La dame de Monsoreau — Tome 2.
CHAPITRE XVIII
ÉTYMOLOGIE DE LA RUE DE LA JUSSIENNE
Remy prit son malade pardessous le bras, tourna à gauche, prit la rue
Coquillère et la suivit jusqu'au rempart.
—C'est étrange, dit Bussy, tu me conduis du côté des marais de la
Grange-Batelière, et tu prétends que ce quartier est sain?
—Oh! monsieur! dit Remy, un peu de patience, nous allons tourner autour de la rue Pagevin, nous allons laisser à droite la rue Breneuse, et nous allons rentrer dans la rue Montmartre; vous verrez la belle rue que la rue Montmartre!
—Crois-tu donc que je ne la connais pas?
—Eh bien! alors, si vous la connaissez, tant mieux! je n'aurai pas besoin de perdre du temps à vous en faire voir les beautés, et je vous conduirai tout de suite dans une petite jolie rue. Venez toujours, je ne vous dis que cela.
Et, en effet, après avoir laissé la porte Montmartre à gauche et avoir fait deux cents pas, à peu près, dans la rue, Remy tourna à droite.
—Ah çà! mais tu le fais exprès, s'écria Bussy; nous retournons d'où nous venons.
—Ceci, dit Remy, est la rue de la Gypecienne, ou de l'Égyptienne, comme vous voudrez, rue que le peuple commence déjà à nommer la rue de la Gyssienne, et qu'il finira par appeler, avant peu, la rue de la Jussienne, parce que c'est plus doux, et que le génie des langues tend toujours, à mesure qu'on s'avance vers le Midi, à multiplier les voyelles. Vous devez savoir cela, vous, monseigneur, qui avez été en Pologne; les coquins n'en sont-ils pas encore à leurs quatre consonnes de suite, ce qui fait qu'ils ont l'air, en parlant, de broyer de petits cailloux et de jurer en les broyant?
—C'est très-juste, dit Bussy; mais comme je ne crois pas que nous soyons venus ici pour faire un cours de phylologie voyons, dis-moi où allons-nous?
—Voyez-vous cette petite église? dit Remy sans répondre autrement à ce que lui disait Bussy. Hein! monseigneur! comme elle est fièrement campée, avec sa façade sur la rue et son abside sur le jardin de la communauté! Je parie que vous ne l'avez, jusqu'à ce jour, jamais remarquée?
—En effet, dit Bussy, je ne la connaissais pas.
Et Bussy n'était pas le seul seigneur qui ne fût jamais entré dans cette église de Sainte-Marie-L'Égyptienne, église toute populaire, et qui était connue aussi des fidèles qui la fréquentaient sous le nom de chapelle Quoqhéron.
—Eh bien! dit Remy, maintenant que vous savez comment s'appelle cette église, monseigneur, et que vous en avez suffisamment examiné l'extérieur, entrons-y, et vous verrez les vitraux de la nef: ils sont curieux.
Bussy regarda le Haudoin, et il vit sur le visage du jeune homme un si doux sourire, qu'il comprit que le jeune docteur avait, en le faisant entrer dans l'église, un autre but que celui de lui faire voir des vitraux qu'on ne pouvait voir, attendu qu'il faisait nuit.
Mais il y avait autre chose encore que l'on pouvait voir, car l'intérieur de l'église était éclairé pour l'office du Salut: c'était ces naïves peintures du seizième siècle, comme l'Italie, grâce à son beau climat, en garde encore beaucoup, tandis que, chez nous, l'humidité d'un côté, et le vandalisme de l'autre, ont effacé, à qui mieux mieux, sur nos murailles, ces traditions d'un âge écoulé, et ces preuves d'une foi qui n'est plus.
En effet, le peintre avait peint à fresque, pour François Ier et par les ordres de ce roi, la vie de sainte Marie l'Égyptienne; or, au nombre des sujets les plus intéressants de cette vie, l'artiste imagier, naïf et grand ami de la vérité, sinon anatomique, du moins historique, avait, dans l'endroit le plus apparent de la chapelle, placé ce moment difficile où, sainte Marie, n'ayant point d'argent pour payer le batelier, s'offre elle-même comme salaire de son passage.
Maintenant, il est juste de dire que, malgré la vénération des fidèles pour Marie l'Égyptienne convertie, beaucoup d'honnêtes femmes du quartier trouvaient que le peintre aurait pu mettre ailleurs ce sujet, ou tout au moins le traiter d'une façon moins naïve, et la raison qu'elles donnaient, ou plutôt qu'elles ne donnaient point, était que certains détails de la fresque détournaient trop souvent la vue des jeunes courtauds de boutique que les drapiers, leurs patrons, amenaient à l'église les dimanches et fêtes.
Bussy regarda le Baudoin, qui, devenu courtaud pour un instant, donnait une grande attention à cette peinture.
—As-tu la prétention, lui dit-il, de faire naître en moi des idées anacréontiques, avec ta chapelle de Sainte-Marie-l'Égyptienne? S'il en est ainsi, tu t'es trompé d'espèce. Il faut amener ici des moines et des écoliers.
—Dieu m'en garde, dit le Haudoin: Omnis cogitatio libidinosa cerebrum inficit.
—Eh bien, alors?
—Dame! écoutez donc, on ne peut cependant pas se crever les yeux quand on entre ici.
—Voyons, tu avais un autre but, en m'amenant ici, n'est-ce pas, que de me faire voir les genoux de sainte Marie l'Égyptienne?
—Ma foi, non, dit Remy.
—Alors, j'ai vu, partons.
—Patience! voici que l'office s'achève. En sortant maintenant nous dérangerions les fidèles.
Et le Haudoin retint doucement Bussy par le bras.
—Ah! voilà que chacun se retire, dit Remy. faisons comme les autres, s'il vous plaît.
Bussy se dirigea vers la porte avec une indifférence et une distraction visibles.
—Eh bien, dit le Haudoin, voilà que vous allez sortir sans prendre de l'eau bénite. Où diable avez-vous donc la tête?
Bussy, obéissant comme un enfant, s'achemina vers la colonne dans laquelle était incrusté le bénitier.
Le Haudoin profita de ce mouvement pour faire un signe d'intelligence à une femme qui, sur le signe du jeune docteur, s'achemina de son côté vers la même colonne où tendait Bussy.
Aussi, au moment où le comte portait la main vers le bénitier en forme de coquille, que soutenaient deux Égyptiens en marbre noir, une main un peu grosse et un peu rouge, qui cependant était une main de femme, s'allongea vers la sienne et humecta ses doigts de l'eau lustrale.
Bussy ne put s'empêcher de porter ses yeux de la main grosse et rouge au visage de la femme; mais, à l'instant même, il recula d'un pas et pâlit subitement, car il venait de reconnaître, dans la propriétaire de cette main, Gertrude, à moitié cachée sous un voile de laine noir.
Il resta le bras étendu, sans songer à faire le signe de la croix, tandis que Gertrude passait en le saluant et profilait sa haute taille sous le porche de la petite église.
A deux pas derrière Gertrude, dont les coudes robustes faisaient faire place, venait une femme soigneusement enveloppée dans un mantelet de soie, une femme dont les formes élégantes et jeunes, dont le pied charmant, dont la taille délicate, firent songer à Bussy qu'il n'y avait au monde qu'une taille, qu'un pied, qu'une forme semblables.
Remy n'eut rien à lui dire, il le regarda seulement; Bussy comprenait maintenant pourquoi le jeune homme l'avait amené rue Sainte-Marie-l'Égyptienne et l'avait fait entrer dans l'église.
Bussy suivit cette femme, le Haudoin suivit Bussy.
C'eût été une chose amusante que cette procession de quatre figures se suivant d'un pas égal, si la tristesse et la pâleur de deux d'entre elles n'eussent pas décelé de cruelles souffrances.
Gertrude, toujours marchant la première, tourna l'angle de la rue Montmartre, fit quelques pas en suivant cette rue, puis tout à coup se jeta à droite dans une impasse sur laquelle s'ouvrait une porte.
Bussy hésita.
—Eh bien, monsieur le comte, demanda Remy, vous voulez donc que je vous marche sur les talons?
Bussy continua sa route.
Gertrude, qui marchait toujours la première, tira une clef de sa poche, et fit entrer sa maîtresse, qui passa devant elle sans retourner la tête.
Le Haudoin dit deux mots à la camériste, s'effaça et laissa passer Bussy; puis Gertrude et lui entrèrent de front, refermèrent la porte, et l'impasse se retrouva déserte.
Il était sept heures et demie du soir, on allait atteindre les premiers jours de mai; à l'air tiède qui indiquait les premières haleines du printemps, les feuilles commençaient à se développer au sein de leurs enveloppes crevassées.
Bussy regarda autour de lui: il se trouvait dans un petit jardin de cinquante pieds carrés, entouré de murs très-hauts, sur le sommet desquels la vigne vierge et le lierre, élançant leurs pousses nouvelles, faisaient ébouler, de temps à autre, quelques petites parcelles de plâtre, et jetaient à la brise ce parfum âcre et vigoureux que le frais du soir arrache à leurs feuilles.
De longues ravenelles, joyeusement élancées hors des crevasses du vieux mur de l'église, épanouissaient leurs boutons rouges comme un cuivre sans alliage.
Enfin, les premiers lilas, éclos au soleil de la matinée, venaient, de leurs suaves émanations, ébranler le cerveau encore vacillant du jeune homme, qui se demandait si tant de parfums, de chaleur et de vie ne lui venaient pas à lui, si seul, si faible, si abandonné il y avait une heure à peine, ne lui venaient pas uniquement de la présence d'une femme si tendrement aimée.
Sous un berceau de jasmin et de clématite, sur un petit banc de bois adossé au mur de l'église, Diane s'était assise, le front penché, les mains inertes et tombant à ses côtés, et l'on voyait s'effeuiller, froissée entre ses doigts, une giroflée qu'elle brisait sans s'en douter et dont elle éparpillait les fleurs sur le sable.
A ce moment, un rossignol, caché dans un marronnier voisin, commença sa longue et mélancolique chanson, brodée de temps en temps de notes éclatantes comme des fusées.
Bussy était seul dans ce jardin avec madame de Monsoreau, car Remy et Gertrude se tenaient à distance: il s'approcha d'elle; Diane leva la tête.
—Monsieur le comte, dit-elle d'une voix timide, tout détour serait indigne de nous: si vous m'avez trouvée tout à l'heure à l'église Sainte-Marie-l'Égyptienne, ce n'est point le hasard qui vous y a conduit.
—Non, madame, dit Bussy, c'est le Haudoin qui m'a fait sortir sans me dire dans quel but, et je vous jure que j'ignorais….
—Vous vous trompez au sens de mes paroles, monsieur, dit tristement Diane. Oui, je sais bien que c'est M. Remy qui vous a conduit à l'église, et de force peut-être?
—Madame, dit Bussy, ce n'est point de force… Je ne savais pas que j'y devais voir….
—Voilà une dure parole, monsieur le comte, murmura Diane en secouant la tête et en levant sur Bussy un regard humide. Avez-vous l'intention de me faire comprendre que, si vous eussiez connu le secret de Remy, vous ne l'eussiez point accompagné?
—Oh! madame!
—C'est naturel, c'est juste, monsieur, vous m'avez rendu un service signalé, et je ne vous ai point encore remercié de votre courtoisie. Pardonnez-moi, et agréez toutes mes actions de grâces.
—Madame….
Bussy s'arrêta; il était tellement étourdi, qu'il n'avait à son service ni paroles ni idées.
—Mais j'ai voulu vous prouver, moi, continua Diane en s'animant, que je ne suis pas une femme ingrate ni un coeur sans mémoire. C'est moi qui ai prié M. Remy de me procurer l'honneur de votre entretien; c'est moi qui ai indiqué ce rendez-vous: pardonnez-moi si je vous ai déplu.
Bussy appuya une main sur son coeur.
—Oh! madame, dit-il, vous ne le pensez pas.
Les idées commençaient à revenir à ce pauvre coeur brisé, et il lui semblait que cette douce brise du soir qui lui apportait de si doux parfums et de si tendres paroles lui enlevait en même temps un nuage de dessus les yeux.
—Je sais, continua Diane, qui était la plus forte, parce que depuis longtemps elle était préparée à cette entrevue, je sais combien vous avez eu de mal à faire ma commission. Je connais toute votre délicatesse. Je vous connais et vous apprécie, croyez-le bien. Jugez donc ce que j'ai dû souffrir à l'idée que vous méconnaîtriez les sentiments de mon coeur.
—Madame, dit Bussy, depuis trois jours je suis malade.
—Oui, je le sais, répondit Diane avec une rougeur qui trahissait tout l'intérêt qu'elle prenait à cette maladie, et je souffrais plus que vous, car M. Remy,—il me trompait sans doute,—M. Remy me laissait croire….
—Que votre oubli causait ma souffrance. Oh! c'est vrai.
—Donc, j'ai dû faire ce que je fais, comte, reprit madame de Monsoreau. Je vous vois, je vous remercie de vos soins obligeants, et vous en jure une reconnaissance éternelle…. Maintenant croyez que je parle du fond du coeur.
Bussy secoua tristement la tête et ne répondit pas.
—Doutez-vous de mes paroles? reprit Diane.
—Madame, répondit Bussy, les gens qui ont de l'amitié pour quelqu'un témoignent cette amitié comme ils peuvent: vous me saviez au palais le soir de votre présentation à la cour; vous me saviez devant vous, vous deviez sentir mon regard peser sur toute votre personne, et vous n'avez pas seulement levé les yeux sur moi; vous ne m'avez pas fait comprendre, par un mot, par un geste, par un signe, que vous saviez que j'étais là; après cela, j'ai tort, madame; peut-être ne m'avez-vous pas reconnu, vous ne m'aviez vu que deux fois.
Diane répondit par un regard de si triste reproche, que Bussy en fut remué jusqu'au fond des entrailles.
—Pardon, madame, pardon, dit-il; vous n'êtes point une femme comme toutes les autres, et cependant vous agissez comme les femmes vulgaires; ce mariage?
—Ne savez-vous pas comment j'ai été forcée à le conclure?
—Oui, mais il était facile à rompre.
—Impossible, au contraire.
—Mais rien ne vous avertissait donc que, près de vous, veillait un homme dévoué?
Diane baissa les yeux.
—C'était cela surtout qui me faisait peur, dit-elle.
—Et voilà à quelles considérations vous m'avez sacrifié. Oh! songez à ce que m'est la vie depuis que vous appartenez à un autre.
—Monsieur, dit la comtesse avec dignité, une femme ne change point de nom sans qu'il n'en résulte un grand dommage pour son honneur, lorsque deux hommes vivent, qui portent, l'un le nom qu'elle a quitté, l'autre le nom qu'elle a pris.
—Toujours est-il que vous avez gardé le nom de Monsoreau par préférence.
—Le croyez-vous? balbutia Diane. Tant mieux!
Et ses yeux se remplirent de larmes.
Bussy, qui la vit laisser retomber sa tête sur sa poitrine, marcha avec agitation devant elle.
—Enfin, dit Bussy, me voilà redevenu ce que j'étais, madame, c'est-à-dire un étranger pour vous.
—Hélas! fit Diane.
—Votre silence le dit assez.
—Je ne puis parler que par mon silence.
—Votre silence, madame, est la suite de votre accueil du Louvre. Au
Louvre, vous ne me voyiez pas; ici vous ne me parlez pas.
—Au Louvre, j'étais en présence de M. de Monsoreau. M. de Monsoreau me regardait, et il est jaloux.
—Jaloux! Eh! que lui faut-il donc, mon Dieu! quel bonheur peut-il envier, quand tout le monde envie son bonheur?
—Je vous dis qu'il est jaloux, monsieur; depuis quelques jours il a vu rôder quelqu'un autour de notre nouvelle demeure.
—Vous avez donc quitté la petite maison de la rue Saint-Antoine?
—Comment! s'écria Diane emportée par un mouvement irréfléchi, cet homme, ce n'était donc pas vous?
—Madame, depuis que votre mariage a été annoncé publiquement, depuis que vous avez été présentée, depuis cette soirée du Louvre, enfin, où vous n'avez pas daigné me regarder, je suis couché; la fièvre me dévore, je me meurs; vous voyez que votre mari ne saurait être jaloux de moi, du moins, puisque ce n'est pas moi qu'il a pu voir autour de votre maison.
—Eh bien, monsieur le comte, s'il est vrai, comme vous me l'avez dit, que vous eussiez quelque désir de me revoir, remerciez cet homme inconnu; car, connaissant M. de Monsoreau comme je le connais, cet homme m'a fait trembler pour vous, et j'ai voulu vous voir pour vous dire: «Ne vous exposez pas ainsi, monsieur le comte, ne me rendez pas plus malheureuse que je ne le suis.»
—Rassurez-vous, madame; je vous le répète, ce n'était pas moi.
—Maintenant, laissez-moi achever tout ce que j'avais à vous dire. Dans la crainte de cet homme, que nous ne connaissons pas, mais que M. de Monsoreau connaît peut-être, dans la crainte de cet homme, il exige que je quitte Paris; de sorte que, ajouta Diane en tendant la main à Bussy, de sorte que, monsieur le comte, vous pouvez regarder cet entretien comme le dernier… Demain je pars pour Méridor.
—Vous partez, madame! s'écria Bussy.
—Il n'est que ce moyen de rassurer M. de Monsoreau, dit Diane; il n'est que ce moyen de retrouver ma tranquillité. D'ailleurs, de mon côté, je déteste Paris; je déteste le monde, la cour, le Louvre. Je suis heureuse de m'isoler avec mes souvenirs de jeune fille; il me semble qu'en repassant par le sentier de mes jeunes années, un peu de mon bonheur d'autrefois retombera sur ma tête comme une douce rosée. Mon père m'accompagne. Je vais retrouver là-bas M. et madame de Saint-Luc, qui regrettent de ne pas m'avoir près d'eux. Adieu, monsieur de Bussy.
Bussy cacha son visage entre ses deux mains.
—Allons, murmura-t-il, tout est fini pour moi.
—Que dites-vous là? s'écria Diane en se levant.
—Je dis, madame, que cet homme qui vous exile, que cet homme qui m'enlève le seul espoir qui me restait, c'est-à-dire celui de respirer le même air que vous, de vous entrevoir derrière une jalousie, de toucher votre robe en passant, d'adorer enfin un être vivant et non pas une ombre, je dis, je dis que cet homme est mon ennemi mortel, et que, dussé-je y périr, je détruirai cet homme de mes mains.
—Oh! monsieur le comte!
—Le misérable! s'écria Bussy; comment! ce n'est point assez pour lui de vous avoir pour femme, vous, la plus belle et la plus chaste des créatures; il est encore jaloux! Jaloux! monstre ridicule et dévorant: il absorberait le monde.
—Oh! calmez-vous, comte, calmez-vous, mon Dieu!… il est excusable, peut-être.
—Il est excusable! c'est vous qui le défendez, madame!
—Oh! si vous saviez! dit Diane en couvrant son visage de ses deux mains, comme si elle eût craint que, malgré l'obscurité, Bussy n'en distinguât la rougeur.
—Si je savais? répéta Bussy. Eh! madame, je sais une chose, c'est qu'on a tort de penser au reste du monde quand on est votre mari.
—Mais, dit Diane d'une voix entrecoupée, sourde, ardente; mais, si vous vous trompiez, monsieur le comte, s'il ne l'était pas!
Et la jeune femme, à ces paroles, effleurant de sa main froide les mains brûlantes de Bussy, se leva et s'enfuit, légère comme une ombre, dans les détours sombres du petit jardin, saisit le bras de Gertrude et disparut en l'entraînant, avant que Bussy, ivre, insensé, radieux, eût seulement essayé d'étendre les bras pour la retenir.
Il poussa un cri, et se leva chancelant.
Remy arriva juste pour le retenir dans ses bras et le faire asseoir sur le banc que Diane venait de quitter.
CHAPITRE XIX
COMMENT D'ÉPERNON EUT SON POURPOINT DÉCHIRÉ, ET COMMENT SCHOMBERG FUT TEINT EN BLEU.
Tandis que maître la Hurière entassait signatures sur signatures, tandis que Chicot consignait Gorenflot à la Corne-d'Abondance, tandis que Bussy revenait à la vie, dans ce bienheureux petit jardin tout plein de parfums, de chants et d'amour, Henri, sombre de tout ce qu'il avait vu par la ville, irrité des prédications qu'il avait entendues dans les églises, furieux des saluts mystérieux recueillis par son frère d'Anjou, qu'il avait vu passer devant lui dans la rue Saint-Honoré, accompagné de M. de Guise et de M. de Mayenne, avec tout une suite de gentilshommes que semblait commander M. de Monsoreau, Henri, disons-nous, était rentré au Louvre en compagnie de Maugiron et de Quélus.
Le roi, selon son habitude, était sorti avec ses quatre amis; mais, à quelques pas du Louvre, Schomberg et d'Épernon, ennuyés de voir Henri soucieux, et comptant qu'au milieu d'un pareil remue-ménage il y avait des chances pour le plaisir et les aventures, Schomberg et d'Épernon avaient profité de la première bousculade pour disparaître au coin de la rue de l'Astruce, et, tandis que le roi et ses deux amis continuaient leur promenade par le quai, ils s'étaient laissé emporter par la rue d'Orléans.
Ils n'avaient pas fait cent pas, que chacun avait déjà son affaire. D'Épernon avait passé sa sarbacane entre les jambes d'un bourgeois qui courait, et qui s'en était allé du coup rouler à dix pas, et Schomberg avait enlevé la coiffe d'une femme qu'il avait cru laide et vieille, et qui s'était trouvée, par fortune, jeune et jolie.
Mais tous deux avaient mal choisi leur jour pour s'attaquer à ces bons Parisiens, d'ordinaire si patients; il courait par les rues cette fièvre de révolte qui bat quelquefois tout à coup des ailes dans les murs des capitales: le bourgeois culbuté s'était relevé et avait crié: «Au parpaillot!» C'était un zélé, on le crut, et on s'élança vers d'Épernon; la femme décoiffée avait crié: «Au mignon!» ce qui était bien pis; et son mari, qui était un teinturier, avait lâché sur Schomberg ses apprentis.
Schomberg était brave; il s'arrêta, voulut parler haut, et mit la main à son épée.
D'Épernon était prudent, il s'enfuit.
Henri ne s'était plus occupé de ses deux mignons, il les connaissait pour avoir l'habitude de se tirer d'affaire tous deux: l'un, grâce à ses jambes, l'autre, grâce à ses bras; il avait donc fait sa tournée comme nous avons vu, et, sa tournée faite, il était revenu au Louvre.
Il était rentré dans son cabinet d'armes, et, assis sur son grand fauteuil, il tremblait d'impatience, cherchant un bon sujet de se mettre en colère.
Maugiron jouait avec Narcisse, le grand lévrier du roi.
Quélus, les poings appuyés contre ses joues, s'était accroupi sur un coussin, et regardait Henri.
—Ils vont, ils vont, disait le roi. Leur complot marche; tantôt tigres, tantôt serpents; quand ils ne bondissent pas, ils rampent.
—Eh! sire, dit Quélus, est-ce qu'il n'y a pas toujours des complots, dans un royaume? Que diable voudriez-vous que fissent les fils de rois, les frères de rois, les cousins de rois, s'ils ne complotaient pas?
—Tenez, en vérité, Quélus, avec vos maximes absurdes et vos grosses joues boursouflées, vous me faites l'effet d'être, en politique, de la force du Gilles de la foire Saint-Laurent.
Quélus pivota sur son coussin et tourna irrévérencieusement le dos au roi.
—Voyons, Maugiron, reprit Henri, ai-je raison ou tort, mordieu! et doit-on me bercer avec des fadaises et des lieux communs, comme si j'étais un roi vulgaire ou un marchand de laine qui craint de perdre son chat favori?
—Eh! sire, dit Maugiron qui était toujours et en tout point de l'avis de Quélus, si vous n'êtes pas un roi vulgaire, prouvez-le en faisant le grand roi. Que diable! voilà Narcisse, c'est un bon chien, c'est une bonne bête; mais, quand on lui tire les oreilles, il grogne, et quand on lui marche sur les pattes, il mord.
—Bon! dit Henri, voilà l'autre qui me compare à mon chien.
—Non pas, sire, dit Maugiron; vous voyez bien, au contraire, que je mets Narcisse fort au-dessus de vous, puisque Narcisse sait se défendre et que Votre Majesté ne le sait pas.
Et, à son tour, il tourna le dos à Henri.
—Allons, me voilà seul, dit le roi; fort bien, continuez, mes bons amis, pour qui l'on me reproche de dilapider le royaume; abandonnez-moi, insultez-moi, égorgez-moi tous; je n'ai que des bourreaux autour de ma personne, parole d'honneur. Ah! Chicot! mon pauvre Chicot, où es-tu?
—Bon, dit Quélus, il ne nous manquait plus que cela. Voilà qu'il appelle Chicot, à présent.
—C'est tout simple, répondit Maugiron.
Et l'insolent se mit à mâchonner entre ses dents certain proverbe latin qui se traduit en français par l'axiome: Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es.
Henri fronça le sourcil, un éclair de terrible courroux illumina ses grands yeux noirs, et, pour cette fois, certes, c'était bien un regard de roi que le prince lança sur ses indiscrets amis.
Mais, sans doute épuisé par cette velléité de colère, Henri retomba sur sa chaise et frotta les oreilles d'un des petits chiens de sa corbeille.
En ce moment un pas rapide retentit dans les antichambres, et d'Épernon apparut sans toquet, sans manteau, et son pourpoint tout déchiré.
Quélus et Maugiron se retournèrent, et Narcisse s'élança vers le nouveau venu en jappant, comme si, des courtisans du roi, il ne reconnaissait que les habits.
—Jésus-Dieu! s'écria Henri, que t'est-il donc arrivé?
—Sire, dit d'Épernon, regardez-moi; voici de quelle façon l'on traite les amis de Votre Majesté.
—Et qui t'a traité ainsi? demanda le roi.
—Mordieu! votre peuple, ou plutôt le peuple de M. le duc d'Anjou, qui criait: Vive la Ligue! vive la messe! vive Guise! vive François! vive tout le monde enfin! excepté: Vive le roi.
—Et que lui as-tu donc fait, à ce peuple, pour qu'il te traite ainsi?
—Moi? rien. Que voulez-vous qu'un homme fasse à un peuple? Il m'a reconnu pour ami de Votre Majesté, et cela lui a suffi.
—Mais Schomberg?
—Quoi! Schomberg?
—Schomberg n'est pas venu à ton secours? Schomberg ne t'a pas défendu?
—Corboeuf! Schomberg avait assez à faire pour son propre compte.
—Comment cela?
—Oui, je l'ai laissé aux mains d'un teinturier dont il avait décoiffé la femme, et qui, avec cinq ou six garçons, était en train de lui faire passer un mauvais quart d'heure.
—Par la mordieu! s'écria le roi, et où l'as-tu laissé, mon pauvre
Schomberg? dit Henri en se levant; j'irai moi-même à son aide.
Peut-être pourra-t-on dire, ajouta Henri en regardant Maugiron et
Quélus, que mes amis m'ont abandonné, mais on ne dira pas au moins que
j'ai abandonné mes amis.
—Merci, sire, dit une voix derrière Henri, merci, me voilà, Gott verdamme mih; je m'en suis tiré tout seul, mais ce n'est pas sans peine.
—Oh! Schomberg! c'est la voix de Schomberg! crièrent les trois mignons. Mais où diable es-tu?
—Pardieu, où je suis, vous me voyez bien, s'écria la même voix.
Et, en effet, des profondeurs obscures du cabinet on vit s'avancer, non pas un homme, mais une ombre.
—Schomberg! s'écria le roi, d'où viens-tu, d'où sors-tu, et pourquoi es-tu de cette couleur?
En effet, Schomberg, des pieds à la tète, sans exception d'aucune partie de ses vêtements ou de sa personne, Schomberg était du plus beau bleu de roi qu'il fût possible de voir.
—Der Teufel! s'écria-t-il; les misérables! Je ne m'étonne plus si tout ce peuple courait après moi.
—Mais qu'y a-t-il donc? demanda Henri. Si tu étais jaune, cela s'expliquerait par la peur; mais bleu!
—Il y a qu'ils m'ont trempé dans une cuve, les coquins; j'ai cru qu'ils me trempaient tout bonnement dans une cuve d'eau, et c'était dans une cuve d'indigo.
—Oh! mordieu, dit Quélus en éclatant de rire, ils sont punis par où ils ont péché. C'est très-cher l'indigo, et tu leur emportes au moins pour vingt écus de teinture.
—Je te conseille de plaisanter, toi; j'aurais voulu te voir à ma place.
—Et tu n'en as pas étripé quelqu'un? demanda Maugiron.
—J'ai laissé mon poignard quelque part, voilà tout ce que je sais, enfoncé jusqu'à la garde dans un fourreau de chair; mais, en une seconde, tout a été dit: j'ai été pris, soulevé, emporté, trempé dans la cuve et presque noyé.
—Et comment t'es-tu tiré de leurs mains?
—J'ai eu le courage de commettre une lâcheté, sire.
—Et qu'as-tu fait?
—J'ai crié: Vive la Ligue!
—C'est comme moi, dit d'Épernon; seulement on m'a forcé d'ajouter:
Vive le duc d'Anjou!
—Et moi aussi, dit Schomberg en mordant ses mains de rage; moi aussi je l'ai crié. Mais ce n'est pas le tout.
—Comment! dit le roi, ils t'ont encore fait crier autre chose, mon pauvre Schomberg?
—Non, ils ne m'ont pas fait crier autre chose, et c'est bien assez comme cela, Dieu merci; mais au moment où je criais: Vive le duc d'Anjou!…
—Eh bien!
—Devinez qui passait?
—Comment veux-tu que je devine?
—Bussy, son damné Bussy, lequel m'a entendu crier vive son maître.
—Le fait est qu'il n'a rien dû y comprendre, dit Quélus.
—Parbleu! comme il était difficile de voir ce qui se passait! j'avais le poignard sur la gorge, et j'étais dans une cuve.
—Comment, dit Maugiron, il ne t'a pas porté secours? Cela se devait cependant de gentilhomme à gentilhomme.
—Lui, il paraît qu'il avait à songer à bien autre chose; il ne lui manquait que des ailes pour s'envoler; à peine touchait-il encore la terre.
—Et puis, dit Maugiron, il ne t'aura peut-être pas reconnu?
—La belle raison!
—Étais-tu déjà passé au bleu?
—Ah! c'est juste, dit Schomberg.
—Dans ce cas, il serait excusable, reprit Henri, car, en vérité, mon pauvre Schomberg, je ne te reconnais pas moi-même.
—N'importe, répliqua le jeune homme, qui n'était pas pour rien d'origine allemande, nous nous retrouverons autre part qu'au coin de la rue Coquillière, et un jour que je ne serai pas dans une cuve.
—Oh! moi, dit d'Épernon, ce n'est pas au valet que j'en veux, c'est au maître; ce n'est pas à Bussy que je voudrais avoir affaire, c'est à monseigneur le duc d'Anjou.
—Oui, oui, s'écria Schomberg, monseigneur le duc d'Anjou qui veut nous tuer par le ridicule, en attendant qu'il nous tue par le poignard.
—Au duc d'Anjou, dont on chantait les louanges par les rues,—vous les avez entendues, sire, dirent ensemble Quélus et Maugiron.
—Le fait est que c'est lui qui est duc et maître dans Paris à cette heure, et non plus le roi: essayez un peu de sortir, lui dit d'Épernon, et vous verrez si l'on vous respectera plus que nous.
—Ah! mon frère! mon frère! murmura Henri d'un ton menaçant.
—Ah! oui, sire, vous direz encore bien des fois, comme vous venez de le dire: «Ah! mon frère! mon frère!» sans prendre aucun parti contre ce frère, dit Schomberg; et cependant, je vous le déclare, et c'est clair pour moi, ce frère est à la tête de quelque complot.
—Eh! mordieu! s'écria Henri, c'est ce que je disais à ces messieurs quand tu es entré tout à l'heure, d'Épernon; mais ils m'ont répondu en haussant les épaules et en me tournant le dos.
—Sire, dit Maugiron, nous avons haussé les épaules et tourné le dos, non point parce que vous disiez qu'il y avait un complot, mais parce que nous ne vous voyions pas en humeur de le comprimer.
—Et maintenant, continua Quélus, nous nous retournons vers vous pour vous redire: «Sauvez-nous, sire, ou plutôt sauvez-vous, car, nous tombés, vous êtes mort; demain M. de Guise vient au Louvre, demain il demandera que vous nommiez un chef à la Ligue; demain vous nommerez le duc d'Anjou comme vous avez promis de le faire, et alors, une fois le duc d'Anjou chef de la Ligue, c'est-à-dire à la tête de cent mille Parisiens échauffés par les orgies de cette nuit, le duc d'Anjou fera de vous ce qu'il voudra.»
—Ah! ah! dit Henri, et en cas de résolution extrême, vous seriez donc disposés à me seconder?
—Oui, sire, répondirent les jeunes gens d'une seule voix.
—Pourvu cependant, sire, dit d'Épernon, que Votre Majesté me donne le temps de mettre un autre toquet, un autre manteau et un autre pourpoint.
—Passe dans ma garde-robe, d'Épernon, et mon valet de chambre te donnera tout cela; nous sommes de même taille.
—Et pourvu que vous me donniez le temps, à moi, de prendre un bain.
—Passe dans mon étuve, Schomberg, et mon baigneur aura soin de toi.
—Sire, dit Schomberg, nous pouvons donc espérer que l'insulte ne restera pas sans vengeance?
Henri étendit la main en signe de silence, et, baissant la tête sur sa poitrine, parut réfléchir profondément. Puis, au bout d'un instant:
—Quélus, dit-il, informez-vous si M. d'Anjou est rentré au Louvre.
Quélus sortit. D'Épernon et Schomberg attendaient avec les autres la réponse de Quélus, tant leur zèle s'était ranimé par l'imminence du danger. Ce n'est point pendant la tempête, c'est pendant le calme qu'on voit les matelots récalcitrants.
—Sire, demanda Maugiron, Votre Majesté prend donc un parti?
—Vous allez voir, répliqua le roi.
Quélus revint.
—M. le duc n'est pas encore rentré, dit-il.
—C'est bien, répondit le roi. D'Épernon, allez changer d'habit;
Schomberg, allez changer de couleur; et vous, Quélus, et vous,
Maugiron, descendez dans le préau et faites-moi bonne garde jusqu'à ce
que mon frère rentre.
—Et quand il rentrera? demanda Quélus.
—Quand il rentrera, vous ferez fermer toutes les portes; allez.
—Bravo, sire! dit Quélus.
—Sire, dit d'Épernon, dans dix minutes je suis ici.
—Moi, sire, je ne puis dire quand j'y serai, ce sera selon la qualité de la teinture.
—Venez le plus tôt possible, répondit le roi, voilà tout ce que j'ai à vous dire.
—Mais Votre Majesté va donc rester seule? demanda Maugiron.
—Non, Maugiron, je reste avec Dieu, à qui je vais demander sa protection pour notre entreprise.
—Priez-le bien, sire, dit Quélus, car je commence à croire qu'il s'entend avec le diable pour nous damner tous ensemble dans ce monde et dans l'autre.
—Amen! dit Maugiron.
Les deux jeunes gens qui devaient faire la garde sortirent par une porte. Les deux qui devaient changer de costume sortirent par l'autre.
Le roi, resté seul, alla s'agenouiller à son prie-Dieu.
CHAPITRE XX
CHICOT EST DE PLUS EN PLUS ROI DE FRANCE.
Minuit sonna; les portes du Louvre fermaient d'ordinaire à minuit. Mais Henri avait sagement calculé que le duc d'Anjou ne manquerait pas de coucher ce soir-là au Louvre, pour laisser moins de prise aux soupçons que le tumulte de Paris, pendant cette soirée, pouvait faire naître dans l'esprit du roi.
Le roi avait donc ordonné que les portes restassent ouvertes jusqu'à une heure.
A minuit un quart, Quélus remonta.
—Sire, le duc est rentré, dit-il.
—Que fait Maugiron?
—Il est resté en sentinelle pour voir si le duc ne sortira point.
—Il n'y a pas de danger.
—Alors…. dit Quélus en faisant un mouvement pour indiquer au roi qu'il n'y avait plus qu'à agir.
—Alors… laissons-le se coucher tranquillement, dit Henri. Qui a-t-il près de lui?
—M. de Monsoreau et ses gentilshommes ordinaires.
—Et M. de Bussy?
—M. de Bussy n'y est pas.
—Bon, dit le roi, à qui c'était un grand soulagement que de sentir son frère privé de sa meilleure épée.
—Qu'ordonne le roi? demanda Quélus.
—Qu'on dise à d'Épernon et à Schomberg de se hâter, et qu'on prévienne M. de Monsoreau que je désire lui parler.
Quélus s'inclina, et s'acquitta de la commission avec toute la promptitude que peuvent donner à la volonté humaine le sentiment de la haine et le désir de la vengeance réunis dans le même coeur.
Cinq minutes après, d'Épernon et Schomberg entraient, l'un rhabillé à neuf, l'autre débarbouillé au vif; il n'y avait que les cavités du visage qui avaient conservé une teinte bleuâtre, qui, au dire de l'étuviste, ne s'en irait tout à fait qu'à la suite de plusieurs bains de vapeur.
Après les deux mignons, M. de Monsoreau parut.
—M. le capitaine des gardes de Votre Majesté vient de m'annoncer qu'elle me faisait l'honneur de m'appeler près d'elle, dit le grand veneur en s'inclinant.
—Oui, monsieur, dit Henri; oui, en me promenant ce soir j'ai vu les étoiles si brillantes et la lune si belle, que j'ai pensé que, par un si magnifique temps, nous pourrions faire demain une chasse superbe; il n'est que minuit, monsieur le comte, partez donc pour Vincennes à l'instant même; faites-moi détourner un daim, et demain nous le courrons.
—Mais, sire, dit Monsoreau, je croyais que demain Votre Majesté avait fait donner rendez-vous à monseigneur d'Anjou et à M. de Guise pour nommer un chef de la Ligue.
—Eh bien, monsieur, après? dit le roi avec cet accent hautain auquel il était si difficile de répondre.
—Après, sire… après, le temps manquera peut-être.
—Le temps ne manque jamais, monsieur le grand veneur, à celui qui sait l'employer, c'est pour cela que je vous dis: «Vous avez le temps de partir ce soir, pourvu que vous partiez à l'instant même.» Vous avez le temps de détourner un daim cette nuit, et vous aurez le temps de tenir les équipages prêts pour demain dix heures. Allez donc, et à l'instant même! Quélus, Schomberg, faites ouvrir à M. de Monsoreau la porte du Louvre de ma part, de la part du roi; et toujours de la part du roi, faites-la fermer quand il sera sorti.
Le grand veneur se retira tout étonné.
—C'est donc une fantaisie du roi? demanda-t-il aux jeunes gens dans l'antichambre.
—Oui, répondirent laconiquement ceux-ci.
M. de Monsoreau vit qu'il n'y avait rien à tirer de ce côté-là et se tut.
—Oh! oh! murmura-t-il en lui-même en jetant un regard du côté des appartements du duc d'Anjou, il me semble que cela ne flaire pas bon pour Son Altesse Royale.
Mais il n'y avait pas moyen de donner l'éveil au prince: Quélus et Schomberg se tenaient, l'un à droite, l'autre à gauche du grand veneur. Un instant il crut que les deux mignons avaient des ordres particuliers et le tenaient prisonnier, et ce ne fut que lorsqu'il se trouva hors du Louvre et qu'il entendit la porte se refermer derrière lui, qu'il comprit que ses soupçons étaient mal fondés.
Au bout de dix minutes, Schomberg et Quélus étaient de retour près du roi.
—Maintenant, dit Henri, du silence, et suivez-moi tous quatre.
—Où allons-nous, sire? demanda d'Épernon toujours prudent.
—Ceux qui viendront le verront, répondit le roi.
Les mignons assurèrent leurs épées, agrafèrent leurs manteaux et suivirent le roi, qui, un falot à la main, les conduisit par le corridor secret que nous connaissons, et par lequel, plus d'une fois déjà, nous avons vu la reine mère et le roi Charles IX se rendre chez leur fille et chez leur soeur, cette bonne Margot dont le duc d'Anjou, nous l'avons déjà dit, avait repris les appartements.
Un valet de chambre veillait dans ce corridor; mais, avant qu'il eût eu le temps de se replier pour avertir son maître, Henri l'avait saisi de sa main en lui ordonnant de se taire, et l'avait passé à ses compagnons, lesquels l'avaient poussé et enfermé dans un cabinet.
Ce fut donc le roi qui tourna lui-même le bouton de la chambre où couchait monseigneur le duc d'Anjou.
Le duc venait de se mettre au lit, bercé par les rêves d'ambition qu'avaient fait naître en lui tous les événements de la soirée: il avait vu son nom exalté et le nom du roi flétri. Conduit par le duc de Guise, il avait vu le peuple parisien s'ouvrir devant lui et ses gentilshommes, tandis que les gentilshommes du roi étaient hués, bafoués, insultés. Jamais, depuis le commencement de cette longue carrière, si pleine de sourdes menées, de timides complots et de mines souterraines, il n'avait encore été si avant dans la popularité, et par conséquent dans l'espérance.
Il venait de déposer sur sa table une lettre que M. de Monsoreau lui avait remise de la part du duc de Guise, lequel lui faisait en même temps recommander de ne pas manquer de se trouver le lendemain au lever du roi.
Le duc d'Anjou n'avait pas besoin d'une pareille recommandation, et s'était bien promis de ne pas se manquer à lui-même à l'heure du triomphe.
Mais sa surprise fut grande quand il vit la porte du couloir secret s'ouvrir, et sa terreur fut au comble lorsqu'il reconnut que c'était sous la main du roi qu'elle s'était ouverte ainsi.
Henri fit signe à ses compagnons de demeurer sur le seuil de la porte, et s'avança vers le lit de François, grave, le sourcil froncé, et sans prononcer une parole.
—Sire, balbutia le duc, l'honneur que me fait Votre Majesté est si imprévu….
—Qu'il vous effraye, n'est-ce pas? dit le roi, je comprends cela; mais non, non, demeurez, mon frère, ne vous levez pas.
—Mais, sire, cependant… permettez, fit le duc tremblant et attirant à lui la lettre du duc de Guise qu'il venait d'achever de lire.
—Vous lisiez? demanda le roi.
—Oui, sire.
—Lecture intéressante, sans doute, puisqu'elle vous tenait éveillé à cette heure avancée de la nuit?
—Oh! sire, répondit le duc avec un sourire glacé, rien de bien important, le petit courrier du soir.
—Oui, fit Henri, je comprends cela, courrier du soir, courrier de
Vénus; mais non, je me trompe, on ne cachette point avec des sceaux
d'une pareille dimension les billets qu'on fait porter par Iris ou par
Mercure.
Le duc cacha tout à fait la lettre.
—Il est discret, ce cher François, dit le roi avec un rire qui ressemblait trop à un grincement de dents pour que son frère n'en fût pas effrayé.
Cependant il fit un effort et essaya de reprendre quelque assurance.
—Votre Majesté veut-elle me dire quelque chose en particulier? demanda le duc à qui un mouvement des quatre gentilshommes demeurés à la porte venaient de révéler qu'ils écoutaient et se réjouissaient du commencement de la scène.
—Ce que j'ai de particulier à vous dire, monsieur, dit le roi en appuyant sur ce mot, qui était celui que le cérémonial de France accorde aux frères des rois, vous trouverez bon que pour aujourd'hui je vous le dise devant témoins. Çà, messieurs, continua-t-il en se retournant vers les quatre jeunes gens, écoutez bien, le roi vous le permet.
Le duc releva la tête.
—Sire, dit-il avec ce regard haineux et plein de venin que l'homme a emprunté au serpent, avant d'insulter un homme de mon rang, vous eussiez dû me refuser l'hospitalité du Louvre; dans l'hôtel d'Anjou, au moins, j'eusse été maître de vous répondre.
—En vérité, dit Henri avec une ironie terrible, vous oubliez donc que partout où vous êtes vous êtes mon sujet, et que mes sujets sont chez moi partout où ils sont; car, Dieu merci, je suis le roi!… le roi du sol!…
—Sire, s'écria François, je suis au Louvre… chez ma mère.
—Et votre mère est chez moi, répondit Henri. Voyons, abrégeons, monsieur: donnez-moi ce papier.
—Lequel?
—Celui que vous lisiez, parbleu! celui qui était tout ouvert sur votre table de nuit et que vous avez caché quand vous m'avez vu.
—Sire, réfléchissez! dit le duc.
—A quoi? demanda le roi.
—A ceci: que vous faites une demande indigne d'un bon gentilhomme, mais, en revanche, digne d'un officier de votre police.
Le roi devint livide.
—Cette lettre, monsieur! dit-il.
—Une lettre de femme, sire, réfléchissez, dit François.
—Il y a des lettres de femmes fort bonnes à voir, fort dangereuses à ne pas être vues, témoin celles qu'écrit notre mère.
—Mon frère! dit François.
—Cette lettre, monsieur! s'écria le roi en frappant du pied, ou je vous la fais arracher par quatre Suisses!
Le duc bondit hors de son lit, en tenant la lettre froissée dans ses mains, et avec l'intention manifeste de gagner la cheminée, afin de la jeter dans le feu.
—Vous feriez cela, dit-il, à votre frère?
Henri devina son intention et se plaça entre lui et la cheminée.
—Non pas à mon frère, dit-il, mais à mon plus mortel ennemi! Non pas à mon frère, mais au duc d'Anjou, qui a couru toute la soirée les rues de Paris à la queue du cheval de M. de Guise! à mon frère, qui essaye de me cacher quelque lettre de l'un ou de l'autre de ses complices, MM. les princes lorrains.
—Pour cette fois, dit le duc, votre police est mal faite.
—Je vous dis que j'ai vu sur le cachet ces trois fameuses merlettes de Lorraine, qui ont la prétention d'avaler les fleurs de lis de France. Donnez donc, mordieu! donnez, ou….
Henri fit un pas vers le duc et lui posa la main sur l'épaule.
François n'eut pas plutôt senti s'appesantir sur lui la main royale, il n'eut pas plutôt d'un regard oblique considéré l'attitude menaçante des quatre mignons, lesquels commençaient à dégainer, que, tombant à genoux, à demi renversé contre son lit, il s'écria:
—A moi! au secours! à l'aide! mon frère veut me tuer.
Ces paroles, empreintes d'un accent de profonde terreur que leur donnait la conviction, firent impression sur le roi et éteignirent sa colère, par cela même qu'elles la supposaient plus grande qu'elle n'était. Il pensa qu'en effet François pouvait craindre un assassinat, et que ce meurtre eût été un fratricide. Alors il lui passa comme un vertige, à l'idée que sa famille, famille maudite comme toutes celles dans lesquelles doit s'éteindre une race, il lui passa un vertige en songeant que, dans sa famille, les frères assassinaient les frères par tradition.
—Non, dit-il, vous vous trompez, mon frère, et le roi ne vous veut aucun mal du genre de celui que vous redoutez; du moins vous avez lutté, avouez-vous vaincu. Vous savez que le roi est le maître, ou si vous l'ignoriez, vous le savez maintenant. Eh bien, dites-le, non-seulement tout bas, mais encore tout haut.
—Oh! je le dis, mon frère, je le proclame, s'écria le duc.
—Fort bien. Cette lettre, alors… car le roi vous ordonne de lui rendre cette lettre.
Le duc d'Anjou laissa tomber le papier.
Le roi le ramassa, et, sans le lire, le plia et l'enferma dans son aumônière.
—Est-ce tout, sire? dit le duc avec son regard louche.
—Non, monsieur, dit Henri, il vous faudra encore pour cette rébellion, qui heureusement n'a point eu de fâcheux résultats, il vous faudra, si vous le voulez bien, garder la chambre jusqu'à ce que mes soupçons à votre égard aient été complètement dissipés. Vous êtes ici, l'appartement vous est familier, commode, et n'a pas trop l'air d'une prison; restez-y. Vous aurez bonne compagnie, du moins de l'autre côté de la porte, car, pour cette nuit, ces quatre messieurs vous garderont; demain matin ils seront relevés par un poste de Suisses.
—Mais, mes amis, à moi, ne pourrai-je les voir?
—Qui appelez-vous vos amis?
—Mais M. de Monsoreau, par exemple, M. de Ribeirac, M. Antraguet, M. de Bussy.
—Ah, oui! dit le roi, parlez de celui-là encore.
—Aurait-il eu le malheur de déplaire à Votre Majesté?
—Oui, dit le roi.
—Quand cela?
—Toujours, et cette nuit particulièrement.
—Cette nuit; qu'a-t-il donc fait, cette nuit?
—Il m'a fait insulter dans les rues de Paris.
—Vous, sire?
—Oui, moi, ou mes fidèles, ce qui est la même chose.
—Bussy a fait insulter quelqu'un dans les rues de Paris, cette nuit?
On vous a trompé, sire.
—Je sais ce que je dis, monsieur.
—Sire, s'écria le duc avec un air de triomphe, M. de Bussy n'est pas sorti de son hôtel depuis deux jours! il est chez lui, couché, malade, grelottant la fièvre.
Le roi se retourna vers Schomberg.
—S'il grelottait la fièvre, dit le jeune homme, ce n'était pas chez lui du moins, mais dans la rue Coquillière.
—Qui vous a dit cela, demanda le duc d'Anjou en se soulevant, que
Bussy était dans la rue Coquillière?
—Je l'ai vu.
—Vous avez vu Bussy dehors?
—Bussy frais, dispos, joyeux, et qui paraissait le plus heureux homme du monde, et accompagné de son acolyte ordinaire, ce Remy, cet écuyer, ce médecin, que sais-je!
—Alors je n'y comprends plus rien, dit le duc avec stupeur: j'ai vu M. de Bussy dans la soirée; il était sous les couvertures. Il faut qu'il m'ait trompé moi-même.
—C'est bien, dit le roi, M. de Bussy sera puni comme les autres et avec les autres, lorsque l'affaire s'éclaircira.
Le duc, qui pensa que c'était un moyen de détourner de lui la colère du roi que de la laisser s'écouler sur Bussy, le duc n'essaya point de prendre davantage la défense de son gentilhomme.
—Si M. de Bussy a fait cela, dit-il; si, après avoir refusé de sortir avec moi, il est sorti seul, c'est qu'il avait effectivement, sans doute, des intentions qu'il ne pouvait m'avouer à moi dont il connaît le dévouement pour Votre Majesté.
—Vous entendez, messieurs, ce que prétend mon frère, dit le roi; il prétend qu'il n'a pas autorisé M. de Bussy.
—Tant mieux, dit Schomberg.
—Pourquoi tant mieux?
—Parce qu'alors Votre Majesté nous en laissera peut-être faire ce que nous voulons.
—C'est bien, c'est bien, on verra plus tard, dit Henri. Messieurs, je vous recommande mon frère: ayez pour lui, pendant toute cette nuit, où vous allez avoir l'honneur de lui servir de garde, tous les égards qu'on a pour un prince du sang, c'est-à-dire au premier du royaume, après moi.
—Oh! sire, dit Quélus avec un regard qui fit frissonner le duc, soyez donc tranquille, nous savons tout ce que nous devons à Son Altesse.
—C'est bien; adieu, messieurs, dit Henri.
—Sire! s'écria le duc plus épouvanté de l'absence du roi qu'il ne l'avait été de sa présence, quoi! je suis sérieusement prisonnier! quoi! mes amis ne pourront me visiter! quoi! il me sera défendu de sortir!
Et l'idée du lendemain lui passait par l'esprit, de ce lendemain où sa présence était si nécessaire près de M. de Guise.
—Sire, dit le duc qui voyait le roi prêt à se laisser fléchir, laissez-moi paraître au moins près de Votre Majesté; près de Votre Majesté est ma place; je suis prisonnier là aussi bien qu'ailleurs, et mieux gardé à vue même que dans toutes les places possibles. Sire, accordez-moi donc la faveur de rester près de Votre Majesté.
Le roi, sur le point d'accorder au duc d'Anjou sa demande, à laquelle il ne voyait pas, d'ailleurs, un grand inconvénient, allait répondre oui, quand son attention fut distraite de son frère et attirée vers la porte par un corps très-long et très-agile, qui, avec les bras, avec la tête, avec le cou, avec tout ce qu'il pouvait remuer, enfin, faisait les gestes les plus négatifs qu'on pût inventer et exécuter sans se disloquer les os.
—C'était Chicot qui faisait non.
—Non, dit Henri à son frère, vous êtes fort bien ici, monsieur; et il me convient que vous y restiez.
—Sire, balbutia le duc.
—Dès que cela est le bon plaisir du roi de France, il me semble que cela doit vous suffire, monsieur, ajouta Henri d'un air de hauteur qui acheva d'accabler le duc.
—Quand je disais que j'étais le véritable roi de France? murmura
Chicot….
CHAPITRE XXI
COMMENT CHICOT FIT UNE VISITE A BUSSY, ET DE CE QUI S'ENSUIVIT.
Le lendemain de ce jour, ou plutôt de cette nuit, Bussy, vers neuf heures du matin, déjeunait tranquillement avec Remy, qui, en sa qualité de médecin, lui ordonnait des confortants; ils causaient des événements de la veille, et Remy cherchait à se rappeler les légendes des fresques de la petite église de Sainte-Marie-l'Égyptienne.
—Dis donc, Remy, lui demanda tout à coup Bussy, ne t'a-t-il pas semblé reconnaître ce gentilhomme qu'on trempait dans une cuve, quand nous sommes passés au coin de la rue Coquillière?
—Sans doute, monsieur le comte: et même à ce point que, depuis ce moment, je cherche à me rappeler son nom.
—Tu ne l'as donc pas reconnu non plus?
—Non. Il était déjà bien bleu.
—J'aurais dû le délivrer, dit Bussy: c'est un devoir entre gens comme il faut de se porter secours contre les manans; mais, on vérité, Remy, j'étais trop occupé de mes affaires.
—Mais, si nous ne l'avons pas reconnu, lui, dit le Haudoin, il nous a, à coup sûr, reconnus, nous qui avions notre couleur naturelle, car il m'a semblé qu'il roulait des yeux effroyables, et qu'il nous montrait le poing en nous envoyant quelque menace.
—Tu es sûr de cela, Remy?
—Je réponds des yeux effroyables; mais je suis moins sûr du poing et des menaces, dit le Haudoin, qui connaissait le caractère irascible de Bussy.
—Alors il faudra savoir quel est ce gentilhomme, Remy: je ne puis pas laisser passer ainsi une pareille injure.
—Attendez donc, attendez donc, s'écria le Haudoin, comme s'il fût sorti de l'eau froide ou entré dans l'eau chaude. Oh! mon Dieu! j'y suis, je le connais.
—Comment cela?
—Je l'ai entendu jurer.
—Je le crois mordieu bien, tout le monde eût juré en pareille situation.
—Oui, mais lui, il a juré en allemand.
—Bah!
—Il a dit: Gott verdamme.
—C'est Schomberg, alors.
—Lui-même, monsieur le comte, lui-même.
—Alors, mon cher Remy, apprête tes onguents.
—Pourquoi cela?
—Parce qu'il y aura avant peu quelque raccommodage à faire à sa peau ou à la mienne.
—Vous ne serez pas si fou que de vous faire tuer, étant en si bonne santé et si heureux, dit Remy en clignant de l'oeil; dame! voilà déjà une fois que sainte Marie l'Égyptienne vous ressuscite, elle pourrait bien se lasser de faire un miracle que le Christ lui-même n'a essayé que deux fois.
—Au contraire, Remy, dit le comte, tu ne te doutes pas du bonheur qu'il y a, quand on est heureux, à s'en aller jouer sa vie contre celle d'un autre homme. Je t'assure que jamais je ne me suis battu de bon coeur quand j'avais perdu au jeu de grosses sommes, quand j'avais surpris ma maîtresse en faute ou quand j'avais quelque chose à me reprocher; mais chaque fois, au contraire, que ma bourse est ronde, mon coeur léger et ma conscience nette, je m'en vais hardi et railleur sur le pré; là, je suis sûr de ma main. Je lis jusqu'au fond des yeux de mon adversaire; je l'écrase de ma chance. Je suis dans la position d'un homme qui joue au passe-dix avec la veine, et qui sent le vent de la fortune pousser à lui l'or de son antagoniste. Non, c'est alors que je suis brillant, sûr de moi; c'est alors que je me fends à fond. Je me battrais admirablement bien aujourd'hui, Remy, dit le jeune homme en tendant la main au docteur, car, grâce à toi, je suis bien heureux!
—Un moment, un moment, dit le Haudoin, vous vous priverez cependant, s'il vous plaît, de ce plaisir. Une belle dame de mes amies vous a recommandé à moi, et m'a fait jurer de vous garder sain et sauf, sous prétexte que vous lui deviez déjà la vie, et qu'on n'a pas la liberté de disposer de ce qu'on doit.
—Bon Remy, fit Bussy en se plongeant dans ce vague de la pensée qui permet à l'homme amoureux d'entendre et de voir tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait, comme derrière une gaze, au théâtre, on voit les objets sans leurs angles et sans les crudités de leurs tons: état délicieux qui est presque un rêve, car, tout en suivant de l'âme sa pensée douce et fidèle, on a les sens distraits par la parole ou le geste d'un ami.
—Vous m'appelez bon Remy, dit le Haudoin, parce que je vous ai fait revoir madame de Monsoreau; mais m'appellerez-vous encore bon Remy quand vous allez être séparé d'elle, et malheureusement le jour approche, s'il n'est pas arrivé.
—Plaît-il? s'écria énergiquement Bussy. Ne plaisantons pas là-dessus, maître le Haudoin.
—Eh! monsieur, je ne plaisante pas; ne savez-vous point qu'elle part pour l'Anjou, et que moi-même je vais avoir la douleur d'être séparé de mademoiselle Gertrude?… Ah!
Bussy ne put s'empêcher de sourire au prétendu désespoir de Remy.
—Tu l'aimes beaucoup? demanda-t-il.
—Je crois bien… et elle donc…. Si vous saviez comme elle me bat.
—Et tu te laisses faire?
—Par amour pour la science: elle m'a forcé d'inventer une pommade souveraine pour faire disparaître les bleus.
—En ce cas, tu devrais bien en envoyer plusieurs pots à Schomberg.
—Ne parlons plus de Schomberg, il est convenu que nous le laissons se débarbouiller à sa guise.
—Oui, et revenons à madame de Monsoreau, ou plutôt à Diane de
Méridor, car tu sais….
—Oh! mon Dieu, oui; je sais.
—Remy, quand partons-nous?
—Ah! voilà ce dont je me doutais; le plus tard possible, monsieur le comte.
—Pourquoi cela?
—D'abord parce que nous avons à Paris ce cher M. d'Anjou, le chef de la communauté, qui s'est mis, hier soir, à ce qu'il m'a semblé, dans de telles affaires, qu'il va évidemment avoir besoin de vous.
—Ensuite.
—Ensuite parce que M. de Monsoreau, par une bénédiction toute particulière, ne se doute de rien, à votre endroit du moins, et qu'il se douterait peut-être de quelque chose s'il vous voyait disparaître de Paris en même temps que sa femme qui n'est point sa femme.
—Eh bien, que m'importe qu'il s'en doute?
—Oh! oui, mais cela m'importe beaucoup, à moi, mon cher seigneur. Je me charge de raccommoder les coups d'épée reçus en duel, parce que, comme vous tirez de première force, vous ne recevez jamais de coups d'épée bien sérieux, mais je récuse les coups de poignard poussés dans les guet-apens et surtout par les maris jaloux; ce sont des animaux qui, en pareil cas, tapent fort dur; voyez plutôt ce pauvre M. de Saint-Mégrin, si méchamment mis à mort par notre ami M. de Guise.
—Que veux-tu, cher ami, s'il est dans ma destinée d'être tué par le
Monsoreau!
—Eh bien?
—Eh bien, il me tuera.
—Et puis, huit jours, un mois, un an après, madame de Monsoreau épousera son mari, ce qui fera énormément enrager votre pauvre âme, qui verra cela d'en haut ou d'en bas, et qui ne pourra pas s'y opposer, vu qu'elle n'aura plus de corps.
—Tu as raison, Remy, je veux vivre.
—A la bonne heure! Mais ce n'est pas le tout que de vivre, croyez-moi, il faut encore suivre mes conseils, être charmant pour le Monsoreau; il est, pour le moment, d'une affreuse jalousie contre M. le duc d'Anjou, qui, tandis que vous grelottiez la fièvre dans votre lit, se promenait sous les fenêtres de la dame, comme un Espagnol à bonnes fortunes, et qui a été reconnu à son Aurilly. Faites-lui toutes sortes d'avance, à ce bon mari, qui ne l'est pas; n'ayez pas même l'air de lui demander ce qu'est devenue sa femme; c'est inutile, puisque vous le savez, et il répandra partout que vous êtes le seul gentilhomme qui possédiez les vertus de Scipion: sobriété et chasteté.
—Je crois que tu as raison, dit Bussy. A présent que je ne suis plus jaloux de l'ours, je veux l'apprivoiser, ce sera d'un suprême comique! Ah! maintenant, Remy, demande-moi tout ce que tu voudras, tout m'est facile, je suis heureux.
En ce moment quelqu'un frappa à la porte, les deux convives firent silence.
—Qui va là? demanda Bussy.
—Monseigneur, répondit un page, il y a en bas un gentilhomme qui veut vous parler.
—Me parler, à moi, si matin! qui est-ce?
—Un grand monsieur, vêtu de velours vert, avec des bas roses, une figure un peu risible, mais l'air d'un honnête homme.
—Eh! pensa tout haut Bussy, serait-ce Schomberg?
—Il a dit: un grand monsieur.
—C'est vrai; ou le Monsoreau?
—Il a dit: l'air d'un honnête homme.
—Tu as raison, Remy, ce ne peut être ni l'un ni l'autre; fais entrer.
L'homme annoncé parut au bout d'un instant sur le seuil.
—Ah! mon Dieu, s'écria Bussy en se levant précipitamment à la vue du visiteur, tandis que Remy, en ami discret, se retirait par la porte d'un cabinet.
—Monsieur Chicot! exclama Bussy.
—Lui-même, monsieur le comte, répondit le Gascon.
Le regard de Bussy s'était fixé sur lui avec cet étonnement qui veut dire en toutes lettres, sans que la bouche ait besoin de prendre le moins du monde part à la conversation: «Monsieur, que venez-vous faire ici?»
Aussi, sans être autrement interrogé, Chicot répondit d'un ton fort sérieux:
—Monsieur, je viens vous proposer un petit marché.
—Parlez, monsieur, répliqua Bussy avec surprise.
—Que me promettez-vous si je vous rendais un grand service?
—Cela dépend du service, monsieur, répondit assez dédaigneusement
Bussy.
Le Gascon feignit de ne point remarquer cet air de dédain.
—Monsieur, dit Chicot en s'asseyant et en croisant ses longues jambes l'une sur l'autre, je remarque que vous ne me faites pas l'honneur de m'inviter à m'asseoir.
Le rouge monta au visage de Bussy.
—C'est autant à ajouter encore, dit Chicot, à la récompense qui me reviendra quand je vous aurai rendu le service en question.
Bussy ne répondit point.
—Monsieur, continua Chicot sans se démonter, connaissez-vous la
Ligue?
—J'en ai fort entendu parler, répondit Bussy, commençant à prêter une certaine attention à ce que lui disait le Gascon.
—Eh bien, monsieur, dit Chicot, vous devez savoir en ce cas que c'est une association d'honnêtes chrétiens, réunis dans le but de massacrer religieusement leurs voisins, les huguenots.—En êtes-vous, monsieur, de la Ligue?—Moi, j'en suis.
—Mais, monsieur?
—Dites seulement oui ou non.
—Permettez-moi de m'étonner, dit Bussy.
—Je me faisais l'honneur de vous demander si vous étiez de la Ligue; m'avez-vous entendu?
—Monsieur Chicot, dit Bussy, comme je n'aime pas les questions dont je ne comprends pas le sens, je vous prie de changer la conversation, et j'attendrai encore quelques minutes accordées à la bienséance pour vous répéter que, n'aimant point les questions, je n'aime naturellement pas les questionneurs.
—Fort bien: la bienséance est bienséante, comme dit ce cher M. de
Monsoreau lorsqu'il est en belle humeur.
A ce nom de Monsoreau, que le Gascon prononça sans apparente allusion,
Bussy recommença de prêter attention.
—Hein, se dit-il tout bas, se douterait-il de quelque chose, et m'aurait-il envoyé ce Chicot pour m'espionner?…
Puis tout haut:
—Voyons, monsieur Chicot, au fait, vous savez que nous n'avons plus que quelques minutes.
—Optime, dit Chicot; quelques minutes, c'est beaucoup: en quelques minutes on se dit bien des choses. Je vous dirai donc qu'en effet j'aurais pu me dispenser de vous questionner, attendu que, si vous n'êtes pas de la sainte Ligue, vous en serez bientôt, indubitablement, attendu que M. d'Anjou en est.
—M. d'Anjou! qui vous a dit cela?
—Lui-même parlant à ma personne, comme disent ou plutôt comme écrivent messieurs les gens de loi, comme écrivait par exemple ce bon et cher M. Nicolas David, ce flambeau du forum parisiense, lequel flambeau s'est éteint sans qu'on sache qui a soufflé dessus; or vous comprenez bien que si M. le duc d'Anjou est de la Ligue, vous ne pouvez vous dispenser d'en être, vous qui êtes son bras droit, que diable! La Ligue sait trop bien ce qu'elle fait pour accepter un chef manchot.
—Eh bien, monsieur Chicot, après! dit Bussy d'un ton évidemment plus courtois qu'il n'avait été jusque-là.
—Après, reprit Chicot. Eh bien, après, si vous en êtes, ou si l'on croit seulement que vous devez en être, et on le croira certainement, il vous arrivera, à vous, ce qui est arrivé à Son Altesse Royale.
—Qu'est-il donc arrivé à Son Altesse Royale? s'écria Bussy.
—Monsieur, dit Chicot en se relevant et en imitant la pose qu'avait prise Bussy un instant auparavant, monsieur, je n'aime pas les questions, et, si vous me permettez de le dire tout de suite, je n'aime pas les questionneurs; j'ai donc grande envie de vous laisser faire, à vous, ce qu'on a fait cette nuit à votre maître.
—Monsieur Chicot, dit Bussy avec un sourire qui contenait toutes les excuses qu'un gentilhomme peut faire, parlez, je vous en supplie; où est le duc?
—Il est en prison.
—Où cela?
—Dans sa chambre. Quatre de mes bons amis l'y gardent même à vue. M. de Schomberg, qui fut teint en bleu hier au soir, comme vous savez, puisque vous passiez là au moment de l'opération; M. d'Épernon, qui est jaune de la peur qu'il a eue; M. de Quélus, qui est rouge de colère, et M. de Maugiron, qui est blanc d'ennui; c'est fort beau à voir, attendu que, comme M. le duc commence à verdir de peur, nous allons jouir d'un arc-en-ciel complet, nous autres privilégiés du Louvre.
—Ainsi, monsieur, dit Bussy, vous croyez qu'il y a danger pour ma liberté?
—Danger! un instant, monsieur: je suppose même qu'en ce moment, on est… on doit… ou l'on devrait être en chemin pour vous arrêter.
Bussy tressaillit.
—Aimez-vous la Bastille, monsieur de Bussy? C'est un endroit fort propre aux méditations, et Laurent Testu, qui en est le gouverneur, fait une cuisine assez agréable à ses pigeonneaux.
—On me mettrait à la Bastille? s'écria Bussy.
—Ma foi! je dois avoir dans ma poche quelque chose comme un ordre de vous y conduire, monsieur de Bussy. Le voulez-vous voir?
Et Chicot tira effectivement des poches de ses chausses, dans lesquelles eussent tenu trois cuisses comme la sienne, un ordre du roi en bonne forme, commandant d'appréhender au corps, partout où il serait, M. Louis de Clermont, seigneur de Bussy-d'Amboise.
—Rédaction de M. de Quélus, dit Chicot, c'est fort bien écrit.
—Alors, monsieur, s'écria Bussy touché de l'action de Chicot, vous me rendez donc véritablement un service.
—Mais je crois que oui, dit le Gascon; êtes-vous de mon avis, monsieur?
—Monsieur, dit Bussy, je vous en conjure, traitez-moi comme un galant homme; est-ce pour me nuire en quelque autre rencontre que vous me sauvez aujourd'hui? car vous aimez le roi, et le roi ne m'aime pas.
—Monsieur le comte, dit Chicot en se soulevant sur sa chaise et en saluant, je vous sauve pour vous sauver; maintenant pensez ce qu'il vous plaira de mon action.
—Mais, de grâce, à quoi dois-je attribuer une pareille bienveillance?
—Oubliez-vous que je vous ai demandé une récompense?
—C'est vrai.
—Eh bien?
—Ah! monsieur, de grand coeur!
—Vous ferez donc à votre tour ce que je vous demanderai, un jour ou l'autre?
—Foi de Bussy! en tant que la chose sera faisable.
—Eh bien, voilà qui me suffit, dit Chicot en se levant. Maintenant montez à cheval et disparaissez; moi, je porte l'ordre de vous arrêter à qui de droit.
—Vous ne deviez donc pas m'arrêter vous-même?
—Allons donc, pour qui me prenez-vous? Je suis gentilhomme, monsieur.
—Mais j'abandonne mon maître.
—N'en ayez pas remords, car il vous a déjà abandonné.
—Vous êtes un brave gentilhomme, monsieur Chicot, dit Bussy au
Gascon.
—Parbleu, je le sais bien, répliqua celui-ci.
Bussy appela le Haudoin. Le Haudoin, il faut lui rendre justice, écoutait à la porte; il entra aussitôt.
—Remy, s'écria Bussy, Remy, Remy, nos chevaux!
—Ils sont sellés, monseigneur, répondit tranquillement Remy.
—Monsieur, dit Chicot, voilà un jeune homme qui a beaucoup d'esprit.
—Parbleu, dit Remy, je le sais bien.
Et, Chicot le saluant, il salua Chicot comme l'eussent fait, quelque cinquante ans plus tard, Guillaume Gorin et Gauthier Garguille.
Bussy rassembla quelques piles d'écus, qu'il fourra dans ses poches et dans celles du Haudoin.
Après quoi, saluant Chicot et le remerciant une dernière fois, il s'apprêta à descendre.
—Pardon, monsieur, dit Chicot; mais permettez-moi d'assister à votre départ.
Et Chicot suivit Bussy et le Haudoin jusqu'à la petite cour des écuries, où effectivement deux chevaux attendaient tout sellés aux mains du page.
—Et où allons-nous? fit Remy en rassemblant négligemment les rênes de son cheval.
—Mais… fit Bussy en hésitant ou en paraissant hésiter.
—Que dites-vous de la Normandie, monsieur? dit Chicot, qui regardait faire et examinait les chevaux en connaisseur.
—Non, répondit Bussy, c'est trop près.
—Que pensez-vous des Flandres? continua Chicot.
—C'est trop loin.
—Je crois, dit Remy, que vous vous décideriez pour l'Anjou, qui est à une distance raisonnable, n'est-ce pas, monsieur le comte?
—Oui, va pour l'Anjou, dit Bussy en rougissant.
—Monsieur, dit Chicot, puisque vous avez fait votre choix et que vous allez partir….
—A l'instant même.
—J'ai bien l'honneur de vous saluer; pensez à moi dans vos prières.
Et le digne gentilhomme s'en alla toujours aussi grave et aussi majestueux, en écornant les angles des maisons avec son immense rapière.
—Ce que c'est que le destin, cependant, monsieur! dit Remy.
—Allons, vite! s'écria Bussy, et peut-être la rattraperons-nous.
—Ah! monsieur, dit le Haudoin, si vous aidez le destin, vous lui ôtez de son mérite.
Et ils partirent.
CHAPITRE XXII
LES ÉCHECS DE CHICOT, LE BILBOQUET DE QUÉLUS ET LA SARBACANE DE SCHOMBERG.
On peut dire que Chicot, malgré son apparente froideur, s'en retournait au Louvre avec la joie la plus complète.
C'était pour lui une triple satisfaction d'avoir rendu service à un brave comme l'était Bussy, d'avoir travaillé à quelque intrigue et d'avoir rendu possible, pour le roi, un coup d'État que réclamaient les circonstances.
En effet, avec la tête et surtout le coeur que l'on connaissait à M. de Bussy, avec l'esprit d'association que l'on connaissait à MM. de Guise, on risquait fort de voir se lever un jour orageux sur la bonne ville de Paris.
Tout ce que le roi avait craint, tout ce que Chicot avait prévu, arriva comme on pouvait s'y attendre.
M. de Guise, après avoir reçu, le matin, chez lui, les principaux ligueurs, qui, chacun de son côté, étaient venus lui apporter les registres couverts de signatures que nous avons vus ouverts dans les carrefours, aux portes des principales auberges et jusque sur les autels des églises; M. de Guise, après avoir promis un chef à la Ligue, et après avoir fait jurer à chacun de reconnaître le chef que le roi nommerait; M. de Guise, après avoir enfin conféré avec le cardinal et avec M. de Mayenne, était sorti pour se rendre chez M. le duc d'Anjou, qu'il avait perdu de vue la veille, vers les dix heures du soir.
Chicot se doutait de la visite; aussi, en sortant de chez Bussy, avait-il été incontinent flâner aux environs de l'hôtel d'Alençon, situé au coin de la rue Hautefeuille et de la rue Saint-André. il y était depuis un quart d'heure à peine, quand il vit déboucher celui qu'il attendait par la rue de la Huchette.
Chicot s'effaça à l'angle de la rue du Cimetière, et le duc de Guise entra à l'hôtel sans l'avoir aperçu.
Le duc trouva le premier valet de chambre du prince assez inquiet de n'avoir pas vu revenir son maître; mais il s'était douté de ce qui était arrivé, c'est-à-dire que le duc avait été coucher au Louvre.
Le duc demanda si, en l'absence du prince, il ne pourrait point parler à Aurilly: le valet de chambre répondit au duc qu'Aurilly était dans le cabinet de son maître, et qu'il avait toute liberté de l'interroger.
Le duc passa. Aurilly, en effet, on se le rappelle, joueur de luth et confident du prince, était de tous les secrets de M. le duc d'Anjou, et devait savoir mieux que personne où se trouvait Son Altesse.
Aurilly était, pour le moins, aussi inquiet que le valet de chambre, et, de temps en temps, il quittait son luth, sur lequel ses doigts couraient avec distraction, pour se rapprocher de la fenêtre et regarder, à travers les vitres, si le duc ne revenait pas.
Trois fois on avait envoyé au Louvre, et, à chaque fois, on avait fait répondre que monseigneur, rentré fort tard au palais, dormait encore.
M. de Guise s'informa à Aurilly du duc d'Anjou.
Aurilly avait été séparé de son maître la veille, au coin de la rue de l'Abre-Sec, par un groupe qui venait augmenter le rassemblement qui se faisait à la porte de l'hôtellerie de la Belle-Étoile, de sorte qu'il était revenu attendre le duc à l'hôtel d'Alençon, ignorant la résolution qu'avait prise Son Altesse Royale de coucher au Louvre.
Le joueur de luth raconta alors au prince lorrain la triple ambassade qu'il avait envoyée au Louvre, et lui transmit la réponse identique qui avait été faite à chacun des trois messagers.
—Il dort à onze heures, dit le duc; ce n'est guère probable; le roi est debout d'ordinaire à cette heure. Vous devriez aller au Louvre, Aurilly.
—J'y ai songé, monseigneur, dit Aurilly, mais je crains que ce prétendu sommeil ne soit une recommandation qu'il ait faite au concierge du Louvre, et qu'il ne soit en galanterie par la ville; or, s'il en était ainsi, monseigneur serait peut-être contrarié qu'on le cherchât.
—Aurilly, reprit le duc, croyez-moi, monseigneur est un homme trop raisonnable pour être en galanterie un jour comme aujourd'hui. Allez donc au Louvre sans crainte, et vous y trouverez monseigneur.
—J'irai donc, monsieur, puisque vous le désirez; mais que lui dirai-je?
—Vous lui direz que la convocation au Louvre était pour deux heures, et qu'il sait bien que nous devions conférer ensemble avant de nous trouver chez le roi. Vous comprenez, Aurilly, ajouta le duc avec un mouvement de mauvaise humeur assez irrespectueux, que ce n'est point au moment où le roi va nommer un chef à la Ligue qu'il s'agit de dormir.
—Fort bien, monseigneur, et je prierai Son Altesse de venir ici.
—Où je l'attends bien impatiemment, lui direz-vous; car, convoqués pour deux heures, beaucoup sont déjà au Louvre, et il n'y a pas un instant à perdre. Moi, pendant ce temps, j'enverrai quérir M. de Bussy.
—C'est entendu, monseigneur. Mais, au cas où je ne trouverais point
Son Altesse, que ferais-je?
—Si vous ne trouvez point Son Altesse, Aurilly, n'affectez point de la chercher; il suffira que vous lui disiez plus tard avec quel zèle j'ai tenté de la rencontrer. Dans tous les cas, à deux heures moins un quart je serai au Louvre.
Aurilly salua le duc, et partit.
Chicot le vit sortir et devina la cause de sa sortie. Si M. le duc de Guise apprenait l'arrestation de M. d'Anjou, tout était perdu, ou, du moins, tout s'embrouillait fort. Chicot vit qu'Aurilly remontait la rue de la Huchette pour prendre le pont Saint-Michel; lui, au contraire alors, descendit la rue Saint-André-des-Arts de toute la vitesse de ses longues jambes, et passa la Seine au bas de Nesle, au moment où Aurilly arrivait à peine en vue du grand Châtelet.
Nous suivrons Aurilly, qui nous conduit au théâtre même des événements importants de la journée.
Il descendit les quais garnis de bourgeois, ayant tout l'aspect de triomphateurs, et gagna le Louvre, qui lui apparut, au milieu de toute cette joie parisienne, avec sa plus tranquille et sa plus benoîte apparence.
Aurilly savait son monde et connaissait sa cour; il causa d'abord avec l'officier de la porte, qui était toujours un personnage considérable pour les chercheurs de nouvelles et les flaireurs de scandale.
L'officier de la porte était tout miel; le roi s'était réveillé de la meilleure humeur du monde.
Aurilly passa de l'officier de la porte au concierge.
Le concierge passait une revue de serviteurs habillés à neuf, et leur distribuait des hallebardes d'un nouveau modèle.
Il sourit au joueur de luth, répondit à ses commentaires sur la pluie et le beau temps, ce qui donna à Aurilly la meilleure opinion de l'atmosphère politique.
En conséquence, Aurilly passa outre et prit le grand escalier qui conduisait chez le duc, en distribuant force saluts aux courtisans déjà disséminés par les montées et les antichambres.
A la porte de l'appartement de Son Altesse, il trouva Chicot assis sur un pliant.
Chicot jouait aux échecs tout seul, et paraissait absorbé dans une profonde combinaison.
Aurilly essaya de passer, mais Chicot, avec ses longues jambes, tenait toute la longueur du palier.
Il fut forcé de frapper sur l'épaule du Gascon.
—Ah! c'est vous, dit Chicot; pardon, monsieur Aurilly.
—Que faites-vous donc, monsieur Chicot?
—Je joue aux échecs, comme vous voyez.
—Tout seul?
—Oui… j'étudie un coup… savez-vous jouer aux échecs, monsieur?
—A peine.
—Oui, je sais, vous êtes musicien, et la musique est un art si difficile, que les privilégiés qui se livrent à cet art sont forcés de lui donner tout leur temps et toute leur intelligence.
—Il paraît que le coup est sérieux, demanda en riant Aurilly.
—Oui, c'est mon roi qui m'inquiète; vous saurez, monsieur Aurilly, qu'aux échecs le roi est un personnage très-niais, très-insignifiant, qui n'a pas de volonté, qui ne peut faire qu'un pas à droite, un pas à gauche, un pas en avant, un pas en arrière, tandis qu'il est entouré d'ennemis très-alertes, de cavaliers qui sautent trois cases d'un coup, et d'une foule de pions qui l'entourent, qui le pressent, qui le harcèlent; de sorte que, s'il est mal conseillé, ah! dame! en peu de temps, c'est un monarque perdu; il est vrai qu'il a son fou qui va, qui vient, qui trotte d'un bout de l'échiquier à l'autre, qui a le droit de se mettre devant lui, derrière lui et à côté de lui; mais il n'en est pas moins certain que plus le fou est dévoué à son roi, plus il s'aventure lui-même, monsieur Aurilly; et, dans ce moment, je vous avouerai que mon roi et son fou sont dans une situation des plus périlleuses.
—Mais, demanda Aurilly, par quel hasard, monsieur Chicot, êtes-vous venu étudier toutes ces combinaisons à la porte de Son Altesse Royale?
—Parce que j'attends M. de Quélus, qui est là.
—Où là? demanda Aurilly.
—Mais chez Son Altesse.
—Chez Son Altesse, M. de Quélus? fit avec surprise Aurilly.
Pendant tout ce dialogue, Chicot avait livré passage au joueur de luth; mais de telle façon qu'il avait transporté son établissement dans le corridor, et que le messager de M. de Guise se trouvait placé maintenant entre lui et la porte d'entrée.
Cependant il hésitait à ouvrir cette porte.
—Mais, dit-il, que fait donc M. de Quélus chez M. le duc d'Anjou? je ne les savais pas si grands amis.
—Chut! dit Chicot avec un air de mystère.
Puis, tenant toujours son échiquier entre ses deux mains, il décrivit une courbe avec sa longue personne, de sorte que, sans que ses pieds quittassent leur place, ses lèvres arrivèrent à l'oreille d'Aurilly.
—Il vient demander pardon à Son Altesse Royale, dit-il, pour une petite querelle qu'ils eurent hier.
—En vérité? dit Aurilly.
—C'est le roi qui a exigé cela; vous savez dans quels excellents termes les deux frères sont en ce moment. Le roi n'a pas voulu souffrir une impertinence de Quélus, et Quélus a reçu l'ordre de s'humilier.
—Vraiment?
—Ah! monsieur Aurilly, dit Chicot, je crois que véritablement nous entrons dans l'âge d'or; le Louvre va devenir l'Arcadie, et les deux frères Arcades ambo. Ah! pardon, monsieur Aurilly, j'oublie toujours que vous êtes musicien.
Aurilly sourit et passa dans l'antichambre, en ouvrant la porte assez grande pour que Chicot pût échanger un coup d'oeil des plus significatifs avec Quélus, qui d'ailleurs était probablement prévenu à l'avance.
Chicot reprit alors ses combinaisons palamédiques, en gourmandant son roi, non pas plus durement peut-être que ne l'eût mérité un souverain en chair et en os, mais plus durement certes que ne le méritait un innocent morceau d'ivoire.
Aurilly, une fois entré dans l'antichambre, fut salué très-courtoisement par Quélus, entre les mains de qui un superbe bilboquet d'ébène, enjolivé d'incrustations d'ivoire, faisait de rapides évolutions.
—Bravo! monsieur de Quélus, dit Aurilly en voyant le jeune homme accomplir un coup difficile, bravo!
—Ah! mon cher monsieur Aurilly, dit Quélus, quand jouerai-je du bilboquet comme vous jouez du luth!
—Quand vous aurez étudié autant de jours votre joujou, dit Aurilly un peu piqué, que j'ai mis, moi, d'années à étudier mon instrument. Mais où est donc monseigneur? ne lui parliez-vous pas ce matin, monsieur?
—J'ai en effet audience de lui, mon cher Aurilly, mais Schomberg a le pas sur moi!
—Ah! M. de Schomberg aussi! dit le joueur de luth avec une nouvelle surprise.
—Oh! mon Dieu! oui. C'est le roi qui règle cela ainsi; il est là dans la salle à manger. Entrez donc, monsieur d'Aurilly, et faites-moi le plaisir de rappeler au prince que nous attendons.
Aurilly ouvrit la seconde porte, et aperçut Schomberg couché plutôt qu'assis sur un large escabeau tout rembourré de plumes.
Schomberg, ainsi renversé, visait, avec une sarbacane, à faire passer dans un anneau d'or, suspendu au plafond par un fil de soie, de petites boules de terre parfumée, dont il avait ample provision dans sa gibecière, et qu'un chien favori lui rapportait toutes les fois qu'elles ne s'étaient pas brisées contre la muraille.
—Quoi! s'écria Aurilly, chez monseigneur un pareil exercice!… Ah! monsieur Schomberg!
—Ah! guten Morgen! monsieur Aurilly, dit Schomberg en interrompant le cours de son jeu d'adresse, vous voyez, je tue le temps en attendant mon audience.
—Mais où est donc monseigneur? demanda Aurilly.
—Chut! monseigneur est occupé dans ce moment à pardonner à d'Épernon et à Maugiron. Mais ne voulez-vous point entrer, vous qui jouissez de toutes familiarités près du prince?
—Peut-être y a-t-il indiscrétion? demanda le musicien.
—Pas le moins du monde, au contraire; vous le trouverez dans son cabinet de peinture; entrez, monsieur Aurilly, entrez.
Et il poussa Aurilly par les épaules dans la pièce voisine, où le musicien ébahi aperçut tout d'abord d'Épernon occupé devant un miroir à se roidir les moustaches avec de la gomme, tandis que Maugiron, assis près de la fenêtre, découpait des gravures près desquelles les bas-reliefs du temple de Vénus Aphrodite, à Gnide, et les peintures de la piscine de Tibère, à Caprée, pouvaient passer pour des images de sainteté.
Le duc, sans épée, se tenait dans son fauteuil entre ces deux hommes, qui ne le regardaient que pour surveiller ses mouvements, et qui ne lui parlaient que pour lui faire entendre des paroles désagréables.
En voyant Aurilly, il voulut s'élancer au-devant de lui.
—Tout doux, monseigneur, dit Maugiron, vous marchez sur mes images.
—Mon Dieu! s'écria le musicien, que vois-je là? on insulte mon maître!
—Ce cher monsieur Aurilly, dit d'Épernon tout en continuant de cambrer ses moustaches, comment va-t-il? Très-bien, car il me paraît un peu rouge.
—Faites-moi donc l'amitié, monsieur le musicien, de m'apporter votre petite dague, s'il vous plaît, dit Maugiron.
—Messieurs, messieurs, dit Aurilly, ne vous rappelez-vous donc plus où vous êtes?
—Si fait, si fait, mon cher Orphée, dit d'Épernon, voilà pourquoi mon ami vous demande votre poignard. Vous voyez bien que M. le duc n'en a pas.
—Aurilly, dit le duc avec une voix pleine de douleur et de rage, ne devines-tu donc pas que je suis prisonnier?
—Prisonnier de qui?
—De mon frère. N'aurais-tu donc pas dû le comprendre, en voyant quels sont mes geôliers?
Aurilly poussa un cri de surprise.
—Oh! si je m'en étais douté! dit-il.
—Vous eussiez pris votre luth pour distraire Son Altesse, cher monsieur Aurilly, dit une voix railleuse; mais j'y ai songé: je l'ai envoyé prendre, et le voici.
Et Chicot tendit effectivement son luth au pauvre musicien; derrière Chicot, on pouvait voir Quélus et Schomberg qui bâillaient à se démonter la mâchoire.
—Et cette partie d'échecs, Chicot? demanda d'Épernon.
—Ah! oui, c'est vrai, dit Quélus.
—Messieurs, je crois que mon fou sauvera son roi; mais, morbleu! ce ne sera pas sans peine. Allons, monsieur Aurilly, donnez-moi votre poignard en échange de ce luth, troc pour troc.
Le musicien, consterné, obéit et alla s'asseoir sur un coussin, aux pieds de son maître.
—En voilà déjà un dans la ratière, dit Quélus; passons aux autres.
Et sur ces mots, qui donnaient à Aurilly l'explication des scènes précédentes, Quélus retourna prendre son poste dans l'antichambre, en priant seulement Schomberg de changer sa sarbacane contre son bilboquet.
—C'est juste, dit Chicot, il faut varier ses plaisirs; moi, pour varier les miens, je vais signer la Ligue.
Et il referma la porte, laissant la société de Son Altesse Royale augmentée du pauvre joueur de luth.
CHAPITRE XXIII
COMMENT LE ROI NOMMA UN CHEF A LA LIGUE, ET COMMENT CE NE FUT NI SON ALTESSE LE DUC D'ANJOU NI MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE.
L'heure de la grande réception était arrivée ou plutôt allait arriver; car, depuis midi, le Louvre recevait déjà les principaux chefs, les intéressés et même les curieux. Paris, tumultueux comme la veille, mais avec cette différence que les Suisses, qui n'étaient pas de la fête la veille, en étaient, le lendemain, les acteurs principaux; Paris, tumultueux comme la veille, disons-nous, avait envoyé vers le Louvre ses députations de ligueurs, ses corporations d'ouvriers, ses échevins, ses milices et ses flots toujours renaissants de spectateurs, qui, dans les jours où le peuple tout entier est occupé à quelque chose, apparaissent autour du peuple pour le regarder, aussi nombreux, aussi actifs, aussi curieux que s'il y avait à Paris deux peuples, et comme si, dans cette grande ville, en petit l'image du monde, chaque individu se dédoublait à volonté en deux parties, l'une agissant, l'autre qui regarde agir.
Il y avait donc autour du Louvre une masse considérable de populaire; mais qu'on ne tremble pas pour le Louvre. Ce n'est pas encore le temps où le murmure des peuples, changé en tonnerre, renverse les murailles avec le souffle de ses canons et renverse le château sur ses maîtres; les Suisses, ce jour-là, ces ancêtres du 10 août et du 27 juillet, les Suisses souriaient aux masses de Parisiens, tout armées que fussent ces masses, et les Parisiens souriaient aux Suisses: le temps n'était pas encore venu pour le peuple d'ensanglanter le vestibule de ses rois.
Qu'on n'aille pas croire toutefois que, pour être moins sombre, le drame fût dénué d'intérêt; c'était, au contraire, une des scènes les plus curieuses que nous ayons encore esquissées, que celle que présentait le Louvre. Le roi, dans sa grande salle, dans la salle du trône, était entouré de ses officiers, de ses amis, de ses serviteurs, de sa famille, attendant que toutes les corporations eussent défilé devant lui, pour aller ensuite, en laissant leurs chefs dans ce palais, prendre les places qui leur étaient assignées sous les fenêtres et dans les cours du Louvre.
Il pouvait ainsi, d'un seul coup, d'un seul bloc, en masse, embrasser d'un coup d'oeil et presque compter ses ennemis, renseigné de temps en temps par Chicot, caché derrière son fauteuil royal; averti par un signe de la reine mère, ou réveillé par quelques frémissements des infimes ligueurs, plus impatients que leurs chefs, parce qu'ils étaient moins avant qu'eux dans le secret.
Tout à coup M. de Monsoreau entra.
—Tiens, dit Chicot, regarde donc, Henriquet.
—Que veux-tu que je regarde?
—Regarde ton grand veneur, pardieu! il en vaut bien la peine; il est assez pâle et assez crotté pour mériter d'être vu.
—En effet, dit le roi, c'est lui-même.
Henri fit un signe à M. de Monsoreau; le grand veneur s'approcha.
—Comment êtes-vous au Louvre, monsieur? demanda Henri. Je vous croyais à Vincennes, occupé à nous détourner un cerf.
—Le cerf était, en effet, détourné à sept heures du matin, sire; mais, voyant que midi était prêt à sonner et que je n'avais aucune nouvelle, j'ai craint qu'il ne vous fût arrivé malheur, et je suis accouru.
—En vérité? fit le roi.
—Sire, dit le comte, si j'ai manqué à mon devoir, n'attribuez cette faute qu'à un excès de dévouement.
—Oui, monsieur, dit Henri, et croyez bien que je l'apprécie.
—Maintenant, reprit le comte avec hésitation, si Votre Majesté exige que je retourne à Vincennes, comme je suis rassuré….
—Non, non, restez, notre grand veneur; cette chasse était une fantaisie qui nous était passée par la tête, et qui s'en est allée comme elle était venue; restez, et ne vous éloignez pas; j'ai besoin d'avoir autour de moi des gens qui me sont dévoués, et vous venez de vous ranger vous-même parmi ceux sur le dévouement desquels je puis compter.
Monsoreau s'inclina.
—Où Votre Majesté veut-elle que je me tienne? demanda le comte.
—Veux-tu me le donner pour une demi-heure? demanda tout bas Chicot à l'oreille du roi.
—Pourquoi faire?
—Pour le tourmenter un peu. Qu'est-ce que cela te fait? Tu me dois bien un dédommagement pour m'obliger d'assister à une cérémonie aussi fastidieuse que celle que tu nous promets.
—Eh bien, prends-le.
—J'ai eu l'honneur de demander à Votre Majesté où elle désirait que je prisse place? demanda une seconde fois le comte.
—Je croyais vous avoir répondu: «Où vous voudrez.» Derrière mon fauteuil, par exemple. C'est là que je mets mes amis.
—Venez çà, notre grand veneur, dit Chicot en livrant à M. de Monsoreau une portion du terrain qu'il s'était réservé pour lui tout seul, et flairez-moi un peu ces gaillards-là. Voilà un gibier qui se peut détourner sans limier. Ventre de biche! monsieur le comte, quel fumet! Ce sont les cordonniers qui passent, ou plutôt qui sont passés; puis, voici les tanneurs. Mort de ma vie! notre grand veneur, si vous perdez la trace de ceux-ci, je vous déclare que je vous ôte le brevet de votre charge!
M. de Monsoreau faisait semblant d'écouter, ou plutôt il écoutait sans entendre. Il était fort affairé et regardait tout autour de lui avec une préoccupation qui échappa d'autant moins au roi, que Chicot eut le soin de la lui faire remarquer.
—Eh! dit-il tout bas au roi, sais-tu ce que chasse en ce moment ton grand veneur?
—Non; que chasse-t-il?
—Il chasse ton frère d'Anjou.
—Ce n'est pas à vue, en tout cas, dit Henri en riant.
—Non, c'est au juger. Tiens-tu à ce qu'il ignore où il est?
—Mais je ne serais pas fâché, je l'avoue, qu'il fit fausse route.
—Attends, attends, dit Chicot, je vais le lancer sur une piste, moi. On dit que le loup a le fumet du renard; il s'y trompera. Demande-lui seulement où est la comtesse.
—Pour quoi faire?
—Demande toujours, tu verras.
—Monsieur le comte, dit Henri, qu'avez-vous donc fait de madame de
Monsoreau? Je ne l'aperçois pas parmi ces dames?
Le comte tressaillit comme si un serpent l'eût mordu au pied.
Chicot ce grattait le bout du nez en clignant des yeux à l'adresse du roi.
—Sire, répondit le grand veneur, madame la comtesse était malade, l'air de Paris lui est mauvais, et elle est partie cette nuit, après avoir sollicité et obtenu congé de la reine, avec le baron de Méridor, son père.
—Et vers quelle partie de la France s'achemine-t-elle? demanda le roi, enchanté d'avoir une occasion de détourner la tête tandis que les tanneurs passaient.
—Vers l'Anjou, son pays, sire.
—Le fait est, dit Chicot gravement, que l'air de Paris ne sied point aux femmes enceintes: Gravidis uxoribus Lutetia inclemens. Je te conseille d'imiter l'exemple du comte, Henri, et d'envoyer aussi la reine quelque part quand elle le sera….
Monsoreau pâlit et regarda furieusement Chicot, qui, le coude appuyé sur le fauteuil royal et le menton dans sa main, paraissait fort attentif à considérer les passementiers qui suivaient immédiatement les tanneurs.
—Et qui vous a dit, monsieur l'impertinent, que madame la comtesse fût enceinte? murmura Monsoreau.
—Ne l'est-elle point? dit Chicot; voilà ce qui serait plus impertinent, ce me semble, à supposer.
—Elle ne l'est pas, monsieur.
—Tiens, tiens, tiens, dit Chicot, as-tu entendu, Henri? il paraît que ton grand veneur a commis la même faute que toi: il a oublié de rapprocher les chemises de Notre-Dame.
Monsoreau ferma ses poings et dévora sa colère, après avoir lancé à Chicot un regard de haine et de menace auquel Chicot répondit en enfonçant son chapeau sur ses yeux et en faisant jouer, comme un serpent, la mince et longue plume qui ombrageait son feutre.
Le comte vit que le moment était mal choisi, et secoua la tête, comme pour faire tomber de son front les nuages dont il était chargé.
Chicot se désassombrit à son tour, et, passant de l'air matamore au plus gracieux sourire:
—Cette pauvre comtesse, ajouta-t-il, elle est dans le cas de périr d'ennui par les chemins!
—J'ai dit au roi, répondit Monsoreau, qu'elle voyageait avec son père.
—Soit, c'est respectable, un père, je ne dis pas non; mais ce n'est pas amusant; et, si elle n'avait que ce digne baron pour la distraire par les chemins… mais heureusement….
—Quoi? demanda vivement le comte.
—Quoi, quoi? répondit Chicot.
—Que veut dire: heureusement?
—Ah! ah! c'était une ellipse que vous faisiez, monsieur le comte.
Le comte haussa les épaules.
—Je vous demande bien pardon, notre grand veneur. La forme interrogatoire dont vous venez de vous servir s'appelle une ellipse. Demandez plutôt à Henri, qui est un philologue?
—Oui, dit Henri, mais que signifiait ton adverbe.
—Quel adverbe?
—Heureusement.
—Heureusement signifiait heureusement. Heureusement, disais-je, et, en cela, j'admirais la bonté de Dieu. Heureusement donc qu'il existe à l'heure qu'il est, par les chemins, quelques-uns de nos amis, et des plus facétieux même, qui, s'ils rencontrent la comtesse, la distrairont à coup sûr; et, ajouta négligemment Chicot, comme ils suivent la même route, il est probable qu'ils la rencontreront. Oh! je les vois d'ici. Les vois-tu, Henri, toi qui es un homme d'imagination? Les vois-tu sur un beau chemin vert, caracolant avec leurs chevaux, et contant à madame la comtesse cinquante gaillardises dont elle pâme, la chère dame?
Second poignard, plus acéré que le premier, planté dans la poitrine du grand veneur.
Cependant il n'y avait pas moyen d'éclater; le roi était là, et Chicot avait, momentanément du moins, un allié dans le roi; aussi, avec une affabilité qui témoignait des efforts qu'il avait dû faire pour dompter sa méchante humeur:
—Quoi! vous avez des amis qui voyagent vers l'Anjou? dit-il en caressant Chicot du regard et de la voix.
—Vous pourriez même dire nous avons, monsieur le comte, car ces amis-là sont encore plus vos amis que les miens.
—Vous m'étonnez, monsieur Chicot, dit le comte; je ne connais personne qui….
—Bon! faites le mystérieux.
—Je vous jure.
—Vous en avez si bien, monsieur le comte, et même ce vous sont des amis si chers, que tout à l'heure, par habitude, car vous savez parfaitement qu'ils sont sur la route de l'Anjou, que tout à l'heure, par habitude, je vous les ai vu chercher dans la foule, inutilement, bien entendu.
—Moi, fit le comte, vous m'avez vu?
—Oui, vous, le grand veneur, le plus pâle de tous les grands veneurs passés, présents et futurs, depuis Nemrod jusqu'à M. d'Autefort, votre prédécesseur.
—Monsieur Chicot!
—Le plus pâle, je le répète: Veritas veritatum. Ceci est un —barbarisme, attendu qu'il n'y a jamais qu'une vérité, vu que, s'il y —en avait deux, il y en aurait au moins une qui ne serait pas vraie; —mais vous n'êtes pas philologue, cher monsieur Esaü.
—Non, monsieur, je ne le suis pas; voilà donc pourquoi je vous prierai de revenir tout directement à ces amis dont vous me parliez, et de vouloir bien, si cependant cette surabondance d'imagination qu'on remarque en vous vous le permet, et de vouloir bien nommer ces amis par leurs véritables noms.
—Eh! vous répétez toujours la même chose. Cherchez, monsieur le grand veneur. Morbleu! cherchez, c'est votre métier de détourner les bêtes, témoin ce malheureux cerf que vous avez dérangé ce matin, et qui ne devait point s'attendre à cela de votre part. Si l'on venait vous empêcher de dormir, vous, est-ce que vous seriez content?
Les yeux de Monsoreau erraient avec effroi sur l'entourage de Henri.
—Quoi! s'écria-t-il en voyant une place vide près du roi.
—Allons donc! dit Chicot.
—M. le duc d'Anjou, s'écria le grand veneur.
—Taïaut, taïaut! dit le Gascon, voilà la bête lancée.
—Il est parti aujourd'hui! exclama le comte.
—Il est parti aujourd'hui, répondit Chicot, mais il est possible qu'il ait parti hier au soir. Vous n'êtes pas philologue, monsieur; mais demandez au roi, qui l'est. Quand, c'est-à-dire à quel moment a disparu ton frère, Henriquet?
—Cette nuit, répondit le roi.
—Le duc, le duc est parti, murmura Monsoreau blême et tremblant. Ah! mon Dieu! mon Dieu! que me dites-vous là, sire?
—Je ne dis pas, reprit le roi, que mon frère soit parti; je dis seulement que, cette nuit, il a disparu, et que ses meilleurs amis ne savent point où il est.
—Oh! fit le comte avec colère, si je croyais cela!….
—Eh bien, eh bien, que feriez-vous? d'ailleurs, voyez un peu le grand malheur, quand il conterait quelque douceur à madame de Monsoreau? C'est le galant de la famille que notre ami François; il l'était pour le roi Charles IX, du temps que le roi Charles IX vivait, et il l'est pour le roi Henri III, qui a autre chose à faire que d'être galant. Que diable! c'est bien le moins qu'il y ait à la cour un prince qui représente l'esprit français!
—Le duc, le duc parti! répéta Monsoreau, en êtes-vous bien sûr, monsieur?
—Et vous? demanda Chicot.
Le grand veneur se tourna encore une fois vers la place occupée ordinairement par le duc près de son frère, place qui continuait de demeurer vide.
—Je suis perdu, murmura-t-il avec un mouvement si marqué pour fuir, que Chicot le retint.
—Tenez-vous donc tranquille, mordieu! vous ne faites que bouger, et cela fait mal au coeur au roi. Mort de ma vie! je voudrais bien être à la place de votre femme, ne fût-ce que pour voir tout le jour un prince à deux nez, et pour entendre M. Aurilly, qui joue du luth comme feu Orphée. Quelle chance elle a, votre femme! quelle chance!
Monsoreau frissonna de colère.
—Tout doux, monsieur le grand veneur, dit Chicot, cachez donc votre joie! voici la séance qui s'ouvre; c'est indécent de manifester ainsi ses passions; écoutez le discours du roi.
Force fut au grand veneur de se tenir à sa place; car, en effet, petit à petit la salle du Louvre s'était remplie: il demeura donc immobile et dans l'attitude du cérémonial. Toute l'assemblée avait pris séance; M. de Guise venait d'entrer et de plier le genou devant le roi, non sans jeter, lui aussi, un regard de surprise inquiète sur le siège laissé vacant par M. le duc d'Anjou.
Le roi se leva. Les hérauts commandèrent la silence.
CHAPITRE XXIV
COMMENT LE ROI NOMMA UN CHEF QUI N'ÉTAIT NI SON ALTESSE LE DUC D'ANJOU NI MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE.
Messieurs, dit le roi au milieu du plus profond silence, et après s'être assuré que d'Épernon, Schomberg, Maugiron et Quélus, remplacés dans leur garde par un poste de dix Suisses, étaient venus le rejoindre et se tenaient derrière lui; Messieurs, un roi entend également, placé qu'il est, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre, les voix qui viennent d'en haut et les voix qui viennent d'en bas, c'est-à-dire ce que commande Dieu et ce que demande son peuple. C'est une garantie pour tous mes sujets, et je comprends aussi parfaitement cela, que l'association de tous les pouvoirs réunis en un seul faisceau pour défendre la foi catholique. Aussi ai-je pour agréable le conseil que nous a donné mon cousin de Guise. Je déclare donc la sainte Ligue bien et dûment autorisée et instituée, et, comme il faut qu'un si grand corps ait une bonne et puissante tête, comme il importe que le chef appelé à soutenir l'Église soit un des fils les plus zélés de l'Église, et que ce zèle lui soit imposé par sa nature même et sa charge, je prends un prince chrétien pour le mettre à la tête de la Ligue, et je déclare que désormais ce chef s'appellera….
Henri fit à dessein une pause.
Le vol d'un moucheron eût fait événement au milieu de l'immobilité générale.
Henri répéta.
—Et je déclare que ce chef s'appellera Henri de Valois, roi de France et de Pologne.
Henri, en prononçant ces paroles, avait haussé la voix avec une sorte d'affectation, en signe de triomphe et pour échauffer l'enthousiasme de ses amis prêts à éclater, comme aussi pour achever d'écraser les ligueurs dont les sourds murmures décelaient le mécontentement, la surprise et l'épouvante.
Quant au duc de Guise, il était demeuré anéanti: de larges gouttes de sueur coulaient de son front; il échangea un regard avec le duc de Mayenne et le cardinal son frère, qui se tenaient au milieu des deux groupes de chefs, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche.
Monsoreau, plus étonné que jamais de l'absence du duc d'Anjou, commença à se rassurer en se rappelant les paroles de Henri III.
En effet, le duc pouvait être disparu sans être parti.
Le cardinal quitta sans affectation le groupe dans lequel il se trouvait et se glissa jusqu'à son frère.
—François, lui dit-il à l'oreille, ou je me trompe fort, ou nous ne sommes plus en sûreté ici. Hâtons-nous de prendre congé, car la populace est étrange, et le roi qu'elle exécrait hier va devenir son idole pour quelques jours.
—Soit, dit Mayenne, partons. Attendez notre frère ici: moi, je vais préparer la retraite.
—Allez.
Pendant ce temps, le roi avait signé l'acte préparé sur la table et dressé d'avance par M. de Morvilliers, la seule personne qui fût, avec la reine mère, dans la connaissance du secret; puis il avait, de ce ton goguenard qu'il savait si bien prendre dans l'occasion, dit en nasillant à M. de Guise:
—Signez donc, mon beau cousin.
Et il lui avait passé la plume.
Puis, lui désignant la place du bout du doigt:
—Là, là, avait-il dit, au-dessous de moi. Maintenant passez à M. le cardinal et à M. le duc de Mayenne.
Mais le duc de Mayenne était déjà au bas des degrés et le cardinal dans l'autre chambre.
Le roi remarqua leur absence.
—Alors, passez à M. le grand veneur, dit-il.
Le duc signa, passa la plume au grand veneur, et fit un mouvement pour se retirer.
—Attendez, dit le roi.
Et, pendant que Quélus reprenait d'un air narquois la plume des mains de M. de Monsoreau, et que non seulement toute la noblesse présente, mais encore tous les chefs de corporations convoqués pour ce grand événement s'apprêtaient à signer au-dessous du roi, et sur des feuilles volantes auxquelles devaient faire suite les différents registres où, la veille, chacun avait pu, qu'il fût petit ou grand, noble ou vilain, inscrire son nom en toutes lettres, pendant ce temps, le roi disait au duc de Guise:
—Mon cousin, c'était votre avis, je crois: faire, pour garde de notre capitale, une bonne armée avec toutes les forces de la Ligue? L'armée est faite et convenablement faite, puisque le général naturel des Parisiens, c'est le roi.
—Assurément, sire, répondit le duc sans trop savoir ce qu'il disait.
—Mais je n'oublie pas, continua le roi, que j'ai une autre armée à commander, et que ce commandement appartient de droit au premier homme de guerre du royaume. Tandis que moi je commanderai à la Ligue, allez donc commander l'armée, mon cousin.
—Et quand dois-je partir? demanda le duc.
—Sur-le-champ, répondit le roi.
—Henri! Henri! fit Chicot que l'étiquette empêcha de courir sus au roi pour l'arrêter en pleine harangue, comme il en avait bonne envie.
Mais, comme le roi ne l'avait pas entendu, ou, s'il l'avait entendu, ne l'avait pas compris, il s'avança révérencieusement, tenant à la main une énorme plume, et, se faisant jour jusqu'à ce qu'il fût près du roi:
—Tu te tairas, j'espère, double niais, lui dit-il tout bas.
Mais il était déjà trop tard. Le roi, comme nous l'avons vu, avait déjà annoncé au duc de Guise sa nomination, et lui remettait son brevet signé à l'avance, et cela malgré tous les gestes et toutes les grimaces du Gascon.
Le duc de Guise prit son brevet et sortit.
Le cardinal l'attendait à la porte de la salle, et le duc de Mayenne les attendait tous deux à la porte du Louvre.
Ils montèrent à cheval à l'instant même, et dix minutes ne s'étaient pas écoulées, que tous trois étaient hors de Paris.
Le reste de l'assemblée se retira peu à peu. Les uns criaient: Vive le roi! les autres: Vive la Ligue!
—Au moins, dit Henri en riant, j'ai résolu un grand problème.
—Oh! oui, murmura Chicot, tu es un fier mathématicien, va!
—Sans doute, reprit le roi, en faisant pousser à tous ces coquins les deux cris opposés,je suis parvenu à leur faire crier la même chose.
—Sta bene! dit la reine mère à Henri en lui serrant la main.
—Crois cela et bois du lait, dit le Gascon; elle enrage: ses Guises sont presque aplatis du coup.
—Oh! sire, sire, s'écrièrent les favoris en s'approchant tumultueusement du roi, la sublime imagination que vous avez eue là!
—Ils croient que l'argent va leur pleuvoir comme manne, dit Chicot à l'autre oreille du roi.
Henri fut reconduit en triomphe à son appartement; au milieu du cortège qui accompagnait et suivait le roi, Chicot jouait le rôle du détracteur antique en poursuivant son maître de ses lamentations.
Cette persistance de Chicot à rappeler au demi-dieu du jour qu'il n'était qu'un homme frappa le roi au point qu'il congédia tout le monde et demeura seul avec Chicot.
—Ah ça! dit Henri en se retournant vers le Gascon, savez-vous que vous n'êtes jamais content, maître Chicot, et que cela devient assommant? Que diable! ce n'est pas de la complaisance que je vous demande, c'est du bon sens.
—Tu as raison, Henri, dit Chicot, car c'est ce dont tu as le plus besoin.
—Conviens, au moins, que le coup est bien joué?
—C'est justement de cela que je ne veux pas convenir.
—Ah! tu es jaloux, monsieur le roi de France!
—Moi, Dieu m'en garde! je choisirais mieux mes sujets de jalousie.
—Corbleu! monsieur l'épilogueur!….
—Oh! quel amour-propre féroce!
—Voyons, suis-je, ou non, roi de la Ligue?
—Certainement, et c'est incontestable, tu l'es. Mais…
—Mais quoi?
—Mais tu n'es plus roi de France.
—Et qui donc est roi de France?
—Tout le monde, excepté toi, Henri; ton frère d'abord.
—Mon frère! de qui veux-tu parler?
—De M. d'Anjou, parbleu!
—Que je tiens prisonnier?
—Oui, car, tout prisonnier qu'il est, il est sacré, et toi, tu ne l'es pas.
—Par qui est-il sacré?
—Par le cardinal de Guise; en vérité, Henri, je te conseille de parler encore de ta police; on sacre un roi à Paris devant trente-trois personnes, en pleine église Sainte-Geneviève, et tu ne le sais pas.
—Ouais; et tu le sais, toi?
—Certainement que je le sais.
—Et comment peux-tu savoir ce que je ne sais pas?
—Ah! parce que tu fais faire ta police par M. de Morvilliers, et que moi je fais ma police moi-même.
Le roi fronça le sourcil.
—Nous avons donc déjà, comme roi de France, sans compter Henri de
Valois, nous avons François d'Anjou, puis nous avons encore, voyons,
dit Chicot en ayant l'air de chercher, nous avons encore le duc de
Guise.
—Le duc de Guise?
—Le duc de Guise, Henri de Guise, Henri le Balafré. Je répète donc: nous avons encore le duc de Guise.
—Beau roi, en vérité, que j'exile, que j'envoie à l'armée!
—Bon! comme si on ne t'avait pas exilé en Pologne, toi; comme s'il n'y avait pas plus près de La Charité au Louvre que de Cracovie à Paris! Ah! il est vrai que tu l'envoies à l'armée; voilà où est la finesse du coup, l'habileté de la botte; tu l'envoies à l'armée, c'est-à-dire que tu mets trente mille hommes sous ses ordres; ventre de biche! et quelle armée! une vraie armée… ce n'est pas comme ton armée de la Ligue… Non… une armée de bourgeois, c'est bon pour Henri de Valois, roi des mignons; à Henri de Guise, il faut une armée de soldats, et de quels soldats! durs, aguerris, roussis par le canon, capables de dévorer vingt armées de la Ligue; de sorte que si, étant roi de fait, Henri de Guise avait un jour la sotte fantaisie de le devenir de nom, il n'aurait qu'à tourner ses trompettes du côté de la capitale, et dire: «En avant! avalons Paris d'une bouchée, et Henri de Valois et le Louvre avec.» Ils le feraient, les drôles, je les connais.
—Vous oubliez une chose seulement dans votre argumentation, illustre politique que vous êtes, dit Henri.
—Ah! dame, cela c'est possible, surtout si ce que j'oublie est un quatrième roi.
—Non; vous oubliez, dit Henri avec un suprême dédain, que, pour songer à régner sur la France, quand c'est un Valois qui porte la couronne, il faut un peu regarder en arrière et compter ses ancêtres. Que pareille idée vienne à M. d'Anjou, passe encore; il est de race à y prétendre, lui, ses aïeux sont les miens; il peut y avoir lutte et balance entre nous, car, entre nous, c'est une question de primogéniture, et voilà tout. Mais M. de Guise… allons donc, maître Chicot! allez étudier le blason, notre ami, et dites-nous si les fleurs de lis de France ne sont pas de meilleure maison que les merlettes de Lorraine.
—Eh! eh! fit Chicot, voilà justement où est l'erreur, Henri.
—Comment, où est l'erreur?
—Sans doute. M. de Guise est de bien meilleure maison que tu ne crois, va.
—De meilleure maison que moi peut-être? dit Henri en souriant.
—Il n'y a pas de peut-être, mon petit Henriquet.
—Vous êtes fou, monsieur Chicot.
—Dame! c'est mon titre.
—Mais je dis véritablement fou, mais je dis fou à lier. Allez apprendre à lire, mon ami.
—Eh bien, Henri, dit Chicot, toi qui sais lire, toi qui n'as pas besoin de retourner comme moi à l'école, lis un peu ceci.
Et Chicot tira de sa poitrine le parchemin sur lequel Nicolas David avait écrit la généalogie que nous connaissons, celle-là même qui était revenue d'Avignon, approuvée par le pape, et qui faisait descendre Henri de Guise de Charlemagne.
Henri pâlit dès qu'il eut jeté les yeux sur le parchemin, et reconnut, près de la signature du légat, le sceau de saint Pierre.
—Qu'en dis-tu, Henri? demanda Chicot, les fleurs de lis sont un peu distancées, hein? Ventre de biche! les merlettes me paraissent vouloir voler aussi haut que l'aigle de César; prends-y garde, mon fils!
—Mais par quels moyens t'es-tu procuré cette généalogie?
—Moi, est-ce que je m'occupe de ces choses-là? elle est venue me trouver toute seule.
—Mais où était-elle avant de venir te trouver?
—Sous le traversin d'un avocat?
—Et comment s'appelait cet avocat?
—Maître Nicolas David.
—Où était-il?
—A Lyon.
—Et qui l'a été prendre à Lyon, sous le traversin de cet avocat?
—Un de mes bons amis.
—Que fait cet ami?
—Il prêche.
—C'est donc un moine?
—Juste.
—Et qui se nomme?
—Gorenflot.
—Comment! s'écria Henri; cet abominable ligueur qui a fait ce discours incendiaire à Sainte-Geneviève, et qui, hier, dans les rues de Paris, m'insultait?
—Te rappelles-tu l'histoire de Brutus qui faisait le fou….
—Mais c'est donc un profond politique que ton génovésain?
—Avez-vous entendu parler de M. Machiavelli, secrétaire de la république de Florence? votre grand'mère est son élève.
—Alors il a soustrait cette pièce à l'avocat.
—Ah! bien oui, soustrait, il la lui a prise de force.
—A Nicolas David, à ce spadassin?
—A Nicolas David, à ce spadassin.
—Mais il est donc brave, ton moine?
—Comme Bayard!
—Et, ayant fait ce beau coup, il ne s'est pas encore présenté devant moi pour recevoir sa récompense?
—Il est rentré humblement dans son couvent, et il ne demande qu'une chose, c'est qu'on oublie qu'il en est sorti.
—Mais il est-donc modeste!
—Comme saint Crépin.
—Chicot, foi de gentilhomme, ton ami aura la première abbaye vacante, dit le roi.
—Merci pour lui, Henri.
Puis à lui-même:
—Ma foi, se dit Chicot, le voilà entre Mayenne et Valois, entre une corde et une prébende; sera-t-il pendu? sera-t-il abbé? Bien fin qui pourrait le dire. En tous cas, s'il dort encore, il doit faire en ce moment-ci de drôles de rêves.
CHAPITRE XXV
ÉTÉOCLE ET POLYNICE.
Cette journée de la Ligue finissait tumultueuse et brillante comme elle avait commencé.
Les amis du roi se réjouissaient; les prédicateurs de la Ligue se préparaient à canoniser frère Henri, et s'entretenaient, comme on avait fait autrefois pour saint Maurice, des grandes actions guerrières de Valois, dont la jeunesse avait été si éclatante.
Les favoris disaient: «Enfin le renard a deviné le piège.»
Et, comme le caractère de la nation française est principalement l'amour-propre, et que les Français n'aiment pas les chefs d'une intelligence inférieure, les conspirateurs eux-mêmes se réjouissaient d'être joués par leur roi.
Il est vrai que les principaux d'entre eux s'étaient mis à l'abri.
Les trois princes lorrains, comme on l'a vu, avaient quitté Paris à franc étrier, et leur agent principal, M. de Monsoreau, allait sortir du Louvre pour faire ses préparatifs de départ, dans le but de rattraper le duc d'Anjou.
Mais, au moment où il allait mettre le pied sur le seuil, Chicot l'aborda. Le palais était vide de ligueurs, le Gascon ne craignait plus rien pour son roi.
—Où allez-vous donc en si grande hâte, monsieur le grand veneur? demanda-t-il.
—Auprès de Son Altesse, répondit laconiquement le comte.
—Auprès de Son Altesse?
—Oui! je suis inquiet de monseigneur. Nous ne vivons pas dans un temps où les princes puissent se mettre en route sans une bonne suite.
—Oh! celui-là est si brave, dit Chicot, qu'il en est téméraire.
Le grand veneur regarda le Gascon.
—En tout cas, lui dit-il, si vous êtes inquiet, je le suis bien plus encore, moi!
—De qui?
—Toujours de la même Altesse.
—Pourquoi?
—Vous ne savez pas ce que l'on dit?
—Ne dit-on pas qu'il est parti? demanda le comte.
—On dit qu'il est mort, souffla tout bas le Gascon à l'oreille de son interlocuteur.
—Bah! fit Monsoreau avec une intonation de surprise qui n'était pas exempte d'une certaine joie; vous disiez qu'il était en route.
—Dame! on me l'avait persuadé. Je suis de si bonne foi, moi, que je crois toutes les bourdes qu'on me conte; mais maintenant, voyez-vous, j'ai tout lieu de croire, pauvre prince! que, s'il est en route, c'est pour l'autre monde.
—Voyons, qui vous donne ces funèbres idées?
—Il est entré au Louvre hier, n'est-ce pas?
—Sans doute, puisque j'y suis entré avec lui.
—Eh bien, on ne l'en a pas vu sortir.
—Du Louvre?
—Non.
—Mais Aurilly?
—Disparu!
—Mais ses gens?
—Disparus! disparus! disparus!
—C'est une raillerie, n'est-ce pas, monsieur Chicot?
—Demandez!
—A qui?
—Au roi.
—On n'interroge point Sa Majesté?
—Bah! il n'y a que manière de s'y prendre.
—Voyons, dit le comte, je ne puis rester dans un pareil doute.
Et, quittant Chicot, ou plutôt marchant devant lui, il s'achemina vers le cabinet du roi.
Sa Majesté venait de sortir.
—Où est allé le roi? demanda le grand veneur; je dois lui rendre compte de certains ordres qu'il m'a donnés.
—Chez M. le duc d'Anjou, lui répondit celui auquel il s'adressait.
—Chez M. le duc d'Anjou! dit le comte à Chicot; le prince n'est donc pas mort?
—Heu! fit le Gascon, m'est avis qu'il n'en vaut guère mieux.
Pour le coup, les idées du grand veneur s'embrouillèrent tout à fait: il devenait certain que M. d'Anjou n'avait pas quitté le Louvre. Certains bruits qu'il recueillit, certains mouvements de gens d'office, lui confirmèrent la vérité.
Or, comme il ignorait les véritables causes de l'absence du prince, cette absence l'étonnait au delà de toute mesure dans un moment si décisif.
Le roi, en effet, était allé chez le duc d'Anjou; mais, comme le grand veneur, malgré le grand désir où il était de savoir ce qui se passait chez le prince, ne pouvait y pénétrer, force lui fut d'attendre les nouvelles dans le corridor.
Nous avons dit que, pour assister à la séance, les quatre mignons s'étaient fait remplacer par des Suisses; mais, aussitôt la séance finie, malgré l'ennui que leur causait la garde qu'ils montaient près du prince, le désir d'être désagréables à Son Altesse en lui apprenant le triomphe du roi l'avait emporté sur l'ennui, et ils étaient venus reprendre leur poste, Schomberg et d'Épernon dans le salon, Maugiron et Quélus dans la chambre même de Son Altesse.
François, de son côté, s'ennuyait mortellement, de cet ennui terrible doublé d'inquiétudes, et, il faut le dire, la conversation de ces messieurs n'était pas faite pour le distraire.
—Vois-tu, disait Quélus à Maugiron d'un bout de la chambre à l'autre, et comme si le prince n'eût point été là, vois-tu, Maugiron, je commence, depuis une heure seulement, à apprécier notre ami Valois; en vérité, c'est un grand politique.
—Explique ton dire, répondit Maugiron en se carrant dans une chaise longue.
—Le roi a parlé tout haut de la conspiration, donc il la dissimulait; s'il la dissimulait, c'est qu'il la craignait; s'il en a parlé tout haut, c'est qu'il ne la craint plus.
—Voilà qui est logique, répondit Maugiron.
—S'il ne la craint plus, il va la punir; tu connais Valois: il brille certainement par un grand nombre de qualités, mais sa resplendissante personne est assez obscure à l'endroit de la clémence.
—Accordé.
—Or, s'il punit la susdite conspiration, ce sera par un procès; s'il y a procès, nous allons jouir, sans nous déranger, d'une seconde représentation de l'affaire d'Amboise.
—Beau spectacle, morbleu!
—Oui, et dans lequel nos places sont marquées d'avance, à moins que….
—A moins que… c'est possible encore… à moins qu'on ne laisse de côté les formes judiciaires, à cause de la position des accusés, et qu'on arrange cela sous le manteau de la cheminée, comme on dit.
—Je suis pour ce dernier avis, dit Maugiron; c'est assez comme cela que se traitent d'habitude les affaires de famille, et cette dernière conspiration est une véritable affaire de famille.
Aurilly lança un coup d'oeil inquiet au prince.
—Ma foi, dit Maugiron, je sais une chose, moi: c'est qu'à la place du roi je n'épargnerais pas les grosses têtes, en vérité, parce qu'ils sont deux fois plus coupables que les autres en se permettant de conspirer; ces messieurs se croient toute conspiration permise. Je dis donc que j'en sanglerais un ou deux, un surtout, mais là, carément; puis je nouerais tout le fretin. La Seine est profonde au devant de Nesle, et à la place du roi, parole d'honneur, je ne résisterais pas à la tentation.
—En ce cas, dit Quélus, je crois qu'il ne serait point mal de faire revivre la fameuse invention des sacs.
—Et quelle était cette invention? demanda Maugiron.
—Une fantaisie royale qui date de 1350 à peu près; voici la chose: on enfermait un homme dans un sac en compagnie de trois ou quatre chats, puis on jetait le tout à l'eau. Les chats, qui ne peuvent pas souffrir l'humidité, ne se sentaient pas plutôt dans la Seine qu'ils s'en prenaient à l'homme de l'accident qui leur arrivait; alors il se passait dans ce sac des choses que malheureusement on ne pouvait pas voir.
—En vérité, dit Maugiron, tu es un puits de science, Quélus, et ta conversation est des plus intéressantes.
—On pourrait ne pas appliquer cette invention aux chefs: les chefs ont toujours droit de réclamer le bénéfice de décapitation en place publique ou de l'assassinat dans quelque coin; mais comme tu le disais, au fretin, et par le fretin j'entends les favoris, les écuyers, les maîtres d'hôtel, les joueurs de luth….
—Messieurs! balbutia Aurilly pâle de terreur.
—Ne réponds donc pas, Aurilly, dit François, cela ne peut s'adresser à moi ni par conséquent à ma maison: on ne raille pas les princes du sang en France.
—Non, on les traite plus sérieusement, dit Quélus, on leur coupe le cou; Louis XI ne s'en privait pas, lui, le grand roi! témoin M. de Nemours.
Les mignons en étaient là de leur dialogue, lorsqu'on entendit du bruit dans le salon; puis la porte de la chambre s'ouvrit, et le roi parut sur le seuil.
François se leva.
—Sire, s'écria-t-il, j'en appelle à votre justice du traitement indigne que me font subir vos gens.
Mais Henri ne parut ni avoir vu ni avoir entendu son frère.
—Bonjour, Quélus, dit Henri en baisant son favori sur les deux joues; bonjour, mon enfant, la vue me réjouit l'âme; et toi, mon pauvre Maugiron, comment allons-nous?
—Je m'ennuie à périr, dit Maugiron; j'avais cru, quand je me suis chargé de garder votre frère, sire, qu'il était plus divertissant que cela. Fi! l'ennuyeux prince! est-ce bien le fils de votre père et de votre mère?
—Sire, vous l'entendez, dit François, est-il donc dans vos intentions royales que l'on insulte ainsi votre frère?
—Silence, monsieur, dit Henri sans se retourner, je n'aime pas que mes prisonniers se plaignent.
—Prisonnier tant qu'il vous plaira, mais ce prisonnier n'en est pas moins votre….
—Le titre que vous invoquez est justement celui qui vous perd dans mon esprit. Mon frère, coupable, est coupable deux fois.
—Mais s'il ne l'est pas?
—Il l'est!
—De quel crime?
—De m'avoir déplu, monsieur.
—Sire, dit François humilié, nos querelles de famille ont-elles besoin d'avoir des témoins?
—Vous avez raison, monsieur. Mes amis, laissez-moi donc causer un instant avec monsieur mon frère.
—Sire, dit tout bas Quélus, ce n'est pas prudent à Votre Majesté de rester entre deux ennemis.
—J'emmène Aurilly, dit Maugiron à l'autre oreille du roi.
Les deux gentilshommes emmenèrent Aurilly, à la fois brûlant de curiosité et mourant d'inquiétude.
—Nous voici donc seuls, dit le roi.
—J'attendais ce moment avec impatience, sire.
—Et moi aussi, Ah! vous en voulez à ma couronne, mon digne Étéocle; ah! vous vous faisiez de la Ligue un moyen et du trône un but. Ah! l'on vous sacrait dans un coin de Paris, dans une église perdue, pour vous montrer tout à coup aux Parisiens tout reluisant d'huile sainte?
—Hélas! dit François, qui sentait peu à peu la colère du roi, Votre
Majesté ne me laisse pas parler.
—Pourquoi faire? dit Henri, pour mentir, ou pour me dire du moins des choses que je sais aussi bien que vous? Mais non, vous mentiriez, mon frère; car l'aveu de ce que vous avez fait, ce serait l'aveu que vous méritez la mort. Vous mentiriez, et c'est une honte que je vous épargne.
—Mon frère, mon frère, dit François éperdu, est-ce bien votre intention de m'abreuver de pareils outrages?
—Alors, si ce que je vous dis peut être tenu pour outrageant, c'est moi qui mens, et je ne demande pas mieux que de mentir. Voyons, parlez, parlez, j'écoute; apprenez-nous comment vous n'êtes pas un déloyal, et, qui pis est, un maladroit.
—Je ne sais ce que Votre Majesté veut dire, et elle semble avoir pris à tâche de me parler par énigmes.
—Alors je vais vous expliquer mes paroles, moi, s'écria Henri d'une voix pleine de menaces et qui vibrait à la portée des oreilles de François: oui, vous avez conspiré contre moi, comme vous avez autrefois conspiré contre mon frère Charles; seulement autrefois c'était à l'aide du roi de Navarre, aujourd'hui c'est à l'aide du duc de Guise. Beau projet, que j'admire et qui vous eût fait une riche place dans l'histoire des usurpateurs. Il est vrai qu'autrefois vous rampiez comme un serpent, et qu'aujourd'hui vous voulez mordre comme un lion; après la perfidie, la force ouverte; après le poison, l'épée.
—Le poison! Que voulez-vous dire, monsieur? s'écria François, pâle de rage et cherchant, comme cet Étéocle à qui Henri l'avait comparé, une place où frapper Polynice avec ses regards de flamme, a défaut de glaive et de poignard. Quel poison?
—Le poison avec lequel tu as assassiné notre frère Charles; le poison que tu destinais à Henri de Navarre, ton associé. Il est connu, va, ce poison fatal; notre mère en a déjà usé tant de fois! Voilà sans doute pourquoi tu y as renoncé à mon égard; voilà pourquoi tu as voulu prendre des airs de capitaine, en commandant les milices de la Ligue. Mais regarde-moi bien en face, François, continua Henri en faisant vers son frère un pas menaçant, et demeure bien convaincu qu'un homme de ta trempe ne tuera jamais un homme de la mienne.
François chancela sous le poids de cette terrible attaque; mais, sans égards, sans miséricorde pour son prisonnier, le roi reprit:
—L'épée! l'épée! je voudrais bien te voir dans cette chambre seul à seul avec moi, tenant une épée. Je t'ai déjà vaincu en fourberie, François, car, moi aussi, j'ai pris les chemins tortueux pour arriver au trône de France; mais ces chemins, il fallait les franchir en passant sur le ventre d'un million de Polonais; à la bonne heure! Si vous voulez être fourbe, soyez-le, mais de cette façon; si vous voulez m'imiter, imitez-moi, mais pas en me rapetissant. Voilà des intrigues royales, voilà de la fourberie digne d'un capitaine; donc, je le répète, en ruses tu es vaincu, et dans un combat loyal tu serais tué; ne songe donc plus à lutter d'une façon ni de l'autre; car, dès à présent, j'agis en roi, en maître, en desposte; dès à présent, je te surveille dans tes oscillations, je te poursuis dans tes ténèbres, et à la moindre hésitation, à la moindre obscurité, au moindre doute, j'étends ma large main sur toi, chétif, et je te jette pantelant à la hache de mon bourreau.
Voilà ce que j'avais à te dire relativement à nos affaires de famille, mon frère; voilà pourquoi je voulais te parler tête à tête, François; voilà pourquoi je vais ordonner à mes amis de te laisser seul cette nuit, afin que, dans la solitude, tu puisses méditer mes paroles. Si la nuit porte véritablement conseil, comme on dit, ce doit être surtout aux prisonniers.
—Ainsi, murmura le duc, par un caprice de Votre Majesté, sur un soupçon qui ressemble à un mauvais rêve que vous auriez fait, me voilà tombé dans votre disgrâce?
—Mieux que cela François: te voilà tombé sous ma justice.
—Mais au moins, sire, fixez un terme à ma captivité, que je sache à quoi m'en tenir.
—Quand on vous lira votre jugement, vous le saurez.
—Ma mère! ne pourrais-je pas voir ma mère?
—Pourquoi faire? Il n'y avait que trois exemplaires au monde du fameux livre de chasse que mon pauvre frère Charles a dévoré, c'est le mot, et les deux autres sont: l'un à Florence et l'autre à Londres. D'ailleurs, je ne suis pas un Nemrod, moi, comme mon pauvre frère. Adieu! François.
Le prince tomba atterré sur un fauteuil.
—Messieurs, dit le roi en rouvrant la porte, messieurs, M. le duc d'Anjou m'a demandé la liberté de réfléchir cette nuit à une réponse qu'il doit me faire demain matin. Vous le laisserez donc seul dans sa chambre, sauf les visites de précaution que, de temps en temps, vous croirez devoir faire. Vous trouverez peut-être votre prisonnier un peu exalté par la conversation que nous venons d'avoir ensemble; mais souvenez-vous qu'en conspirant contre moi M. le duc d'Anjou a renoncé au titre de mon frère; il n'y a par conséquent ici qu'un captif et des gardes; pas de cérémonies: si le captif vous désoblige, avertissez-moi; j'ai la Bastille sous ma main, et dans la Bastille, maître Laurent Testu, le premier homme du monde pour dompter les rebelles humeurs.
—Sire! sire! murmura François tentant un dernier effort, souvenez-vous que je suis votre…
—Vous étiez aussi le frère du roi Charles IX, je crois, dit Henri.
—Mais, au moins, qu'on me rende mes serviteurs, mes amis.
—Plaignez-vous! je me prive des miens pour vous les donner.
Et Henri referma la porte sur la face de son frère, qui recula pâle et chancelant jusqu'à son fauteuil, dans lequel il tomba.
CHAPITRE XXVI
COMMENT ON NE PERD PAS TOUJOURS SON TEMPS EN FOUILLANT DANS LES ARMOIRES VIDES.
La scène que venait d'avoir le duc d'Anjou avec le roi lui avait fait considérer sa position comme tout a fait désespérée. Les mignons ne lui avaient rien laissé ignorer de ce qui s'était passé au Louvre: ils lui avaient montré la défaite de MM. de Guise et le triomphe de Henri plus grands encore qu'ils n'étaient en réalité, il avait entendu la voix du peuple criant, chose qui lui avait paru incompréhensible d'abord. Vive le roi et Vive la Ligue! Il se sentait abandonné des principaux chefs, qui, eux aussi, avaient à défendre leurs personnes. Abandonné de sa famille, décimée par les empoisonnements et par les assassinats, divisée par les ressentiments et les discordes, il soupirait en tournant les yeux vers ce passé que lui avait rappelé le roi, et en songeant que, dans sa lutte contre Charles IX, il avait au moins pour confidents, ou plutôt pour dupes, ces deux âmes dévouées, ces deux épées flamboyantes qu'on appelait Coconnas et la Mole.
Le regret de certains avantages perdus est le remords pour beaucoup de consciences.
Pour la première fois de sa vie, en se sentant seul et isolé, M. d'Anjou éprouva comme une espèce de remords d'avoir sacrifié la Mole et Coconnas.
Dans ce temps-là, sa soeur Marguerite l'aimait, le consolait. Comment avait-il récompensé sa soeur Marguerite?
Restait sa mère, la reine Catherine. Mais sa mère ne l'avait jamais aimé. Elle ne s'était jamais servie de lui que comme il se serait servi des autres, c'est-à-dire à titre d'instrument; et François se rendait justice. Une fois aux mains de sa mère, il sentait qu'il ne s'appartenait pas plus que le vaisseau ne s'appartient au milieu de l'Océan lorsque souffle la tempête.
Il songea que, récemment encore, il avait près de lui un coeur qui valait tous les coeurs, une épée qui valait toutes les épées.
Bussy, le brave Bussy, lui revint tout entier à la mémoire.
Ah! pour le coup, ce fut alors que le sentiment qu'éprouva François ressembla à du remords, car il avait désobligé Bussy pour plaire à Monsoreau; il avait voulu plaire à Monsoreau, parce que Monsoreau savait son secret, et voilà tout à coup que ce secret, dont menaçait toujours Monsoreau, était parvenu à la connaissance du roi, de sorte que Monsoreau n'était plus à craindre.
Il s'était donc brouillé avec Bussy inutilement et surtout gratuitement, action qui, comme l'a dit depuis un grand politique, était bien plus qu'un crime: c'était une faute.
Or quel avantage c'eût été pour le prince, dans la situation où il se trouvait, que de savoir que Bussy, Bussy reconnaissant, et par conséquent fidèle, veillait sur lui; Bussy l'invincible; Bussy le coeur loyal; Bussy le favori de tout le monde, tant un coeur loyal et une lourde main font d'amis à quiconque a reçu l'un de Dieu et l'autre du hasard!
Bussy veillant sur lui, c'était la liberté probable, c'était la vengeance certaine.
Mais, comme nous l'avons dit, Bussy, blessé au coeur, boudait le prince et s'était retiré sous sa tente, et le prisonnier restait avec cinquante pieds de hauteur à franchir pour descendre dans les fossés, et quatre mignons à mettre hors de combat pour pénétrer jusqu'au corridor.
Sans compter que les cours étaient pleines de Suisses et de soldats.
Aussi, de temps en temps, il revenait à la fenêtre et plongeait son regard jusqu'au fond des fossés; mais une pareille hauteur était capable de donner le vertige aux plus braves, et M. d'Anjou était loin d'être à l'épreuve des vertiges.
Outre cela, d'heure en heure, un des gardiens du prince, soit Schomberg, soit Maugiron, tantôt d'Épernon, tantôt Quélus, entrait, et sans s'inquiéter de la présence du prince, quelquefois même sans le saluer, faisait sa tournée, ouvrant les portes et les fenêtres, fouillant les armoires et les bahuts, regardant sous les lits et sous les tables, s'assurant même que les rideaux étaient à leur place, et que les draps n'étaient point découpés en lanières.
De temps en temps, ils se penchaient en dehors du balcon, et les quarante-cinq pieds de hauteur les rassuraient.
—Ma foi, dit Maugiron en rentrant de faire sa perquisition, moi j'y renonce; je demande à ne plus bouger du salon, où, le jour, nos amis viennent nous voir, et à ne plus me réveiller, la nuit, de quatre heures en quatre heures, pour aller faire visite à M. le duc d'Anjou.
—C'est qu'aussi, dit d'Épernon, on voit bien que nous sommes de grands enfants, et que nous avons toujours été capitaines, et jamais soldats: nous ne savons pas, en vérité, interpréter une consigne.
—Comment cela? demanda Quélus.
—Sans doute; que veut le roi? c'est que nous gardions M. d'Anjou, et non pas que nous le regardions.
—D'autant mieux, dit Maugiron, qu'il est bon à garder, mais qu'il n'est pas beau à regarder.
—Fort bien, dit Schomberg; mais songeons à ne point nous relâcher de notre surveillance, car le diable est fin.
—Soit, dit d'Épernon, mais il ne suffit pas d'être fin, ce me semble, pour passer sur le corps à quatre gaillards comme nous.
Et d'Épernon, se redressant, frisa superbement sa moustache.
—Il a raison, dit Quélus.
—Bon! répondit Schomberg, crois-tu donc M. le duc d'Anjou assez niais pour essayer de s'enfuir précisément par notre galerie? S'il tient absolument à se sauver, il fera un trou dans le mur.
—Avec quoi? il n'a pas d'armes.
—Il a les fenêtres, dit assez timidement Schomberg, qui se rappelait avoir lui-même mesuré la profondeur des fossés.
—Ah! les fenêtres! il est charmant, sur ma parole, s'écria d'Épernon; bravo, Schomberg, les fenêtres! c'est-à-dire que tu sauterais quarante-cinq pieds de hauteur?
—J'avoue que quarante-cinq pieds….
—Eh bien, lui qui boite, lui qui est lourd, lui qui est peureux comme….
—Toi, dit Schomberg.
—Mon cher, dit d'Épernon, tu sais bien que je n'ai peur que des fantômes, ça, c'est une affaire de nerfs.
—C'est, dit gravement Quélus, que tous ceux qu'il a tués en duel lui sont apparus la même nuit.
—Ne rions pas, dit Maugiron; j'ai lu une foule d'évasions miraculeuses… avec les draps, par exemple.
—Ah! pour ceci, l'observation de Maugiron est des plus sensées, dit d'Épernon. Moi, j'ai vu, à Bordeaux, un prisonnier qui s'était sauvé avec ses draps.
—Tu vois! dit Schomberg.
—Oui, reprit d'Épernon; mais il avait les reins cassés et la tête fendue; son drap s'était trouvé d'une trentaine de pieds trop court, il avait été forcé de sauter, de sorte que l'évasion était complète: son corps s'était sauvé de sa prison, et son âme s'était sauvée de son corps.
—Eh bien, d'ailleurs, s'il s'échappe, dit Quélus, cela nous fera une chasse au prince du sang; nous le poursuivrons, nous le traquerons, et, en le traquant, sans faire semblant de rien, et nous tâcherons de lui casser quelque chose.
—Et alors, mordieu! nous rentrerons dans notre rôle, s'écria
Maugiron: nous sommes des chasseurs et non des geôliers.
La péroraison parut concluante, et l'on parla d'autre chose, tout en décidant néanmoins que, d'heure en heure, on continuerait de faire une visite dans la chambre de M. d'Anjou.
Les mignons avaient parfaitement raison en ceci: que le duc d'Anjou ne tenterait jamais de fuir de vive force, et que, d'un autre côté, il ne se déciderait jamais à une évasion périlleuse on difficile.
Ce n'est pas qu'il manquât d'imagination, le digne prince, et, nous devons même le dire, son imagination se livrait à un furieux travail, tout en se promenant de son lit au fameux cabinet occupé, pendant deux ou trois nuits, par la Mole, quand Marguerite l'avait recueilli pendant la soirée de la Saint-Barthélemy.
De temps en temps, la figure pâle du prince allait se coller aux carreaux de la fenêtre donnant dans les fossés du Louvre. Au delà des fossés s'étendait une grève d'une quinzaine de pieds de large, et, au delà de cette grève, on voyait, au milieu de l'obscurité, se dérouler la Seine, calme comme un miroir.
De l'autre côté, au milieu des ténèbres, se dressait comme un géant immobile: c'était la tour de Nesle.
Le duc d'Anjou avait suivi le coucher du soleil dans toutes ses phases; il avait suivi, avec l'intérêt qu'accorde le prisonnier à ces sortes de spectacles, la dégradation de la lumière et les progrès de l'obscurité. Il avait contemplé cet admirable spectacle du vieux Paris, avec ses toits dorés, à une heure de distance, par les derniers feux du soleil, et argentés par les premiers rayons de la lune; puis, peu à peu, il s'était senti saisi d'une grande terreur en voyant d'immenses nuages rouler au ciel et annoncer, en s'accumulant au-dessus du Louvre, un orage pour la nuit.
Entre autres faiblesses, le duc d'Anjou avait celle de trembler au bruit de la foudre.
Alors il eût donné bien des choses pour que les mignons le gardassent encore à vue, dussent-ils l'insulter en le gardant.
Cependant il n'y avait pas moyen de les rappeler: c'était donner trop beau jeu à leurs railleries.
Il essaya de se jeter sur son lit, impossible de dormir; il voulut lire, les caractères tourbillonnaient devant ses yeux comme des diables noirs; il tenta de boire, le vin lui parut amer; il frôla du bout des doigts le luth d'Aurilly resté suspendu à la muraille, mais il sentit que la vibration des cordes agissait sur ses nerfs de telle façon qu'il avait envie de pleurer.
Alors il se mit à jurer comme un païen et à briser tout ce qu'il trouva à la portée de sa main. C'était un défaut de famille, et l'on y était habitué dans le Louvre.
Les mignons entr'ouvrirent la porte pour voir d'où venait cet horrible sabbat; puis, ayant reconnu que c'était le prince qui se distrayait, ils avaient refermé la porte, ce qui avait doublé la colère du prisonnier.
Il venait justement de briser une chaise, quand un cliquetis au son duquel on ne se méprend jamais, un cliquetis cristallin retentit du côté de la fenêtre, et en même temps M. d'Anjou ressentit une douleur assez aiguë à la hanche.
Sa première idée fut qu'il était blessé d'un coup d'arquebuse, et que ce coup lui était tiré par un émissaire du roi.
—Ah! traître! ah! lâche! s'écria le prisonnier, tu me fais arquebuser comme tu me l'avais promis. Ah! je suis mort!
Et il se laissa aller sur le tapis.
Mais, en tombant, il posa la main sur un objet assez dur, plus inégal et surtout plus gros que ne l'est la balle d'une arquebuse.
—Oh! une pierre, dit-il, c'est donc un coup de fauconneau? mais encore, j'eusse entendu l'explosion.
Et, en même temps, il retira et allongea la jambe; quoique la douleur eût été assez vive, le prince n'avait évidemment rien de cassé.
Il ramassa la pierre et examina le carreau.
La pierre avait été lancée si rudement, quelle avait plutôt troué que brisé la vitre.
La pierre paraissait enveloppée dans un papier.
Alors les idées du duc commencèrent à changer de direction. Cette pierre, au lieu de lui être lancée par quelque ennemi, ne lui venait-elle pas, au contraire, de quelque ami?
La sueur lui monta au front; l'espérance, comme l'effroi, à ses angoisses.
Le duc s'approcha de la lumière.
En effet, autour de la pierre, un papier était roulé et maintenu avec une soie nouée de plusieurs noeuds. Le papier avait naturellement amorti la dureté du silex, qui, sans cette enveloppe, eût certes causé au prince une douleur plus vive que celle qu'il avait ressentie.
Briser la soie, dérouler le papier et le lire, fut pour le duc l'affaire d'une seconde: il était complètement ressuscité.
Une lettre! murmura-t-il en jetant autour de lui un regard furtif.
Et il lut:
«Êtes-vous las de garder la chambre? aimez-vous le grand air et la liberté? Entrez dans le cabinet où la reine de Navarre avait caché votre pauvre ami, M. de la Mole; ouvrez l'armoire, et, en déplaçant le tasseau du bas, vous trouverez un double fond: dans ce double fond, il y a une échelle de soie, attachez-la vous-même au balcon, deux bras vigoureux vous roidiront l'échelle au bas du fossé. Un cheval, vite comme la pensée, vous mènera en lieu sûr.
«UN AMI.»
—Un ami! s'écria le prince; un ami! oh! je ne savais pas avoir un ami. Quel est donc cet ami qui songe à moi?
Et le duc réfléchit un moment; mais, ne sachant sur qui arrêter sa pensée, il courut regarder à la fenêtre; il ne vit personne.
—Serait-ce un piège? murmura le prince, chez lequel la peur s'éveillait, le premier de tous les sentiments.
—Mais d'abord, ajouta-t-il, on peut savoir si cette armoire a un double fond, et si, dans ce double fond, il y a une échelle.
Le duc alors, sans changer la lumière de place, et résolu, pour plus de précaution, au simple témoignage de ses mains, se dirigea vers ce cabinet dont tant de fois jadis il avait poussé la porte avec un coeur palpitant, alors qu'il s'attendait à y trouver madame la reine de Navarre, éblouissante de cette beauté que François appréciait plus qu'il ne convenait peut-être à un frère.
Cette fois encore, il faut l'avouer, le coeur battait au duc avec violence.
Il ouvrit l'armoire à tâtons, explora toutes les planches, et, arrivé à celle d'en bas, après avoir pesé au fond et pesé sur le devant, il pesa sur un des côtés, et sentit la planche qui faisait la bascule.
Aussitôt il introduisit sa main dans la cavité et sentit au bout de ses doigts le contact d'une échelle de soie.
Comme un voleur qui s'enfuit avec sa proie, le duc se sauva dans sa chambre emportant son trésor.
Dix heures sonnèrent, le duc songea aussitôt à la visite qui avait lieu toutes les heures; il se hâta de cacher son échelle sous le coussin d'un fauteuil et s'assit dessus.
Elle était si artistement faite, qu'elle tenait parfaitement cachée dans l'étroit espace où le duc l'avait enfouie.
En effet, cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que Maugiron parut en robe de chambre, tenant une épée nue sous son bras gauche et un bougeoir de la main droite.
Tout en entrant chez le duc, il continuait de parler à ses amis.
—L'ours est en fureur, dit une voix, il cassait tout il n'y a qu'un instant: prends garde qu'il ne te dévore, Maugiron.
—Insolent! murmura le duc.
—Je crois que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'adresser la parole, dit Maugiron de son air le plus impertinent.
Le duc, prêt à éclater, se contint en réfléchissant qu'une querelle entraînerait une perte de temps et ferait peut-être manquer son évasion.
Il dévora son ressentiment et fit pivoter son fauteuil de manière à tourner le dos au jeune homme.
Maugiron, suivant les données traditionnelles, s'approcha du lit pour examiner les draps, et de la fenêtre pour reconnaître la présence des rideaux; il vit bien une vitre cassée, mais il songea que c'était le duc qui, dans sa colère, l'avait brisée ainsi.
—Ouais, Maugiron, cria Schomberg, es-tu déjà mangé, que tu ne dis mot? Dans ce cas, soupire au moins, qu'on sache au moins à quoi s'en tenir et qu'on te venge.
Le duc faisait craquer ses doigts d'impatience.
—Non pas, dit Maugiron. Au contraire, mon ours est fort doux et tout à fait dompté.
Le duc sourit silencieusement au milieu des ténèbres.
Quant à Maugiron, sans même saluer le prince, ce qui était la moindre politesse qu'il dût à un si haut seigneur, il sortit, et, en sortant, il ferma la porte à double tour.
Le prince le laissa faire, puis, lorsque la clef eut cessé de grincer dans la serrure:
—Messieurs, murmura-t-il, prenez garde à vous, c'est un animal très-fin qu'un ours.
CHAPITRE XXVII
VENTRE SAINT-GRIS.
Resté seul, le duc d'Anjou, sachant qu'il avait au moins une heure de tranquillité devant lui, tira son échelle de cordes de dessous son coussin, la déroula, en examina chaque noeud, en sonda chaque échelon, tout cela avec la plus minutieuse prudence.
—L'échelle est bonne, dit-il, et, en ce qui dépend d'elle, on ne me l'offre point comme un moyen de me briser les côtes.
Alors il la déploya toute, compta trente-huit échelons distants de quinze pouces chacun.
—Allons, la longueur est suffisante, pensa-t-il; rien à craindre encore de ce côté.
Il resta un instant pensif.
—Ah! j'y songe, dit-il, ce sont ces damnés mignons qui m'envoient cette échelle: je l'attacherai au balcon, ils me laisseront faire, et tandis que je descendrai, ils viendront couper les liens, voilà le piège.
Puis, réfléchissant encore:
—Eh! non, dit-il, ce n'est pas possible; ils ne sont point assez niais pour croire que je m'exposerai à descendre sans barricader la porte, et, la porte barricadée, ils ont dû calculer que j'aurai le temps de fuir avant qu'ils l'aient enfoncée.—Ainsi ferai-je, dit-il en regardant autour de lui, ainsi ferais-je certainement si je me décidais à fuir.—Cependant, comment supposer que je croirai à l'innocence de cette échelle trouvée dans une armoire de la reine de Navarre? Car, enfin, quelle personne au monde, excepte ma soeur Marguerite, pourrait connaître l'existence de cette échelle?—Voyons, répéta-t-il, quel est l'ami? Le billet est signé: Un ami. Quel est l'ami du duc d'Anjou qui connaît si bien le fond des armoires de mon appartement ou de celui de ma soeur?
Le duc achevait à peine de formuler cet argument, qui lui semblait victorieux, que, relisant le billet pour en reconnaître l'écriture, si la chose était possible, il fut pris d'une idée soudaine.
—Bussy! s'écria-t-il.
En effet, Bussy, que tant de dames adoraient, Bussy qui semblait un héros à la reine de Navarre, laquelle poussait, elle l'avoue elle-même dans ses Mémoires, des cris d'effroi chaque fois qu'il se battait en duel; Bussy discret, Bussy versé dans la science des armoires, n'était-ce pas, selon toute probabilité, Bussy, le seul de tous ses amis sur lequel le duc pouvait véritablement compter, n'était-ce pas Bussy qui avait envoyé le billet?
Et la perplexité du prince s'augmenta encore.
Tout se réunissait cependant pour persuader au duc d'Anjou que l'auteur du billet était Bussy. Le duc ne connaissait pas tous les motifs que le gentilhomme avait de lui en vouloir, puisqu'il ignorait son amour pour Diane de Méridor; il est vrai qu'il s'en doutait quelque peu; comme le duc avait aimé Diane, il devait comprendre la difficulté qu'il y avait pour Bussy à voir cette belle jeune femme sans l'aimer, mais ce léger soupçon ne s'effaçait pas moins devant les probabilités. La loyauté de Bussy ne lui avait pas permis de demeurer oisif tandis qu'on enchaînait son maître; Bussy avait été séduit par les dehors aventureux de cette expédition; il avait voulu se venger du duc à sa façon, c'est-à-dire en lui rendant la liberté. Plus de doute, c'était Bussy qui avait écrit, c'était Bussy qui attendait.
Pour achever de s'éclaircir, le prince s'approcha de la fenêtre, il vit, dans le brouillard qui montait de la rivière, trois silhouettes oblongues qui devaient être des chevaux, et deux espèces de pieux qui semblaient plantés sur la grève: ce devait être deux hommes.
Deux hommes, c'était bien cela: Bussy et son fidèle le Haudoin.
—La tentation est dévorante, murmura le duc, et le piège, si piège il y a, est tendu trop artistement pour qu'il y ait honte à moi de m'y laisser prendre.
François alla regarder au trou de la serrure du salon; il vit ses quatre gardiens; deux dormaient, deux autres avaient hérité de l'échiquier de Chicot et jouaient aux échecs.
Il éteignit sa lumière.
Puis il alla ouvrir sa fenêtre et se pencha en dehors de son balcon.
Le gouffre, qu'il essayait de sonder du regard, était rendu plus effrayant encore par l'obscurité. Il recula.
Mais c'est un attrait si irrésistible que l'air et l'espace pour un prisonnier, que François, en rentrant dans sa chambre, se figura qu'il étouffait. Ce sentiment fut tellement ressenti par lui, que quelque chose comme le dégoût de la vie et l'indifférence de la mort passa dans son esprit.
Le prince, étonné, se figura que le courage lui venait.
Alors, profitant de ce moment d'exaltation, il saisit l'échelle de soie, la fixa à son balcon par les crochets de fer qu'elle présentait à l'une de ses extrémités, puis il retourna à la porte qu'il barricada de son mieux, et, bien persuadé que, pour vaincre l'obstacle qu'il venait de créer, on serait forcé de perdre dix minutes, c'est-à-dire plus de temps qu'il ne lui en fallait pour atteindre le bas de son échelle, il revint à la fenêtre.
Il chercha alors à revoir au loin les chevaux et les hommes, mais il n'aperçut plus rien.
—J'aimerais mieux cela, murmura-t-il, fuir seul vaut mieux que fuir avec l'ami le mieux connu; à plus forte raison avec un ami inconnu.
En ce moment, l'obscurité était complète, et les premiers grondements de l'orage, qui menaçait depuis une heure, commençaient à faire retentir le ciel, un gros nuage aux franges argentées s'étendait comme un éléphant couché d'un côté à l'autre de la rivière; sa croupe s'appuyant au palais; sa trompe, indéfiniment recourbée, dépassant la tour de Nesle, et se perdant à l'extrémité sud de la ville.
Un éclair lézarda pour un instant le nuage immense, et il sembla au prince apercevoir dans le fossé, au-dessous de lui, ceux qu'il avait cherchés inutilement sur la grève.
Un cheval hennit; il n'y avait pas de doute, il était attendu.
Le duc secoua l'échelle pour s'assurer qu'elle était solidement attachée, puis il enjamba la balustrade et posa le pied sur le premier échelon.
Nul ne pourrait rendre l'angoisse terrible qui étreignait en ce moment le coeur du prisonnier, placé entre un frêle cordonnet de soie pour tout appui, et les menaces mortelles de son frère.
Mais à peine eut-il posé le pied sur la première traverse de bois, qu'il lui sembla que l'échelle, au lieu de vaciller comme il s'y était attendu, se roidissait, au contraire, et que le second échelon se présentait à son second pied sans que l'échelle eût fait ou paru faire le mouvement de rotation bien naturel en pareil cas.
Était-ce un ami ou un ennemi qui tenait le bas de l'échelle; étaient-ce des bras ouverts ou des bras armés qui l'attendaient au dernier échelon?
Une terreur irrésistible s'empara de François; il tenait encore le balcon de la main gauche, il fit un mouvement pour remonter.
On eût dit que la personne invisible qui attendait le prince au pied de la muraille devinait tout se qui se passait dans son coeur, car, au moment même, un petit tiraillement, bien doux et bien égal, une sorte de sollicitation de la soie, arriva jusqu'au pied du prince.
—Voilà qu'on tient l'échelle par en bas, dit-il, on ne veut donc pas que je tombe. Allons, du courage.
Et il continua de descendre; les deux montants de l'échelle étaient tendus comme des bâtons. François remarqua que l'on avait soin d'écarter les échelons du mur pour faciliter l'appui de son pied. Dès lors il se laissa glisser comme une flèche, coulant sur les mains plutôt que sur les échelons, et sacrifiant à cette rapide descente le pan doublé de son manteau.
Tout à coup, au lieu de toucher la terre, qu'il sentait instinctivement être proche de ses pieds, il se sentit enlevé dans les bras d'un homme qui lui glissa à l'oreille ces trois mots:
—Vous êtes sauvé.
Alors on le porta jusqu'au revers du fossé, et là on le poussa le long d'un chemin pratiqué entre des éboulements de terre et de pierre; il parvint enfin à la crête; à la crête, un autre homme attendait, qui le saisit par le collet et le tira à lui; puis, ayant aidé de même son compagnon, courut, courbé comme un vieillard, jusqu'à la rivière. Les chevaux étaient bien où François les avait vus d'abord.
Le prince comprit qu'il n'y avait plus à reculer; il était complètement à la merci de ses sauveurs. Il courut à l'un des trois chevaux, sauta dessus; ses deux compagnons en firent autant. La même voix qui lui avait déjà parlé tout bas à l'oreille lui dit avec le même laconisme et le même mystère:
—Piquez.
Et tous trois partirent au galop.
—Cela va bien jusqu'à présent, pensait tout bas le prince, espérons que la suite de l'aventure ne démentira point le commencement.
—Merci, merci, mon brave Bussy, murmurait tout bas le prince à son camarade de droite, enveloppé jusqu'au nez dans un grand manteau brun.
—Piquez, répondait celui-ci du fond de son manteau.
Et, lui-même donnant l'exemple, les trois chevaux et les trois cavaliers passaient comme des ombres.
On arriva ainsi au grand fossé de la Bastille, que l'on traversa sur un pont improvisé la veille par les ligueurs, qui, ne voulant pas que leurs communications fussent interrompues avec leurs amis, avaient avisé à ce moyen, qui facilitait, comme on le voit, les relations.
Les trois cavaliers se dirigèrent vers Charenton. Le cheval du prince semblait avoir des ailes.
Tout à coup le compagnon de droite sauta le fossé, et se lança dans la forêt de Vincennes, en disant avec son laconisme ordinaire ce seul mot au prince:
—Venez.
Le compagnon de gauche en fit autant, mais sans parler. Depuis le moment du départ, pas une parole n'était sortie de la bouche de celui-ci.
Le prince n'eut pas même besoin de faire sentir la bride ou les genoux à sa monture, le noble animal sauta le fossé avec la même ardeur qu'avaient montré les deux autres chevaux; et, au hennissement avec lequel il franchit l'obstacle, plusieurs hennissements répondirent des profondeurs de la forêt.
Le prince voulut arrêter son cheval, car il craignait qu'on ne le conduisit à quelque embuscade.
Mais il était trop tard; l'animal était lancé de façon à ne plus sentir le mors; cependant, en voyant ses deux compagnons relentir sa course, il ralentit aussi la sienne, et François se trouva dans une sorte de clairière où huit ou dix hommes à cheval, rangés militairement, se révélaient aux yeux par le reflet de la lune qui argentait leur cuirasse.
—Oh! oh! fit le prince, que veut dire ceci, monsieur?
—Ventre Saint-Gris! s'écria celui auquel s'adressait la question, cela veut dire que nous sommes saufs.
—Vous, Henri, s'écria le duc d'Anjou stupéfait, vous, mon libérateur?
—Eh! dit le Béarnais, en quoi cela peut-il vous étonner, ne sommes-nous point alliés?
Puis, jetant les yeux autour de lui pour chercher un second compagnon.
—Agrippa, dit-il, où diable es-tu?
—Me voilà, dit d'Aubigné, qui n'avait pas encore desserré les dents; bon! si c'est comme cela que vous arrangez vos chevaux…. Avec cela que vous en avez tant!
—Bon! bon! dit le roi de Navarre. Ne gronde pas, pourvu qu'il en reste deux, reposés et frais, avec lesquels nous puissions faire une douzaine de lieues d'une seule traite, c'est tout ce qu'il me faut.
—Mais où me menez-vous donc, mon cousin? demanda François avec inquiétude.
—Où vous voudrez, dit Henri; seulement allons-y vite, car d'Aubigné a raison; le roi de France a des écuries mieux montées que les miennes, et il est assez riche pour crever une vingtaine de chevaux, s'il a mis dans sa tête de nous rejoindre.
—En vérité, je suis libre d'aller où je veux? demanda François.
—Certainement, et j'attends vos ordres, dit Henri.
—Eh bien, alors, à Angers.
—Vous voulez aller à Angers? A Angers, soit: c'est vrai, là vous êtes chez vous.
—Mais vous, mon cousin?
—Moi, en vue d'Angers, je vous quitte, et je pique vers la Navarre, où ma bonne Margot m'attend; elle doit même fort s'ennuyer de moi!
—Mais personne ne vous savait ici? dit François.
—J'y suis venu vendre trois diamants de ma femme.
—Ah! fort bien.
—Et puis savoir un peu, en même temps, si décidément la Ligue m'allait ruiner.
—Vous voyez qu'il n'en est rien.
—Grâce à vous, oui.
—Comment! grâce à moi?
—Eh! oui, sans doute: si au lieu de refuser d'être chef de la Ligue, quand vous avez su qu'elle était dirigée contre moi, vous eussiez accepté et fait cause commune avec mes ennemis, j'étais perdu. Aussi, quand j'ai appris que le roi avait puni votre refus de la prison, j'ai juré que je vous en tirerais, et je vous en ai tiré.
—Toujours aussi simple, se dit en lui-même le duc d'Anjou; en vérité, c'est conscience que de le tromper.
—Va, mon cousin, dit en souriant le Béarnais, va dans l'Anjou. Ah! monsieur de Guise, vous croyez avoir ville gagnée! mais je vous envoie là un compagnon un peu bien gênant; gare à vous!
Et, comme on leur amenait les chevaux frais que Henri avait demandés, tous deux sautèrent en selle et partirent au galop, accompagnés d'Agrippa d'Aubigné, qui les suivait en grondant.