La dame de Monsoreau — Tome 2.
CHAPITRE IX
COMMENT CHICOT REVINT AU LOUVRE ET FUT REÇU PAR LE ROI HENRI III.
Tout dormait au Louvre, car il n'était encore que onze heures du matin; les sentinelles de la cour semblaient marcher avec précaution; les chevaliers qui relevaient la garde allaient au pas.
On laissait reposer le roi, fatigué de son pèlerinage.
Deux hommes se présentèrent en même temps à la porte principale du Louvre: l'un, sur un barbe d'une fraîcheur incomparable; l'autre, sur un andalous tout floconneux d'écume.
Ils s'arrêtèrent de front à la porte et se regardèrent; car, venus par deux chemins opposés, ils se rencontraient là seulement.
—Monsieur de Chicot, s'écria le plus jeune des deux en saluant avec politesse, comment vous portez-vous ce matin?
—Eh! c'est le seigneur de Bussy. Mais, à merveille, monsieur, répondit Chicot avec une aisance et une courtoisie qui sentaient le gentilhomme pour le moins autant que le salut de Bussy sentait son grand seigneur et son homme délicat.
—Vous venez voir le lever du roi, monsieur? demanda Bussy.
—Et vous aussi, je présume?
—Non. Je viens pour saluer monseigneur le due d'Anjou. Vous savez, monsieur de Chicot, ajouta Bussy en souriant, que je n'ai pas le bonheur d'être des favoris de Sa Majesté?
—C'est un reproche que je ferai au roi et non à vous, monsieur.
Bussy s'inclina.
—Et vous arrivez de loin? demanda Bussy. On vous disait en voyage.
—Oui, monsieur, je chassais, répliqua Chicot. Mais, de votre côté, ne voyagiez-vous point aussi?
—En effet, j'ai fait une course en province; maintenant, monsieur, continua Bussy, serez-vous assez bon pour me rendre un service?
—Comment donc, chaque fois que M. de Bussy voudra disposer de moi pour quelque chose que ce soit, dit Chicot, il m'honorera infiniment.
—Eh bien, vous allez pénétrer dans le Louvre, vous le privilégié, tandis que moi, je resterai dans l'antichambre; veuillez donc faire prévenir le duc d'Anjou que j'attends.
—M. le duc d'Anjou est au Louvre, dit Chicot, et va sans doute assister au lever de Sa Majesté; que n'entrez-vous avec moi, monsieur?
—Je crains le mauvais visage du roi.
—Bah!
—Dame! il ne m'a point jusqu'à présent habitué à ses plus gracieux sourires.
—D'ici à quelque temps, soyez tranquille, tout cela changera.
—Ah! ah! vous êtes donc nécromancien, monsieur de Chicot?
—Quelquefois. Allons, du courage, venez, monsieur de Bussy.
Ils entrèrent en effet, et se dirigèrent, l'un vers le logis de M. le duc d'Anjou, qui habitait, nous croyons l'avoir déjà dit, l'appartement qu'avait habité jadis la reine Marguerite, l'autre vers la chambre du roi.
—Henri III venait de s'éveiller; il avait sonné sur le grand timbre, et une nuée de valets et d'amis s'était précipitée dans la chambre royale: déjà le bouillon de volaille, le vin épicé et les pâtes de viandes étaient servis, quand Chicot entra tout fringant chez son auguste maître, et commença, avant de dire bonjour, par manger au plat et boire à l'écuelle d'or.
—Par la mordieu! s'écria le roi ravi, quoiqu'il jouât la colère, c'est ce coquin de Chicot, je crois; un fugitif, un vagabond, un pendard!
—Eh bien! eh bien! qu'as-tu donc, mon fils, dit Chicot en s'asseyant sans façon avec ses bottes poudreuses sur l'immense fauteuil à fleurs de lis d'or où était assis Henri III lui-même, nous oublions donc ce petit retour de Pologne où nous avons joué le rôle de cerf, tandis que les magnats jouaient celui de chiens. Taïaut! taïaut!…
—Allons, voilà mon malheur revenu, dit Henri; je ne vais plus entendre que des choses désagréables. J'étais bien tranquille cependant depuis trois semaines.
—Bah! bah! dit Chicot, tu te plains toujours; on te prendrait pour un de tes sujets, le diable m'emporte. Voyons, qu'as-tu fait en mon absence, mon petit Henriquet? A-t-on un peu drôlement gouverné ce beau royaume de France?
—Monsieur Chicot!
—Nos peuples tirent-ils la langue, hein?
—Drôle!
—A-t-on pendu quelqu'un de ces petits messieurs frisés? Ah! pardon! monsieur de Quélus, je ne vous voyais pas.
—Chicot, nous nous brouillerons.
—Enfin, reste-t-il quelque argent dans nos coffres ou dans ceux des juifs? Ce ne serait pas malheureux, nous avons bien besoin de nous divertir, ventre de biche! c'est bien assommant, la vie!
Et il acheva de rafler sur le plat de vermeil des pâtes de viandes dorées à la poêle.
Le roi se mit à rire: c'était toujours par là qu'il finissait.
—Voyons, dit-il, qu'as-tu fait pendant cette longue absence?
—J'ai, dit Chicot, imaginé le plan d'une petite procession en trois actes.
Premier acte.—Des pénitents habillés d'une chemise et d'un haut-de-chausses seulement, se tirant les cheveux et se gourmant réciproquement, montent du Louvre à Montmartre.
Deuxième acte.—Les mêmes pénitents, dépouillés jusqu'à la ceinture et se fouettant avec des chapelets de pointes d'épine, descendent de Montmartre à l'abbaye de Sainte-Geneviève.
Troisième acte.—Enfin, ces mêmes pénitents tout nus, se découpant mutuellement, à grands coups de martinet, des lanières sur les omoplates, reviennent de l'abbaye Sainte-Geneviève au Louvre.
J'avais bien pensé, comme péripétie inattendue, à les faire passer par la place de Grève, où le bourreau les eût tous brûlés depuis le premier jusqu'au dernier; mais j'ai pensé que le Seigneur avait gardé là-haut un peu de soufre de Sodome et un peu de bitume de Gomorrhe, et je ne veux pas lui ôter le plaisir de faire lui-même la grillade. —Ça, messieurs, en attendant ce grand jour, divertissons-nous.
—Et d'abord, voyons: Qu'es-tu devenu? demanda le roi, sais-tu que je t'ai fait chercher dans tous les mauvais lieux de Paris?
—As-tu bien fouillé le Louvre?
—Quelque paillard, ton ami, t'aura confisqué.
—Cela ne se peut pas, Henri, c'est toi qui as confisqué tous les paillards.
—Je me trompais donc?
—Eh! mon Dieu! oui; comme toujours, du tout au tout.
—Nous verrons que tu faisais pénitence.
—Justement. Je me suis mis un peu en religion pour voir ce que c'était, et, ma foi, j'en suis revenu. J'ai assez des moines. Fi! les sales animaux!
En ce moment M. de Monsoreau entra chez le roi, qu'il salua avec un profond respect.
—Ah! c'est vous, monsieur le grand veneur! dit Henri. Quand nous ferez-vous faire quelque belle chasse? voyons.
—Quand il plaira à Votre Majesté. Je reçois la nouvelle que nous avons force sangliers à Saint-Germain-en-Laye.
—C'est bien dangereux, le sanglier, dit Chicot. Le roi Charles IX, je me le rappelle, a manqué être tué à une chasse au sanglier; et puis les épieux sont durs, et cela fait des ampoules à nos petites mains. N'est-ce pas, mon fils?
M. de Monsoreau regarda Chicot de travers.
—Tiens, dit le Gascon à Henri, il n'y a pas longtemps que ton grand veneur a rencontré un loup.
—Pourquoi cela?
—Parce que, comme les Nuées du poëte Aristophane, il en a retenu la figure, l'oeil surtout; c'est frappant.
M. de Monsoreau se retourna, et dit en pâlissant à Chicot:
—Monsieur Chicot, je suis peu fait aux bouffons, ayant rarement vécu à la cour, et je vous préviens que, devant mon roi, je n'aime point à être humilié, surtout lorsqu'il s'agit de son service.
—Eh bien, monsieur, dit Chicot, vous êtes tout le contraire de nous, qui sommes gens de cour; aussi avons-nous bien ri de la dernière bouffonnerie.
—Et quelle est cette bouffonnerie? demanda Monsoreau.
—Il vous a nommé grand veneur; vous voyez que, s'il est moins bouffon que moi, il est encore plus fou, ce cher Henriquet.
Monsoreau lança un regard terrible au Gascon.
—Allons, allons, dit Henri, qui prévoyait une querelle, parlons d'autre chose, messieurs.
—Oui, dit Chicot, parlons des mérites de Notre-Dame de Chartres.
—Chicot, pas d'impiétés, dit le roi d'un ton sévère.
—Des impiétés, moi? dit Chicot, allons donc; tu me prends pour un homme d'Église, tandis que je suis un homme d'épée. Au contraire, c'est moi qui te préviendrai d'une chose, mon fils.
—Et de laquelle?
—C'est que tu en uses mal avec Notre-Dame de Chartres, Henri, on ne peut plus mal.
—Comment cela?
—Sans doute. Nôtre-Dame avait deux chemises accoutumées à se trouver ensemble, et tu les as séparées. A ta place, je les eusse réunies, Henri, et il y eût eu chance au moins pour qu'un miracle se fit.
Cette allusion un peu brutale à la séparation du roi et de la reine fit rire les amis du roi.
Henri se détira les bras, se frotta les yeux et sourit à son tour.
—Pour cette fois, dit-il, le fou a, mordieu, raison.
Et il parla d'autre chose.
—Monsieur, dit tout bas Monsoreau à Chicot, vous plairait-il, sans faire semblant de rien, d'aller m'attendre dans l'embrasure de cette fenêtre?
—Comment donc, monsieur! dit Chicot, mais avec le plus grand plaisir.
—Eh bien, alors, tirons à l'écart.
—Au fond d'un bois, si cela vous convient, monsieur.
—Trêve de plaisanteries, elles sont inutiles, car il n'y a plus personne pour en rire, dit Monsoreau en rejoignant le bouffon dans l'embrasure où celui-ci l'avait précédé. Nous sommes face à face, nous nous devons la vérité, monsieur Chicot, monsieur le fou, monsieur le bouffon; un gentilhomme vous défend, entendez-vous bien ce mot, vous défend de rire de lui; il vous invite surtout à bien réfléchir avant de donner vos rendez-vous dans les bois, car dans ces bois où vous vouliez me conduire tout à l'heure, il pousse une collection de bâtons volants et autres, tout à fait dignes de faire suite à ceux qui vous ont si rudement étrillés de la part de M. de Mayenne.
—Ah! fit Chicot sans s'émouvoir en apparence, bien que son oeil noir eût lancé un sombre éclair. Ah! monsieur, vous me rappelez tout ce que je dois à M. de Mayenne; vous voudriez donc que je devinsse votre débiteur comme je suis le sien, et que je vous plaçasse sur la même ligne dans mon souvenir et vous gardasse une part égale de ma reconnaissance?
—Il me semble que, parmi vos créanciers, monsieur, vous oubliez de compter le principal.
—Cela m'étonne, monsieur, car je me vante d'avoir excellente mémoire; quel est donc ce créancier, je vous prie?
—Maître Nicolas David.
—Oh! pour celui-là, vous vous trompez, dit Chicot avec un sourire sinistre; je ne lui dois plus rien, il est payé.
En ce moment, un troisième interlocuteur vint se mêler à la conversation.
C'était Bussy.
—Ah! monsieur de Bussy, dit Chicot, venez un peu à mon aide. Voici M. de Monsoreau qui m'a détourné comme vous voyez, et qui veut me mener ni plus ni moins qu'un cerf ou un daim; dites-lui qu'il se trompe, monsieur de Bussy, qu'il a affaire à un sanglier, et que le sanglier revient sur le chasseur.
—Monsieur Chicot, dit Bussy, je crois que vous faites tort à M. le grand veneur en pensant qu'il ne vous tient pas pour ce que vous êtes, c'est-à-dire pour un bon gentilhomme. Monsieur, continua Bussy en s'adressant au comte, j'ai l'honneur de vous prévenir que M. le duc d'Anjou désire vous parler.
—A moi? fit Monsoreau inquiet.
—A vous-même, monsieur, dit Bussy.
Monsoreau dirigea sur son interlocuteur un regard qui avait l'intention de pénétrer jusqu'au fond de son âme, mais fut forcé de s'arrêter à la surface, tant les yeux et le sourire de Bussy étaient pleins de sérénité.
—M'accompagnez-vous, monsieur? demanda le grand veneur au gentilhomme.
—Non, monsieur, je cours prévenir Son Altesse que vous vous rendez à ses ordres, tandis que vous prendrez congé du roi.
Et Bussy s'en retourna comme il était venu, se glissant, avec son adresse ordinaire, parmi la foule des courtisans.
Le duc d'Anjou attendait effectivement dans son cabinet et relisait la lettre que nos lecteurs connaissent déjà. Entendant du bruit aux portières, il crut que c'était Monsoreau qui se rendait à ses ordres, et cacha cette lettre.
Bussy parut.
—Eh bien? dit le duc.
—Eh bien, monseigneur, le voici.
—Il ne se doute de rien?
—Et quand cela serait, lorsqu'il serait sur ses gardes? dit Bussy; n'est-ce pas votre créature? Tiré du néant par vous, ne pouvez-vous pas le réduire au néant?
—Sans doute, répondit le duc avec cet air préoccupé que lui donnait toujours l'approche des événements où il fallait développer quelque énergie.
—Vous paraît-il moins coupable qu'il ne l'était hier?
—Cent fois plus! ses crimes sont de ceux qui s'accroissent quand on y réfléchit.
—D'ailleurs, dit Bussy, tout se borne à un seul point: il a enlevé par trahison une jeune fille noble; il l'a épousée frauduleusement et par des moyens indignes d'un gentilhomme; il demandera lui-même la résolution de ce mariage, ou vous la demanderez pour lui.
—C'est arrêté ainsi.
—Et au nom du père, au nom de la jeune fille, au nom du château de
Méridor, au nom de Diane, j'ai votre parole?
—Vous l'avez.
—Songez qu'ils sont prévenus, qu'ils attendent dans l'anxiété le résultat de votre entrevue avec cet homme.
—La jeune fille sera libre, Bussy, je t'en engage ma foi.
—Ah! dit Bussy, si vous faites cela, vous serez réellement un grand prince, monseigneur.
Et il prit la main du duc, cette main qui avait signé tant de fausses promesses, qui avait manqué à tant de serments jurés, et il la baisa respectueusement.
En ce moment on entendit des pas dans le vestibule.
—Le voici, dit Bussy.
—Faites entrer M. de Monsoreau, cria François avec une sévérité qui parut de bon augure à Bussy.
Et cette fois le jeune gentilhomme, presque sûr d'atteindre enfin au résultat ambitionné par lui, ne put empêcher son regard de prendre, en saluant Monsoreau, une légère teinte d'ironie orgueilleuse; le grand veneur reçut, de son côté, le salut de Bussy avec ce regard vitreux derrière lequel il retranchait les sentiments de son âme, comme derrière une infranchissable forteresse.
Bussy attendit dans ce corridor que nous connaissons déjà, dans ce même corridor où la Mole, une nuit, avait failli être étranglé par Charles IX, Henri III, le duc d'Alençon et le duc de Guise, avec la cordelière de la reine mère. Ce corridor, ainsi que le palier auquel il correspondait, était pour le moment encombré de gentilshommes qui venaient faire leur cour au duc.
Bussy prit place avec eux, et chacun s'empressa de lui faire sa place, autant pour la considération dont il jouissait par lui-même que pour sa faveur près du duc d'Anjou. Le gentilhomme enferma toutes ses sensations en lui-même, et, sans rien laisser apercevoir de la terrible angoisse qu'il concentrait dans son coeur, il attendit le résultat de cette conférence où tout son bonheur à venir était en jeu.
La conversation ne pouvait manquer d'être animée: Bussy avait assez vu de M. de Monsoreau pour comprendre que celui-ci ne se laisserait pas détruire sans lutte. Mais, enfin, il ne s'agissait pour le duc d'Anjou que d'appuyer la main sur lui, et s'il ne pliait pas, eh bien, alors il romprait.
Tout à coup l'éclat bien connu de la voix du prince se fît entendre.
Cette voix semblait commander.
Bussy tressaillit de joie.
—Ah! dit-il, voilà le duc qui me tient parole. Mais à cet éclat il n'en succéda aucun autre, et, comme chacun se taisait en se regardant avec inquiétude, un profond silence régna bientôt parmi les courtisans.
Inquiet, troublé dans son rêve commencé, soumis maintenant au flux des espérances et au reflux de la crainte, Bussy sentit s'écouler minute par minute près d'un quart d'heure.
Tout à coup la porte de la chambre du duc s'ouvrit, et l'on entendit à travers les portières sortir de cette chambre des voix enjouées.
Bussy savait que le duc était seul avec le grand veneur, et que, si leur conversation avait suivi son cours ordinaire, elle ne devrait être rien moins que joyeuse en ce moment.
Cette placidité le fit frissonner.
Bientôt les voix se rapprochèrent, la portière se souleva. Monsoreau sortit à reculons et en saluant. Le duc le reconduisit jusqu'à la limite de sa chambre, en disant:
—Adieu! notre ami. C'est chose convenue.
—Notre ami, murmura Bussy, sangdieu! que signifie cela?
—Ainsi, monseigneur, dit Monsoreau toujours tourné vers le prince, c'est bien l'avis de Votre Altesse; le meilleur moyen à présent, c'est la publicité.
—Oui, oui, dit le duc, ce sont jeux d'enfants que tous ces mystères.
—Alors, dit le grand veneur, dès ce soir je la présenterai au roi.
—Marchez sans crainte, j'aurai tout préparé.
Le duc se pencha vers le grand veneur et lui dit quelques mots à l'oreille.
—C'est fait, monseigneur, répondit celui-ci.
Monsoreau salua une dernière fois le duc, qui, sans voir Bussy, caché qu'il était par les plis d'une portière à laquelle il se cramponnait pour ne pas tomber, examinait les assistants.
—Messieurs, dit Monsoreau se retournant vers les gentilshommes qui attendaient leur tour d'audience, et qui s'inclinaient déjà devant une faveur à l'éclat de laquelle semblait pâlir celle de Bussy; messieurs, permettez que je vous annonce une nouvelle: monseigneur me permet que je rende public mon mariage avec mademoiselle Diane de Méridor, ma femme depuis plus d'un mois, et que, sous ses auspices, je la présente ce soir à la cour.
Bussy chancela; quoique le coup ne fût déjà plus inattendu, il était si violent, qu'il pensa en être écrasé.
Ce fut alors qu'il avança la tête, et que le duc et lui, tous deux pâles de sentiments bien opposés, échangèrent un regard de mépris de la part de Bussy, de terreur de la part du duc d'Anjou.
Monsoreau traversa le groupe des gentilshommes, au milieu des compliments et des félicitations.
Quant à Bussy, il fit un mouvement pour aller au duc; mais celui-ci vit ce mouvement, et le prévint en laissant retomber la portière; en même temps, derrière la portière, la porte se referma, et l'on entendit le grincement de la clef dans la serrure.
Bussy sentit alors son sang affluer chaud et tumultueux à ses tempes et à son coeur. Sa main, rencontrant la dague pendue à son ceinturon, la tira machinalement à moitié du fourreau; car, chez cet homme, les passions prenaient un premier élan irrésistible; mais l'amour, qui l'avait poussé à cette violence, paralysa toute sa fougue; une douleur amère, profonde, lancinante, étouffa la colère: au lieu de se gonfler, le coeur éclata.
Dans ce paroxysme de deux passions qui luttaient ensemble, l'énergie du jeune homme succomba, comme tombent ensemble, pour s'être choquées au plus fort de leur ascension, deux vagues courroucées qui semblaient vouloir escalader le ciel.
Bussy comprit que, s'il restait là, il allait donner le spectacle de sa douleur insensée; il suivit le corridor, gagna l'escalier secret, descendit par une poterne dans la cour du Louvre, sauta sur son cheval et prit au galop le chemin de la rue Saint-Antoine.
Le baron et Diane attendaient la réponse promise par Bussy; ils virent le jeune homme apparaître, pâle, le visage bouleversé et les yeux sanglants.
—Madame, s'écria Bussy, méprisez-moi, haïssez-moi; je croyais être quelque chose dans ce monde, et je ne suis qu'un atome; je croyais pouvoir quelque chose, et je ne peux pas même m'arracher le coeur. Madame, vous êtes bien la femme de M. de Monsoreau, et sa femme légitime reconnue à cette heure, et qui doit être présentée ce soir. Mais je suis un pauvre fou, un misérable insensé, ou plutôt, ou plutôt, oui, comme vous le disiez, monsieur le baron, c'est M. le duc d'Anjou qui est un lâche et un infâme.
Et, laissant le père et la fille épouvantés, fou de douleur, ivre de rage, Bussy sortit de la chambre, se précipita par les montées, sauta sur son cheval, lui enfonça ses deux éperons dans le ventre, et, sans savoir où il allait, lâchant les rênes, ne s'occupant que d'étreindre son coeur grondant sous sa main crispée, il partit, semant sur son passage le vertige et la terreur.
CHAPITRE X
CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ ENTRE MONSEIGNEUR LE DUC D'ANJOU ET LE GRAND VENEUR.
Il est temps d'expliquer ce changement subit qui s'était opéré dans les façons du duc d'Anjou à l'égard de Bussy.
Le duc, lorsqu'il reçut M. de Monsoreau, après les exhortations de son gentilhomme, était monté sur le ton le plus favorable aux projets de ce dernier. Sa bile, facile à s'irriter, débordait d'un coeur ulcéré par les deux passions dominantes dans ce coeur: l'amour-propre du duc avait reçu sa blessure; la peur d'un éclat, dont menaçait Bussy, au nom de M. de Méridor, fouettait plus douloureusement encore la colère de François.
En effet, deux sentiments de cette nature produisent, en se combinant, d'épouvantables explosions, quand le coeur qui les renferme, pareil à ces bombes saturées de poudre, est assez solidement construit, assez hermétiquement clos pour que la compression double l'éclat.
M. d'Alençon reçut donc le grand veneur avec un de ces visages sévères qui faisaient trembler à la cour les plus intrépides, car on savait les ressources de François en matière de vengeance.
—Votre Altesse m'a mandé? dit Monsoreau fort calme et avec un regard aux tapisseries; car il devinait, cet homme habitué à manier l'âme du prince, tout le feu qui couvait sous ces froideurs apparentes, et l'on eût dit, pour transporter la figure de l'être vivant aux objets inanimés, qu'il demandait compte à l'appartement des projets au maître.
—Ne craignez rien, monsieur, dit le duc qui avait compris; il n'y a personne derrière ces tentures; nous pourrons causer librement et surtout franchement.
Monsoreau s'inclina.
—Car vous êtes un bon serviteur, monsieur le grand veneur de France, et vous avez de l'attachement pour ma personne?
—Je le crois, monseigneur.
—Moi, j'en suis sûr, monsieur, c'est vous qui, en mainte occasion, m'avez instruit des complots ourdis contre moi, vous qui avez aidé mes entreprises, oubliant souvent vos intérêts, exposant votre vie.
—Altesse!….
—Je le sais. Dernièrement encore, il faut que je vous le rappelle, car, en vérité, vous avez tant de délicatesse, que jamais chez vous aucune allusion, même indirecte, ne remet en évidence les services rendus. Dernièrement, pour cette malheureuse aventure….
—Quelle aventure, monseigneur?
—Cet enlèvement de mademoiselle de Méridor; pauvre jeune fille!
—Hélas! murmura Monsoreau de façon que la réponse ne fût pas sérieusement applicable au sens des paroles de François.
—Vous la plaignez, n'est-ce pas? dit ce dernier l'appelant sur un terrain sûr.
—Ne la plaindriez-vous pas, Altesse?
—Moi! oh! vous savez si j'ai regretté ce funeste caprice! Et tenez, il a fallu toute l'amitié que j'ai pour vous, toute l'habitude que j'ai de vos bons services, pour me faire oublier que sans vous je n'eusse pas enlevé la jeune fille.
Monsoreau sentit le coup.
—Voyons, se dit-il, seraient-ce simplement des remords? Monseigneur, répliqua-t-il, votre bonté naturelle vous conduit à exagérer: vous n'avez pas plus causé la mort de cette jeune fille, que moi-même….
—Comment cela?
—Certes, vous n'aviez pas l'intention de pousser la violence jusqu'à la mort de mademoiselle de Méridor?
—Oh! non.
—Alors l'intention vous absout, monseigneur; c'est un malheur, un malheur comme le hasard en cause tous les jours.
—-Et, d'ailleurs, ajouta le duc en plongeant son regard dans le coeur de Monsoreau, la mort a tout enveloppé dans son éternel silence….
Il y eut assez de vibration dans la voix du prince pour que Monsoreau levât les yeux aussitôt, et se dit:
—Ce ne sont pas des remords….
—Monseigneur, reprit-il, voulez-vous que je parle franc à Votre
Altesse?
—Pourquoi hésiteriez-vous? dit aussitôt le prince avec un étonnement mêlé de hauteur.
—En effet, dit Monsoreau, je ne sais pas pourquoi j'hésiterais.
—Qu'est-ce à dire?
—Oh! monseigneur, je veux dire qu'avec un prince aussi éminent par son intelligence et sa noblesse de coeur, la franchise doit entrer désormais comme un élément principal dans cette conversation.
—Désormais?… Que signifie?
—C'est que, au début, Votre Altesse n'a pas jugé à propos d'user avec moi de cette franchise.
—Vraiment! riposta le duc avec un éclat de rire qui décelait une furieuse colère.
—Écoutez-moi, monseigneur, dit humblement Monsoreau; je sais ce que
Votre Altesse voulait me dire.
—Parlez donc, alors.
—Votre Altesse voulait me faire entendre que peut-être mademoiselle de Méridor n'était pas morte, et qu'elle dispensait de remords ceux qui se croyaient ses meurtriers.
—Oh! quel temps vous avez mis, monsieur, à me faire faire cette réflexion consolante! Vous êtes un fidèle serviteur, sur ma parole! vous m'avez vu sombre, affligé; vous m'avez ouï parler des rêves funèbres que je faisais depuis la mort de cette femme, moi dont la sensibilité n'est pas banale, Dieu merci… et vous m'avez laissé vivre ainsi, lorsque, avec ce seul doute, vous pouviez m'épargner tant de souffrances!… Comment faut-il que j'appelle cette conduite, monsieur?….
Le duc prononça ces paroles avec tout l'éclat d'un courroux prêt à déborder.
—Monseigneur, répondit Monsoreau, on dirait que Votre Altesse dirige contre moi une accusation….
—Traître! s'écria tout à coup le duc en faisant un pas vers le grand veneur, je la dirige et je l'appuie… Tu m'as trompé! tu m'as pris cette femme que j'aimais.
Monsoreau pâlit affreusement, mais ne perdit rien de son attitude calme et presque fière.
—C'est vrai, dit-il.
—Ah! c'est vrai… l'impudent, le fourbe!
—Veuillez parler plus bas, monseigneur, dit Monsoreau toujours aussi calme. Votre Altesse oublie qu'elle parle à un gentilhomme, à un bon serviteur.
Le duc se mit à rire convulsivement.
—A un bon serviteur du roi! continua Monsoreau aussi impassible qu'avant cette terrible menace.
Le duc s'arrêta sur ce seul mot.
—Que voulez-vous dire? murmura-t-il.
—Je veux dire, reprit avec douceur et obséquiosité Monsoreau, que, si monseigneur voulait bien m'entendre, il comprendrait que j'aie pu prendre cette femme, puisque son Altesse voulait elle-même la prendre.
Le duc ne trouva rien à répondre, stupéfait de tant d'audace.
—Voici mon excuse, dit humblement le grand veneur; j'aimais ardemment mademoiselle de Méridor….
—Moi aussi! répondit François avec une inexprimable dignité.
—C'est vrai, monseigneur, vous êtes mon maître; mais mademoiselle de
Méridor ne vous aimait pas.
—Et elle t'aimait, toi?
—Peut-être, murmura Monsoreau.
—Tu mens! tu mens! tu l'as violentée comme je la violentais.
Seulement, moi, le maître, j'ai échoué; toi, le valet, tu as réussi.
C'est que je n'ai que la puissance, tandis que tu avais la trahison.
—Monseigneur, je l'aimais.
—Que m'importe, à moi?
—Monseigneur….
—Des menaces, serpent?
—Monseigneur! prenez garde! dit Monsoreau en baissant la tête comme le tigre qui médite son élan. Je l'aimais, vous dis-je, et je ne suis pas un de vos valets comme vous disiez tout à l'heure. Ma femme est à moi comme ma terre; nul ne peut me la prendre, pas même le roi. Or j'ai voulu avoir cette femme, et je l'ai prise.
—Vraiment! dit François en s'élançant vers le timbre d'argent placé sur la table, tu l'as prise, eh bien, tu la rendras.
—Vous vous trompez, monseigneur, s'écria Monsoreau en se précipitant vers la table pour empêcher le prince d'appeler. Arrêtez cette mauvaise pensée qui vous vient de me nuire; car, si vous appeliez une fois, si vous me faisiez une injure publique….
—Tu rendras cette femme, te dis-je.
—La rendre, comment?… Elle est ma femme, je l'ai épousée devant
Dieu.
Monsoreau comptait sur l'effet de cette parole, mais le prince ne quitta point son attitude irritée.
—Si elle est ta femme devant Dieu, dit-il, tu la rendras aux hommes!
—Il sait donc tout? murmura Monsoreau.
—Oui, je sais tout. Ce mariage, tu le rompras; je le romprai, fusses-tu cent fois engagé devant tous les dieux qui ont régné dans le ciel.
—Ah! monseigneur, vous blasphémez, dit Monsoreau.
—Demain, mademoiselle de Méridor sera rendue à son père; demain tu partiras pour l'exil que je vais t'imposer. Dans une heure, tu auras vendu ta charge de grand veneur: voilà mes conditions, sinon, prends garde, vassal, je te briserai comme je brise ce verre.
Et le prince, saisissant une coupe de cristal émaillée, présent de l'archiduc d'Autriche, la lança comme un furieux vers Monsoreau qui fut enveloppé de ses débris.
—Je ne rendrai pas la femme, je ne quitterai pas ma charge et je demeurerai en France, reprit Monsoreau en courant à François stupéfait.
—Pourquoi cela… maudit?
—Parce que je demanderai ma grâce au roi de France, au roi élu à l'abbaye de Sainte-Geneviève, et que ce nouveau souverain, si bon, si noble, si heureux de la faveur divine, toute récente encore, ne refusera pas d'écouter le premier suppliant qui lui présentera une requête.
Monsoreau avait accentué progressivement ces mots terribles; le feu de ses yeux passait peu à peu dans sa parole, qui devenait éclatante.
François pâlit à son tour, fît un pas en arrière, alla pousser la lourde tapisserie de la porte d'entrée, puis, saisissant Monsoreau par la main, il lui dit, en saccadant chaque mot comme s'il eût été au bout de ses forces:
—C'est bien… c'est bien…, comte, cette requête, présentez-la-moi plus bas… je vous écoute.
—Je parlerai humblement, dit Monsoreau redevenu tout à coup tranquille, humblement comme il convient au très-humble serviteur de Votre Altesse.
François fit lentement le tour de la vaste chambre, et, quand il fut à portée de regarder derrière les tapisseries, il y regarda chaque fois. Il semblait ne pouvoir croire que les paroles de Monsoreau n'eussent pas été entendues.
—Vous disiez? demanda-t-il.
—Je disais, monseigneur, qu'un fatal amour a tout fait. L'amour, noble seigneur, est la plus impérieuse des passions…. Pour me faire oublier que Votre Altesse avait jeté les yeux sur Diane, il fallait que je ne fusse plus maître de moi.
—Je vous le disais, comte, c'est une trahison.
—Ne m'accablez pas, monseigneur, voilà quelle est la pensée qui me vint. Je vous voyais riche, jeune, heureux; je vous voyais le premier prince du monde chrétien.
Le duc fit un mouvement.
—Car vous l'êtes… murmura Monsoreau à l'oreille du duc; entre ce rang suprême et vous, il n'y a plus qu'une ombre, facile à dissiper…. Je voyais toute la splendeur de votre avenir, et, comparant cette immense fortune au peu de chose que j'ambitionnais, ébloui de votre rayonnement futur qui m'empêchait presque de voir la pauvre petite fleur que je désirais, moi chétif, près de vous, mon maître, je me suis dit: Laissons le prince à ses rêves brillants, à ses projets splendides; là est son but; moi, je cherche le mien dans l'ombre…. A peine s'apercevra-t-il de ma retraite, à peine sentira-t-il glisser la chétive perle que je dérobe à son bandeau royal.
—Comte! comte! dit le duc, enivré malgré lui par la magie de cette peinture.
—Vous me pardonnez, n'est-ce pas, monseigneur?
A ce moment, le duc leva les yeux. Il vit au mur, tapissé de cuir doré, le portrait de Bussy, qu'il aimait à regarder parfois comme il avait jadis aimé à regarder le portrait de la Mole. Ce portrait avait l'oeil si fier, la mine si haute, il tenait son bras si superbement arrondi sur la hanche, que le duc se figura voir Bussy lui-même avec son oeil de feu, Bussy qui sortait de la muraille pour l'exciter à prendre courage.
—Non, dit-il, je ne puis vous pardonner: ce n'est pas pour moi que je tiens rigueur, Dieu m'en est témoin; c'est parce qu'un père en deuil, un père indignement abusé, réclame sa fille; c'est parce qu'une femme, forcée à vous épouser, crie vengeance contre vous; c'est parce que, en un mot, le premier devoir d'un prince est la justice.
—Monseigneur!
—C'est, vous dis-je, le premier devoir d'un prince, et je ferai justice….
—Si la justice, dit Monsoreau, est le premier devoir d'un prince, la reconnaissance est le premier devoir d'un roi.
—Que dites-vous?
—Je dis que jamais un roi ne doit oublier celui auquel il doit sa couronne…. Or, monseigneur….
—Eh bien?…
—Vous me devez la couronne, sire!
—Monsoreau! s'écria le duc avec une terreur plus grande encore qu'aux premières attaques du grand veneur. Monsoreau! reprit-il d'une voix basse et tremblante, êtes-vous donc alors un traître envers le roi comme vous fûtes un traître envers le prince?
—Je m'attache à qui me soutient, sire! continua Monsoreau d'une voix de plus en plus élevée.
—Malheureux!…
Et le duc regarda encore le portrait de Bussy.
—Je ne puis! dit-il… Vous êtes un loyal gentilhomme, Monsoreau, vous comprendrez que je ne puis approuver ce que vous avez fait.
—Pourquoi cela, monseigneur?
—Parce que c'est une action indigne de vous et de moi…. Renoncez à cette femme. Eh! mon cher comte… encore ce sacrifice; mon cher comte, je vous en dédommagerai par tout ce que vous me demanderez….
—Votre Altesse aime donc encore Diane de Méridor? fit Monsoreau pâle de jalousie.
—Non! non! je le jure, non!
—Eh bien, alors, qui peut arrêter Votre Altesse? Elle est ma femme; ne suis-je pas bon gentilhomme? quelqu'un peut-il s'immiscer ainsi dans les secrets de ma vie?
—Mais elle ne vous aime pas.
—Qu'importe?
—Faites cela pour moi, Monsoreau….
—Je ne le puis….
—Alors… dit le duc plongé dans la plus horrible perplexité… alors….
—Réfléchissez, sire!
Le duc essuya son front couvert de la sueur que ce titre prononcé par le comte venait d'y faire monter.
—Vous me dénonceriez?
—Au roi détrôné pour vous, oui, Votre Majesté; car, si mon nouveau prince me blessait dans mon honneur, dans mon bonheur, je retournerais à l'ancien.
—C'est infâme!
—C'est vrai, sire; mais j'aime assez pour être infâme.
—C'est lâche!
—Oui, Votre Majesté, mais j'aime assez pour être lâche.
Le duc fit un mouvement vers Monsoreau. Mais celui-ci l'arrêta d'un seul regard, d'un seul sourire.
—Vous ne gagneriez rien à me tuer, monseigneur, dit-il; il est des secrets qui surnagent avec les cadavres! Restons, vous un roi plein de clémence, moi le plus humble de vos sujets!
Le duc se brisait les doigts les uns contre les autres, il les déchirait avec les ongles.
—Allons, allons, mon bon seigneur, faites quelque chose pour l'homme qui vous a le mieux servi en toute chose.
François se leva.
—Que demandez-vous? dit-il.
—Que Votre Majesté….
—Malheureux! malheureux! tu veux donc que je le supplie?
—Oh! monseigneur!
Et Monsoreau s'inclina.
—Dites, murmura François.
—Monseigneur, vous me pardonnerez?
—Oui.
—Monseigneur, vous me réconcilierez avec M. de Méridor?
—Oui.
—Monseigneur, vous signerez mon contrat de mariage avec mademoiselle de Méridor?
—Oui, fit le duc d'une voix étouffée.
—Et vous honorerez ma femme d'un sourire, le jour où elle paraîtra en cérémonie au cercle de la reine, à qui je veux avoir l'honneur de la présenter?
—Oui, dit François; est-ce tout?
—Absolument tout, monseigneur.
—Allez, vous avez ma parole.
—Et vous, dit Monsoreau en s'approchant de l'oreille du duc, vous conserverez le trône où je vous ai fait monter! Adieu, sire.
Cette fois il le dit si bas, que l'harmonie de ce mot parut suave au prince.
—Il ne me reste plus, pensa Monsoreau, qu'à savoir comment le duc a été instruit.
CHAPITRE XI
COMMENT SE TINT LE CONSEIL DU ROI.
Le jour même, M. de Monsoreau avait, selon son désir manifesté au duc d'Anjou, présenté sa femme au cercle de la reine mère et à celui de la reine.
Henri, soucieux comme à son ordinaire, avait été se coucher, prévenu par M. de Morvilliers que le lendemain il faudrait tenir un grand conseil.
Henri ne fit pas même de questions au chancelier; il était tard, Sa Majesté avait envie de dormir. On prit l'heure la plus commode pour ne déranger ni le repos ni le sommeil du roi.
Ce digne magistrat connaissait parfaitement son maître, et savait qu'au contraire de Philippe de Macédoine le roi endormi ou à jeun n'écouterait pas avec une lucidité suffisante les communications qu'il avait à lui faire.
Il savait aussi que Henri, dont les insomnies étaient fréquentes,—c'est l'apanage de l'homme qui doit veiller sur le sommeil d'autrui de ne pas dormir lui-même,—songerait au milieu de la nuit à l'audience demandée, et la donnerait avec une curiosité aiguillonnée selon la gravité de la circonstance.
Tout se passa comme M. de Morvilliers l'avait prévu.
Après un premier sommeil de trois ou quatre heures, Henri se réveilla; la demande du chancelier lui revint en tête, il s'assit sur son lit, se mit à penser, et, las de penser tout seul, il se laissa glisser le long de ses matelas, passa ses caleçons de soie, chaussa ses pantoufles, et, sans rien changer à sa toilette de nuit, qui le rendait pareil à un fantôme, il s'achemina, à la lueur de sa lampe, qui, depuis que le souffle de l'Éternel était passé dans l'Anjou avec Saint-Luc, ne s'éteignait plus; il s'achemina, disons-nous, vers la chambre de Chicot, la même où s'étaient si heureusement célébrées les noces de mademoiselle de Brissac.
Le Gascon dormait à plein sommeil et ronflait comme une forge.
Henri le tira trois fois par le bras sans parvenir à le réveiller.
A la troisième fois cependant, le roi ayant accompagné le geste de la voix et appelé Chicot à tue-tête, le Gascon ouvrit un oeil.
—Chicot! répéta le roi.
—Qu'y a-t-il encore? demanda Chicot.
—Eh! mon ami, dit Henri, comment peux-tu dormir ainsi quand ton roi veille?
—Ah! mon Dieu! s'écria Chicot, feignant de ne pas reconnaître le roi, est-ce que Sa Majesté a pris une indigestion?
—Chicot, mon ami, dit Henri, c'est moi!
—Qui, toi?
—Moi, Henri.
—Décidément, mon fils, ce sont les bécassines qui t'étouffent. Je t'avais cependant prévenu; tu en as trop mangé hier soir, comme aussi de ces bisques aux écrevisses.
—Non, dit Henri, car à peine y ai-je goûté.
—Alors, dit Chicot, c'est qu'on t'a empoisonné. Ventre de biche! que tu es pâle! Henri.
—C'est mon masque de toile, mon ami, dit le roi.
—Tu n'es donc pas malade?
—Non.
—Alors pourquoi me réveilles-tu?
—Parce que le chagrin me persécute.
—Tu as du chagrin?
—Beaucoup.
—Tant mieux.
—Comment, tant mieux?
—Oui, le chagrin fait réfléchir; et tu réfléchiras qu'on ne réveille un honnête homme à deux heures du matin que pour lui faire un cadeau. Que m'apportes-tu, voyons?
—Rien, Chicot; je viens causer avec toi.
—Ce n'est point assez.
—Chicot, M. de Morvilliers est venu hier soir à la cour.
—Tu reçois bien mauvaise compagnie, Henri; et que venait-il faire?
—Il venait me demander audience.
—Ah! voilà un homme qui sait vivre; ce n'est pas comme toi, qui entres dans la chambre des gens à deux heures du matin sans dire gare.
—Que pouvait-il avoir à me dire, Chicot?
—Comment! malheureux, s'écria le Gascon, c'est pour me demander cela que tu me réveilles?
—Chicot, mon ami, tu sais que M. de Morvilliers s'occupe de ma police.
—Non, ma foi, dit Chicot, je ne le savais pas.
—Chicot, dit le roi, je trouve, au contraire, moi, que M. de
Morvilliers est toujours très-bien renseigné.
—Et quand je pense, dit le Gascon, que je pourrais dormir au lieu d'entendre de pareilles sornettes!
—Tu doutes de la surveillance du chancelier? demanda Henri.
—Oui, corbeuf, j'en doute, dit Chicot, et j'ai mes raisons.
—Lesquelles?
—Si je t'en donne une seule, cela te suffira-t-il?
—Oui, si elle est bonne.
—Et tu me laisseras tranquille après?
—Certainement.
—Eh bien, un jour, non, c'était un soir.
—Peu importe!
—Au contraire, cela importe beaucoup. Eh bien, un soir je t'ai battu dans la rue Froidmantel; tu avais avec toi Quélus et Schomberg….
—Tu m'as battu?
—Oui, bâtonné, bâtonné, tous trois.
—A quel propos?
—Vous aviez insulté mon page, vous avez reçu les coups, et M. de
Morvilliers ne vous en a rien dit.
—Comment! s'écria Henri, c'était toi, scélérat? c'était toi, sacrilège?
—Moi-même, dit Chicot en se frottant les mains; n'est-ce pas, mon fils, que je frappe bien quand je frappe?
—Misérable!
—Tu avoues donc que c'est la vérité?
—Je te ferai fouetter, Chicot.
—Il ne s'agit pas de cela: est-ce vrai, oui ou non? voilà tout ce que je te demande.
—Tu sais bien que c'est vrai, malheureux!
—As-tu fait venir le lendemain M. de Morvilliers?
—Oui, puisque tu étais là quand il est venu.
—Lui as-tu raconté le fâcheux accident qui était arrivé la veille à un gentilhomme de tes amis?
—Oui.
—Lui as-tu ordonné de retrouver le coupable?
—Oui.
—Te l'a-t-il retrouvé?
—Non.
—Eh bien, va donc te coucher, Henri: tu, vois que ta police est mal faite.
Et, se retournant vers le mur, sans vouloir répondre davantage, Chicot se remit à ronfler avec un bruit de grosse artillerie qui ôta au roi toute espérance de le tirer de ce second sommeil.
Henri rentra en soupirant dans sa chambre, et, à défaut d'autre interlocuteur, se mit à déplorer, avec son lévrier Narcisse, le malheur qu'ont les rois de ne jamais connaître la vérité qu'à leurs dépens.
Le lendemain le conseil s'assembla. Il variait selon les changeantes amitiés du roi. Cette fois il se composait de Quélus, de Maugiron, de d'Épernon et de Schomberg, en faveur tous quatre depuis plus de six mois.
Chicot, assis au haut bout de la table, taillait des bateaux en papier, et les alignait méthodiquement, pour faire, disait-il, une flotte à Sa Majesté très-chrétienne, à l'instar de la flotte du roi très-catholique.
On annonça M. de Morvilliers.
L'homme d'État avait pris son plus sombre costume et son air le plus lugubre. Après un salut profond, qui lui fut rendu par Chicot, il s'approcha du roi:
—Je suis, dit-il, devant le conseil de Votre Majesté?
—Oui, devant mes meilleurs amis. Parlez.
—Eh bien, sire, je prends assurance et j'en ai besoin. Il s'agit de dénoncer un complot bien terrible à Votre Majesté.
—Un complot! s'écrièrent tous les assistants.
Chicot dressa l'oreille et suspendit la fabrication d'une superbe galiote à deux têtes, dont il voulait faire la barque amirale de la flotte.
—Un complot, oui, Majesté, dit M. de Morvilliers, baissant la voix avec ce mystère qui présage les terribles confidences.
—Oh! oh! fit le roi. Voyons, est-ce un complot espagnol?
A ce moment M. le duc d'Anjou, mandé au conseil, entra dans la salle, dont les portes se refermèrent aussitôt.
—Vous entendez, mon frère, dit Henri après le cérémonial. M. de
Morvilliers nous dénonce un complot contre la sûreté de l'État.
Le duc jeta lentement sur les gentilshommes présents ce regard si clair et si défiant que nous lui connaissons.
—Est-il bien possible?… murmura-t-il.
—Hélas! oui, monseigneur, dit M. de Morvilliers, un complot menaçant.
—Contez-nous cela, répliqua Chicot en mettant sa galiote terminée dans le bassin de cristal placé sur la table.
—Oui, balbutia le duc d'Anjou, contez-nous cela, monsieur le chancelier.
—J'écoute, dit Henri.
Le chancelier prit sa voix la plus voilée, sa pose la plus courbée, son regard le plus affairé.
—Sire, dit-il, depuis très-longtemps je veillais sur les menées de quelques mécontents….
—Oh! fit Chicot… quelques?… Vous êtes bien modeste, monsieur de
Morvilliers!…
—C'étaient, continua le chancelier, des hommes sans aveu, des boutiquiers, des gens de métiers ou de petits clercs de robe… il y avait de ci, de là, des moines et des écoliers.
—Ce ne sont pas là de bien grands princes, dit Chicot avec une parfaite tranquillité, et en recommençant un nouveau vaisseau à deux pointes.
Le duc d'Anjou sourit forcément.
—Vous allez voir, sire, dit le chancelier; je savais que les mécontents profitent toujours de deux occasions principales, la guerre ou la religion….
—C'est fort sensé, dit Henri. Après?
Le chancelier, heureux de cet éloge, poursuivit:
—Dans l'armée, j'avais des officiers dévoués à Votre Majesté qui m'informaient de tout; dans la religion, c'est plus difficile. Alors j'ai mis des hommes en campagne.
—Toujours fort sensé, dit Chicot.
Et enfin, continua Morvilliers, je réussis à faire décider par mes agents un homme de la prévôté de Paris.
—A quoi faire? dit le roi.
—A espionner les prédicateurs qui vont excitant le peuple contre
Votre Majesté.
—Oh! oh! pensa Chicot, mon ami serait-il connu?
—Ces gens reçoivent les inspirations, non pas de Dieu, sire, mais d'un parti fort hostile à la couronne. Ce parti, je l'ai étudié.
—Fort bien, dit le roi.
—Très-sensé, dit Chicot.
—Et j'en connais les espérances, ajouta triomphalement Morvilliers.
—C'est superbe! s'écria Chicot.
Le roi fit signe au Gascon de se taire.
Le duc d'Anjou ne perdit pas de vue l'orateur.
—Pendant plus de deux mois, dit le chancelier, j'entretins aux gages de Votre Majesté des hommes de beaucoup d'adresse, d'un courage à toute épreuve, d'une avidité insatiable, c'est vrai, mais que j'avais soin de faire tourner au profit du roi; car, tout en les payant magnifiquement, j'y gagnais encore. J'appris d'eux que, moyennant le sacrifice d'une forte somme d'argent, je connaîtrais le premier rendez-vous des conspirateurs.
—Voilà qui est bon, dit Chicot, paye, mon roi, paye!
—Eh! qu'à cela ne tienne, s'écria Henri, voyons… chancelier, le but de ce complot, l'espérance des conspirateurs?…
—Sire! il ne s'agit de rien moins que d'une seconde Saint-Barthélemy.
—Contre qui?
—Contre les huguenots. Les assistants se regardèrent surpris.
—Combien cela vous a-t-il coûté, à peu près? demanda Chicot.
—Soixante-quinze mille livres d'une part, cent mille de l'autre.
Chicot se retourna vers le roi.
—Si tu veux, pour mille écus, je te dis le secret de M. de
Morvilliers, s'écria le Gascon.
Celui-ci fit un geste de surprise; le duc d'Anjou fit meilleur visage qu'on n'eût pu s'y attendre.
—Dis, répliqua le roi.
—C'est la Ligue pure et simple, fit Chicot, la Ligue commencée depuis dix ans. M. de Morvilliers a découvert ce que tout bourgeois parisien sait comme son pater.
—Monsieur… interrompit le chancelier.
—Je dis la vérité… et je le prouverai, s'écria Chicot d'un ton d'avocat.
—Dites-moi le lieu de la réunion des ligueurs, alors.
—Très-volontiers, 1° la place publique; 2° la place publique; 3° les places publiques.
—Monsieur Chicot veut rire, dit en grimaçant le chancelier, et leur signe de ralliement?
—Ils sont habillés en parisiens et remuent les jambes lorsqu'ils marchent, répondit gravement Chicot.
Un éclat de rire général accueillit cette explication. M. de Morvilliers crut qu'il serait de bon goût de céder à l'entraînement, et il rit avec les autres. Mais, redevenant sombre:
—Enfin, dit-il, mon espion a assisté à l'une de leurs séances, et cela dans un lieu que M. Chicot ne connaît pas.
Le duc d'Anjou pâlit.
—Où cela? dit le roi.
—A l'abbaye Sainte-Geneviève!
Chicot laissa tomber une poule en papier qu'il embarquait dans la barque amirale.
—L'abbaye Sainte-Geneviève! dit le roi.
—C'est impossible, murmura le duc.
—Cela est, dit Morvilliers, satisfait de l'effet produit et regardant avec triomphe toute l'assemblée.
—Et qu'ont-ils fait, monsieur le chancelier? qu'ont-ils décidé? demanda le roi.
—Que les ligueurs se nommeraient des chefs, que chaque enrôlé s'armerait, que chaque province recevrait un envoyé de la métropole insurrectionnelle, que tous les huguenots chéris de Sa Majesté, ce sont leurs expressions….
Le roi sourit.
—Seraient massacrés à un jour désigné.
—Voilà tout? demanda Henri.
—Peste! dit Chicot, on voit que tu es catholique.
—Est-ce bien tout? dit le duc.
—Non, monseigneur….
—Peste! je crois bien que ce n'est pas tout. Si nous n'avions que cela pour cent soixante-quinze mille livres, le roi serait volé.
—Parlez, chancelier, dit le roi.
—Il y a des chefs….
Chicot vit s'agiter sur le coeur du duc son pourpoint, que soulevaient les battements.
—Tiens, tiens, tiens, dit-il, un complot qui a des chefs; c'est étonnant. Cependant il nous faut encore quelque chose pour nos cent soixante-quinze mille livres.
—Ces chefs… leurs noms? demanda le roi; comment s'appellent ces chefs?
—D'abord, un prédicateur, un fanatique, un énergumène, dont j'ai acheté le nom dix mille livres.
—Et vous avez bien fait.
—Le frère génovéfain Gorenflot!
—Pauvre diable! fit Chicot avec une commisération véritable. Il était dit que cette aventure ne lui réussirait pas!
—Gorenflot! dit le roi en écrivant ce nom; bien… après….
—Après… dit le chancelier avec hésitation, mais, sire, c'est tout….
Et Morvilliers promena encore sur l'assemblée son regard inquisiteur et mystérieux, qui semblait dire: Si Votre Majesté était seule, elle en saurait bien davantage.
—Dites, chancelier, je n'ai que des amis ici… dites.
—Oh! sire, celui que j'hésite à nommer a aussi des amis bien puissants….
—Près de moi?
—Partout.
—Sont-ils plus puissants que moi? s'écria Henri pâle de colère et d'inquiétude.
—Sire, un secret ne se dit pas à haute voix. Excusez-moi, je suis homme d'État.
—C'est juste.
—C'est fort sensé! dit Chicot, mais nous sommes tous hommes d'État.
—Monsieur, dit le duc d'Anjou, nous allons présenter au roi nos très-humbles respects, si la communication ne peut être faite en notre présence.
M. de Morvilliers hésitait. Chicot guettait jusqu'au moindre geste, craignant que le chancelier, tout naïf qu'il semblait être, n'eût réussi à découvrir quelque chose de moins simple que ses premières révélations.
Le roi fit signe au chancelier de s'approcher, au duc d'Anjou de demeurer en place, à Chicot de faire silence, aux trois favoris de détourner leur attention.
Aussitôt M. de Morvilliers se pencha vers l'oreille de Sa Majesté; mais il n'avait pas fait la moitié du mouvement compassé selon toutes les règles de l'étiquette, qu'une immense clameur retentit dans la cour du Louvre. Le roi se redressa subitement; MM. de Quélus et d'Épernon se précipitèrent vers la fenêtre; M. d'Anjou porta la main à son épée, comme si tout ce bruit menaçant eût été dirigé contre lui.
Chicot, se haussant sur les pieds, voyait dans la cour et dans la chambre.
—Tiens! M. de Guise, s'écria-t-il le premier, M. de Guise qui entre au Louvre!
Le roi fit un mouvement.
—C'est vrai, dirent les gentilshommes.
—Le duc de Guise? balbutia M. d'Anjou.
—Voilà qui est bizarre… n'est-ce pas? que M. le duc de Guise soit à Paris, dit lentement le roi, qui venait de lire dans le regard presque hébété de M. de Morvilliers le nom que ce dernier voulait lui dire à l'oreille.
—Est-ce que la communication que vous vouliez me faire avait trait à mon cousin de Guise? demanda-t-il à voix basse au magistrat.
—Oui, sire, c'est lui qui présidait la séance, répondit le chancelier sur le même ton.
—Et les autres?….
—Je n'en connais pas d'autres….
Henri consulta Chicot d'un coup d'oeil.
—Ventre de biche! s'écria le Gascon en se posant royalement; faites entrer mon cousin de de Guise!
Et, se penchant vers Henri:
—En voilà un, lui dit-il à l'oreille, dont tu connais assez le nom, à ce que je crois, pour n'avoir pas besoin de l'inscrire sur tes tablettes.
Les huissiers ouvrirent la porte avec fracas.
—Un seul battant, messieurs, dit Henri, un seul! les deux sont pour le roi!
Le duc de Guise était assez avant dans la galerie pour entendre ces paroles; mais cela ne changea rien au sourire avec lequel il avait résolu d'aborder le roi.
CHAPITRE XII
CE QUE VENAIT FAIRE M. DE GUISE AU LOUVRE.
Derrière M. de Guise venaient en grand nombre des officiers, des courtisans, des gentilshommes; derrière cette brillante escorte venait le peuple, escorte moins brillante, mais plus sûre et surtout plus redoutable. Seulement les gentilshommes étaient entrés au palais et le peuple était resté à la porte.
C'était des rangs de ce peuple que les cris partaient encore au moment même où le duc de Guise, qu'il avait perdu de vue, pénétrait dans la galerie.
A la vue de cette espèce d'armée qui faisait cortège au héros parisien chaque fois qu'il apparaissait dans les rues, les gardes avaient pris les armes, et, rangés derrière leur brave colonel, lançaient au peuple des regards menaçants, au triomphateur des provocations muettes.
Guise avait remarqué l'attitude de ces soldats que commandait Grillon; il adressa un petit salut plein de grâce au colonel, qui, l'épée au poing, se tenait à quatre pas en avant de ses hommes, et qui demeura roide et impassible dans sa dédaigneuse immobilité.
Cette révolte d'un homme et d'un régiment contre son pouvoir si généralement établi frappa le duc. Son front devint un instant soucieux; mais, à mesure qu'il s'approchait du roi, son front s'éclaircit: si bien que, comme nous l'avons vu arriver au cabinet de Henri III, il y entra en souriant.
—Ah! c'est vous, mon cousin, dit le roi, comme vous menez grand bruit! Est-ce que les trompettes ne sonnent pas? Il m'avait semblé les entendre.
—Sire, répondit le duc, les trompettes ne sonnent à Paris que pour le roi, en campagne que pour le général, et je suis trop familier à la fois avec la cour et avec les champs de bataille pour m'y tromper. Ici les trompettes feraient trop de bruit pour un sujet; là-bas elles n'en feraient point assez pour un prince.
Henri se mordit les lèvres.
—Par la mordieu! dit-il après un silence employé à dévorer des yeux le prince lorrain, vous êtes bien reluisant, mon cousin? est-ce que vous arrivez du siège de la Charité d'aujourd'hui seulement?
—D'aujourd'hui seulement, oui, sire, répondit le duc avec une légère rougeur.
—Ma foi, c'est beaucoup d'honneur pour nous, mon cousin, que votre visite, beaucoup d'honneur, beaucoup d'honneur.
Henri III répétait les mots quand il avait trop d'idées à cacher, comme on épaissit les rangs des soldats devant une batterie de canons qui ne doit être démasquée qu'à un certain moment.
—Beaucoup d'honneur, répéta Chicot avec une intonation si exacte, qu'on eût pu croire que ces deux mots venaient encore du roi.
—Sire, dit le duc, Votre Majesté veut railler sans doute: comment ma visite pourrait-elle honorer celui de qui vient tout honneur?
—Je veux dire, monsieur de Guise, répliqua Henri, que tout bon catholique a l'habitude, au retour de la campagne, d'aller voir Dieu d'abord, dans quelqu'un de ses temples; le roi ne vient qu'après Dieu. Honorez Dieu, servez le roi: vous savez, mon cousin, c'est un axiome moitié religieux, moitié politique.
La rougeur du duc de Guise fut cette fois plus distincte; le roi, qui avait parlé en regardant le duc bien en face, vit cette rougeur, et, son regard, comme guidé par un mouvement instinctif, étant passé du duc de Guise au duc d'Anjou, il vit avec étonnement que son bon frère était aussi pâle que son beau cousin était rouge.
Cette émotion, se traduisant de deux façons si opposées, le frappa. Il détourna les yeux avec affectation, et prit un air affable, velours sous lequel personne mieux que Henri III ne savait cacher ses griffes royales.
—En tout cas, duc, dit-il, rien n'égale ma joie de vous voir échappé à toutes ces mauvaises chances de la guerre, quoique vous cherchiez le danger, dit-on, d'une façon téméraire. Mais le danger vous connaît, mon cousin, il vous fuit.
Le duc s'inclina devant le compliment.
—Aussi je vous dirai, mon cousin, ne soyez pas si ambitieux de périls mortels; car ce serait en vérité bien dur pour des fainéants comme nous, qui dormons, qui mangeons, qui chassons, et qui, pour toutes conquêtes, inventons de nouvelles modes et de nouvelles prières….
—Oui, sire, dit le duc, se rattachant à ce dernier mot. Nous savons que vous êtes un prince éclairé et pieux, et qu'aucun plaisir ne peut vous faire perdre de vue la gloire de Dieu et les intérêts de l'Église. C'est pourquoi nous sommes venus avec tant de confiance vers Votre Majesté.
—Regarde donc la confiance de ton cousin, Henri, dit Chicot en montrant au roi les gentilshommes qui, par respect, se tenaient hors de l'appartement, il en a laissé un tiers à la porte de ton cabinet et les deux autres tiers à celle du Louvre.
—Avec confiance? répéta Henri; ne venez-vous point toujours avec confiance près de moi, mon cousin?
—Sire, je m'entends; cette confiance dont je parle a rapport à la proposition que je compte vous faire.
—Ah! ah! vous avez à me proposer quelque chose, mon cousin? Alors parlez avec confiance, comme vous dites, avec toute confiance. Qu'avez-vous à nous proposer?
—L'exécution d'une des plus belles idées qui aient encore ému le monde chrétien depuis que les croisades sont devenues impossibles.
—Parlez, duc.
—Sire, continua le duc, mais cette fois en haussant la voix de manière à être entendu de l'antichambre, sire, ce n'est pas un vain titre que celui de roi très-chrétien, il oblige à un zèle ardent pour la défense de la religion. Le fils aîné de l'Église, et c'est votre titre, sire, doit être toujours prêt à défendre sa mère.
—Tiens, dit Chicot, mon cousin qui prêche avec une grande rapière au côté et une salade en tête; c'est drôle! ça ne m'étonne plus que les moines veuillent faire la guerre; Henri, je te demande un régiment pour Gorenflot.
Le duc feignit de ne pas entendre; Henri croisa ses jambes l'une sur l'autre, posa son coude sur son genou et emboîta son menton dans sa main.
—Est-ce que l'Église est menacée par les Sarrasins, mon cher duc? demanda-t-il, ou bien aspireriez-vous par hasard au titre de roi… de Jérusalem?
—Sire, reprit le duc, cette grande affluence de peuple qui me suivait en bénissant mon nom ne m'honorait de cet accueil, croyez-le bien, que pour payer l'ardeur de mon zèle à défendre la foi. J'ai déjà eu l'honneur de parler à Votre Majesté, avant son avénement au trône, d'un projet d'alliance entre tous les vrais catholiques.
—Oui, oui, dit Chicot; oui, je m'en souviens, moi, la Ligue, ventre de biche! Henri, la Ligue, par Saint-Barthélemy; la Ligue, mon roi; sur ma parole, tu es bien oublieux, mon fils, de ne point te souvenir d'une si triomphante idée.
Le duc se retourna au bruit de ces paroles, et laissa tomber un regard dédaigneux sur celui qui les avait prononcées, ne sachant pas combien ces paroles avaient de poids sur l'esprit du roi, surchargées qu'elles étaient des révélations toutes récentes de M. de Morvilliers.
Le duc d'Anjou en fut ému, lui, et appuyant un doigt sur ses lèvres, il regarda fixement le duc de Guise, pâle et immobile comme la statue de la Circonspection.
Cette fois le roi ne s'apercevait point du signe d'intelligence qui reliait entre eux les intérêts des deux princes; mais Chicot, s'approchant de son oreille, sous prétexte de planter une de ses deux poules dans les chaînettes en rubis de sa toque, lui dit tout bas:
—Vois ton frère, Henri.
L'oeil de Henri se leva rapide; le doigt du duc s'abaissa presque aussi prompt; mais il était déjà trop tard. Henri avait vu le mouvement et deviné la recommandation.
—Sire, continua le duc de Guise, qui avait bien vu l'action de Chicot, mais qui n'avait pu entendre ses paroles, les catholiques ont, en effet, appelé cette association la sainte Ligue, et elle a pour but principal de fortifier le trône contre les huguenots, ses ennemis mortels.
—Bien dit! s'écria Chicot. J'approuve pedibus et nutu.
—Mais, continua le duc, c'est peu de s'associer, sire, c'est peu de former une masse, si compacte qu'elle soit, il faut lui imprimer une direction. Or, dans un royaume comme la France, plusieurs millions d'hommes ne se rassemblent pas sans l'aveu du roi.
—Plusieurs millions d'hommes! fit Henri n'essayant aucun effort pour dissimuler une surprise qu'on eût pu, avec raison, interpréter comme de la frayeur.
—Plusieurs millions d'hommes, répéta Chicot, léger noyau des mécontents, et qui, s'il est planté, comme je n'en doute point, par des mains habiles, fera pousser de jolis fruits.
Pour cette fois, la patience du duc parut être à bout; il serra ses lèvres dédaigneuses, et, pressant la terre d'un pied dont il n'osait point la frapper:
—Je m'étonne, sire, dit-il, que Votre Majesté souffre qu'on m'interrompe si souvent quand j'ai l'honneur de lui parler de matières si graves.
Chicot, à cette démonstration, dont il parut sentir toute la justesse, tourna autour de lui des yeux furibonds, et, imitant la voix glapissante de l'huissier du Parlement:
—Silence, donc! s'écria-t-il, ou, ventre de biche! on aura affaire à moi.
—Plusieurs millions d'hommes! reprit le roi, qui avait peine à avaler le chiffre, c'est flatteur pour la religion catholique; mais, en face de ces plusieurs millions d'associés, combien y a-t-il donc de protestants dans mon royaume?
Le duc parut chercher.
—Quatre, dit Chicot.
Cette nouvelle saillie fit éclater de rire les amis du roi, tandis que Guise fronçait le sourcil et que les gentilshommes de l'antichambre murmuraient hautement contre l'audace du Gascon.
Le roi se tourna lentement vers la porte d'où venaient ces murmures, et, comme, lorsqu'il le voulait, Henri avait un regard plein de dignité, les murmures cessèrent.
Puis, ramenant ce même regard sur le duc, sans rien changer à son expression:
—Voyons, monsieur, dit-il, que demandez-vous?… Au but… au but….
—Je demande, sire, car la popularité de mon roi m'est plus chère encore peut-être que la mienne, je demande que Votre Majesté montre clairement qu'elle nous est aussi supérieure dans son zèle pour la religion catholique que pour toutes les autres choses, et qu'elle ôte ainsi tout prétexte aux mécontents de recommencer les guerres.
—Ah! s'il ne s'agit que de guerre, mon cousin, dit Henri, j'ai des troupes, et rien que sous vos ordres vous tenez, je crois, dans le camp que vous venez de quitter pour me donner ces excellents conseils, près de vingt-cinq mille hommes.
—Sire, quand je parle de guerre, j'aurais dû peut-être m'expliquer.
—Expliquez-vous, mon cousin; vous êtes un grand capitaine, et j'aurai, vous n'en doutez pas, plaisir à vous entendre discourir sur de pareilles matières.
—Sire, je voulais dire que, par le temps qui court, les rois sont appelés à soutenir deux guerres, la guerre morale, si je puis m'exprimer ainsi, et la guerre politique, la guerre contre les idées et la guerre contre les hommes.
—Mordieu! dit Chicot, comme c'est puissamment exposé!
—Silence! fou, dit le roi.
—Les hommes, continua le duc, les hommes sont visibles, palpables, mortels; on les joint, on les attaque, on les bat; et, quand on les a battus, on leur fait leur procès et on les pend, ou mieux encore.
—Oui, dit Chicot, on les pend sans leur faire leur procès; c'est plus court et plus royal.
—Mais les idées, continua le duc, on ne les rencontre point ainsi. Sire, elles se glissent invisibles et pénétrantes; elles se cachent surtout aux yeux de ceux-là qui veulent les détruire; abritées au fond des âmes, elles y projettent de profondes racines; et plus on coupe les rameaux imprudents qui sortent au dehors, plus les racines intérieures deviennent puissantes et inextirpables. Une idée, sire, c'est un nain géant qu'il faut surveiller nuit et jour; car l'idée qui rampait hier à vos pieds demain dominera votre tête. Une idée, sire, c'est l'étincelle qui tombe sur le chaume, il faut de bons yeux en plein jour pour deviner les commencements de l'incendie, et voilà pourquoi, sire, des millions de surveillants sont nécessaires.
—Voilà les quatre huguenots de France à tous les diables, s'écria
Chicot; ventre de biche! je les plains.
—Et c'était pour veiller à cette surveillance, continua le duc, que je proposais à Votre Majesté de nommer un chef à cette sainte union.
—Vous avez parlé, mon cousin? demanda Henri au duc.
—Oui, sire, et sans détour, comme a pu le voir Votre Majesté.
Chicot poussa un soupir effrayant, tandis que le duc d'Anjou, remis de sa frayeur première, souriait au prince lorrain.
—Eh bien! dit le roi à ceux qui l'entouraient, que pensez-vous de cela, messieurs?
Chicot, sans rien répondre, prit son chapeau et ses gants; puis, empoignant une peau de lion par la queue, il la traîna dans un coin de l'appartement, et se coucha dessus.
—Que faites-vous, Chicot? demanda le roi.
—Sire, dit Chicot, la nuit, prétend-on, est bonne conseillère.
Pourquoi prétend-on cela? parce que la nuit on dort. Je vais dormir,
sire; et demain, à tête reposée, je rendrai réponse à mon cousin de
Guise.
Et il s'allongea jusqu'aux ongles de l'animal.
Le duc lança au Gascon un furieux regard, auquel en rouvrant un oeil celui-ci répondit par un ronflement pareil au bruit du tonnerre.
—Eh bien, sire, demanda le duc, que pense Votre Majesté?
—Je pense que, comme toujours, vous avez, raison, mon cousin; convoquez donc vos principaux ligueurs, venez à leur tête, et je choisirai l'homme qu'il faut à la religion.
—Et quand cela, sire? demanda le duc.
—Demain.
Et, en prononçant ce dernier mot, il divisa habilement son sourire. Le duc de Guise en eut la première partie, le duc d'Anjou la seconde.
Ce dernier allait se retirer avec la cour, mais, au premier pas qu'il fit dans cette intention:
—Restez, mon frère, dit Henri, j'ai à vous parler.
Le duc de Guise appuya un instant sa main sur son front comme pour y comprimer un monde de pensées, et partit avec toute sa suite, qui se perdit sous les voûtes.
Un instant après on entendit les cris de la foule qui saluait sa sortie du Louvre, comme elle avait salué son entrée.
Chicot ronflait toujours, mais nous n'oserions pas répondre qu'il dormait.
CHAPITRE XIII
CASTOR ET POLLUX.
Le roi avait congédié tous les favoris, en même temps qu'il retenait son frère.
Le duc d'Anjou, qui, pendant toute la scène précédente, avait réussi à conserver l'attitude d'un homme indifférent, excepté aux yeux de Chicot et du duc de Guise, accepta sans défiance l'invitation de Henri. Il n'avait aucune connaissance de ce coup d'oeil que le Gascon lui avait fait envoyer par le roi, et qui avait surpris son doigt indiscret trop près de ses lèvres.
—Mon frère, dit Henri après s'être assuré qu'à l'exception de Chicot personne n'était resté dans le cabinet et en marchant à grands pas de la porte à la fenêtre, savez-vous que je suis un prince bien heureux?
—Sire, dit le duc, le bonheur de Votre Majesté, si véritablement Votre Majesté se trouve heureuse, n'est qu'une récompense que le ciel doit à ses mérites.
Henri regarda son frère.
—Oui, bien heureux, reprit-il; car, lorsque les grandes idées ne me viennent pas, à moi, elles viennent à ceux qui m'entourent. Or c'est une grande idée que celle que vient d'avoir mon cousin de Guise.
Le duc s'inclina en signe d'assentiment.
Chicot ouvrit un oeil, comme s'il n'entendait pas si bien les deux yeux fermés, et comme s'il avait besoin de voir le visage du roi pour mieux comprendre ses paroles.
—En effet, continua Henri, réunir sous une même bannière tous les catholiques, faire du royaume l'Église, armer ainsi, sans en avoir l'air, toute la France, depuis Calais jusqu'au Languedoc, depuis la Bretagne jusqu'à la Bourgogne, de manière que j'aie toujours une armée prête à marcher contre l'Anglais, le Flamand ou l'Espagnol, sans que jamais le Flamand, l'Espagnol ni l'Anglais puissent s'en alarmer, savez-vous, François, que c'est là une magnifique pensée?
—N'est-ce pas, sire? dit le duc d'Anjou enchanté de voir que son frère abondait dans les vues du duc de Guise, son allié.
—Oui, et j'avoue que je me sens porté de tout mon coeur à récompenser largement l'auteur d'un si beau projet.
Chicot ouvrit les deux yeux; mais il les referma aussitôt: il venait de surprendre sur la figure du roi un de ces imperceptibles sourires, visibles pour lui seul qui connaissait son Henri mieux que personne, et ce sourire lui suffisait.
—Oui, continua le roi, je le répète, un tel projet mérite récompense, et je ferai tout pour celui qui l'a conçu; est-ce véritablement le duc de Guise, François, qui est le père de cette belle idée, ou plutôt de cette belle oeuvre? car l'oeuvre est commencée, n'est-ce pas, mon frère?
Le duc d'Anjou fit signe qu'effectivement la chose avait reçu un commencement d'exécution.
—De mieux en mieux, reprit le roi. J'avais dit que j'étais un prince bien heureux, j'aurais dû dire trop heureux, François, puisque, non-seulement ces idées viennent à mes proches, mais encore que, dans leur empressement à être utiles à leur roi et à leur parent, ils exécutent ces idées; mais je vous ai déjà demandé, mon cher François, dit Henri en posant sa main sur l'épaule de son frère, je vous ai déjà demandé si c'était bien à mon cousin de Guise que je devais être reconnaissant de cette royale pensée.
—Non, sire, M. le cardinal de Lorraine l'avait déjà eue il y a plus de vingt ans, et la Saint-Barthélemy seule en a empêché l'exécution, on plutôt momentanément en a rendu l'exécution inutile.
—Ah! quel malheur que le cardinal de Lorraine soit mort! dit Henri, je l'aurais fait papéfier à la mort de Sa Sainteté Grégoire XIII; mais il n'en est pas moins vrai, continua Henri avec cette admirable bonhomie qui faisait de lui le premier comédien de son royaume, il n'en est pas moins vrai que son neveu a hérité de l'idée et l'a fait fructifier. Malheureusement je ne peux pas le faire pape, lui; mais je le ferai… Qu'est-ce que je pourrais donc le faire qu'il ne fût pas, François?
—Sire, dit François complètement trompé aux paroles de son frère, vous vous exagérez les mérites de votre cousin; l'idée n'est qu'un héritage, comme je vous l'ai déjà dit, et un homme l'a fort aidé à cultiver cet héritage.
—Son frère le cardinal, n'est-ce pas?
—Sans doute, il s'en est occupé; mais ce n'est point lui encore.
—C'est donc Mayenne?
—Oh! sire, dit le duc, vous lui faites trop d'honneur.
—C'est vrai. Comment supposer qu'une idée politique vînt à un pareil boucher? Mais à qui donc dois-je être reconnaissant de cette aide donnée à mon cousin de Guise, François?
—A moi, sire, dit le duc.
—A vous! fit Henri, comme s'il était au comble de l'étonnement.
Chicot rouvrit un oeil.
Le duc s'inclina.
—Comment! dit Henri, quand je voyais tout le monde déchaîné contre moi, les prédicateurs contre mes vices, les poëtes et les faiseurs de pasquils contre mes ridicules, les docteurs en politique contre mes fautes; tandis que mes amis riaient de mon impuissance; tandis que la situation était devenue si perplexe, que je maigrissais à vue d'oeil et faisais des cheveux blancs chaque jour, une idée pareille vous est venue, François? à vous que, je dois l'avouer (tenez, l'homme est faible et les rois sont aveugles), à vous que je ne regardais pas toujours comme mon ami! Ah! François, que je suis coupable!
Et Henri, attendri jusqu'aux larmes, tendit la main à son frère.
Chicot rouvrit les deux yeux.
—Oh! mais, continua Henri, c'est que l'idée est triomphante. Ne pouvant lever d'impôts ni lever de troupes sans faire crier; ne pouvant me promener, dormir ni aimer sans faire rire, voilà que l'idée de M. de Guise, ou plutôt la vôtre, mon frère, me donne à la fois armée, argent, amis et repos. Maintenant, pour que ce repos dure, François, une seule chose est nécessaire.
—Laquelle?
—Mon cousin a parlé tout à l'heure de donner un chef à tout ce grand mouvement.
—Oui, sans doute.
—Ce chef, vous le comprenez bien, François, ce ne peut être aucun de mes favoris; aucun n'a à la fois la tête et le coeur nécessaires à une si grande fortune. Quélus est brave, mais le malheureux n'est occupé que de ses amours. Maugiron est brave, mais le vaniteux ne songe qu'à sa toilette. Schomberg est brave, mais ce n'est pas un profond esprit, ses meilleurs amis sont forcés de l'avouer. D'Épernon est brave, mais c'est un franc hypocrite, à qui je ne me fierais pas un seul instant, quoique je lui fasse bon visage. Mais vous le savez, François, dit Henri avec un abandon croissant, c'est une des plus lourdes charges des rois que d'être forcés sans cesse de dissimuler. Aussi, tenez, ajouta Henri, quand je puis parler à coeur ouvert comme en ce moment, ah! je respire.
Chicot referma les deux yeux.
—Eh bien, je disais donc, continua Henri, que, si mon cousin de Guise a eu cette idée, idée au développement de laquelle vous avez pris si bonne part, François, c'est à lui que doit revenir la charge de la mettre à exécution.
—Que dites-vous, sire? s'écria François haletant d'inquiétude.
—Je dis que, pour diriger un pareil mouvement, il faut un grand prince.
—Sire, prenez garde!
—Un bon capitaine, un adroit négociateur.
—Un adroit négociateur surtout, répéta le duc.
—Eh bien, François, est-ce que ce poste, sous tous les rapports, ne convient pas à M. de Guise? voyons.
—Mon frère, dit François, M. de Guise est bien puissant déjà.
—Oui, sans doute, mais c'est sa puissance qui fait ma force.
—Le duc de Guise tient l'armée et la bourgeoisie; le cardinal de Lorraine tient l'Église; Mayenne est un instrument aux mains des deux frères; vous allez réunir bien des forces dans une seule maison.
—C'est vrai, dit Henri, j'y avais déjà songé, François.
—Si les Guise étaient princes français encore, cela se comprendrait: leur intérêt serait de grandir la maison de France.
—Sans doute; mais, tout au contraire, ce sont des princes lorrains.
—D'une maison toujours en rivalité avec la nôtre.
—Tenez, François, vous venez de toucher la plaie, tudieu! je ne vous croyais pas si bon politique; eh bien, oui, voilà ce qui me fait maigrir, ce qui me fait blanchir les cheveux; tenez, c'est cette élévation de la maison de Lorraine à côté de la nôtre; il ne se passe pas de jour, voyez-vous, François, que ces trois Guise,—vous l'avez bien dit, à eux trois ils tiennent tout,—il n'y a pas de jour que, soit le duc, soit le cardinal, soit Mayenne, l'un ou l'autre enfin, par audace ou par adresse, soit par force, soit par ruse, ne m'enlève quelque lambeau de mon pouvoir, quelques parcelles de mes prérogatives, sans que moi, pauvre, faible et isolé que je suis, je puisse réagir contre eux. Ah! François, si nous avions eu cette explication plus tôt, si j'avais pu lire dans votre coeur comme j'y lis en ce moment, certes, trouvant en vous un appui, j'eusse résisté mieux que je ne l'ai fait; mais maintenant, voyez-vous, il est trop tard.
—Pourquoi cela?
—Parce que ce serait une lutte, et qu'en vérité toute lutte me fatigue, je le nommerai donc chef de la Ligue.
—Et vous aurez tort, mon frère, dit François.
—Mais qui voulez-vous que je nomme, François? Qui acceptera ce poste périlleux, oui, périlleux? Car ne voyez-vous pas quelle était son idée, au duc? c'était que je le nommasse chef de cette Ligue.
—Eh bien?
—Eh bien, tout homme que je nommerai à sa place deviendra son ennemi.
—Nommez un homme assez puissant pour que sa force, appuyée à la vôtre, n'ait rien à craindre de la force et de la puissance de nos trois Lorrains réunis.
—Eh! mon bon frère, dit Henri avec l'accent du découragement, je ne sais aucune personne qui soit dans les conditions que vous dites.
—Regardez autour de vous, sire.
—Autour de moi? je ne vois que vous et Chicot, mon frère, qui soyez véritablement mes amis.
—Oh! oh! murmura Chicot, est-ce qu'il me voudrait jouer quelque mauvais tour?
Et il referma ses deux yeux.
—Eh bien, dit le duc, vous ne comprenez pas, mon frère?
Henri regarda le duc d'Anjou, comme si un voile venait de lui tomber des yeux.
—Eh quoi! s'écria-t-il.
François fit un mouvement de tête.
—Mais non, dit Henri, vous n'y consentirez jamais, François. La tâche est trop rude: ce n'est pas vous certainement qui vous habitueriez à faire faire l'exercice à tous ces bourgeois; ce n'est pas vous qui vous donneriez la peine de revoir les discours de leurs prédicateurs; ce n'est pas vous qui, en cas de bataille, iriez faire le boucher dans les rues de Paris transformées en abattoir; il faut être triple comme M. de Guise, et avoir un bras droit qui s'appelle Charles et un bras gauche qui s'appelle Louis. Or le duc a fort bien tué le jour de la Saint-Barthélemy; que vous en semble, François?
—Trop bien tué, sire?
—Oui, peut-être. Mais vous ne répondez pas à ma question, François. Quoi! vous aimeriez faire le métier que je viens de dire! vous vous frotteriez aux cuirasses faussées de ces badauds et aux casseroles qu'ils se mettent sur le chef en guise de casques? Quoi? vous vous feriez populaire, vous, le suprême seigneur de notre cour? Mort de ma vie, mon frère, comme on change avec l'âge!
—Je ne ferais peut-être pas cela pour moi, sire; mais je le ferais certes pour vous.
—Bon frère, excellent frère, dit Henri en essuyant du bout du doigt une larme qui n'avait jamais existé.
—Donc, dit François, cela ne vous déplairait pas trop, Henri, que je me chargeasse de cette besogne que vous comptez confier à M. de Guise?
—Me déplaire à moi! s'écria Henri. Cornes du diable! non, cela ne me déplaît pas, cela me charme, au contraire. Ainsi, vous aussi, vous aviez pensé à la Ligue! Tant mieux, mordieu! tant mieux. Ainsi, vous aussi, vous aviez eu un petit bout de l'idée, que dis-je, un petit bout? le grand bout! D'après ce que vous m'avez dit, c'est merveilleux, sur ma parole. Je ne suis entouré, en vérité, que d'esprits supérieurs; et je suis le grand âne de mon royaume.
—Oh! Votre Majesté raille.
—Moi! Dieu m'en préserve; la situation est trop grave. Je le dis comme je le pense, François; vous me tirez d'un grand embarras, d'autant plus grand, que, depuis quelque temps, voyez-vous, François, je suis malade, mes facultés baissent. Miron m'explique cela souvent; mais, voyons, revenons à la chose sérieuse; d'ailleurs, qu'ai-je besoin de mon esprit, si je puis m'éclairer à la lumière du vôtre? Nous disons donc que je vous nommerai chef de la Ligue, hein?
François tressaillit de joie.
—Oh! dit-il, si Votre Majesté me croyait digne de cette confiance!
—Confiance? ah! François, confiance? du moment où ce n'est pas M. de
Guise qui est ce chef, de qui veux-tu que je me défie? de la Ligue
elle même? est-ce que par hasard la Ligue me mettrait en danger?
Parle, mon bon François, dis-moi tout.
—Oh! sire, fit le duc.
—Que je suis fou! reprit Henri; dans ce cas, mon frère n'en serait pas le chef, ou, mieux encore, du moment où mon frère en serait le chef, il n'y aurait plus de danger. Hein! c'est de la logique, cela, et notre pédagogue ne nous a pas volé notre argent; non, ma foi, je n'ai pas de défiance. D'ailleurs, je connais encore assez d'hommes d'épée en France pour être sûr de dégainer en bonne compagnie contre la Ligue, le jour où la Ligue me gênera trop les coudes.
—C'est vrai, sire, répondit le duc avec une naïveté presque aussi bien affectée que celle de son frère, le roi est toujours le roi.
—Chicot rouvrit un oeil.
—Pardieu, dit Henri. Mais malheureusement à moi aussi il me vient une idée; c'est incroyable combien il en pousse aujourd'hui, il y a des jours comme cela.
—Quelle idée? mon frère, demanda le duc, déjà inquiet, parce qu'il ne pouvait pas croire qu'un si grand bonheur s'accomplît sans empêchement.
—Eh! notre cousin de Guise, le père, ou plutôt qui se croit le père de l'invention, notre cousin de Guise s'est probablement bouté dans l'esprit d'en être le chef. Il voudra aussi du commandement?
—Du commandement, sire?
—Sans doute; sans aucun doute même, il n'a probablement nourri la chose que pour que la chose lui profitât. Il est vrai que vous dites l'avoir nourrie avec lui. Prenez garde, François, ce n'est pas un homme à être victime du Sic vos non vobis… vous connaissez Virgile, nidificatis, aves.
—Oh! sire.
—François, je gagerais qu'il en a la pensée. Il me sait si insoucieux!
—Oui; mais, du moment où vous lui aurez signifié votre volonté, il cédera.
—Ou fera semblant de céder. Et je vous l'ai déjà dit: Prenez garde, François, il a le bras long, mon cousin de Guise. Je dirai même plus, je dirai qu'il a les bras longs, et que pas un dans le royaume, pas même le roi, ne toucherait comme lui, en les étendant, d'une main aux Espagnes et de l'autre a l'Angleterre, à don Juan d'Autriche et à Élisabeth. Bourbon avait l'épée moins longue que mon cousin de Guise n'a le bras, et cependant il a fait bien du mal à François 1er, notre aïeul.
—Mais, dit François, si Votre Majesté le tient pour si dangereux, raison de plus pour me donner le commandement de la Ligue, pour le prendre entre mon pouvoir et le vôtre, et alors, à la première trahison qu'il entreprendra, pour lui faire son procès.
Chicot rouvrit l'autre oeil.
—Son procès! François, son procès! c'était bon pour Louis XI, qui était puissant et riche, de faire faire des procès et de faire dresser des échafauds. Mais moi, je n'ai pas même assez d'argent pour acheter tout le velours noir dont, en pareil cas, je pourrais avoir besoin.
En disant ces mots, Henri, qui, malgré sa puissance sur lui-même, s'était animé sourdement, laissa percer un regard dont le duc ne put soutenir l'éclat.
Chicot referma les deux yeux.
Il se fit un silence d'un instant entre les deux princes.
Le roi le rompit le premier.
—Il faut donc tout ménager, mon cher François, dit-il; pas de guerres civiles, pas de querelles entre mes sujets. Je suis fils de Henri le batailleur et de Catherine la rusée; j'ai un peu de l'astuce de ma bonne mère; je vais faire rappeler le duc de Guise, et je lui ferai tant de belles promesses, que nous arrangerons votre affaire à l'amiable.
—Sire, s'écria le duc d'Anjou, vous m'accorderez le commandement, n'est-ce pas?
—Je le crois bien.
—Vous tenez à ce que je l'aie?
—Énormément.
—Vous le voulez, enfin?
—C'est mon plus grand désir; mais il ne faut pas cependant que cela déplaise trop à mon cousin de Guise.
—Eh bien, soyez tranquille, dit le duc d'Anjou, si vous ne voyez à ma nomination que cet empêchement, je me charge, moi, d'arranger la chose avec le duc.
—Et quand cela?
—Tout de suite.
—Vous allez donc aller le trouver? vous allez donc aller lui rendre visite? Oh! mon frère, songez-y; l'honneur est bien grand!
—Non pas, sire, je ne vais point le trouver.
—Comment cela?
—Il m'attend.
—Où?
—Chez moi.
—Chez vous? j'ai entendu les cris qui ont salué sa sortie du Louvre.
—Oui, mais, après être sorti par la grande porte, il sera rentré par la poterne. Le roi avait droit à la première visite du duc de Guise; mais j'ai droit, moi, à la seconde.
—Ah! mon frère, dit Henri, que je vous sais gré de soutenir ainsi nos prérogatives, que j'ai la faiblesse d'abandonner quelquefois! Allez donc, François, et accordez-vous.
Le duc prit la main de son frère et s'inclina pour la baiser.
—Que faites-vous, François? dans mes bras, sur mon coeur, s'écria
Henri, c'est là votre véritable place.
Et les deux frères se tinrent embrassés à plusieurs reprises; puis, après une dernière étreinte, le duc d'Anjou, rendu à la liberté, sortit du cabinet, traversa rapidement les galeries, et courut à son appartement. Il fallait que son coeur, comme celui du premier navigateur, fût cerclé de chêne et d'acier pour ne pas éclater de joie.
Le roi, voyant son frère parti, poussa un grincement de colère, et, s'élançant par le corridor secret qui conduisait à la chambre de Marguerite de Navarre, devenue celle du duc d'Anjou, il gagna une espèce de tambour d'où l'on pouvait entendre aussi facilement l'entretien qui allait avoir lieu entre les ducs d'Anjou et de Guise que Denis de sa cachette pouvait entendre la conversation de ses prisonniers.
—Ventre de biche! dit Chicot en rouvrant les deux yeux à la fois et en s'asseyant sur son derrière, que c'est touchant les scènes de famille! Je me suis cru un instant dans l'Olympe assistant à la réunion de Castor et Pollux, après leurs six mois de séparation.
CHAPITRE XIV
COMMENT IL EST PROUVÉ QU'ÉCOUTER EST LE MEILLEUR MOYEN POUR ENTENDRE.
Le duc d'Anjou avait rejoint son hôte, le duc de Guise, dans cette chambre de la reine de Navarre, où autrefois le Béarnais et de Mouy avaient, à voix basse et la bouche contre l'oreille, arrêté leurs projets d'évasion; c'est que le prudent Henri savait bien qu'il existait peu de chambres au Louvre qui ne fussent ménagées de manière à laisser arriver les paroles même dites à demi-voix à l'oreille de celui qui avait intérêt à les entendre. Le duc d'Anjou n'ignorait pas non plus ce détail si important; mais, complètement séduit par la bonhomie de son frère, il l'oublia ou n'y attacha aucune importance.
Henri III, comme nous venons de le dire, entra dans son observatoire au moment où, de son côté, son frère entrait dans la chambre, de sorte qu'aucune des paroles des deux interlocuteurs n'échappa au roi.
—Eh bien, monseigneur? demanda vivement le duc de Guise.
—Eh bien, duc! la séance est levée.
—Vous étiez bien pâle, monseigneur.
—Visiblement? demanda le duc avec inquiétude.
—Pour moi, oui, monseigneur!
—Le roi n'a rien vu?
—Rien, du moins à ce que je crois, et Sa Majesté a retenu Votre
Altesse?
—Vous l'avez vu, duc.
—Sans doute pour lui parler de la proposition que j'étais venu lui faire?
—Oui, monsieur.
Il y eut en ce moment un silence assez embarrassant dont Henri III, placé de manière à ne pas perdre une parole de leur entretien, comprit le sens.
—Et que dit Sa Majesté, monseigneur? demanda le duc de Guise.
—Le roi approuve l'idée; mais plus l'idée est gigantesque, plus un homme tel que vous, mis à la tête de cette idée, lui semble dangereux.
—Alors nous sommes près d'échouer.
—J'en ai peur, mon cher duc, et la Ligue me paraît supprimée.
—Diable! fit le duc, ce serait mourir avant de naître, finir avant d'avoir commencé.
—Ils ont autant d'esprit l'un que l'autre, dit une voix basse et mordante, retentissant à l'oreille de Henri penché sur son observatoire.
Henri se retourna vivement et vit le grand corps de Chicot, courbé pour écouter à son trou, comme lui écoutait au sien.
—Tu m'as suivi, coquin! s'écria le roi.
—Tais-toi, dis Chicot en faisant un geste de la main; tais-toi, mon fils, tu m'empêches d'entendre.
Le roi haussa les épaules; mais, comme Chicot était, à tout prendre, le seul être humain auquel il eût entière confiance, il se remit à écouter.
Le duc de Guise venait de reprendre la parole.
—Monseigneur, disait-il, il me semble que, dans ce cas, le roi eût tout de suite annoncé son refus; il m'a fait assez mauvais accueil pour m'oser dire toute sa pensée. Veut-il m'évincer par hasard?
—Je le crois, dit le prince avec hésitation.
—Il ruinerait l'entreprise alors?
—Assurément, reprit le duc d'Anjou, et, comme vous avez engagé l'action, j'ai dû vous seconder de toutes mes ressources, et je l'ai fait.
—En quoi, monseigneur?
—En ceci: que le roi m'a laissé à peu près maître de vivifier ou de tuer à jamais la Ligue.
—Et comment cela? dit le duc lorrain, dont le regard étincela malgré lui.
—Écoutez, cela est toujours soumis à l'approbation des principaux meneurs, vous le comprenez bien. Si, au lieu de vous expulser et de dissoudre la Ligue, il nommait un chef favorable à l'entreprise; si, au lieu d'élever le duc de Guise à ce poste, il y plaçait le duc d'Anjou?
—Ah! fit le duc de Guise, qui ne put ni retenir l'exclamation ni comprimer le sang qui lui montait au visage.
—Bon! dit Chicot, les deux dogues vont se battre sur leur os.
Mais, à la grande surprise de Chicot, et surtout du roi, qui, sur cette matière, en savait moins que Chicot, le duc de Guise cessa tout à coup de s'étonner et de s'irriter, et reprenant d'une voix calme et presque joyeuse:
—Vous êtes un adroit politique, monseigneur, dit-il, si vous avez fait cela.
—Je l'ai fait, répondit le duc.
—Bien rapidement!
—Oui; mais, il faut le dire, la circonstance m'aidait, et j'en ai profité; toutefois, mon cher duc, ajouta le prince, rien n'est arrêté, et je n'ai pas voulu conclure avant de vous avoir vu.
—Comment cela, monseigneur?
—Parce que je ne sais encore à quoi cela nous mènera.
—Je le sais bien, moi, dit Chicot.
—C'est un petit complot, dit Henri en souriant.
—Et dont M. de Morvilliers, qui est toujours si bien informé, à ce que tu prétends, ne te parlait cependant pas; mais laisse-nous écouter, cela devient intéressant.
—Eh bien, je vais vous dire, moi, monseigneur, non pas à quoi cela nous mènera, car Dieu seul le sait, mais à quoi cela peut nous servir, reprit le duc de Guise; la Ligue est une seconde armée; or, comme je tiens la première, comme mon frère le cardinal tient l'Église, rien ne pourra nous résister tant que nous resterons unis.
—Sans compter, dit le duc d'Anjou, que je suis l'héritier présomptif de la couronne.
—Ah! ah! fit Henri.
—Il a raison, dit Chicot; c'est ta faute, mon fils; tu sépares toujours les deux chemises de Notre-Dame de Chartres.
—Puis, monseigneur, tout héritier présomptif de la couronne que vous êtes, calculez les mauvaises chances.
—Duc, croyez-vous que ce ne soit point fait déjà, et que je ne les aie pas cent fois pesées toutes?
—Il y a d'abord le roi de Navarre.
—Oh! il ne m'inquiète pas, celui-là; il est tout occupé de ses amours avec la Fosseuse.
—Celui-là, monseigneur, celui-là vous disputera jusqu'aux cordons de votre bourse; il est râpé, il est maigre, il est affamé, il ressemble à ces chats de gouttière à qui la simple odeur d'une souris fait passer des nuits tout entières sur une lucarne, tandis que le chat engraissé, fourré, emmitouflé, ne peut, tant sa patte est lourde, tirer sa griffe de son fourreau de velours; le roi de Navarre vous guette; il est à l'affût, il ne perd de vue ni vous ni votre frère; il a faim de votre trône. Attendez qu'il arrive un accident à celui qui est assis dessus, vous verrez si le chat maigre a des muscles élastiques, et si d'un seul bond il ne sautera pas, pour vous faire sentir sa griffe, de Pau à Paris; vous verrez, monseigneur, vous verrez.
—Un accident à celui qui est assis sur le trône? répéta lentement
François en fixant ses yeux interrogateurs sur le duc de Guise.
—Eh! eh! fit Chicot, écoute Henri: ce Guise dit ou plutôt va dire des choses fort instructives et dont je te conseille de faire ton profit.
—Oui, monseigneur, répéta le duc de Guise. Un accident! Les accidents ne sont pas rares dans votre famille, vous le savez comme moi, et peut-être même mieux que moi. Tel prince est en bonne santé, qui tout à coup tombe en langueur; tel autre compte encore sur de longues années, qui n'a déjà plus que des heures à vivre.
—Entends-tu, Henri? entends-tu? dit Chicot en prenant la main du roi qui, frissonnante, se couvrait d'une sueur froide.
—Oui, c'est vrai, dit le duc d'Anjou d'une voix si sourde, que, pour l'entendre, le roi et Chicot furent forcés de redoubler d'attention, c'est vrai, les princes de ma maison naissent sous des influences fatales; mais mon frère Henri III est, Dieu merci! valide et sain: il a supporté autrefois les fatigues de la guerre, et il y a résisté: à plus forte raison résistera-t-il maintenant que sa vie n'est plus qu'une suite de récréations, récréations qu'il supporte aussi bien qu'il supporta autrefois la guerre.
—Oui, mais, monseigneur, souvenez-vous d'une chose, reprit le duc: c'est que les récréations auxquelles se livrent les rois en France ne sont pas toujours sans danger: comment est mort votre père, le roi Henri II par exemple, lui qui aussi avait échappé heureusement aux dangers de la guerre, dans une de ces récréations dont vous parlez? Le fer de la lance de Montgommery était une arme courtoise, c'est vrai, mais pour une cuirasse, et non pas pour un oeil; aussi le roi Henri II est mort, et c'est là un accident, que je pense. Vous me direz que, quinze ans après cet accident, la reine mère a fait prendre M. de Montgommery, qui se croyait en plein bénéfice de prescription, et l'a fait décapiter. Cela est vrai, mais le roi n'en est pas moins mort. Quant à votre frère, le feu roi François, voyez comme sa faiblesse d'esprit lui a fait tort dans l'esprit des peuples; il est mort bien malheureusement aussi, ce digne prince. Vous l'avouerez, monseigneur, un mal d'oreille, qui diable prendrait cela pour un accident? C'en était un cependant, et des plus graves. Aussi ai-je plus d'une fois entendu dire au camp, par la ville et à la cour même, que cette maladie mortelle avait été versée dans l'oreille du roi François II par quelqu'un qu'on avait grand tort d'appeler le hasard, attendu qu'il portait un autre nom très-connu.
—Duc! murmura François en rougissant.
—Oui, monseigneur, oui, continua le duc, le nom de roi porte malheur depuis quelque temps; qui dit roi dit aventuré. Voyez Antoine de Bourbon: c'est bien certainement ce nom de roi qui lui a valu dans l'épaule ce coup d'arquebuse, accident qui, pour tout autre qu'un roi, n'eût été nullement mortel, et à la suite duquel il est cependant mort. L'oeil, l'oreille et l'épaule ont causé bien du deuil en France, et cela me rappelle même que votre M. de Bussy a fait de jolis vers à cette occasion.
—Quels vers? demanda Henri.
—Allons donc! fit Chicot; est-ce que tu ne les connais pas?
—Non.
—Mais tu serais donc décidément un vrai roi, que l'on te cache ces choses-là! Je vais te les dire, moi; écoute:
Par l'oreille, l'épaule et l'oeil,
La France eut trois rois au cercueil.
Par l'oreille, l'oeil et l'épaule,
Il mourut trois rois dans la Gaule….
Mais chut! chut! J'ai dans l'idée que ton frère va dire quelque chose de plus intéressant encore.
—Mais le dernier vers?
—Je te le dirai plus tard, quand M. de Bussy de son sixain aura fait un dizain.
—Que veux-tu dire?
—Je veux dire qu'il manque deux personnages au tableau de famille; mais écoute, M. de Guise va parler, et il ne les oubliera point, lui.
En effet, en ce moment le dialogue recommença.
—Sans compter, Monseigneur, reprit le duc de Guise, que l'histoire de vos parents et de vos alliés n'est pas tout entière dans les vers de Bussy.
—Quand je te le disais, fit Chicot en poussant Henri du coude.
—Vous oubliez Jeanne d'Albret, la mère du Béarnais, qui est morte par le nez pour avoir respiré une paire de gants parfumés qu'elle achetait au pont Saint-Michel, chez le Florentin; accident bien inattendu, et qui surprit d'autant plus tout le monde, que l'on connaissait des gens qui, en ce moment-là, avaient bien besoin de cette mort. Nierez-vous, monseigneur, que cette mort vous ait fort surpris?
Le duc ne fit d'autre réponse qu'un mouvement de sourcil qui donna à son regard enfoncé une expression plus sombre encore.
—Et l'accident du roi Charles IX, que Votre Altesse oublie, dit le duc; en voilà un cependant qui mérite d'être relaté. Lui, ce n'est ni par l'oeil, ni par l'oreille, ni par l'épaule, ni par le nez, que l'accident l'a saisi, c'est par la bouche.
—Plaît-il? s'écria François.
Et Henri III entendit retentir sur le parquet sonore le pas de son frère qui reculait d'épouvante.
—Oui, monseigneur, par la bouche, répéta Guise; c'est dangereux, les livres de chasse dont les pages sont collées les unes aux autres, et qu'on ne peut feuilleter qu'en portant son doigt à sa bouche à chaque instant; cela corrompt la salive, les vieux bouquins, et un homme, fût-ce un roi, ne va pas loin quand il a la salive corrompue.
—Duc! duc! répéta deux fois le prince, je crois qu'à plaisir vous forgez des crimes.
—Des crimes! demanda Guise; eh! qui donc vous parle de crimes? Monseigneur, je relate des accidents, voilà tout; des accidents, entendez-vous bien? Il n'a jamais été question d'autre chose que d'accidents. N'est-ce pas aussi un accident que cette aventure arrivée au roi Charles IX à la chasse?
—Tiens, dit Chicot, voilà du nouveau pour toi, qui es chasseur,
Henri; écoute, écoute, ce doit être curieux.
—Je sais ce que c'est, dit Henri.
—Oui, mais je ne le sais pas, moi; je n'étais pas encore présenté à la cour; laisse-moi donc écouter, mon fils.
—Vous savez, monseigneur, de quelle chasse je veux parler? continua le prince lorrain; je veux parler de cette chasse où, dans la généreuse intention de tuer le sanglier qui revenait sur votre frère, vous fîtes feu avec une telle précipitation, qu'au lieu d'atteindre l'animal que vous visiez, vous atteignîtes celui que vous ne visiez pas. Ce coup d'arquebuse, monseigneur, prouve mieux que toute autre chose combien il faut se défier des accidents. A la cour, en effet, tout le monde connaît votre adresse, monseigneur. Jamais Votre Altesse ne manque son coup, et vous avez dû être bien étonné d'avoir manqué le vôtre, surtout lorsque la malveillance a propagé que cette chute du roi sous son cheval pouvait causer sa mort, si le roi de Navarre n'avait si heureusement mis à mort le sanglier que Votre Altesse avait manqué, elle.
—Eh bien, mais, dit le duc d'Anjou en essayant de reprendre l'assurance que l'ironie du duc de Guise venait de battre si cruellement en brèche, quel intérêt avais-je donc à la mort du roi mon frère, puisque le successeur de Charles IX devait se nommer Henri III?
—Un instant, monseigneur, entendons-nous: il y avait déjà un trône vacant, celui de Pologne. La mort du roi Charles IX en laissait un autre, celui de France. Sans doute, je le sais bien, votre frère aîné eût incontestablement choisi le trône de France. Mais c'était encore un pis-aller fort désirable que le trône de Pologne; il y a bien des gens qui, à ce qu'on m'assure, ont ambitionné le pauvre petit trônelet du roi de Navarre. Puis, d'ailleurs, cela vous rapprochait toujours d'un degré, et c'était alors à vous que profitaient les accidents. Le roi Henri III est bien revenu de Varsovie en dix jours, pourquoi n'eussiez-vous pas fait, en cas d'accident toujours, ce qu'a fait le roi Henri III?
Henri III regarda Chicot, qui à son tour regarda le roi, non plus avec cette expression de malice et de sarcasme qu'on lisait d'ordinaire dans l'oeil du fou, mais avec un intérêt presque tendre qui s'effaça presque aussitôt sur son visage bronzé par le soleil du Midi.
—Que concluez-vous, duc? demanda alors le duc d'Anjou, mettant ou plutôt essayant de mettre fin à cet entretien dans lequel venait de percer tout le mécontentement du duc de Guise.
—Monseigneur, je conclus que chaque roi a son accident, comme nous l'avons dit tout à l'heure. Or vous, vous êtes l'accident inévitable du roi Henri III, surtout si vous êtes chef de la Ligue, attendu qu'être chef de la Ligue, c'est presque être le roi du roi, sans compter qu'en vous faisant chef de la Ligue vous supprimez l'accident du règne prochain de Votre Altesse, c'est-à-dire le Béarnais.
—Prochain! l'entends-tu? s'écria Henri III.
—Ventre de biche! je le crois bien que j'entends! dit Chicot.
—Ainsi… dit le duc de Guise.
—Ainsi, répéta le duc d'Anjou, j'accepterai, c'est votre avis, n'est-ce pas?
—Comment donc! dit le prince lorrain, je vous en supplie d'accepter, monseigneur.
—Et vous, ce soir?
—Oh! soyez tranquille, depuis ce matin mes hommes sont en campagne, et ce soir Paris sera curieux.
—Que fait-on donc ce soir à Paris? demanda Henri.
—Comment! tu ne devines pas?
—Non.
—Oh! que tu es niais, mon fils! Ce soir on signe la Ligue, publiquement, s'entend, car il y a longtemps qu'on la signe et qu'on la ressigne en cachette; on n'attendait que ton aveu; tu l'as donné ce matin, et l'on signe ce soir, ventre de biche! Tu le vois, Henri, tes accidents, car tu en as deux, toi…—Tes accidents ne perdent pas de temps.
—C'est bien, dit le duc d'Anjou: à ce soir, duc.
—Oui, à ce soir, dit Henri.
—Comment, reprit Chicot, tu t'exposeras à courir les rues de la capitale ce soir, Henri?
—Sans doute.
—Tu as tort, Henri.
—Pourquoi cela?
—Gare les accidents!
—Je serai bien accompagné, sois tranquille; d'ailleurs, viens avec moi.
—Allons donc, tu me prends pour un huguenot, mon fils, non pas. Je suis bon catholique, moi, et je veux signer la Ligue, et cela plutôt dix fois qu'une, plutôt cent fois que dix.
Les voix du duc d'Anjou et du duc de Guise s'éteignirent.
—Encore un mot, dit le roi en arrêtant Chicot, qui tendait à s'éloigner:—Que penses-tu de tout ceci?
—Je pense que chacun des rois vos prédécesseurs ignorait son accident: Henri II n'avait pas prévu l'oeil; François II n'avait pas prévu l'oreille; Antoine de Bourbon n'avait pas prévu l'épaule; Jeanne d'Albret n'avait pas prévu le nez; Charles IX n'avait pas prévu la bouche. Vous avez donc un grand avantage sur eux, maître Henri, car, ventre de biche! vous connaissez votre frère, n'est-ce pas, sire?
—Oui, dit Henri, et par la mordieu! avant peu on s'en apercevra.
CHAPITRE XV
LA SOIRÉE DE LA LIGUE.
Paris, tel que nous le connaissons, n'a plus dans ses fêtes qu'un bruit plus ou moins grand, qu'une foule plus ou moins considérable; mais c'est toujours le même bruit; c'est toujours la même foule; le Paris d'autrefois avait plus que cela. Le coup d'oeil était beau, à travers ces rues étroites, au pied de ces maisons à balcons, à poutrelles et à pignons, dont chacune avait son caractère, de voir les myriades de gens pressés qui se ruaient vers un même point, occupés en chemin de se regarder, de s'admirer, de se huer les uns les autres, à cause de l'étrangeté de celui-ci ou de celui-là. C'est qu'autrefois habits, armes, langage, geste, voix, allure, tout faisait un détail curieux, et ces mille détails assemblés sur un seul point composaient un tout des plus intéressants.
Or voilà ce qu'était Paris, à huit heures du soir, le jour où M. de Guise, après sa visite au roi et sa conversation avec M. le duc d'Anjou, imagina de faire signer la Ligue aux bourgeois de la bonne ville, capitale du royaume.
Une foule de bourgeois vêtus de leurs plus beaux habits, comme pour une fête, ou couverts de leurs plus belles armes, comme pour une revue ou un combat, se dirigeaient vers les églises: la contenance de tous ces hommes mus par un même sentiment, et marchant vers un même but, était à la fois joyeuse et menaçante, surtout lorsqu'ils passaient devant un poste de Suisses ou de chevau-légers. Cette contenance, et notamment les cris, les huées et les bravades qui l'accompagnaient, eussent donné de l'inquiétude à M. de Morvilliers, si ce magistrat n'eût connu ses bons Parisiens, gens railleurs et agaçants, mais incapables de faire du mal les premiers, à moins qu'un méchant ami ne les y pousse, ou qu'un ennemi imprudent ne les provoque.
Ce qui ajoutait encore au bruit que faisait cette foule, et surtout à la variété du coup d'oeil qu'elle présentait, c'est que beaucoup de femmes, dédaignant de garder la maison pendant un si grand jour, avaient, de gré ou de force, suivi leurs maris; quelques-unes avaient fait mieux encore: elles avaient amené la kyrielle de leurs enfants; et c'était une chose curieuse à voir que ces marmots attelés aux monstrueux mousquets, aux sabres gigantesques ou aux terribles hallebardes de leurs pères. En effet, dans tous les temps, dans toutes les époques, dans tous les siècles, le gamin de Paris aima toujours à traîner une arme quand il ne pouvait pas encore la porter, ou à l'admirer chez autrui quand il ne peut pas la traîner lui-même.
De temps en temps un groupe, plus animé que les autres, faisait voir le jour aux vieilles épées en les tirant du fourreau: c'était surtout lorsqu'on passait devant quelque logis flairant son huguenot que cette démonstration hostile avait lieu. Alors les enfants criaient à tue-tête: «A la Saint-Barthélemy!… my! my!» tandis que les pères criaient: «Aux fagots les parpaillots! aux fagots! aux fagots!»
Ces cris attiraient d'abord aux croisées quelque figure pâle de vieille servante ou de noir ministre, et causaient ensuite un bruit de verrous à la porte de la rue. Alors le bourgeois, heureux et fier d'avoir, comme le lièvre de la Fontaine, fait peur à plus poltron que soi, continuait son chemin triomphal et colportait en d'autres lieux sa bruyante et inoffensive menace.
Mais c'était rue de l'Arbre-Sec surtout que le rassemblement était le plus considérable. La rue était littéralement interceptée, et la foule se portait, pressée et tumultueuse, vers un falot brillant, suspendu au-dessous d'une enseigne, que bon nombre de nos lecteurs reconnaîtront quand nous leur dirons que cette enseigne représentait un poulet au naturel tournant sur fond d'azur, avec cette légende: A la Belle-Étoile.
Au seuil de ce logis, un homme remarquable par son bonnet de coton carré, selon la mode de l'époque, lequel recouvrait une tête parfaitement chauve, pérorait et argumentait. D'une main ce personnage brandissait une épée nue, et de l'autre il agitait un registre aux feuilles à demi couvertes déjà de signatures, en criant:
—Venez, venez, braves catholiques; entrez à l'hôtellerie de la Belle-Étoile, où vous trouverez bon vin et bon visage; venez, le moment est propice; cette nuit, les bons seront séparés des méchants; demain matin, l'on connaîtra le bon grain et l'on connaîtra l'ivraie; venez, messieurs: vous qui savez écrire, venez et écrivez; vous qui ne savez pas écrire, venez encore et confiez vos noms et vos prénoms, soit à moi maître la Hurière, soit à mon aide M. Croquentin.
En effet, M. Croquentin, jeune drôle du Périgord, vêtu de blanc comme Éliacin, et le corps entouré d'une corde dans laquelle un couteau et une écritoire se disputaient l'espace compris entre la dernière et l'avant-dernière côte, M. Croquentin, disons-nous, écrivait d'avance les noms de ses voisins, et en tête celui de son respectable patron, maître la Hurière.
—Messieurs, c'est pour la messe! criait à tue-tête l'aubergiste de la
Belle-Étoile; messieurs, c'est pour la sainte religion!
—Vive la sainte religion, messieurs! vive la messe! Ah!…
Et il étranglait d'émotion et de lassitude, car cet enthousiasme durait depuis quatre heures de l'après-midi.
Il en résultait que beaucoup de gens, animés du même zèle, signaient sur le registre de maître la Hurière s'ils savaient écrire, et livraient leurs noms à Croquentin s'ils ne le savaient pas.
La chose était d'autant plus flatteuse pour la Hurière, que le voisinage de Saint-Germain-l'Auxerrois lui faisait une terrible concurrence, mais heureusement les fidèles étaient nombreux à cette époque, et les deux établissements, au lieu de se nuire, s'alimentaient: ceux qui n'avaient pas pu pénétrer dans l'église pour aller déposer leurs noms sur le maître-autel où l'on signait tâchaient de se glisser jusqu'aux tréteaux où la Hurière tenait son double secrétariat, et ceux qui avaient échoué au double secrétariat de la Hurière gardaient l'espérance d'être plus heureux à Saint-Germain-l'Auxerrois.
Quand le registre de la Hurière et celui de Croquentin furent pleins tous deux, le maître de la Belle-Étoile en fit incontinent demander deux autres, afin qu'il n'y eût aucune interruption dans les signatures, et les invitations recommencèrent de plus belle de la part de l'hôtelier et de son chef, fier de ce premier résultat, qui devait faire enfin à maître la Hurière, dans l'esprit de M. de Guise, la haute position à laquelle il aspirait depuis si longtemps.
Tandis que les signataires des nouveaux registres se livraient aux élans d'un zèle qui allait sans cesse s'augmentant, et refluaient, comme nous l'avons dit, d'une rue et même d'un quartier à l'autre, on vit arriver, à travers la foule, un homme de haute taille, lequel, se frayant un passage en distribuant bon nombre de bourrades et de coups de pieds, parvint jusqu'au registre de M. Croquentin.
Arrivé là, il prit la plume des mains d'un honnête bourgeois qui venait d'apposer sa signature ornée d'un parafe tremblotant, et traça son nom en lettres d'un demi-pouce sur une page toute blanche qui se trouva noire du coup, et sabrant un héroïque parafe enjolivé d'éclaboussure et tortillé comme le labyrinthe de Dédale, il passa la plume à un aspirant qui faisait queue derrière lui.
—Chicot! lut le futur signataire. Peste, voici un monsieur qui écrit superbement.
Chicot, car c'était lui, qui, n'ayant pas, comme nous l'avons vu, voulu accompagner Henri, courait la Ligue pour son propre compte. Chicot, après avoir fait acte de présence au registre de M. Croquentin, passa aussitôt à celui de maître la Hurière. Celui-ci avait vu la flamboyante signature, et il avait envié pour lui un si glorieux parafe. Chicot fut donc reçu, non pas à bras ouverts, mais à registre ouvert, et, prenant la plume d'un marchand de laine de la rue de Béthisy, il écrivit une seconde fois son nom avec une griffe cent fois plus magnifique encore que la première; après quoi il demanda à la Hurière s'il n'avait pas un troisième registre.
La Hurière n'entendait pas raillerie: c'était un mauvais hôte hors de son auberge. Il regarda Chicot de travers, Chicot le regarda en face. La Hurière murmura le nom de parpaillot; Chicot mâchonna celui de gargotier. La Hurière lâcha son registre pour porter la main à son épée; Chicot déposa la plume pour être à même de tirer la sienne du fourreau; enfin, selon toute probabilité, la scène allait se terminer par quelques estocades dont l'hôtelier de la Belle-Étoile eût, sans aucun doute, été le mauvais marchand, lorsque Chicot se sentit pincé au coude et se retourna.
Celui qui le pinçait, c'était le roi, déguisé en simple bourgeois, et ayant à ses côtés Quélus et Maugiron, déguisés comme lui, et portant, outre leur rapière, chacun une arquebuse sur l'épaule.
—Eh bien! eh bien! dit le roi, qu'y a-t-il? de bons catholiques qui se disputent entre eux! par la mordieu! c'est d'un mauvais exemple.
—Mon gentilhomme, dit Chicot sans faire semblant de reconnaître Henri, prenez-vous-en à qui de droit; voilà un maraud qui braille après les passants pour qu'on signe sur son registre, et, quand on a signé, il braille plus haut encore.
L'attention de la Hurière fut détournée par de nouveaux amateurs, et une bousculade sépara de l'établissement du fanatique hôtelier Chicot, le roi et les mignons, qui se trouvèrent dominer l'assemblée, montés qu'ils étaient sur le seuil d'une porte.
—Quel feu! dit Henri, et qu'il fait bon ce soir pour la religion dans les rues de ma bonne ville!
—Oui, sire; mais il fait mauvais pour les hérétiques, et Votre Majesté sait qu'on la tient pour telle. Regardez à gauche encore, là, bien, que voyez-vous?
—Ah! ah! la large face de M. de Mayenne et le museau pointu du cardinal!
—Chut, sire; on joue à coup sûr quand on sait où sont nos ennemis et que nos ennemis ne savent point où nous sommes.
—Crois-tu donc que j'aie quelque chose à craindre?
—Eh, bon Dieu! dans une foule comme celle-ci, on ne peut répondre de rien. On a un couteau tout ouvert dans sa poche, ce couteau entre ingénument dans le ventre du voisin, sans savoir ce qu'il fait, par ignorance; le voisin pousse un juron et rend l'âme. Tournons d'un autre côté, sire.
—Ai-je été vu?
—Je ne crois pas; mais vous le serez indubitablement si vous restez plus longtemps ici.
—Vive la messe! vive la messe! cria un flot de peuple qui venait des halles et s'engouffrait, comme une marée qui monte, dans la rue de l'Arbre-Sec.
—Vive M. de Guise! vive le cardinal! vive M. de Mayenne! répondit la foule stationnant à la porte de la Hurière, laquelle venait de reconnaître les deux princes lorrains.
—Oh! oh! quels sont ces cris? dit Henri III en fronçant le sourcil.
—Ce sont des cris qui prouvent que chacun est bien à sa place et devrait y rester: M. de Guise dans les rues et vous au Louvre; allez au Louvre, sire, allez au Louvre.
—Viens-tu avec nous?
—Moi? oh! non pas! tu n'as pas besoin de moi, mon fils, tu as tes gardes du corps ordinaires. En avant, Quélus! en avant, Maugiron! Moi, je veux voir le spectacle jusqu'au bout. Je le trouve curieux, sinon amusant.
—Où vas-tu?
—Je vais mettre mon nom sur les autres registres. Je veux que demain il y ait mille autographes de moi qui courent les rues de Paris. Nous voilà sur le quai, bonsoir, mon fils; tire à droite, je tirerai à gauche; chacun son chemin; je cours à Saint-Merry entendre un fameux prédicateur.
—Oh! oh! qu'est-ce encore que ce bruit? dit tout à coup le roi, et pourquoi court-on ainsi du côté du pont Neuf?
Chicot se haussa sur la pointe des pieds, mais il ne put rien voir qu'une masse de peuple criant, hurlant, se bousculant, et qui paraissait porter quelqu'un ou quelque chose en triomphe.
Tout à coup les ondes du populaire s'ouvrirent au moment où le quai, en s'élargissant en face de la rue des Lavandières, permit à la foule de se répandre à droite et à gauche, et, comme le monstre apporté par le flot jusqu'aux pieds d'Hippolyte, un homme, qui semblait être le personnage principal de cette scène burlesque, fut poussé par ces vagues humaines jusqu'aux pieds du roi.
Cet homme était un moine monté sur un âne; le moine parlait et gesticulait.
L'âne brayait.
—Ventre de biche! dit Chicot, sitôt qu'il eut distingué l'homme et l'animal qui venaient d'entrer en scène l'un portant l'autre: je te parlais d'un fameux prédicateur qui prêchait à Saint-Merry; il n'est plus nécessaire d'aller si loin; écoute un peu celui-là.
—Un prédicateur à âne? dit Quélus.
—Pourquoi pas? mon fils.
—Mais c'est Silène! dit Maugiron.
—Lequel est le prédicateur? dit Henri, ils parlent tous deux en même temps.
—C'est celui du bas qui est le plus éloquent, dit Chicot; mais c'est celui du haut qui parle le mieux le français; écoute, Henri, écoute.
—Silence! cria-t-on de tous côtés, silence!
—Silence! cria Chicot d'une voix qui domina toutes les voix.
Chacun se tut. On fit cercle autour du moine et de l'âne. Le moine entama l'exorde:
—Mes frères, dit-il, Paris est une superbe ville; Paris est l'orgueil du royaume de France, et les Parisiens sont un peuple de gens spirituels, la chanson le dit. Et le moine se mit à chanter à pleine gorge:
Parisien, mon bel ami,
Que tu sais de sciences!
Mais à ces mots, ou plutôt à cet air, l'âne mêla son accompagnement si haut et avec tant d'acharnement, qu'il coupa la parole à son cavalier.
Le peuple éclata de rire.
—Tais-toi, Panurge, tais-toi donc, cria le moine, tu parleras à ton tour; mais laisse-moi parler le premier.
L'âne se tut.
—Mes frères, continua le prédicateur, la terre est une vallée de douleur où l'homme, pour la plupart du temps, ne peut se désaltérer qu'avec ses larmes.
—Mais il est ivre mort! dit le roi.
—Parbleu! fit Chicot.
—Moi qui vous parle, continua le moine, tel que vous me voyez, je reviens d'exil comme les Hébreux, et depuis huit jours nous ne vivons que d'aumônes et de privations, Panurge et moi.
—Qu'est-ce que Panurge? demanda le roi.
—Le supérieur de son couvent, selon toute probabilité, dit Chicot.
Mais laisse-moi écouter, le bonhomme me touche.
—Qui m'a valu cela, mes amis? C'est Hérodes. Vous savez de quel
Hérodes je veux parler.
—Et toi aussi, mon fils, dit Chicot, je t'ai expliqué l'anagramme.
—Drôle!
—A qui parles-tu, à moi, au moine ou à l'âne?
—A tous les trois.
—Mes frères, continua le moine, voici mon âne que j'aime comme une brebis; il vous dira que nous sommes venus de Villeneuve-le-Roi ici en trois jours pour assister à la grande solennité de ce soir, et comment sommes-nous venus?
La bourse vide,
Le gosier sec.
Mais rien ne nous a coûté, à Panurge et à moi.
—Mais qui diable appelle-t-il donc Panurge? demanda Henri, que ce nom pantagruélique préoccupait.
—Nous sommes donc venus, continua le moine, et nous sommes arrivés pour voir ce qui se passe; seulement, nous voyons, mais nous ne comprenons pas. Que se passe-t-il, mes frères? Est-ce aujourd'hui qu'on dépose Hérodes? est-ce aujourd'hui que l'on met frère Henri dans un couvent?
—Oh! oh! dit Quélus, j'ai bien envie de mettre cette grosse futaille en perce; qu'en dis-tu, Maugiron?
—Bah! dit Chicot, tu te fâches pour si peu, Quélus? Est-ce que le roi ne s'y met pas tous les jours, dans un couvent? Crois-moi donc, Henri, si on ne te fait que cela, tu n'auras pas à te plaindre, n'est-ce pas, Panurge?
L'âne, interpellé par son nom, dressa les oreilles et se mit à braire d'une façon terrible.
—Oh! Panurge; oh! dit le moine, avez-vous des passions? Messieurs,
continua-t-il, je suis sorti de Paris avec deux compagnons de route:
Panurge, qui est mon âne, et M. Chicot, qui est le fou de Sa Majesté.
Messieurs, pouvez-vous me dire ce qu'est devenu mon ami Chicot?
Chicot fit la grimace.
—Ah! dit le roi, c'est ton ami?
Quélus et Maugiron éclatèrent de rire.
—Il est beau, continua le roi, ton ami, et respectable surtout; comment l'appelle-t-on?
—C'est Gorenflot, Henri; tu sais ce cher Gorenflot dont M. de
Morvilliers t'a déjà touché deux mots.
—L'incendiaire de Sainte-Geneviève?
—Lui-même.
—En ce cas, je vais le faire pendre.
—Impossible!
—Pourquoi cela?
—Parce qu'il n'a pas de cou.
—Mes frères, continua Gorenflot, mes frères, vous voyez un véritable martyr. Mes frères, c'est ma cause que l'on défend en ce moment, ou plutôt c'est celle de tous les bons catholiques. Vous ne savez pas ce qui se passe en province et ce que brassent les huguenots. Nous avons été obligés d'en tuer un à Lyon qui prêchait la révolte. Tant qu'il en restera une seule couvée par toute la France, les bons coeurs n'auront pas un instant de tranquillité. Exterminons donc les huguenots. Aux armes, mes frères, aux armes!
Plusieurs voix répétèrent: Aux armes!
—Par la mordieu! dit le roi, fais taire ce soûlard, ou il va nous faire une seconde Saint-Barthélemy.
—Attends, attends, dit Chicot.
Et, prenant une sarbacane des mains de Quélus, il passa derrière le moine et lui allongea de toute sa force un coup de l'instrument creux et sonore sur l'omoplate.
—Au meurtre! cria le moine.
—Tiens! c'est toi! dit Chicot en passant sa tête sous le bras du moine; comment vas-tu, frocard?
—A mon aide, monsieur Chicot, à mon aide, s'écria Gorenflot, les ennemis de la foi veulent m'assassiner; mais je ne mourrai pas sans que ma voix se fasse entendre. Au feu les huguenots! aux fagots le Béarnais!
—Veux-tu te taire, animal!
—Au diable les Gascons! continua le moine. En ce moment, un second coup, non pas de sarbacane, mais de bâton, tomba sur l'autre épaule de Gorenflot, qui, cette fois, poussa véritablement un cri de douleur.
Chicot, étonné, regarda autour de lui; mais il ne vit que le bâton. Le coup avait été détaché par un homme qui venait de se perdre dans la foule, après avoir administré cette correction volante à frère Gorenflot.
—Oh! oh! dit Chicot, qui diable nous venge ainsi? Serait-ce quelque enfant du pays? Il faut que je m'en assure.
Et il se mit à courir après l'homme au bâton, qui se glissait le long du quai, escorté d'un seul compagnon.
CHAPITRE XVI
LA RUE DE LA FERRONNERIE.
Chicot avait de bonnes jambes, et il s'en fût servi avec avantage pour rejoindre l'homme qui venait de bâtonner Gorenflot, si quelque chose d'étrange dans la tournure de cet homme, et surtout dans celle de son compagnon, ne lui eût fait comprendre qu'il y avait danger à provoquer brusquement une reconnaissance qu'ils paraissaient vouloir éviter. En effet, les deux fuyards cherchaient visiblement à se perdre dans la foule, ne se détournant qu'aux angles des rues pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis.
Chicot songea qu'il n'y avait pour lui qu'un moyen de n'avoir pas l'air de les suivre: c'était de les précéder. Tous deux regagnaient la rue Saint-Honoré par la rue de la Monnaie et la rue Tirechappe: au coin de cette dernière, il les dépassa, et, toujours courant, il alla s'embusquer au bout de la rue des Bourdonnais.
Les deux hommes remontaient la rue Saint-Honoré, longeant les maisons du côté de la halle au blé, et, le chapeau rabattu sur les sourcils, le manteau drapé jusqu'aux yeux, marchaient d'un pas pressé, et qui avait quelque chose de militaire, vers la rue de la Ferronnerie. Chicot continua de les précéder.
Au coin de la rue de la Ferronnerie, les deux hommes s'arrêtèrent de nouveau pour jeter un dernier regard autour d'eux.
Pendant ce temps, Chicot avait continué de gagner du terrain et était arrivé, lui, au milieu de la rue.
Au milieu de la rue, et en face d'une maison qui semblait prête à tomber en ruines, tant elle était vieille, stationnait une litière attelée de deux chevaux massifs. Chicot jeta un coup d'oeil autour de lui, vit le conducteur endormi sur le devant, une femme paraissant inquiète et collant son visage à la jalousie; une illumination lui vint que la litière attendait les deux hommes; il tourna derrière elle, et, protégé par son ombre combinée avec celle de la maison, il se glissa sous un large banc de pierre, lequel servait d'étalage aux marchands de légumes qui, deux fois par semaine, faisaient, à cette époque, un marché rue de la Ferronnerie.
A peine y était-il blotti, qu'il vit apparaître les deux hommes à la tête des chevaux, où de nouveau ils s'arrêtèrent inquiets; un d'eux alors réveilla le cocher, et, comme il avait le sommeil dur, celui-là laissa échapper un cap dé diou des mieux accentués, tandis que l'autre, plus impatient encore, lui piquait le derrière avec la pointe de son poignard.
—Oh! oh! dit Chicot, je ne m'étais donc pas trompé: c'étaient des compatriotes; cela ne m'étonne plus qu'ils aient si bien étrillé Gorenflot parce qu'il disait du mal des Gascons.
La jeune femme, reconnaissant à son tour les deux hommes pour ceux qu'elle attendait, se pencha rapidement hors de la portière de la lourde machine. Chicot alors l'aperçut plus distinctement: elle pouvait avoir de vingt à vingt-deux ans; elle était fort belle et fort pâle; et, s'il eût fait jour, à la moite vapeur qui humectait ses cheveux d'un blond doré et ses yeux cerclés de noir, à ses mains d'un blanc mat, à l'attitude languissante de tout son corps, on eût pu reconnaître qu'elle était en proie à un état de maladie dont ses fréquentes défaillances et l'arrondissement de sa taille eussent bien vite donné le secret.
Mais de tout cela Chicot ne vit que trois choses: c'est qu'elle était jeune, pâle et blonde.
Les deux hommes s'approchèrent de la litière, et se trouvèrent naturellement placés entre elle et le banc sous lequel Chicot s'était tapi.
Le plus grand des deux prit à deux mains la main blanche que la dame lui tendait par l'ouverture de la litière, et, posant le pied sur le marchepied et les deux bras sur la portière:
—Eh bien! ma mie, demanda-t-il à la dame, mon petit coeur, mon mignon, comment allons-nous?
La dame répondit en secouant la tête avec un triste sourire et en montrant son flacon de sels.
—Encore des faiblesses, ventre-saint-gris! Que je vous en voudrais d'être malade ainsi, mon cher amour, si je n'avais pas votre douce maladie à me reprocher!
—Et pourquoi diable aussi emmenez-vous madame à Paris? dit l'autre homme assez rudement: c'est une malédiction, par ma foi, qu'il faut que vous ayez toujours ainsi quelque jupe cousue à votre pourpoint.
—Eh! cher Agrippa, dit celui des deux hommes qui avait parlé le premier, et qui paraissait le mari ou l'amant de la dame, c'est une si grande douleur que de se séparer de ce qu'on aime!
Et il échangea avec la dame un regard plein d'amoureuse langueur.
—Cordioux! vous me damnez, sur mon âme, quand je vous entends parler, reprit l'aigre compagnon; êtes-vous donc venu à Paris pour faire l'amour, beau vert-galant? Il me semble cependant que le Béarn est assez grand pour vos promenades sentimentales, sans pousser ces promenades jusqu'à la Babylone où vous avez failli vingt fois nous faire éreinter ce soir. Retournez là-bas, si vous voulez mugueter aux rideaux des litières; mais ici, mordioux! ne faites d'autres intrigues que des intrigues politiques, mon maître.
Chicot, à ce mot de maître, eût bien voulu lever la tête; mais il ne pouvait guère, sans être vu, risquer un pareil mouvement.
—Laissez-le gronder, ma mie, et ne vous inquiétez point de ce qu'il dit. Je crois qu'il tomberait malade comme vous, et qu'il aurait, comme vous, des vapeurs et des défaillances s'il ne grondait plus.
—Mais au moins, ventre-saint-gris, comme vous dites, s'écria le marronneur, montez dans la litière, si vous voulez dire des tendresses à madame, et vous risquerez moins d'être reconnu qu'en vous tenant ainsi dans la rue.
—Tu as raison, Agrippa, dit le Gascon amoureux. Et vous voyez, ma mie, qu'il n'est pas de si mauvais conseil qu'il en a l'air. Là, faites-moi place, mon mignon, si vous permettez toutefois que, ne pouvant me tenir à vos genoux, je m'asseye à vos côtés.
—Non-seulement je le permets, sire, répondit la jeune dame, mais je le désire ardemment,
—Sire, murmura Chicot, qui, emporté par un mouvement irréfléchi, voulait lever la tête et se la heurta douloureusement au banc de grès; sire! que dit-elle donc là?
Mais, pendant ce temps, l'amant heureux profitait de la permission donnée, et l'on entendait le plancher du chariot grincer sous un nouveau poids.
Puis le bruit d'un long et tendre baiser succéda au grincement.
—Mordioux! s'écria le compagnon demeuré en dehors de la litière, l'homme est en vérité un bien stupide animal.
—Je veux être pendu si j'y comprends quelque chose, murmura Chicot; mais attendons: tout vient à point pour qui sait attendre.
—Oh! que je suis heureux! continua, sans s'inquiéter le moins du monde des impatiences de son ami, auxquelles d'ailleurs il semblait depuis longtemps habitué, celui qu'on appelait sire; ventre-saint-gris, aujourd'hui est un beau jour. Voici mes bons Parisiens, qui m'exècrent de toute leur âme et qui me tueraient sans miséricorde s'ils savaient où me venir prendre pour cela; voici mes Parisiens qui travaillent de leur mieux à m'aplanir le chemin du trône, et j'ai dans mes bras la femme que j'aime. Où sommes-nous, d'Aubigné? je veux, quand je serai roi, faire élever, à cet endroit même, une statue au génie du Béarnais.
—Du Béarn….
Chicot s'arrêta; il venait de se faire une deuxième bosse juxtaposée à la première.
—Nous sommes dans la rue de la Ferronnerie, sire, et il n'y flaire pas bon, dit d'Aubigné, qui, toujours de mauvaise humeur, s'en prenait aux choses quand il était las de s'en prendre aux hommes.
—Il me semble, continua Henri, car nos lecteurs ont sans doute reconnu déjà le roi de Navarre; il me semble que j'embrasse clairement toute ma vie, que je me vois roi, que je me sens sur le trône, fort et puissant, mais peut-être moins aimé que je ne le suis à cette heure, et que mon regard plonge dans l'avenir jusqu'à l'heure de ma mort. Oh! mes amours, répétez-moi encore que vous m'aimez, car, à votre voix, mon coeur se fond.
Et le Béarnais, dans un sentiment de mélancolie qui parfois l'envahissait, laissa, avec un profond soupir, tomber sa tête sur l'épaule de sa maîtresse.
—Oh! mon Dieu! dit la jeune femme effrayée, tous trouvez-vous mal, sire?
—Bon! il ne manquerait plus que cela, dit d'Aubigné, beau soldat, beau général, beau roi qui s'évanouit.
—Non, ma mie, rassurez-vous, dit Henri, si je m'évanouissais près de vous, ce serait de bonheur.
—En vérité, sire, dit d'Aubigné, je ne sais pas pourquoi vous signez
Henri de Navarre, vous devriez signer Ronsard ou Clément Marot.
Cordioux! comment donc faites-vous si mauvais ménage avec madame
Margot, étant tous deux si tendres à la poésie?
—Ah! d'Aubigné! par grâce, ne parle pas de ma femme.
Ventre-sans-gris! tu sais le proverbe: si nous allions la rencontrer?
—Bien qu'elle soit en Navarre, n'est-ce pas? dit d'Aubigné.
—Ventre-saint-gris! est-ce que je n'y suis pas aussi, moi, en
Navarre? est-ce que je ne suis pas censé y être, du moins? Tiens,
Agrippa, tu m'as donné le frisson; monte et rentrons.
—Ma foi non, dit d'Aubigné, marchez, je vous suivrai par derrière; je vous gênerais, et, ce qui pis est, vous me gêneriez.
—Ferme donc la portière, ours du Béarn, et fais ce que tu voudras, dit Henri.
Puis, s'adressant au cocher:
—Lavarenne, où tu sais! dit-il.
La litière s'éloigna lentement, suivi de d'Aubigné, qui, tout en gourmandant l'ami, avait voulu veiller sur le roi.
Ce départ délivrait Chicot d'une appréhension terrible, car, après une telle conversation avec Henri, d'Aubigné n'était pas homme à laisser vivre l'imprudent qui l'aurait entendue.
—Voyons, dit Chicot tout en sortant à quatre pattes de dessous son banc, faut-il que le Valois sache ce qui vient de se passer?
Et Chicot se redressa pour rendre l'élasticité à ses longues jambes engourdies par la crampe.
—Et pourquoi le saurait-il? reprit le Gascon, continuant de se parler à lui-même; deux hommes qui se cachent et une femme enceinte! En vérité, ce serait lâche. Non, je ne dirai rien; et puis, que je sois instruit, moi, n'est-ce pas le point important, puisqu'au bout du compte c'est moi qui règne?
Et Chicot fit tout seul une joyeuse gambade.
—C'est joli, les amoureux! continua Chicot; mais d'Aubigné a raison: il aime trop souvent, pour un roi in partibus, ce cher Henri de Navarre. Il y a un an, c'était pour madame de Sauve qu'il revenait à Paris. Aujourd'hui, il s'y fait suivre par cette charmante petite créature qui a des défaillances. Qui diable cela peut-il être? la Fosseuse, probablement. Et puis, j'y songe, si Henri de Navarre est un prétendant sérieux, s'il aspire au trône véritablement, le pauvre garçon, il doit penser un peu à détruire son ennemi le Balafré, son ennemi le cardinal de Guise, et son ennemi ce cher duc de Mayenne. Eh bien! je l'aime, moi, le Béarnais, et je suis sûr qu'il jouera un jour ou l'autre quelque mauvais tour à cet affreux boucher lorrain. Décidément, je ne soufflerai pas le mot de ce que j'ai vu et entendu.
En ce moment, une bande de ligueurs ivres passa en criant: «Vive la messe, mort au Béarnais! au bûcher les huguenots! aux fagots les hérétiques!»
Cependant la litière tournait l'angle du mur du cimetière des
Saints-Innocents et passait dans les profondeurs de la rue
Saint-Denis.
—Voyons, dit Chicot, récapitulons: j'ai vu le cardinal de Guise, j'ai vu le duc de Mayenne, j'ai vu le roi Henri de Valois, j'ai vu le roi Henri de Navarre; un seul prince manque à ma collection, c'est le duc d'Anjou; cherchons-le jusqu'à ce que je le trouve. Voyons, où est mon François III? ventre de biche! j'ai soif de l'apercevoir, ce digne monarque.
Et Chicot reprit le chemin de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois.
Chicot n'était pas le seul qui cherchât le duc d'Anjou et qui s'inquiétât de son absence; les Guise, eux aussi, le cherchaient de tous côtés, mais ils n'étaient pas plus heureux que Chicot. M. d'Anjou n'était pas homme à se hasarder imprudemment, et nous verrons plus tard quelles précautions le retenaient encore éloigné de ses amis.
Un instant, Chicot crut l'avoir trouvé: c'était dans la rue Béthisy; un groupe nombreux s'était formé à la porte d'un marchand de vins, et dans ce groupe Chicot reconnut M. de Monsoreau et le Balafré.
—Bon, dit-il, voici les remoras: le requin ne doit pas être loin.
Chicot se trompait. M. de Monsoreau et le Balafré étaient occupés à verser, à la porte d'un cabaret regorgeant d'ivrognes, force rasades à un orateur dont ils excitaient ainsi la balbutiante éloquence.
Cet orateur, c'était Gorenflot ivre mort. Gorenflot racontant son voyage de Lyon et son duel dans une auberge avec un effroyable suppôt de Calvin.
M. de Guise prêtait à ce récit, dans lequel il croyait reconnaître des coïncidences avec le silence de Nicolas David, l'attention la plus soutenue.
Au reste, la rue Béthisy était encombrée de monde; plusieurs gentilshommes ligueurs avaient attaché leurs chevaux à une espèce de rond-point assez commun dans la plupart des rues de cette époque. Chicot s'arrêta à l'extrémité du groupe qui fermait ce rond-point et tendit l'oreille.
Gorenflot, tourbillonnant, éclatant, culbutant incessamment, renversé de sa chaire vivante, et remis tant bien que mal en selle sur Panurge; Gorenflot ne parlant plus que par saccades, mais malheureusement parlant encore, était le jouet de l'insistance du duc et de l'adresse de M. de Monsoreau, qui tiraient de lui des bribes de raison et des fragments d'aveux.
Une pareille confession effraya le Gascon aux écoutes bien autrement que la présence du roi de Navarre à Paris. Il voyait venir le moment où Gorenflot laisserait échapper son nom, et ce nom pouvait éclaircir tout le mystère d'une lueur funeste. Chicot ne perdit pas de temps, il coupa ou dénoua les brides des chevaux qui se caressaient aux volets des boutiques du rond-point, et, donnant à deux ou trois d'entre eux de violents coups d'étrivières, il les lança au milieu de la foule, qui, devant leur galop et leur hennissement, s'ouvrit, rompue et dispersée.
Gorenflot eut peur pour Panurge, les gentilshommes eurent peur pour eux-mêmes; l'assemblée s'ouvrit, chacun se dispersa. Le cri: «Au feu!» retentit, répété par une douzaine de voix. Chicot passa comme une flèche au milieu des groupes, et, s'approchant de Gorenflot, tout en lui montrant une paire d'yeux flamboyants qui commencèrent à le dégriser, saisit Panurge par la bride, et, au lieu de suivre la foule, lui tourna le dos, de sorte que ce double mouvement, fait en sens contraire, laissa bientôt un notable espace entre Gorenflot et le duc de Guise, espace que remplit à l'instant même le noyau toujours grossissant des curieux accourus trop tard.
Alors Chicot entraîna le moine chancelant au fond du cul-de-sac formé par l'abside de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, et, l'adossant au mur, lui et Panurge, comme un statuaire eût fait d'un bas-relief qu'il eût voulu incruster dans la pierre:
—Ah! ivrogne! lui dit-il; ah! païen! ah! traître! ah! renégat! tu préféreras donc toujours un pot de vin à ton ami?
—Ah! monsieur Chicot! balbutia le moine.
—Comment! je te nourris, infâme! continua Chicot, je t'abreuve, je t'emplis les poches et l'estomac, et tu trahis ton seigneur!
—Ah! Chicot! dit le moine attendri.
—Tu racontes mes secrets, misérable!
—Cher ami!
—Tais-toi! tu n'es qu'un sycophante, et tu mérites un châtiment.
Le moine trapu, vigoureux, énorme, puissant comme un taureau, mais dompté par le repentir et surtout par le vin, vacillait sans se défendre, aux mains de Chicot, qui le secouait comme un ballon gonflé d'air.
Panurge seul protestait contre la violence faite à son ami par des coups de pieds qui n'atteignaient personne, et que Chicot lui rendait en coups de bâton.
—Un châtiment à moi! murmurait le moine; un châtiment à votre ami, cher monsieur Chicot!
—Oui, oui, un châtiment, dit Chicot, et tu vas le recevoir.
Et le bâton du Gascon passa pour un instant de la croupe de l'âne aux épaules larges et charnues du moine.
—Oh! si j'étais à jeun! fit Gorenflot avec un mouvement de colère.
—Tu me battrais, n'est-ce pas, ingrat? moi, ton ami?
—Vous, mon ami, monsieur Chicot! et vous m'assommez.
—Qui aime bien châtie bien.
—Arrachez-moi donc la vie tout de suite! s'écria Gorenflot.
—Je le devrais.
—Oh! si j'étais à jeun! répéta le moine avec un profond gémissement.
—Tu l'as déjà dit.
Et Chicot redoubla de preuves d'amitié envers le pauvre genovéfain, qui se mit à beugler de toutes ses forces.
—Allons, après le boeuf voici le veau, dit le Gascon. Çà, maintenant, qu'on se cramponne à Panurge et qu'on aille se coucher gentiment à la Corne d'Abondance.
—Je ne vois plus mon chemin, dit le moine, des yeux duquel coulaient de grosses larmes.
—Ah! dit Chicot, si tu pleurais le vin que tu as bu, cela au moins te dégriserait peut-être. Mais non, il va falloir encore que je te serve de guide.
Et Chicot se mit à tirer l'âne par la bride, tandis que le moine, se cramponnant des deux mains à la blatrière, faisait tous ses efforts pour conserver son centre de gravité.
Ils traversèrent ainsi le pont aux Meuniers, la rue Saint-Barthélemy, le Petit-Pont, et remontèrent la rue Saint-Jacques, le moine toujours pleurant, le Gascon toujours tirant.
Deux garçons, aides de maître Bonhomet, descendirent, sur l'ordre de Chicot, le moine de son âne, et le conduisirent dans le cabinet que nos lecteurs connaissent déjà.
—C'est fait, dit maître Bonhomet en revenant.
—Il est couché? demanda Chicot.
—Il ronfle.
—A merveille! mais, comme il se réveillera un jour ou l'autre, rappelez-vous que je ne veux point qu'il sache comment il est revenu ici, pas un mot d'explication, il ne serait même pas mal qu'il crût n'en être pas sorti depuis la fameuse nuit où il a fait un si grand esclandre dans son couvent, et qu'il prit pour un rêve ce qui lui est arrivé dans l'intervalle.
—Il suffit, seigneur Chicot, répondit l'hôtelier; mais que lui est-il donc arrivé à ce pauvre moine?
—Un grand malheur; il paraît qu'à Lyon il s'est pris de querelle avec un envoyé de M. de Mayenne, et qu'il l'a tué.
—Oh! mon Dieu!… s'écria l'hôte, de sorte que….
—De sorte que M. de Mayenne a juré, à ce qu'il paraît, qu'il le ferait rouer vif ou qu'il y perdrait son nom, répondit Chicot.
—Soyez tranquille, dit Bonhomet, sous aucun prétexte il ne sortira d'ici.
—A la bonne heure; et maintenant, continua le Gascon rassuré sur Gorenflot, il faut absolument que je retrouve mon duc d'Anjou, cherchons.
Et il prit sa course vers l'hôtel de Sa Majesté François III.
CHAPITRE XVII
LE PRINCE ET L'AMI.
Comme on l'a vu, Chicot avait vainement cherché le duc d'Anjou par les rues de Paris pendant la soirée de la Ligue.
Le duc de Guise, on se le rappelle, avait invité le prince à sortir: cette invitation avait inquiété l'ombrageuse altesse. François avait réfléchi, et, après réflexion, François dépassait le serpent en prudence.
Cependant, comme son intérêt à lui-même exigeait qu'il vît de ses propres yeux ce qui devait se passer ce soir-là, il se décida à accepter l'invitation, mais il prit en même temps la résolution de ne mettre le pied hors de son palais que bien et dûment accompagné.
De même que tout homme qui craint appelle une arme favorite à son secours, le duc alla chercher son épée, qui était Bussy d'Amboise.
—Pour que le duc se décidât à cette démarche, il fallait que la peur le talonnât bien fort. Depuis sa déception à l'endroit de M. de Monsoreau, Bussy boudait, et François s'avouait à lui-même qu'à la place de Bussy, et en supposant qu'en prenant sa place il eût en même temps pris son courage, il aurait témoigné plus que du dépit au prince qui l'eût trahi d'une si cruelle façon.
Au reste, Bussy, comme toutes les natures d'élite, sentait plus vivement la douleur que le plaisir: il est rare qu'un homme intrépide au danger, froid et calme en face du fer et du feu, ne succombe pas plus facilement qu'un lâche aux émotions d'une contrariété. Ceux que les femmes font pleurer le plus facilement, ce sont les hommes qui se font le plus craindre des hommes.
Bussy dormait, pour ainsi dire, dans sa douleur: il avait vu Diane reçue à la cour, reconnue comme comtesse de Monsoreau, admise par la reine Louise au rang de ses dames d'honneur; il avait vu mille regards curieux dévorer cette beauté sans rivale, qu'il avait pour ainsi dire découverte et tirée du tombeau où elle était ensevelie. Il avait, pendant toute une soirée, attaché ses yeux ardents sur la jeune femme qui ne levait point ses yeux appesantis; et, dans tout l'éclat de cette fête, Bussy, injuste comme tout homme qui aime véritablement, Bussy, oubliant le passé et détruisant lui-même dans son esprit tous les fantômes de bonheur que le passé y avait fait naître, Bussy ne s'était pas demandé combien Diane devait souffrir de tenir ainsi ses yeux baissés, elle qui pouvait, en face d'elle, apercevoir un visage voilé par une tristesse sympathique, au milieu de toutes ces figures indifférentes ou sottement curieuses.
—Oh! se dit Bussy à lui-même, en voyant qu'il attendait inutilement un regard, les femmes n'ont d'adresse et d'audace que lorsqu'il s'agit de tromper un tuteur, un époux ou une mère; elles sont gauches, elles sont lâches, lorsqu'il s'agit de payer une dette de simple reconnaissance; elles ont tellement peur de paraître aimer, elles attachent un prix si exagéré à leur moindre faveur, que, pour désespérer celui qui prétend à elles, elles ne regardent point, quand tel est leur caprice, à lui briser le coeur. Diane pouvait me dire franchement: «Merci de ce que vous avez fait pour moi, monsieur de Bussy, mais je ne vous aime pas.» J'eusse été tué du coup, ou j'en eusse guéri. Mais non! elle me préfère, me laisse l'aimer inutilement; mais elle n'y a rien gagné, car je ne l'aime plus, je la méprise.
Et il s'éloigna du cercle royal, la rage dans le coeur.
En ce moment, ce n'était plus cette noble figure que toutes les femmes regardaient avec amour et tous les hommes avec terreur: c'était un front terni, un oeil faux, un sourire oblique.
Bussy, en sortant, se vit passer dans un grand miroir de Venise et se trouva lui-même insupportable à voir.
—Mais je suis fou, dit-il; comment, pour une personne qui me dédaigne, je me rendrais odieux à cent qui me recherchent! Mais pourquoi me dédaigne-t-elle, ou plutôt pour qui?
Est-ce pour ce long squelette à face livide, qui, toujours planté à dix pas d'elle, la couve sans cesse de son jaloux regard… et qui, lui aussi, feint de ne pas me voir? Et dire cependant que, si je le voulais, dans un quart d'heure, je le tiendrais muet et glacé sous mon genou avec dix pouces de mon épée dans le coeur; dire que, si je le voulais, je pourrais jeter sur cette robe blanche le sang de celui qui y a cousu ces fleurs; dire que, si je le voulais, ne pouvant être aimé, je serais au moins terrible et haï!
Oh! sa haine! sa haine! plutôt que son indifférence.
Oui, mais ce serait banal et mesquin: c'est ce que feraient un Quélus et un Maugiron, si un Quélus et un Maugiron savaient aimer. Mieux vaut ressembler à ce héros de Plutarque que j'ai tant admiré, à ce jeune Antiochus mourant d'amour, sans risquer un aveu, sans proférer une plainte. Oui, je me tairai! Oui, moi qui ai lutté corps à corps avec tous les hommes effrayants de ce siècle; moi qui ai vu Crillon, le brave Crillon lui-même, désarmé devant moi, et qui ai tenu sa vie à ma merci. Oui, j'éteindrai ma douleur et l'étoufferai dans mon âme, comme a fait Hercule du géant Antée, sans lui laisser toucher une seule fois du pied l'Espérance, sa mère. Non, rien ne m'est impossible à moi, Bussy, que, comme Crillon, on a surnommé le brave, et tout ce que les héros ont fait, je le ferai.
Et, sur ces mots, il déroidit la main convulsive avec laquelle il déchirait sa poitrine, il essuya la sueur de son front et marcha lentement vers la porte; son poing allait frapper rudement la tapisserie: il se commanda la patience et la douceur, et il sortit, le sourire sur les lèvres et le calme sur le front, avec un volcan dans le coeur.
Il est vrai que, sur sa route, il rencontra M. le duc d'Anjou et détourna la tête, car il sentait que toute sa fermeté d'âme ne pourrait aller jusqu'à sourire, et même saluer le prince qui l'appelait son ami et qui l'avait trahi si odieusement.
En passant, le prince prononça le nom de Bussy, mais Bussy ne se détourna même point.
Bussy rentra chez lui. Il plaça son épée sur la table, ôta son poignard de sa gaîne, dégrafa lui-même pourpoint et manteau, et s'assit dans un grand fauteuil en appuyant sa tête à l'écusson de ses armes qui en ornait le dossier.
Ses gens le virent absorbé; ils crurent qu'il voulait reposer, et s'éloignèrent. Bussy ne dormait pas: il rêvait.
Il passa de cette façon plusieurs heures sans s'apercevoir qu'à l'autre bout de la chambre un homme, assis comme lui, l'épiait curieusement, sans faire un geste, sans prononcer un mot, attendant, selon toute probabilité, l'occasion d'entrer en relation, soit par un mot, soit par un signe.
Enfin, un frisson glacial courut sur les épaules de Bussy et fit vaciller ses yeux; l'observateur ne bougea point.
Bientôt les dents du comte cliquèrent les unes contre les autres; ses bras se roidirent; sa tête, devenue trop pesante, glissa le long du dossier du fauteuil et tomba sur son épaule.
En ce moment, l'homme qui l'examinait se leva de sa chaise en poussant un soupir, et s'approcha de lui.
—Monsieur le comte, dit-il, vous avez la fièvre.
Le comte leva son front qu'empourprait la chaleur de l'accès.
—Ah! c'est toi, Remy, dit-il.
—Oui, comte; je vous attendais ici.
—Ici, et pourquoi?
—Parce que là où l'on souffre on ne reste pas longtemps.
—Merci, mon ami, dit Bussy en prenant la main du jeune homme.
Remy garda entre les siennes cette main terrible, devenue plus faible que la main d'un enfant, et, la pressant avec affection et respect contre son coeur:
—Voyons, dit-il, il s'agit de savoir, monsieur le comte, si vous voulez demeurer ainsi: voulez-vous que la fièvre gagne et vous abatte? restez debout; voulez-vous la dompter? mettez-vous au lit, et faites-vous lire quelque beau livre où vous puissiez puiser l'exemple et la force.
Le comte n'avait plus rien à faire au monde qu'obéir; il obéit.
C'est donc en son lit que le trouvèrent tous les amis qui le vinrent visiter.
Pendant toute la journée du lendemain, Remy ne quitta point le chevet du comte; il avait la double attribution de médecin du corps et de médecin de l'âme; il avait des breuvages rafraîchissants pour l'un, il avait de douces paroles pour l'autre.
Mais le lendemain, qui était le jour où M. de Guise était venu au
Louvre, Bussy regarda autour de lui, Remy n'y était point.
—Il s'est fatigué, pensa Bussy; c'est bien naturel! pauvre garçon, qui doit avoir tant besoin d'air, de soleil et de printemps! Et puis Gertrude l'attendait, sans doute; Gertrude n'est qu'une femme de chambre, mais elle l'aime… Une femme de chambre qui aime vaut mieux qu'une reine qui n'aime pas.
La journée se passa ainsi, Remy ne reparut pas; justement parce qu'il était absent, Bussy le désirait; il se sentait contre ce pauvre garçon de terribles mouvements d'impatience.
—Oh! murmura-t-il une fois ou deux, moi qui croyais encore à la reconnaissance et à l'amitié! Non, désormais je ne veux plus croire à rien.
Vers le soir, quand les rues commençaient à s'emplir de monde et de rumeurs, quand le jour déjà disparu ne permettait plus de distinguer les objets dans l'appartement, Bussy entendit des voix très-hautes et très-nombreuses dans son antichambre.
Un serviteur accourut alors tout effaré.
—Monseigneur le duc d'Anjou, dit-il.
—Fais entrer, répliqua Bussy en fronçant le sourcil à l'idée que son maître s'inquiétait de lui, ce maître dont il méprisait jusqu'à la politesse.
Le duc entra. La chambre de Bussy était sans lumière; les coeurs malades aiment l'obscurité, car ils peuplent l'obscurité de fantômes.
—Il fait trop sombre chez toi, Bussy, dit le duc; cela doit te chagriner.
Bussy garda le silence; le dégoût lui fermait la bouche.
—Es-tu donc malade gravement, continua le duc, que tu ne me réponds pas?
—Je suis fort malade, en effet, monseigneur, murmura Bussy.
—Alors, c'est pour cela que je ne t'ai point vu chez moi depuis deux jours? dit le duc.
—Oui, monseigneur, dit Bussy.
Le prince, piqué de ce laconisme, fit deux ou trois tours par la chambre en regardant les sculptures qui se détachaient dans l'ombre, et en maniant les étoffes.
—Tu es bien logé, Bussy, ce me semble du moins, dit le duc.
Bussy ne répondit pas.
—Messieurs, dit le duc à ses gentilshommes, demeurez dans la chambre à côté; il faut croire que, décidément, mon pauvre Bussy est bien malade. Çà, pourquoi n'a-t-on pas prévenu Miron? Le médecin d'un roi n'est pas trop bon pour Bussy.
Un serviteur de Bussy secoua la tête: le duc regarda ce mouvement.
—Voyons, Bussy, as-tu des chagrins? demanda le prince presque obséquieusement.
—Je ne sais pas, répondit le comte.
Le duc s'approcha, pareil à ces amants qu'on rebute, et qui, à mesure qu'on les rebute, deviennent plus souples et plus complaisants.
—Voyons! parle-moi donc, Bussy! dit-il.
—Eh! que vous dirai-je, monseigneur?
—Tu es fâché contre moi, hein? ajouta-t-il à voix basse.
—Moi, fâché, de quoi? D'ailleurs, on ne se fâche point contre les princes. A quoi cela servirait-il?
Le duc se tut.
—Mais, dit Bussy à son tour, nous perdons le temps en préambules.
Allons au fait, monseigneur.
Le duc regarda Bussy.
—Vous avez besoin de moi, n'est-ce pas? dit ce dernier avec une dureté incroyable.
—Ah! monsieur de Bussy!
—Eh! sans doute, vous avez besoin de moi, je le répète; croyez-vous que je pense que c'est par amitié, que vous me venez voir? Non, pardieu, car vous n'aimez personne.
—Oh! Bussy!… toi, me dire de pareilles choses!
—Voyons, finissons-en; parlez, monseigneur, que vous faut-il? Quand on appartient à un prince, quand ce prince dissimule au point de vous appeler mon ami, eh bien! il faut lui savoir gré de la dissimulation et lui faire tout sacrifice, même celui de la vie. Parlez.
Le duc rougit; mais, comme il était dans l'ombre, personne ne vit cette rougeur.
—Je ne voulais rien de toi, Bussy, et tu te trompes, dit-il, en croyant ma visite intéressée. Je désire seulement, voyant le beau temps qu'il fait, et tout Paris étant ému ce soir de la signature de la Ligue, t'avoir en ma compagnie pour courir un peu la ville.
Bussy regarda le duc.
—N'avez-vous pas Aurilly? dit-il.
—Un joueur de luth.
—Ah! monseigneur! vous ne lui donnez pas toutes ses qualités, je croyais qu'il remplissait encore près de vous d'autres fonctions. Et, en dehors d'Aurilly, d'ailleurs, vous avez encore dix ou douze gentilshommes dont j'entends les épées retentir sur les boiseries de mon antichambre.
La portière se souleva lentement.
—Qui est là? demanda le duc avec hauteur, et qui entre sans se faire annoncer dans la chambre où je suis?
—Moi, Remy, répondit le Haudoin en faisant une entrée majestueuse et nullement embarrassée.
—Qu'est-ce que Remy? demanda le duc.
—Remy, monseigneur, répondit le jeune homme, c'est le médecin.
—Remy, dit Bussy, c'est plus que le médecin, monseigneur, c'est l'ami.
—Ah! fît le duc blessé.
—Tu as entendu ce que monseigneur désire, demanda Bussy en s'apprêtant à sortir du lit.
—Oui, que vous l'accompagniez, mais….
—Mais quoi? dit le duc.
—Mais vous ne l'accompagnerez pas, monseigneur, répondit le Haudoin.
—Et pourquoi cela? s'écria François.
—Parce qu'il fait trop froid dehors, monseigneur.
—Trop froid? dit le duc surpris qu'on osât lui résister.
—Oui! trop froid. En conséquence, moi qui réponds de la santé de M. de Bussy à ses amis et à moi-même, je lui défends de sortir.
Bussy n'en allait pas moins sauter en bas du lit, mais la main de Remy rencontra la sienne et la lui serra d'une façon significative.
—C'est bon, dit le duc. Puisqu'il courrait si gros risque à sortir, il restera.
Et Son Altesse, piquée outre mesure, fit deux pas vers la porte.
Bussy ne bougea point.
Le duc revint vers le lit.
—Ainsi c'est décidé, dit-il, tu ne te risques point?
—Vous le voyez, monseigneur, dit Bussy, le médecin le défend.
—Tu devrais voir Miron, Bussy; c'est un grand docteur.
—Monseigneur, j'aime mieux un médecin ami qu'un médecin savant, dit
Bussy.
—En ce cas, adieu!
—Adieu, monseigneur!
Et le duc sortit avec grand fracas.
A peine fut-il dehors, que Remy, qui l'avait suivi des yeux jusqu'à ce qu'il fût sorti de l'hôtel, accourut près du malade.
—Çà, dit-il, monseigneur, qu'on se lève, et tout de suite, s'il vous plaît.
—Pour quoi faire me lever?
—Pour venir faire un tour avec moi. Il fait trop chaud dans cette chambre.
—Mais tu disais tout à l'heure au duc qu'il faisait trop froid dehors!
—Depuis qu'il est sorti la température a changé.
—De sorte que… dit Bussy en se soulevant avec curiosité.
—De sorte qu'en ce moment, répondit le Haudoin, je suis convaincu que l'air vous serait bon.
—Je ne comprends pas, fit Bussy.
—Est-ce que vous comprenez quelque chose aux potions que je vous donne? vous les avalez cependant. Allons! sus! levons-nous: une promenade avec M. le duc d'Anjou était dangereuse, avec le médecin elle est salutaire; c'est moi qui vous le dis. N'avez-vous donc plus confiance en moi? alors il faut me renvoyer.
—Allons donc, dit Bussy, puisque tu le veux.
—Il le faut.
Bussy se leva pâle et tremblant.
—L'intéressante pâleur, dit Remy, le beau malade!
—Mais où allons-nous?
—Dans un quartier dont j'ai analysé l'air aujourd'hui même.
—Et cet air?
—Est souverain pour votre maladie, monseigneur.
Bussy s'habilla.
—Mon chapeau et mon épée! dit-il.
Il se coiffa de l'un et ceignit l'autre.
Puis tous deux sortirent.