faire aimer de Diane sans doute!
—De vous faire aimer?
—Oui, mais dans aucun cas de n'employer la violence.
—C'étaient là vos intentions, monseigneur? dit Bussy avec un sourire ironique.
—Sans doute, et ces intentions, je les ai conservées jusqu'au dernier moment, quoique M. de Monsoreau les ait combattues avec toute la logique dont il était capable.
—Monseigneur! monseigneur! que dites-vous là? Cet homme vous a poussé à déshonorer Diane?
—Oui.
—Par ses conseils!
—Par ses lettres. En veux-tu voir une, de ses lettres?
—Oh! s'écria Bussy, si je pouvais croire cela!
—Attends une seconde, tu verras.
Et le duc courut à une petite caisse que gardait toujours un page dans son cabinet, et en tira un billet qu'il donna à Bussy:
—Lis, dit-il, puisque tu doutes de la parole de ton prince.
Bussy prit le billet d'une main tremblante de doute, et lut:
«Monseigneur,
Que Votre Altesse se rassure: ce coup de main se fera sans risques, car la jeune personne part ce soir pour aller passer huit jours chez une tante qui demeure au château de Lude; je m'en charge donc, et vous n'avez pas besoin de vous en inquiéter. Quant aux scrupules de la demoiselle, croyez bien qu'ils s'évanouiront dès qu'elle se trouvera en présence de Votre Altesse; en attendant, j'agis… et ce soir… elle sera au château de Beaugé.
De Votre Altesse, le très-respectueux serviteur,
BRYANT DE MONSOREAU.»
—Eh bien, qu'en dis-tu, Bussy? demanda le prince après que le gentilhomme eut relu la lettre une seconde fois.
—Je dis que vous êtes bien servi, monseigneur.
—C'est-à-dire que je suis trahi, au contraire.
—Ah! c'est juste! j'oubliais la suite.
—Joué! le misérable. Il m'a fait croire à la mort d'une femme….
—Qu'il vous volait; en effet, le trait est noir; mais, ajouta Bussy avec une ironie poignante, l'amour de M. de Monsoreau est une excuse.
—Ah! tu crois? dit le duc avec son plus mauvais sourire.
—Dame! reprit Bussy, je n'ai pas d'opinion là-dessus; je le crois si vous le croyez.
—Que ferais-tu à ma place? Mais d'abord, attends; qu'a-t-il fait lui-même?
—Il a fait accroire au père de la jeune fille que c'était vous qui étiez le ravisseur. Il s'est offert pour appui; il s'est présenté au château de Beaugé avec une lettre du baron de Méridor; enfin il a fait approcher une barque des fenêtres du château, et il a enlevé la prisonnière; puis, la renfermant dans la maison que vous savez, il l'a poussée, de terreurs en terreurs, à devenir sa femme.
—Et ce n'est point là une déloyauté infâme? s'écria le duc.
—Mise à l'abri sous la vôtre, monseigneur, répondit le gentilhomme avec sa hardiesse ordinaire.
—Ah! Bussy!… tu verras si je sais me venger!
—Vous venger! allons donc, monseigneur, vous ne ferez point une chose pareille.
—Comment?
—Les princes ne se vengent point, monseigneur, ils punissent. Vous reprocherez son infamie à ce Monsoreau, et vous le punirez.
—Et de quelle façon?
—En rendant le bonheur à mademoiselle de Méridor.
—Et le puis-je?
—Certainement.
—Et comment cela?
—En lui rendant la liberté.
—Voyons, explique-toi.
—Rien de plus facile; le mariage a été forcé, donc le mariage est nul.
—Tu as raison.
—Faites donc annuler le mariage, et vous aurez agi, monseigneur, en digne gentilhomme et en noble prince.
—Ah! ah! dit le prince soupçonneux, quelle chaleur! cela t'intéresse donc, Bussy?
—Moi, pas le moins du monde; ce qui m'intéresse, monseigneur, c'est qu'on ne dise pas que Louis de Clermont, comte de Bussy, sert un prince perfide et un homme sans honneur.
—Eh bien, tu verras. Mais comment rompre ce mariage?
—Rien de plus facile, en faisant agir le père.
—Le baron de Méridor?
—Oui.
—Mais il est au fond de l'Anjou.
—Il est ici, monseigneur, c'est-à-dire à Paris.
—Chez toi?
—Non, près de sa fille. Parlez-lui, monseigneur, qu'il puisse compter sur vous; qu'au lieu de voir dans Votre Altesse ce qu'il y a vu jusqu'à présent, c'est-à-dire un ennemi, il y voie un protecteur, et lui, qui maudissait votre nom, va vous adorer comme son bon génie.
—C'est un puissant seigneur dans son pays, dit le duc, et l'on assure qu'il est très-influent dans toute la province.
—Oui, monseigneur; mais ce dont vous devez vous souvenir avant toute chose, c'est qu'il est père, c'est que sa fille est malheureuse, et qu'il est malheureux du malheur de sa fille.
—Et quand pourrais-je le voir?
—Aussitôt votre retour à Paris.
—Bien.
—C'est convenu alors, n'est-ce pas, monseigneur?
—Oui.
—Foi de gentilhomme?
—Foi de prince.
—Et quand partez-vous?
—Ce soir; m'attends-tu?
—Non, je cours devant.
—Va, et tiens-toi prêt.
—Tout à vous, monseigneur. Où retrouverai-je Votre Altesse?
—Au lever du roi, demain, vers midi.
—J'y serai, monseigneur; adieu.
Bussy ne perdit pas un moment, et le chemin que le duc fit en dormant dans sa litière et qu'il mit quinze heures à faire, le jeune homme, qui revenait à Paris le coeur gonflé d'amour et de joie, le dévora en cinq heures pour consoler plus tôt le baron, auquel il avait promis assistance, et Diane, à laquelle il allait porter la moitié de sa vie.